(2016) derrière taiwan, formose (postface à retro taiwan, l'asiathèque)

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Derrière Taiwan, Formose Postface de Stéphane CorcuLa collection « Études formosanes » est née d’une ren- contre entre deux constats : d’une part, la méconnais- sance dans laquelle Formose est encore tenue en France aujourd’hui ; et d’autre part, la nécessité pour les artisans de la recherche en sciences sociales dont le terrain est cette grande île d’Asie de l’Est, d’avoir à leur disposition une collection digne de ce nom. Réputée depuis quatre décennies pour le sérieux de son travail d’édition de manuscrits choisis avec soin, et dans lesquelles les langues originelles sont traitées sous l’égide de spécialistes, l’Asiathèque m’a paru le choix idéal. J’y ai trouvé, tout comme mon collègue Gwen- naël Garic pour une collection littéraire, un lieu à la fois chaleureux, convivial et exigeant. Ce sont ainsi deux collections qui se sont créées : « Études formosanes », pour orir aux études académiques produites en fran- çais sur Taiwan une collection exigeante ; et « Taiwan Fiction », pour faire connaître en français la produc- tion littéraire de Formose. Hors de notre champ, il est sans doute dicile à nos collègues de concevoir ce que les spécialistes de Taiwan doivent aronter comme pré- rétroTaiwanX_2.indd 349 26/11/15 12:28

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Derrière Taiwan, Formose Postface de Stéphane Corcuff

La collection « Études formosanes » est née d’une ren-contre entre deux constats : d’une part, la méconnais-sance dans laquelle Formose est encore tenue en France aujourd’hui ; et d’autre part, la nécessité pour les artisans de la recherche en sciences sociales dont le terrain est cette grande île d’Asie de l’Est, d’avoir à leur disposition une collection digne de ce nom.

Réputée depuis quatre décennies pour le sérieux de son travail d’édition de manuscrits choisis avec soin, et dans lesquelles les langues originelles sont traitées sous l’égide de spécialistes, l’Asiathèque m’a paru le choix idéal. J’y ai trouvé, tout comme mon collègue Gwen-naël Gaffric pour une collection littéraire, un lieu à la fois chaleureux, convivial et exigeant. Ce sont ainsi deux collec tions qui se sont créées : « Études formosanes », pour offrir aux études académiques produites en fran-çais sur Taiwan une collection exigeante ; et « Taiwan Fiction », pour faire connaître en français la produc-tion littéraire de Formose. Hors de notre champ, il est sans doute difficile à nos collègues de concevoir ce que les spécialistes de Taiwan doivent affronter comme pré-

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jugés quant à l’intérêt du sujet, pour ne pas parler de sa subjectivité même. C’est dire combien il importait qu’un éditeur français s’ouvre à nous et nous fasse confiance.

Existe-t-il un champ que l’on pourrait appeler « les études taïwanaises », justifiant une collection propre ? Ne serait-ce que par le constat de l’importance que l’étude de Taiwan a pris depuis deux décennies, assuré-ment. Pourtant, lorsque, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, quelques rares chercheurs français com-mencèrent à s’intéresser à l’île, ils abordèrent un ter-rain presque vierge chez nous, et tranchèrent par leur approche scientifique, alors que Taiwan n’était guère perçue en ce temps qu’à partir de points de vue souvent bien idéologiques.

Ceux des spécialistes de la Chine, tout d’abord, dont bien peu s’aventuraient à Taiwan, à la différence de leurs collègues américains. Ces derniers y allaient, eux, depuis les années cinquante ; mais, le plus souvent, c’était pour y consulter des archives impériales chinoises ou y étudier des réalités anthropologiques réputées représentatives d’une Chine alors difficile d’accès ; recherches qui ne por-taient donc pas sur Taiwan en propre. L’île, trop souvent, n’était vue que comme un substitut, ou au mieux comme un conservatoire d’une culture importée : celle du puissant voisin chinois, référence et point de départ heuristique.

Ceux des journalistes, ensuite, généralement peu concernés par Taiwan. Ceux qui y portèrent leur regard purent certes occasionnellement défendre l’importance de s’intéres ser à Taiwan, mais souvent en soutenant cette « Chine libre » contre la « Chine rouge », sans réflexion cri tique sur le régime de Chiang Kai-shek. La comparai-

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son presque flatteuse qui pouvait être faite avec la Chine de Mao, tant ce qui se passait au même moment en Chine était terrible, n’aurait pas dû faire oublier ce que le Kuo-mintang, le parti nationaliste chinois replié à Taiwan en 1949, infligea, des décennies durant, et à des millions de personnes, comme souffrances et vexations physiques, psychologiques, politiques, culturelles.

Ceux des intellectuels, enfin, qui oubliaient Formose, son histoire et son identité, derrière Taiwan, son régime et son présent, tout au maoïsme et à l’espoir que ce der-nier pourrait enfin créer une société réellement nouvelle et désirable. En prenant fait et cause pour Mao contre Chiang, ils prenaient part à un débat sino-chinois entre nationalistes et communistes, qui n’aurait jamais dû impliquer la tranquille Formose.

L’avancée des études taïwanaises en France est signifi-cative, à en juger par le nombre croissant de mémoires et de thèses soutenues, sans oublier les quelques ouvrages parus à ce jour. Un certain nombre de spécialistes de la Chine, de leur côté, regardent aujourd’hui Taiwan autrement que comme une Chine déformée ou réfor-mée, comme un conservatoire d’archives, ou comme un appendice un peu compliqué d’une Chine déjà elle-même si difficile à comprendre. Nos collègues (pas tous, pour tant) semblent mieux percevoir aujourd’hui que l’île a su trier (à savoir oublier, garder, innover) dans ce que des cultures variées, dont la culture chinoise, lui ont apporté à travers les siècles.

Aussi, plus que de manière simplement numérique, les études taïwanaises peuvent-elles exister de façon onto logique. Il ne s’agit pas bien entendu de parler de

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discipline ou de sous-discipline, dont il serait d’ailleurs vain de chercher les contours à un âge de la science où celle-ci se réapproprie enfin l’approche holiste qu’elle avait à la Renaissance ; les disciplines ne sont que des angles d’approche, des méthodes d’analyse, et des corpus de savoir segmentés à fins d’analyse. Parlons plutôt, tout simplement, de champ. Et non point seulement, voire pas du tout, parce que Taiwan serait une île, mais sim-plement parce qu’elle se vit comme une société, dans sa pluralité et ses divisions, voire comme une communauté de destin. Prenons donc humblement ce fait comme une indication qui remonte du terrain lui-même : il y a dans cette région du monde un champ à étudier, qui n’est pas réductible à d’autres, voisins proches, ou cas vaguement similaires, plus lointains.

Taiwan n’est pas plus « unique » qu’aucun autre pays au monde. La société qui l’habite présente un ensemble de traits qui peuvent, isolément, se retrouver ailleurs dans le monde, et dont très peu, probablement, sont endé-miques au point de n’être observables qu’à Taiwan. Ces traits, et c’est plutôt ce qui compte, s’observent ici en une convergence spécifique : cette société humaine a évolué dans sa logique propre comme dans ses interactions avec l’extérieur, témoignant en fin de compte d’une spécificité qui n’est pas unicité, mais assemblage particulier et tou-jours mouvant de phénomènes humains universalisables. « Spécifique » n’est pas « unique ».

De ce fait, on comprendra que raisonner en termes de différence entre les sociétés taïwanaise et chinoise ne nous aide pas plus à résoudre le problème des identi-tés que l’aberrant discours des nationalistes chinois réu-

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nificateurs de Chine et de Formose, qui en sont tou-jours restés à une vision primordialiste de l’identité, et qui persistent à ne pas vouloir lire l’histoire de Taiwan autrement qu’en une téléologie justifiant la réunifica-tion (pourtant, cette historiographie est une invention récente, écrite suite à la division entre les deux régimes chinois de 1949). Ils sont les premiers à oublier Formose derrière Taiwan mais, à la différence des Occidentaux, ils le font le plus souvent en connaissance de cause.

Par ailleurs, on pourrait certes trouver aisément des similarités nombreuses entre la société taïwanaise et la société chinoise ; mais ce discours trouverait aussi facile-ment sa contradiction dans une liste innombrable de dif-férences. Impasse ici, impasse là, donc. C’est pourquoi il nous importe de considérer Taiwan comme morceau d’un monde vu comme un continuum de différences. Et, en tant qu’universitaires, cela nous évite de trancher dans un débat qui n’est pas (ou ne devrait pas être) le nôtre : celui des appartenances politiques de et à Taiwan. Laissons les Taïwanais s’exprimer eux-mêmes sur ce point, et analysons plutôt leurs discours — pour peu du moins qu’on le fasse en prenant gare au biais de confirmation, qui n’est pas rare dans les travaux en sciences sociales.

Renouveler le regard : c’est une nécessité quasi épisté-mologique pour appréhender les phénomènes sociaux à Taiwan, tant il reste en France, comme ailleurs, à com-prendre que Taiwan n’est ni « une petite Chine », ni « une autre Chine », ni « une Chine de l’extérieur », ni « un Japon tropical », mais un lieu pluriel, dont la subjectivité propre mérite un regard approprié. Rien n’est plus trompeur que de parler de « l’autre Chine » pour

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désigner Formose, et si les titres successifs qui seront dans la collection « Études formosanes » peuvent aider leurs lecteurs à mieux le comprendre, cela fera grand bien. La société taïwanaise se fait nation par elle-même et pour elle-même, sans nous, avec sa dynamique propre.

Si l’on observe ce qu’il s’y passe en acceptant de désim-périaliser notre regard (le regard chinois impérial, des archives notamment, a tant conditionné notre vision des choses), on notera que Taiwan n’est pas à la marge. Elle est une société d’entre-deux : se situant aux frontières entre ces ensembles pluriels et lâches que sont le monde chinois et l’Occident, elle est aussi à la fois un conserva-toire de plusieurs cultures (austronésiennes, chinoises, japonaises, toutes au pluriel), et une société innovante, un laboratoire qui, partant de chacune de ces cultures vivantes, invente en permanence. Si Taiwan reste mal comprise du grand public, voire des universitaires, il suffit d’y séjourner un peu pour constater l’intensité de sa vie culturelle et observer cette dimension plutôt liminale que marginale : directeurs de grands musées, artistes de renommée mondiale, ministres libres de leurs mouvements après avoir quitté leurs fonctions, créateurs de mode, universitaires découvrant sur place, étonnés, comment la société taïwanaise remet en question leurs concepts ou les illustre avant qu’ils ne les aient formulés, analystes stratégiques venus échanger avec leurs homolo-gues sur la géopolitique de la région et du monde…, tous réalisent rapidement qu’il faut prendre Formose pour ce qu’elle est : un lieu vibrant du monde contemporain, où l’on discute librement, et intelligemment, de notre contemporanéité, en contexte sinophone.

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Pour ces raisons, il est souhaitable que les quelques uni-versitaires travaillant sur Taiwan en langue française, et qui tentent de rendre compte de ce foisonnement, puissent apporter leur pierre à l’étude des sociétés en faisant dia-loguer nos sciences sociales, encore très occidentales, avec ce qu’ils observent sur le terrain et ce qu’ils apprennent de leurs collègues de cette île frontière, en comparant avec ce que d’autres font avec tel village, tel festival, telle question (plutôt que « tel pays ») qu’ils étudient ailleurs dans le monde.

En prenant Taiwan comme point central d’étude, nous ne voulons pas pratiquer de nationalisme méthodolo-gique, à savoir étudier Taiwan dans un cadre exagérément national ; d’ailleurs la plupart d’entre nous n’étudient pas en propre « Taiwan », une abstraction nationale en cons-truc tion permanente, comme d’autres dans le monde. Nous étudions plutôt, semble-t-il, une série de sujets qui nous portent à Taiwan, et qui peuvent être compa-rés à d’autres sujets proches dans le monde, sans obliga-tion de référence au cadre national. Il fut d’ailleurs tout d’abord envisagé d’appeler cette collection « Autour de Taiwan », pour insister sur ce nécessaire désenclavement du regard, et sur l’inscription de Taiwan dans son environ-nement. Cependant nous avons trouvé dans « Formose », terme ancien, une connotation moins toponymique que « Taiwan », puisqu’il vient du portugais Ilha Formosa, la Belle Île. Dans l’idée de redécouvrir Formose derrière Taiwan, on entend précisément cette désimpérialisation du regard que nous avons évoquée plus haut et qui nous semble nécessaire pour se donner la chance de comprendre Taiwan dans sa subjectivité et son historicité propre.

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Le lecteur verra que les ouvrages de la collection feront chaque fois que ce sera possible des comparaisons thématiques, et non point nationales, avec d’autres ques-tions du même ordre dans la région ou dans le monde, tandis que l’ouvrage qui ouvre la collection, fruit d’un grand travail d’édition entre l’auteur, la maison d’édi-tion et moi-même, situe explicitement le sujet dans son contexte sinophone et dans la littérature internationale sur le sujet traité. La sinophonie, si l’on nous permet le terme, sera ainsi l’un des cadres d’étude posés pour la col-lection, et l’on espère par là prendre acte d’une réalité lin-guistique sans qu’il faille y voir un discours sur les appar-tenances : la culture chinoise est, on l’a écrit ailleurs, la matrice culturelle principale de Taiwan ; mais ce n’est ni la première, ni la seule, et ce ne sera pas la dernière.

Cette collection a été lancée avec un certain nombre de souhaits, qui caractérisent son projet scientifique. Nous nous proposons de rappeler d’abord, et aussi sou-vent que possible, même succinctement, le cadre histo-rique des questions étudiées. Jamais phénomène social n’apparaît de façon spontanée, sans plusieurs causes, immédiates ou profondes. Une approche commune aux ouvrages sur ce point permettra d’aborder à plusieurs la question de l’histoire de Formose.

La méconnaissance de Taiwan pourrait certes sem-bler devoir appeler de tels rappels historiques ; pourtant il n’est pas souhaitable de produire en introduction à ce premier ouvrage un texte, écrit par un seul, valable pour tous ceux qui suivront et éclairant toutes les probléma-tiques traitées. Mieux vaut charger les auteurs de ne pas oublier le contexte historique, et de suggérer aux lecteurs

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d’aller vers des ouvrages de référence pour mieux appré-hender l’expérience historique très particulière qu’a vécue Taiwan : longtemps peuplée des seuls Austronésiens, et voyant finalement accoster des marins, des commerçants et des pirates chinois et japonais, puis des colons hollan-dais et espagnols, des administrateurs chinois mandés par les Mandchous, des colonisateurs japonais, avant l’inté-gration dans la jeune République de Chine le 25 octobre 1945, premier rattachement à un État national chinois continental, qui n’a finalement duré que quatre ans.

Voyons donc les choses comme elles sont, s’il y a bien eu intégration de quelques districts déjà sinisés de la plaine taïwanaise à l’empire mandchou par l’envoi de deux administrateurs en février 1684, faut-il pour cela parler d’« l’intégration de Taiwan à la Chine depuis les temps anciens », comme le font bien des discours natio-nalistes chinois des deux rives du détroit ? En termes géopolitiques et de construction nationale, la Chine peut-elle être vraiment assimilée à l’empire mandchou, la première étant sujet, sinon colonie, du second, et non alors sujet de droit international ? Nous retrouvons ici, dans ce court exemple, la nécessité de retrouver la tona-lité propre à l’expérience historique taïwanaise dans la géopolitique de la région, et d’échapper ainsi à la prison des discours historiques nationaux.

La collection « Études formosanes » vise aussi à décrire une réalité sociale en mouvement. Par défini-tion, pourrait-on dire, puisque c’est le propre du travail des sciences sociales, auquel même la science historique n’échappe pas. Si toute réalité sociale étudiée est inévi-tablement mouvante, est-il besoin d’insister sur le tra-

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vail d’étude du changement qui est le nôtre ? La question nous permet de préciser l’importance de la méthode dans l’étude de réalités en évolution. Il convient en effet de ne pas se cantonner à l’étude des changements sous l’angle des résultats — de ce que l’on constate et de ce que l’on décrit — mais bien de réfléchir à la manière progressive dont ils se pro duisent. Dans une analyse s’attachant au procès du changement, la sociologie des acteurs, anciens et nou-veaux, et les valeurs portées par eux, prennent rapidement une place importante. De proche en proche, ceci permet de mieux mettre en valeur ruptures et bouleversements, continuités et invariants, qu’il faut analyser conjointe-ment. Ajoutons que trop souvent on oublie, en étudiant ce qui change, de mentionner ce qui ne change pas : les lourdeurs, les structures, les valeurs prégnantes, qu’elles jouent comme cadres ou comme freins ; elles ont toutes une place dans l’analyse des processus de mutations qui retiennent notre regard.

Parlant des valeurs (celles des acteurs et non, si pos-sible, celle des observants), nous pouvons aussi parler des modèles qui circulent à la surface du globe, de société humaine en société humaine, dans ce continuum de diffé-rences où l’emprunt est la norme, à travers ce processus de diffusion qui intéresse les anthropologues et nous permet de comprendre qu’un autre pendant de la globalisation que la localisation se dégage des phénomènes d’indigé-nisation : toujours en cours, ils construisent la localité en fixant quelque part les emprunts que l’on va digérer. Cette collection, comme l’ouvrage collectif Taiwan est-elle une île ?, tentera de réfléchir au diffusionnisme, qui nous introduit à la dynamique des productions norma-

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tives, notamment de celles portant sur l’insularité et sur l’identité. L’identité, en effet, n’existe pas en soi ; elle est avant tout un discours sur le rapport à l’autre. Il en va à l’évidence de même pour l’insularité. Aussi, sans croire que rien n’existe — ne serait-ce que du fait que les dis-cours construits, une fois réappropriés, s’incarnent socia-lement dans des croyances à des objets vite érigés en « réels », « ancestraux », « traditionnels » au point qu’on en oublie vite leur historicité — il importe de rap-peler que les « réels » auxquels s’identifient les hommes, qu’il s’agisse de nations, de divinités, d’outils de commu-nication langagière, d’historiographies, etc., ont tous été un jour construits, et seront probablement toujours des objets sociaux en évolution. Il est en conséquence inté-ressant d’étudier comment les individus vivent ces iden-tifications, et de découvrir la superposition, la non-coïn-cidence, et les possibles conflits entre ces différents vécus.

Ce n’est pas en effet parce que tel pourcentage d’indi-vidus s’identifient à telle étiquette ethnonationale (« je suis taïwanais », « je suis chinois », « je suis les deux ») que ce pourcentage donnera une indication suffisante et claire de l’identité nationale de ce groupe. Un Taïwanais indé pen dantiste parlant minnan à la maison, ne votant jamais pour le Kuomintang, soutenant au contraire la pro-clamation d’une République formosane, et s’identifiant clairement comme « Taïwanais seulement » dans les son-dages, peut très bien, au détour de la ruelle d’un temple, lorsqu’il évoque des questions religieuses ou le culte des ancêtres, dire à son visiteur : « Nous les Chinois… », sans même se reprendre, alors que jamais il n’emploiera ce mot dans un registre politique où sont évoquées les identifi-

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cations citoyennes. On aurait tort d’y voir une contra-diction, sauf à tomber dans l’illusion de la réalité sociale que donnent ces séries statistiques construites à partir de réponses simples à des questions peu nombreuses, non contextuelles et réductrices, posées — pour atteindre une prétendue représentativité (mais de quoi ?) — à des cen-taines d’individus que l’on cantonne dans des schèmes simplistes faits de quelques variables. Tout ceci au mépris de la diversité interne aux individus dans leurs identifica-tions, et de la diversité entre les individus eux-mêmes au sein de groupes d’opinion dont on oublie très rapidement la nature construite et abstraite.

Dans l’ouvrage qui ouvre, à L’Asiathèque, la collection « Liminaires », Une tablette aux ancêtres, je suggère que les croyances, elles aussi, peuvent être construites, évolu-tives et plurielles, et qu’il me semble que nombre d’indivi-dus ne croient pas obstinément sans se poser la question de leur croyance, tout autant que d’autres, plus attirés par l’incroyance, n’osent pas non plus totalement ne pas croire, « au cas où ». Entre croyance et incroyance, « […] la frontière est ténue, et nul doute qu’elle peut être franchie facilement par les uns et par les autres, qui sans doute passent plusieurs fois dans un sens et dans l’autre dans la vie rituelle. Ne pourrait-on pas considé-rer avec réserve celui qui étudierait des rites et des pra-tiques dans lesquels des individus paraissent totalement absorbés, convaincus, possédés, et qui, en les observant, imaginerait que ces pratiquants n’ont pas de distance cri-tique vis-à-vis des rituels qu’ils affichent, comme s’ils ne percevaient pas leur rôle construit d’ordonnancement social, à côté de la croyance mystique pure ? » Le vécu

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des croyances doit ainsi être analysé lui aussi pour qu’ap-paraissent au chercheur les relations qu’entretiennent les individus avec les normes, les valeurs, les discours. L’indi-vidu peut croire par intérêt social qu’il a à croire, et l’ob-servant ne doit donc pas oublier, en déconstruisant son objet, que non seulement les supports d’identification et de croyance sont construits, mouvants, pluriels, mais qu’en outre le rapport entretenu avec eux peut changer de nature avec le temps, et être plus utilitaire (et donc, au fond, plus conscient) qu’une simple croyance vécue sans être questionnée. Et on ne parle pas ici que des croyances religieuses, mais plus généralement des croyances en ce que les uns et les autres se choisissent comme « valeurs ».

Enfin, la collection souhaite faire toute sa place à la pensée théorique développée à Taiwan. Comment nos systèmes conceptuels interagissent-ils avec ceux que développent nos collègues taïwanais dans cette île car-refour de cultures et libre de penser comme elle le veut ? Il est intéressant de voir comment nos cadres de pensée évoluent au contact du terrain ; il est tout aussi utile de considérer avec attention les cadres développés par les intellectuels insulaires eux-mêmes, et ce qu’ils apportent à la pensée mondiale. Il ne s’agit pas bien entendu de rapporter des cadres scientifiques vernaculaires, qui seraient propres à une pensée taïwanaise, chinoise ou asiatique, supposée extérieure à une pensée scientifique universelle parce qu’elle relèverait d’une ontologie diffé-rente. La science, en effet, se caractérise par son aspira-tion à être généralisable. En un mot, loin de nous l’objec-tif de « médiatiser Taiwan » ; nous en laissons la rude tâche aux professionnels des médias, aux diplomates,

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aux agences missionnées du soft power : il nous importe avant tout de rendre compte d’une réalité sociale en mouvement et de ce que les interprétations des uns et des autres apportent aux sciences humaines et sociales en général. S’il existe un champ que l’on nomme déjà « études taïwanaises », il convient donc, sitôt ce champ délimité, de ne pas lui mettre de clôtures.

Un dernier mot. La collection a veillé dès son premier volume à ce que les mots, ces êtres sensibles qui agissent pour le meilleur ou pour le pire, soient employés avec mesure et réflexion. Trop souvent, les auteurs emploient les mots pour leur tonalité, leur nouveauté, leur succès, quand ce n’est pas pour leur ésotérisme, voire leur abs-traction. Certes, il y a rarement des conflits armés der-rière tout cela, et l’on pourrait n’y voir qu’un phénomène bénin. Mais, en multipliant les pistes de sens, dont beau-coup se révèlent de fausses pistes pour la réflexion, cette pratique de la science nous conduit souvent à passer trop de temps à tenter de comprendre des choses qui ne sont pas simplement mal formulées, mais qui sont aussi parfois, et plus gravement, inutiles ; et, pour en être sûr, quel temps ne faut-il pas passer dessus ! C’est d’autant plus domma-geable que, de nos jours, pour des raisons d’évaluation de la production scientifique, la pression vers la publica-tion est devenue intense, presque insoutenable. Posons donc, pour conclure, le paradoxe de cette nouvelle col-lection : si elle ajoute à l’édifice, elle vise en même temps à un idéal de simplification de la science, dans un projet qui se construira petit à petit, dès ce premier volume, par un réel investissement éditorial.

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