l'utopie de more ou l'exercice critique d'une raison pragmatique

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L’Utopie de More ou l’exercice critique d’une raison pragmatique 1 JEAN-SÉBASTIEN PHILIPPART Conférencier à l’École Supérieure des Arts Saint-Luc Bruxelles ABSTRACT L’Utopie n’est pas un idéal dans le sens où elle mobiliserait une identification à de l’imaginaire. Sa texture mouvante et essentiellement paradoxale maintient les lecteurs à distance de ce qui apparaît comme étant, en quelque sorte, son propre modèle (générant autre chose qu’une copie) et à ce titre frappe les imaginations. En tant qu’allégorie, L’Utopie fonctionne comme un tableau de style renaissant —, c’est-à-dire comme un objet transitionnel dont le sens est de nous faire sentir par l’imagination —quelque chose d’insaisissable qui pourtant va droit au cœur de l’humain. En tant que promesses et exigences d’une fraternité qui nous éveille à nous-mêmes et aux autres, l’expérience du réel affleure ainsi dans l’œuvre de More et perce à travers l’exercice incessant du décalage. Mais il arrive que la démesure de l’éthique excède le besoin d’équilibre de la composition au point qu’il se crispe par endroits dans de grossiers procédés. L'Utopie 2 , ce petit récit en deux livres publié par Thomas More en 1516 chez un imprimeur de Leuven, sera rapidement édité dans d’autres pays européens sous le titre complet : De l'île d'Utopie ou traité sur la meilleure forme de gouvernement. À cet égard, on notera dès l’abord la prétention à l’universalisme dont la « généralité », cependant, se trouverait incarnée quelque part en Utopie. 1 Ce texte a fait l’objet d’une première communication lors du séminaire More Utopia qui s’est déroulé fin 2015 à l’École Supérieure des Arts Saint -Luc Bruxelles, à l’occasion du 500 e anniversaire de la rédaction du livre L’Utopie. 2 Comme il s’agit de l’ouvrage central de notre analyse, les citations directement suivies d’un numéro de page sont tirées de Thomas MORE, L’Utopie (trad. Victor Stouvenel), Chicoutimi, Édition électronique, 2002, Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/l_utopie/utopie_Ed_fr_1842.pdf , 84 p.

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L’Utopie de More ou l’exercice critique

d’une raison pragmatique1

JEAN-SÉBASTIEN PHILIPPART

Conférencier à l’École Supérieure des Arts Saint-Luc Bruxelles

ABSTRACT

L’Utopie n’est pas un idéal dans le sens où elle mobiliserait une identification à

de l’imaginaire. Sa texture mouvante et essentiellement paradoxale maintient les

lecteurs à distance de ce qui apparaît comme étant, en quelque sorte, son propre

modèle (générant autre chose qu’une copie) et à ce titre frappe les imaginations.

En tant qu’allégorie, L’Utopie fonctionne comme un tableau — de style

renaissant —, c’est-à-dire comme un objet transitionnel dont le sens est de nous

faire sentir — par l’imagination —quelque chose d’insaisissable qui pourtant va

droit au cœur de l’humain. En tant que promesses et exigences d’une fraternité

qui nous éveille à nous-mêmes et aux autres, l’expérience du réel affleure ainsi

dans l’œuvre de More et perce à travers l’exercice incessant du décalage. Mais

il arrive que la démesure de l’éthique excède le besoin d’équilibre de la

composition au point qu’il se crispe par endroits dans de grossiers procédés.

L'Utopie2, ce petit récit en deux livres publié par Thomas More en 1516 chez un imprimeur de

Leuven, sera rapidement édité dans d’autres pays européens sous le titre complet : De l'île

d'Utopie ou traité sur la meilleure forme de gouvernement. À cet égard, on notera dès l’abord

la prétention à l’universalisme dont la « généralité », cependant, se trouverait incarnée

quelque part en Utopie.

1 Ce texte a fait l’objet d’une première communication lors du séminaire More Utopia qui s’est déroulé fin 2015

à l’École Supérieure des Arts Saint-Luc Bruxelles, à l’occasion du 500e

anniversaire de la rédaction du livre

L’Utopie. 2 Comme il s’agit de l’ouvrage central de notre analyse, les citations directement suivies d’un numéro de page

sont tirées de Thomas MORE, L’Utopie (trad. Victor Stouvenel), Chicoutimi, Édition électronique, 2002,

Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/l_utopie/utopie_Ed_fr_1842.pdf, 84 p.

J'ai essayé, conclut le personnage principal de L’Utopie à l’adresse de ses auditeurs, de

vous décrire la forme de cette république, que je crois être non seulement la meilleure,

mais encore la seule qui puisse s'arroger à bon droit le nom de république. (p. 81)

L'ouvrage, posant un regard critique et fouillé sur le fonctionnement des institutions

européennes, connaît aussitôt un beau succès éditorial. Le traité est en effet l’œuvre d'un

homme qui connaît sa matière : Thomas More, après des études de droit, devient avocat et

comme vice-shérif de la ville de Londres, tout en siégeant comme député à la Chambre des

Communes, exerce les fonctions de juge de paix. Celles-ci l’amènent à comprendre qu’une loi

n’est réellement applicable que si elle se limite à l’essentiel en privilégiant clarté et simplicité.

Après que Henry VIII l'appelle à son service, il devient assez vite son homme de confiance.

Par cette immersion dans la vie socio-politique et diplomatique du royaume d'Angleterre,

l’analyse du pouvoir se voit pénétrée d’une implacable justesse. Une redoutable critique, toute

en finesse donc, parce qu’elle est faite par un homme plongé au cœur du système — mais

dont la pensée, du coup, le met en porte-à-faux. Telle est l’extrême difficulté de toute pensée

authentique : avoir tout à la fois un pied dedans et un pied dehors. Exercice particulièrement

instable auquel n’échappe pas More. La charge de son écriture flirte constamment avec le

point critique quand l’audace de la liberté ne verse pas brusquement, par endroits, dans

l’outrance.

L'Utopie ne se réduit pas à une diatribe contre des royaumes corrompus par l'orgueil des

gouvernants et rongés par la misère de leur peuple, c'est avant tout, comme l’indique son titre

complet, un projet humaniste attaché à la recherche du Bien commun. Les sources

de L'Utopie sont ainsi variées et caractéristiques de la culture d'un homme de la Renaissance :

Platon, Pline l’Ancien, Aristote, Aristophane, Lucien de Samosate et Épicure inspirent

l'écriture et la pensée de More ; il emprunte également à la Bible et aux Pères de l'Eglise.

Mais il ne limite pas ses lectures aux Anciens et à leur redécouverte, il confronte la culture

européenne aux découvertes de son époque : le personnage principal du récit, admirateur des

Grecs, explique ainsi avoir découvert l'île d'Utopie (sur laquelle il aurait séjourné 5 ans) en

participant à l'un des voyages d'Amerigo Vespucci3 dont les histoires, qui connaissent un

immense succès éditorial, se font l’écho de quelque chose comme d’un Paradis perdu ; les

Utopiens, de leur côté, auraient appris du personnage principal et de ses compagnons ces

techniques essentielles que sont la fabrication du papier dopée par une pratique à la rentabilité

inédite : l’imprimerie. Le navigateur-philosophe aurait par ailleurs converti une partie de l’île

3 Lequel, on le sait, donnera son nom America au Nouveau Monde.

au christianisme et fait connaître à ses habitants la littérature et la philosophie antique. Celui

qui nous rapporte ce qui se passe en Utopie, a apporté, lors de son passage, quelque chose à

ses habitants.

U-topia désigne en grec un lieu qui n'existe pas. Mais la négation est ambigüe. Car si Utopia

est située dans des latitudes jusqu'alors inexplorées, aux confins du Nouveau Monde, et si sa

situation topographique en fait un lieu particulièrement difficile d'accès (Cf. p. 34), elle

demeure donc située « quelque part » : l’Utopie n’est pas une idée (au sens abstrait et

imaginaire du terme). Un « quelque part », indéterminé, qui constituerait également, par un

jeu de mots et consonance, l’Eu-topia — c’est-à-dire, en grec encore, le lieu du Bonheur

(Bien). Autrement dit, nous allons y insister, L’Utopie est éminemment paradoxale : elle se

dessine entre le quelque part et le nulle part, le lieu et le non-lieu, le présent et l’absence, et

ce à travers ses innombrables aspects. Le texte se meut au sein d’une texture paradoxale dont

nous chercherons alors à élucider la fonction.

Dans un premier temps, à partir du Livre premier, nous en dégagerons quelques thématiques

dont la portée constitue autant de lignes de forces d’un contexte marqué par une crise

sociétale, où l’œuvre de More apparaît ainsi comme la tentative d’une réponse qui ne jaillit

pas totalement de nulle part, puisqu’elle se débat avec les formes et le fond(s) de son époque,

mais reste suspendue à l’incertitude de sa propre prise de risques. Eu égard aux inquiétudes du

moment, il s’agit donc de mettre en lumière divers aspects révolutionnaires d’une œuvre

portée également par les innovations de son temps. Dans un second temps, à travers l’analyse

de quelques-unes des principales institutions exposées dans le Livre second, nous relèverons

l’étrangeté de la société utopienne dont le désir d’équilibre se retrouve régulièrement travaillé

par de profondes ambiguïtés, comme si le pragmatisme de la sagesse avait besoin d’un grain

de folie pour ne pas tomber à plat. Sous certains aspects, la réponse de More aux inquiétudes

de son époque n’en est pas moins inquiétante. Reste une description habitée par le souci de

rendre compte de l’essence républicaine de manière incarnée, même si le souci de More

demeure tributaire d’une détermination métaphysique partageant l’être entre nature et culture,

et parasitant ainsi une audace quasi phénoménologique. Dans un troisième temps, nous

proposerons une hypothèse qui expliquerait l’énigme de l’Utopie : comment un récit singulier

peut-il figurer l’essence d’un modèle politique sans tomber dans la trivialité ni des recettes du

Bonheur pour tous, ni de la fable moralisatrice ?

UN TEXTE VIVANT DANS UN CONTEXTE CRITIQUE

Le Livre premier nous parle de l’Europe de 1515 et du délitement de ses institutions

opprimant les plus faibles et bouleversées par l’éclatement de savoirs et techniques

révolutionnaires. Après avoir identifié les principaux malheurs de son temps, More imagine

en contrepoint dans le Livre second une société qui jouirait de la science au sens large pour

vivre dans l’égalité et la fraternité :

Si je rapportais […] les usages actuellement en vigueur chez les Utopiens, choses très

excellentes et infiniment supérieures à nos idées et à nos mœurs, alors on pourrait croire

que je viens d'un autre monde, parce qu'ici le droit de posséder en propre appartient à

chacun, tandis que là tous les biens sont communs. (p.28)

More use ici du procédé artistique de l’inversion. Il décrit dans son récit un monde qui

fonctionne à l’envers du monde réel tel que la vanité de ce monde-ci est mise en lumière par

la pertinence d’un monde « imaginaire », — disons plutôt « imaginé »4. Mais il ne s’agit pas

seulement de la tension paradoxale entre un monde et son image inversée. Le Livre premier

qui se veut réaliste — écrit d’ailleurs par More en second — est contaminé par la fiction (à

commencer par l’invention du personnage principal), comme la fiction du Livre second est

soucieuse de réalisme : la description de l'île d'Utopie se présente comme l'un des nombreux

récits d'explorateurs rédigés à son époque — récits de découvertes des nouveaux territoires

dont le genre littéraire associait sans complexe réalité et imagination. En outre, se voulant

être un traité de sagesse, le livre se présente lui-même comme en miroir à l’Éloge de la folie

de son ami Érasme. C’est tout un réseau de liens personnels et de renvois en miroir qui se

tissent de la sorte au fil de l’ouvrage.

Usant de la mise en abyme, More se met lui-même en scène. La préface sert elle-même de

dédicace à son ami éditeur qui joue un rôle dans le Livre premier. Ainsi, lors d'une journée

dans les Flandres, à l'occasion d'une mission que lui a confiée Henry VIII, More rencontre un

jeune philosophe-aventurier portugais, Raphaël Hythloday (compagnon imaginaire, nous

l’avons dit, d'Amerigo Vespucci) qui lui explique pourquoi le spectacle des sociétés

européennes lui est insupportable et lui raconte sa découverte extraordinaire de l'île d'Utopie.

Dans ces dialogues More joue plutôt le rôle de l’ignorant à l’écoute d’un sage qui a pourtant

toutes les allures du marin-baroudeur. Le procédé permet à More de ne jamais manquer de

4 Il convient de différencier l’« imagination » de l’« imaginaire ». Pour le dire simplement, la production

imaginaire se coupe du réel, alors que l’imagination, paradoxalement, y donne en quelque sorte accès. C’est ce

que nous allons justement essayer de voir à propos de L’Utopie.

témérité dans ses propos, en précisant constamment que locuteur ne fait, par ailleurs, que

rapporter une conception propre aux Utopiens. La torsion autorise la franchise.

La première scène se déroule à la table d’un cardinal vanté par More, et où se tient un juriste

érudit, apôtre de la peine de mort infligée aux voleurs, — tout en s’étonnant que plus les

peines sont dures et terribles, plus les voleurs prolifèrent en Angleterre. On en vient alors aux

causes d’une telle prolifération. Pour le savant légiste, tout est une question de choix : « il y a

des êtres qui préfèrent le crime au travail » (p.13). More intervient pour donner son propre

éclaircissement, lequel suppose la prise en compte d’une indigence socio-économique telle

qu’elle explique l’inefficacité des lois face à des malheureux contraints effectivement à voler.

La principale cause de la misère publique, c'est le nombre excessif des nobles, frelons

oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d'autrui, et qui font cultiver leurs terres,

en rasant leurs fermiers jusqu'au vif, pour augmenter leurs revenus ; ils ne connaissent pas

d'autre économie. […] Ce qui n'est pas moins funeste, c'est qu'ils traînent à leur suite des

troupeaux de valets fainéants, sans état et incapables de gagner leur vie. (Ibid.)

Ici More dépeint la crise que traverse son époque. L’Europe du début du 16e siècle est une

Europe marquée par une explosion démographique à laquelle ne répond pas la situation

économique. La cause en est la pseudo-intégration du capitalisme naissant au système

traditionnel féodal.

Depuis le 12e siècle en effet se structure le mouvement d’un capitalisme marchand qui

substitue au lien fondé sur le sang, les serments et les possessions terriennes un lien fondé sur

l’argent.5 C’est la naissance de la bourgeoisie et des villes qui vont par la richesse du

corporatisme échapper de plus en plus au contrôle d’un système féodal qui a besoin, eu égard

à ses guerres intestines, d’acheter ses armes en ville.

Pour gagner de l’argent, les nobles, en Angleterre, ne vont plus se contenter de prélever ce

qu’ils avaient l’habitude de retirer de leurs terres. Ils se lancent dans l’industrie de la laine en

expropriant brutalement les paysans, afin de réduire les terres cultivables à de grands

pâturages destinés aux troupeaux de montons dont la laine sera travaillée et vendue en ville.

D’où l’allusion de More aux fermiers tondus jusqu’à l’os et aux troupeaux de valets au

chômage.

5 Cf. Nicole SCHARTZ-MORGAN, « L’Utopie 9/11, Plaidoyer pour un monde nouveau », in Diogène, n° 209,

1/2005, Disponible sur : http://www.cairn.info/revue-diogene-2005-1-page-50.htm#anchor_citation, § 11.

Amalgamé au capitalisme marchand, le système féodal produit donc une masse de pauvres, de

sans-abris, de déshérités que la peur ne peut plus contenir. D’autant que cette logique sauvage

d’expropriation des hommes au profit des entreprises implique le passage de l’entièreté des

terres dans les mains de quelques-uns dont le pouvoir devient absolu en matière de prix.

L’inflation explose.

L’explication de la montée de la violence et du mal chez More est alors révolutionnaire6. Le

mal devient social. Pris isolément, choisir de voler est mal. Mais lorsque le travail pour

gagner sa vie est tout simplement rendu impossible par la spéculation qui dépossède la

paysannerie de ses terres, voler pour vivre n’est pas immoral. Dans un monde marqué par une

doctrine du péché — telle que le mal repose tautologiquement sur le mal, telle que voler, c’est

céder à la tentation —, More opte ici de façon subversive pour une morale pragmatique qui

recherche le bien contre le mal mais de manière non abstraite7. Si le mal porte un nom, il

désigne plutôt la propriété privée aux mains de quelques-uns — s’y attaquer (à la propriété

privée) n’est donc plus un crime —, ainsi que la cupidité de ces mêmes individus qui la

promeuvent et dont la condition « naturelle » est l’oisiveté, laquelle frappe aussi l’ensemble

de la population. Une paresse provoquée par l’industrie du luxe et du divertissement :

À ces causes de misère vient se joindre le luxe et ses folles dépenses. Valets, ouvriers,

paysans, toutes les classes de la société déploient un luxe inouï de vêtements et de

nourriture. Parlerai-je des lieux de prostitution, des honteux repaires d'ivrognerie et de

débauche, de ces infâmes tripots, de tous ces jeux, cartes, dés, paume, palet, qui

engloutissent l'argent de leurs habitués et les conduisent droit au vol pour réparer leurs

pertes ? (p.16)

Toutefois, l’argent, celui des flux financiers, constituent également une catégorie

philosophique8. En corrompant le système féodal enraciné dans des territoires qui ne cessent

de faire l’objet de guerres, le marché introduit de façon révolutionnaire un principe d’échange

qui ne repose précisément pas sur l’inféodation mais sur le calcul. Faire confiance consiste

ainsi à faire crédit. Or lorsque le système des relations se fondent sur le calcul, l’échange ne

dépend plus d’aucun lieu fixé, il a lieu entre des éléments équivalents, interchangeables,

abstraits : il a lieu dans l’égalité entre partenaires. Il en va ainsi par exemple de la

camaraderie entre marchands que les voyages ont enrichis. Camaraderie qui côtoie, il est vrai,

6 Cf. Ibid., § 28.

7 Cf. Jean-Yves LACROIX, L'Utopia de Thomas More et la tradition platonicienne, Paris, Vrin, 2007, pp. 275-

278. 8 Cf. N. SCHARTZ-MORGAN, Op. cit., §§ 11-13.

la piraterie. La généralisation du principe égalitaire qu’institue l’argent est donc concomitante

à un usage laïc de la raison dont la lumière n’emprunte plus qu’à l’élément neutre du calcul :

la raison devient la raison calculante, une raison abstraite de l’autorité traditionnelle et des

arguments d’autorité. Telle la raison de More où l’opération abstraite de la raison cherche à

produire des effets pratiques ou plutôt praticables pour le bien de tous. C’est ce que nous

appelons l’exercice d’une « raison pragmatique ». Étant entendu que cet art du sens pratique

ne fonctionne pas sans imagination.

Tout le premier livre de L’Utopie forme un dialogue9. Quand il s'agit de faire le procès des

rois obsédés par la guerre, dont celui d’Angleterre, ce n'est évidemment plus More qui parle,

mais Hythloday. En donnant la parole à des personnages qui lui servent de truchement et lui

garantissent la liberté d’expression lorsqu'il faut attaquer la cour et ses conseiller, le

dialogue lui permet, « dans le feu d'une conversation »10

, d'exposer avec force et mordant sa

vision de la politique sans avoir à se justifier. Jouant avec les mots et usant de la liberté de

frapper vigoureusement, More met en scène avec beaucoup d’ironie des interlocuteurs ou des

débatteurs dont les propos font pâle figure et tournent au ridicule face à l’éloquence de

l’aventurier Hythloday.

Comme procédé, le dialogue permet donc à More de mettre le lecteur de son côté sans avoir

l’air d’y toucher. Mais ce à quoi semble adhérer le lecteur n’a rien d’évident non plus. Par son

style dialogique, le propos est mouvant. Et déjà, de manière éminemment symbolique,

« Hythloday » signifie, par sa construction à partir du grec, tout aussi bien « l’expert en

bavardages »11

que « celui qui fuit les bavardages »12

. Hythloday raconterait donc des

histoires dans le double sens du terme : des histoires, à la manière des historiens, porteuses

d’enseignement, — comme des balivernes.13

En réalité More trahit ici tout à la fois son enracinement dans la scholastique léguée par le

Moyen-âge et une prise de distance à son égard.

9 Cf. Charles BÉNÉ, « Dialogue et satire dans l’Utopie de Thomas More », in Bulletin de l’Association d’étude

sur l’humanisme, n° 54, 2002, pp. 19-29. 10

Ibid., p. 22. 11

Cf. Franck LESSAY, « Utopia de Thomas More, L’utopie comme remède de l’utopie », in Cercles, n° 4,

2002, p. 13. 12

Cf. Jean-Pierre POLY, « L’Utopie de Thomas More », in Clio, n° 22, 2005, Disponible sur :

https://clio.revues.org/1762, § 2. 13

Quant au prénom « Raphaël » il fait allusion au nom du navire avec lequel Vasco de Gama ouvrit la route des

Indes et à celui de l’archange patron des voyageurs.

La méthode scolastique était un art d’argumenter, consistant en un jeu de rôles où l’on passait

constamment du rôle d’enseigné à celui d’enseignant. Cet enseignement était celui des écoles

ecclésiastiques et des universités d’Europe du 9e au 17

e siècle.

Dotée d’une structure formelle rigide remplie par une multiplicité d’intervenants ayant

chacun une tâche spécifique, la disputatio réunit au minimum un maître, qui choisit le

thème de la discussion et préside aux échanges, deux bacheliers commis l’un et l’autre à

un rôle : celui d’opposant qui consiste à fournir un certain nombre d’arguments allant

contre la thèse proposée par le maître, celui de répondant qui consiste à défendre la thèse

discutée, à soumettre une solution provisoire et à donner une première réfutation des

arguments adverses. Après ce premier échange, le maître, qui jusque-là n’était guère

intervenu, donne alors sa propre solution puis revient sur chaque argument adverse, voire

sur la réponse du bachelier s’il la juge médiocre ou erronée.14

Cet art particulièrement mobile de la parole — qui se préoccupait essentiellement de

concilier les « apparentes » contradictions entre la raison et la foi — n’était plus du temps de

More qu’une machine tournant à vide, des bavardages, par excès de formalisme, compilant les

commentaires éclairés pour eux-mêmes, — comme par excès d’herméneutique, faisant dire

aux textes tout et son contraire.15

Cette crise avait éclaté au 14e siècle par des luttes intestines,

autant intellectuelles que politiques, et avait vu au Nord de l’Europe s’imposer la doctrine

nominaliste (symptôme de la crise).

Pour le nominalisme, les mots ne sont que des étiquettes grâce auxquelles nous pouvons nous

représenter des ensembles de choses toujours particulières. Autrement dit, les idées générales

ne renvoient à aucun objet existant. L’Homme en soi, le Bien en soi, le Monde en soi

n’existent pas, ce ne sont que des abstractions obtenues par le langage. Bref, il ne peut y avoir

de vision de quelque chose d’universel sinon dans l’imaginaire d’une « littérature » qui n’est

faite que de mots. Ainsi, la crise de la scolastique s’explique aussi par l’incapacité de la vieille

doctrine philosophique et théologique à intégrer, digérer, la nouveauté des découvertes

scientifiques et de celles que les voyageurs ramenaient du bout du monde. Avec le

nominalisme, science et théologie, foi et raison, entament leur divorce.

Là encore, le génie de More consiste à combattre le nominalisme qui laissait ses

contemporains dans l’angoisse, non pas en professant un réalisme qui affirmerait l’existence

14

Isabelle BORE, « Thomas More et l’utilisation du paradoxe comme discours de la méthode », in Lisa, vol. 12,

n° 5, 2014, Disponible sur : https://lisa.revues.org/6273, § 18. 15

Cf. Lambert Marie DE RIJCK, La philosophie au Moyen Âge (trad. Pierre Swiggers), Leiden, E. J. Brill, 1985,

pp. 96-105.

de réalités universelles, mais en concevant une fiction aux effets réalistes. L’Utopie cherche à

convaincre le lecteur qu’il n’est absolument pas déraisonnable de concevoir une société

harmonieuse qui le serait pour tous, ici-bas.

Si donc More recourt dans le Livre premier au style de la dispute scolastique dont il est en

quelque sorte héritier, c’est un philosophe-baroudeur qui, singulièrement, en lieu et place d’un

Maître, sanctionne les débats. La méthode scolastique jouait certes avec les contradictions et

pratiquait une herméneutique audacieuse des textes en vue de leur conciliation. Toutefois les

« disputes » se déroulaient à l’horizon d’une Vérité révélée. Hythloday, quant à lui, témoigne

de la « transcendance » d’un monde ici-bas. Si donc More cherche à réconcilier la raison et

l’« espérance » dans le Livre second, sa « théologie » d’une humanité réconciliée avec elle-

même ne se situe pas dans l’attente d’un au-delà providentiel : les hommes devraient y

parvenir par eux-mêmes. Nous mettons l’« espérance » entre guillemets car, à propos du Bien

commun découvert en Utopie, le livre se conclut étrangement par cette phrase : « Je le

souhaite plus que je ne l’espère. » (p. 84) More fait ici, sans doute, allusion à la sagesse

antique d’après laquelle penser à l’avenir est une passion vaine, un mouvement déraisonnable

de l'âme qui prétend agir sur des phénomènes sur lesquels elle n'a aucune prise.16

Que signifie

alors ce désir « à distance » de l’Utopie (puisque, déjà, elle ne se donne qu’à travers le

témoignage d’un voyageur au long cours) s’il n’est pas vraiment dans l’attente réelle de sa

réalisation ? Que signifie désirer « ce qui ne peut pas avoir lieu » sans qu’il s’agisse de la

platitude d’une image ? Que signifie cette vision de l’Utopie qui nous renvoie à nous-mêmes

mais de façon relativement obscure17

? À la fin du récit, toujours, le scepticisme de More

s’exprime explicitement :

Dès que Raphaël eut achevé ce récit, il me revint à la pensée grand nombre de choses qui

me paraissaient absurdes dans les lois et les mœurs des Utopiens, telles que leur système

de guerre, leur culte, leur religion, et plusieurs autres institutions. (Ibid.)

Que signifie donc ce « modèle de république » — étrangement rendu par une fiction — s’il ne

constitue pas l’évidence d’une référence ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre.

Autre révolution qu’évoque L’Utopie par une nouvelle mise en abyme : l’invention de

l’imprimerie dont le procédé mis au point à la fin du 15e siècle se propage de façon

phénoménale. À l’aube du 16e siècle, ce sont dix millions de livres qui ont été déjà imprimés.

16

Cf. François MANCEL, « Jeux de mots grecs et gréco-latins dans L’Utopie de Thomas More, Les prétendues

îles-sœurs et la pseudo-aporie, Signification silénique du vocable ‘‘Utopie’’», in Moreana, vol. 48, 2011, p. 242. 17

Cf. Ibid., p. 245.

Cette production en masse du savoir signifie ni plus ni moins une monstrueuse échappée hors

de l’alcôve des monastères. On redécouvre les Grecs en les traduisant directement du texte

original sans chercher à les intégrer à la doctrine religieuse. Dans les livres imprimés, on

raconte également les voyages et les découvertes d’îles paradisiaques dont les populations, en

matière juridique, posent des problèmes insolubles pour de vieilles institutions incapables de

penser l’universel qui les déborde.18

On se redécouvre donc soi-même et on découvre les

autres. Mieux, par le thème des voyages qui bouleversent la carte mentale européenne, on se

(re)découvre soi-même en découvrant les autres. C’est en tout cas ce que met en scène

L’Utopie.

Nous l’avons déjà mentionné, Hythloday va créer l’événement chez les Utopiens en leur

apportant le christianisme, les savoirs ou sagesse antiques et l’imprimerie. Ce qui dans la

religion des voyageurs va impressionner les Utopiens est le caractère profondément

communautaire de la vie des premiers chrétiens. Dans les humanités grecques, ils aperçoivent

la source de leurs valeurs morales. Quant à l’art de l’imprimerie et la fabrication du papier,

sur base de quelques indications des voyageurs et à force de répétition, les Utopiens

obtiennent assez vite de bons résultats. Autrement dit, la rapidité avec laquelle les Utopiens

vont assimiler les nouveautés dispose la foi chrétienne, les humanités et les techniques

modernes en tant que miroirs d’une civilisation habitée par leur génie depuis toujours. Mais

alors que les Utopiens se comprennent ainsi eux-mêmes dans le contact avec l’autre venu

d’Europe, dans cette réflexion opérée par l’île se lit en retour une réflexion sur les origines et

les fondements de la culture occidentale.19

En révélant les Utopiens à eux-mêmes par le biais

de quelques bribes de la culture européenne, More renvoie le Vieux Continent à lui-même,

c’est-à-dire à d’authentiques racines grosses de vitalité, mais dormantes depuis des siècles

sous le poids et la prolifération d’institutions pseudo savantes, fonctionnant aveuglément. La

fulgurance avec laquelle les Utopiens prennent de la graine des germes européens éclaire le

scandale d’une culture lamentablement et paresseusement assise sur son propre salut qui perce

dans l’explosion d’une nouvelle culture livresque.

Pour en revenir ainsi à la révolution de l’imprimerie, il n’est donc pas un hasard que l’Utopie

passe par le livre. Non seulement le livre est susceptible de créer une communauté universelle

de lecteurs, mais tout livre digne de ce nom met ses lecteurs en contact avec de l’ailleurs

indéfinissable. Lire un livre, ce n’est pas seulement le prendre à la lettre, c’est aussi être

18

Cf. N. SCHARTZ-MORGAN, Op. cit., § 14. 19

Cf. F. LESSAY, Op. cit., pp. 6-9.

touché par l’esprit du livre qui, insaisissable, circule entre les mots et les lignes, les fait vibrer

et demeure la source inépuisable d’une multiplicité de lectures. Le livre oblige le regard à ne

pas s’en tenir à la lettre. Autant de lecteurs, autant de lectures différentes. Tout exercice de

lecture est fait à la fois de concentration et d’attention flottante de telle sorte que les mots et

les phrases ne nous retiennent pas, mais que leur sens se déploie dans une lecture qui est

nôtre. Un bon livre renvoie ainsi toujours les hommes à la possibilité d’envisager les choses

autrement. À ce titre, L’Utopie constitue peut-être une mise en abyme (comportant elle-même

une mise en abyme, avec la diffusion de l’imprimerie par Hythloday) de la puissance du livre

dont la culture est puissance d’humanisation du monde. Travaillé par l’imagination, le monde

serait plus habitable. Reste à comprendre quel genre littéraire L’Utopie met spécifiquement en

œuvre et pourquoi.

LE JEU DES PARADOXES DANS LE LIVRE SECOND : ENTRE AUDACE ET OUTRANCE

Dans le Livre second, Hythloday expose donc sa vision de ce qui, seul, mériterait le nom de

« république ».

En Utopie, tout le système social repose sur la recherche du bonheur à la manière de

l’épicurisme, mais un épicurisme doublement tempéré. Tempéré par une vision politique et

par une vision religieuse.20

On retrouve ici des mélanges doctrinaux caractéristiques du style

des humanistes de la Renaissance.

Le bonheur, disent-ils, n'est pas dans toute espèce de volupté ; il est seulement dans les

plaisirs bons et honnêtes. C'est vers ces plaisirs que tout, jusqu'à la vertu même, entraîne

irrésistiblement notre nature ; ce sont eux qui constituent la félicité.

Ils définissent la vertu : vivre selon la nature. Dieu, en créant l'homme, ne lui donna pas

d'autre destinée. (p. 52)

Contrairement à ce que véhiculaient les antiques adversaires d’Épicure, repris par une

tradition moyenâgeuse bien vivace encore de nos jours dans le sens commun, l’épicurien n’est

pas stricto sensu un jouisseur débridé. L’épicurisme en tant que doctrine morale cherche à

libérer l’homme de tout excès passionnel, de ses vaines croyances et des angoisses inutiles, à

travers une discipline des plaisirs qui ne peuvent être ainsi que des plaisirs mesurés. Le plaisir

20

Cf. Ibid., p. 6.

est le bien qui procure la paix à l’âme et au corps souffrant de besoins ; la douleur que nous

infligent nos passions, nos superstitions et nos peurs, est le mal dont il est aisé de se détourner

par la raison. L’épicurien est ainsi un homme raisonnable qui, à la différence des animaux,

peut optimiser ses plaisirs en les classant par ordre de nécessité et en disqualifiant ceux dont

on paie les excès.

S’il s’agit pour l’épicurisme de rechercher le plaisir personnel utile à l’apaisement de l’âme et

du corps, une telle sagesse n’exclut pas l’altruisme. Toutefois, pour Épicure, cet altruisme

n’est réalisable que dans le cénacle de l’amitié entre sages, loin de l’agitation des foules.

Lorsque l’amitié est installée, c’est-à-dire lorsqu’on cesse à telle ou telle occasion de réclamer

ou d’offrir de l’aide à un ami, elle offre le plaisir de la sécurité : la réjouissante paix de savoir

que je peux compter sur lui comme lui sur moi.21

Le tour de force de More consiste alors à faire de l’épicurisme une politique : mon bien-être

passe par le bien-être collectif et inversément. J’ai d’abord intérêt à travailler à l’intérêt

général car la prise en main de la gestion des choses par un groupe optimise l’efficacité de

ladite gestion et augmente donc le plaisir. En servant le groupe, c’est-à-dire en me privant de

plaisir immédiat ou peu productif, je peux jouir en retour de bons services en guise de

réciprocité. Ensuite, une bonne action peut engendrer un plaisir supérieur qui est celui de la

reconnaissance de ceux qu’on a aidé. Enfin, dans l’au-delà, les bonnes actions seront source

d’une joie éternelle.

Voici leur catéchisme religieux :

« L'âme est immortelle : Dieu qui est bon l'a créée pour être heureuse. Après la mort, des

récompenses couronnent la vertu, des supplices tourmentent le crime. »

Quoique ces dogmes appartiennent à la religion, les Utopiens pensent que la raison peut

amener à les croire et à les consentir. Ils n'hésitent pas à déclarer qu'en l'absence de ces

principes, il faudrait être stupide pour ne pas rechercher le plaisir par tous les moyens

possibles, criminels ou légitimes. (Ibid.)

Ainsi, alors qu’Épicure ne se soucie d’aucune pratique religieuse en raison de l’indifférence

des dieux à notre égard, la politique utopienne — fondée sur le plaisir qu’il y a à faire

21

Cf. Anne BANATEANU, La théorie stoïcienne de l'amitié, Essai de reconstruction, Fribourg (Suisse),

Éditions Universitaires de Fribourg, 2001, p. 48.

plaisir22

— est elle-même réglée par la croyance — naturelle pour More — en l’immortalité

de l’âme et son corollaire : la rétribution au Ciel de nos actions terrestres.

Autrement dit, en Utopie, la communauté humaine se règle sur une loi naturelle dont le but

ultime est le bonheur. Suivre l’élan naturel, c’est obéir à la voix de la raison. La nature est une

force bienfaisante qui embrasse tous les hommes et institue de la sorte une égalité entre tous

telle que le bonheur personnel passe par l’entreprise commune. « Et pourquoi la nature ne

porterait-elle pas chacun de nous à faire à soi le même bien qu'aux autres ? » (p. 53)

L’obéissance à cette nature providentielle institue également une religion naturelle :

« travailler au bien général, est religion. » (p. 53) C’est à Dieu (source du Bien) que l’on doit

non seulement l’être mais le bien-être naturels ; en vertu de la justesse immanente aux choses,

il faut croire également que les bonnes actions non reconnues ici-bas le seront dans l’au-delà.

En retour, la crainte du châtiment divin doit inciter l’homme à bien agir. Le cercle est

vertueux.

La communauté utopienne réaliserait par conséquent un juste équilibre entre multiplicité et

unité.

L'île d'Utopie contient cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les

mœurs, les institutions, les lois y sont parfaitement identiques. Les cinquante-quatre villes

sont bâties sur le même plan, et possèdent les mêmes établissements, les mêmes édifices

publics, modifiés suivant les exigences des localités. La plus courte distance entre ces

villes est de vingt-quatre miles, la plus longue est une journée de marche à pied. (p. 35)

Les citoyens sont regroupés par famille. Chaque cité en compte six mille. Cinquante familles

forment un groupe qui élit chaque année un chef, le « syphogrante ». Par groupe de dix, les

syphograntes obéissent à un « tanibore » nommé tous les ans. Les syphograntes forment un

Conseil qui élit un prince sur une liste de quatre candidats. Le prince est élu à vie mais on

peut le démettre s’il s’avère tyrannique.

Tous les trois jours, plus souvent si le cas l'exige, les tranibores tiennent conseil avec le

prince, pour délibérer sur les affaires du pays, et terminer au plus vite les procès qui

s'élèvent entre particuliers, procès du reste excessivement rares. Deux syphograntes

assistent à chacune des séances du sénat, et ces deux magistrats populaires changent à

chaque séance.

22

Cf. N. SCHARTZ-MORGAN, Op. cit., § 56.

La loi veut que les motions d'intérêt général soient discutées dans le sénat trois jours

avant d'aller aux voix et de convertir la proposition en décret.

Se réunir hors le sénat et les assemblées du peuple pour délibérer sur les affaires

publiques est un crime puni de mort.

Ces institutions ont pour but d'empêcher le prince et les tranibores de conspirer ensemble

contre la liberté, d'opprimer le peuple par des lois tyranniques, et de changer la forme du

gouvernement. (p. 39)

Dans ce système pyramidal relativement mouvant où se mêlent efficacité décisionnelle et

souplesse délibérative, intransigeance et liberté, allégeance et participation, chaque citoyen

collabore directement ou indirectement aux mécanismes de l’autorité. Sur le plan

économique, les habitants sont essentiellement rassemblés en familles agricoles.

Un minimum de vingt mille pas de terrain est assigné à chaque ville pour la

consommation et la culture. En génèral l'étendue du territoire est proportionnelle à

l'éloignement des villes. Ces heureuses cités ne cherchent pas à reculer les limites fixées

par la loi. Les habitants se regardent comme les fermiers, plutôt que comme les

propriétaires du sol. (p. 35)

Chacun jouit d’un niveau de confort équivalent aux autres. Les citoyens s'habillent d'un même

uniforme simple et pratique pour éviter toute jalousie. Les maisons sont également toutes

identiques et leurs portes ne ferment pas à clef : entre donc qui veut. Tout le monde est

d’ailleurs obligé de déménager tous les dix ans pour ne pas s’enraciner. Il n’y a pas de

monnaie, chacun se sert au marché selon ses besoins et les repas se prennent en commun ;

lorsqu'une ville est dans la nécessité, les autres villes lui transfèrent de la nourriture et des

matières premières. Bref, la propriété privée, une des causes principales du mal est abolie :

personne — en principe — n’est tenté par la convoitise.

Aussi, l’oisiveté, le vice par excellence, est éradiquée. Chacun est tenu de travailler en

pratiquant généralement le métier de ses parents. Par ailleurs, lors d’un service agricole de

deux ans (et plus pour ceux qui le désire), tout le monde (ou presque) participe au travail

collectif des biens de consommation. Toutefois, cette obligation n’a rien d’insupportable

parce qu’elle se limite à six heures par jour. Il n’en faut pas plus pour répondre aux besoins de

l’île. Libéré de tout luxe inutile, les utopiens consacrent le reste de leur temps à jouer de la

musique, à philosopher et à jouer à des jeux moralement instructifs. Ceux-ci sont également

réglés à la minute près. Mais comme travailler au Bien commun est un bien sacré, le plaisir de

voyager ne peut pas s’y substituer :

Les voyageurs se réunissent pour partir ensemble ; ils sont munis d'une lettre du prince

qui certifie le congé et fixe le jour du retour. […]

Celui qui, de son propre mouvement, se permet de franchir les limites de sa province, est

traité en criminel ; pris sans le congé du prince, il est ramené comme un déserteur et

sévèrement puni. (p. 47)

Dans l'île, tout paraît de la sorte mesuré et mesurable parce que le nombre et l’ordre, en vertu

de l’exercice de la raison pragmatique, garantissent l'égalité. Cependant, cette situation

insulaire qui semble vivre sa vie propre « si différent[e] de celles des autres peuples » (p. 49),

dans une sorte d’auto-suffisance au moindre coût, ne constitue certainement pas le cycle

d’une identité close. L’ordre ne va pas sans une certaine mobilité.

En général, chacun est élevé dans la profession de ses parents, car la nature inspire

d'habitude le goût de cette profession. Cependant, si quelqu'un se sent plus d'aptitude et

d'attrait pour un autre état, il est admis par adoption dans l'une des familles qui

l'exercent… (p. 40)

Pareillement, l’organisation ne va pas sans historicité, laissant l’identité ouverte et non

fascinée par un modèle figé dans des temps mythiques :

Les Utopiens attribuent à Utopus [le père fondateur, 1760 ans avant l’arrivée

d’Hythloday] le plan général de leurs cités. Ce grand législateur n'eut pas le temps

d'achever les constructions et les embellissements qu'il avait projetés ; il fallait pour cela

plusieurs générations. Aussi légua-t-il à la postérité le soin de continuer et de

perfectionner son œuvre. (p. 38)

Quant au commerce d'exportation, les Utopiens le font eux-mêmes ; et en cela ils ont en

vue deux objets : d'abord, se tenir au courant de tout ce qui se passe à l'extérieur ; puis,

entretenir et perfectionner leur navigation. (p. 60)

Nous l’avons déjà vu, curieux de tout ce qui peut s’avérer utile à l’amélioration de leur bien-

être, les Utopiens n’hésitent pas à intégrer à leur culture des techniques, des produits ou des

pensées qui leur sont jusque-là inconnues. À certains égards, l’Utopie est donc perfectible. À

condition que le changement serve au maintien de la tranquillité de l’île. Seuls les progrès

intellectuels peuvent être recherchés sans limite pour eux-mêmes.

Ajoutons qu’en matière de religion, la tolérance est parfaitement de mise en Utopie. S’il

existe un culte public obligatoire puisque la croyance en l’au-delà participe au Bien commun,

chacun est libre de se représenter Dieu comme il veut et les cultes privés sont libres. Vouloir

convertir par la force des menaces un autre à sa religion est déjà en soi répréhensible.

[Utopus] prévoyait que si toutes les religions étaient fausses, à l'exception d'une seule, le

temps viendrait où, à l'aide de la douceur et de la raison, la vérité se dégagerait elle-

même, lumineuse et triomphante, de la nuit de l'erreur.

Encore une fois, il ne s’agit pas de promouvoir un changement brutal ou une politique de la

rupture, mais d’avoir foi en une nature raisonnable inscrite en l’homme. L’Utopie nous invite

à y faire retour en vue d’un progrès qui ne serait que l’éclatement au grand jour de nos

capacités à vivre en paix.

Or ce paradoxe de la satisfaction travaillée par l’ouverture et la curiosité expose la

communauté contre elle-même à la menace de ce qu’elle redoute tant : celle de l’excédent. La

rationalisation de l’économie combinée aux perfectionnements techniques issus de recherches

savantes et d’emprunts à d’autres cultures génère un excédent de produits et de population. En

ce qui concerne l’excédent de biens, comme le suggère une de nos dernières citations, les

Utopiens en profitent pour les vendre.

L'île est toujours approvisionnée pour deux ans, dans l'incertitude d'une bonne ou

mauvaise récolte pour l'année suivante. On exporte à l'extérieur les denrées superflues,

telles que blé, miel, laine, lin, bois, matières à teinture, peaux, cire, suif, animaux. (p. 48)

Quant à la menace de surpopulation :

Quand une famille s'accroît outre mesure, le trop-plein est versé dans les familles moins

nombreuses.

Quand il y a dans une ville plus de monde qu'elle ne peut et qu'elle ne doit en contenir,

l'excédent comble les vides des cités moins peuplées.

Enfin, si l'île entière se trouvait surchargée d'habitants, une émigration générale serait

décrétée. Les émigrants iraient fonder une colonie dans le plus proche continent, où les

indigènes ont plus de terrain qu'ils n'en cultivent. (p. 43)

Dès lors, les Utopiens qui ignorent en interne le commerce et l’argent, n’ignorent pourtant pas

leurs usages avec l’extérieur. À quoi sert l’argent généré par le commerce extérieur ? À

l’achat, notamment, d’esclaves destinés aux basses besognes. En Utopie, il existe en effet trois

catégories d’esclaves : les citoyens punis d’avoir commis un crime, les étrangers condamnés à

la peine de mort dans leur pays d’origine, mais rachetés en grand nombre par les Utopiens

précisément, et d’autres étrangers que la pauvreté motive à venir travailler d’eux-mêmes sur

l’île.

Il est ainsi caractéristique que si « [l]es lois sont en très petit nombre, et suffisent néanmoins

aux institutions » (p. 64), — puisqu’en vertu du pragmatisme, elles doivent être claires pour

tout le monde et puisqu’en Utopie, chacun étant attentif à l’autre, « [c]hacun [est] sans cesse

exposé aux regards de tous » (p. 47) —, Le Livre second consacre tout un chapitre au droit

pénal (ainsi qu’un autre à la guerre), lequel assujetti les citoyens criminels à l’esclavage

continu, condamne à la peine de mort les récidivistes, prive de sépulture ceux qui se suicide

sans raison, puni l’adultère du plus dur esclavage, etc. Le paradoxe jette le trouble : d’où

provient cette propension au mal détaillée par l’Utopie si la loi naturelle qu’elle met

rigoureusement en pratique est par principe satisfaisante ? D’où peut provenir le mal si l’on

estime en avoir supprimé les causes ? Que signifie cet arsenal juridique qui tranche23

sur la

douceur de vivre ?

Vous voyez que, en Utopie, l'oisiveté et la paresse sont impossibles. On n'y voit ni

tavernes, ni lieux de prostitution, ni occasions de débauche, ni repaires cachés, ni

assemblées secrètes. (p. 47)

Là encore, d’où proviendrait la tentation de la paresse quand travailler est un plaisir ? Notons

que la gravité de la condition d’esclave que subissent les responsables d’actes honteux est

dépeinte également avec ironie puisqu’ils sont attachés avec des chaînes en or. More souligne

de cette manière la vanité d’un tel luxe qui ne peut qu’engendrer le mal. C’est d’ailleurs d’or

que sont faits aussi les pots de chambre.

Autrement dit, si l’excédent de biens paraît se résorber dans l’utilité par l’achat d’esclaves, la

fonction qu’exercent ceux-ci signifie en marge de l’Utopie une nouvelle forme d’excédent

que seule la privation de liberté peut « supporter » : l’effort que nécessitent toutes les tâches

subalternes auxquelles un travail épicurien digne de ce nom ne peut pas s’atteler. Bien qu’en

Utopie les esclaves aient en quelque sorte leur raison d’être, ils trahissent une faille dans

l’harmonie naturelle. L’épicurisme ne peut pas régler la question du travail.

23

Cf. Pierre MACHEREY, « Radieux tropiques ? L’Utopie de More (2) », in Savoirs, Textes, Langage, Site

Internet, octobre 2008, Disponible sur :

http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20082009/macherey22102008.html

Quant à la politique de colonisation pour résoudre l’excédent de population, soit les indigènes

consentent à ce que des gens plus compétents viennent faire fructifier leurs terres, soit les

Utopiens s’en emparent de force, auquel cas la violence ne sera imputable qu’à la mauvaise

volonté des indigènes. Mais à nouveau, même si chaque colonie reproduit à l’identique le

modèle que constitue sa ville d’origine, il n’en reste pas moins que l’île d’Utopie, en

cherchant au dehors ce qu’elle ne trouve pas au-dedans, trahit une certaine agitation. L’Utopie

est prise dans une chasse24

à l’excédent qui lui coûte moralement, non seulement parce que

cette chasse l’expose à l’incertitude, mais parce qu’elle l’expose aussi à la joie de vaincre,

laquelle « est le penchant d'une âme déjà féroce » (p. 55). Certes une victoire de l’intelligence

sur la force physique paraît plus sage, mais alors la démesure de l’enthousiasme n’en paraîtra

que plus grande.

Pour [les Utopiens], le plus beau titre de gloire, c'est d'avoir vaincu l'ennemi à force

d'habileté et d'artifices. C'est alors qu'ils célèbrent des triomphes publics, et qu'ils dressent

des trophées, comme après une action héroïque ; c'est alors qu'ils se vantent d'avoir agi en

hommes et en héros, toutes les fois qu'ils ont vaincu par la seule puissance de la raison, ce

que ne peut faire aucun des animaux, excepté l'homme. (p. 68)

Si l’île d’Utopie déborde sur son dehors, trouble sa propre tranquillité en s’excédant,

l’extérieur est donc également susceptible de la menacer. Ainsi, dans ses rapports avec les

autres peuples, ne comptant sur aucun traité puisqu’ils sont faits pour être rompus, elle

n’hésite pas à pratiquer une politique de la ruse pour s’arranger avec les autres. Corrompre

des dirigeants — ce à quoi sert aussi l’argent —, attiser les traîtrises, faire assassiner des chefs

d’États, fomenter des guerres civiles, il faut faire le maximum pour que les conflits soient le

moins coûteux humainement. Quand la guerre est inéluctable, le mieux est alors d’engager

des mercenaires achetés à prix d’or grâce aux richesses que les Utopiens ont engrangées à

dessein. Cet « outil » de guerre possède en outre l’avantage de s’autodétruire.

Les Utopiens se soucient fort peu de perdre un grand nombre de ces mercenaires,

persuadés qu'ils auront bien mérité du genre humain, s'ils peuvent un jour purger la terre

de cette race impure de brigands. (p. 70)

À cet égard, le moins que l’on puisse dire, c’est que le pragmatisme utopien ignore la règle

d’or : les Utopiens font aux autres ce qu’ils s’interdisent de faire à eux-mêmes. Est-ce à dire

24

Selon l’expression particulièrement heureuse de Marc RICHIR, in Le corps, Essai sur l’intériorité, Paris,

Hatier, 1993, p. 53.

qu’il s’agit en définitive d’une raison cynique ruinant toute prétention à l’universalité ? Non.

Car ce n’est pas l’étranger en général que méprise les Utopiens.

À quoi servent les traités ? disent les Utopiens. Est-ce que la nature n'a pas uni l'homme à

l'homme par des liens assez indissolubles ? Celui qui méprise cette alliance intime et

sacrée se fera-t-il scrupule de violer un protocole ?

Ce qui les confirme dans cette opinion, c'est que, dans les terres de ce nouveau monde, il

est rare que les conventions entre princes soient observées de bonne foi. (p. 65)

Néanmoins, en thèse générale, ils regardent comme un mal l'introduction des traités parmi

les peuples, quand même ceux-ci les observeraient religieusement. Cet usage habitue les

hommes à se croire mutuellement ennemis, nés pour une guerre éternelle et pour

s'entredétruire légitimement, en l'absence d'un traité de paix ; comme s'il n'y avait plus

société de nature entre deux nations, parce qu'une colline ou qu'un ruisseau les sépare.

[…]

Les Utopiens ont pour principe qu'il ne faut tenir pour ennemi que celui qui se rend

coupable d'injustice et de violence. La communion à la même nature leur paraît un lien

plus indissoluble que tous les traités. L'homme, disent-ils, est uni à l'homme d'une façon

plus intime et plus forte par le cœur et la charité que par des mots et des protocoles. (p.

66)

Autrement dit, rien n’empêche a priori le reste de l’humanité d’adopter la forme de la

république utopienne. Rien sinon de mauvaises habitudes prises par une culture politique

aveugle à la justesse de l’état de nature. La raison pragmatique n’est pas une raison cynique

(au sens courant du terme puisque dans leur acception philosophique l’épicurisme reste

proche du cynisme). Par calcul, c’est-à-dire en fuyant « la volupté qui empêche de jouir d'une

volupté plus grande » (p. 57), les hommes sont naturellement altruistes — cependant,

« l'homme en général ou universel, suivant le jargon métaphysique, ce colosse, le plus

immense des géants, […], personne en Utopie n'a pu l'apercevoir encore. » (p. 51) : l’Utopie

ne peut être qu’incarnée par des individus confrontés à d’autres individus obligeant,

occasionnellement, les premiers à user de la ruse, cette intelligence pratique, ou de la force

physique quand la situation impose le recourt à une guerre juste. De façon subversive, More

ouvre ici une voie parfaitement originale qui, échappant au nominalisme, ne verse pas pour

autant dans un essentialisme qui priverait lui aussi le monde ici-bas d’un accès à

l’universalité. Pour More, les essences ne pourraient être que des essences concrètes.

De la même manière, l’égalité pratiquée en Utopie n’est pas une égalité abstraite : elle est

vivante et à ce titre paradoxale :

Des deux côtés de la salle [où sont pris les repas en commun] sont rangés alternativement

deux jeunes gens et deux individus plus âgés. Cette disposition rapproche les égaux et

confond à la fois tous les âges ; en outre elle remplit un but moral. Comme rien ne peut se

dire ou se faire qui ne soit aperçu des voisins, alors la gravité de la vieillesse, le respect

qu'elle inspire retiennent la pétulance des jeunes gens et les empêchent de s'émanciper

outre mesure en paroles et en gestes. (p. 46)

Ni égalitarisme : les anciens font autorité sur les jeunes en leur inspirant la tempérance. Ni

traditionalisme : les différences d’âge doivent se perdre dans l’assemblée. Mais une harmonie

où les uns jouent contre les autres.

CONCLUSION : LE TABLEAU DE L’UTOPIE

Nous avons insisté sur la texture paradoxale du récit. L’ordre utopien qui conjugue l’unité et

la multiplicité est mobile dans le temps comme dans l’espace et donc travaillé par

l’indétermination. La liberté de conscience se mêle à l’obligation de croire, l’esprit

conservateur à la curiosité intellectuelle sans limite. Le système démocratique élit un prince.

Le progrès dessine le mouvement d’un retour à soi. La perfection se voit corrompue par des

marges qui l’excèdent et par quoi elle s’excède. La douceur de vivre cadre mal avec la dureté

des peines. L’universel ne se manifeste que dans le particulier. La spontanéité de la nature

humaine se révèle par l’entremise d’un artifice ou d’une fiction. Etc.

L’œuvre toute entière s’inscrit elle-même comme le reflet d’une époque tendue entre

nouveautés inquiétantes et apories, tout en se jetant dans le vide d’une réponse (à l’état

critique, épochal) qui ne s’origine nullement dans quelque futur hypothétique.

L’usage des paradoxes — qui rendent compte d’une composition particulièrement habile,

souple et nuancée quand la description n’est tout simplement pas confuse voire absurde —,

est au service de la distance : l’Utopie n’est pas à prendre pour argent comptant. More

renforce le dispositif en truffant le récit de mots dont le décodage, sur base de leur

construction grecque, à l’instar du nom de l’île ou de l’explorateur, crée de la distance par

ironie.

Si l’île se nomme « Utopie », le prince reçoit le titre d’« Ademus » qui signifie « sans

peuple ». La capitale lumineuse « Amaurot » signifie « ville obscure ». Le fleuve qui la

traverse l’« Anydre » veut dire « sans eau ». Étymologiquement parlant, les « syphograntes »

sont « des vieillards radoteurs », des « ivrognes » ou « des gardiens de porcheries ». Les

« tranibores » de « grands gloutons ». Etc25

.

Mais la distance créée par l’ironie et renforcée par le fait que l’entièreté du témoignage repose

sur Hythloday seul, n’est pas là pour que nous n’y croyions pas. L’Utopie ne bascule jamais

dans un merveilleux grand-guignolesque, sans quoi elle n’aurait pas pu marquer et continuer à

marquer tant d’esprits soucieux d’une authentique politique. La description de l’île constitue

simultanément le mouvement de sa propre critique, de telle sorte que la pensée qui s’y fait

jour compose le mouvement d’une réflexion qui progresse en revenant constamment sur ce

qui semble se donner comme un résultat qu’elle suspend, pour ne pas lui emboîter le pas

aveuglément. En ce sens, la pensée de l’Utopie se produit entre le lieu et le non-lieu de son

tracé.

En réalité, la forme du gouvernement utopique compose un tableau — un tableau parlant, une

allégorie — au style incontestablement renaissant. Si l’Utopie paraît géométriquement

structurée, sa représentation est intrinsèquement liée à l’art de la perspective linéaire qui

introduit le jeu de l’ombre et la lumière. De même que l’ironie ne rend pas les choses

dérisoires, le détail des mesures qui rythment la surface de l’île ne rabaisse pas les choses à la

trivialité d’un programme politique : il fait sentir l’exigence d’égalité26

. La mise en

perspective ou la distance que More s’attache soigneusement à créer nous apparaît jouer en

faveur et à la faveur de la profondeur des choses et de leur relief.

Contrairement au Moyen-âge où l’art du récit se base sur la technique par association d’une

image — qui rappelle une idée, la Cité céleste — à un lieu, on ne cherche plus à la

Renaissance, à fixer une image à son lieu, on cherche en soi à émouvoir : la vibration du

tableau doit transporter le spectateur dans le monde imaginé. La succession ordonnée

d’images frappantes liées à autant de lieux circonscrits est supplantée par la dynamique du

passage d’un lieu à l’autre qu’incarnent l’art de la perspective et du clair-obscur ; une

dynamique du geste qui acquiert sa propre expressivité dans un ensemble lui-même émouvant

puisqu’il n’est plus compartimenté — tel lieu pour telle image —, mais où l’expressivité de

25

Cf. F. LESSAY, Op. cit., pp. 12-13. 26

Cf. Jean-Yves LACROIX, « L’espace dans L’Utopie, Platon et More », in Espace prépas, n° 154, mars-avril

2014, p. 96.

l’un répond à l’expressivité de l’autre.27

À la place d’être renvoyé par analogie à des vérités

célestes ou théologiques comme dans l’art religieux du Moyen-âge, le spectateur regarde le

tableau comme s’il était témoin de la scène du monde. De même, le souci mathématique de

précision cherche à ouvrir une fenêtre sur l’harmonie ou la beauté intrinsèque d’une nature

libérée de l’allégorisme médiéval — qui ignore la peinture du paysage — et dont la science

est dominée par le discours théologique. Le regard du peintre renaissant découvre le Livre de

la nature : une nature immense, chatoyante, brillant d’une variété infinie de formes et de

couleurs. Le peintre « singe » désormais la nature : non pas au sens d’une mauvaise imitation

mais dans le sens où, touché et habité par le monde qu’il habite, il se fait l’interprète de la

vérité des apparences sensibles.28

Or, si la perspective « fait voir clairement », cette mathématisation de l’art apparaît en même

temps comme n’étant rien d’autre qu’au service du « trompe-l’œil ». Tout se passe comme si

ce n’était pas l’image qui apparaissait dans le tableau — mais le modèle lui-même qui, par le

biais d’une peinture se voulant exacte, paraissait sous nos yeux. Tout se passe comme si le

réel était à la fois soi-même et sa propre imitation.

L’Utopie agirait donc comme un tableau. Un tableau d’autant plus saisissant, d’autant plus

caractéristique de cet esprit renaissant qui ne veut plus illustrer mais donner vie à la création,

que le monde imaginé par L’Utopie ne saurait être l’illustration de quelque réalité existante.

Cette étrangeté d’un monde imaginé qui s’ouvre soudainement et en lui-même à la vie, passe

précisément dans L’Utopie par l’art du paradoxe auxquelles se joignent la vivacité des

dialogues qui animent une langue écrite et par où l’on assiste à la naissance d’un savoir

s’élaborant et fluctuant dans la confrontation, les mises en abyme ou le reflet des choses qui,

de miroirs en miroirs, entraînent les apparences dans une spirale vertigineuse. Le style crée du

mouvement, du décalage qui laisse s’échapper quelque chose d’à la fois insaisissable et

émouvant. L’ailleurs infigurable mais vivant avec lequel l’œuvre d’art nous met en contact en

nous arrachant soudainement à nos habitudes, nous pouvons l’appeler le « réel ». Le

surgissement du réel a lieu singulièrement dans ce qui nous dépasse : l’événement qui nous

saisit.

27

Cf. Thomas GOLSENNE, « Les modes de temporalité dans la peinture d’histoire de la Renaissance au

romantisme », in Motifs, Site Internet, 16 juin 2013, Disponible sur : http://culturevisuelle.org/motifs/?p=400 28

Cf. Jacques DARRIULAT, « La Renaissance et l’imitation de la nature », in Philosophie générale et

esthétique, Site Internet, 29 octobre 2007, Disponible sur :

http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/Renaissance/ImitationNat.html

Autrement dit, le tableau, — dont les peintres humanistes rêvent en son accomplissement

comme d’une surface « transparente » ouvrant sur les choses de la nature ou la nature des

choses — , a le sens d’un « objet transitionnel »29

— c’est-à-dire « en transition » entre le

perceptible (le tableau que je peux me figurer) et l’imperceptible (la magie du tableau) —,

nous transportant ainsi vers quelque chose d’indéterminable qui nous touche plus que jamais

et mieux que tout autre chose. C’est dire que le tableau utopique, impossible à réduire ni à un

programme ni à la satire, — entre le lieu et le non-lieu où passe l’éloquence infigurable du

geste —, nous fait sentir quelque chose d’à la fois exigeant et plein de promesse, quelque

chose qui nous requiert absolument mais dont la mise en œuvre ne pourrait être que trahison.

Le tableau utopique nous fait sentir quelque chose comme le sens insaisissable d’une

fraternité qui nous échappe donc (à cet égard, elle ne peut pas être objet d’espérance) mais à

laquelle nous ne pouvons pas échapper si nous voulons nous sentir advenir à nous-mêmes

comme humains.

« Ma liberté et mes droits, avant de se montrer dans ma contestation de la liberté et des

droits de l’autre homme se montrent […] dans la fraternité ». La phénoménologie du droit

de l’autre enseigne que l’égalité du moi n’est pas seulement l’égalité que le moi acquiert

comme citoyen. « Les droits de celui qui est obligé » ne sont pas seulement « l’effet

d’une généralisation des droits de l’autre tels qu’ils apparaissent en autrui ». L’égalité du

moi vient de sa responsabilité qui l’élève à la « dignité d’unique », de sujet

irremplaçable.30

C’est cette fraternité infigurable qui joue dans les paradoxes et l’audace de L’Utopie en leur

conférant une vivacité qu’ils cherchent à incarner, en même temps qu’elle joue à l’écart des

apparences (le tableau ou l’objet transitionnel). C’est dire encore que cette « idée » de

fraternité est source inépuisable d’interprétations qu’elle exige de toutes ses forces. C’est

pourquoi une lecture de L’Utopie ne peut pas nous renvoyer à nous-mêmes de manière

satisfaite ou satisfaisante. Critique, la raison pragmatique à l’œuvre éveille en nous des

exigences et des promesses à l’écart des routines où nous sommeillons dans un cortège

d’évidences allant bon train. L’Utopie ne signifie pas la fin de l’Histoire, elle oriente notre

regard au cœur de notre histoire — une histoire aux contours toujours indéfinis malgré le

poids des habitudes.

29

Cf. Marc RICHIR, « Imagination et Phantasia chez Husserl », in Eikasia, n° 40, septembre 2011, pp. 29-31. 30

Pierre HAYAT citant Emmanuel LEVINAS, in Individualisme éthique et philosophie chez Levinas, Paris,

Kimé, 1997, pp. 47-48.

Le tableau utopique n’échappe cependant pas à quelques trivialités. À quelques endroits où se

fixe momentanément le regard, les palpitations du réel sont aplaties dans des images qui

l’appauvrissent considérablement. À la liste des passages inquiétants repris supra, ajoutons ce

morceau bien connu :

Au reste, les Utopiens ne se marient pas en aveugles ; et, pour se mieux choisir, ils

suivent un usage qui nous parut d'abord éminemment ridicule et absurde, mais qu'ils

pratiquent avec un sang-froid et un sérieux vraiment remarquables.

Une dame honnête et grave fait voir au futur sa fiancée, fille ou veuve, à l'état de nudité

complète ; et, réciproquement, un homme d'une probité éprouvée montre à la jeune fille

son fiancé nu. […]

« Lorsque », nous disaient-ils, « vous achetez un bidet, affaire de quelques écus, vous

prenez des précautions infinies. L'animal est presque nu, cependant vous lui ôtez la selle

et le harnais, de peur que ces faibles enveloppes ne cachent quelque ulcère. Et quand il

s'agit de choisir une femme, choix qui influe sur tout le reste de la vie, et qui en fait un

délice ou un tourment, vous y mettez la plus profonde incurie ! (pp. 61-62)

Bien que la scène comprenne une allusion au jardin d’Eden, la raison pragmatique n’est plus

réellement habitée ici par le « rêve » et s’enlise ainsi dans des considérations très

grossièrement marchandes.

Que la raison pragmatique tombe par endroits dans la vulgarité n’est pas dû au hasard. Le

problème tient, pour une grande part, nous l’avons déjà évoqué, à la conception épicurienne

du plaisir : vouloir mesurer le plaisir est un leurre.

Le plaisir en effet ne tient pas dans la satisfaction d’un besoin. Le plaisir se vit dans l’écart

entre la satisfaction et le désir qui la déborde. Le plaisir se vit dans cette course palpitante du

désir après soi-même. Le désir jouit de ne pas être au bout de sa satisfaction. Le désir

intensifie sa propre satisfaction en la différant tant qu’il peut. Bref, le désir a du plaisir parce

qu’il s’excède.31

Autrement dit, en traquant l’excès, More comme épicurien traque le plaisir lui-même. D’où la

sensation, émanant parfois de l’œuvre, d’une promotion de loisirs relativement fades voire

ennuyeux. En tentant d’arracher à la chose sa dimension d’excès en la mettant sur le compte

de mauvaises habitudes culturelles, More, d’une part, idéalise la « nature », ce qui est fâcheux

31

Cf. Renaud BARBARAS, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 292.

pour un pragmatique, et d’autre part, cet arrachement il ne peut le pratiquer, sans le savoir,

qu’avec passion. Cette passion qu’il met à dépeindre une nature idéale libère alors l’excès

cher au plaisir, à titre de mal protéiforme que tout un arsenal pénal tente de réprimer. L’œuvre

forme ainsi un contraste saisissant entre d’une part, une nature civilisée dont la fraîcheur ou

l’innocence pèche par manque de relief et d’autre part, une culture barbare dont l’intelligence

répressive, loin de déshonorer totalement ladite nature, participe soigneusement à ses

contours. Dans la lumière blanche d’une nature ondoyante de régularité, pointent de joyeux

excès ou de piquantes saveurs comme la curiosité. Dans la noirceur du dispositif juridique

débordé par l’énigme du mal qui motive sa méticulosité, brillent par éclats et par intermittence

la sobriété d’une économie des moyens. Le contraste est audacieux parce qu’il est l’œuvre du

talent, mais comme exercice délicat et périlleux, eu égard à l’ampleur vertigineuse de la tâche

où palpitent indéfiniment les exigences et les promesses, il arrive de cette manière que

l’exercice se perde et dérape, par endroits, dans des outrances faites d’austérité et de passions,

et par où se crispe l’expressivité de l’ensemble. D’autant qu’un texte n’offre pas une vue

d’ensemble comme peut le faire un tableau.

Mais il est probable que l’épicurisme passionné de More n’explique pas toutes ses outrances.

Si More refuse l’écart entre la satisfaction et le désir — écart où s’éprouve réellement le

plaisir —, sans doute a-t-il du mal avec la démesure d’une fraternité qui n’en finit pas. L'excès

d’une telle fraternité ne peut pas emboîter le pas au désir : il excède l’excès du plaisir. La

fraternité est pleine de promesses (d’un peu plus d’humanité qui ornerait la terre) dans

lesquelles passent aussi d’incessantes exigences32

— et inversement ; qui peut dire qu’il n’a

plus besoin d’aimer et d’être aimé ? Face à la démesure d’une idée sublime où se croisent et

se recroisent exigences et promesses, More recule peut-être en se crispant de cette manière

dans l’outrance qu’il y a à réduire la question en un problème à résoudre. Réduisant l’énigme

en problème, le pragmatisme travaillé par le rêve se renverse en une production possible d’un

cauchemar politique.

Il y a donc une ombre au tableau. Raison de plus pour relancer le commentaire critique d’une

œuvre autocritique, à partir et en direction d’une communauté effectivement utopique : celle

des lecteurs.

32

Cf. le célèbre passage de la première lettre aux Corinthiens où Paul détaille les exigences et les promesses de

l’amour : « La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne

pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas

compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit

tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais. » (1 Co 13, 4-8)