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64 / Dossiers d’Archéologie / n° 365 >> Les textiles almohades des tombeaux des souverains de Castille La dynastie des Almohades, « ceux qui reconnaissent l’unicité de Dieu », régna en al-Andalus entre 1147 et 1238. Son purisme religieux entraîna un appel à l’austérité et à l’ascétisme. Il se manifesta dans l’art par une recherche de l’équilibre et de l’harmonie, obtenue en éliminant et en simplifiant les éléments décoratifs antérieurs. Cette recherche s’imposa dans les ateliers d’al-Andalus, notamment dans le domaine du textile. María BARRIGÓN MONTAÑÉS >> Conservatrice des Tissus médiévaux, Patrimonio Nacional, Espagne Traduit de l’espagnol (castillan) par Anne Lopez Tissu rouge de la sépulture attribuée à Maria de Almenar, détail, musée des Tissus médiévaux du monastère de Santa Maria la Real de las Huelgas. © Patrimonio Nacional

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64 / Dossiers d’Archéologie / n°365

>>Les textiles almohades des tombeaux des souverains de CastilleLa dynastie des Almohades, « ceuxqui reconnaissent l’unicité de Dieu »,régna en al-Andalus entre 1147 et1238. Son purisme religieuxentraîna un appel à l’austérité et àl’ascétisme. Il se manifesta dans l’artpar une recherche de l’équilibre etde l’harmonie, obtenue en éliminantet en simplifiant les élémentsdécoratifs antérieurs. Cetterecherche s’imposa dans les ateliersd’al-Andalus, notamment dans ledomaine du textile.

María BARRIGÓN MONTAÑÉS

>> Conservatrice des Tissus médiévaux, PatrimonioNacional, Espagne

Traduit de l’espagnol (castillan) par Anne Lopez

Tissu rouge de la sépulture attribuéeà Maria de Almenar, détail, muséedes Tissus médiévaux du monastèrede Santa Maria la Real de las Huelgas.© Patrimonio Nacional

DES TISSUS POUR MONTRER LA RICHESSEes riches étoffes sont de véritable facteurde différentiation sociale pour ceux qui lesportaient ou les utilisaient comme orne-

mentation. La royauté castillane succomba très tôt àla délicatesse, à la beauté et à la finesse des étoffesde soie en provenance des ateliers de Malaga, deSéville (qui se distinguait pour ses teintures et plusprécisément le carmin), mais surtout d’Almeria quià l’époque almohade devint plus importante queCordoue avec plus de 800 ateliers, selon al-Idrisi,répondant aux demandes très différentes des ven-deurs de soieries.

Toutes ces villes disposaient d’une main-d’œuvreimportante spécialisée dans la manufacture textile,qu’il s’agisse de la sériciculture (élevage du ver à soie),qui a été introduite dans la péninsule Ibérique parles Arabes, ou de la préparation de la fibre, du pro-cessus du filage, de la teinture et même du tissage.

Les textiles andalous sont parvenus à la royautécastillane via le commerce de luxe, les cadeaux diplo-matiques et les butins de guerre. De nombreux tissusd’époque médiévale conservés sont étroitement liésaux églises et plus particulièrement aux reliques,puisqu’ils ont servi à recouvrir ces objets précieuxtant adorés et vénérés, démontrant par là l’estime etla considération que l’on accordait à ces soieries. Lesrois de cette époque, quant à eux, choisissaient desétoffes de soie voyantes pour confectionner leursvêtements et embellir leur mobilier funéraire.

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LDES ÉTOFFES POUR LES FASTES FUNÉRAIRES ROYAUX

La dynastie castillane ne regroupa pas ses sépul-tures royales en un seul lieu, comme le fit la dynastiefrançaise à Saint-Denis, mais établit différentes nécro-poles royales dans diverses villes, dont León, Sévilleou Tolède. L’un de ces lieux est le monastère de SantaMaria la Real de las Huelgas de Burgos, fondé parAlphonse VIII et Aliénor Plantagenêt en 1187, et quireçut une partie des sépultures de la famille royale cas-tillane pendant les XIIIe et XIVe siècles. Heureusement,et ce malgré la spoliation, la récupération du mobilierfunéraire des tombes royales de Burgos, entreprisepar une commission spécialement désignée à cet effetentre 1942-1944, a fourni ce qui est considéré jusqu’àmaintenant comme le plus grand ensemble vesti-mentaire civil médiéval au monde. Cet ensemble futétudié et classé dans les années 1940 par l’éminenthistorien Don Manuel Gómez Moreno.

Une partie des étoffes des sépultures royales datedes dernières décennies de l’Empire almohade etrépond à des techniques de tissage et à des typolo-gies ornementales propres à cette époque, qui ontperduré dans le temps, coexistant même avec cellesde l’époque nasride (1238-1492). Elles se caractéri-sent par l’utilisation de la soie et par l’usage impor-tant de l’oripeau, encore appelé « Or de Chypre ».Différentes techniques ont été utilisées pour confec-tionner ces étoffes, telles que la tapisserie, le taqueté,le samit ou le lampas. Leurs motifs cherchent des

Monastère delas Huelgas,vue extérieure.© PatrimonioNacional

parallèles dans d’autres formes d’art, comme le tra-vail de l’ivoire, l’orfèvrerie, la plâtrerie ou l’enlumi-nure, utilisant un vocabulaire artistique commun etse concrétisant par l’utilisation de différents élé-ments géométriques et végétaux, comme les volutes,les entrelacs et les palmettes. L’alternance de cesmotifs avec des inscriptions et même parfois avecdes décors figurés crée du rythme, de la symétrie etde l’harmonie.

Étoffes à roues et animauxNous retrouvons ces inscriptions et ces repré-

sentations dans les motifs en forme de roues enca-drant des animaux affrontés de part et d’autre d’un

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LES TEXTILES ALMOHADES DES TOMBEAUX DES SOUVERAINS DE CASTILLE

arbre de vie. Il s’agit là d’un ancien thème d’origineorientale, également utilisé sur les ivoires, qui ser-vait à orner les chapiteaux de nombreuses égliseschrétiennes. Repris dans la tradition almoravide, ilest toujours utilisé à l’époque almohade, bien quesa taille soit réduite et ses décors simplifiés. À cetteépoque, il est de coutume de garnir les cercueils avecde magnifiques étoffes, comme la splendide étofferouge de la sépulture attribuée à Maria de Almenardatant de la fin du XIIe siècle. La pièce, similaire à lachasuble d’époque almoravide de San Juan deOrtega de l’église de Quintanaortuño (Burgos) etsemblable à l’habillement de l’infant don García dumonastère de San Salvador de Oña, vers 1145 (Bur-gos), illustre bien la simplification progressive desmotifs. Elle est cernée de bandes présentant des élé-ments géométriques et une inscription qui signifie« La permanence pour Dieu », et de deux grandscercles par file contenant la même légende en leurcentre. Les roues entourent des lions affrontés depart et d’autre d’un arbre de vie stylisé.

La cape funéraire attribuée à Ferdinand, filsnaturel d’Alphonse X, mort vers 1250, présente lemême type de motifs mais de plus petite taille, enl’occurrence des griffons affrontés, ainsi que desmédaillons polylobés utilisant deux tons unique-ment, or sur vert. Au vu du type d’ornement et de lamême disposition symétrique, nous pouvons met-tre en relation cette cape avec le suaire de saint Léondu XIIe siècle se trouvant dans la cathédrale de Sens.

La quête de l’harmonie par le décorL’idée d’atteindre l’harmonie au moyen de la

décoration est un concept récurrent dans l’art anda-

Cape de l’infant Ferdinand, muséedes Tissus médiévaux du monastèrede Santa Maria la Real de lasHuelgas. © Patrimonio Nacional

Chasuble de san Juan deOrtega, église deQuintanaortuño, Burgos. © diocèse de Burgos

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Bliaud d’Aliénor de Castille,musée des Tissus médiévaux du monastère de Santa Maria la Real de las Huelgas. © Patrimonio Nacional

Couverture du cercueild’Henri I, musée desTissus médiévaux dumonastère de SantaMaria la Real de lasHuelgas. © PatrimonioNacional

lou, comme nous pouvons l’observer sur certainesétoffes d’époques almohade et postérieure. Lesétoffes, utilisées pour garnir l’intérieur des cercueilsdu monastère de las Huelgas, étaient également uti-lisées pour les recouvrir et y clouer de grandes croixsur la partie centrale de leurs couvercles : pour celuidu roi Henri I (mort en 1217), héritier d’AlphonseVIII, mort très jeune, une étoffe richement décoréeavec des cercles entrelacés, des carrés et des étoilesfut utilisée. Des compositions similaires peuvents’observer sur des tissus d’époques postérieures,comme les vêtements de l’évêque saint Valère deRoda de Isábena (Huesca) ou sur l’édredon quienveloppait le corps du roi Sancho IV (mort en1284) enterré dans la cathédrale de Tolède. La tenuede la reine Aliénor de Castille (morte en 1244), sœurd’Henri I, composée d’un bliaud, d’un surcot etd’une cape, illustre parfaitement la mode fémininedu XIIIe siècle. Le motif du fond, composé delosanges contenant une alternance d’étoiles et d’élé-ments f loraux, répond à un type ornemental quel’on retrouve sur la tenue de l’infant Philippe (morten 1274), fils de Ferdinand III le Saint, enterré à Vil-lalcázar de Sirga (Palencia).

La présence de plusieurs coussins dans le mobi-lier funéraire des sépultures de Huelgas donne une

idée de la catégorie sociale et de l’importance desdéfunts qui y sont enterrés. L’une de ces pièces, attri-buée à la sépulture de Maria de Almenar, a été réa-lisée en cousant deux étoffes. L’étoffe centraleprésente, entre deux bandes de motifs géométriques,des caractères imitant des caractères coufiques, maisqui, selon Gómez Moreno, ne sont pas de véritablesmots. Les bandes latérales sont ornées de cercles réa-lisés en fil doré, alternant cercle régulier et cerclepolylobé, et des petites représentations végétales trèssimilaires à celles de la bande ornementale de la dal-matique de l’archevêque Jiménez de Rada (mort en1247) enterré dans le monastère de Santa Maria deHuerta à Soria. L’harmonie et la répétition de lacomposition ref lètent bien l’idéal almohade de lasimplicité.

Pour toutes ces étoffes, la base ornementale estcomposée de volutes monochromes alignées demanière symétrique et parfois des petites f leurs ouétoiles en or intercalées ou des bandes ornées d’élé-ments géométriques. Parmi cette typologie, il fautsignaler l’étoffe grise qui couvrait le cercueil du petitinfant Sancho (mort en 1181), fils des rois fonda-teurs du monastère de las Huelgas. Cette étoffe estsimilaire à celle utilisée pour confectionner latunique de l’épouse de Ferdinand III le Saint, la

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LES TEXTILES ALMOHADES DES TOMBEAUX DES SOUVERAINS DE CASTILLE

Coussin d’Almenar, pièce entière, musée des Tissus médiévaux dumonastère de Santa Maria la Real de las Huelgas. © Patrimonio Nacional

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Quelques détails du tissu du cercueil de l’infant Sancho.© Patrimonio Nacional

reine Béatrice de Souabe (morte en 1235), aveclaquelle elle fut enterrée à las Huelgas. Elle demeuraau monastère jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siè-cle, époque à laquelle son fils déplaça sa sépulture àla cathédrale de Séville. Ce vêtement est orné depetites volutes grises sur un fond également gris

entrecoupé de bandes d’or et une bande avec décorgéométrique. L’un des tissus d’une sépulture ano-nyme du portique du monastère suit ce schéma,mais en alternant des cercles d’or, comme ceux ducoussin de Maria de Almenar, avec des f leurs et desétoiles également en or. Les mêmes motifs peuventégalement être observés sur un fragment de coussinde la même sépulture, tout comme sur le fond de ladalmatique de l’archevêque Jiménez de Rada.

Le cercueil d’Aliénor Plantagenêt (morte en 1214)était doublé avec quatre tissus dont l’un relève égale-ment de cette typologie. Sur sa surface blanche étaientdisposés des éléments polylobés avec des étoiles ins-crites et de petits disques d’or à intervalle régulier.

La tapisserie ou l’effet d’orfèvrerieL’utilisation de l’oripeau (étoffe constituée de fils

de soie recouverts d’une membrane de peau dorée),que nous avons déjà observée sur certains élémentsisolés, atteint son paroxysme sur des pièces tisséestotalement ou partiellement avec la technique de latapisserie, parvenant parfois à créer un effet d’orfè-vrerie. La coiffe de l’infant Ferdinand (mort en1211), fils d’Alphonse VIII, en est un très bon exem-ple. Ce type de coiffe masculine, hérité du mondemilitaire, pouvait être élaboré en différentesmatières. Dans ce cas précis, elle a été confectionnéeen cousant deux étoffes en tapisserie très fine àmotifs géométriques d’entrelacs, spirales doubles,feuilles et tresses disposés sur des bandes et une ins-cription cursive que Gómez Moreno traduitcomme : « Le Seigneur est celui qui réconforte (ouqui redonne la joie). » Des pièces similaires tisséesen tapisserie ont été insérées dans d’autres étoffes,comme le bandeau utilisé pour décorer le coussinde la reine Bérengère (morte en 1246), fille d’Al-phonse VIII, le décor inférieur de la cape de Ferdi-nand III le Saint (mort en 1252) enterré dans lacathédrale de Séville ou le bandeau central de l’undes cinq coussins almohades avec lesquels fut enter-rée sa sœur Aliénor de Castille (morte en 1244) pré-sentant une inscription cursive signifiant, selon lemême auteur : « le bonheur et la prospérité ». Ilexiste des motifs presque similaires sur la tenueecclésiastique de saint Valère de l’église Saint-Vin-cent de Roda de Isábena et la tunique de l’infantAlphonse (mort en 1291), fils de Sancho IV enterrédans l’église de Saint-Paul de Valladolid.

Ce rapide aperçu d’une partie du mobilier funé-raire du monastère de las Huelgas démontre bien laconnexion entre les étoffes d’al-Andalus d’époquealmoravide et celles d’époque nasride. Il offre égale-ment une vue d’ensemble sur l’utilisation que laCouronne castillane a faite de ces étoffes de soie auxdécors almohades si belles et tant prisées. ?

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LES TEXTILES ALMOHADES DES TOMBEAUX DES SOUVERAINS DE CASTILLE

Coiffe de l’infant Ferdinand, muséedes Tissus médiévaux du monastèrede Santa Maria la Real de lasHuelgas. © Patrimonio Nacional

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>> Bibliographie

• CRESSIER (P.), FIERRO (M.), MOLINA (L.) — Los almohades: problemas y perspectivas, Madrid,CSIC, 2005.

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• LOMBARD (M.) — Les textiles dans le mondemusulman du VIIe au XIIe siècle, Études d’économiemédiévale, Paris, 2002.

• MAY (Fl. L.) — Silk textiles of Spain Eight to Fifteenth century, New York, 1957.

• YARZA LUACES (J.) com. — Vestiduras Ricas: el monasterio de las Huelgas y su época (1170-1340),Madrid, Patrimonio Nacional, 2005.

Coussin blanc de Bérengère avec bandeau centralen tapisserie. © Patrimonio Nacional

Coussin d’Aliénor de Castille avec carrécentral en tapisserie, musée des Tissusmédiévaux du monastère de Santa Maria laReal de las Huelgas. © Patrimonio Nacional