le crime dit « passionnel » : des hommes malades de l'appropriation des femmes

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LE CRIME DIT « PASSIONNEL » : DES HOMMES MALADES DE L'APPROPRIATION DES FEMMES Patricia Mercader et al. érès | Empan 2009/1 - n° 73 pages 40 à 51 ISSN 1152-3336 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-empan-2009-1-page-40.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Mercader Patriciaet al., « Le crime dit « passionnel » : des hommes malades de l'appropriation des femmes », Empan, 2009/1 n° 73, p. 40-51. DOI : 10.3917/empa.073.0040 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour érès. © érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lyon2 - - 159.84.125.245 - 31/03/2012 18h55. © érès Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_lyon2 - - 159.84.125.245 - 31/03/2012 18h55. © érès

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LE CRIME DIT « PASSIONNEL » : DES HOMMES MALADES DEL'APPROPRIATION DES FEMMES Patricia Mercader et al. érès | Empan 2009/1 - n° 73pages 40 à 51

ISSN 1152-3336

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-empan-2009-1-page-40.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mercader Patriciaet al., « Le crime dit « passionnel » : des hommes malades de l'appropriation des femmes »,

Empan, 2009/1 n° 73, p. 40-51. DOI : 10.3917/empa.073.0040

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Distribution électronique Cairn.info pour érès.

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Le crime dit « passionnel » : des hommes malades de l’appropriation des femmesPatricia Mercader, Annik Houel, Helga Sobota

Dans notre développement psychique, nous sommes obligés defaire à la fois avec trois éléments : une différence des sexes réelle,à laquelle, dans les années les plus fondamentales de la constructionde notre psyché, nous ne comprenons finalement rien, ou pasgrand-chose, que nous interprétons en fonction de perceptionsincomplètes et colorées par les mouvements affectifs qui noustraversent, et qui douloureusement nous confrontent à la perte et àl’incomplétude ; l’interprétation politique de cette différence,inscrite dans les institutions, les discours et les pratiques de l’uni-vers social où nous baignons et qui l’investit affectivement etsexuellement ; et enfin la place (genrée, sexualisée) que nosparents, dès leur enfance, nous ont préparée dans leur mondeinconscient, sur la base de la façon dont eux-mêmes ont été expo-sés à la différence anatomique et à la distinction politique. Ce qui,tout en rendant à la sexualité la place centrale qu’elle mérite dansnotre appréhension des questions du genre, conduit à envisager l’in-tégration de l’idée d’égalité des sexes comme la résultante d’unematuration psychique et d’une maturation politique : peut-être, enélargissant la proposition de Laplanche (2003), pourrions-nousparler d’une politique sexuale du genre, pour insister sur l’intrica-tion, jusqu’à l’indiscernable parfois, de la sexualité infantile et de lapolitique du genre.

Le point nodal de ces processus, c’est donc la famille : c’est là quenous intériorisons et actualisons les normes sociales qui régissent

Patricia Mercader,professeur, psychologie sociale,GRePS (Groupe de recherche en psychologie sociale),université Lumière-Lyon 2.13, rue Victor-Hugo69002 [email protected] Houel, professeur émérite,psychologie sociale, GRePS,université Lumière-Lyon 2.38, rue de Brest, 69002 [email protected] Sobota,directrice de la culture, conseil général de l’Ardèche.12, av. du Vanel, 07000 [email protected]. Lié bien sûr au fait que cesfemmes se sont vues assigner lamaternité, et seulement lamaternité, comme unique voiede réalisation personnelle, decréativité, et comme uniqueaccès à un pouvoir social.2. L’incestualité, ce n’est pas unfantasme d’inceste, maisl’inceste au niveau inconscient(Racamier, 1995).

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notre vie intime. Le crime dit « passionnel », ence sens, apparaît beaucoup moins comme uneaffaire d’amour ou de couple que comme uneaffaire de famille. Comment ces criminel-le-sconstruisent-ils leur identité subjective en rela-tion avec les normes auxquelles leur milieu lesassigne ? La fonction maternelle est-elle pleine-ment adaptative ou bien se rigidifie-t-elle dansl’emprise et l’archaïque ? La fonction paternelleest-elle en place pour garantir que les humains,étant liés chacun à plus d’un-e autre, ne peuventappartenir à personne, ou bien le père n’est-il,comme le dit Claude Balier, que « le bras sécu-lier de la puissance menaçante de la mère »,mère archaïque et non œdipienne bien sûr(Balier, 1988, p. 121) ?

Dans cet article, nous nous intéresserons spécifi-quement aux crimes dits « passionnels » commispar des hommes, ce qui est le cas le plus fréquentcomme nous le montrerons dans une premièrepartie, et presque toujours dans un contexteavéré de violences conjugales. Nous mettrons enévidence le fonctionnement de la virilité pources criminels, la notion de virilité étant entenduecomme le mécanisme défensif décrit par Chris-tophe Dejours : la virilité se mesure à l’aune dela violence qu’on est capable de commettrecontre autrui, les dominés et singulièrement lesfemmes, au nom de l’exercice, de la démonstra-tion ou du rétablissement de la domination ; elle« doit être radicalement distinguée de la mascu-linité, qui se définirait précisément par la capa-cité d’un homme à se distancier, à s’affranchir, àsubvertir ce que lui prescrivent les stéréotypesde la virilité » (1998, p. 100). La parade virile(Dejours, 1993), dont le ressort psychologiqueest la honte de passer pour une femme auprèsdes autres hommes si l’on se révèle incapable demaîtriser la peur au travail, si l’on s’effondredevant une situation difficile (Molinier, 2000),concerne aussi, dans la vie privée, le couranttendre des émotions. Mais cette prétendue capa-cité de l’homme viril à maîtriser ses affects estplutôt une répression, elle repose sur une rigidi-fication du comportement affectif qui l’appau-vrit et le fragilise, et constitue donc une véritable« normopathie » virile.

Dans la dernière partie de l’article, à partird’une typologie de ces crimes masculins, nousexplorerons les représentations parentales,telles que les actes et les discours de ces crimi-nels les font apparaître. Nous verrons la préva-lence d’une image maternelle archaïque,soutenue par des mères en position maternaliste,un trop de maternité, l’usage mal compris de lamaternité 1, faire de l’enfant une partie desoi-même, une partie de son moi propre, commele paternalisme est un trop, un usage malcompris de la position paternelle. Ces mères,qui participent généralement à la défense de lavirilité et de ses acquis, fonctionnent sur lemode d’une emprise duelle. Certaines femmespeuvent se laisser illusionner par le pseudo-pouvoir lié au maternalisme, parfois même s’yabîmer, en oubliant que ce pouvoir ne leur estque concédé par le groupe des hommes(Lacoste-Dujardin, 1985), et en général au prixde la négation de leur féminité, puisqu’il s’agitd’une position où la femme est toute mère, n’estplus partagée entre sa féminité érotique et samaternité… Comme la « muliérité », définiepar Pascale Molinier (une posture d’adhésiondes femmes à leur statut social de sujétion), laposition maternaliste peut s’interpréter commedéfense contre l’empêchement d’investir lasphère sociale, de la transformer créativementpar une œuvre (Molinier, 1996, 2002 ; Merca-der, 2007b ; Houel, Mercader et Sobota, 2008).Corrélativement, nous verrons que les pères,défaillants par leur absence ou leur violence,n’incarnent pas un tiers : la loi est remplacée parl’autoritarisme, autre figure de l’emprise tout àfait concordante avec la virilité et la violencequi la caractérise, et la séparation impossiblelaisse toute sa place à une incestualité 2 délétère.

Le lien entre un fonctionnement particulière-ment inégalitaire, précisément l’appropriationdes femmes théorisée par Guillaumin (1978), etcette emprise intrafamiliale, apparaît dès lorscomme fondamentalement structurel.

MÉTHODE

Le corpus de notre recherche a été constitué àpartir d’un dépouillement systématique de deux

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quotidiens régionaux, Le Progrès de 1986 à 1991 et Le DauphinéLibéré de 1990 à 1993. Au total, 558 articles se rapportant à 337crimes ont ainsi été collectés. Ce large corpus a d’abord fait l’objetd’une analyse sociologique quantitative dans laquelle nous étudionsnotamment la proportion d’hommes et de femmes chez les crimi-nels passionnels, le nombre et la qualité des victimes, les mobiles,la position sociale des protagonistes, leurs écarts d’âge et statutsmatrimoniaux ainsi que le modus operandi (Mercader et coll.,2004). Dans un deuxième temps, nous avons identifié 46 affairesayant fait l’objet d’un procès à la cour d’assises de Lyon(32 hommes et 14 femmes comme auteurs « principaux 3 »).L’étude de leurs dossiers d’instruction archivés au tribunal nous apermis de compléter notre travail en analysant les procès-verbauxd’auditions, enquêtes et diverses expertises afin de soumettre cescas à une étude socioclinique approfondie.

UNE AFFAIRE D’HOMMES

Avant tout, le crime dit « passionnel » se présente comme une affaired’hommes meurtriers et de femmes victimes, de « femicide » donc,pour reprendre le terme de Russel et Harmes (2001), qui désignespécifiquement les crimes contre des femmes commis par deshommes, ou, dans certaines situations, par des femmes, parce que cesont des femmes 4. Dans notre corpus, en effet, on trouve 263 affairesoù l’auteur du crime est un homme (78 %) et 74 où l’auteur du crimeest une femme (22 %). La part des hommes est encore plus impor-tante si l’on prend en compte les complices de crimes (quarantehommes et douze femmes). Près d’un quart des femmes s’adjoignentdes complices (23 %) contre seulement 6 % des hommes.

La thèse de la criminalité cachée des femmes est souvent invoquéepour nuancer leur sous-représentation dans les statistiques judi-ciaires. Un certain nombre de leurs infractions demeureraient igno-rées car, en raison de leur rôle social, elles auraient davantaged’opportunités que les hommes pour perpétrer des actes délictueuxdifficiles à déceler. Notre étude montre au contraire que la dissimu-lation de l’acte criminel est très fortement corrélée à une participa-tion masculine : sur les 9 femmes qui recourent à l’élaboration detels scénarios, 7 ont agi en association avec un complice, toujoursun homme. Les 13 hommes qui ont essayé de masquer ou de cacherleurs crimes ont tous quant à eux opéré seuls.

Rarement meurtrières, les femmes sont en revanche les principalesvictimes des crimes dits « passionnels ». Elles constituent deuxtiers de l’effectif, ce qui représente la même disproportion que dansla criminalité en général : alors qu’elles ne sont auteur d’un homi-cide volontaire que dans un cas sur dix, les femmes représentent letiers des victimes (Laroche, 1994). Toutes les données convergentpour souligner la dangerosité de la sphère familiale et conjugalepour les femmes : la moitié des viols sont commis par un conjoint

3. Trois crimes ont été commis encomplicité, chaque fois par un hommeet une femme réunis : nousdénombrons donc, plus précisément,16 auteurs femmes et 33 auteurshommes.4. Cette notion inclut les crimes ditsd’honneur endémiques dans denombreux pays arabo-musulmans(5 000 par an…), la « dowry death » oumort pour cause de dot en Inde (7 000par an…), mais aussi les avortementspréférentiels de fœtus féminins (enChine, 135 naissances de garçons pour100 de filles…), les mutilationsgénitales féminines (130 millions defemmes concernées dans 28 paysd’Afrique et du Proche-Orient…), leviol (50 000 par an en France…), etc.

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ou un ex-conjoint et la violence est plus fortedans la famille qu’en tout autre lieu. Un homi-cide sur trois est de type familial ou conjugal(Chesnais, 1982).

Alors que les victimes de femmes sont trèsciblées – il s’agit surtout de l’époux et duconcubin –, les victimes des hommes sont beau-coup plus hétérogènes : elles appartiennent àtoutes les classes d’âge et peuvent avoir desstatuts très divers dans l’histoire personnelle desauteurs. 263 hommes ont tué 382 personnes,parmi lesquelles leur partenaire, leurs enfants,leur rival, la famille de leurs partenaires ourivaux ou encore des inconnu-e-s. Les enfantssont néanmoins, parmi ces victimes « secon-daires », les plus visés : la courbe des âges desvictimes montre qu’1 sur 6 a moins de 16 ans.

Enfin, 19 % des hommes se suicident immédia-tement après l’acte meurtrier. La moitié de cessuicides se passent après le meurtre de plusieursvictimes, et vingt suicides suivent des meurtresd’enfants. La surmortalité masculine par suicideest un phénomène connu (2,8 hommes pour unefemme) mais reste bien en deçà de celle obser-vée pour notre population (17 hommes pour 1femme). Du côté des femmes, les suicides sontbeaucoup plus rares, et nettement plus tardifs :3 femmes seulement, dont 2 se suicident encellule. Ce pan de la criminalité passionnelle,estimé à un tiers des affaires par Benezech(1987, p. 335) et à un cinquième des cas auregard des résultats de notre étude, reste large-ment invisible car dans leur grande généralitéles meurtres suivis de suicide échappent à touteaction de la justice et ne connaissent donc unfugace coup de projecteur dans la presse, essen-tiellement locale, qu’au moment de la décou-verte des faits : le Code de procédure pénaleimpose en effet l’extinction de l’action publiqueen cas de décès de l’auteur des faits.

Le rapport Coutanceau (2006) annonce qu’enFrance une femme tous les quatre jours et unhomme tous les seize jours meurent victime deleur conjoint et/ou à la suite de violences conju-gales. Notre recherche, en synthèse, suggèreque cette estimation des victimes féminines estsans doute inférieure à la réalité.

UN CONTEXTE AVÉRÉ DE VIOLENCES

CONJUGALES

Le même rapport Coutanceau (2006) précise quela moitié de ces femmes subissaient déjà desviolences, qu’un décès sur dix résulte de coupsportés sans intention de donner la mort, mais quelà encore, la violence préexistait dans deux cassur trois ; à l’inverse, dans la moitié des affairesoù une femme tue son conjoint, elle subissait desviolences de sa part. Dans notre corpus, la pressesignale, dans un quart des crimes d’hommes etun tiers des crimes de femmes, un climat deviolences conjugales avéré ; néanmoins, tout, etnotamment les dossiers d’instruction que nousavons étudiés de plus près, porte à penser que laproportion, en réalité, est bien supérieure. Eneffet, dans ce corpus plus restreint, parmi les 46affaires, le contexte de violences conjugales estprévalent : 17 hommes, donc près de la moitié,sont notoirement violents avec leur compagne etparfois leurs enfants (ce qui ne préjuge nullementdes pratiques des autres), et 12 femmes sur 16ont été frappées par leur partenaire, souvent defaçon régulière même si cette violence n’est pasla raison directe du crime ; en revanche, un seulhomme tue sa femme à force de coups, ce qui estlogique, puisque les « coups et blessures ayantentraîné la mort sans intention de la donner » nese trouveraient pas dans notre corpus.

Le meurtre d’une femme par son partenaire estvu comme un « femicide » dans la mesure où ladynamique du pouvoir y est toujours prédomi-nante : les hommes violents tuent, non pas parcequ’ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, maisparce qu’ils cherchent à exercer un contrôle surleur partenaire (Radford et Russel, 1992). À cetégard, il est symptomatique que les femmescourent le plus grand risque d’être tuées dansles semaines qui suivent leur départ. Cela peutêtre analysé comme une manifestation extrêmedes tentatives que font les hommes pour affir-mer que les femmes leur appartiennent et pourcontrôler leur sexualité et leurs possibilitésreproductives (Héritier, 1996, 2002 ; Tabet,1979, 1985). Jusqu’à un certain point, cetteapproche permet de contrer le préjugé tenaceselon lequel le meurtre d’une femme est une

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affaire privée ou une aberration pathologique. De plus, elle met enévidence le fait que, lorsque des hommes tuent des femmes, cet acteprocède d’une stratégie de la domination qui sous-tend la misogy-nie et le sexisme. Notre recherche, à travers l’étude du fonctionne-ment de ces couples, montre elle aussi un durcissement assez net del’asymétrie qui régit les relations privées entre homme et femme.Ce durcissement s’entrevoit à travers divers indicateurs. Parexemple, plus de la moitié des affaires sont liées au contexte dumariage, 65 % quand le meurtrier est un homme et 81 % quandc’est une femme. L’écart d’âge moyen entre les partenaires, indica-teur classique de l’inégalité entre les sexes, est plus important quela normale et témoigne d’une forme de mise en couple bien parti-culière.

Comme on le sait en effet de façon certaine, depuis l’enquêteENVEFF (Jaspard et coll., 2003), la rupture conjugale est bien lemoment de tous les dangers pour les femmes : les violences ne fontpas que redoubler, elles triplent, voire quadruplent au moment desdivorces ou des demandes de séparation. Coutanceau (2006)indique que 31 % des crimes conjugaux sont liés à la séparation,sans qu’on puisse spécifier s’il s’agit des crimes commis par deshommes ou par des femmes, ce qui participe de l’extrême difficultéqu’il y a à interpréter, globalement, ces statistiques. Notre recherchenous permet de préciser ces données, et de les interpréter parrapport au sexe des auteurs et des victimes. En effet, lorsque lecrime dit « passionnel » concerne directement le couple de réfé-rence, il est commis dans 1 affaire sur 3 alors que le couple ne coha-bite plus ensemble. L’examen des situations selon le sexe del’auteur montre que 80 % des femmes agissent dans le cadre d’unerésidence partagée, alors qu’ils ne sont que 60 % d’hommes à êtredans ce cas. En situation de résidence séparée, le risque d’être tuépar un conjoint, un ex-conjoint ou un petit ami est bien plus fortpour les femmes que pour les hommes. Dans le même sens, 83 %des crimes commis par les femmes se passent sur leur propre terri-toire (domicile partagé ou domicile personnel) tandis que le quartdes crimes perpétrés par les hommes donnent lieu à une effractionde l’espace exclusif des femmes (leur domicile propre ou leur lieude travail). Ce risque s’explique par la tendance nettement plusforte des hommes à s’attaquer à un objet d’amour qui appartient àune liaison passée et par la spécificité de leurs mobiles qui lesconduit à sanctionner une rupture. Ce risque culmine dans les liai-sons courtes mais ne s’efface qu’après vingt ans de liaison. Alorsque seulement 10 % des femmes ont recours au crime après larupture d’une liaison, chez les hommes, ils sont 21 % à agir dans lecadre d’une liaison passée, et dans 13 % de l’ensemble de nos cas,le crime peut survenir de nombreux mois après le départ de lafemme. Plus de la moitié des hommes (55 %) tuent une femme quiles quitte ou menace de le faire, et une proportion presque équiva-

5. Par exemple : domination masculine(Bourdieu, 1998), système sexe-genre(Rubin, 1975), appropriation desfemmes (Guillaumin, 1978), hiérarchieentre les sexes (Hurtig, Kail et Rouch,1991), ou encore valence différentielledes sexes (Héritier, 1996)…

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lente (53 %) une femme qui les trompe, ouqu’ils soupçonnent de le faire ; quand on réunitces deux mobiles, qui peuvent coexister, onobtient une proportion de 75 %. Les femmesont en revanche des mobiles plus divers, oùdominent la mésentente, la violence conjugale(55 % des cas, auxquels s’ajoutent 16 % pourlesquelles il s’agit de supprimer un obstacle àdes projets personnels). En durcissant à peinele trait, on peut dire que les hommes tueraientplutôt pour « garder » les femmes, tandis queles femmes seraient souvent amenées à tuerdavantage pour se débarrasser de leur conjoint.Face à la séparation, les hommes et les femmesapparaissent donc dans des problématiquesradicalement opposées, puisque, alors que lacriminalité dite passionnelle est essentiellementune pratique masculine, l’initiative du divorceest au contraire essentiellement féminine.Malheureusement, le divorce ne les empêchepas d’être tuées, parfois il est même au contrairel’élément déclencheur du processus meurtrier.

L’ensemble de ces remarques nous a conduites,parmi l’éventail des concepts qui permettentd’analyser l’inégalité des sexes 5, à penser que leplus adapté, pour ces familles-là, serait celuid’appropriation des femmes (Guillaumin,1978), avec tout ce qu’il a de choquant et deradical. Côté femmes, ce qui frappe surtout,c’est la façon dont l’accès à l’indépendance leurest rendu difficile. Elles sont assignées à un rôletraditionnel, centré sur la sphère privée, ou plusprécisément domestique, et qui, en mêmetemps, constitue un obstacle au développementde leurs facultés de symbolisation, donc, corré-lativement, de leur vie intellectuelle et de leurinvestissement d’activités plus larges, pluspassionnantes aussi, qui pourraient contrebalan-cer leur dépendance à l’égard de leur conjoint etde leur famille. Nous pouvons donc parler d’unvéritable interdit de s’appartenir (Mercader,2007a, 2007b). Côté hommes, on constatesurtout qu’avoir une femme, au sens le plus crude l’appropriation, est le seul accès possible àune identité virile, et plus profondément à unsentiment d’existence : posséder « sa » femmeest une question de vie ou de mort.

LES DESSOUS DU FEMICIDE

Les hommes qui se vivent comme « abandon-nés » représentent plus de la moitié de notrecorpus global comme de nos dossiers d’instruc-tion (18/32). Dans une économie psychique oùl’objet d’amour idéalisé est perçu commen’ayant pas de vie propre, pas d’autonomie, laperspective d’une rupture est synonymed’anéantissement. L’illusion d’une « soudureatemporelle et inaliénable » s’accompagne d’undouble déni, celui de l’altérité de l’objetd’amour et celui de la part de haine sanslaquelle aucune déliaison ne peut s’accomplir(Zagury, 2005, p. 40). C’est dire que la femmedont il est question dans ces relations est essen-tiellement un objet de type maternel primaire.

Ces amours, dernières défenses contre la terreuragonistique du manque (Roussillon, 1999, p. 22),fonctionnent sur un registre incestuel, en écho àl’incestualité dans laquelle ils ont baigné durantl’enfance, qui est en toile de fond de ces relationsfamiliales. Comme le souligne encore Balier, « sila perte de l’objet constitue l’origine de la régres-sion pathologique, c’est aux aléas non résolus dela naissance de l’objet qu’elle nous renvoie »(1988, p. 208). La perte d’un objet externe nepeut être acceptée que si le sujet a constitué unobjet interne qui lui permet d’accéder à unprocessus d’intériorisation menant éventuelle-ment à des identifications stables et élaboratives.À défaut, il est condamné à revenir indéfinimentau désir illusoire de pouvoir posséder l’objetoriginel. Cet objet originel, c’est celui, évidem-ment maternel, qui est marqué par une aspirationfusionnelle indéfiniment recherchée. Norbert L.,qui traque sans merci la femme qui ne veut plusde lui, ne fait que répéter sa triste histoire de petitgarçon abandonné. Il est placé en internat muni-cipal, de 6 à 12 ans, par sa mère qui se remetimmédiatement en ménage après le départ dupère. L’économe se souvient d’une anecdote: unmatin de Noël, la mère de Norbert a ramené sesenfants à l’internat pour être libre au moment durepas traditionnel, mais l’employé de perma-nence a refusé de les recevoir afin qu’ils prennentle repas de Noël avec leur mère. Avant de passerà l’acte sur celle qu’il appelle « la première

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femme de sa vie » en la blessant de vingt coups de couteau,Norbert L. essaye de renouer avec sa mère « parce qu’il se sentaitbouleversé et avait besoin d’elle, de tout lui raconter », alors qu’il nelui avait plus parlé depuis trois ans.

Pour cet autre, Raoul C., c’est le retour aux origines maternelles quiest symptomatique : après son crime qui le laisse tout étonné (iln’aurait jamais pensé que ce soit si facile, que ses mains aient pufaire ça), il retourne à la Réunion, son île natale, auprès de sa mère ;avec lui, on est dans une clinique du vide qu’on trouve chez beau-coup mais qui là est portée à l’extrême, un vide apparemment totaldes affects : « Il est assez exceptionnel d’entendre une personneniant de manière aussi radicale toute vie intérieure », lit-on dans lerapport d’expertise ; le passage à l’acte est la seule solution qu’a puenvisager cet homme quasi illettré, ayant toujours vécu sous l’em-prise maternelle, avec un père inexistant dont Raoul C. n’a rien àdire, si ce n’est qu’il buvait et qu’il est mort. La situation sembletypique de la Réunion, connue pour son système familial particulier,induit par une situation de pauvreté qui fait que seules les femmesont de l’argent par le biais des allocations familiales, et que leshommes, de ce fait, démissionnent tout à fait de leur paternité pourse réfugier dans la virilité (Wolff, 1991) – ce qui ne peut qu’encou-rager le maternalisme, qui en retour favorise le machisme, etc.Raoul C. lui-même essaye d’exister par la violence auprès des siens,violences sexuelles sur les filles, violences des coups sur le fils.

Michel K., lui, ne voudra jamais être séparé d’une mère qu’il adoreet dont tout permet de penser qu’elle aussi était en position mater-naliste. Il tue sa femme sur son lieu de travail, alors qu’elle ademandé le divorce, lasse des violences, et l’on a retrouvé chez luiune lettre où il a écrit : « Je souhaite reposer près de maman. »Malgré les affirmations de sa mère, Michel K. se refuse à admettreque son père est son vrai père ; d’un certain point de vue, il n’a pastort, son père se montre indigne de ce nom : il a été condamné à unepeine de prison de deux ans dont un avec sursis suite aux rapportsincestueux qu’il impose à ses filles depuis plusieurs années. Pèreincestueux, mère incestuelle, Michel K., l’aîné de neuf enfants,préféré et confident de sa mère, refuse de s’identifier à cette imagepaternelle : « Je m’identifiais souvent à ma mère, c’était une femmedouce et gentille, elle n’était pas heureuse avec mon père. »

Cette incestualité entraîne des problèmes d’identification chez luicomme chez d’autres : il est né de père algérien et de mère françaiseet porte aussi un prénom algérien, Mohamed, tout comme Drissi T.,qui est capable de manier fleurs et armes dans le même momentpour « séduire » celle qu’il convoite (et qu’il violera, puis tuera).Comme Michel K., Drissi T. a deux prénoms, un algérien et un fran-çais, et ne sait à quelle religion se rattacher, chrétien ou musulman.Il reste entre deux cultures, et n’acquiert l’écriture d’aucune desdeux langues ; son frère aîné a demandé à porter le nom de la mère,

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et le père, comme celui de Michel K., est violentavec femme et enfants. Dans ces deux cas, onest face à des problèmes d’identification, certes,mais peut-on aller jusqu’à parler de dissocia-tion, voire de schizophrénie ? Ainsi les expertssupposent-ils une origine psychotique au déficitintellectuel, à l’immaturité, à la psychopathie(sans culpabilité, notent-ils) de Jacques D., néd’une mère vietnamienne et d’un militaire fran-çais, déjà condamné pour violences sexuelles,puis viol, quand il frappe son ex-compagne deplusieurs coups de couteau à l’abdomen.

Cette forme de violence évoque une attaquecontre le ventre maternel, ce dont l’acte dePierre V. est le témoignage extrême : Pierre V.est le deuxième enfant d’une fratrie de troisenfants, nés tous de père inconnu, et d’une mèrecélibataire qui ne peut le garder : il est placéjusqu’à l’âge de 6 ans, comme sa sœur aînée,chez une nourrice puis est repris par sa mère,mais comme il se révèle « insupportable », il estplacé en orphelinat quelque temps avant derevenir habiter avec elle. Sa mère dit qu’il est néd’un viol, et n’en avoir jamais parlé à Pierre, quin’a pris ce prénom que plus tard, refusant deporter le prénom que lui a donné sa mère. Uneseule fois, Pierre lui aurait demandé qui étaitson père et elle a répondu qu’il était mort.Comme Jacques D., il est asocial, mais sur unautre registre, celui de la petite délinquance, levol, et fugue beaucoup pendant l’adolescence. Iltente de se stabiliser, vit un an avec une jeunefille sans problème, mais agresse la deuxièmed’un coup de couteau dans l’abdomen. Il estemprisonné quelques mois au cours desquels ilfait une tentative de suicide. À 32 ans, ilrencontre Noémie avec laquelle il projetted’avoir un enfant. Mais les choses tournent mal,Noémie boit beaucoup, se drogue et le rêve debébé s’envole… Et Noémie veut le quitter.Pierre tue Noémie de nombreux et profondscoups de couteau dans le cœur et l’abdomen.« Véritable césarienne », commente le journa-liste, nous n’insisterons donc pas outre mesuresur la symbolique en jeu, mais rappelons quePierre V. est, aussi, en mal de père : il estl’exemple extrême, paroxystique, de ces

hommes en manque de père, victimes d’uneabsence de père répétée, et donc choisie par lamère au moins inconsciemment : trois enfantsnés de trois pères inconnus dans son cas. Et ilsne peuvent qu’être envahis par une image demère idéalisée après laquelle ils courent d’au-tant plus qu’ils en ont cruellement manqué.

Beaucoup plus rarement, il peut arriver qu’unhomme tue une femme pour s’en débarrasser.L’image maternelle se retourne alors en purehaine ou en effroi : l’angoisse de perte, en effet, aun revers, qui est l’angoisse de l’intrusion et deses effets morcelants : « Ce qui est menaçant,c’est l’objet prenant existence, du fait même durisque de le perdre » (Balier, 1988, p. 153). Cescrimes (4/32) signent donc tous un échec dumatricide imaginaire (Kristeva, 2000) quechaque adulte est censé avoir réussi, se donnantainsi accès à la pensée, à une capacité à lasymbolisation restée inaccessible à ces criminels.

Quand ils se sentent menacés, c’est la part haïede la figure de la mère qui motive leur acte ; ilvaudrait mieux dire, et c’est le sens du mot« maternel » ici, que ces crimes renvoient à larelation fusionnelle, c’est-à-dire aux confins dela constitution de l’objet. La fonction paternelleest radicalement défaillante pour tous ceshommes, qui n’ont jamais rencontré le tiers : larelation à la Loi dans la famille est probléma-tique, et surtout ces hommes s’identifient audésir de l’autre maternel tel qu’ils l’imaginent.D’où des confusions essentielles, dans l’ordregénéalogique, entre les sexes, entre la vie et lamort, entre soi et l’autre… Ces hommes cher-chent à compenser ces défaillances, sont enquête d’un tiers, ne serait-ce qu’à travers leuridéologie du « travailleur », mais ne parvien-nent jamais à le trouver vraiment. Ils ne rencon-trent que cette terrifiante imago maternelleinduite par le maternalisme, et l’autoritarismeconcomitant des hommes de la famille, ets’épuisent à contrôler les femmes, dans unmouvement à la fois de répétition et de défense.

Les quatre hommes qui tuent leur rival, quant àeux, affirment tous un attachement particulier àleur père, se présentent comme pris dans unepatrilinéarité paradoxalement écrasante. Ces

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hommes, à l’honneur sourcilleux, ont tous la caractéristique d’êtretrès fortement attachés aux valeurs traditionnelles dont la famille estle parangon. La filiation patrilinéaire, et masculine, de père en fils,exige une fidélité absolue aux valeurs du père, de la génération dupère : ainsi Romain R. a-t-il gardé la nationalité allemande, celle deson père, alors qu’il est arrivé en France après être né et avoir vécuen Italie jusqu’à l’âge de 4 ans.

Ce respect pour un père patriarche est un masque, il cache en fait lacarence paternelle, le défaut de masculinité chez le père (c’est-à-dire une capacité à intégrer les deux sexes). Le père patriarche n’estpas une vraie référence paternelle, œdipienne, c’est du pseudo-paternel : ce père est celui de la horde, où l’on tue le rival, repré-sentant du frère dans la horde, et/ou du père, alors que les femmessont à posséder (et dans ce cas-là, comme dans nos cas, on ne lestue pas). Et de la même façon que dans les institutions rigides(armée, église) qui relèvent de ce type de fonctionnement, le fonc-tionnement sous-jacent est celui d’une homosexualité latente,déniée bien sûr, mais qui permet de penser que la jalousie mise enscène est bien peu œdipienne, et tient davantage de l’attaqueenvieuse 6 : c’est le cas pour Mustapha B., qui tue le mari de samaîtresse, son cousin éloigné certes, mais qu’il connaît bien depuisleur enfance marocaine et avec qui il est depuis toujours dans unrapport de rivalité toute fraternelle.

Sans doute peut-on penser qu’un amant qui cherche à tuer le mari,fût-ce sur l’instigation de sa maîtresse, est lui aussi interpellé danssa position de petit garçon, et pris dans une rivalité en fait infantileface à un couple parental qui se déchire : trois ans après leur sépa-ration, les ex-époux S. déposent en effet des plaintes l’un contrel’autre sous divers prétextes, et Joséphine S., « personnage extraor-dinaire » aux dires d’un expert, demande à son amant Pierre M. detuer son ex-mari. Subjugué, « par amour » comme il dit, il engagedes mercenaires dans ce but.

Dans ce fonctionnement homosexuel à bas bruit, la figure du père,et les valeurs qui lui sont liées, c’est-à-dire plus patriarcales quepaternelles, reste intouchable : il est valorisé pour ne pas être tué,pour contrer le déferlement de haine dont il peut être l’objet, etdont ces hommes se défendent. S’ils ont été des enfants fort maltraités par leur père, ils ne peuvent s’en plaindre, et préfèrents’identifier à lui, s’identifier à l’agresseur (Hurni et Stoll, 1996,p. 130), répétant ainsi la violence paternelle (Marty et Margue-rite, 1999). Les cas de parricide réel sont d’ailleurs rares, et relè-vent plutôt d’un vœu de meurtre d’un père forclos (Legendre,2000), ou dans le cas où le parricide s’accompagne de matricide,d’un homme écrasé par le narcissisme des parents, comme pour J.-C. Romand, cet homme qui tue ses parents avant de tuer femmeet enfants (Toutenu et Settelen, 2003).

6. Contrairement à la jalousie, l’enviene connaît pas de tiers : elle porte surles possessions, les attributs, etfinalement l’être même de l’autre, qu’ils’agit d’éliminer pour prendre saplace, puisqu’il n’y a pas place pourtous (Klein, 1957).7. « La représentation de leur imagomaternelle indique qu’il y a un phallus,très présent, surestimé même, maisredoutable et dangereux, voireterrorisant. Au reste les choses sepassent davantage, narcissismeoblige, dans le registre de l’être que del’avoir » (Balier, 1996, p. 43).

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Mais si le patriarche masque la carence pater-nelle, c’est que le modèle patriarcal n’est en faitqu’un avatar de l’emprise maternelle : lepatriarche est essentiellement une mère phal-lique. Les difficultés particulières que cescriminels éprouvent quant à leur positionmasculine et/ou paternelle sont avant toutsignes de leurs très grandes difficultés parrapport à leurs imagos parentales, primaires,paternelle et maternelle, imagos de « parentscombinés ». C’est par le biais d’une virilitédéfensive contre une image de mère phallique,toute-puissante, et de l’incestualité qui lui estinhérente, qu’il faut comprendre aussi cettequestion de leur mascarade. Leur dépendanceenvers des pères tout-puissants, doublés demères omnipotentes, voire intrusives comme lamère de Romain R., les empêche, malgré desefforts répétés, d’accéder à une position mieuxtriangulée : Romain R. essaye bien de se déga-ger de ce système très incestuel, voire antœdi-pien (Racamier, 1989), en quittant la maison etl’entreprise familiale, mais il est « rattrapé » : ilfaut dire qu’il est le fils unique d’une familleextrêmement traditionnelle, où les femmes,notons-le, sont témoins de Jéhovah. Il va conti-nuer d’essayer de se dégager par le haut : il a« gracié » une première fois son rival, surprisavec sa femme, mais là encore il est rattrapé(par son inconscient cette fois-ci !) et, s’il tue lerival, il englobe toute la famille dans sonmeurtre, sauf le père qui reste bel et bien intou-chable.

La crainte ici en jeu est celle de rétorsionsmaternelles, du bébé terrorisé par l’image de lamère archaïque, celle au ventre omnipotent quicontient le pénis paternel : on est dans uneproblématique du phallus maternel, sans douteplus que paternel 7. Les rétorsions craintes alorssont celles venant fantasmatiquement du pèreet de la mère, et les défenses mises en œuvrepar ces hommes – qui sont restés psychique-ment des tout petits garçons, mais avec lesarmes dont l’homme peut socialement disposer,la force ou ses adjuvants – les font entrer, à leurcorps défendant, dans la catégorie des hommesdangereux…

CONCLUSION

Ce qui ressort donc, au final, de notre recherche,c’est le caractère extrêmement destructeur del’inégalité entre les sexes, et sa collusionprofonde avec un modèle familial hautementpathogène car fondé sur l’emprise. Il noussemble très important d’y insister, parce quenous sommes psychosociologues, et dans unepériode où le discours psychanalytique est tropsouvent convoqué, à grands renforts defantasmes d’inquiétante indifférenciation oudédifférenciation entre les sexes, pour soutenirun « ordre symbolique » aisément confonduavec un rappel à l’ordre ancien, l’ordre moral,l’ordre « naturel », et une altérité sexuée toutaussi aisément confondue avec la divisionsexuelle du travail, donc la hiérarchie entre lessexes. On oublie, ce faisant, que l’ordre symbo-lique ne réside que dans les interdits fondamen-taux du meurtre et de l’inceste, et que l’altéritésexuée concerne strictement la dissymétrie desfonctionnements sexuels et reproductifs(l’homme pénètre et la femme est pénétrée,l’homme engendre et la femme porte) avec sesconséquences psychiques directes (la plusimportante étant celle que le proverbe romaindéclinait comme mater certissima, pater incer-tus). Tout le reste, stéréotypes sociaux, idéolo-gies différentialistes ou essentialistes, qui dupoint de vue social servent à justifier une rela-tion de domination, s’analyse en termes psycho-logiques comme régression à des couplesd’opposés antérieurs à la reconnaissance de l’al-térité sexuée, couples actif-passif ou phallique-châtré : ainsi, lorsqu’on considère qu’il estmasculin pour une femme d’être dynamique, onrabat purement et simplement le couple mascu-lin-féminin sur le couple actif-passif ; lorsqu’onassimile le « caractère » et la volonté de puis-sance à un trait masculin, on rabat le couplemasculin-féminin sur le couple phallique-châtré.

Or, on s’aperçoit que les familles où l’appro-priation des femmes est la plus prégnante sonten même temps des familles où la conflictualitédes modèles est insupportable, car la façon d’or-ganiser sa vie intime y est vécue sur le mode de

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l’évidence : « Chez nous, c’est comme ça » ; des familles aussi oùl’idée d’un destin individuel pour chacun-e ne signifie pasgrand-chose, puisque à l’évidence, le destin c’est de répéter le fonc-tionnement des parents ; des familles, en somme, où l’on fonc-tionne entre soi, ce qui fait flamber les passions, les narcissismes,les détresses… Appropriation des femmes et relations familialesmarquées par la fusion et l’incestualité sont étroitement liées,comme le sont d’ailleurs le maternalisme et l’autoritarisme mascu-lin pseudopaternel, association que nous avons rencontrée tout aulong de notre travail et dont nous avons pu suivre de près les effetsmortifères. De même, sont étroitement liées, d’une part, l’associa-tion entre maternalisme et autoritarisme, et, d’autre part, la combi-naison maintes fois observée entre une fondamentale négligence àl’endroit des enfants, puisqu’ils ne sont pas reconnus comme sujets,et un contrôle étroit sur leur vie. Ces familles qui ignorent la tier-céité forment, c’est certain, un univers impitoyable où les sujetssont broyés !

En somme, et toute notre étude en témoigne, nous vivons dans unesociété où il est difficile, partout et toujours, de soutenir dans ladurée l’idée d’égalité des sexes, les résistances que cette idéesuscite, tant au quotidien que plus largement au niveau politique,les intégrismes monothéistes par exemple. Ces criminels, eux aussi,montrent que l’égalité entre hommes et femmes exige un degréd’acceptation de l’altérité, c’est-à-dire un accès au symbolique,difficile à atteindre de toute manière, et surtout, bien sûr, dans unenvironnement social où cette idée est loin d’aller de soi, dans unsystème politique qui rend cette maturation particulièrement diffi-cile. C’est que l’idée d’égalité des sexes, avatar de l’altérité, signi-fie que personne n’appartient à personne… même pas nos amours,même pas nos enfants… Facile à dire, mais… Pas impossible,néanmoins : grâce à certaines femmes, certains hommes aussi, quiparviennent à ouvrir le champ des possibles pour tous les sujetshumains, l’égalité des sexes avance dans quelques zones de notreplanète, et l’on peut espérer que la structuration des familles setransforme avec cette évolution.

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