40 sebastiano del piombo cilmi
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XVI e séminaire d’histoire de l’art vénitien. Ecole du Louvre – Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti.
3-12 juillet 2012 Exposé devant les œuvres
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Sebastiano Luciani, dit Sebastiano del Piombo
PALA DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME
Giancarla CILMI
11 juillet 2012
Sebastiano Luciani, mieux connu sous le nom de Sebastiano del Piombo pour l’office qu’il
recouvra dans la Chancellerie pontificale dans les dernières années de sa vie, est né
probablement à Venise autour de 1485. Nous ne disposons pas d’information concernant sa
jeunesse. Les seules informations sur les débuts de l’artiste nous sont parvenues grâce à Giorgio
Vasari qui, dans sa première édition des Vies, lui dédie une biographie. L’auteur écrit que la
première occupation de l’artiste ne fut pas la peinture mais la musique : « Non fu, secondo che
molti affermano, la prima professione di Sebastiano la pittura, ma la musica : perché oltre al
cantare si dilettò molto di suonar varie sorti di suoni, ma sopra il tutto il liuto, per sonarsi in su
quello stromento tutte le parti senz’altra compagnia »1.
Vasari nous éclaire ainsi sur sa prèmiere formation: « Venutagli poi voglia, essendo anco
giovane, d’attendere alla pittura, apparò i primi principii da Giovan Bellino allora vecchio. E
dopo lui avendo Giorgione da Castel Franco messi in quella città i modi della maniera moderna,
piu’ uniti e con un certo fiammeggiare di colori, Sebastiano si partì da Giovanni e si acconcio’
con Giorgione, col quale stette tanto che prese in gran parte quella maniera »2.
1 Vasari, 1550, p. 579 2 Idem.

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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De ces mots nous comprenons alors que Sebastiano fut influencé par le style de Giorgione, par sa
“maniera moderna”, cette dernière prenant forme dans la façade du Fondaco dei Tedeschi. Mais
même en suivant les exemples que la ville offre à cette époque, Sebastiano arrive à se forger un
style propre se plaçant ainsi entre l’antique et le moderne, entre la tradition de Bellini et la
révolution de Giorgione. Très peu d’œuvres appartiennent à cette période vénitienne qui va de
1505 à 1511 : principalement, les volets d’orgue pour l’église de San Bartolomeo in Rialto
(Fig.1) commandé par Alvise Ricci et le tableau d’autel représentant San Jean Chrysostome pour
l’église homonyme (Fig.9). Selon les spécialistes, le Jugement de Salomon (1508-10) (Fig.2),
aujourd’hui à Kingston Lacey, daterait aussi de cette période.
Au printemps de 1511, le banquier du pape Agostino Chigi de passage à Venise, convainc
Sebastiano de partir et de le suivre à Rome. Le mécène avait vu en lui l’artiste intelligent,
novateur, qui pouvait travailler à la suite d’autres artistes comme Peruzzi, Sodoma ou encore
Raphaël dans sa villa romaine de Trastevere. Ici, notre artiste vénitien travaille sur des thèmes
mythologiques tirés des Métamorphoses d’Ovide (Fig.3). De cette année datent aussi la
« Fornarina » des Offices (Fig.4) et le Portrait du Cardinal Carondelet (Fig.5) conservé à
Madrid au musée Thyssen-Bornemisza.
Dans la ville éternelle, il se trouve ainsi confronté au style de Michel-Ange et à celui de Raphaël,
qui étaient en train d’achever leurs œuvres les plus importantes : la voûte de la Chapelle Sixtine,
ouverte au public en 1512, et les Chambres en 1524, terminées par les élèves de Raphaël mort en
1520. Nous savons que, dès son arrivée à Rome, Sebastiano se lie d’amitié avec Michel-Ange.
Le grand maître lui fournit tout au long de sa carrière des dessins préparatoires qui l’aident dans
sa création. Vasari donne des avis sur cette amitié qui conditionne la fortune critique de l’artiste
vénitien. Selon Vasari, Sebastiano est dépendant, surtout en ce qui concerne le dessin, du génie
de Michel-Ange. Il semblerait que, n’étant pas doué dans cette technique, Sebastiano se servait
des cartons que l’ami lui donnait.
À partir de ces années là, Sebastiano commence à recevoir des commandes importantes. En 1516,
il peint la Piètà de Viterbe (Fig.6) qui lui permet d’établir sa renommé dans le milieu romain. La
même année, il reçoit du marchand Pierfrancesco Borgherini, la charge de décorer sa chapelle
dans l’église de San Pietro in Montorio3. Au début de l’année 1517, le cardinal Giulio de’ Medici,
le futur Clément VII, lui commande un tableau d’autel représentant la Résurrection de Lazare
pour la cathédrale de Narbonne (Fig.7).
3 Pour cette décoration Sebastiano demandera à l’ami Michel-Ange de lui envoyer un dessin préparatoire.

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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C’est à partir de ce moment que naît, selon la légende, la rivalité avec Raphaël4. C’est
probablement en 1521, que la Visitation, aujourd’hui au Musée du Louvre, est expédiée en
France. En 1523, le cardinal Giulio de’ Medici, protecteur de Sebastiano, est élu pape sous le
nom de Clément VII. Cette amitié lui permet, pendant le sac de Rome de 1527, de se réfugier au
Château Saint Ange avec le pontife. Cette expérience du sac atteint profondément Sebastiano qui
commence à rechercher un équilibre intérieur et à s’éloigner de la peinture.
L’année suivante il quitte Rome et on le retrouve à Orvieto et donc à Venise entre le mois de juin
et le mois d’août. En 1531, suite à la mort de fra Mariano Fetti, piombatore pontificio5,
Sebastiano obtient cette charge. Il est alors obligé à porter le froc et, avec ironie et satisfaction, il
en fait part à Michel-Ange lui écrivant dans une lettre non datée mais sûrement postérieure au
mois d’avril: « […] se me vedesti frate, credo certo che ve la rideresti. Io sono il piu’ bel fratazo
de Roma ».
En 1534 un désaccord, un malentendu, met fin à l’amitié entre Sebastiano et Michel-Ange. Vasari
nous en explique les motifs : « Fu, come si è detto, Bastiano molto amato da Michelagnolo. Ma è
ben vero che, avendosi a dipigner la faccia della cappella del Papa, dove oggi è il Giudizio di
esso Buonarroto, fu fra loro alquanto di sdegno, avendo persuaso fra Sebastiano al Papa che
la facesse fare a Michelagnolo a olio là dove esso non voleva farla se non a fresco. Non dicendo
dunque Michelagnolo né sì, né no et acconciandosi la faccia a modo di fra Sebastiano, si stette
così Michelagnolo, senza metter mano allopera, alcuni mesi; ma essendo pur sollecitato, egli
finalmente disse che non voleva farla se non a fresco, e che il colorire a olio era arte da donna e
da persone agiate et infingarde, come fra Bastiano; e così gettata a terra lincrostatura fatta
con ordine del frate, e fatto arricciare ogni cosa in modo da poter lavorare a fresco,
Michelagnolo mise mano allopera, non si scordando però lingiuria che gli pareva avere
ricevuta da fra Sebastiano, col quale tenne odio quasi fin alla morte di lui ».
Sebastiano del Piombo, un des plus grands peintres de la Renaissance, grand portraitiste,
fresquiste, novateur et homme de génie, meurt à Rome le 21 juin 1547 à l’âge de 62 ans.
4 Le 2 juillet 1518, Sebastiano écrit à Michel-Ange et le prie de faire en sorte que la Résurrection de Lazare soit encadrée en Italie et non en France. Il craint en effet que Raphael, qui ne veut pas que sa Transfiguration soit exposée en même temps que la Résurrection, puisse porter atteint à son œuvre. 5 Garde des sceaux des bulles et des lettres apostoliques.

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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I. LA COMMANDE
Comme le témoigne un testament retrouvé dans les années 19536 dans les archives d’Etat
de Venise, la pala aurait été commandée par Caterina Contarini, épouse de Nicolò Morosini. À la
date du 13 avril 1509 nous pouvons lire : « …Item dimitto et lego ducatos viginti ecclesie Sancti
Joannis Grisostomi pro fabricatione palle altaris magni post mortem dicti domini Nicolai mariti
mei predicti»7. Si les spécialistes dataient le tableau stylistiquement autour de 1509, la
découverte du testament de Caterina ainsi que de celui de son mari Nicolò Morisini8, a permis de
donner une nouvelle datation d’exécution entre le mois de mai 1510 et le mois d’aout 1511
lorsque Sebastiano quitte Venise pour Rome.
Les deux mécènes appartiennent à la bourgeoisie vénitienne. Caterina serait la fille d’Antonio
Contarini de Londres et épouse de Nicolò Morosini actif dans le quartier de Saint Jean
Chrysostome. Elle nomme comme exécuteurs testamentaires son mari et son cousin Gerolamo
Bertuccio Contarini de Londres. Ce dernier était une personnalité importante à l’époque, un
homme riche et puissant : il fut chef du conseil des Dix en janvier, avril, juin et septembre, et
camerlingue en mai. Nous n’avons pas de sources qui nous éclairent sur son comportement en
tant qu’exécuter testamentaire du couple.
6 Gallo, 1953 7 « Je laisse un legs de vingt ducats à l’église de Saint Jean Chrysostome pour l’exécution d’un tableau pour l’autel majeur après la mort de mon mari Nicolas ». 8 Son testament datant du 13 mars 1510, nous apprend qu’au moment où il l’écrit, sa femme Caterina et son fils Alvise son déjà mort. Deux codicilli du 4 et 18 mai 1510 nous montrent qu’à ces dates Nicolò est encore en vie.
Fiche technique
Sebastiano del Piombo Saint Jean Chrysostome entre sainte
Catherine, sainte Madeleine, sainte Lucie et saint Jean-Baptiste, saint Jean l’Evangéliste ( ?)
et saint Théodore ( ?) 1510-1511
Toile. H. 2,00 ; L. 1,65 Venise, Eglise de Saint Jean Chrysostome

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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De la lecture des deux testaments nous pouvons voir que Caterina et Nicolò laissent seulement
une petite somme pro fabrica à l’église de Saint Jean Chrysostome. Caterina demande à être
enterrée dans l’église de Santa Maria dei Miracoli et laisse à cette église vingt-cinq ducats par an
pour qu’une messe soit célébrée chaque jour pour son âme. Nicolò, quant à lui, laisse une petite
somme à l’église de Saint Jean Chrysostome pour célébrer ses funérailles et à la Scuola della
Misaricordia. Les spécialistes ont supposé alors que ce faible attachement du couple à cette
église était dû au fait qu’à cette date on était en train de reconstruire l’église et pour cette raison
elle n’était pas tout à fait accessible. Mais reste toujours le problème concernant la faible somme
laissée par Caterina pour la production du tableau d’autel. En effet, vingt ducats n’étaient pas du
tout suffisant pour qu’un peintre, surtout célèbre comme l’était Sebastiano, puisse peindre un
tableau de telles dimensions. Si on prend en considération le tableau peint par Giovanni Bellini
en 1513 pour l’autel Diletti dans la même église, le legs de Caterina constitue un dixième de ce
que couta la pala du vieux maitre vénitien9.
Le sujet ne nous éclaire pas non plus sur la commande : en effet, ce sujet à contenu doctrinaire
ne pouvait pas être le fruit de la seule pensée de Caterina. Au moment de l’exécution les deux
époux étaient déjà morts et ils n’avaient pas laissé dans leur testament d’indication concernant le
programme. Les spécialistes ont alors avancé deux hypothèses : pour la première, deux autres
personnages auraient contribué au programme et à l’exécution de la pala : Alvise Talenti, curé de
l’église et Gerolamo Contarini l’exécuteur testamentaire. Selon la deuxième, le legs de Caterina
était seulement une contribution à une collecte publique de fonds pour la production de la toile.
En effet, la faible donation pouvait seulement garantir la présence de sainte Catherine dans le
tableau10.
II. UNE ATTRIBUTION CONTESTEE : SEBASTIANO OU GIORGIONE ?
Dans la première édition des Vies (1550) Vasari, remarque à propos des oeuvres de
Giorgione : «…fu allogata la tavola di San Giovanni Grisostomo di Vinezia che é molto lodata,
per aver egli in certe parti imitato forte il vivo della natura, e dolcemente allo scuro fatto
perdere l’ombre delle figure ». Suite à un voyage à Venise et à la découverte d’autres
documents, Vasari rectifie son affirmation précédente et dans l’édition des Vies de 1568 il écrit
9 Sebastiano del Piombo : 1485-1547, exposition Roma, Palazzo Venezia, p. 108. 10 Au vu des multiples informations, Mauro Lucco pense que la toile à dû être commandé après le mois de novembre 1504 lorsque le fils de l’architecte Mauro Codussi, Domenico, s’occupe du cadre en pierre du maître autel. Selon Lucco donc la datation de la pala changerait à nouveau et il faudrait retourner à une datation stylistique.

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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au contraire que Sebastiano : «...fece anco in que’ tempi in San Giovanni Grisostomo di Vinezia
una tavola con alcune figure, che tengono tanto della maniera di Giorgione, ch’elle sono state
alcuna volta, da chi non ha molta cognizione delle cose dell’arte, tenute per di man di esso
Giorgione: la qual tavola é molto bella, e fatta con una maniera di colorito c’ha gran rilievo».
À partir de ces affirmations, la critique discuta pendant longtemps l’attribution de cette pala.
Francesco Sansovino, en 1581, en écrivant sur l’église de saint Jean Chrysostome soulignait
qu’elle était : « nobilitata poi da Giorgione da Castel Franco famosissimo pittore, il quale vi
comincio’ la palla grande con le tre virtù teologiche e fu poi finita da Sebastiano che fu Frate
del Piombo in Roma». Pendant longtemps on a vu alors ce tableau d’autel comme le fruit du
travail commun des deux artistes, Giorgione et Sebastiano del Piombo. Selon certains la
conception de la pala devait être attribuée à Giorgione et l’entière exécution, au contraire, à
Sebastiano. Finalement, la découverte des documents d’archives11 dont nous avons parlé
auparavant, ainsi que les récentes restaurations et analyses12, ont permis d’attribuer avec
certitude le tableau à Sebastiano.
III. ETUDE ICONOGRAPHIQUE
III. 1 Personnages et significations
Le peintre représente au centre de la composition saint Jean Chrysostome, saint titulaire de
l’église, habillé avec une veste blanche et un manteau rouge. Il est assis de profil au-dessus des
marches d’un édifice à colonne et il est en train d’écrire sur un livre appuyé sur ses jambes.
Derrière son dos, sa mitre et sa pastorale. À coté, un peu en retrait, un autre saint semble
l’assister. Au premier plan à gauche, trois saintes sont représentées : au devant Marie-Madeleine
est vêtue d’un habit gris-céleste et, un manteau vert qu’elle tient d’une main, lui tombe jusqu’aux
pieds ; de la main droite, elle tient un vase à parfum ; elle regarde vers le spectateur. Derrière
elle, visibles seulement à moitié, prennent place sainte Catherine et Saint Lucie (certains
spécialistes y reconnaissaient sainte Agnès). De l’autre coté de la scène l’artiste a représenté
saint Jean-Baptiste : couvert partiellement par un manteau, il regard vers Saint Jean Chrysostome
et tient de la droite une croix et un cartel où on peut lire « Ecce Agnus Dei ».
11 Dans son testament, Caterina Conterini écrit clairement que le tableau doit être exécuté après la mort de son mari Nicolò. Ce dernier meurt sans doute après le mois de mai 1510. Il est alors assez difficile que Giorgione puisse avoir eu le temps de peindre et porter à terme la pala, car il meurt au mois d’octobre de cette même année. 12 Dans les années 1860-65, le tableau fut objet d’une importante restauration mené par Bernardino Corniani degli Algarotti. Le tableau fit l’objet ensuite d’une autre restauration avant l’exposition de Paris de 1993.

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Aujourd’hui peu visible, un agneau apparait à coté de ses pieds. Derrière saint Jean-Baptiste, un
homme en armure tenant une lance et un bouclier avec un visage à l’antique : on pense
reconnaitre aujourd’hui saint Théodore. Au fond, la scène s’ouvre sur un paysage où l’on peut
observer un château sur une colline.
Saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople au IV siècle, est l’un des docteurs
de l’église grecque. Il n’est pas étonnant que son image se diffuse dans un milieu occidental où
l’impact de la culture byzantine est très fort. La tradition veut qu’on le représente âgé, vêtu d’un
riche manteau et tenant un livre à la main. Sebastiano choisit de le représenter avec des
vêtements occidentaux en train de lire et écrire sur un livre. En regardant le tableau de près on
arrive presque à lire ce qu’il y a écrit sur le livre semi-ouvert qui tient entre les mains. Au milieu
d’une écriture en noir, nous pouvons observer des lettres en rouge et y reconnaitre α, ω et θ et le
mot « Α Γ Ι Ω N ». Le deux premières lettres indiquent sans doute « le début et la fin » ; la
troisième lettre ne peut qu’être l’initial de θ ε ó ς, c'est-à-dire Dieu. Quant au mot, les spécialistes
pensent le traduire comme « choses saintes »13. De cette façon le livre assume la fonction de
chose sacré, symbole de la parole divine que les docteurs de l’église diffusent parmi les hommes.
En effet, l’une des caractéristiques propre à ce saint était l’éloquence (Chrysostome signifierait
« bouche d’or »). Selon Gentili14, qui a fait une étude approfondie de l’œuvre, le vrai sujet de la
toile serait donc la parole qui prend corps à travers l’écriture. La présence de saint Jean-Baptiste
viendrait donc appuyer cette thèse : le saint indique du doigt le cartel où l’on annonce la venue
de l’Agneau de Dieu et au même temps il regarde le livre ouvert.
Des doutes surgissent quant à l’identification du troisième personnage placé derrière saint Jean
Chrysostome. Les spécialistes ont en effet avancé les noms de saint Paul, saint Augustin ou
encore saint Nicolas. La présence de ce dernier, évêque comme saint Jean Chrysostome et donc
qui partage avec lui les mêmes attributs placés derrière la colonne de gauche, serait un hommage
à l’époux de Caterina, Nicolò Morosini. La critique a invalidé cette hypothèse, à cause du poids
très faible que joua Nicolò dans cette commande. On y reconnait alors aujourd’hui saint Jean-
Evangéliste qui viendrait ainsi clore la triade de saints homonymes et qui établirait un rapport
entre le livre et la parole en tant qu’évangéliste mais aussi en tant que « patron des écrivains et
des théologiens »15. Même si nous sommes habitués à le voir représenté, la plupart du temps,
13 Gentili, 1985 14 Idem 15 Ibidem p. 23 L’une des œuvres majeurs de saint Jean Chrysostome est une récolte d’homélies de l’évangile de Jean.

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comme un jeun homme aux longs chevaux blonds, cette image de l’Evangéliste âgé avec une
barbe et des chevaux blanc était par contre fréquente à l’époque à Venise.
L’identification du personnage en armure pose aussi des problèmes. Pendant longtemps on a cru
y voir saint Libéral, protecteur de Trévise16. Aujourd’hui on y reconnait plutôt Saint Théodore
qui fut un saint guerrier byzantin, ancien protecteur de la ville et saint titulaire d’une école qui
prit place dans le couvent de San Salvador17. Ce dernier était, en effet, en restauration autour de
1500 et donc, pendant les travaux, l’école n’avait pas de siège fixe. On pense alors que les
confrères auraient bien aimé faire représenter leur saint patron dans l’église la plus proche.
Au groupe des trois Jean fait face celui de trois saintes que les spécialistes n’ont pas eu de
problèmes à identifier. Comme on l’a déjà souligné, au premier plan le peintre représente Marie-
Madeleine qui regarde le spectateur et tient dans sa main un vase à parfums. Derrière elle, à
gauche, sainte Catherine d’Alexandrie, qui renvoie à la donatrice Caterina Contarini. Nous ne
pouvons plus voir aujourd’hui, à cause des restaurations, le bout de la roue à pointe son principal
attribut. Quant à la troisième, on avait avancé le nom d’Agnès mais la restauration du tableau a
permis de voir qu’elle tient dans la main une coupe transparente contenant deux yeux, attribut
par définition de Sainte Lucie. Francesco Sansovino avait vu dans ce groupe, une représentation
des vertus théologales : Catherine, païenne convertie et épouse mystique du Christ, serait la
personnification de la foi ; Madeleine, courtisane séduisante et pécheresse, symboliserait l’espoir
du pardon divin. Enfin Lucie, riche héréditaire qui vend son patrimoine pour le donner aux
pauvres, est le symbole de la charité.
III. 2 Une composition « révolutionnaire »
Sebastiano del Piombo choisit de mettre en place dans cette pala non plus une composition
symétrique avec le saint de face regardant le spectateur comme c’était le cas au cours du
Quattrocento, mais une composition de « profil », « d’angle ». Saint Jean Chrysostome est,
représenté de profil en train de lire, appuyé contre le bord d’une architecture à l’antique. Jamais
auparavant on avait vu une telle composition où le saint titulaire de l’église, absorbé dans son
travail, ne regarde pas le fidèle. Cette composition « de profil » permet d’observer le saint en
train d’écrire et de lire tout en rendant visible et lisible au fidèle la page ouverte du livre. Aux
trois saintes de gauche, monumentales et à l’antique et dont le peintre représente les têtes,
16 Selon certains spécialistes, ce saint ferait référence à l’exécuteur testamentaire de Caterina Contarini, Gerolamo Contarini, qui fut podestà de cette ville. 17 Le siècle de Titien, 1993, p. 302.

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respectivement frontalement, de profil et de trois-quarts, répondent seulement deux saints
masculins sur la droite, ce qui crée une sorte de déséquilibre.
Sebastiano ne respecte pas la perspective de l’architecture réelle de l’église, mais il choisit de
percer une ouverture sur un paysage montagneux, éclairé par la lumière du crépuscule. Dans
cette composition, les personnages deviennent des masses chromatiques articulées, les unes avec
les autres, par la lumière d’un coucher de soleil. Ces personnages sont ainsi figés dans un
moment de contemplation et de méditation. Nous sommes presque face à une conversation
silencieuse et sereine où chaque personnage est proche de l’autre. Saint Jean Chrysostome a
déposé ses insignes plaçant sa mitre et sa crosse derrière lui se plaçant ainsi au même niveau que
les autres. Le peintre vénitien utilise des couleurs claires, froides et brillantes qui s’éloignent du
modèle de Bellini ou de Giorgione et se rapprochent d’un tableau que Sebastiano a pu observer
directement à Venise autour de 1506 : la Fête du rosaire (Fig.10) que Albrecht Dürer avait peint
pour l’autel de l’église de San Bartolomeo di Rialto18. Au contraire, la position de profil du saint
dériverait de l’iconographie de Saint Jérôme dans le désert. Mais si pour ce dernier cette
représentation est désormais ancrée dans les canons iconographiques traditionnels pour Jean,
père de l’église orientale, cette position est assez inhabituelle. On suppose que Sebastiano aurait
regardé deux tableaux d’autel aujourd’hui disparu de Giovanni Bellini qui étaient conservés
respectivement à l’église de Santa Maria dei Miracoli et dans celle de San Cristoforo della Pace.
Une autre nouveauté réside dans la façon dont Sebastiano représente deux gestes en particulier:
celui d’indiquer avec le doigt et celui de la main qui tient un objet en écartant les doigts central
de la main.
IV. ALVISE TALENTI ET LA CONSTRUCTION DE L’EGLISE : quelques
renseignements…
L’église de Saint Jean Chrysostome fut fondée au Xe siècle et reconstruite au XVe siècle (1497-
1525), œuvre de l’un des plus grands architectes de la renaissance vénitienne Mauro Codussi
(1440-1504) ; elle est terminée par son fils Domenico. L’architecte choisit le plan en croix
grecques avec une coupole centrale. Alvise Talenti, partisan d’un retour au style byzantin, est
sans doute à l’origine de cette reconstruction. Nous pensons aussi que Talenti joue un rôle
important dans le choix iconographique de deux tableaux d’autel importants, celui de Sebastiano
del Piombo et de Giovanni Bellini.
18 Le tableau est aujourd’hui conservé à la Galerie Nationale à Prague.

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La Pala de Saint Jean Chrysostome
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Pour le tableau de Sebastiano, on imagine que Talenti influença le peintre en ce qui concerne
l’iconographie des trois saints Jean, la parole divine passant à travers les trois.
Pour Bellini, au contraire, nous ne savons pas si Talenti a pu en quelques sortes influencer les
choix iconographique du peintre réticent à tout conseil.
CONCLUSION
Dernière effort du peintre à Venise, tableau qui résume le plus son activité dans cette ville, la
pala de Saint Jean Chrysostome est l’œuvre qui proclame Sebastiano artiste « novateur » du
début du Cinquecento. Aucune autre œuvre de cette période n’est comparable à celle qu’on vient
de décrire. L’importance qu’elle joua dans le milieu artistique vénitien est confirmé, par
exemple, par la ressemblance du Christ du Noli me tangere de Londres peint par Titien avec le
saint Jean-Baptiste de Sebastiano. De même, dans la fresque padouane représentant le Miracle
du nouveau né, le groupe de trois femmes sur la droite dérivent sans doute de celles peint par
Sebastiano dans la pala de saint Jean Chrysostome.
Mais n’arrivant pas à s’affirmer pleinement dans ce milieu, il décide de quitter sa patrie pour
Rome, où il aura un plus grand succès et une plus grande reconnaissance.
BIBLIOGRAPHIE -ACHIARDI Pietro, Sebastiano del Piombo, monografia storico artistica, Roma, Casa editrice dell’Arte, 1908. -BERNARDINI Giorgio, Sebastiano del Piombo, Bergamo, 1908. -BERTINI Chiara, “I committenti della pala di S. Giovanni Crisostomo di Sebastiano del Piombo”, in : Storia dell’Arte, 53.1985, 23-31. -DUSSLER Lutpold, Sebastiano del Piombo, Basel: Holbein, 1942. -GENTILI Augusto, Sebastiano del Piombo: Pala di San Giovanni Crisostomo, Venezia: Arsenale Editrice, 1985. -HIRST Michael, Sebastiano del Piombo, Oxford, Clarendon Press, 1981. -LUCCO Mauro, L’opera completa di Sebastiano del Piombo, Milano, Rizzoli, 1980. -LUCCO Mauro, Venezia 1500-1600, In : La Pittura nel Veneto. Il Cinquecento. Milano, 1996, p. 49-52 -PALLUCHINI Rodolfo, Sebastiano Viniziano: Fra Sebastiano, Milano, Mondadori, 1944. -PALLUCHINI Rodolfo, Sebastiano del Piombo, Milano: Fratelli Fabbri Editori, 1966. -VASARI Giorgio, Le vite dei piu eccellenti architetti, pittori e scultori, Firenze: L. Torrentino, 1550. -VASARI Giorgio, Le vite dei piu eccellenti pittori, scultori e archittetti, Firenze: Giunti, 1568. - Le siècle de Titien: l’âge d’or de la peinture à Venise [exposition, Paris], Grand Palais, 9 mars 14 juin 1993, Paris : Réunion des musées nationaux, 1993. -Sebastiano del Piombo: 1485-1547, [mostra, Roma Palazzo di Venezia, 8 febbraio - 18 maggio 2008, Berlino, Gemäldegalerie, 28 giugno - 28 settembre 2008], Milano: F. Motta, impr. 2008

11
Fig.1 Sebastiano del Piombo, Saint Bartholomée et Saint Sébastien, 1509, San Bartolomeo, Venise
Fig.2 Sebastiano del Piombo, Le Jugement de Salomon, 1508-10, National Trust, Kingston Lacey
Fig.3 Sebastiano del Piombo, Vue Loggia de Galatée, 1511, Villa Farnesina, Rome

12
Fig.4 Portrait de femme, 1511-12, Florence Fig.5 Portrait du Cardinal Carondelet, 1511, Madrid
Fig.6 Sebastiano del Piombo, Pietà, 1516, Fig.7 Sebastiano del Piombo, Résurrection Museo Civico, Viterbo de Lazare, 1517, National Gallery, Londres
Fig.8 Sebsatiano del Piombo, Visitation, 1518-19, Musée du Louvre

13
Fig.9 Sebastiano del Piombo, Pala de Saint Jean Chrysostome, 1510-11, San Giovanni Crisostomo,
Venise
Fig.10 Albrecht Dürer, Fête du Roasaire, 1506, Národní Galerie, Prague