muse de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes (1989), avant-propos et postface
TRANSCRIPT
Geneviève Fraisse
Muse de la raison (1989, Folio-Gallimard, 1995)
Préface et postface (tapuscrits)
Préface
Une histoire française?
L'histoire des femmes se précise en cette fin de siècle. L'histoire,
qui est aussi la politique, laisse voir enfin une de ses couleurs
vives, celle des hommes et des femmes, semblables et différents. A
nouveau encore l'égalité des sexes montre qu'elle n'existe que par
son contraire, l'inégalité, qui s'appelle discrimination. Comment se
fait-il donc que les femmes participent si peu aux affaires de la
cité? Faut-il, en réponse, changer la loi pour changer les moeurs,
imposer la parité des hommes et des femmes dans les instances de
pouvoir, obliger à des quotas aussi misérables que le retard qu'il
serait censé combler?
Notre histoire commence avec la Révolution française, on en revient
toujours là. De quelque côté que cette Révolution se regarde, avec
les yeux éblouis par ses héroïnes lors du bicentenaire, le regard
terni par la mise en place de l'exclusion politique des femmes, la
vue élargie sur la modernité qui sous-tend et entoure ce moment
d'histoire, il s'agit bien d'un événement fondamental. La première
singularité de l'histoire française est sa Révolution. Républicains,
libéraux et monarchistes en passent tous par là, quoi qu'ils en
disent par ailleurs.
Un événement est une richesse. Un événement ne s'enferme pas dans
une seule lecture; un événement se produit encore après qu'il ait eu
lieu. Ce livre s'attache au lendemain de la Révolution française,
lorsque tout le monde a compris qu'une société nouvelle est née,
avant, pendant, après 1789. La nouveauté est complexe: les femmes se
distinguent dans les salons d'Ancien Régime comme dans les tribunes
et les clubs; les femmes sont héroïques partout en France, insistent
les chroniqueurs, et à Paris aussi, telle Olympe de Gouges ou Madame
Roland. Les femmes sont politiquement chassées des clubs et de
l'armée en 1793, gagnent en droit civil un statut d'individu
qu'elles perdent aussitôt avec le Code civil de 1804. Les femmes se
battent alors dans l'espace symbolique qui leur reste, l'écriture.
Il ne faut donc pas dire bêtement que la Révolution a exclu les
femmes de l'espace politique. Elle a permis et empêché leur entrée
dans l'espace politique comme dans la société civile. En revanche,
le lendemain de la Révolution est sans ambiguïté sur leur exclusion
politique, doublée d'une sujétion civile. A partir de ce degré zéro,
les femmes du XIXè et du XXè siècles construiront leur autonomie
citoyenne par toutes sortes d'initiatives, principalement la lutte
féministe, elle-même multiforme.
A l'événement "révolution" se joignent deux autres déterminants pour
expliquer qu'en France la démocratie fut exclusive et la république
masculine. Quelques théoriciens modernes, dont le dernier fut
Rousseau, pensèrent la chose publique et l'espace privé, le
gouvernement politique et le gouvernement domestique. Sur
l'événement révolution se greffe par conséquent une source de
discours théoriques utilisés diversement. L'événement est traversé
par la théorie politique d'un partage inégal entre les sexes, d'un
pouvoir différencié entre les hommes et les femmes. A cela s'ajoute
la tradition, l'histoire longue. Il a été suffisamment expliqué
qu'une rupture historique radicale, cela n'existe pas. Et c'est
vrai: la persistance de l'effet monarchique se fait sentir jusque
dans la vie politique actuelle. Monarque, vassaux et fiefs sont
encore aujourd'hui des mots en vigueur. Mais ne simplifions pas en
additionnant patriarcat et monarchie dans une vision aussi globale
que vague: le cas monarchique français se distingue par deux traits
originaux, imaginaire avec la transmission masculine du trône et la
loi salique, symbolique avec le caractère sacré d'une fonction de
droit divin. Ces deux traits, loi salique et monarchie de droit
divin, ne sont pas propres à toute monarchie. Là aussi la
"singularité française" est manifeste.
Mais que signifie l'idée d'une singularité française? A la norme
anglo-saxonne d'une intégration rapide des femmes doublée d'une
violente guerre des sexes s'opposerait l'exception française, faite
d'un retard politique contrebalancé par une relation d'agrément
entre les sexes? Certes, la France cumule un vrai handicap,
politique et symbolique dans les espaces de pouvoir, avec une forte
présence économique des femmes, une liberté des moeurs favorable à
la relation entre les sexes. S'il y a singularité française, elle
est, de toute façon, complexe, savant équilibre entre les
différentes sphères, économique et politique, sexuelle et politique,
etc.. L'équilibre serait différent suivant chaque pays, chaque
peuple? Sans doute. Par là la singularité ne vaudrait pas plus
qu'une norme imaginaire. En revanche, la singularité, n'étant pas
l'exception, renvoie bien, lorsqu'elle n'est pas le contraire de la
banalité, à un modèle supposé. Le modèle serait celui de l'exclusion
des femmes de la res publica, doublée d'un affrontement, entre les
sexes, radical. La France se singulariserait par une qualité de la
relation entre les sexes telle que l'exclusion y aurait été moins
combattue que dans d'autres pays, que le féminisme n'y aurait pas
été très puissant. Oui, mais à condition de ne pas prendre l'arbre
pour la forêt. Il n'y a pas un modèle, la domination masculine et sa
contestation féministe à l'ère démocratique, et son contre-exemple.
Il existe une situation paradigmatique coextensive à la naissance de
la démocratie et de la république, par rapport à quoi des nations et
des cultures se singularisent. Au lieu de voir la France échappant à
la norme, il se pourrait que la France ait structuré la relation
entre les femmes et la modernité, argumenté rigoureusement la
naissance commune et contradictoire de la république démocratique et
de l'égalité des sexes. Tout se joue bien pendant, et surtout
après, la Révolution française. L'événement "révolution" fait de la
France le lieu d'une situation paradigmatique, celle où se pense le
renouvellement de la domination masculine avec les formes modernes
de la vie politique.
Postface
Démocratie exclusive, république masculine
Où il est question d'une crise de la représentation politique; où lecas français, avec un très faible pourcentage de femmes députés,mérite réflexion; où cinquante ans de droit de vote ne font guère dedifférence; où il ne faut pas négliger ce fait de la sous représentation, particulièrement remarquable dans les berceaux de ladémocratie, France, Etats-Unis, Grèce. Où il faut distinguer entredémocratie et république les causes du retard et de l'exclusion; Oùil ne faut pas dissocier, en matière de pouvoir, le politique del'économique, le symbolique du domestique.
Il y eut le temps de l'exclusion des femmes de la res publica,
amorcé par la Révolution française; puis il y eut le temps de
l'inclusion progressive qui prit la forme de la discrimination, du
droit inégal, de la naissance de la Troisième République à
aujourd'hui. Désormais l'inclusion des femmes dans la vie politique
n'est plus à faire; elles sont, comme le disait le journal du
Ministère des droits des femmes d'Yvette Roudy, des "Citoyennes à
part entière". Cette vue progressive et progressiste ne s'accompagne
pas pourtant d'un chant de victoire: les femmes sont citoyennes et
nous découvrons, après cinquante ans de droit de vote des femmes,
que la politique reste un monopole masculin. Il est vrai que les
hommes votent depuis cent cinquante ans. Alors, juste un retard, ce
fameux retard qui serait le lot des femmes, Michelet le disait déjà,
depuis l'avènement de la démocratie?
Non, il n'y a plus de retard; l'inclusion a été accomplie, la
citoyenneté est entière. Et si l'inégalité perdure, si les hommes
gardent le plus jalousement possible le pouvoir politique, aucune
cause justificative ne peut désormais être invoquée. En effet,
jusqu'à présent le retard des femmes était constaté, disons affirmé,
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et aussi généreusement expliqué. Ce retard avait des causes, ce
retard était en lui-même une cause. Les causes étaient externes au
fait même de la différence des sexes, l'influence de l'Eglise, une
instruction incomplète, la résistance de la société au changement,
etc. Et les causes étaient internes, nouées à une psychologie
différentielle des hommes et des femmes: timidité féminine,
désintérêt pour la chose publique, absence d'ambition sociale de la
part des femmes. Si on lit les travaux sur "les femmes et la
politique" écrits dans les années cinquante, ces causes externes et
internes sont l'essentiel de l'explication. Et la cause "différence
des sexes", celle qui met en jeu précisément le fait qu'il y ait
deux sexes dans un rapport de tension et d'inégalité, est
fondamentalement récusée. Il faut que les causes soient sociales ou
psychologiques, jamais politiques, politiques au sens où l'inégalité
des sexes est une question politique. Ainsi les auteurs de la
première recherche scientifique sur le sujet, Mattei Dogan et
Jacques Narbonne concluent-ils en 1955 1: "A aucun moment de notre
recherche, nous n'avons rencontré de comportement spécifiquement lié
au sexe, propre aux hommes ou aux femmes, indépendamment des
conditions sociales dans lesquelles ils vivent". Le sexe biologique
n'est pour rien dans le politique, disent-ils encore, masquant ainsi
justement la question politique par le fait biologique lui-même, qui
serait bien le seul lieu de la différence. Malheureusement, c'est
faux car les sexes biologiques en situation sociale fabriquent du
politique. Si ces auteurs furent réticents à le penser, ce n'est pas
1 Mattei Dogan et Jacques Narbonne, Les Françaises face à lapolitique, comportement politique et condition sociale , ArmandColin, 1955. voir aussi Gisèle Charzat, Les Françaises sont-ellesdes citoyennes ? , Denoël-Gonthier, 1972.
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par myopie intellectuelle ou politique, mais plutôt parce
qu'introduire la variable "différence des sexes" en politique, c'est
reconnaître bien plus qu'ils ne veulent ou ne peuvent: que
l'histoire est sexuée, que l'inégalité des sexes, dénoncée par le
féminisme, est politique et non pas simplement anthropologique,
actuelle et non pas simplement anachronique ou intemporelle. Et
s'ils ne peuvent le reconnaître, c'est parce que l'idéal
démocratique implique l'universel et le neutre, plus que le
particulier et la différence; et qu'il serait difficile de mettre en
cause la politique républicaine en soulignant combien elle laisse
persister l'inégalité entre les sexes. L'universalisme en se voulant
un idéal est aussi un masque. Les politologues d'aujourd'hui, qui
entre-temps sont devenues des femmes, ont su introduire la
différence sexuelle dans l'analyse politique comme une évidence 2;
mais il n'est pas encore sûr que cela le soit pour tout le monde..
Reste à inverser la perspective, en cessant de réfléchir en termes
de retard: car si l'histoire est sexuée, la cause de la faible
présence des femmes en politique tient au fait politique du rapport
entre les sexes. Si le retard est comblé, si la femme est
entièrement citoyenne, l'explication sociologique et psychologique
centrée sur les femmes peut être suspendue au profit de la cause
"différence des sexes"; au profit de l'analyse du rapport historique
et politique entre hommes et femmes. La notion de retard n'est plus
très pertinente; car son analyse a toujours couvert plus qu'expliqué
la réalité.
2 cf Janine Mossuz-Lavau, Mariette Sineau, Enquête sur lesfemmes et la politique en France , Paris, PUF, 1983;
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"La fin d'un retard"
Si désormais la femme est citoyenne, si l'exclusion politique des
femmes au principe de la démocratie a obéi à une dialectique, à une
dynamique propre à permettre et à produire l'inclusion des femmes
dans la cité, la discrimination subsiste: il reste en effet très
difficile que les femmes, en France, puissent "représenter" le
peuple ou la nation. Elles participent comme citoyennes, mais elles
sont, en très faible pourcentage, des représentantes; elles votent,
mais ne sont guère présentes à l'Assemblée Nationale. Ultime retard?
Dernier obstacle ou dernière étape à franchir pour parachever
l'inclusion progressive des deux siècles passés? Non, je disais que
l'analyse des causes du retard est de peu d'utilité pour expliquer
la permanence de la discrimination, et notamment ce hiatus entre
citoyenneté et représentation. Car les causes invoquées font tout
simplement abstraction du fait que la société est fondée sur
l'inégalité des sexes. Désormais l'inégalité qui subsiste a pour
cause l'inégalité elle-même. Je propose donc maintenant de revenir
au fait même de la différence des sexes pour analyser la disparité
politique entre hommes et femmes. Tout en précisant que cette
différence ne signifie pas différence biologique ou psychologique,
différence marquée par des attributs, des qualités distinctes.
Différence signifie qu'il existe deux sexes et qu'ils entrent
régulièrement, si ce n'est toujours, en conflit; ainsi fabriquent-
ils de l'histoire. La république quant à elle a toujours choisi de
penser les deux sexes comme un neutre, comme le neutre universel
plus fort que les déterminations de chaque sexe; comme la neutralité
politique par rapport à la question sexuelle. Voilà pourquoi elle ne
l'analyse jamais en tant que telle; voilà pourquoi on recherche les
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causes du retard.
Le fait d'être électrices et éligibles constitue la citoyenneté des
femmes. Pourquoi sont-elles fort peu élues? Parce que participer à
la chose publique n'implique pas le pouvoir de l'incarner. Sans
doute faut-il questionner la représentation elle-même dans la
république française, en quoi "faire les lois" est une activité
masculine d'une part, en quoi la députation tient plutôt du fief
géographique que de la représentation du peuple ou de la nation
d'autre part; en quoi gouvernement et représentation sont des
notions disjointes. Prises entre féodalité et démocratie, les femmes
ont à comprendre les mécanismes de leur inégalité politique. La
crise de la représentation politique est aussi là.
"L'exclusion française"
Il reste à distinguer aujourd'hui là où la démocratie fut
exclusive, et là où la république fut masculine.
Faire l'analyse des mécanismes excluant et discriminant pour les
femmes nécessite deux modes de réflexion. Le premier consiste à
élaborer les mécanismes d'exclusion propres à chaque système
politique, monarchie, démocratie, république, mécanismes nécessaires
à l'assurance dans un système politique d'un pouvoir masculin qui
transcende les époques et les systèmes. Le second consiste, de
manière plus historienne, à répertorier, dans un conjoncture donnée,
les causes d'un éloignement politique des femmes.
Nous avons donc besoin des explications théoriques comme des
raisons historiques pour comprendre "la démocratie exclusive". Ces
dernières avaient, jusqu'à présent, trop souvent servi à expliquer,
par conséquent à excuser, la misogynie de la démocratie naissante.
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Les explications théoriques pourraient nous permettre de comprendre
ce paradoxe dont nous ne sommes pas sortis, à savoir que la
démocratie qui est pour beaucoup d'hommes du XXè siècle le système à
leurs yeux le plus remarquable, ait porté en son principe, au
départ, un refus de la femme citoyenne.
La rupture révolutionnaire est en cela essentielle. Elle rend
visible l'histoire des femmes autant par leur intervention
historique que par l'image d'une histoire qui semble,
paradoxalement, aller à reculons. Julie-Victoire Daubié, féministe
du Second Empire, écrit La Femme pauvre 3 la femme en quête de
"moyens de subsistance ": elle y témoigne douloureusement d'une
histoire négative pour les femmes, dressant le tableau précis des
pertes dues aux transformations du siècle, centralisation
démocratique, travail salarié, industrialisation... L'histoire des
femmes est à la fois semblable et différente de celle des hommes.
Voilà aussi pourquoi la notion de retard est inopérante. Cette
historicité se lit à plusieurs niveaux dans l'après-Révolution; elle
est dans le débat démocratique, assez farouchement hostile à la
participation des femmes, dans l'histoire des femmes du XIXe siècle
partagée tant bien que mal avec l'histoire des hommes, dans la
culture contemporaine où les femmes adviennent à la responsabilité
de sujet. Il y a deux chemins possibles pour lire la rupture
révolutionnaire. L'un suit l'histoire de la démocratie, de
l'exclusion des femmes de la res publica au lendemain de la
Révolution française, de la régression de leur vie publique; le
second cherche une vue générale sur les effets de cette rupture,
semblables ou différents pour les hommes ou pour les femmes, à la
3 Julie-Victoire Daubié, La Femme pauvre au XIXè siècle , 1866,Côté-femmes éditions, Paris, 1992.
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fois positif et négatif pour les femmes du siècle à venir.
« Les causes de l'exclusion »
L'exclusion politique des femmes dans la république démocratique est
un fait avéré. Pendant longtemps on fit donc appel aux causes
événementielles et nationales, à l'histoire et à la géographie. En
France l'exclusion aurait été prononcée pour freiner ou enrayer des
processus en cours: les femmes avaient pris trop d'importance sous
l'Ancien Régime, trop de pouvoir même; ou encore, les femmes sont
trop actives dans la vie révolutionnaire, prennent trop
d'initiatives. L'exclusion serait une réaction à une présence
publique trop grande à la fin de la royauté, elle tenterait
également d'éviter un déséquilibre social à l'aube d'une société
nouvelle. La décadence féodale ou l'hystérie révolutionnaire ont
donné aux femmes une place dangereuse pour la vie publique. Et plus
que social, ce danger est historique: les femmes seraient bien
capables d'entraîner leur société vers le mal, d'induire un cours de
l'histoire négatif: L'abbé Feucher n'hésite pas à dire à la veille
de la Révolution française qu'elles sont l'agent principal de la
décadence, et Sylvain Maréchal, le babouviste, écrit au lendemain de
la Révolution que dès qu'une femme fait de la politique une société
court à sa perte. Dans la série des causes de l'exclusion des femmes
de la vie démocratique moderne se trouve aussi une de leurs
conséquences; le Code civil napoléonien. C'est un Code civil, et il
réalise dans l'espace de la société civile ce qu'exige la société
politique, à savoir empêcher les femmes d'accéder à certains
pouvoirs domestiques et publics; ces pouvoirs qui fabriquent le
citoyen, et rendent réel le sujet démocratique. De plus ce Code est
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napoléonien car même s'il n'est pas l'oeuvre d'un seul, il est
marqué par la misogynie et l'antiféminisme de Napoléon.
Ainsi l'histoire française désigne au moins trois raisons
susceptibles d'expliquer cette apparente aberration d'une exclusion
du sexe féminin dans une démocratie; chacune est inscrite dans
l'événement: la féodalité, la Révolution, l'Empire. Et même si le
pouvoir féminin contre lequel Napoléon s'insurge est avant tout
imaginaire (car au fond quel fut-il pour quelques femmes nobles de
l'Ancien Régime ou quelques bourgeoises ou femmes du peuple de la
Révolution?) il sert d'épouvantail: peu importe le vrai ou le faux,
c'est la peur qu'il suscite qui fait sa vérité. La France et sa
Révolution datent ainsi avec précision la régression de la vie
publique féminine, le verrouillage de ses droits publics et privés.
D'autres explications cependant tiennent moins à l'événement qu'à
l'essence de la société nouvelle. Il est des causes structurelles de
l'exclusion, propre à la démocratie. Si la Révolution est
l'événement qui provoque l'exclusion, la démocratie est le mouvement
qui l'explique. Deux débats, ou plutôt deux symptômes: la question
de la rivalité entre les sexes, s'ils ont les mêmes occupations et
les mêmes fonctions; la mise en pratique de la règle démocratique
qui suppose que le droit pour une femme est un droit pour toutes les
femmes. Ces deux débats cristallisent la question de l'égalité entre
les sexes, et ont une portée philosophique. Pourquoi l'égalité
promise avec la fraternité n'a-t-elle de sens qu'entre les hommes?
Pourquoi n'y a-t-il que des frères justement, des frères liés
ensemble par l'utopie de leur égalité, utopie qui délie
paradoxalement les hommes des femmes ? La fraternité entre hommes et
femmes tourne toujours à la rivalité. L'égalité réelle serait un
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indice négatif; elle effacerait la nécessaire distinction entre les
deux sexes, elle induirait la confusion entre le masculin et le
féminin. Car l'égalité entre les sexes remplace l'amour par
l'amitié, détruit le rapport sexuel4. Et l'amitié n'a aucun intérêt
puisqu'elle s'accompagne d'un face à face, lutte pour le pouvoir qui
ne se partage jamais: d'où la rivalité. La conséquence de l'utopie
démocratique est double: des droits identiques mettent en péril la
vie sexuelle par une "confusion des sexes", la possession de ces
droits désigne la nature de cette vie sexuelle, son inhérent rapport
de pouvoir. L'exclusion des femmes à la naissance de la démocratie
est une réponse à l'angoisse profonde de l'homme, celle de ne plus
trouver en la femme l'autre de lui-même, l'autre qui assure son
pouvoir. La Déclaration des droits de l'homme n'est pas
contradictoire avec l'exclusion.
Le second symptôme touche au vieux problème de l'exception et de la
règle. Vieux problème car la femme exceptionnelle est une figure
traditionnelle du discours masculin; tolérée, voire admirée dans son
originalité, elle ne trouble l'ordre public que pour mieux renvoyer
à la règle; elle fascine par la transgression même qu'elle
représente. Or l'après-Révolution casse brusquement ce jeu parce
qu'une simple évidence le rend impossible: ce que l'une peut faire,
toutes ont potentiellement le droit de le faire; l'exception peut,
ou doit, devenir la règle. L'exception convient aux régimes
politiques à forte hiérarchie; elle est sans justification dans un
régime égalitaire. On imagine que cela fasse frémir; l'excentricité
de l'une ou l'autre femme à apprendre le latin, faire de la
4 Geneviève Fraisse, "L'amour, l'amitié à l'ère démocratique",Le Partage des passions , Etienne Tassin, Patrice Vermeren éds.,Lyon, Art édition, 1992. cf  Côté du genre, sexe et philosophie del’égalité, Le Bord de l’eau, 2010
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philosophie ou des mathématiques, voire écrire un livre, devient un
objet de peur si elle se transforme en règle usuelle. Mieux vaut
donc refuser, combattre toute exception; qui bien plus que
rassurante est dangereuse. Le XIXè siècle fera tout pour maintenir
l'exception dans sa fonction ancienne; l'exception ne doit pas être
exemplaire.
La rivalité de pouvoir et la règle démocratique apparaissent ainsi
comme deux justifications de l'exclusion des femmes de la cité. Or,
ce mouvement d'exclusion rencontre la pensée de la nouvelle société
à distinguer plus fermement qu'auparavant les deux sphères, publique
et privée, les lieux de la production et de la reproduction. Les
femmes sont affectées à l'espace domestique, mais elles ne sont
exclues de la vie publique que dans la mesure ou elles le sont du
politique; inversement, leur vie domestique leur donne une existence
publique. Autrement dit encore: Les femmes font les moeurs quand les
hommes font les lois; ainsi, dit Rousseau, les femmes sont "la
précieuse moitié de la république". Ainsi la république pense-t-elle
le rapport entre les sexes. Le troisième mécanisme d'exclusion
relève moins de la démocratie que de la république. Je vais y
revenir.
Après ce tableau de l'étrange exclusion des femmes à l'époque
contemporaine, certaines questions demeurent. L'une tient à
l'histoire de la Révolution: pourquoi la Révolution laisse aller les
femmes dans les rues, les clubs et les tribunes, pour ensuite les
arrêter brutalement dans cet élan? Question d'histoire propre à
chaque révolution des siècles suivants; question d'histoire au sens
strict et l'analyse instrumentalisant les femmes, les désignant
comme un moyen politique dans la stratégie révolutionnaire: les
lâcher pour accélérer le mouvement révolutionnaire, les contrôler
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ensuite pour les éloigner du pouvoir. L'autre question est
philosophique: pourquoi la pensée démocratique aurait-elle eu si
peur que se perde la différence sexuelle, qu'une confusion entre les
sexes déstabilise le rapport sexuel, qu'hommes et femmes soient pris
dans un vertige identitaire? Peut-on vraiment échapper, dans
n'importe quelle société, à l'empiricité de la différence sexuelle?
Imaginairement peut-être; mais alors il faut croiser l'imaginaire et
le politique pour que le vertige identitaire ait quelque raison
d'être. Certes, I'expression de la peur cache une stratégie bien
connue, la volonté d'un sexe de dominer l'autre. Cela est vrai mais
n'épuise pas la question philosophique: comment se joue la partie
entre le Même et l'Autre?
« L'histoire des hommes et des femmes au XIXè siècle »
La peur de la confusion sexuelle a été bien contrôlée et la
domination masculine a repris ses droits. L'histoire des femmes
rencontre ici l'histoire d'autres exclus, et sur bien des points le
réseau d'arguments qui justifient ces exclusions est uniforme: on
argue d'un manque d'éducation intellectuelle (les femmes et les
pauvres), d'une interrogation sur le degré d'intelligence (les Noirs
et les femmes), sur les rapports de dépendance affective ou
matérielle, sur l'inutilité d'intéresser certaines catégories
sociales au bien public, etc5. Les arguments de l'exclusion se
ressemblent avec des conséquences diverses suivant les catégories
d'exclus: l'exclusion se traduit par des empêchements ponctuels
5 Geneviève Fraisse, "Les amis de nos amis", La Raison desfemmes , Paris, Plon, 1992. cf  côté du genre, sexe et philosophiede l’égalité , op.cit.
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(aller dans tel ou tel lieu public, obtenir tel ou tel droit civil,
etc.), qui ont pour but principal d'interdire l'accès au politique.
De fait, l'interdiction du politique n'est jamais formulée dans sa
brutalité, elle se manifeste le plus souvent comme une conséquence,
un effet de divers empêchements, d'interdictions partielles.
L'exclusion est implicite, manière d'être au principe de la
démocratie sans être un élément de son système . Les hommes de 1800
produisent l'exclusion bien plus qu'ils ne la décrètent
officiellement.
La spécificité de l'histoire des femmes, de leur exclusion au
lendemain de la Révolution française, est définie par le
renforcement du partage entre le domestique et le public. Si le
politique détermine toujours l'exclusion, ses effets ont lieu
ailleurs, dans la société civile, dans les représentations sociales
et les mentalités. La "séparation des sphères" se révèle nécessaire
dans la mesure où elle est d'abord une représentation imaginaire
pour assurer l'efficacité de la discrimination, le renouvellement de
la domination. Séparer, partager, exclure: l'essentiel est de
maintenir la distinction entre l'homme et la femme, leur différence.
La séparation d'abord: Edgar Quinet parle d'un "divorce d'esprit"6,
Alfred de Musset voit les hommes et les femmes figés dans un
face-à-face: "Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà
ses voies nouvelles, peut-être était-ce l'ange avant-coureur des
sociétés futures qui semait déjà dans le coeur des femmes les germes
de l'indépendance humaine, que quelque jour, elles réclameront. Mais
il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les
salons de Paris, les hommes passèrent d'un côté et les femmes de
6 Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française ,1845, Fayard, 1984, p279.
17
l'autre: et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les
autres vêtus de noir comme des orphelins, ils commencèrent à se
mesurer des yeux"7. Clémence Royer écrira plus tard dans le siècle
que chaque sexe parle deux langues différentes: "Les deux moitiés de
l'humanité, par suite d'une différence trop radicale dans
l'éducation, parlent deux dialectes différents, au point de ne
pouvoir que difficilement s'entendre sur certains sujets et même sur
les sujets les plus importants"8. Plus que jamais dans l'histoire
des sexes? Peut-être, si on cherche à comprendre ces constats
d'écrivains comme les symptômes d'un état de civilisation: la
société contemporaine se construit en fait sur un double mouvement,
mouvement qui entraîne chaque sexe dans une direction différente.
L'image fréquente est celle de l'opposition entre l'homme nouveau,
laïque et républicain, et la femme ignorante, pétrie de religiosité;
à qui l'homme refuse l'égalité démocratique (le droit de vote
notamment) par peur de son conservatisme intellectuel et moral. Mais
en deçà de l'idéologie, de l'image du progrès et de la tradition, se
profilent des tendances profondes: tandis que l'homme accède à
l'autonomie de l'individu, à une ultime position de sujet, la femme
est consacrée dans sa dépendance vis-à-vis du maître; tandis que
l'homme s'émancipe de la nature, dépasse même l'état de "maître et
possesseur" de cette nature pour en devenir l'interprète et
l'analyste sachant reconnaître l'évolution des espèces, l'histoire
de la nature, tout comme son sens caché, sa biologie ou son
inconscient, la femme est impérativement rappelée à sa fonction
ancestrale de reproductrice de l'espèce, à son travail de mère, bref
7 Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle , 1836.
8 Clémence Royer, Introduction à la philosophie des femmes ,1859, La Découverte, 1985, p109 ; réédition 2002.
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à une nature hors du temps. Et pourtant la femme, cet être naturel
et dépendant, est susceptible d'accéder aux privilèges de l'homme.
C'est une autre histoire, dont le féminisme (né après 1830) est la
manifestation la plus voyante. Alors l'affirmation réitérée de la
différence des sexes a une double signification: L'exclusion des
femmes du monde politique, mises à distance du nouveau régime
politique, mais encore plus fondamentalement leur fonction de
support de ce à quoi elles ne sont pas conviées; elles sont l'autre
de la modernité, et par là même une de ses conditions de
possibilité.
Le partage ensuite: il est celui du domestique et du public autant
que celui de la reproduction et de la production; partage d'espace
que la répartition des fonctions au regard de l'espèce et de la
société autant que les innovations du siècle à venir renforceront:
L'intimité de la maison bourgeoise d'un côté, le travail salarié et
extérieur de l'autre. Mais ce partage n'a de sens que parce qu'on
circule de façon réglée d'un lieu à l'autre, qu'on le transgresse
parfois. Une interprétation trop réaliste serait stupide: si la
femme doit rester dans l'espace privé, elle n'est pas pour autant
hors société, si elle doit obéir à sa fonction reproductrice, elle
n'est pas simplement renvoyée à sa nature animale. En d'autres
termes: l'espace domestique et la maternité sont toujours présentés
comme des hors-lieux, comme en soustraction à la vie publique et au
mouvement de civilisation alors qu'ils en sont partie prenante.
Exclusion ne veut pas dire refoulement. Car jeu il y a: si
l'exclusion politique est relativement claire à voir, la place de la
femme dans la société civile est beaucoup plus complexe. En effet,
l'espace de la société civile, où se croisent précisément l'espace
privé et l'espace public, est traversé de contradictions suscitées
19
par les divers statuts de la femme, principalement ceux de fille,
d'épouse, de célibataire ou "fille majeure". Comme fille, elle
semble mise par le nouveau Code civil sur un pied d'égalité avec le
garçon puisque le droit d'aînesse est supprimé au profit d'un
héritage égal pour chaque membre de la famille; comme épouse elle
est contrainte à une extrême dépendance à l'égard du mari puisque
malgré la promesse de réciprocité de l'article 212 du Code civil,
bien d'autres articles de ce même Code entérinent l'absence de
volonté et de liberté de l'épouse; comme fille majeure, elle a des
devoirs qu'elle ne devrait pas avoir, celui de payer des impôts par
exemple, devoir correspondant normalement au droit du citoyen à
partir d'un certain niveau d'imposition fiscale. Si l'exclusion
politique se double d'empêchements civils, les contradictions de la
société civile indiquent néanmoins aux femmes les moyens de leur
émancipation.
De fait à l'exclusion succède l'inclusion progressive. Féministes et
modérés joueront des trois mécanismes d'exclusion pour provoquer son
contraire. Puisque l'exclusion est produite et non proclamée, il
suffit de faire marcher à l'envers les mécanismes discriminants. A
la réaffirmation d'une fondamentale différence entre les sexes, on
opposera l'universel des droits de l'homme pour obtenir des droits
civiles égaux, l'autonomie de la femme. A l'alternative obligée de
l'exception et de la règle, on imposera des exceptions et des
nouvelles règles, des héroïnes exemplaires transgressant des
interdits et des luttes collectives propres à faire changer la loi.
Enfin, la responsabilité de faire les moeurs a permis aux femmes du
XIXè de s'intégrer dans la cité par leur rôle d'épouse et de mère;
et par des pratiques variées, utopistes ou philanthropiques,
20
recherchant la transformation des moeurs, elles se sont imposées
comme citoyennes.
Notre histoire est étonnante: la démocratie est un régime politique,
en son principe premier, plus hostile aux femmes que la féodalité ou
le libéralisme, mais par son processus même de développement, le
mieux en mesure de rendre possible la circulation libre des femmes
dans l'espace social, et l'accès égal aux activités et fonctions
réservées jusqu'alors aux hommes.
"Les femmes ne font pas les lois".
Aujourd'hui encore, les femmes font les moeurs et les hommes gardent
toujours le privilège de faire les lois. Les deux premiers
mécanismes de l'exclusion ont trouvé leur résolution dans la
dynamique égalitaire de la démocratie: les droits de l'homme ne
s'appliquent sans doute pas encore de la même façon aux hommes et
aux femmes, mais l'égalité des sexes n'apparaît plus vraiment comme
un danger pour l'identité sexuelle; les exceptions féminines,
figures de transgression, continuent de nier l'inégalité entre les
sexes, tandis que par ailleurs toutes les règles sont désormais
possibles pour que chaque femme s'autorise à des activités
jusqu'alors masculines.
En revanche, le troisième mécanisme reste actif: les femmes semblent
toujours être responsables des moeurs tandis que les hommes
continuent à faire les lois. Ce mécanisme vivace relève de la
république et non plus simplement, comme les deux premiers, de la
démocratie: la "chose publique", la res publica, a nécessité ce
partage. Force est de constater, et personne n'aura besoin, je
crois, d'exemples, que l'inclusion progressive des femmes dans la
21
vie publique, leur participation visible à la cité n'a pas modifié
ce partage entre lois et moeurs. De la famille au gouvernement, de
la municipalité au Conseil régional, les femmes se voient attribuer
l'éducation, le travail social, la santé, etc. La république s’est
structurée d’un partage entre les sexes.
L'histoire française
Causes théoriques principielles et causes historiques justificatives
ont fait leur temps. Je propose désormais d'interroger une troisième
série de causes, la cause géographique ou nationale. Remarquant
combien la situation française est problématique, avec 5,9% de
femmes à l'Assemblée Nationale, je propose de reprendre la question
sous un angle nouveau: du côté de la représentation et non plus de
la citoyenneté, du côté de la députation et non plus seulement de la
participation à la chose publique, du droit de cité; du côté de la
république et non plus seulement de la démocratie.
Soyons précis: l'exclusion ici décrite est une exclusion politique.
Les femmes ne sont pas interdites de tout pouvoir et il est
nécessaire de distinguer ici les divers pouvoirs. Certaines
discordances entre les espaces de pouvoir valent la peine d'être
soulignées. En France, la discordance la plus voyante est celle de
la société civile et de la société politique: dans la société
civile, les femmes françaises ont ce privilège, non sans ironie, de
pouvoir concilier la double journée de travail, d'être moins
empêchées dans cette conciliation de la famille et de la profession
que les allemandes, ou les américaines par exemple. Les
infrastructures pour la petite enfance sont meilleures; mais surtout
l'idée d'une conciliation possible entre vie professionnelle et vie
22
familiale est dominante dans l'opinion; et de ce point de vue la
France est plutôt en avance dans le monde occidental. Que cet
acquis, dans les faits (équipements de garde) et dans les
représentations soit mis en cause par le gouvernement actuel ne
change pas le fait lui-même. A partir de là, l'accès des femmes au
pouvoir civil s'étend de cette possible double journée de travail au
droit de devenir cadres supérieures, aux places de pouvoir,
économique et social.
A ce constat se joignent diverses analyses expliquant la différence
patente entre la France et les pays anglo-saxons. Distinguer des
espaces de pouvoir, politique et économique, public et familial
consiste à fournir une représentation plurielle du rapport politique
entre les sexes dans un seul pays, la France, à un double niveau,
celui du paradigme de l'exclusion, celui de l'équilibre spécifique
des sphères et des espaces. Différentes sont les interprétations
récentes.
La première, celle de Pierre Rosanvallon, propose une opposition
entre deux cultures politiques, française et anglo-saxonne, qui
partage en deux la définition de l'individu démocratique. L'une
serait abstraite et universelle, l'autre concrète et relationnelle.
En bref, l'individu français serait une forme sans qualités, et la
femme aurait préféré ne pas lier ses revendications propres à cette
forme abstraite; l'individu anglo-saxon, en revanche, se
qualifierait suffisamment concrètement pour que la femme obtiennent
des droits par sa spécificité (d'épouse, de mère). Ainsi
s'opposeraient la stratégie universaliste française à la stratégie
particulariste anglo-saxonne, la seconde plus efficace que la
première dans la bataille pour l'égalité des sexes. Malheureusement
un parcours rapide de l'histoire du féminisme du XIXè siècle montre
23
que les militantes, radicales ou modérées ont usé aussi bien de leur
universalité que de leur spécificité de femmes; et ainsi que je le
montre, la demande d'application de la règle démocratique n'est pas
plus usitée que l'accès au droit par les moeurs et les qualités
féminines. L'opposition entre les deux cultures, si évidentes par
ailleurs, requiert d'autres explications. Pierre Rosanvallon9
reconnaît dans un second temps la double stratégie dans la pratique
d'émancipation française, mais alors il établit une distinction
politique, progressisme ou conservatisme, pour en rendre compte. Pas
si sûr qu'il soit possible de mesurer ainsi les clivages: l'étude
des utopies, par exemple, montre le mélange entre l'universalisme et
le particularisme des pensées d'émancipation. En mettant au même
niveau les diverses stratégies, il me semble qu'on obtient alors un
autre partage, celui entre démocratie et république. La définition
de l'individu est un élément parmi d'autres des singularités
nationales; la représentation du politique dans une société, régime
politique d'un côté, articulation des sphères de pouvoir de l'autre,
me paraît centrale.
Mona Ozouf, quant à elle, s'intéresse plus à la liberté des femmes
qu'à l'égalité des sexes10. Elle emploie plus facilement le mot de
"réclusion" plutôt que d'"exclusion" pour caractériser la relation
entre les femmes et la société démocratique; la réclusion est une
privation de liberté, l'exclusion une privation de droit. Face à
cela une dizaine de femmes d'exception prouvent que la liberté est
possible. De plus, le poids de l'exclusion politique des femmes
françaises est contrebalancé par une tradition de civilité entre les
9 Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen , Paris, Gallimard,1992.
10 Mona Ozouf, Les mots des femmes , Paris, Fayard, 1995.
24
sexes exceptionnelle. La singularité française ne tient pas en son
paradigme de l'exclusion post-révolutionnaire mais en la qualité,
positive, de la relation entre les sexes comparativement aux pays
anglo-saxons. La comparaison entre les deux cultures, pertinente,
montre qu'en France la différence des sexes n'est pas un enjeu du
politique . Du "métissage mondain" de l'Ancien Régime à la mixité
scolaire de la république, la France a su préserver le rapport des
sexes au moment où la guerre des sexes se politise avec la demande
d'égalité. Le retard français désignerait en fait un avantage: les
femmes seraient tellement sûres de participer à l'universel que leur
différence ne serait que plaisir. L'affirmation vaudrait si elle
n'était enrôlée dans une argumentation idéologique. D'abord par la
volonté même de l'affirmation: les femmes ne sont, en France, malgré
leur absence du politique (au sens large), opprimées. Ensuite par la
représentation implicite qu'il n'y a pas d'oppression commune
partagée par les femmes. Toutes les femmes profitent de la tradition
de mixité positive et quelques femmes montrent le chemin d'une
absolue liberté. Rien n'est faux, sauf l'occultation de la question
d'égalité, gênante dans un choix libéral.
Lisons donc encore l'histoire française.
"Quand gouverner n'est pas représenter"
Les femmes ont accès au pouvoir civil, également au pouvoir
politique. Elles furent reines hier, elles sont ministres
aujourd'hui. La reine de l'Ancien Régime, exception reconnue, a fait
l'objet de commentaires nombreux, de critiques acerbes, mais son
statut d'exception est officiel: elle est partie prenante du pouvoir
politique. On n'en dirait pas autant des femmes dans l'histoire des
25
arts et des sciences où leur génie, malgré quelques exceptions
réelles, est toujours contesté. Les reines d'hier et les ministres
d'aujourd'hui: je crois en effet qu'il est en république plus facile
d'être nommée ministre que d'être élue député. Car le ministre est
compétent plus que représentatif; le ministre est choisi pour son
savoir et son expérience et non pour être mandataire du peuple et
symboliser la nation. Le ministre gouverne mais ne représente
personne, ou lui-même. Et, dernier point, la femme ministre est
nommée par un homme. Dans la représentation en revanche, l'enjeu est
autrement symbolique. Pour comprendre comment les femmes sont en
difficulté pour représenter, autrui, le peuple ou la nation,
l'affaire du symbolique est essentielle; et complexe.
Je disais que la république avait confié aux femmes la fabrique des
moeurs et non celle des lois: les citoyens concrets à éduquer, à
guider, à contrôler, et non la cité abstraite, ses mécanismes
d'autorité, sa définition du bien public. En distinguant, dans les
espaces de pouvoir, la société civile et la société politique d'un
côté, le gouvernement et la représentation de l'autre, il apparaît
que les femmes exercent éventuellement un pouvoir civil plutôt que
politique, sont conviées au gouvernement plus qu'à la
représentation. Ainsi l'exclusion des femmes de la chose publique
touche moins à l'exercice d'un pouvoir (qui bien évidemment est dans
la réalité peu possédé par les femmes) qu'à la fonction symbolique
qu'il suppose donner à un individu. Le pouvoir symbolique est bien
plus fort dans le politique que dans le civil, et il se partage
entre représentation et gouvernement. La représentation politique
est une idée moderne, pensée au XVIIIè siècle par Montesquieu,
absente de la démocratie athénienne, et elle précise le
fonctionnement de la république française. La représentation est
26
fondamentalement liée à notre modernité et là se joue pour finir la
relation entre les sexes.
D'où le lien possible dans notre recherche entre cette invention
d'une nouvelle citoyenneté et le système féodal qui la pense. Non
seulement parce que Montesquieu élabore le sens de la représentation
politique à l'intérieur du système monarchique, mais aussi parce que
le lien imaginaire entre la députation et la féodalité perdure à
l'évidence. En effet: en remarquant combien le scrutin à la
proportionnelle est plus favorable aux femmes que le scrutin
majoritaire uninominal, on est en droit de se demander ce qu'un
député représente lorsqu'il est élu: une population circonscrite
dans un espace ou cet espace lui-même? Les gens, le peuple ou un
domaine, un fief? Et la question devient alors: que fait un député à
l'Assemblée Nationale, fait-il les lois, pour le peuple et pour la
nation, ou représente-t-il son fief, "ses terres" et "ses gens"? Les
deux peut-être. Et les femmes sont hors jeu, si peu invitées à faire
les lois, si peu reconnues comme chef d'un fief de l'état, ici
républicain et non plus monarchique11.
"la loi salique"
Il s'agit bien de féodalité: un député défend son fief, le
constitue, le consolide. Certes, le député va à l'Assemblée
nationale pour faire les lois, mais il occupe néanmoins un espace
géographique, et cet espace, doublé du phénomène de la
représentation politique, est un espace symbolique. Loin d'avoir
11. Paradoxalement, les femmes peuvent représenter le fief auxAssemblées provinciales sous l'Ancien Régime puisqu'elles sont alorsreprésentantes d'une terre et non de leur personne.
27
pour vocation de représenter un fragment de la nation, un ensemble
d'individus, le député possède un pouvoir symbolique dans un espace
féodal.
Mon hypothèse est que fonctionne encore la loi salique, cette loi
française, d'abord française, qui interdit la transmission de la
couronne à une femme. Elle fonctionne d'abord parce que l'espace du
pouvoir représentatif est féodal; ce qui permet d'ailleurs aux
hommes politiques d'y inclure éventuellement leurs femmes pour
contourner l'interdiction de cumul de mandats12. Elle fonctionne
parce qu'elle représente le pouvoir politique masculin et que, dès
la Révolution française, le député Guyomar la suspecte: la
Révolution certes a aboli la féodalité mais elle en conserve "la
plus forte racine", dit-il en instaurant légalement, par un décret
d'octobre 1789, la loi salique. Et même après la chute de la
royauté, il dénonce cette loi comme il s'indigne du refus, par ses
pairs, d'accorder aux femmes les droits politiques: "Si, dans
certains pays, il n'est pas extraordinaire de voir des femmes monter
sur le trône; si la très féodale loi salique les a si longtemps
exclues de celui que nous venons de briser, pourquoi paraîtrait-il
extraordinaire que les femmes fussent admises dans la nation
française? Plus maltraitées parmi nous qu'en Hongrie, en Angleterre,
en Russie et ailleurs, nous devons les venger de l'injustice de
l'ancien régime. Quoi! Le Français esclave dit: les femmes sont
indignes de monter sur notre trône. Le Français libre dira-t-il
aussi: les femmes sont indignes de jouir de l'égalité des droits
12 cf Le Monde , 1er décembre 1993: "Loi sur le cumul etinégibilités; De plus en plus d'élus se font remplacer par leursépouses".
28
politiques?"13. Guyomar récuse la loi salique pour plaider mieux
encore les droits politiques des femmes en général; car la
Révolution est le passage de l'esclavage à la liberté. Mon propos
aujourd'hui est autre: je renvoie à la loi salique uniquement pour
tenter de comprendre l'imperméabilité du pouvoir politique aux
candidatures féminines, pour expliquer, par-delà les droits
politiques de la femme qui vote, la difficulté de celle qui se fait
élire. La question est celle de la survivance, ou de l'anachronisme
d'une pratique féodale dans un monde démocratique, dans une société
républicaine.
Qu'est-ce que la loi salique? Une loi civile datant de 511 propre à
définir l'héritage de la "terra salica", "terra salica" ou terre des
ancêtres dont il est dit à l'article 62 de la loi que seul le sexe
masculin peut y prétendre. Une loi civile française14 invoquée au
XIVè siècle puis utilisée pour Henri IV au XVIè siècle comme une loi
politique pour éloigner les femmes de la succession du trône. Une
loi détournée par conséquent de sa destination première, exhumée
pour servir une stratégie royale15. De la terre salique au royaume
de France, l'image de la propriété d'un individu ou d'une couronne
assure la continuité de l'enjeu, celui d'une possession. Cette
possession se transmet en lignée masculine mais quand il s'agit de
13 P.Guyomar, "Le partisan de l'égalité politique entre lesindividus ou problème très important de l'égalité en droits et del'inégalité en faits", Paroles d'hommes , présentées par ElisabethBadinter, P.O.L., 1989, p155.
14 secondairement espagnole ou belge. La Belgique abroge la loisalique en 1991.
15 Sur l'histoire de la loi salique, voir Laurent Theis, "Letrône de France interdit aux femmes", L' Histoire , n°160, novembre1992.
29
la royauté s'y ajoute la caractéristique de la royauté française,
celle d'être une monarchie de droit divin: le sacre du roi lui donne
des pouvoirs sacerdotaux et thaumaturgiques et, comme personne
ecclésiastique, le roi entretient avec le divin, avec la
transcendance, un lien spécifique. Et sait-on que le chrême qui
sacre le roi n'est pas semblable à celui utilisé pour sa femme la
reine? Ainsi la loi salique confère au roi un statut privilégié que
l'aspect divin de la royauté française redouble; le roi est un
symbole, le roi français est investi d'un double pouvoir symbolique,
celui d'incarner un état et celui de représenter Dieu. Alors la loi
salique rappelle non seulement que l'héritage politique est en ligne
masculine, mais que cet héritage est garant d'un pouvoir symbolique
concentré.
L'hypothèse est séduisante: il y aurait comme une survivance de
pratiques féodales, image du fief à travers la circonscription
électorale, image du pouvoir politique comme d'une possession
symbolique, évidemment avant tout masculine; la discrimination
envers les femmes se justifiant par la nécessité de protéger ce
pouvoir symbolique. L'hypothèse m'a séduite car elle peut expliquer
que l'inclusion politique progressive des femmes bute sur le défaut
de députation, que la citoyenneté des femmes n'implique aucune
continuité entre participation et représentation. L'explication
serait celle d'une tension entre une république, jeune encore, et le
poids de la tradition féodale. Oui, mais si par ailleurs on se
souvient que Montesquieu pense la représentation politique à
l'intérieur d'un cadre monarchique; imbrication alors des deux
figures, monarchique et républicaine? Quelques informations
historiques approfondissent curieusement cette réflexion.
La loi salique est une loi justificative qui a servi après coup à
30
permettre la transmission masculine de la couronne royale; or la
Révolution l'instaure immédiatement par un décret d'octobre 1789 et
l'inscrit dans la constitution de 179116; elle devient donc un
principe de la royauté au moment où celle-ci va être abolie. De
même, en mai 1870, Napoléon III la fait inscrire par plébiscite dans
la Constitution, juste avant, là encore, que l'Empire disparaisse et
que la République soit définitivement instaurée.
Ainsi donc la survivance féodale de la loi salique n'est pas
seulement imaginaire, elle est écrite dans les constitutions
postérieures à 1789, dans les moments où existe encore la monarchie
ou l'Empire. La loi salique devient donc constitutionnelle lors de
la Révolution française, lorsque logiquement elle aurait du tomber
en désuétude! Joli paradoxe. L'hypothèse est alors un peu plus que
séduisante. D'ailleurs les partisans de l'égalité des sexes ne
manquent pas de dénoncer cet article de la constitution: Guyomar
sous la Révolution, et les féministes Louise Dauriat en 183717,
Angélique Arnaud en 187018. Des débats entre juristes aussi montrent
l'importance de la chose: l'Académie des Sciences Morales et
Politiques propose en 1840 comme sujet de concours la question de
16 titre 3, chapitre 2, article premier: "La Royauté estindivisible, et déléguée héréditairement à la race régnante de mâleen mâle, par ordre de primogéniture, à l'exclusion perpétuelle desfemmes et de leur descendance".
17 Louise Dauriat, Demande en ré vision du Code civil , 1837.
18 Le Droit des femmes , 5 juin 1870: "Si réellement, les femmessont inhabiles à régner, est-il besoin d'inscrire leur exclusiondans les Chartes? Qui s'aviserait de prévoir, pour leur en défendrel'accès, qu'un éléphant ou un lion se porteront un jour candidats autrône de France?..Que nous importe, après tout, cette prohibition dela haute estrade, à nous, démocrates, qui n'aspirons ni pour nous,ni pour les nôtres, à gravir cette échelle au sommet périlleux?".
31
l'héritage et des femmes: "Tracer l'histoire du droit de succession
des femmes dans l'ordre civil et dans l'ordre politique..". Vaste
question où la loi salique et les droits politiques des femmes en
général paraissent fort discutés, notamment par E. Laboulaye et J.M.
Pardessus19; et question pertinente car avec le XIXè siècle apparaît
une situation inédite et paradoxale: où la loi salique privilégiant
la transmission masculine coexiste avec la loi nouvelle du Code
napoléonien consacrant l'égalité des sexes en matière d'héritage.
Ainsi le Code civil connu pour ses articles consolidant la
dépendance civile des femmes, notamment de l'épouse, déclare
néanmoins l'égalité des enfants des deux sexes pour la transmission
des biens. Par conséquent, d'un côté la société démocratique
naissante veut l'égalité de ses enfants en matière d'héritage
domestique; et de l'autre côté les sociétés politiques modernes
reconduisent la transmission uniquement masculine. L'économique
permet virtuellement l'égalité des hommes et des femmes cependant
que le politique consolide la domination des hommes. Fait nouveau
par conséquent à partir de 1800: l'économique et le politique se
disjoignent. le droit politique des femmes semble bien plus
impensable que leur émancipation économique.
Il faut encore aller plus loin et reprendre Montesquieu. En effet,
19 Edouard Laboulaye, Recherches sur la condition civile etpolitique des femmes, depuis les Romains jusqu'à nos jours , 1843. J.M.Pardessus, Loi salique ou recueil contenant les anciennesrédactions de cette loi et le texte connu sous le nom de LexEmendata , 1843. E.-J.Rathery, Recherches sur l'histoire du droit desuccession des femmes , 1843. François Guizot, Histoire de la civilisation en France depuisla chute de l'Empire romain , 1840.
32
son commentaire de la loi salique est éclairant. La loi salique,
rappelle-t-il, n'exclut pas indistinctement les filles. Car, et
voilà le point essentiel, l'exclusion se fait par les frères20. Il
faut un frère pour que la fille ne puisse hériter. Ce commentaire de
Montesquieu est repris par le meilleur analyste de l'histoire de la
loi salique lors du concours de l'Académie des Sciences Morales,
J.M. Pardessus.
On notera alors le mot frère, qui sonne de façon neuve à l'ère
démocratique, qui sonne comme cette fraternité de la république
naissante, république qui a bien du mal à être masculine et
féminine. Après les pères, le patriarcat de la féodalité21, sont
venus les frères de la démocratie et de la république; les pères
dominent sans conteste les épouses et les filles, les frères
tiennent à la maîtrise de leurs soeurs. Ainsi partageront-ils, non
sans réticence, les biens économiques, la propriété bourgeoise; mais
ne céderont en rien sur le pouvoir politique qui est
fondamentalement, faut-il le rappeler, un pouvoir symbolique. Quoi
d'étonnant alors qu'il faille, pour la première fois dans
l'histoire, inscrire la loi salique dans la Constitution?
D'où, peut-être les confusions souterraines dans l'image actuelle de
20 Montesquieu, De l'Esprit des lois , Livre XVIII, chapitre 22:"Il me sera aisé de prouver que la loi salique n'exclut pasindistinctement les filles de la loi salique; mais dans le casseulement où des frères les excluraient...Ce ne fut point la loisalique qui, en bornant la succession des femmes, formal'établissement des fiefs; mais ce fut l'établissement des fiefs quimit des limites à la succession des femmes et aux dispositions de laloi salique".
21 Le premier contrat du patriarcat moderne est le contratsexuel; voir l'important livre de Carole Pateman, The SexualContract , Stanford University Press, 1988. Traduction française, LaDécouverte, 2010
33
la représentation politique: si les frères gardent jalousement le
pouvoir entre eux, ils passent de leur volonté de faire les lois à
celle de garder le fief et inversement, les deux fonctions ayant une
haute teneur symbolique. Quant aux femmes, elles conquièrent du
pouvoir par l'économique, en étant héritières autant qu'un homme, en
étant autonomes économiquement par le travail salarié; n'oublions
pas que les féministes ont réclamé leur citoyenneté comme
l'équivalence de leur devoir de payer des impôts, des impôts sur
leur fortune au XIXè siècle, sur leur revenu au XXè siècle. Et
citoyennes, elles sont devenues; sans que cela les mène à l'accès à
la députation.
"Gouverner"
Mais tout n'est pas dit. Les hommes mêlent sans difficulté la
possession d'un fief et la fonction législative, les hommes passent
d'un pouvoir à l'autre sans heurts. Ils gouvernent ou représentent
indifféremment. Pour les femmes, les choses sont dissociées: la
représentation leur est peu accessible, mais le gouvernement leur
est ouvert plus facilement. Par delà le constat qui montre où, dans
l'espace civil, les femmes ont du pouvoir et comment elles accèdent,
comme ministres, au gouvernement, le thème du gouvernement mérite
pour lui-même l'examen.
De fait, le gouvernement politique n'est qu'une forme du
gouvernement en général. Revenons encore à l'avant 89, à la
tradition fondatrice des pouvoirs. Si aujourd'hui le pouvoir civil
se pense comme pendant du pouvoir politique, autrefois se
comparaient deux formes de gouvernements, le gouvernement domestique
et le gouvernement politique. Lors du passage d'une société
34
patriarcale à une société fondée sur le contrat, passage assez
visible dans l'opposition entre Filmer et Locke en Angleterre,
Bossuet et Montesquieu en France, on discute l'analogie. Les
penseurs d'une société plus contractuelle se détournent d'une
monarchie fondée sur le pouvoir des pères, et la dissociation des
sphères, domestique et politique (privée et publique), est une
conséquence inéluctable. Le patriarcat est un pouvoir unifiant de la
famille et de l'Etat que la société contractuelle ne retrouvera pas.
Dès lors, la dissociation des pouvoirs est logique.
On n'en conclura pas trop vite que cette dissociation établit un
partage entre le pouvoir politique masculin et le pouvoir domestique
féminin; C'est plus compliqué. Il est une phrase familière, toujours
prononcé par un homme: "voyez mon gouvernement", dit le mari à
propos de sa femme, le député à propos de ses
collaborateurs(trices). Le gouvernement est, dans un espace de
pouvoir, à la fois l'intendance et le ministre. Rappelons-nous
l'image du Vicomte de Bonald pour définir la famille: l'homme est le
roi, la femme le ministre et l'enfant le sujet. Telle est
effectivement la superposition patriarcale entre la famille et le
pouvoir politique, et cette superposition n'est plus à l'époque de
Bonald qu'une survivance. Dès avant la Révolution les deux
gouvernements, domestique et politique, ne sont rapprochés que pour
être mieux dissociés, disjoints.
Qu'est-ce donc que le gouvernement d'une femme?
Dans L' Esprit des lois , Montesquieu dit que qu'"il est contre la
raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses dans la
maison"mais "il ne l'est pas qu'elles gouvernent un empire" (VII,
17). Comment comprendre ce paradoxe? "Dans le premier cas, l'état de
faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence; dans le
35
second leur faiblesse même leur donne plus de douceur et de
modération". Ainsi Montesquieu décide à partir d'un trait négatif ce
pour quoi une femme est bonne en matière de gouvernement. Rousseau
ira plus loin: c'est un sophisme de "comparer le gouvernement civil
au gouvernement domestique"( Du Contrat social , III, 6), car les deux
sphères sont désormais non seulement dissociées mais incomparables.
Rousseau propose donc qu'il n'y ait plus aucune circulation
imaginaire des pouvoirs entre la famille et l'Etat. Ce qui sera
fait. Dès lors, que restera-t-il aux femmes? L'accès au gouvernement
en politique mais pas à celle de la représentation. Par ailleurs,
reste la discussion entamée depuis la Révolution, et aucunement
terminée aujourd'hui, de savoir qui gouverne dans la société
domestique, dans la famille.
On ne compare plus les deux sphères mais dans l'espace de l'une et
de l'autre le gouvernement des femmes est ce qui leur échoit, ou ce
qu'on leur conteste. Dans la famille comme dans l'Etat, les pouvoirs
se disputent entre les sexes, et le principe d'égalité affiché
notamment à gauche n'a pas toujours la force d'être réel. Je disais
aussi qu'il pouvait être un masque.
Mon propos n'est pas de rappeler la différence des sexes en
politique et de dénoncer un universalisme mensonger. La question, me
semble-t-il est réglée depuis longtemps puisque la différence ne
prend sens qu'au regard de l'universel et que l'universel n'est
convaincant que s'il connaît les différences. Le débat qui m'importe
est autre: il est de montrer que la différence des sexes traverse le
politique et qu'alors l'histoire est sexuée. Il est, plus
spécifiquement ici, de remarquer combien "la question des femmes"
coïncide à des moments de crise, crise du politique qui est aussi
36
crise de la représentation en politique. Les femmes sont un
symptôme, mais pas seulement: elles sont un révélateur d'un problème
politique en général, elles sont un enjeu de pouvoir entre les sexes
en particulier; elles sont à la fois l'objet et le sujet de la
crise. Et ce n'est sans doute ni la première, ni la dernière fois.
Ajoutons aussi que si elles sont un symptôme, il n'est pas
absolument sûr qu'elles soient un remède.
L'hypothèse de la loi salique est bien telle: une idée, une
constatation, une image évocatrice d'un noeud de difficultés entre
les sexes jusqu'alors bien mal analysées. Ce n'est pas une théorie;
juste une hypothèse pour élargir la recherche, la stimuler. Cette
recherche porterait bien évidemment sur l'inégalité des sexes, sur
la domination politique masculine, sur la nature du pouvoir
politique surtout. L'histoire des femmes et de la démocratie
commence: elle est complexe, riche peut-être d'aperçus sur notre
modernité politique, sur le croisement de l'économique et du
politique, sur la distinction des pouvoirs, entre gouvernement et
représentation, domestique et civil, domestique et politique, civil
et politique.