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NOTES DE LECTURE La Découverte | « Réseaux » 2012/3 n° 173-174 | pages 329 à 346 ISSN 0751-7971 ISBN 9782707173799 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-3-page-329.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Notes de lecture », Réseaux 2012/3 (n° 173-174), p. 329-346. DOI 10.3917/res.173.0329 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 195.83.48.4 - 29/02/2016 17h52. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 195.83.48.4 - 29/02/2016 17h52. © La Découverte

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NOTES DE LECTURE

La Découverte | « Réseaux »

2012/3 n° 173-174 | pages 329 à 346 ISSN 0751-7971ISBN 9782707173799

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-3-page-329.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------« Notes de lecture », Réseaux 2012/3 (n° 173-174), p. 329-346.DOI 10.3917/res.173.0329--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Notes de lecture

Elvina FESNEAU. Le Poste à transistors à la conquête de la France. La radio nomade (1954-1970), Paris, INA Éditions, 2011, 307 p.

Par cécile MÉAdel

en sociologie ou histoire du contemporain, le transistor est bien utile pour illustrer deux hypothèses : l’une sur la politique industrielle et l’innovation, l’autre sur l’apparition ou le développement d’une classe d’âge. ces deux pis-tes sont amplement éclairées par l’ouvrage d’elvina Fesneau qui vient com-bler un vide historiographique : la technologie du transistor n’avait pas fait jusque-là, au moins en France, l’objet de recherches approfondies et n’était abordée que par des travaux des science policy1 qui s’en saisissent comme d’un exemple parmi d’autres de développement techno-scientifique, ou encore à travers les récits des acteurs de l’époque, heureusement loquaces comme c’est souvent le cas des professionnels de la communication, mais passable-ment reconstruits.

revenons à la première hypothèse : le transistor vient conforter le modèle tourbillonnaire de l’innovation défini par opposition au modèle linéaire2. Dans ce dernier, les scientifiques explorent, les industriels appliquent, le mar-keting teste, les commerçants vendent et les consommateurs utilisent. dans le modèle tourbillonnaire, rien n’est donné et chaque étape du développement peut ramener en arrière, remettre en cause les hypothèses fondatrices, etc. dans la légende du transistor, c’est le marketing qui est pris en défaut : ses

1. cf. François Jacq, 1996, Pratiques scientifiques, formes d’organisation et représentations politiques de la science dans la France de l’après-guerre, thèse en socioéconomie, Paris, École des Mines ; christophe lecuyer, 2006, Making Silicon Valley: Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970, cambridge, MIt Press ; richard r. Nelson, 1962, “the link between science and invention: the case of the transistor”, in The Rate and Direction of Inventive Activity: Economic and Social Factors, universities-National Bureau, 549-584, www.nber.org/chapters/c2141.2. cf. Michel callon, 2006, « sociologie de l’acteur réseau », in M. Akrich, M. callon et B. latour, Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines.

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études de marché auraient montré l’absence d’intérêt du public pour une telle innovation, alors même que le succès allait être au rendez-vous.

comme toujours avec les travaux historiques bien conduits, l’affaire aussi est plus compliquée qu’il n’y paraît. e. Fesneau, s’appuyant sur les archives de la csF (et plus particulièrement d’André danzin, un de ses anciens responsa-bles), montre comment la firme française se lance dans le développement de ces technologies, en quelque sorte à contre-emploi. l’entreprise csF (comme sa filiale Radio France) était forte dans le domaine de la télégraphie et les communications internationales ; mais elle n’avait pas d’expérience dans la production industrielle de produits de masse pour le grand public. le tran-sistor, ce petit circuit électrique dont les principes ont été posés aux lende-mains de la deuxième Guerre mondiale, permet d’envisager une alternative aux lampes des radios récepteurs, avec une économie en énergie substantielle et une durée de vie prolongée. Il s’agit aussi pour la CSF de contrer les firmes étrangères et, à la différence du grand concurrent thomson Houston, de ne pas faire dépendre l’industrie nationale de brevets étrangers. c’est la grande époque de la politique industrielle où l’État appuie directement ses cham-pions, les protège contre les concurrents, en soutenant la recherche et en sub-ventionnant les exportations. Avec le soutien des pouvoirs publics, la csF va donc s’employer à mettre sur les marchés des appareils entièrement français, rapidement produits et à bas prix de vente.

la csF, consciente de son inexpérience et pressée par la concurrence, com-mence par racheter une petite entreprise spécialisée dans le marché de niche des autoradios et envisage, faute d’un bon réseau de distribution, la vente par correspondance. Deux choix précurseurs mais qui ne suffiront pas : en quelques mois, à l’été 1955, les tests sont réalisés et le passage à l’échelle industrielle engagé. Malgré de nombreux problèmes de fiabilité et l’inadap-tation des usines à une production de masse, le solistor, premier transistor aux composants français, voit le jour. Mais la production en série s’avère un échec ; la qualité du poste est médiocre, l’usine, ne maîtrisant pas les procédés de fabrication, est dans l’incapacité de produire avec régularité des transistors fiables : ce sont les circuits qui résistent, comme l’explique d’une phrase percutante Émile Girardeau : « les composants semblent avoir trop de personnalités ! ».

Après le récit circonstancié et passionnant de cet échec, elvina Fesneau ne poursuit pas avec la même minutie l’aventure industrielle du transistor, limitée par la dure nécessité des archives ; mais elle nous décrit son rapide

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essor, contemporain de la cinquième république, dès lors que sa production à l’échelle de masse est enfin maîtrisée. Le transistor n’est d’ailleurs que la première des trois innovations marquantes de la période en matière de radio, précédant le déploiement de la modulation de fréquence et le développement des autoradios à transistors.

comment s’est donc opérée sa rapide diffusion ? dans les années 1950, le marché de la radio semble saturé quand les deux tiers des foyers sont équipés. l’innovation que constitue le transistor ne saute pas aux yeux, ce qui explique les réticences de certains : la taille des nouveaux postes n’est pas toujours inférieure à celle des petits récepteurs à lampe (comme le Baby de Marconi) ; l’autonomie énergétique n’est pas nouvelle puisque, avant la guerre, la plu-part des postes à lampe ne fonctionnaient pas sur secteur mais sur accumula-teurs et que les transistors à leur tour pourront être branchés sur secteur à la fin des années 1960 ; le poids de ces récepteurs n’est pas non plus une indication puisqu’il peut être très variable (entre 200 g et 4 kg) ; la qualité sonore, enfin, fait l’objet de controverses quand la taille des récepteurs à lampe a longtemps été un indicateur de qualité.

et pourtant le développement va être très rapide, le nombre de postes transis-tors vendus passant de 150 000 en 1958 à 2,5 millions quatre ans plus tard. Grâce à une politique protectionniste, dirigée en particulier contre les produits japonais, 90 % des postes vendus sont de fabrication française (à défaut d’être exclusivement faits de composants français comme l’avait souhaité la csF). et, surtout, à la différence de ce qui se passera plus tard pour la télévision couleur3, la France fait le choix de l’efficacité plutôt que de la qualité (sonore en l’occur-rence), de la modulation d’amplitude plutôt que de la modulation de fréquence, de meilleure qualité mais encore inaboutie. cette réussite (très provisoire, jusqu’au milieu des années 19604) reste partiellement inexpliquée étant donné la situation de ce secteur décrite par l’ouvrage : en cette fin des années 1950, l’industrie des postes à lampe est en assez mauvaise position, tout comme celle des téléviseurs ; le secteur de la radiophonie, très marqué par l’amateurisme technophile des sans-filistes de l’entre-deux-guerres5, demeure artisanal jusqu’à la fin des années 1960, y compris dans l’organisation de sa distribution.

3. cf. crane, rhonda J., 1979, The Politics of International Standards: France and the Color TV War. Norwood: Ablex Publishing corporation.4. cf. Patrice Flichy, 1991, Les Industries de l’imaginaire. Pour une analyse économique des médias, Grenoble, PuG.5. cf. cécile Méadel, 1986, Histoire de la radio des années trente, Paris, economica.

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Pourtant le transistor (qui désigne désormais par métonymie le récepteur et non plus les circuits qu’il enferme) devient rapidement un bien d’équipement de masse, loin devant les équipements ménagers (sauf la cuisinière), pionnier du multi-équipement ; le nombre de foyers en disposant d’au moins deux (un fixe et un « transistor ») ne cesse de croître, grâce à des prix décroissants, au fort renouvellement des modèles, dont les caractéristiques et la présentation ne cessent d’évoluer, et grâce aussi à la fraude sur les déclarations qui per-met d’éviter le paiement de la redevance… on pourra bien souligner que les vieilles caractéristiques des différences d’équipement (plus forte densité au nord qu’au sud, dans les villes qu’à la campagne, chez les riches que chez les pauvres…) demeurent, il ne s’agit plus que de nuances ; le transistor est par-tout au milieu des années 1960.

e. Fesneau n’a pas toujours les matériaux (s’ils existent…) qui lui permet-traient d’expliquer un tel succès quand elle étudie les usages du transistor – on appréciera au passage l’utilisation très pertinente des catalogues Manu-france comme référence de l’offre. Bien sûr, la mobilité semble intéresser les consommateurs, comme en témoigne le nombre de nouvelles émissions destinées aux conducteurs alors que les anciennes autoradios aux prix éle-vés n’avaient eux qu’une faible diffusion, comme en témoignent aussi les campagnes publiques pour faire taire les transistors trop intrusifs dans l’es-pace public. Pourtant, selon l’auteur, le transistor s’écoute principalement à la maison. on peut sans doute faire l’hypothèse que la mobilité à l’in-térieur de la maison fut une caractéristique appréciée des auditeurs. de la même manière, on sait finalement peu de chose de l’individualisation des pratiques d’écoute de la radio, si ce n’est qu’elle se mesure en augmenta-tion du taux d’équipement et hors ce qu’en disent ex-post les professionnels, suivis, faute d’éléments tangibles, par les chercheurs. on revient ici à la deuxième hypothèse historique classique sur le transistor : le fait qu’il a, qu’il aurait permis l’émergence d’une classe d’âge constituée autour d’une culture commune6. comme le signale elvina Fesneau, le fait que les jeunes se mirent à posséder des postes transistors n’implique pas nécessairement qu’ils les écoutaient nécessairement de manière solitaire et il faudrait pou-voir faire une histoire des pratiques d’écoute collective, avec ses circulations et ses échanges. De même faudra-t-il revenir sur le rôle imputé au transistor dans les grandes crises politiques des années 1960, seulement évoqué en fin

6. cf. Jean-François sirinelli, 2007, Les Baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Hachette.

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d’ouvrage. si l’ouvrage n’ambitionne pas de faire une histoire totale, l’ana-lyse diachronique, industrielle et économique du transistor qu’il propose ne pourra plus être ignorée de toute étude des communications et de la culture de ces années-là.

cécile MÉAdelÉcole des Mines de Paris, centre de sociologie de l’[email protected]

Jérôme BOURDON, Du service public à la télé-réalité. Une histoire cultu-relle des télévisions européennes, 1950-2010, Paris, INA Éditions, coll. « Media Histoire », 2011, 252 p.

Par Aline HArteMANN

cet ouvrage est l’aboutissement d’une dizaine d’années de travail, fruit de nombreuses collaborations avec des chercheurs en europe et de participation assidue à des programmes de recherche sur la télévision. en introduction à son ouvrage, Jérôme Bourdon nous expose les ambitions de son projet : « Ce livre raconte un épisode peu ou pas connu dans une histoire européenne qui a connu de riches développements : celui de sa culture de masse visuelle. en même temps, il propose une thèse sur l’europe » (p. 9). et il pose, dans le même mouvement, ses limites, précisant qu’il offre « un guide pour les historiens à venir, un répertoire de questions pour les chercheurs, et quelques conclusions provisoires sur l’europe et sa (ou ses) cultures » (p. 22).

si nombre de chercheurs ont mené des études sur la question, ils ont le plus souvent proposé des « Europatchworks », selon l’expression de Jérôme Bourdon : chaque auteur offre une contribution consacrée à une nation en particulier, le tout étant lié par une introduction et une conclusion qui ten-tent d’unifier l’ensemble, selon la vieille antienne d’une Europe conçue comme « l’unité dans la diversité ». Il s’agit alors davantage d’une histoire des télévisions en europe, qu’une histoire des télévisions proprement euro-péennes.

Tout l’intérêt de la démarche de Jérôme Bourdon réside précisément dans le fait qu’il remet en question ce modèle : il entend reprendre l’histoire de

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la télévision européenne, depuis les origines, de manière intégrée, à travers l’ évolution des grands genres qui la constituent et qui forment autant de chapi-tres de l’ouvrage. Il focalise notamment son attention sur les cinq plus grands pays de l’ouest de l’europe, à savoir l’Allemagne, la France, la Grande-Bre-tagne, l’espagne et l’Italie. Il délimite ainsi son objet d’étude – tout en notant que certaines de ses conclusions peuvent s’appliquer aux espaces géographi-ques de la Belgique, des Pays-Bas, des pays scandinaves et du Portugal – pour deux raisons principales : la première tient au fait qu’analyser les télévisions de l’europe de l’est suppose d’étudier des systèmes post-communistes, qui posent des questions différentes de ceux de l’ouest. Il conviendrait alors de faire une « autre » histoire de ces télévisions. en effet, et c’est là qu’intervient la seconde raison, l’europe de l’ouest présente la caractéristique d’être le lieu où « s’est forgé l’idéal de service public, que la déréglementation a considéra-blement atteint depuis la fin des années 1980 » (p. 11). Jérôme Bourdon pro-pose ainsi de relire cette histoire du service public et aboutit à une conclusion fondamentale, qui sous-tend la structure de l’ouvrage tout entier : « l’europe des télévisions a été essentiellement une europe nationale, avec quelques fenêtres régionales » au sens où « les peuples de l’europe ont été et demeurent attachés à leur identité nationale d’abord (…) et les institutions européennes leur inspirent peu d’attachement » (p. 11).

Écrire une histoire transnationale et culturelle des télévisions européennes, c’est aussi faire le récit des différentes tentatives pour faire « lA télévision de l’europe » (p. 15), qui aurait pour mission de réunir, par la voie des ondes, l’ensemble des peuples du continent, afin de créer une identité commune. Plusieurs dispositifs ont été mis en place, avec plus ou moins de bonheur : la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, apparue à la fin des années 1980, est l’une des rares créations à avoir fait ses preuves et à avoir perduré – même si elle est restée essentiellement binationale, ne parvenant pas à ouvrir son mode de coopération à d’autres pays de façon concluante.

Enfin, il est indispensable d’évoquer un contrepoint fondamental, pour faire l’histoire des télévisions européennes : les États-unis et le phénomène dit d’« américanisation », souvent conçu comme une menace pour les identités nationales en Europe. Jérôme Bourdon propose notamment de reconsidérer l’influence américaine sur les télévisions européennes, expliquant que dans un premier temps, le modèle commercial s’est, certes, peu à peu immiscé dans l’univers des télévisons européennes, mais que dans un second temps, ces dernières, nourries de ce modèle, se le sont approprié et l’ont transformé, pour finalement le réexporter vers les États-Unis.

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Notes de lecture 335

L’ouvrage s’organise en sept grands chapitres. Le fil conducteur choisi par l’auteur est celui du genre, qui apparaît, à chaque étape, comme la marque prédominante d’un moment de la chronologie du récit que nous expose Jérôme Bourdon. Ainsi, après avoir posé, dans le chapitre inaugural du livre, « sept débats pour la télévision européenne » présentant les notions principales qui sont abordées dans l’ouvrage, puis, dans un deuxième chapitre, les tentatives pour faire émerger une « télévision paneuropéenne », l’auteur nous invite à parcourir les grandes phases qui jalonnent ce récit de l’histoire des télévisions européennes.

le premier moment est celui de la télévision monopolistique, vouée au ser-vice public, qui rencontre les enjeux de la fiction (chapitre 3). Cette période est marquée par les débats sur la culture et l’identité nationale, dont la télévi-sion nationale doit écrire « le grand récit » pour le porter à l’écran, tout en le définissant contre le modèle venu des États-Unis, et en fabricant « sa contre-Amérique » (p. 117).

le deuxième moment voit poindre un affaiblissement du service public, les débuts de la déréglementation, que l’auteur associe à l’ère de la transforma-tion de l’information et de la codification de ce genre (chapitre 4). Parallèle-ment, le service public se heurte à la montée des valeurs du divertissement : comment concilier les deux premières missions du service public, à savoir, dans l’ordre d’importance, « informer et cultiver », avec sa troisième mission, « divertir » (chapitre 5) ?

Enfin, l’histoire se clôt sur une forme particulière du divertissement, le rea-lity show ou télé-réalité, qui marque la prééminence de la télévision privée et le primat du divertissement dans les trois missions identifiées par le service public. la télé-réalité est singulière à plusieurs titres : elle représente le seul genre ici évoqué qui n’ait pas d’existence en dehors du medium de la télévi-sion. en outre, malgré son apparition relativement récente, elle a fait l’objet de nombreuses recherches et a suscité plus de réactions que les autres genres dont elle est issue. ce phénomène est sans doute dû au fait que la télé-réa-lité, définie par l’auteur comme ‘la télévision des émotions personnelles’ ou ‘l’américanisation de l’intime’ « a affecté l’ensemble des genres, information, divertissement, et leur hybride, l’infotainment » (p. 202). en effet, elle pro-pose une nouvelle grammaire d’images, qui emprunte notamment au genre du documentaire, en le transformant. de plus, venu des États-unis, elle est adop-tée par des producteurs européens, qui se l’approprient et la modifient pour la réexporter outre-Atlantique.

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Afin de clore son propos, Jérôme Bourdon évoque la question de la récep-tion et du public (chapitre 7), pour expliquer comment elle est représentée et construite. Il entend montrer comment, en vingt ans, « le public de la télévi-sion est devenu une audience » (p. 203) et cherche à expliquer le phénomène de « l’avènement de l’audience quantifiée » (p. 211), qui a une signification proprement politique : « le peuple audimétrique redevient ce qu’avait été le peuple aux XVIIIe et XIXe siècles, ‘une énigme anthropologique’. Car la télévision, alors qu’elle naît dans l’ombre du projet éducatif, va finalement engendrer une nouvelle forme de ‘populace’, entendez la vision d’un peuple ignorant, se délectant non de violences mais d’une culture jugée pauvre et vulgaire » (p. 216).

Jérôme Bourdon propose, dans cet ouvrage, le produit d’une recherche remarquable, qui, avec les travaux conduits par le european television His-tory Network et sa première tentative d’Histoire européenne de la télévision (J. Bignell, A. Ficker, A European Television History, london, Blackwell, 2008), constitue la forme la plus aboutie de ce que peut être une histoire cultu-relle des télévisions européennes. Ainsi, l’Amérique ou plutôt les Amériques, sont, définitivement, les repères par rapport auxquels les télévisions européen-nes se sont construites et continuent de se construire : Amérique-repoussoir dans les premiers temps de la télévision du service public, Amérique triom-phante de la période de la télévision commerciale, à partir des années 1980, puis Amérique intime de la télé-réalité, dès les années 1990. Qu’en est-il alors de la notion de service public, qui était au fondement des télévisions euro-péennes ? Ses missions ne sont plus clairement définies et le rôle d’éducation populaire, qui était le sien dans les années 1950, est taxé à présent d’élitisme.

Aline HArteMANNeHess-Institut Marcel Mauss, centre Marc Bloch de recherches en sciences sociales, [email protected]

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Notes de lecture 337

Christophe PIAR, Comment se jouent les élections : télévision et persua-sion en campagne électorale, Paris, INA, coll. « Médias et essais », 2012, 313 p.

Par Gaël VIlleNeuVe

Quelle influence l’information télévisée exerce-t-elle sur le vote des élec-teurs ? Face à une telle question, la plupart des travaux français de sociolo-gie des médias rappellent en général que l’influence est une notion difficile à caractériser, puisque le message reçu d’un émetteur quel qu’il soit s’imbrique dans la relation complexe que le récepteur entretient avec son environnement symbolique. À ceux qui, par exemple, expliquent que la victoire d’un candi-dat aux élections est « l’effet » de ses habiles réparties au débat télévisé d’en-tre deux tours, ou qui assurent que le visage tuméfié du retraité Papy Voise, apparu en avril 2002 au journal de 20 heures de tF1, « a provoqué » la pré-sence quelques jours plus tard de Jean-Marie le Pen au second tour des élec-tions présidentielles, on a coutume d’entendre répondre qu’entre l’individu et les médias, il y a la société ; que le rapport de l’individu à ses médias gagne à être pensé comme un rapport social parmi d’autres, plutôt que comme un effet subi. le livre de christophe Piar, en revanche, rompt avec cette norme en se proposant de répondre à la question telle qu’elle est posée. tiré d’un copieux recueil de codage d’archives et de dépouillement de sondages, mené dans le cadre de sa thèse de doctorat en sciences politiques, son livre se pro-pose de prouver que l’évolution des informations télévisées en France depuis 1981 produit des effets sur la dynamique du vote et la compétence politique. À l’appui de sa démonstration, l’auteur exploite sa bonne connaissance de la sociologie nord-américaine du journalisme, et illustre sa démonstration de quelques entretiens avec des spectateurs de journaux télévisés interviewés par ses soins. en deux parties, christophe Piar se propose de montrer que l’information télévisée a des conséquences négatives sur la capacité de choix des électeurs : selon lui, trente ans de soumission progressive du journalisme télévisé aux normes de l’information-divertissement ont conduit les 65 % de Français dont la télévision est la première source d’information politique (selon l’enquête de mars-avril 2006 du Baromètre politique français) à voter à partir d’une information politique télévisée tronquée, dépréciative, centrée sur les péripéties de la course électorale plutôt que sur les enjeux du programme.

la première partie de l’ouvrage présente « la fabrication et le contenu de l’ac-tualité télévisée en campagne électorale ». on y rappelle, à partir de travaux

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essentiellement anglo-saxons, que l’impératif de rentabilité a conduit depuis un demi-siècle les journalistes de télévision à privilégier dans leurs journaux leur intérêt pour le jeu des campagnes, au détriment des enjeux des program-mes. Plusieurs spécialistes du journalisme télévisé et quelques témoigna-ges de reporters viennent se succéder à la barre. la logique de la course à l’audience, qui concerne désormais tous les reporters de journaux télévisés, publics comme privés, est exploitée par les responsables de communication des grands partis pour obtenir de leur candidat une image favorable. la dyna-mique de l’information télévisée des campagnes électorales dépend-elle donc de cette tension entre journalistes et communicants ? la France fait intervenir une tierce partie : le conseil supérieur de l’Audiovisuel. en obligeant radio et télévision à concéder, le temps de la campagne officielle, un temps d’antenne égal à chaque candidat, le conseil contrarie la tendance des journalistes à se focaliser exclusivement sur les prétendants les mieux cotés dans les sonda-ges. Pour autant, constate christophe Piar, le conseil est impuissant à obli-ger les journalistes à informer des enjeux de la campagne. Pour le prouver, l’auteur engage une vaste opération de codage des reportages diffusés sur tF1 et France 2 dans les six mois qui ont précédé les élections présidentielles de 1981, 1988, 1995, 2002 et 2007, et les deux référendums sur la construction européenne de 1992 et 2005. cette considérable base de données lui permet de produire des graphiques sur les principales topiques (économie, insécurité, social), le temps d’antenne qui leur est consacré sur chaque chaîne, mais sur-tout le pourcentage de temps alloué au « jeu » (bourdes, petites phrases) et aux « enjeux » (programme, démonstrations) au cours de ces différents épisodes. Les statistiques confirment globalement l’intuition commune : à l’exception des élections européennes de 1999 et de 2004, toutes les couvertures de cam-pagne se focalisent, pour environ trois quarts du temps consacré, sur le jeu entre belligérants. Fait notable, il ressort de l’enquête que la différence sur ce point entre les journaux télévisés de 20 heures de tF1 et de France 2 est à peu près nulle. un peu plus loin, christophe Piar exploite cette base de données en dressant les statistiques de la convergence entre les thèmes des extraits de discours des différents candidats diffusés aux journaux télévisés. Il prouve ainsi que le journal télévisé, espace commun le plus regardé de la campagne, force les candidats à se répondre les uns aux autres. en obligeant les candidats à intervenir sur les thèmes qu’ils retiennent comme étant « d’actualité », les journaux télévisés obligent les candidats à quitter les thèmes qu’ils traitent traditionnellement auprès de leur base électorale (l’insécurité pour la droite, les inégalités pour la gauche) pour prendre position sur les thèmes privilégiés par leurs adversaires.

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Quels effets ces informations ont-elles sur le téléspectateur-électeur ? la seconde partie de l’ouvrage répond à cette question, à partir des réponses aux sondages de la première vague du panel électoral français administrés durant les trois semaines précédant le premier tour de l’élection présidentielle de 2007. Pour chacune de ces démonstrations, christophe Piar effectue des analyses de régression sur les données de ces sondages. dans la lignée de l’enquête de 1978, coréalisée par roland cayrol, Jay Blumler et Gabriel thoveron, publiée sous le titre La télévision fait-elle l’élection, l’auteur se propose de vérifier si la plus grande médiatisation et l’individualisation croissante de nos sociétés conduisent les électeurs à s’appuyer plus fermement sur les informations poli-tiques des journaux télévisés pour se faire un avis sur les enjeux de la campa-gne et pour choisir leur candidat. Il évalue d’abord l’effet d’empowerment des médias sur les citoyens, la manière dont les informations que les médias propo-sent sur la campagne permettent aux citoyens de se sentir plus compétents sur les enjeux politique. l’auteur conclut que « l’exposition à l’information diffu-sée par la télévision est moins bénéfique pour le sentiment de compétence poli-tique que l’exposition à l’information diffusée par les autres médias » : ceux qui s’informent par la télévision « ont 1,16 fois plus de chance de trouver que la politique est une chose trop compliquée ». Puis vient l’analyse de l’influence du vote, qui propose deux résultats marquants. d’une part, les électeurs qui citent les journaux télévisés de 20 heures des deux premières chaînes sont plus nombreux à affirmer leur intention d’aller voter que ceux qui ont les mêmes principales caractéristiques sociales qu’eux. ce résultat, dont les détails sont sans doute à chercher dans la thèse de christophe Piar – le livre ne repro-duit pas les calculs de régression – peut se comprendre comme le signe que la télévision incite à la participation… ou bien qu’un autre facteur incite conco-mitamment à assister à la grand-messe télévisée et à mettre son bulletin dans l’urne. le même raisonnement vaut aussi pour le second résultat de cette partie du livre : toutes choses égales par ailleurs, les téléspectateurs qui s’informent majoritairement à partir du journal télévisé de 13 heures de tF1 sont plus nom-breux à dire qu’ils voteront sarkozy. là où l’auteur explique ce résultat par une tendance du journal de Jean-Pierre Pernaut à valoriser l’image sur le fond, et donc à favoriser le candidat le plus habile dans la gestion de son image, il est possible d’estimer que le choix même de s’informer à cette source est le signe d’un intérêt du spectateur pour les discours conservateurs, et que son vote, comme sa consommation, constituent des confirmations de cet engagement.

rigoureux et fécond, le livre de christophe Piar laisse toutefois deux regrets. On y déplore un faible retour réflexif sur les outils d’enquête et les catégories

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de codage. les notions de « score de convergence », de « jeu/enjeu », ainsi que les théorèmes « effets d’amorçage », « effets de cadrage » ont été pensés par d’autres. Cet usage ne lui a-t-il pas inspiré quelques doutes ? Enfin, l’abon-dance d’informations, de graphes, de tableaux et de chiffres résultant de son impressionnante enquête donne parfois l’impression paradoxale de cacher les résultats les plus saillants, voire de détourner le lecteur du fil rigoureux de sa démonstration. Il n’en reste pas moins que ce livre constitue in fine une forte démarche de la relation entre information télévisée et dynamique du vote.

Gaël VIlleNeuVecsu, université Paris [email protected]

Hyacinthe RAVET, Musiciennes. Enquête sur les femmes et la musique, Paris, Autrement, coll. « Mutations / Sexes en tous genres », 2011, 336 p.

Par laure de VerdAlle

en choisissant de rappeler, en exergue de son introduction, que la première femme titularisée au sein de l’orchestre philarmonique de Vienne, à l’issue d’une décision prise par l’Assemblée générale de ses membres, l’a été au début de l’année 1997, Hyacinthe ravet situe son étude des femmes musi-ciennes dans la perspective des travaux qui ont analysé les difficultés ren-contrées par les femmes pour accéder à certaines professions, ou du moins pour en atteindre les strates réputationnelles les plus élevées. tout l’intérêt du terrain musical est ici qu’il s’agit d’un univers féminisé de longue date (chez les amateurs comme chez les professionnels), mais au sein duquel opèrent de multiples mécanismes de segmentation (selon les genres pratiqués, selon les instruments, selon les contextes de jeu, etc.). Il s’agit donc pour l’auteure d’en comprendre les dynamiques temporelles, les évolutions, les ambivalences et les inerties. Pour cela, Hyacinthe ravet s’appuie sur les acquis de la sociologie du travail et des professions artistiques, sur l’apport des Gender Studies, et sur une connaissance approfondie du milieu musical puisqu’elle est elle-même clarinettiste et qu’elle a, à ce titre, tout à la fois une expérience personnelle de cet instrument et une approche précise des différents contextes de jeu. Pour autant, les matériaux empiriques, qualitatifs et quantitatifs, qu’elle mobilise au fil de l’ouvrage s’inscrivent surtout dans une série d’enquêtes menées depuis

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une quinzaine d’années et dont elle propose ici une synthèse passionnante qui ne se contente pas de décrire des carrières musicales ou d’analyser les ressorts du marché du travail des musiciens d’orchestre, mais qui ambitionne « de saisir la spécificité des univers de la création et de l’interprétation à travers la transformation sociohistorique des représentations et des pratiques musicales, d’articuler faits matériels et phénomènes symboliques » (p. 13).

l’ouvrage s’ouvre avec deux chapitres qui reviennent sur l’histoire longue de la présence musicale des femmes et sur les représentations qui leur sont associées. s’ils permettent au profane de découvrir un ensemble de travaux, somme toute assez récents, qui explorent l’histoire des musiciennes, l’auteure ne se contente pas d’une revue de littérature mais pose les jalons d’une étude de la « condition sociale » des femmes dans le monde musical et des méca-nismes par lesquels elles se sont trouvées, et se trouvent encore, exclues de certains segments professionnels. Le chapitre 2 prolonge ces réflexions en présentant une analyse là encore extrêmement éclairante du « sexe » des ins-truments, pour laquelle l’auteure mêle démarche sociohistorique et approche anthropologique. le recours à une sociologie du corps, qui permet de com-prendre comment se construit le rapport du musicien à son instrument, en lien avec un processus de « sexuation » qui associe symboliquement tel instrument au « masculin » ou au « féminin » est particulièrement convaincant. Au fil de la démonstration se dessine en effet « une histoire des postures du corps lors du jeu instrumental, qui invite à réaliser une archéologie des rapports entre corps féminin, corps masculin et instruments de musique » (p. 39), dont on trouvera de nombreux échos dans la suite de l’ouvrage.

Hyacinthe ravet déroule ensuite, dans ce qui constitue le cœur de son livre et rassemble les développements les plus aboutis au sens où ils reposent éga-lement sur les données empiriques les plus variées, une succession de cinq chapitres consacrés aux cheminements professionnels et aux pratiques des musiciennes. Elle alterne ici au fil des pages la perspective large d’une étude des contextes et des conditions d’accès des femmes aux carrières musicales et le suivi plus approfondi du cas des clarinettistes pour lesquelles elle distin-gue trois générations de musiciennes et mobilise des portraits plus singuliers qui viennent utilement éclairer les grands mouvements qu’elle décrit. si les matériaux proposés sont très riches et l’écriture toujours rigoureuse, on peut toutefois être un peu déconcerté par l’ordre dans lequel sont présentés ces dif-férents chapitres : le chapitre 6 qui présente « la lente ouverture des orchestres aux femmes », et le chapitre 7, qui dresse un portrait de l’orchestre comme

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« microcosme hiérarchisé » en s’appuyant sur les résultats d’une enquête quantitative auprès de trois orchestres permanents arrivent peut-être un peu tard, notamment en regard des analyses très fines proposées dans les chapitres 4 et 5 quant aux parcours des clarinettistes, qui montrent bien qu’« histoires personnelles et histoire sociale se répondent et se construisent concomitam-ment » (pp. 267-268). de ce point de vue, si le parti pris d’une articulation des niveaux d’analyse micro et macro est non seulement pertinent mais bien tenu dans l’exploitation des différents matériaux mobilisés, la structure de l’ouvrage ne lui rend pas toujours justice ou en tout cas n’en valorise pas suf-fisamment tous les apports.

Enfin, les deux derniers chapitres du livre, s’ils sont moins nourris empirique-ment, peut-être parce qu’ils correspondent en partie à des enquêtes en cours, soulèvent des questions importantes. Ils s’intéressent en effet aux différentes figures d’autorité que sont les chefs d’orchestre mais aussi chefs de pupitre, solistes et à l’inégale répartition du « pouvoir créateur ». Plus programma-tiques, mais néanmoins très convaincants, ces chapitres laissent en tout cas entrevoir la nécessité de travaux venant prolonger les intuitions très fortes de l’auteure quant à la manière dont évoluent, même lentement, « les attributs des hommes et des femmes et la dénotation sexuée des pratiques » (p. 269).

lecture à la fois agréable et dense, cet ouvrage propose donc une analyse riche et précise de la place des femmes dans un univers musical dont les res-sorts et les ambiguïtés sont présentés avec beaucoup de finesse.

laure de VerdAllelaboratoire Printemps / [email protected]

Dominique PINSOLLE, Le Matin (1884-1944). Une presse d’argent et de chantage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012, 354 p.

Par Jean-Pierre BAcot

dans l’histoire de la presse française, un manque vient d’être comblé. la tâche à laquelle dominique Pinsolle s’est attelé était redoutable, dans la mesure où Le Matin, qui fut l’un des principaux quotidiens de la IIIe répu-

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blique, aussi peu connu qu’il soit en réalité, traîne une très mauvaise réputa-tion, associé qu’il est à la vénalité d’une partie non négligeable de la presse française à cette époque. en réalité, Le Matin fut « constamment un mélange d’avant-gardisme et d’affairisme, d’innovation et de corruption, d’originalité et de vénalité ». en prenant en compte, sans les dissocier, ces divers aspects, l’auteur nous entraîne dans une passionnante traversée d’un univers peu relui-sant qui constitue en fait une réflexion documentée sur la liberté de la presse en régime capitaliste et, comme le souligne christian delporte en conclusion de sa préface, « une contribution précieuse à l’histoire heurtée de la démo-cratie française ».

traditionnellement, Le Matin est classé avec trois autres grands quotidiens populaires de la même époque, Le Journal, Le Petit Journal et Le Petit Pari-sien dans un ensemble qui a considérablement élargi après les lois sur la presse de 1881 le lectorat de la presse française en direction d’un public peu fortuné et peu cultivé. Sans contester cette typologie, Pinsolle spécifie le cas du Matin en ce qu’il fut, tout autant qu’un organe d’information, un outil de pouvoir et d’enrichissement au profit de l’homme qui le dirigea de 1897 à 1944, Maurice Bunau-Varilla. Proche du pouvoir d’État, jusqu’à 1936, mais sans allégeance particulière à une tendance, puisque d’un redoutable opportunisme, faisant toujours en sorte que les dirigeants lui soient redevables, le plus sulfureux des grands patrons de presse français s’est rapidement occupé en priorité de ses propres intérêts qui devaient d’ailleurs prospérer. Afin d’en rendre compte, l’auteur fait appel à l’histoire économique, estimant que les catégories habi-tuelles de celle du journalisme et de celle de la presse ne suffisent pas à appré-hender un tel objet. le livre, et ce n’est pas son moindre intérêt, réussit à tenir cet équilibre entre les rapports économiques entretenus par Le Matin avec le pouvoir, source de profits et de subventions occultes, mais aussi promotion et mécénat, et les relations politiques basées, de manière très française, sur des séries de déjeuners dans l’un des domiciles prestigieux du patron. Au centre de cette configuration apparaît un empereur de presse à la fois bouffon et redoutable, même si l’histoire du Matin finira sur un échec, ce monument de corruption sombrant à la fin de son parcours dans une collaboration active avec l’occupant.

dans une première partie du livre, le rappel de la naissance américaine du Matin participe de l’intérêt du propos. le journal fut en effet à son origine, en octobre 1883, une déclinaison du Morning Post, quotidien de langue anglaise publié à Paris. destiné à un lectorat aisé, il était censé permettre à deux hom-mes d’affaires américains, John William Mackay et James Gordon Benett Jr,

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enrichis dans les mines d’or et la banque, de développer leur commerce dans l’hexagone. Mais ils ne parviendront pas à s’entendre et un journaliste formé dans les feuilles monarchistes, Alfred Edwards, prendra le contrôle des opé-rations du quotidien qui était alors vendu 10 centimes, deux fois plus que les journaux populaires et dont le tirage tournait autour de 30 000 exemplaires. utilisant les services de l’agence Havas, offrant des nouvelles économiques et internationales précises, refusant le roman-feuilleton et le sensationnalisme de la presse populaire, Le Matin, en sa première formule, installe dans une France qui ne le connaissait pas, le célèbre modèle anglo-saxon de séparation du fait et du commentaire, reléguant la politique à une rubrique spécialisée, tranchant par là même dans un paysage en efflorescence où la subjectivité des rédacteurs battait son plein. edwards n’en fera pas moins de ce nouveau titre formellement vertueux un outil d’influence et de chantage qui préfigurera les caractéristiques de l’avenir du Matin. Alors que les journalistes français sont de plus en plus nombreux dans la rédaction et que les relations avec Havas se dégradent, le premier Matin sera vite confronté à une crise financière.

en 1895, Maurice Bunau-Varilla, né Maurice Bunau, en 1856, dans un milieu modeste et qui obtiendra en 1884 de modifier son nom pour tenter d’embellir ses origines, s’était enrichi avec son frère de manière largement frauduleuse dans les affaires du canal de Panama. N’ayant jamais touché au monde de la presse, il va à la fois relancer Le Matin et l’installer dans un univers de corruption active. sur fond de procès dont l’auteur détaille la litanie, Bunau-Varilla va prendre le contrôle des opérations en 1897. À partir de ce moment, le titre va développer une ligne éditoriale opportuniste, mais avec, en matière internationale, un fond nationaliste revanchard constant, tout en devenant une grande puissance médiatique et financière. Passant à 5 centimes, soit un sou, comme ses concurrents populaires, il augmente sa pagination. Perdant son aspect original américain, il s’aligne sur les codes de la presse française. s’installant dans l’immeuble de la rue Poissonnière à Paris, qui deviendra célèbre quand il sera peint en rouge en 1906, Le Matin dépassera les 320 000 exemplaires en 1903, au moment où Bunau-Varilla deviendra seul maître à bord. en conservant une volonté de donner à ses lecteurs un maximum d’in-formations, le quotidien se lancera dans une stratégie d’autopromotion, mul-tipliant concours et organisation d’événements, n’hésitant pas à appuyer les initiatives gouvernementales, autant que les compétitions sportives. Il va ainsi devenir un acteur incontournable d’un espace public qui est alors en pleine reconfiguration, notamment à cause du développement de la presse et de la liberté d’association. son agitation permanente exaspère les hommes politiques et, au-delà, les personnes publiques qui ne peuvent pas prendre le

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risque de se rebiffer et de subir une campagne de diffamation à tout coup destructrice. Il n’est même pas question de refuser une invitation à déjeuner de Bunau-Varilla. L’un des aspects les plus spectaculaires de l’influence du quotidien se manifestera avec le soutien apporté à la politique internationale de raymond Poincaré dans sa construction de l’alliance franco-russe, avant même que celui-ci soit élu président de la république en 1913, soutien facilité par le fait que le tsar avait largement financé le titre, à toute fin de promouvoir l’emprunt qui deviendra fameux.

le déclenchement de la Première Guerre mondiale verra un Matin tirant à 1,7 million d’exemplaires prendre place juste derrière Le Petit Parisien dans le monde naissant de la communication de masse. le quotidien de Bunau-Varilla, agissant à l’unisson de ses concurrents, développera à l’envi sa ligne nationaliste, adoptant parallèlement le roman-feuilleton qu’il refusait aupa-ravant. Mais après 1918, l’empire de presse qui génère une véritable fortune, doublée d’une influence majeure et pérenne de son directeur, va commencer à vaciller. les coups portés par la presse de gauche, L’Humanité en particulier, qui dénonce le scandale des emprunts russes, l’usure de la formule et une tendance paranoïaque qui se renforce chez Bunau-Varilla vont affaiblir « le patron de la Maison rouge ». s’éloignant de la direction effective du quotidien, celui-ci mènera grand train entre ses villas somptueuses et son yacht, recevant régulièrement chez lui le gratin politique, mais laissant à Henry de Jouvenel et stéphane lauzanne la direction éditoriale du journal. Pinsolle donne un bel exemple de la manière dont se croisent alors les déterminations économiques et la volonté pharaonique du patron, avec, en 1921, la promotion du synthol comme quasi-panacée. Il y aura bien sûr de la publicité pour le produit dans le journal, mais les collaborateurs seront aussi incités à l’utiliser, les nombreux invités en recevront un flacon et le fils du patron, futur cadre du Matin tra-vaillera dans l’entreprise qui fabrique ce synthol.

Le déclin financier du Matin va coïncider avec son glissement vers les idées de l’extrême droite politique, le titre développant dans les années 1930 une haine anticommuniste et xénophobe que la victoire électorale du Front Populaire va accentuer, impliquant notamment un soutien explicite de la rédaction au franquisme. le plongeon dans la collaboration constituera une suite logique de cet engagement, même si le quotidien, comme tant d’autres, devra passer en quelques jours d’une germanophobie recuite à une germanophilie obliga-toire. Jean luchaire, président du groupement corporatif de la presse quoti-dienne de Paris et véritable responsable de la presse parisienne sous contrôle allemand, était un ancien chroniqueur diplomatique du Matin dont il prendra

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quelques mois la rédaction en chef, à la demande de Bunau-Varilla, lequel continuera à faire preuve d’une belle arrogance. Il passera de vie à trépas le 1er août 1944, dans un probable suicide, à l’âge de 88 ans, ce qui lui évitera une lourde condamnation à la libération. « un grand Français », dira la presse de droite encore au pouvoir ; « un forban, un gangster de la presse », répondra celle de gauche encore clandestine.

Pinsolle revient dans sa conclusion sur le fait que son travail concernant le fonctionnement économique et politique du Matin aura nécessité d’aban-donner de belles idées reçues, comme celle d’une précédente libération qui aurait été amenée à la presse française par la loi de 1881. sans nier qu’il y ait eu alors une véritable évolution, l’absence totale de déontologie de ce quoti-dien dont le succès fut basé sur « l’arrogance, le culot, l’esbroufe et le tapage (p. 292) » permettent de relativiser ce progrès. cela amène l’auteur à parler non pas d’une marginalité du titre qu’il étudie, ni d’une déviation, mais d’une véritable « corruption structurelle ». dans cette logique, ce n’est pas une dif-férence de nature dont ce titre sorti ici d’un presque oubli aura témoigné, mais d’une différence de degré. on aura compris que Pinsolle entendait proposer à travers cette étude rigoureuse que l’on revisite avec un minimum de regard critique l’histoire de la presse de la IIIe république. l’outil massif de commu-nication qu’aura été Le Matin pendant plus de soixante années est désormais doté d’une étude répondant à cette exigence.

Jean-Pierre BAcotorange labs, [email protected]

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