todorov tzvetan poetique-de_la_prose

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Author: kamal-kamal

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  • Dummeauteur

    AUXMMESDITIONS

    ThoriedelalittratureTextesdesformalistesrusses

    1966,etPointsEssais,no457,2001

    Introductionlalittraturefantastique1970,etPointsEssais,no73,1976

    Dictionnaireencyclopdiquedessciencesdulangage

    (avecOswaldDucrot)1972

    Quest-cequelestructuralisme?PotiquePointsEssais,no45,1973

    Thoriedusymbole

    1977,etPointsEssais,no176,1985

    LesGenresdudiscours1978

    reprissousletitreLaNotiondelittratureetautresessaisPointsEssais,no188,1987

    Symbolismeetinterprtation

    1978

    MikhalBakthine,leprincipedialogiqueSuividecritsduCercledeBakhtine

    1981

  • LaConqutedelAmrique1982,etPointsEssais,no226,1991

    Critiquedelacritique

    1984

    NousetlesautresLarflexionfranaisesurladiversithumaine

    1989,etPointsEssais,no250,1992

    Facelextrme1991,etPointsEssais,no295,1994

    Unetragdiefranaise

    1994etPointsEssais,no523,2004

    LaViecommuneEssaidanthropologiegnrale

    1995,etPointsEssais,no501,2003

    LHommedpays1996

    DevoirsetdlicesUneviedepasseur

    EntretiensavecCatherinePoitevin2002etPointsEssais,no540,2006

    LaConqute

    Rcitsaztques(prsentationetchoixdestextesavecGeorgesBaudol)

    2009

    FragmentsdeviedeGermaineTillion

    (prsentationetrecueildestextes)2009

    CHEZDAUTRESDITEURS

    Littratureetsignification

  • Larousse,1967

    FrlebonheurEssaisurRousseau

    HachetteLittratures,1985

    LesMoralesdelhistoireGrasset,1991

    etHachette,Pluriel,no866,1997

    logeduquotidienEssaisurlapeinturehollandaiseduXVIIesicle

    AdamBiro,1993etSeuil,PointsEssais,no349,1997

    LesAbusdelammoire

    Arla,1995etArlaPoche,no44,2004

    BenjaminConstant

    LapassiondmocratiqueHachetteLittratures,1997

    etLeLivredepoche,no4361,2004

    LeJardinimparfaitLaPensehumanisteenFrance

    Grasset,1998etLeLivredepoche,no4297,1999

    Mmoiredumal,tentationdubien

    EnqutesurlesicleRobertLaffont,2000

    etLeLivredepoche,no4321,2002

    logedelindividuEssaisurlapeintureflamandedelaRenaissance

    AdamBiro,2001etSeuil,PointsEssais,no514,2004

    Montaigneouladcouvertedelindividu

    LaRenaissancedulivre,2001

  • LeNouveauDsordremondial

    RflexionsdunEuropenRobertLaffont,2003

    LaNaissancedelindividudanslart

    (avecBernardFoccrouleetRobertLegros)Grasset,2005

    LaLittratureenprilFlammarion,2006

    LEspritdesLumires

    R.Laffont,2006

    LaPeurdesbarbaresAu-delduchocdescivilisations

    RobertLaffont,2008

    LArtoulaVie!LecasRembrandtAdamBiro,2008

  • Laprsenteditionrunittouteslestudesqui,danslapremireditiondePotiquedelaprose,taientconsacreslanalysedurcit,enleuradjoignanttroisautres,paruesdepuisdanslesGenresdudiscours,etquiconcernentlammeproblmatique.Letexte

    atrevuetcorrig.

    ISBN978-2-02-122447-4

    (ISBN2-02-002037-8,1republication).

    DITIONSDUSEUIL,1971,1978.

    CetouvrageatnumrisenpartenariatavecleCentreNationalduLivre.

    CedocumentnumriqueatralisparNordCompo.

    http://www.nordcompo.fr

  • Lavaleurdelhommenersidepasdanslavritquilpossde,ouquilcroitpossder,maisdans la peine sincre quil assume en la cherchant. Car ce nest pas la possession,mais larecherche de la vrit, qui accrot ses forces ; l seulement gt le progrs constant de saperfection.Lapossessionrendtranquille,paresseux,orgueilleux;siDieutenaitdanssamaindroite toute lavrit,maisdans sagauche, la seulequte, toujoursagissante,de lavritdt-ellenerapporterquelerreur,chaquefoisettoujoursetsilmedisait:Choisis!,jemejetteraishumblementsursamaingaucheet jedirais:Donne,Pre!car,detoutefaon,lapurevritnestquepourtoiseul.

    LESSING.

  • TABLEDESMATIRES

    Couverture

    Dummeauteur

    Copyright

    1.-Typologieduromanpolicier

    2.-Lercitprimitif-lOdysse

    Avantlechant

    Laparolefeinte

    LesrcitsdUlysse

    Unfuturprophtique

    3.-Leshommes-rcits-lesMilleetunenuits

    Digressionsetenchssements

    Loquacitetcuriosit.Vieetmort

    Lercit:supplantetsuppl

    4.-Lagrammairedurcit-leDcamron

    5.-Laqutedurcit-leGraal

    Lercitsignifiant

    Structuredurcit

    LaquteduGraal

  • 6.-Lesecretdurcit-HenryJames

    7.-Lestransformationsnarratives

    Lecture

    Description

    Application

    Ouvragescits

    8.-Lejeudelaltrit-Notesdunsouterrain

    Lidologiedunarrateur

    Ledramedelaparole

    Matreetesclave

    Ltreetlautre

    Lejeusymbolique

    9.-Connaissanceduvide-Curdestnbres

    10.-Lalecturecommeconstruction

    Lediscoursrfrentiel

    Lesfiltresnarratifs

    Significationetsymbolisation

    Laconstructioncommethme

    Lesautreslectures

  • 1.

    Typologieduromanpolicier

    Le genre policier ne se subdivise pas en espces. Il prsente seulement des formeshistoriquementdiffrentes.

    Boileau-Narcejac 1.

    Sijemetscesmotsenexergueunetudequitraite,prcisment,desespcesdanslegenreromanpolicier,cenestpaspourinsistersurmondsaccordaveclesauteursenquestion, mais parce que cette attitude est trs rpandue ; cest donc la premire parrapportlaquelleilfautprendreposition.Leromanpoliciernyestpourrien:depuisprsdedeux sicles,une raction forte se fait sentir,dans lestudes littraires,qui conteste lanotionmmedegenre.Oncritsoitsurlalittratureengnralsoitsuruneuvre;etilya une convention tacite selon laquelle ranger plusieurs uvres dans un genre, cest lesdvaloriser. Cette attitude a une bonne explication historique : la rflexion littraire delpoque classique, qui avait trait aux genres plus quaux uvres, manifestait aussi unetendance pnalisante : luvre tait juge mauvaise, si elle ne se conformait passuffisammentauxrglesdugenre.Cettecritiquecherchaitdoncnonseulementdcrirelesgenresmaisaussilesprescrire;lagrilledesgenresprcdaitlacrationlittraireaulieudelasuivre.

    La raction fut radicale : les romantiques et leurs descendants refusrent nonseulementdeseconformerauxrglesdesgenres(cequitaitbienleurdroit)maisaussidereconnatre lexistence mme de la notion. Aussi la thorie des genres a-t-elle reusingulirement peu dattention jusqu nos jours. Pourtant, lheure actuelle, on auraittendance chercher un intermdiaire entre la notion trop gnrale de littrature et cesobjets particuliers que sont lesuvres. Le retard vient sans doute de ce que la typologie

  • impliqueetestimpliqueparlathoriegnraledutexte;orcettedernireestencoreloindavoiratteintlgedelamaturit:tantquonnesaurapasdcrirelastructuredeluvre,il faudra se contenter de comparer des lments quon saitmesurer, tel lemtre.Malgrtoutelactualitdunerecherchesurlesgenres(commelavaitremarquThibaudet,cestduproblme des universaux quil sagit), on ne peut la conduire indpendamment de celleconcernant lathoriedudiscours:seule lacritiqueduclassicismepouvaitsepermettrededduirelesgenrespartirdesschmaslogiquesabstraits.

    Unedifficultsupplmentairevientsajouterltudedesgenres,quitientaucaractrespcifique de toute norme esthtique. La grande uvre cre, dune certaine faon, unnouveau genre, et enmme temps elle transgresse les rgles du genre qui avaient coursauparavant.Legenrede laChartreusedeParme,cest--dire lnorme laquelleceromanse rfre, nest pas seulement le roman franais dudbut du XIXe ; cest le genre romanstendhalienquiestcrparcetteuvreprcisment,etparquelquesautres.Onpourraitdirequetoutgrandlivretablitlexistencededeuxgenres,laralitdedeuxnormes;celledu genre quil transgresse, qui dominait la littrature antrieure ; et celle du genre quilcre.

    Ilyatoutefoisundomaineheureuxocejeuentreluvreetsongenrenexistepas:celui de la littrature de masses. Le chef-duvre littraire habituel, en un certain sens,nentredansaucungenresicenestlesienpropre;maislechef-duvredelalittraturedemassesestprcismentlelivrequisinscritlemieuxdanssongenre.Leromanpolicierasesnormes;fairemieuxquellesneledemandent,cestenmmetempsfairemoinsbien:quiveutembellir leromanpolicier, faitde la littrature,nonduromanpolicier.Leromanpolicierparexcellencenestpasceluiquitransgresselesrglesdugenre,maisceluiqui sy conforme :Pas dorchides pourMissBlandish est une incarnationdu genre, nonundpassement.Silonavaitbiendcritlesgenresdelalittraturepopulaire,ilnyauraitpluslieudeparlerde ses chefs-duvre : cest lammechose ; lemeilleur spcimen sera celuidontonna riendire.Cestun fait trspeuremarquetdont lesconsquencesaffectenttoutes les catgories esthtiques : nous sommes aujourdhui en prsence dune coupureentre leursdeuxmanifestationsessentielles ; ilnyapasune seulenormeesthtiquedansnotresocit,maisdeux;onnepeutpasmesureraveclesmmesmesureslegrandartetlartpopulaire.

    La mise en vidence des genres lintrieur du roman policier promet donc dtrerelativementfacile.Mais il fautpourcelacommencerpar ladescriptiondesespces,cequi veut dire aussi par leur dlimitation. Je prendrai comme point de dpart le romanpolicier classique qui a connu son heure de gloire entre les deux guerres, et quon peutappelerromannigme.Ilyadjeuplusieursessaisdeprciserlesrglesdecegenre(jereviendrai plus tard sur les vingt rgles de Van Dine) ; mais la meilleure caractristiqueglobaleme semble celle quen donneMichel Butor dans son roman lEmploi du temps. Le

  • personnage George Burton, auteur de nombreux romans policiers, explique au narrateurquetoutromanpolicierestbtisurdeuxmeurtresdontlepremier,commisparlassassin,nestqueloccasionduseconddanslequelilestlavictimedumeurtrierpuretimpunissable,dudtective,etquelercitsuperposedeuxsriestemporelles:lesjoursdelenqutequicommencentaucrime,etlesjoursdudramequimnentlui.

    A la base du roman nigme on trouve une dualit, et cest elle qui va nous guiderpour le dcrire. Ce romanne contient pas unemais deux histoires : lhistoire du crime etlhistoire de lenqute.Dans leur forme la plus pure, ces deux histoires nont aucun pointcommun.Voicilespremireslignesduntelromanpur:

    Surunepetitecarteverte,onlitceslieuestapeslamachine:OdellMargaret

    184,Soixante-et-onzime.rueOuest.Assassinat.trangleversvingt-troisheures.Appartement saccag. Bijoux vols. Corps dcouvert par Amy Gibson, femme dechambre.

    (S.S.VanDine,lAssassinatduCanari.)

    Lapremirehistoire, celleducrime, est termineavantquene commence la seconde(et le livre).Mais que se passe-t-il dans la seconde ? Peu de choses. Les personnages decette seconde histoire, lhistoire de lenqute, nagissent pas, ils apprennent. Rien ne peutleurarriver:unergledugenrepostulelimmunitdudtective.OnnepeutpasimaginerHercule Poirot ou Philo Vance menacs dun danger, attaqus, blesss, et, plus forteraison,tus.Lescentcinquantepagesquisparentladcouverteducrimedelarvlationducoupablesontconsacresunlentapprentissage:onexamineindiceaprsindice,pisteaprspiste.Leromannigmetendainsiversunearchitecturepurementgomtrique: leCrimede lOrient-Express (A.Christie),parexemple,prsentedouzepersonnages suspects ;lelivreconsisteendouze,etdenouveaudouzeinterrogatoires,prologueetpilogue(cest--diredcouverteducrimeetdcouverteducoupable).

    Cettesecondehistoire,lhistoiredelenqute,jouitdoncdunstatuttoutparticulier.Cenest pas un hasard si elle est souvent raconte par un ami du dtective, qui reconnatexplicitement quil est en train dcrire un livre : elle consiste, en somme, expliquercommentcercitmmepeutavoirlieu,commentcelivremmeaputrecrit.Lapremirehistoire ignore entirement le livre, cest--dire quelle ne savoue jamais livresque (aucunauteur de romans policiers ne pourrait se permettre dindiquer lui-mme le caractreimaginairede lhistoire,commecelaseproduiten littrature).Enrevanche, lasecondehistoire est non seulement cense tenir compte de la ralit du livre mais elle estprcismentlhistoiredecelivremme.

  • Onpeutencorecaractrisercesdeuxhistoiresendisantquelapremire,celleducrime,racontecequisesteffectivementpass,alorsquelaseconde,celledelenqute,expliquecommentlelecteur(oulenarrateur)enaprisconnaissance.Or,cesdfinitionsnesontpluscellesdesdeuxhistoiresdans leromanpolicier,maisdedeuxaspectsdetouteuvrelittraire,que lesFormalistes russesavaientdcels,dans lesannesvingtdece sicle. Ilsdistinguaient,eneffet,lafableetlesujetdunrcit:lafable,cestcequisestpassdanslavie;lesujet,lamaniredontlauteurprsentecettefable.Lapremirenotioncorrespondlaralitvoque,desvnementssemblablesceuxquisedroulentdansnotrevie;laseconde,au livre lui-mme,aurcit,auxprocds littrairesdontsesert lauteur.Dans lafable,ilnyapasdinversiondansletemps,lesactionssuiventleurordrenaturel;danslesujet, lauteurpeutnousprsenter lesrsultatsavant lescauses, lafinavant ledbut.Cesdeux notions, donc, ne caractrisent pas deux parties de lhistoire ou deux histoiresdiffrentes,maisdeuxaspectsdunemmehistoire,cesontdeuxpointsdevuesurlammechose.Commentsefait-ilalorsqueleromanpolicierparvientlesrendreprsentestoutesdeux,lesmettrectecte?

    Pourexpliquer ceparadoxe, il fautdabord se souvenirdu statutparticulierdesdeuxhistoires.Lapremire,celleducrime,estenfaitlhistoireduneabsence:sacaractristiquela plus importante est quelle ne peut tre immdiatement prsente dans le livre. Endautres mots, le narrateur ne peut pas nous transmettre directement les rpliques despersonnages qui y sont impliqus, ni nous dcrire leurs gestes : pour le faire, il doitncessairement passer par lintermdiaire dun autre (ou du mme) personnage quirapportera,danslasecondehistoire, lesparolesentenduesoulesactesobservs.Lestatutdelasecondeest,onlavu,toutaussiexcessif:cestunehistoirequinaaucuneimportanceen elle-mme, qui sert seulement demdiateur entre le lecteur et lhistoire du crime. Lesthoriciensduromanpoliciersesonttoujoursaccordspourdirequelestyledanscetypede littrature, doit tre parfaitement transparent, pour ainsi dire inexistant ; la seuleexigence laquelle il obit est dtre simple, clair, direct. On amme tent ce qui estsignificatifde supprimerentirement cette secondehistoire :unemaisondditionavaitpublidevritablesdossiers,compossderapportsdepouceimaginaires,dinterrogatoires,de photos, dempreintes digitales, mme de mches de cheveux ; ces documents authentiques devaient amener le lecteur ladcouvertedu coupable (en casdchec,uneenveloppeferme,collesurladernirepage,donnaitlarponsedujeu:parexemple,leverdictdujuge).

    Il sagit donc, dans le roman nigme, dedeuxhistoires dont lune est absentemaisrelle, lautre prsente mais insignifiante. Cette prsence et cette absence expliquentlexistencedesdeuxdanslacontinuitdurcit.Lapremireestsiartificielle,elleesttruffede tant de conventions et de procds littraires (qui ne sont rien dautre que laspect sujet du rcit) que lauteur ne peut les laisser sans explication. Ces procds sont,

  • notons-le,dedeuxtypesessentiellement,inversionstemporellesetvisionsparticulires:lateneurdechaquerenseignementestdtermineparlapersonnedeceluiquiletransmet,il nexiste pas dobservation sans observateur ; lauteur ne peut pas, par dfinition, treomniscient, comme il lest dans le roman classique. La seconde histoire apparat donccommeunlieuolonjustifieetnaturalisetouscesprocds:pourleurdonnerunair naturel lauteur doit expliquer quil crit un livre ! Et cest de peur que cette secondehistoirenedevienneelle-mmeopaque,nejetteuneombreinutilesurlapremire,quonatantrecommanddegarderlestyleneutreetsimple,delerendreimperceptible.

    Examinonsmaintenant un autre genre lintrieur du roman policier, celui qui sestcr aux tats-Unis peu avant et surtout aprs la deuxime guerre, et qui est publi enFrancedanslasrienoire;onpeutlappelerleromannoir,bienquecetteexpressionaitaussi une autre signification. Le roman noir est un roman policier qui fusionne les deuxhistoiresou,endautresmots,supprimelapremireetdonnevielaseconde.Cenestplusuncrimeantrieuraumomentdurcitquonnousrelate,lercitconcidemaintenantaveclaction.Aucunromannoirnestprsentsouslaformedemmoires:ilnyapasdepointdarrivedo le narrateur embrasserait du regard les vnements passs, nousne savonspassilarriveravivantlafindelhistoire.Laprospectionsesubstituelartrospection.

    Ilny aplusdhistoiredeviner ; et ilny apasdemystre, commedans le romannigme.Maislintrtdulecteurnediminuepaspourautant:onserendalorscomptequilexiste deux formes dintrt tout fait diffrentes. La premire peut tre appele lacuriosit; samarchevade leffet la cause :partirduncertain rsultat (uncadavreetquelques indices) il faut trouver la cause (le coupable et ce qui la pouss au crime). Ladeuximeformeestlesuspenseetonvaicidelacauseleffet:onnousmontredabordlesdonnes initiales (des gangsters qui prparent des mauvais coups) et notre intrt estsoutenuparlattentedecequivaarriver,cest--diredeseffets(cadavres,crimes,bagarres).Cetypedintrttaitinconcevabledansleromannigmecarsespersonnagesprincipaux(le dtective et son ami, le narrateur) taient, par dfinition, immuniss : rien ne pouvaitleurarriver.La situation se renversedans le romannoir : toutestpossible,et ledtectiverisquesasant,sinonsavie.

    Jai prsent loppositionentre roman nigmeet romannoir commeuneoppositionentre deux histoires et une seule ; cest l un classement logique et non une descriptionhistorique. Le roman noir na pas eu besoin, pour apparatre, doprer ce changementprcis.Malheureusement pour la logique, les genres napparaissent pas avec comme seulbutdillustrerlespossibilitsoffertesparlathorie;ungenrenouveausecreautourdunlmentquintaitpasobligatoiredanslancien:lesdeuxcodent(rendentobligatoires)deslmentsasymtriques.Cestpourcetteraisonquelapotiqueduclassicismenerussissaitpassaclassification logiquedesgenres.Leromannoirmodernesestconstitunonautourdunprocddeprsentationmaisautourdumilieureprsent,autourdepersonnageset

  • demurs particuliers ; autrement dit, sa caractristique constitutive est thmatique. Cestainsiqueledcrivait,en1945,MarcelDuhamel,sonpromoteurenFrance:onytrouvedela violence sous toutes ses formes, et plus particulirement les plus honnies dutabassage et du massacre . Limmoralit y est chez elle tout autant que les beauxsentiments. Il y a aussi de lamour prfrablement bestial de la passiondsordonne,de lahaine sansmerciCest eneffet, autourde cesquelques constantesque se constitue le roman noir : la violence, le crime souvent sordide, lamoralit despersonnages.Obligatoirement,aussi,lasecondehistoire,cellequisedrouleauprsent,ytientuneplacecentrale;maislasuppressiondelapremirenestpasuntraitobligatoire:les premiers auteurs de la srie noire , D.Hammett, R. Chandler gardent lemystre ;limportantestquilaiciunefonctionsecondaire,subordonneetnonpluscentrale,commedansleromannigme.

    Cette restriction dans le milieu dcrit distingue aussi le roman noir du romandaventures bien que la limite ne soit pas trs nette. On peut se rendre compte que lespropritsnumresjusquici, ledanger, lapoursuite, lecombatserencontrentaussibiendans un roman daventures ; pourtant le roman noir garde son autonomie. On peut endistinguer plusieurs raisons : le relatif effacement du romandaventures et sa substitutionpar le roman despionnage ; ensuite le penchant de ses auteurs pour le merveilleux etlexotique,qui lerapproche,dunepart,durcitdevoyage,de lautre,desromansactuelsde science-fiction ; enfin une tendance la description, qui reste tout fait trangre auroman policier. La diffrence dans le milieu et les murs dcrits sajoute ces autresdistinctions;etcestelleprcismentquiapermisauromannoirdeseconstituer.

    Unauteurderomanspoliciersparticulirementdogmatique,S.S.VanDine,anonc,en 1928, vingt rgles auxquelles doit se conformer tout auteur de romans policiers qui serespecte.Cesrglesonttsouventreproduitesdepuis(voirparexempledans le livrecitdeBoileauetNarcejac)etellesonttsurtouttrscontestes.Commeilnesagitpaspourmoideprescrirelafaondontilfautprocder,maisdedcrirelesgenresduromanpolicier,jepensequenousavons intrtnousyarrterun instantSous leur formeoriginale, cesrglessontassezredondantes,etellesselaissentrsumerparleshuitpointssuivants:

    1. Le romandoit avoir auplusundtective etun coupable, et aumoinsune victime(uncadavre).

    2.Lecoupablenedoitpastreuncriminelprofessionnel;nedoitpastreledtective;doittuerpourdesraisonspersonnelles.

    3.Lamournapasdeplacedansleromanpolicier.4.Lecoupabledoitjouirdunecertaineimportance:a)danslavie:nepastreunvaletouunefemmedechambre;b)danslelivre:treundespersonnagesprincipaux.

    5.Toutdoitsexpliquerdunefaonrationnelle;lefantastiquenyestpasadmis.

  • 6.Ilnyapasdeplacepourdesdescriptionsnipourdesanalysespsychologiques.7.Ilfautseconformerlhomologiesuivante,quantauxrenseignementssurlhistoire:

    auteur:lecteur=coupable:dtective.8.Ilfautviterlessituationsetlessolutionsbanales(VanDineennumredix).Sioncomparecet inventaireavec ladescriptionduromannoir,ondcouvriraun fait

    intressant. Une partie des rgles de Van Dine se rapporte apparemment tout romanpolicier, une autre, au roman nigme. Cette rpartition concide, curieusement, avec lechamp dapplication des rgles : celles qui concernent les thmes, la vie reprsente (lapremirehistoire)sontlimitesauromannigme(rgles1-4a);cellesquiserapportentau discours, au livre ( la seconde histoire ), sont galement valables pour les romansnoirs (rgles 4b-7 ; la rgle 8 est dune gnralit encore plus grande). En effet dans leromannoirilyasouventplusdundtective(laReinedespommesdeChesterHimes)etplusdun criminel (Du gteau ! de J. H. Chase). Le criminel est presque obligatoirement unprofessionneletne tuepaspourdes raisonspersonnelles ( le tueurgages ) ;deplus,cestsouventunpolicier.Lamourprfrablementbestialytientaussisaplace.Enrevanche les explications fantastiques, les descriptions et les analyses psychologiques enrestentbannies ; le crimineldoit toujourstreundespersonnagesprincipaux.Quant largle7,elleaperdusapertinenceavecladisparitiondeladoublehistoire.Cequisuggrequelvolutionatouchavanttoutlapartiethmatique,pluttquelastructuredudiscourslui-mme(VanDinenapasnot lancessitdumystreet,parconsquent,de ladoublehistoire,laconsidrantsansdoutecommeallantdesoi).

    Des traits premirevue insignifiantspeuvent se trouver codifisdans lunou lautretype de roman policier : un genre runit des particularits situes diffrents niveaux degnralit.Ainsileromannoir,quitoutaccentsurlesprocdslittrairesesttranger,nerservepassessurprisespourlesdernireslignesduchapitre;alorsqueleromannigme,qui lgalise la convention littraire en lexplicitant dans sa seconde histoire terminerasouvent le chapitre par une rvlation particulirement surprenante (Cest vous lassassin,diraainsiPoirotaunarrateurdansleMeurtredeRogerAckroyd).Dautrepart,certainstraitsdestyledansleromannoirluiappartiennentenpropre.Lesdescriptionsseprsententsansemphase,mmesilondcritdesfaitseffrayants;onpeutdirequellesconnotentlafroideursinonlecynisme(Joesaignaitcommeunporc.Incroyablequunvieillardpuissesaignercepoint,HoraceMacCoy,Adieulavie,adieulamour).Lescomparaisonsvoquentunecertainerudesse(descriptiondesmains:jesentaisquesijamaissesmainsagrippaientmagorge,ilmeferaitjaillirlesangparlesoreilles,J.H.Chase,Garcesdefemmes!).Ilsuffitdelireuntelpassagepourtresrquontientunromannoirentresesmains.

    Ilnestpastonnantquentrecesdeuxformessidiffrentesaitpusurgirunetroisimequicombineleursproprits:leromansuspense.Duromannigmeilgardelemystreetlesdeuxhistoires,celledupassetcelleduprsent;maisilrefusederduirelaseconde

  • unesimpledtectiondelavrit.Commedansleromannoir,cestcettesecondehistoirequiprendicilaplacecentrale.Lelecteurestintressnonseulementparcequiestarrivavantmais aussi par ce qui va arriver plus tard, il sinterroge aussi bien sur lavenir que sur lepass. Les deux types dintrt se trouvent donc runis ici : il y a la curiosit, de savoircomment sexpliquent les vnements dj passs ; et il y a aussi le suspense : que va-t-ilarriverauxpersonnagesprincipaux?Cespersonnages jouissaientdune immunit,on sensouvient, dans le roman nigme ; ici ils risquent leur vie sans cesse. Lemystre a unefonction diffrente de celle quil avait dans le roman nigme : il est plutt un point dedpart,lintrtprincipalvenantdelasecondehistoire,cellequisedrouleauprsent.

    Historiquement, cette forme du roman policier est apparue deuxmoments : elle aservidetransitionentreleromannigmeetleromannoir;etelleaexistenmmetempsquecelui-ci.A cesdeuxpriodes correspondentdeux sous-typesdu roman suspense.Lepremier,quonpourraitappelerlhistoiredudtectivevulnrable,estsurtoutattestparles romans deHammett et de Chandler. Son trait principal est que le dtective perd sonimmunit, il se fait tabasser , blesser, il risque sans cesse sa vie, bref, il est intgr luniversdesautrespersonnages,aulieudentreunobservateurindpendant,commelestle lecteur (souvenons-nous de lanalogie dtective-lecteur de Van Dine). Ces romans sonthabituellementclassscommedes romansnoirscausedumilieuquilsdcriventmaisonpeutvoiriciqueleurcompositionenfaitpluttdesromanssuspense.

    Le second type de roman suspense a prcisment voulu se dbarrasser du milieuconventionnel des professionnels du crime, et revenir au crime personnel du roman nigme, tout en se conformant la nouvelle structure. Il en est rsult un roman quonpourraitappeler1histoiredususpect-dtective.Danscecas,uncrimesaccomplitdanslespremirespageset les souponsde lapolice seportent surunecertainepersonne(quiest lepersonnageprincipal).Pourprouversoninnocence,cettepersonnedoittrouverelle-mmelevraicoupable,mmesiellerisque,pourcefaire,savie.Onpeutdireque,danscecas,cepersonnageestenmmetempsledtective,lecoupable(auxyeuxdelapolice)etlavictime(potentielle,desvritablesassassins).BeaucoupderomansdeIrish,PatrikQuentin,CharlesWilliamssontbtissurcemodle.

    Il est assez difficile de dire si les formes que je viens de dcrire correspondent destapesdunevolutionoubienpeuventexistersimultanment.Lefaitquenouspouvonslesrencontrer chez unmme auteur, prcdant le grand panouissement du roman policier(tels Conan Doyle ou Maurice Leblanc) nous ferait pencher pour la seconde solution,dautant plus que ces trois formes coexistent parfaitement aujourdhui. Mais il est assezremarquable que lvolution du roman policier dans ses grandes lignes a plutt suivi lasuccessiondecesformes.Onpourraitdirequpartirduncertainmomentleromanpolicierressentcommeunpoidsinjustifilescontraintesquiconstituentsongenreetsendbarrassepour se former un nouveau code. La rgle du genre est perue comme une contrainte

  • 1.

    partir dumoment o elle ne se justifie plus par la structure de lensemble.Ainsi dans lesromans de Hammett et de Chandler le mystre global tait devenu pur prtexte, et leromannoirquiluiasuccdsenestdbarrass,pourlaborerdavantagecetteautreformedintrtquestlesuspenseetseconcentrerautourdeladescriptiondunmilieu.Leromansuspense, n aprs les grandes annes du roman noir, a ressenti ce milieu comme unattribut inutile, et na gard que le suspense lui-mme. Mais il a fallu en mme tempsrenforcerlintrigueetrtablirlancienmystre.LesromansquiontessaydesepasseraussibiendumystrequedumilieuproprelasrienoiretelsparexemplePrmditationsdeFrancis IlesouMr.RipleydePatriciaHighsmithsont troppeunombreuxpourquonpuisselesconsidrercommeformantungenrepart.

    Jarrive ici unedernire question : que faire des romans qui nentrent pas dansmaclassification ? Ce nest pas un hasard,me semble-t-il, si des romans comme ceux que jeviens dementionner sont jugs habituellement par le lecteur comme situs enmarge dugenre, comme une forme intermdiaire entre le roman policier et le roman tout court. Sitoutefoiscetteforme(ouuneautre)devientlegermedunnouveaugenredelivrespoliciers,ceneserapas lunargumentcontre laclassificationpropose ; comme je laidjdit, lenouveaugenreneseconstituepasncessairementpartirdelangationdutraitprincipaldelancien,maispartirduncomplexedepropritsdiffrent,sanssoucideformeraveclepremierunensemblelogiquementharmonieux.

    LeRomanpolicier,Paris,Payot,1964,p.185.

  • 2.

    Lercitprimitif

    lOdysse

    Onparleparfoisdunrcitsimple,sainetnaturel,dunrcitprimitif,quineconnatraitpas les vices des rcitsmodernes. Les romanciers actuels scartent du bon vieux rcit, nesuiventplussesrgles,pourdesraisonssurlesquelleslaccordnesestpasencorefait:est-ceparperversit innede lapartdecesromanciers,ouparvainsoucidoriginalit,cequirevientcependantuneobissanceaveuglelamode?

    Onsedemandequelssont les rcitsconcretsquiontpermisune telle induction. Ilestfortinstructif,entouslescas,dereliredanscetteperspectivelOdysse,cepremierrcit,quidevrait a priori correspondre le mieux limage du rcit primitif. Rarement on trouvera,danslesuvresplusrcentes,tantdeperversitsaccumules,tantdeprocdsquifontdecetteuvretoutsaufunrcitsimple.

    Limagedurcitprimitifnestpasunefictionfabriquepourlesbesoinsdeladiscussion.Elleestimpliciteautantdesjugementssurlalittratureactuelle,qucertainesremarquesrudites sur lesuvres dupass. En se fondant sur lesthtique qui serait propre au rcitprimitif,lescommentateursdestextesanciensdclarenttrangreaucorpsdeluvretelleou telle de ses parties ; et, ce qui est pire, ils croient ne se rfrer aucune esthtiqueparticulire. Prcisment, propos de lOdysse, o on ne dispose pas de certitudehistorique,cetteesthtique-ldterminelesdcisionsdesruditssurlesinsertionsetlesinterpolations.

    Il serait fastidieux dnumrer toutes les lois de cette esthtique. Je rappelle lesprincipales:

    Laloiduvraisemblable: toutes lesparoles, toutes lesactionsdunpersonnagedoiventsaccorderselonunevraisemblancepsychologiquecommesidetouttempsonavaitjug

  • vraisemblablelammecombinaisondequalits.Ainsionnousdit:Toutcepassagetaitregard comme une addition ds lAntiquit parce que ces paroles paraissaient malrpondreauportraitdeNausicaaquefaitparailleurslepote.

    La loide lunitdesstyles : lebaset le sublimenepeuventpassemler.Onnousdiraainsiquetelpassagemalsantestnaturellementconsidrercommeuneinterpolation.Laloidelaprioritdusrieux:touteversioncomiquedunrcitsuitdansletempssaversionsrieuse;priorittemporelleaussidubonsurlemauvais:estplusanciennelaversionquenous jugeronsaujourdhuimeilleure.CetteentredeTlmaquechezMnlasest imitede lentre dUlysse chez Alkinoos, ce qui semble indiquer que le Voyage de Tlmaque futcomposaprslesRcitschezAlkinoos.

    La loi de la non-contradiction (pierre angulaire de toute critique drudition) : si uneincompatibilitrfrentiellesensuitde la juxtapositiondedeuxpassages, lundesdeuxaumoinsestinauthentique.LanourricesappelleEurycledanslapremirepartiedelOdysse,Eurynom, dans la dernire ; donc les deux parties ont des auteurs diffrents. Selon lamme logique, les parties de lAdolescent ne peuvent pas tre crites toutes deux parDostoevski.UlysseestdittreplusjeunequeNestor,orilrencontreIphitosquiestmortpendantlenfancedeNestor:commentcepassagepourrait-ilnepastreinterpol?Delamme faon, on devrait exclure comme inauthentiques un bon nombre de pages de laRecherche o le jeuneMarcelparat avoirplusieurs gesunmmemomentde lhistoire.Ouencore:Encesversonreconnatlamaladroitesuturedunelongueinterpolation;carcomment Ulysse peut-il parler daller dormir, alors quil tait convenu quil repartirait lemme jour. Les diffrents actes deMacbeth ont donc, eux aussi, des auteurs diffrents,puisquon apprend dans le premier que LadyMacbeth a des enfants, et dans le dernier,quellenenajamaiseu.

    Les passages qui nobissent pas au principe de la non-contradiction sontinauthentiques;maissictaitceprincipemmequiltait?

    La loi de lanon-rptition (aussi difficile quil soit de croire quon puisse imaginer unetelleloiesthtique):dansuntexteauthentique,ilnyapasderptitions.Lepassagequicommence ici vient rpter pour la troisime fois la scne du tabouret quAntinoos et delescabeauquEurymaqueontprcdemment lancscontreUlysseCepassagepeutdonc,bondroit,paratresuspect.Suivantceprincipe,onpourraitcouperunebonnemoitidelOdyssecommesuspecteouencorecommeunerptitionchoquante. Ilestdifficilepourtant dimaginer unedescriptionde lpope qui ne rende pas compte des rptitions,tantellesparaissentconstitutivesdugenre.

    Laloianti-digressive:toutedigressiondelactionprincipaleestajouteultrieurement,parunauteurdiffrent.Duvers222auvers286sinsreiciunlongrcitrelatiflarriveinattendue dun certain Thoclymne, dont la gnalogie nous sera indique en dtail.Cette digression, de mme que les autres passages qui, plus loin, se rapporteront

  • Thoclymne,estpeuutilelamarchedelactionprincipale.Ouencoremieux:Celongpassagedes vers 394-466queVictorBrard (Introduction lOdysse, I, p. 457) tient pourune interpolation, ne laisse pas de paratre au lecteur daujourdhui une digression nonseulement inutile,maisencoremalvenue,qui suspend le rcitenunmomentcritique.Onpeutsansdifficultlexciser 1ducontexte.PensonscequiresteraitdunTristramShandysionenexcisaittouteslesdigressionsquiinterrompentsifcheusementlercit!

    Linnocencedelacritiquedruditionest,bienentendu,fausse;consciemmentounon,celle-ci applique, tout rcit, des critres labors partir de quelques rcits particuliers(jignorelesquels).Maisilyaaussiunesuspicionplusgnraleformuler:cestquilnyapasdercitprimitif.Aucunrcitnestnaturel,unchoixetuneconstructionprsideronttoujourssonapparition;cestundiscoursetnonunesriedvnements.Ilnexistepasdercitproprefaceauxrcitsfigurs;touslesrcitssontfigurs.Ilnyaquelemythedu rcit propre ; et en fait, il dcrit un rcit doublement figur : la figure obligatoire estsecondeparuneautre,queDuMarsaisappelaitlecorrectif:unefigurequiestlpourdissimulerlaprsencedesautresfigures.

    Avantlechant

    Examinons maintenant quelques-unes des proprits du rcit dans lOdysse. Et, toutdabord, essayons de caractriser les types de discours dont le rcit se sert et que nousretrouvons dans la socit dcrite par le pome. Ils sont deux, et aux proprits sidiffrentesquonpeutsedemandersilsappartiennentbienaummephnomne:cesontlaparole-actionetlaparole-rcit.

    La parole-action : il sagit toujours ici daccomplir un acte qui nest pas simplementrenonciationde ces paroles. Cet acte est gnralement accompagn, pour celui qui parle,dun risque. Il ne faut pas avoir peurpourparler ( la terreur les faisait tous verdir, et leseulEurymaquetrouvaitluirpondre 2).Lapitcorrespondausilence,laparoleselie la rvolte ( Lhomme devrait toujours se garder dtre impie, mais jouir en silence desdonsquenvoientlesdieux).

    Ajaxquiassumelesrisquesdelaparoleprit,puniparlesdieux:ilsentirait,malgrlahainedAthna,silnetpasprofruneparoleimpieetfaitunfolcart:cestendpitdesdieuxquilchappait,dit-il,augrandgouffredesmers !Posidon lentendit,commeilcriait si fort.Aussitt, saisissant,de sespuissantesmains, son trident, il fendit lunedecesGyres. Le bloc resta deboutmais un pan dans lamer tomba, et ctait l quAjax staitassispourlancersonblasphme:lavague,danslamerimmense,lemporta.

  • ToutelavengeancedUlysseoalternentrusesetaudaces,setraduitparunesriedesilences et de paroles, les uns tant commands par sa raison, les autres, par son cur.Sansmotdire,leprvientAthnasonarriveIthaque,ilfaudraptirdebiendesmauxetteprtertout,mmelaviolence.Pournepascourirunrisque,Ulyssedoitsetaire,maissilsuitlesappelsdesoncur,ilparle:Bouvier,ettoi,porcher,puis-jevousdireunmot?vaudrait-ilmieuxmetaire?Jobismoncuretjeparle.Ilyapeut-tredesparoles pieuses qui ne comportent pas de risque ; mais en principe, parler, cest treaudacieux, oser. Ainsi aux mots dUlysse, qui ne manquent pas de respect pourlinterlocuteur,onrpond:

    Misrable! jevaissansplustechtier!Voyez-vouscettelangue!tuvienshblericidevant tousceshros !vraiment tunaspaspeur !etc.Le faitmmequequelquunoseparlerjustifielaconstatationtunaspaspeur.

    LepassagedeTlmaquedeladolescencelavirilitestmarqupresqueuniquementpar lefaitquilcommenceparler:tousstonnaient, lesdentsplantesauxlvres,queTlmaque ost leur parler de si haut . Parler, cest assumer une responsabilit, parconsquentaussicourirundanger.Lechefdelatribuadroitdeparler,lesautresrisquentlaparoleleursdpens.

    Silaparole-actionestconsidreavanttoutcommeunrisque,laparole-rcitestunartdelapartdulocuteur,ainsiquunplaisirpourlesdeuxcommunicants.Lesdiscoursvontdepairicinonaveclesdangersmortels,maisaveclesjoiesetlesdlices.Laissez-vousallerencettesalleauplaisirdesdiscourscommeauxjoiesdufestin!Voicilesnuitssansfin,quilaissentduloisirpourlesommeiletpourleplaisirdeshistoires!

    Commelechefdunpeupletait lincarnationdupremier typedeparole, iciunautremembrede lasocitdevientsonchampionincontest:cest lade.Ladmirationgnralevaladecarilsaitbiendire; ilmritelesplusgrandshonneurs: ilesttelquesavoixlgale aux Immortels ; cest un bonheur que de lcouter. Jamais un auditeur necommentelecontenuduchant,maisseulementlartdeladeetsavoix.Enrevanche,ilestimpensablequeTlmaque,montsurlagorapourparler,soitreupardesremarquessurla qualit de sondiscours ; ce discours est transparent et onne ragit qu sa rfrence :Quelprcheurdagora la tteemporte !Tlmaque,voyons, laisse l tesprojetsettesproposmchants!etc.

    La parole-rcit trouve sa sublimation dans le chant des Sirnes, qui passe en mmetempsau-deldeladichotomiedebase.LesSirnesontlaplusbellevoixdelaterre,etleurchant est le plus beau sans tre trs diffrent de celui de lade : As-tu vu le publicregarderverslade,inspirparlesdieuxpourlajoiedesmortels?Tantquilchante,onneveut que lentendre, et toujours ! Dj, on ne peut quitter lade tant quil chante ; lesSirnessontcommeunadequinesinterromptpas.LechantdesSirnesestdoncundegrsuprieur de la posie, de lart du pote. Souvenons-nous, plus particulirement, de la

  • descriptionquen faitUlysse.Dequoiparlecechant irrsistible,qui fait immanquablementprir les hommes qui lentendent, tant sa force dattrait est grande ? Cest un chant quitraite de lui-mme. Les Sirnes ne disent quune chose : cest quelles sont en train dechanter!Viensici!viensnous!Ulyssetantvant!lhonneurdelAchae!Arrtetoncroiseur:vienscouternosvoix!JamaisunnoirvaisseaunadoublnotrecapsansourlesdouxairsquisortentdenoslvresLaparolelaplusbelleestcellequiseparle.

    Enmmetemps,cestuneparolequigalelacteleplusviolentquisoit:(se)donnerlamort.Celuiquientend lechantdesSirnesnepourrasurvivre :chantersignifievivresientendre gale mourir. Mais une version plus tardive de la lgende, disent lescommentairesdelOdysse,voulaitque,dedpit,aprslepassagedUlysse,ellessefussent,duhautde leur rocher,prcipitesdans lamer.Sientendregalevivre,chantersignifiemourir.Celuiquiparlesubitlamortsiceluiquientendluichappe.LesSirnesfontperdrelavieceluiquilesentendparcequautrementellesperdentlaleur.

    LechantdesSirnesest,enmmetemps,cetteposiequidoitdisparatrepourquilyait vie, et cette ralitquidoitmourirpourquenaisse la littrature. Le chantdesSirnesdoit sarrter pour quun chant sur les Sirnes puisse apparatre. Si Ulysse navait paschapp aux Sirnes, sil avait pri ct de leur rocher, nous naurions pas connu leurchant : tous ceux qui lavaient entendu en taient morts et ne pouvaient pas leretransmettre. Ulysse, en privant les Sirnes de vie, leur a donn, par lintermdiairedHomre,limmortalit.

    Laparolefeinte

    Si on cherche dcouvrir quelles proprits internes distinguent les deux types deparole, deux oppositions indpendantes se prsentent. Premirement, dans le cas de laparole-action, on ragit laspect rfrentiel de lnonc (comme on la vu pourTlmaque) ; sil sagit dun rcit, cest le discours en tant que tel que retiennent lesinterlocuteurs. Laparole-actionest perue commeune information, laparole-rcit commeun discours. Deuximement, et ceci semble contradictoire, la parole-rcit relve dumodeconstatifdudiscours,alorsquelaparole-actionesttoujoursunperformatif.Cestdanslecasde la parole-action que le procs dnonciation prend une importance primordiale etdevientlefacteuressentieldelnonc;laparole-rcitvoqueunechosequinestpaselle.Latransparencevadepairavecleperformatif,lopacit,avecleconstatif.

    Le chant des Sirnes nest pas le seul qui vienne brouiller cette configuration djcomplexe. Il sy ajoute un autre registre verbal, trs rpandu dans lOdysse, quon peut

  • appelerlaparolefeinte.Cesontlesmensongesprofrsparlespersonnages.Le mensonge fait partie dune catgorie plus gnrale qui est celle de toute parole

    inadquate. On peut dsigner ainsi le discours o un dcalage visible sopre entre larfrence et le rfrent, entre le sens et les choses.A ct dumensonge, on trouve ici leserreurs,lefantasme,lemerveilleux.Dsquonprendconsciencedecetypedediscours,onsaperoit combien fragile est la conception selon laquelle la significationdundiscours estconstitueparsonrfrent.

    Lesdifficultscommencentsinouscherchonsqueltypedeparoleappartientlaparolefeinte dans lOdysse. Dune part, elle ne peut appartenir quau constatif : seule la paroleconstativepeuttrevraieoufausse,leperformatifchappecettequalification.Delautre,parler pourmentir ngale pas parler pour constater,mais pour agir : toutmensonge estncessairementperformatif.Laparolefeinteestlafoisrcitetaction.

    Le constatif et le performatif sinterpntrent sans cesse. Mais cette interpntrationnannule pas lopposition elle-mme. A lintrieur de la parole-rcit, on voit maintenantdeux ples distincts bien que le passage soit possible entre les deux : il y a dune part lechantmmede lade ;onneparlera jamaisdevritetmensonge sonpropos ; cequiretientlesauditeursestuniquementlnoncenlui-mme.Dautrepart,onlitlesmultiplesbrefs rcits que se font les personnages tout au long de lhistoire, sans quils deviennentades pour autant. Cette catgorie de discours marque un degr dans le rapprochementavec la parole-action : la parole reste ici constative mais elle prend aussi une autredimensionquiestcelledelacte;toutrcitestprofrpourservirunbutprcisquinestpas le seul plaisir des auditeurs. Le constatif est ici enchss dans le performatif. De lrsulte la profondeparent du rcit avec la parole feinte.On frle toujours lemensonge,tantquonestdanslercit.Diredesvrits,cestpresquedjmentir.

    On retrouve cetteparole tout au longde lOdysse. (Mais surun plan seulement : lespersonnagessemententlesunsauxautres,lenarrateurnenousmentjamais.Lessurprisesdes personnages ne sont pas des surprises pour nous. Le dialogue du narrateur avec lelecteur nest pas isomorphe celui des personnages entre eux.) Lapparition de la parolefeintesesignaleparunindiceparticulier:oninvoquencessairementlavrit.

    Tlmaquedemande:Maisvoyons,rponds-moisansfeinte,pointparpoint;quelesttonnom,tonpeuple,ettaville,ettarace?Athna,ladesseauxyeuxpers,rplique:Oui, jevais l-dessusterpondresansfeinte. JemenommeMents : jai lhonneurdtrefilsdusageAnchialos,etjecommandenosbonsrameursdeTaphos,etc.

    Tlmaque lui-mmement au porcher et samre, pour cacher larrive dUlysse Ithaque ; et il accompagne ses paroles de formules telles que jaimemon francparler ,voici,toutaulong,mre,lavrit.

    Ulyssedit : Jenedemande,Eume,qudire toutde suite la filledIcare, la sagePnlope,toutelavrit.VientunpeuplustardlercitdUlyssedevantPnlope,touten

  • mensonges. De mme, Ulysse rencontrant son pre Laerte : Oui, je vais l-dessus terpondresansfeinte.Suiventdenouveauxmensonges.

    Linvocation de la vrit est un signe de mensonge. Cette loi semble si bien tabliequEume,leporcher,endduituncorrlat:lavritapourluiunairdemensonge.Ulysseluiracontesavie;cercitestentirementinvent(etprcdvidemmentdelaformule: jevais te rpondre sans feinte ), sauf surundtail : cestquUlyssevit toujours.Eumecroittoutmaisajoute:Ilnestquunpoint,vois-tu,quimesembleinvent.Non!Non!jenecroispasauxcontessurUlysse!Entontat,pourquoicesvastesmenteries?Jesuisbienrenseignsurleretourdumatre!CestlahainedetouslesdieuxquilaccableLaseulepartiedurcitquiltraitedefausse,estlaseulequinelesoitpas.

    LesrcitsdUlysse

    On voit que lesmensonges apparaissent le plus souvent dans les rcits dUlysse. Cesrcitssontnombreuxet ilscouvrentunebonnepartiede lOdysse.LOdyssenestdoncpasunrcit,aupremierdegr,maisunrcitdercits,elleconsisteenlarelationdesrcitsquesefontlespersonnages.Encoreunefois,riendunrcitprimitifetnaturel;celui-cidevrait,semble-t-il, dissimuler sa nature de rcit ; alors que lOdysse lexhibe sans cesse.Mme lercit profr au nomdunarrateur nchappe pas cette rgle, car il y a, lintrieur delOdysse,unadeaveuglequichante,prcisment,lesaventuresdUlysse.Enmmetemps,cette reprsentation rvle rapidement ses limites. Evoquer le procs dnonciation lintrieurdelnonc,cestproduireunnoncdontleprocsdnonciationrestetoujoursdire. Le rcit qui parle de sa propre cration ne peut jamais sinterrompre, saufarbitrairement,carilrestetoujoursunrcitfaire,ilrestetoujoursracontercommentcercitquonesten trainde lireoudcrire,apusurgir.La littratureest infinie,encesensquelleditunehistoireinterminable,celledesaproprecration.Leffortdurcit,desedireparuneauto-rflexion,nepeuttrequunchec ;chaquenouvelledclarationajouteunenouvelle couche cette paisseur qui cache le procs dnonciation. Ce vertige infini necesseraquesilediscoursacquiertuneparfaiteopacit:cemoment,lediscoursseditsansquilaitbesoindeparlerdelui-mme.

    Dans ses rcits, Ulysse nprouve pas de tels remords. Les histoires quil raconteforment,apparemment,unesriedevariations,car il traitetoujoursde lammechose: ilraconte sa vie.Mais la teneur de lhistoire change suivant linterlocuteur, qui est toujoursdiffrent : Alkinoos (notre rcit de rfrence), Athna, Eume, Tlmaque, Antinoos,Pnlope, Laerte. La multitude de ces rcits fait non seulement dUlysse une incarnation

  • vivantede laparole feinte,maispermetaussidedcouvrirquelquesconstantes.ToutrcitdUlysse se dtermine par sa fin, par le point darrive : il sert justifier la situationprsente.Cesrcitsconcernenttoujoursunfaitaccomplietrelientunpassunprsent:ils doivent se terminer par un je ici maintenant . Sils divergent, cest que lessituationsdanslesquelles ilssontprofrs,sontellesaussidiffrentes.UlysseapparatbienhabilldevantAthnaet Laerte : le rcit doit expliquer sa richesse. Inversement,dans lesautrescas, ilestcouvertdeloques: lhistoireracontedoit justifiercettat.Lecontenudelnonc est entirement dict par le procs dnonciation : la singularit de ce type dediscoursapparatraitencoreplusfortementsinouspensionscesrcitsplusrcents,ocenestpaslepointdarrivemaislepointdedpartquiestleseullmentfixe.L,unpasenavant est un pas dans linconnu, la direction suivre est remise en question chaquenouveaumouvement. Ici, cest le point darrive qui dtermine le chemin parcourir. LercitdeTristramShandy, lui,ne reliepasunprsentunpass,nimmeunpassunprsent,maisunprsentunfutur.

    IlyadeuxUlyssesdanslOdysse:lunquicourtlesaventures,lautrequilesraconte.Ilest difficile de dire lequel des deux est le personnage principal. Athna, elle-mme, endoute. Pauvre ternel brodeur ! navoir faim que de ruses !Tu rentres au pays et nepenses encore quaux contes de brigands, aux mensonges chers ton cur depuislenfanceSiUlyssemetsilongtempsrentrerchezlui,cestquecenestpaslsondsirprofond : son dsir est celui du narrateur (qui raconte lesmensonges dUlysse, Ulysse ouHomre?).Or lenarrateurdsireraconter.UlysseneveutpasrentrerIthaquepourquelhistoirepuissecontinuer.Le thmede lOdyssenestpas le retourdUlysse Ithaque ; ceretourest,aucontraire,lamortdelOdysse,safin.LethmedelOdysse,cesontlesrcitsqui forment lOdysse, cest lOdysse elle-mme.Cest pourquoi, en rentrantdans sonpays,Ulyssenypensepasetnesenrjouitpas; ilnepensequauxcontesdebrigandsetauxmensonges:ilpenselOdysse.

    Unfuturprophtique

    Les rcits mensongers dUlysse sont une forme de rptition : des discours diffrentsdissimulent une rfrence identique. Une autre forme de rptition est constitue parlemploitoutparticulierdufuturqueconnatlOdysse,etquonpeutappelerprophtique.Ilsagitnouveauduneidentitdelarfrence;maisctdecetteressemblanceaveclesmensonges,ilyaaussiuneoppositionsymtrique:cesonticidesnoncsidentiques,dont

  • les procs dnonciation diffrent ; dans le cas desmensonges cest le procs dnonciationquitaitidentique,ladiffrencesesituantentrelesnoncs.

    LefuturprophtiquedelOdysseserapprochedavantagedenotreimagehabituelledelarptition.Cettemodalitnarrativeapparatdansdiffrentessortesdeprdictions,etelleest toujours seconde par une description de laction prdite ralise. La plupart desvnements de lOdysse se trouvent ainsi raconts plusieurs fois (le retour dUlysse tantprditbeaucoupplusdunefois).Maiscesdeuxrcitsdesmmesvnementsnesetrouventpassurlemmeplan;ilssopposent,lintrieurdecediscoursquestlOdysse,commeundiscoursuneralit.Lefutursembleeneffetentrer,avectouslesautrestempsduverbe,enuneopposition,dont les termessont labsenceet laprsenceduneralit,durfrent.Seullefuturnexistequlintrieurdudiscours;leprsentetlepassserfrentunactequinestpaslediscourslui-mme.

    Onpeutreleverplusieursvarianteslintrieurdufuturprophtique.Daborddupointde vue de ltat ou de lattitude du sujet de renonciation. Parfois, ce sont les dieux quiparlent au futur ; ce futur nest alors pas une supposition mais une certitude, ce quilsprojettentseralisera.Ainsienest-ildeCirc,oudeCalypso,oudAthnaquiprdisentUlyssecequivaluiarriver.Actdecefuturdivin,ilyalefuturdivinatoiredeshommes:ceux-ciessaientdelirelessignesquelesdieuxleurenvoient.Ainsi,unaiglepasse:Hlnese lve et dit : Voici quelle est la prophtie quun dieu me jette au cur et quisaccomplira Ulysse rentrera chez lui pour se venger De multiples autresinterprtations humaines des signes divins se trouvent disperses dans lOdysse. Enfin, cesont parfois les hommes qui projettent leur avenir ; ainsi Ulysse, au dbut du chant 19,projette jusquaux moindres dtails la scne qui suivra peu aprs. Ici se rapportentgalementcertainesparolesimpratives.

    Les prdictionsdesdieux, les prophtiesdesdevins, les projets deshommes : tous seralisent,tousservlentjustes.Lefuturprophtiquenepeuttrefaux.Ilyapourtantuncasoseproduitcettecombinaisonimpossible:UlysserencontrantTlmaqueouPnlope Ithaque,prditquUlysse rentreraaupaysnataletverra les siens.Le futurnepeuttrefauxquesicequilprditestvraidjvrai.

    Une autre gamme de subdivisions nous est offerte par les relations du futur aveclinstancedudiscours.Lefuturquiseraliseraaucoursdespagessuivantesnestquundecestypes:appelons-le le futurprospectif.Actde luiexiste le futurrtrospectif ;cest lecas o on nous raconte un vnement sans manquer de rappeler quil tait bien prvudavance. Ainsi le Cyclope, apprenant que le nom de son bourreau est Ulysse : Ah !Misre! jevoissaccomplir lesoraclesdenotrevieuxdevin!Ilmavaitbienprditcequimarriverait et que, des mains dUlysse, je serais aveugl Ainsi Alkinoos, voyant sesbateauxcoulerdevantsapropreville:Ah!Misre!jevoissaccomplirlesoraclesduvieux

  • 1.

    2.

    temps de mon pre , etc. Tout vnement non-discursif nest que lincarnation dundiscours,laralitnestquuneralisation.

    Cettecertitudedanslaccomplissementdesvnementsprditsaffecteprofondmentlanotiondintrigue.LOdyssenecomporteaucunesurprise;toutestditparavance;ettoutcequiestditarrive.Cecilametnouveauenoppositionradicaleaveclesrcitsultrieurs,ola surprise joueun rle beaucoupplus important, onous ne savons pas ce qui arrivera.DanslOdysse,nonseulementnouslesavons,maisonnousleditavecindiffrence.Ainsi,proposdAntinoos:cestlui,lepremier,quigoteraitdesflchesenvoyesparlamaindelminent Ulysse , etc. Cette phrase qui apparat dans le discours du narrateur, seraitimpensable dans un roman plus rcent. Si nous continuons dappeler intrigue le fil suividvnementslintrieurdelhistoire,cenestqueparfacilit:quontencommunlintriguedecausalitquinousesthabituelleaveccetteintriguedeprdestinationproprelOdysse?

    Exciser,enleveravecuninstrumenttranchant:exciserunetumeur(PetitLarousse).

    Icicommeplusloin,jecitelatraductionfranaisedeVictorBrard.

  • 3.

    Leshommes-rcits

    lesMilleetunenuits

    Quest-cequunpersonnagesinonladterminationdelaction?Quest-cequelactionsinonlillustrationdupersonnage?Quest-cequuntableauouunromanquinestpasunedescriptiondecaractres?Quoidautreycherchons-nous,ytrouvons-nous?

    CesexclamationsviennentdHenryJamesetelles se trouventdans sonarticle clbreThe Art of Fiction (1884). Deux ides gnrales se font jour travers elles. La premireconcerne la liaison indfectible des diffrentes constituantes du rcit : les personnages etlaction. Il ny a pas de personnage hors de laction, ni daction indpendamment dupersonnage.Mais,subrepticement,uneseconde ideapparatdans lesdernires lignes :siles deux sont indissolublement lis, lun est quandmme plus important que lautre : lespersonnages. Cest--dire les caractres, cest--dire la psychologie. Tout rcit est unedescriptiondecaractres.

    Il est rare quon observe un cas si pur dgocentrisme qui se prend pour deluniversalisme. Si lidal thorique de James tait un rcit o tout est soumis lapsychologie des personnages, il est difficile dignorer lexistence de toute une traditionlittraireolesactionsnesontpaslpourservird illustrationaupersonnagemaiso,aucontraire,lespersonnagessontsoumislaction;o,dautrepart,lemotpersonnagesignifietoutautrechosequunecohrencepsychologiqueoudescriptiondecaractre.Cettetradition dont lOdysse et le Dcamron, les Mille et une nuits et le Manuscrit trouv Saragosse sont quelques-unes des manifestations les plus clbres, peut tre considrecommeuncas-limiteda-psychologismelittraire.

    Essayons de lobserver de plus prs en prenant comme exemple les deux derniresuvres 1.

  • On se contente habituellement, en parlant de livres comme lesMille et une nuits, dedire que lanalyse internedes caractres en est absente, quil ny a pas de descriptiondestats psychologiques ; mais cette manire de dcrire la-psychologisme ne sort pas de latautologie. Il faudrait, pour caractrisermieux cephnomne,partirdune certaine imagede lamarchedu rcit, lorsque celui-ci obit la loi de lenchanement causal.Onpourraalorsreprsentertoutmomentdurcitsouslaformedunepropositionsimple,quientreenrelation de conscution (note par un +) ou de consquence (note par ) avec lespropositionsprcdentesetsuivantes.

    La premire opposition entre le rcit prn par James et celui desMille et une nuitspeuttreillustreainsi:SilyaunepropositionXvoitY,limportantpourJames,cestX,pour Chahrazade, Y. Le rcit psychologique considre chaque action commeune voie quiouvre laccs la personnalit de celui qui agit, comme une expression, sinon comme unsymptme.Lactionnestpasconsidreenelle-mme,elleesttransitiveenverssonsujet.Lercit a-psychologique, au contraire, se caractrise par ses actions intransitives : lactionimporteenelle-mmeetnoncomme indicede tel traitdecaractre.LesMille et unenuitsrelvent, peut-on dire, dune littrature prdicative : laccent tombera toujours sur leprdicatetnonsurlesujetdelaproposition.LexempleleplusconnudeceteffacementdusujetgrammaticalestlhistoiredeSindbadlemarin.MmeUlyssesortplusdtermindesesaventuresquelui:onsaitquilestrus,prudent,etc.RiendetoutcelanepeuttreditdeSindbad:sonrcit(menpourtantlapremirepersonne)estimpersonnel;ondevraitlenoternonXvoitYmaisOnvoitY.Seullercitdevoyageleplusfroidpeutrivaliseravec les histoires de Sindbad pour leur impersonnalit ; mais non tout rcit de voyage :pensonsauVoyagesentimentaldeSterne!

    Lasuppressiondelapsychologiesefaiticilintrieurdelapropositionnarrative;ellecontinue avec plus de succs encore dans le champ des relations entre propositions. Uncertaintraitdecaractreprovoqueuneaction;mais ilyadeuxmaniresdiffrentesde lefaire. On pourrait parler dune causalit immdiate oppose la causalitmdiatise. Lapremire serait du type X est courageux X dfie le monstre . Dans la seconde,lapparitiondelapremirepropositionneseraitsuiviedaucuneconsquence;maisdanslecours du rcit X apparatrait comme quelquun qui agit avec courage. Cest une causalitdiffuse, discontinue, qui ne se traduit pas par une seule action, mais par des aspectssecondairesdunesriedactions,souventloigneslesunesdesautres.

    OrlesMilleetunenuitsneconnaissentpascettedeuximecausalit.Apeinenousa-t-onditque les sursde la sultanesont jalouses,quellesmettentunchien,unchat,etunmorceaudeboislaplacedesenfantsdecelle-ci.Cassimestavide:doncilvachercherdelargent.Tous les traitsdecaractre sont immdiatement causals ;dsquilsapparaissent,ilsprovoquentuneaction.Ladistanceentreletraitpsychologiqueetlactionquilprovoqueestdailleursminimale ;etpluttquede loppositionqualit/action, il sagitdecelleentre

  • deux aspects de laction, duratif/ponctuel, ou itratif/non-itratif. Sindbad aime voyager(trait de caractre) Sindbabpart en voyage (action) : la diffrence entre les deux tendversunerductiontotale.

    Une autre manire dobserver la rduction de cette distance est de chercher si unemme proposition attributive peut avoir, au cours du rcit, plusieurs consquencesdiffrentes.DansunromanduXIXesicle,lapropositionXestjalouxdeYpeutentranerXfuitlemonde,Xsesuicide,XfaitlacourY,XnuitY.DanslesMilleetunenuits ilnyaquunepossibilit :.Xest jalouxdeYXnuitY.Lastabilitdurapportentre lesdeuxpropositionsprive lantcdentde touteautonomie,de tout sens intransitif.Limplication tend devenir une identit. Si les consquents taient plus nombreux,lantcdentauraituneplusgrandevaleurpropre.

    On touche ici une proprit curieuse de la causalit psychologique. Un trait decaractrenestpassimplementlacauseduneaction,nisimplementsoneffet:ilestlesdeuxlafois, toutcommelaction.Xtuesa femmeparcequilestcruel ;mais ilestcruelparcequil tue sa femme. Lanalyse causale du rcit ne renvoie pas une origine, premire etimmuable,quiserait lesenset la loides imagesultrieures ;autrementdit, ltatpur, ilfaut pouvoir saisir cette causalit hors du temps linaire. La cause nest pas un avantprimordial,ellenestquundeslmentsducouplecause-effetsansquelunsoitparlmmesuprieur,ouantrieurlautre.

    Il serait donc plus juste de dire que la causalit psychologique double la causalitvnementielle (celle des actions) plutt quelle ninterfre avec celle-ci. Les actions seprovoquent les unes les autres ; et, de surcrot, un couple caus-effet psychologiqueapparat,maissurunplandiffrent.Cesticiquepeutseposerlaquestiondelacohrencepsychologique : ces supplments caractriels peuvent former ou non un systme. LesMilleetunenuitsenoffrentnouveauunexempleextrme.PrenonslefameuxcontedAliBaba.LafemmedeCassim,frredAliBaba,estinquitedeladisparitiondesonmari.Ellepassa la nuit dans les pleurs. Le lendemain, Ali Baba apporte le corps de son frre enmorceauxetdit,enguisedeconsolation:Belle-survoilunsujetdafflictionpourvousdautantplusgrandquevousvousyattendiezmoins.Quoique lemal soit sans remde, siquelque chosenanmoins est capablede vous consoler, je vousoffrede joindre lepeudebienqueDieumaenvoyauvtre,envouspousantRactiondelabelle-sur:Ellene refusa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable deconsolation. En essuyant ses larmes, quelle avait commenc de verser en abondance, ensupprimantlescrisperantsordinairesauxfemmesquiontperduleursmaris,elletmoignasuffisamment Ali Baba quelle acceptait son offre (Galland, III). Ainsi passe dudsespoirlajoielafemmedeCassim.Lesexemplessimilairessontinnombrables.

    videmment,encontestantlexistencedunecohrencepsychologique,onentredansledomainedubonsens.Ilyasansdouteuneautrepsychologieocesdeuxactesconscutifs

  • formentuneunit.Mais lesMille et unenuits appartiennent au domaine du bon sens (dufolklore);etlabondancedesexemplessuffitpourseconvaincrequilnesagitpasiciduneautrepsychologie,nimmeduneanti-psychologie,maisbienda-psychologie.

    Le personnage nest pas toujours, comme le prtend James, la dtermination delaction ; et tout rcit ne consiste pas en une description de caractres .Mais quest-cealors que lepersonnage ?LesMille et unenuits nous donnent une rponse trs nette quereprend et confirme le Manuscrit trouv Saragosse : le personnage, cest une histoirevirtuellequiestlhistoiredesavie.Toutnouveaupersonnagesignifieunenouvelleintrigue.Noussommesdansleroyaumedeshommes-rcits.

    Cefaitaffecteprofondmentlastructuredurcit.

    Digressionsetenchssements

    Lapparition dun nouveau personnage entrane immanquablement linterruption delhistoire prcdente, pour quune nouvelle histoire, celle qui explique le je suis icimaintenantdunouveaupersonnage,noussoitraconte.Unehistoiresecondeestenglobedanslapremire;ceprocdsappelleenchssement.

    Cenest videmment pas la seule justification possible de lenchssement.LesMille etunenuitsnousenoffrentdjdautres:ainsidansLepcheuret ledjinn(Khawam,II)leshistoiresenchssesserventcommearguments.Lepcheur justifiesonmanquedepitipourledjinnparlhistoiredeDoubane;lintrieurdecelle-cileroidfendsapositionparcelledelhommejalouxetdelaperruche;levizirdfendlasienneparcelleduprinceetdela goule. Si les personnages restent lesmmes dans lhistoire enchsse et dans lhistoireenchssante, cettemotivationmmeest inutile :dans1Histoiredesdeux surs jalousesde leurcadette(Galland, III) lercitde lloignementdesenfantsdusultandupalaisetde leurreconnaissancepar lesultanenglobeceluide lacquisitiondesobjetsmagiques ; lasuccession temporelle est la seule motivation. Mais la prsence des hommes-rcits estcertainementlaformelaplusfrappantedelenchssement.

    Lastructureformelledelenchssementconcide(etcenestpasl,onsendoute,uneconcidencegratuite)aveccelleduneformesyntaxique,casparticulierdelasubordination, laquelle la linguistiquemodernedonneprcisment lenomdenchssement(embedding).Pour illustrer cette construction, prenons cet exemple allemand (la syntaxe allemandepermettantdesenchssementsbeaucoupplusspectaculaires 2):

    Derjenige, der denMann, der den Pfahl, der auf der Brcke, der auf demWeg, der nachWorms fhrt, liegt, steht, umgeworfen hat, anzeigt, bekommt eine Belohnung. (Celui qui

  • indiquelapersonnequiarenverslepoteauquiestdresssurlepontquisetrouvesurlecheminquimneWormsrecevraunercompense.)

    Dans la phrase, lapparition dun nom provoque immdiatement une propositionsubordonne qui, pour ainsi dire, en raconte lhistoire ; mais comme cette deuximeproposition contient elle aussi un nom, elle demande son tour une propositionsubordonne, et ainsi de suite, jusqu une interruption arbitraire, partir de laquelle onreprend, tour tour, chacune des propositions interrompues. Le rcit enchssement aexactement la mme structure, le rle du nom tant jou par le personnage : chaquenouveaupersonnageentraneunenouvellehistoire.

    LesMilleetunenuitscontiennentdesexemplesdenchssementnonmoinsvertigineux.Lerecordsembletenuparceluiquenousoffrelhistoiredelamallesanglante(Khawam,I).EneffeticiChahrazaderacontequeDjafarracontequeletailleurracontequelebarbierracontequesonfrre(etilenasix)

    Ladernirehistoireestunehistoireaucinquimedegr;mais ilestvraique lesdeuxpremiersdegrssonttoutfaitoublisetnejouentplusaucunrle.CequinestpaslecasdunedeshistoiresduManuscrittrouvSaragosse(Avadoro,III)oAlphonseracontequeAvadororacontequeDonLopracontequeBusquerosracontequeFrasquettaracontequeetotouslesdegrs,partlepremier,sonttroitementlisetincomprhensiblessionlesisolelesunsdesautres 3.

    Mme si lhistoire enchsse ne se relie pas directement lhistoire enchssante (parlidentit des personnages), des passages de personnages sont possibles dune histoire lautre.Ainsilebarbierintervientdanslhistoiredutailleur(ilsauvelaviedubossu).Quant Frasquetta, elle traverse tous les degrs intermdiaires pour se retrouver dans lhistoiredAvadoro (cest elle la matresse du chevalier de Tolde) ; et de mme Busqueros. CespassagesdundegrlautreontuneffetcomiquedansleManuscrit.

    Leprocddenchssementarrive sonapogeavec lauto-enchssement, cest--direlorsque lhistoire enchssante se trouve, quelque cinquime ou siximedegr, enchsse

  • parelle-mme.Cettednudationduprocdestprsentedans lesMilleetunenuits etonconnatlecommentairequefaitBorgescepropos:Aucune[interpolation]nestplustroublantequecelledelasixcentdeuximenuit,magiqueentrelesnuits.Cettenuit-l, leroi entend de la bouche de la reine sa propre histoire. Il entend lhistoire initiale, quiembrassetouteslesautres,quimonstrueusementsembrasseelle-mmeQuelareinecontinueetleroiimmobileentendrapourtoujourslhistoiretronquedesMilleetunenuits,dsormais infinie et circulaire Rien nchappe plus au monde narratif, recouvrantlensembledelexprience.

    Limportance de lenchssement se trouve indique par les dimensions des histoiresenchsses. Peut-on parler de digressions lorsque celles-ci sont plus longues que lhistoiredontellesscartent?Peut-onconsidrercommeunsupplment,commeunenchssementgratuit tous lescontesdesMilleetunenuitsparcequils sont tousenchsssdansceluideChahrazade?Demmedans leManuscrit : alorsque lhistoiredebase semblait tre celledAlphonse,cest leloquaceAvadoroqui,enfait,couvreparsesrcitsplusdestroisquartsdulivre.

    Maisquelleestlasignificationinternedelenchssement,pourquoitouscesmoyenssetrouvent-ils rassembls pour lui donner de limportance ? La structure du rcit nous enfournit larponse: lenchssementestunemiseenvidencedunepropritessentielledetoutrcit.Car lercitenchssant,cest lercitdunrcit.Enracontant lhistoiredunautrercit,lepremieratteintsonthmesecretetenmmetempsserflchitdanscetteimagedesoi-mme ; le rcit enchss est la fois limage de ce grand rcit abstrait dont tous lesautres ne sont que des parties infimes, et aussi du rcit enchssant qui le prcdedirectement. tre le rcit dun rcit, cest le sort de tout rcit, qui se ralise traverslenchssement.

    LesMille etunenuits rvlent et symbolisent cettepropritdu rcit avecunenettetparticulire. On dit souvent que le folklore se caractrise par la rptition dune mmehistoire;eteneffetilnestpasrare,dansundescontesarabes,quelammeaventuresoitrapportedeuxfois,sinonplus.Maiscetterptitionaunefonctionprcise,quonignore:elle sert non seulement ritrer lammeaventuremais aussi introduire le rcit quunpersonnageenfait;or,laplupartdutempscestcercitquicomptepourledveloppementultrieurde lintrigue.Cenestpas laventurevcuepar la reineBadourequi luimrite lagrce du roi Armanos mais le rcit quelle en fait ( Histoire des amours deCamaralzaman,Galland, II).SiTourmentenepeutpas faireavancer sapropre intrigue,cest quon ne lui permet pas de raconter son histoire au khalife ( Histoire de Ganem ,Galland, II).LeprinceFirouzgagnelecurde laprincessedeBengalenonenvivantsonaventuremaisen la luiracontant(Histoireduchevalenchant,Galland, III).Lactederaconternestjamais,danslesMilleetunenuits,unactetransparent;aucontraire,cestluiquifaitavancerlaction.

  • Loquacitetcuriosit.Vieetmort

    Leprocsdnonciationde laparolereoitdans lecontearabeune interprtationquine laisseplusdedoutequantsonimportance.Si tous lespersonnagesnecessentpasderaconterdeshistoires, cestquecetactea reuuneconscration suprme : racontergalevivre.LexempleleplusvidentestceluideChahrazadeelle-mmequivituniquementdanslamesureoellepeut continuer raconter ;mais cette situationest rpte sans cesselintrieurduconte.Ledervicheamritlacolredunifrit;maisilobtientsagrceenluiracontant lhistoire de lenvieux ( Le portefaix et les dames , Khawam, I). Lesclave aaccompli un crime ; pour sauver sa vie, sonmatre na quune seule chance : Si tumeracontes une histoire plus tonnante que celle-ci, je pardonnerai ton esclave. Sinon,jordonnerai quil soit tu , a dit le khalife ( Lamalle sanglante , Khawam, I). Quatrepersonnessontaccusesdumeurtredunbossu;lundentreeux,inspecteur,ditauroi:ORoi fortun,nous feras-tudonde lavie,si je teraconte laventurequimestadvenuehier,avant que je ne rencontre le bossu, introduit par ruse dansma propremaison ? Elle estcertainementplustonnantequelhistoiredecethomme.Sielleestcommetuledis, jevouslaisserailavietouslesquatre,rponditleRoi.(Uncadavreitinrant,Khawam,I).

    Le rcit gale la vie ; labsence de rcit, la mort. Si Chahrazade ne trouve plus decontes raconter, elle sera excute.Cest ce qui arrive aumdecinDoubane lorsquil estmenacparlamort:ildemandeauroilapermissionderaconterlhistoireducrocodile;onle lui refuse et il prit. Mais Doubane se venge par le mme moyen et limage de cettevengeanceestunedesplusbellesdesMilleetunenuits:iloffreauroiimpitoyableunlivrequecelui-cidoit lirependantquoncoupelatteDoubane.Lebourreaufaitsontravail;lattedeDoubanedit:

    Oroi,tupeuxcompulserlelivre.Leroiouvritlelivre.Ilentrouvalespagescolleslesunesauxautres.Ilmitsondoigt

    danssabouche,lhumectadesaliveettournalapremirepage.Puisiltournalasecondeetlessuivantes.Ilcontinuadagirdelasorte,lespagesnesouvrantquavecdifficult,jusqucequilftarrivauseptimefeuillet.Ilregardalapageetnyvitriendcrit:

    Omdecin,dit-il,jenevoisriendcritsurcefeuillet.Tourneencorelespages,rponditlatte.Il ouvrit dautres feuillets et ne trouva encore rien. Un court moment stait peine

    coulque ladroguepntraen lui : le livretait imprgndepoison.Alors il fitunpas,vacillasursesjambesetsepenchaverslesol(Lepcheuretledjinn,Khawam,II).

    Lapageblancheestempoisonne.Lelivrequineraconteaucunrcittue.Labsencedercitsignifielamort.

  • A ct de cette illustration tragique de la puissance du non-rcit, en voici une autre,plusplaisante:undervicheracontaittouslespassantsqueltaitlemoyendesapproprierloiseau qui parle ; mais ceux-ci avaient tous chou, et staient transforms en pierresnoires.LaprincesseParizadeestlapremiresemparerdeloiseau,etellelibrelesautrescandidatsmalheureux.La troupevoulutvoir ledervicheenpassant, le remercierdesonbonaccueiletdesesconseilssalutairesquilsavaienttrouvssincres;maisiltaitmortetlonnapusavoirsictaitdevieillesse,ouparcequilntaitplusncessairepourenseignerlecheminquiconduisaitlaconqutedestroischosesdontlaprincesseParizadevenaitdetriompher(Histoiredesdeuxsurs,Galland,III).Lhommenestquunrcit;dsquelercitnestplusncessaire, ilpeutmourir.Cest lenarrateurqui letue,car ilnaplusdefonction.

    Enfin, le rcit imparfait gale aussi, dans ces circonstances, lamort.Ainsi linspecteurquiprtendaitquesonhistoiretaitmeilleurequecelledubossu,latermineensadressantau roi : Telle est lhistoire tonnante que je voulais te raconter, tel est le rcit que jaientendu hier et que je te rapporte aujourdhui dans tous ses dtails. Nest-il pas plusprodigieux que laventure du bossu ? Non, il ne lest pas, et ton affirmation necorrespondpaslaralit,rponditleroidelaChine.Ilfautquejevousfassependretouslesquatre(Khawam,I).

    Labsencedercitnestpaslaseulecontrepartiedurcit-vie;vouloirentendreunrcit,cest aussi courir des dangers mortels. Si la loquacit sauve de la mort, la curiositlentrane.Cetteloiestlabasedelintriguedundesconteslesplusriches,Leportefaixet les dames (Khawam, I). Trois jeunes dames de Baghdad reoivent chez elles deshommes inconnus ; elles leur posent une seule condition, comme rcompense des plaisirsquilesattendent:surtoutcequevousverrez,nedemandezaucuneexplication.Maisceque les hommes voient est si trangequils demandent que les trois dames racontent leurhistoire.Apeinecesouhaitest-ilformul,quelesdamesappellentleursesclaves.Chacundeuxchoisitsonhomme,seprcipitasurluietlerenversaterreenlefrappantduplatdesonsabre.Leshommesdoiventtretuscarlademandedunrcit,lacuriositestpassibledemort.Commentsensortiront-ils?Grcelacuriositdeleursbourreaux.Eneffet,unedesdamesdit:Jeleurpermetsdesortirpoursenallersurlechemindeleurdestine,laconditionderaconterchacunsonhistoire,denarrerlasuitedesaventuresquilontmennousrendrevisitedansnotremaison.Silsrefusent,vousleurcouperezlatte.Lacuriositdu rcepteur, quandellengale sapropremort, rend la vieaux condamns ; ceux-ci, enrevanche, ne peuvent sen tirer qu condition de raconter une histoire. Enfin, troisimerenversement:lekhalifequi,travesti,taitparmilesinvitsdestroisdames,lesconvoquelelendemain son palais ; il leur pardonne tout ; mais une condition : raconter Lespersonnagesdece livre sontobsdspar les contes ; le cridesMille etunenuitsnestpasLabourseoulavie!maisUnrcitoulavie!

  • Cette curiosit est source la fois dinnombrables rcits et de dangers incessants. Ledervichepeutvivreheureuxencompagniedesdixjeunesgens,tousborgnesdelildroit,uneseulecondition:neposeaucunequestionindiscrtenisurnotreinfirmitnisurnotretat.Maislaquestionestposeetlecalmedisparat.Pourchercherlarponse,ledervichevadansunpalaismagnifique;ilyvitcommeunroi,entourdequarantebellesdames.Unjour elles sen vont, en lui demandant, sil veut rester dans ce bonheur, de ne pas entrerdansunecertainepice;ellesleprviennent:Nousavonsbienpeurquetunepuissestedfendre de cette curiosit indiscrte qui sera la cause de ton malheur. Bien entendu,entre lebonheuret la curiosit, lederviche choisit la curiosit.DemmeSindbad,malgrtoussesmalheurs,repartaprschaquevoyage:ilveutquelavieluiracontedenouveauxetdenouveauxrcits.

    Lersultatpalpabledecettecuriosit,cesontlesMilleetunenuits.Sisespersonnagesavaientprfrlebonheur,lelivrenauraitpasexist.

    Lercit:supplantetsuppl

    Pour que les personnages puissent vivre, ils doivent raconter. Cest ainsi que le rcitpremiersesubdiviseetsemultiplieenmilleetunenuitsdercits.Essayonsmaintenantdenousplaceraupointdevueoppos,nonplusceluidurcitenchssant,maisceluidurcitenchss, et de nous demander : pourquoi ce dernier a-t-il besoin dtre repris dans unautrercit?Commentsexpliquerquilnesesuffisepaslui-mmemaisquilaitbesoindunprolongement,duncadredanslequelildevientlasimplepartiedunautrercit?

    Si lon considre ainsi le rcit non comme englobant dautres rcits, mais comme syenglobantlui-mme,unecurieusepropritsefait jour.Chaquercitsembleavoirquelquechosedetrop,unexcdent,unsupplment,quiresteendehorsdelaformefermeproduitepar ledveloppementde lintrigue.Enmmetemps,etpar lmme,cequelquechosedeplus, propre au rcit, est aussi quelque chose de moins ; le supplment est aussi unmanque;poursupplercemanquecreparlesupplment,unautrercitestncessaire.Ainsi le rcit du roi ingrat, qui fait prir Doubane aprs que celui-ci lui a sauv la vie, aquelquechosedeplusquecercitlui-mme;cestdailleurspourcetteraison,envuedecesupplment,quelepcheurleraconte;supplmentquipeutsersumerenuneformule:ilne faut pas avoir piti de lingrat. Le supplmentdemande tre intgrdansune autrehistoire ;ainsi ildevient lesimpleargumentquutilise lepcheur lorsquilvituneaventuresemblable celle deDoubane, vis--vis dudjinn.Mais lhistoire dupcheur et dudjinn aaussiunsupplmentquidemandeunnouveaurcit;etilnyapasderaisonpourquecela

  • sarrte quelque part. La tentative de suppler est donc vaine : il y aura toujours unsupplmentquiattendunrcitvenir.

    Ce supplment prend plusieurs formes dans les Mille et une nuits. Lune des plusconnues est celle de largument comme dans lexemple prcdent : le rcit devient unmoyendeconvaincrelinterlocuteur.Dautrepart,auxniveauxpluslevsdenchssement,le supplment se transforme en une simple formule verbale, en une sentence, destineautantlusagedespersonnagesquceluideslecteurs.Enfinuneintgrationplusgrandedulecteurestgalementpossible(maisellenestpascaractristiquedesMilleetunenuits):uncomportementprovoqupar la lectureestaussiunsupplment ;etune loi sinstaure :pluscesupplmentestconsommlintrieurdurcit,moinscercitprovoquederactiondelapartdesonlecteur.OnpleurelalecturedeManonLescautmaisnoncelledesMilleetunenuits.

    Voici un exemple de sentence morale. Deux amis se disputent sur lorigine de larichesse : suffit-il davoir de largent au dpart ? Suit lhistoire qui illustre une des thsesdfendues;puisvientcellequiillustrelautrethse;etlafinonconclut:Largentnestpastoujoursunmoyensrpourenamasserdautreetdevenirriche(HistoiredeCogiaHassanAlhabbal,Galland,III).

    De mme que pour la cause et leffet psychologiques, il simpose de penser ici cetterelationlogiquehorsdutempslinaire.Lercitprcdeousuitlamaxime,oulesdeuxlafois. De mme, dans le Dcamron, certaines nouvelles sont cres pour illustrer unemtaphore(parexempleraclerletonneau)etenmmetempselleslacrent.Ilestvaindesedemanderaujourdhuisicest lamtaphorequiaengendr le rcit,ou le rcitquiaengendr lamtaphore.Borgesammeproposuneexplication inversede lexistencedurecueil entier : Cette invention [les rcitsdeChahrazade]est,parat-il, postrieureautitre et a t imagine pour le justifier. La question de lorigine ne se pose pas ; noussommeshorsdelorigineetincapablesdelapenser.Lercitsupplnestpasplusoriginelque le rcit supplant ; ni linverse ; chacun deux renvoie un autre, dans une srie derefletsquinepeutprendrefinquesielledevientternelle:ainsiparauto-enchssement.

    TelestlefoisonnementincessantdesrcitsdanscettemerveilleusemachineraconterquesontlesMilleetunenuits.Toutrcitdoitrendreexplicitesonprocsdnonciation;maispourcela il estncessairequunnouveau rcitapparaisseoceprocsdnonciationnestplusquunepartiedelnonc.Ainsilhistoireracontantedevienttoujoursaussiunehistoireraconte, en laquelle la nouvelle histoire se rflchit et trouve sa propre image. Dautrepart, tout rcit doit en crer de nouveaux ; lintrieur de lui-mme, pour que sespersonnagespuissentvivre ; et lextrieurde lui,poury faire consommer le supplmentquilcomporteinvitablement.LesmultiplestraducteursdesMilleetunenuitssemblenttousavoir subi la puissance de cette machine narrative : aucun na pu se contenter dunetraduction simple et fidle de loriginal ; chaque traducteur a ajout et supprim des

  • 1.

    2.

    3.

    histoires (ce qui est aussi unemanirede crerdenouveaux rcits, le rcit tant toujoursuneslection) ; leprocsdnonciationritr, la traduction, reprsente lui toutseulunnouveaucontequinattendplussonnarrateur:BorgesenaracontunepartiedansLestraducteursdesMilleetunenuits.

    Il y adonc tantde raisonspourque les rcits ne sarrtent jamais quon sedemandeinvolontairement:quesepasse-t-ilavantlepremierrcit?etquarrive-t-ilaprsledernier?LesMilleetunenuitsnontpasmanqudapporterlarponse,ironiquesilenest,pourceuxqui veulent connatre lavant et laprs. La premire histoire, celle de Chahrazadecommenceparcesmots,entendredanstouslessens(maisonnedevraitpasouvrirlelivrepourleslire,ondevraitlesdeviner,tantilssontbienleurplace):OnraconteInutiledechercherloriginedesrcitsdansletemps,cestletempsquisoriginedanslercit.Etsiavantlepremierrcitilyaonaracont,aprsledernierilyaonracontera:pourquelhistoiresarrte,ondoitnousdirequelekhalifemerveillordonnequonlinscriveenlettresdordanslesannalesduroyaume;ouencorequecettehistoireserpanditetfutracontepartoutdanssesmoindresdtails.

    Laccsautextedeceslivresposequelquesproblmes.OnconnatlhistoiremouvementedestraductionsdesMille etunenuits;icijemerfrerailanouvelletraductiondeRenKlawam(t.I:DamesinsignesetServiteursgalants;t.II:LesCursinhumains;t.III:Lpopedesvoleurs;t.IV:Rcitssapientiaux,Paris,AlbinMichel,1965-1967)etcelledeGalland(Paris,Garnier-Flammarion,t.I-III,1965).PourletextedePotocki,toujoursincompletenfranais,jemerfreauManuscrittrouvSaragosse(Paris,Gallimard,1958,1967)etAvadoro,histoireespagnole(t.I-IV,Paris,1813).

    Je lemprunte Kl. Baumgrtner, Formale Erklrung poetischer Texte , in Matematik und Dichtung, Munich,Nymphenburger,1965,p.77.

    JenemeproposepasicidtablirtoutcequidansleManuscrittrouvSaragosse,vientdesMilleetunenuits,maislapartenestcertainementtrsgrande.Jemecontentedesignalerquelques-unesdesconcidenceslesplusfrappantes:lesnoms de Zibedd et Emina, les deux surs malfiques, rappellent ceux de Zobide et Amin ( Histoire de troiscalenders,Galland,I);lebavardBusquerosquiempchelerendez-vousdeDonLopestliaubarbierbavardquiaccomplitlammeaction(Khawam,I);lafemmecharmantesetransformantenvampireestprsentedansLeprinceetlagoule(Khawam,II);lesdeuxfemmesdunhommequiserfugientensonabsencedanslemmelitapparaissentdans1HistoiredesamoursdeCamaralzaman(Galland,II),etc.MaiscenestbiensrpasluniquesourceduManuscrit.

  • 4.

    Lagrammairedurcit

    leDcamron

    Lemploimtaphoriquefaciledetermescommelangage,grammaire,syntaxe,etc. nous fait habituellement oublier que cesmots pourraient avoir un sens prcis,mmelorsquils ne se rapportent pas une langue naturelle. En se proposant dvoquer lagrammairedurcit,ondoitdabordprciserquelsensprendicilemotgrammaire.

    Depuis les dbutsmmes de la rflexion sur le langage, une hypothse est apparue,selon laquelle au-del des diffrences videntes des langues, on peut dcouvrir unestructurecommune.Lesrecherchessurcettegrammaireuniversellesesontpoursuivies,avecun succs ingal, pendant plus de vingt sicles. Avant lpoque actuelle, leur sommet sesituesansdoutechezlesmodistesduXIIIeetduXIVesicles;voicicommentlundentreeux,RobertKilwardby,formulaitleurcredo:Lagrammairenepeutconstituerunesciencequlaconditiondtreunepourtousleshommes.Cestparaccidentquelagrammairenoncedes rglespropresune langueparticulire, comme le latinou legrec ;demmeque lagomtrienesoccupepasdelignesoudesurfacesconcrtes,demmelagrammairetablitla correctiondudiscourspourautantquecelui-ci faitabstractiondu langage rel [lusageactuelnousferaitinversericilestermesdediscoursetlangage].Lobjetdelagrammaireestlemmepourtoutlemonde 1.

    Mais si lon admet lexistence dune grammaire universelle, on ne doit plus la limiterauxseuleslangues.Elleaura,visiblement,uneralitpsychologique;onpeutcitericiBoas,dont letmoignageprenddautantplusdevaleurquesonauteura inspirprcisment lalinguistique anti-universaliste : Lapparition des concepts grammaticaux les plusfondamentauxdanstoutesles languesdoittreconsidrecommelapreuvedelunitdes

  • processuspsychologiquesfondamentaux(Handbook, I,p.71).Cetteralitpsychologiquerendplausiblelexistencedelammestructureailleursquedanslalangue.

    Telles sont les prmisses qui nous autorisent chercher cette mme grammaireuniverselleentudiantdesactivitssymboliquesdelhommeautresquelalanguenaturelle.Commecettegrammairerestetoujoursunehypothse,ilestvidentquelesrsultatsdunetudesurunetelleactivitserontaumoinsaussipertinentspoursaconnaissancequeceuxdune recherche sur le franais, par exemple. Malheureusement, il existe trs peudexplorationspoussesde lagrammairedesactivits symboliques ;undes raresexemplesquon puisse citer est celui de Freud et son tude du langage onirique. Dailleurs, leslinguistes nont jamais essay den tenir compte lorsquils sinterrogent sur la nature de lagrammaireuniverselle.

    Unethoriedurcitcontribueradoncaussilaconnaissancedecettegrammaire,danslamesureolercitestunetelleactivitsymbolique.Ilsinstaureiciunerelationdoublesens : on peut emprunter des catgories au riche appareil conceptuel des tudes sur leslangues;maisenmmetempsilfautsegarderdesuivredocilementlesthoriescourantessur le langage : il se peut que ltude de la narration nous fasse corriger limage de lalangue,tellequonlatrouvedanslesgrammaires.

    Je voudrais illustrer ici par quelques exemples les problmes qui se posent dans letravaildedescriptiondesrcits,lorsquecetravailestsitudansuneperspectivesemblable 2.

    1.Prenonsdabord leproblmedespartiesdudiscours.Toutethoriesmantiquedesparties du discours doit se fonder sur la distinction entre description et dnomination. Lelangageremplitaussibiencesdeuxfonctions,etleurinterpntrationdanslelexiquenousfaitsouventoublierleurdiffrence.Sijedislenfant,cemotsertdcrireunobjet,ennumrer les caractristiques (ge, taille, etc.) ; mais en mme temps il me permetdidentifier une unit spatio-temporelle, de lui donner un nom (en particulier, ici, parlarticle). Ces deux fonctions sont distribues irrgulirement dans la langue : les nomspropres, les pronoms (personnels, dmonstratifs, etc.), larticle servent avant tout ladnomination, alors que le nom commun, le verbe, ladjectif et ladverbe sont surtoutdescriptifs. Mais Une sagit l que dune prdominance, cest pourquoi il est utile deconcevoir ladescriptionet ladnominationcommedcales,disons,dunompropreetdunom commun ; ces parties du discours nen sont quune forme presque accidentelle. Ainsisexplique le fait que les noms communs peuvent facilement devenir propres (HtelAvenir)et inversement(unJazy):chacunedesdeuxformessert lesdeuxprocessusmaisdesdegrsdiffrents.

    Pour tudier la structurede lintriguedun rcit, nousdevonsdabordprsenter cetteintriguesouslaformedunrsum,ochaqueactiondistinctedelhistoirecorresponduneproposition. Lopposition entre dnomination et description apparatra de manirebeaucoupplusnette si nousdonnons ces propositionsune forme canonique. Les agents

  • (sujets et objets)despropositions seront toujoursdesnomspropres idaux (il convientderappelerquelesenspremierdenomproprenestpasnomquiappartientquelquunmais nomau senspropre, nomparexcellence).Si lagentdunepropositionestunnom commun (un substantif), nous devons le soumettre une analyse qui distinguera, lintrieurdummemot, sesaspectsdnominatif etdescriptif.Dire, comme le fait souventBoccace, le roi de France ou la veuve ou le valet , cest la fois identifier unepersonne unique, et dcrire certaines de ses proprits. Une telle expression gale unepropositionentire:sesaspectsdescriptifsformentleprdicatdelaproposition,sesaspectsdnominatifs en constituent le sujet. Le roi de France part en voyage contient en faitdeuxpropositions:XestroideFranceetXpartenvoyage,oXjouelerledunompropre, mme si ce nom est absent de la nouvelle. Lagent ne sera pourvu daucuneproprit,ilserapluttcommeuneformevidequeviennentremplirdesdiffrentsprdicats.Ilnapasplusdesensquunpronomcommeceluidansceluiquicourtouceluiquiest courageux . Le sujet grammatical est toujours videdeproprits internes, celles-cinepeuventvenirquedunejonctionprovisoireavecunprdicat.

    Nous garderons donc la description uniquement lintrieur du prdicat. Pourdistinguermaintenantplusieursclassesdeprdicats,nousdevonsregarderdeplusprs laconstructiondesrcits.Lintrigueminimalecomplteconsistedanslepassagedunquilibreunautre.Unrcitidalcommenceparunesituationstablequuneforcequelconquevientperturber. Il en rsulte un tat de dsquilibre ; par laction dune force dirige en sensinverse,lquilibreestrtabli;lesecondquilibreestsemblableaupremiermaislesdeuxnesontjamaisidentiques.

    Ilyaparconsquentdeuxtypesdpisodesdansunrcit :ceuxquidcriventuntat(dquilibre ou de dsquilibre) et ceux qui dcrivent le passage dun tat lautre. Lepremier type sera relativement statiqueet,onpeutdire, itratif : lemmegenredactionspourraittrerptindfiniment.Lesecond,enrevanche,seradynamiqueetneseproduit,enprincipe,quuneseulefois.

    Cettedfinitiondesdeuxtypesdpisodes(etdoncdepropositionslesdsignant)nouspermetde les rapprocherdedeuxpartiesdudiscours, ladjectif et leverbe.Commeon lasouventnot,loppositionentreverbeetadjectifnestpascelleduneactionsanscommunemesure avecunequalit,mais celle de deux aspects, probablement itratif et non-itratif.Lesadjectifsnarratifsserontdonccesprdicatsquidcriventdestatsdquilibreoudedsquilibre,lesverbes,ceuxquidcriventlepassagedelunlautre.

    Onpourraitstonnerdecequenotrelistedespartiesdudiscoursnecomportepasdesubstantifs.Mais le substantifpeut toujourstre rduit unouplusieursadjectifs, commelontdjremarqucertainslinguistes.AinsiH.Paulcrit:Ladjectifdsigneunepropritsimple ou qui est reprsente comme simple ; le substantif contient un complexe deproprits (Prinzipien der Sprachgeschichte, 251). Les substantifs dans le Dcamron se

  • rduisentpresquetoujoursunadjectif;ainsigentilhomme(II,6;II,8;III,9),roi(X, 6 ; X, 7), ange (IV, 2) refltent tous une seule proprit qui est tre de bonnenaissance.Ilfautremarquericiquelesmotsfranaisparlesquelsnousdsignonstelleoutelle proprit ou action ne sont pas pertinents pour dterminer la partie du discoursnarratif.Unepropritpeuttredsigneaussibienparunadjectifqueparun substantifoummeparunelocutionentire.Ilsagiticidesadjectifsoudesverbesdelagrammairedurcitetnondecelledufranais.

    Prenonsunexemplequinouspermettradillustrercespartiesdudiscoursnarratif.Pronnelle reoit son amant en labsence du mari, pauvre maon. Mais un jour celui-cirentredebonneheure.Pronnellecachelamantdansuntonneau;lemariunefoisentr,elleluiditquequelquunvoulaitacheterletonneauetquecequelquunestmaintenantentraindelexaminer.Lemarilacroitetserjouitdelavente.Ilvaraclerletonneaupourlenettoyer;pendantcetemps,lamantfaitlamourPronnellequiapasssatteetsesbrasdanslouverturedutonneauetlaainsibouche(VII,2).

    Peronnelle, lamantet lemarisont lesagentsdecettehistoire.Tous les troissontdesnomspropresnarratifs,bienquelesdeuxderniersnesoientpasnomms;nouspouvonslesdsignerparX,YetZ.Lesmotsdamantetdemarinousindiquentdeplusuncertaintat(cest la lgalitde la relationavecPronnellequiest iciencause) ; ils fonctionnentdonccomme des adjectifs. Ces adjectifs dcrivent lquilibre initial : Pronnelle est lpouse dumaon,ellenapasledroitdefairelamouravecdautreshommes.

    Ensuite vient la transgression de cette loi : Pronnelle reoit son amant. Il sagit lvidemmentdun verbe quonpourrait dsigner comme : enfreindre, transgresser (uneloi).Ilamneuntatdedsquilibrecarlaloifamilialenestplusrespecte.

    Apartirdecemoment,deuxpossibilitsexistentpour rtablir lquilibre.Lapremireseraitdepunirlpouseinfidle;maiscetteactionauraitservinousramenerlquilibreinitial.Or,lanouvelle(outoutaumoinslesnouvellesdeBoccace)nedcritjamaisunetellerptitionde lordre initial.Leverbepunirestdoncprsent lintrieurde lanouvelle(cest ledangerquiguettePronnelle)mais ilne se ralisepas, il reste ltatvirtuel.Laseconde possibilit consiste trouver unmoyen pour viter la punition ; cest ce que feraPronnelle;elleyparviententravestissantlasituationdedsquilibre(latransgressiondelaloi)ensituationdquilibre(lachatduntonneauneviolepaslaloifamiliale).Ilyadonciciuntroisimeverbe,travestir.Lersultatfinalestnouveauuntat,doncunadjectif:unenouvelleloiestinstaure,bienquellenesoitpasexplicite,selonlaquellelafemmealedroitderalisersesdsirs.

    Ainsi lanalyse du rcit nous permet disoler des units formelles qui prsentent desanalogies frappantesavec lespartiesdudiscours :nompropre,verbe,adjectif.Commeonnetientpascompteicidelamatireverbalequisupportecesunits,ildevientpossibledenavoiruneperceptionplusnettequonnepeutlefaireentudiantunelangue.

  • 2. On distingue habituellement, dans une grammaire, les catgories primaires quipermettent de dfinir les parties du discours, des catgories secondaires qui sont lespropritsdecesparties:ainsilavoix,laspect,lemode,letemps,etc.Prenonsicilexempledelunedecesdernires,lemode,pourobserversestransformationsdanslagrammairedurcit.

    Le mode dune proposition narrative explicite la relation quentretient avec elle lepersonnage concern ; ce personnage joue donc le rle du sujet de renonciation. Ondistingueradaborddeux classes : lindicatif, dunepart, tous les autresmodes,de lautre.Cesdeuxgroupessopposentcommelerellirrel.Lespropositionsnonceslindicatifsont perues comme dsignant des actions qui ont vritablement eu lieu ; si le mode estdiffrent,cestquelactionnesestpasaccompliemaisexisteenpuissance,virtuellement(lapunitionvirtuelledePronnellenousenafourniunexemple).

    Lesanciennesgrammairesexpliquaient lexistencedespropositionsmodalespar le faitque le langage sertnon seulementdcrireetdonc se rfrer la ralit,maisaussi exprimer notre volont. De l aussi ltroite relation, dans plusieurs langues, entre lesmodeset le futurquinesignifiehabituellementquune intention.Nousne lessuivronspasjusquau bout : on pourra tablir une premire dichotomie entre les modes propres auDcamron, dont on retiendra quatre, en nous demandant sils sont lis ou non unevolont.Cettedichotomienousdonnedeuxgroupes: lesmodesdelavolontet lesmodesdelhypothse.

    Lesmodesdelavolontsontdeux:lobligatifetloptatif.Lobligatifestlemodeduneproposition qui doit arriver ; cest une volont code, non-individuelle qui constitue la loidunesocit.