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HISTOIRE & MISSIONS CHRÉTIENNES N° 24 DECEMBRE 2012 dossier Le psaume 24 à la lumière de l’exil babylonien dans le rite éthiopien DANIEL ASSEFA OUJOURS PSALMODIE avec les psaumes 93 (92) et 141 (140) lors des Wazema (office de la veille), le psaume 24 (23 1 ) oc- cupe une place importante dans le rite éthiopien. Le dimanche des Rameaux, les versets 7 et 8 du psaume 24 sont chantés, avant la célébration eucharistique. Après la distribution des palmes, tout le monde sort de l’Église, en procession, pour la lecture de l’évangile. Ensuite, alors que le prêtre se tient à l’intérieur de l’Église, le diacre, avec l’assemblée, reste à l’extérieur. Celui-ci frappe portail de l’Église à l’aide d’une grande croix et chante : « O princes ouvrez les por- tails… » De l’intérieur du sanctuaire, le prêtre entonne le verset 8 : « Qui est ce roi de gloire ? » Cela se répète à trois reprises et se ter- mine par l’ouverture du rideau et, s’il y en a, des portes du sanc- tuaire 2 . Pour le psaume 24, Dieu est maître de la terre et de tous ses habi- tants, car Il l’a créée en la fixant miraculeusement sur les eaux et les rivières. Vers la fin du psaume (24, s), il est question de l’entrée de Dieu dans un espace « sacré » en tant que Seigneur et roi glorieux. Sa 1. La tradition éthiopienne suit la numérotation de la Septante. 2. Voir, K. HABTEMICHAEL, L’Ufficio Divino della chiesa Etiopica, Roma, PIO, 1998, 320. Pour une description plus détaillée voir Emmanuel FRITSCH, « The Liturgical year of the Ethiopian Church » Ethiopian Review of Cultures, Special Issue, Volume IX-X, Addis Abeba, Master, 2001, p. 217-224, surtout 223-224. T

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HISTOIRE & MISSIONS CHRÉTIENNES N° 24 DECEMBRE 2012

dossier

Le psaume 24 à la lumière de l’exil babylonien dans le rite éthiopien

DANIEL ASSEFA

OUJOURS PSALMODIE avec les psaumes 93 (92) et 141 (140) lors des Wazema (office de la veille), le psaume 24 (23 1) oc-cupe une place importante dans le rite éthiopien. Le dimanche

des Rameaux, les versets 7 et 8 du psaume 24 sont chantés, avant la célébration eucharistique. Après la distribution des palmes, tout le monde sort de l’Église, en procession, pour la lecture de l’évangile. Ensuite, alors que le prêtre se tient à l’intérieur de l’Église, le diacre, avec l’assemblée, reste à l’extérieur. Celui-ci frappe portail de l’Église à l’aide d’une grande croix et chante : « O princes ouvrez les por-tails… » De l’intérieur du sanctuaire, le prêtre entonne le verset 8 : « Qui est ce roi de gloire ? » Cela se répète à trois reprises et se ter-mine par l’ouverture du rideau et, s’il y en a, des portes du sanc-tuaire 2.

Pour le psaume 24, Dieu est maître de la terre et de tous ses habi-tants, car Il l’a créée en la fixant miraculeusement sur les eaux et les rivières. Vers la fin du psaume (24, s), il est question de l’entrée de Dieu dans un espace « sacré » en tant que Seigneur et roi glorieux. Sa

1. La tradition éthiopienne suit la numérotation de la Septante. 2. Voir, K. HABTEMICHAEL, L’Ufficio Divino della chiesa Etiopica, Roma, PIO, 1998, 320. Pour

une description plus détaillée voir Emmanuel FRITSCH, « The Liturgical year of the Ethiopian Church » Ethiopian Review of Cultures, Special Issue, Volume IX-X, Addis Abeba, Master, 2001, p. 217-224, surtout 223-224.

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gloire, manifestée autrefois durant l’Exode dans le désert ou dans le Temple de Jérusalem, va de pair avec sa puissance. Le psaume 24 présente ces attributs divins dans un contexte liturgique ou Israël re-connaît la souveraineté divine dans l’acte de la création et dans le combat. Le peuple adore le Seigneur sur sa montagne sainte. Et vers ce lieu saint convergent les pèlerins à la rencontre de Dieu, résidant dans le sanctuaire.

Le psaume 24 (23) 3 1 Au Seigneur, le monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants ! 2 C’est lui qui l’a fondée sur les mers et la garde inébranlable sur les flots. 3 Qui peut gravir la montagne du Seigneur et se tenir dans le lieu saint ? 4 L’homme au cœur pur, aux mains innocentes, qui ne livre pas son âme

aux idoles (et ne dit pas de faux serments). 5 Il obtient, du Seigneur, la bénédiction, et de Dieu son Sauveur, la jus-

tice. 6 Voici le peuple de ceux qui le cherchent ! Voici Jacob qui recherche ta

face ! 7 Portes, levez vos frontons [O princes, ouvrez les portes 4 !], + élevez-vous,

portes éternelles : qu’il entre, le roi de gloire ! 8 Qui est ce roi de gloire ? + C’est le Seigneur, le fort, le vaillant, le Sei-

gneur, le vaillant des combats. 9 Portes, levez vos frontons [O princes, ouvrez les portes !], + levez-les, por-

tes éternelles : qu’il entre, le roi de gloire ! 10 Qui donc est ce roi de gloire ? + C’est le Seigneur, Dieu de l’univers ;

c’est lui, le roi de gloire.

3. Nous donnons ici le texte du psaume 23 (24) dans la traduction liturgique adoptée par les

conférences épiscopales francophones, en indiquant la variante éthiopienne pour les versets 7 et 9. 4. Pour les versets 7 et 9 de ce psaume, la tradition éthiopienne – ainsi que la plupart des Pères

de l’Église – suit la version de la Septante (grecque) qui dit, non pas « Portes, levez vos frontons ! » comme dans la version hébraïque, mais « O princes, ouvrez les portes ! ».

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Le psaume suscite néanmoins un certain nombre de questions. Quelles sont les portes qu’il faut ouvrir ? Les portes d’une ville ou celles du Temple de Jérusalem ? Que Signifie « portes éternelles » ? Les portes de ce monde-ci ou celles de l’au-delà ? De quel événement biblique s’agit-il ? Du transfert de l’Arche à l’époque du roi David (cf. 2 Sam 6, 12-16) ou d’autres processions liturgiques ? Pour quelles raisons faut-il que le roi entre ? Entre-t-il dans le temple de Jérusa-lem ? Est-ce pour la première fois ? Si ce n’est pas le cas, cela signifie qu’il y retourne. Si c’est le cas, d’où retourne-t-il ? Pourquoi le roi de gloire doit-il entrer au sanctuaire ? N’était-il pas déjà au sanctuaire, prêt à accueillir le juste qui monte à la montagne du Seigneur, au lieu saint ? Comment se fait-il que le peuple, ou même les princes, ne re-connaisse pas le roi ? De quelle victoire du Seigneur en est-il ques-tion ? Du triomphe sur les eaux qui menacent la terre ou bien des nations hostiles au peuple de Dieu ? Cet article présente des réponses que la tradition exégétique éthiopienne 5 apporte à ces questions. La structure du psaume 24

Le psaume 24 peut se diviser en trois sections 6. Les deux premiers versets (Ps 24,1-2) introduisent l’idée selon laquelle la terre, avec tous ses habitants, appartient à Dieu. Les quatre versets suivants (Ps 24, 3-6), sous forme de questions et de réponses, présentent les conditions pour l’accès au sanctuaire divin. Le pèlerin est censé respecter la To-rah pour se tenir devant le lieu saint. Dans cette partie centrale du psaume on constate un lien fort entre culte et éthique. Le Seigneur désire une adoration pourvue de justice (cf. Ps 15, Is 33 : 14-16 ; Isa 1 ; Amos 5). Tandis que les trois derniers versets (Ps 24, 8-10), tou-jours sous forme de questions et de réponses, soulignent la puissance

5. TEWOFLOS (ed.), Commentaire traditionnel du livre des psaumes, Addis Abeba, Tensae, 1998,

p. 152-157.La date est celle du calendrier éthiopien, correspondant à 2005-2006. La première édition remonte à 1950. Ces commentaires expliquent verset par verset le sens des textes en amharique. Pour une connaissance plus approfondie de ces commentaires, voir K. S. PEDERSEN – A. TEDROS, “Andemtā”, EncyclopediaEthiopica, vol. 1, Wiesbaden, Harrawwowitz, 2003, p. 258-259. Les commentaires en langue Ge’ez s’appellent Teregwāme, terme qui veut aussi dire « traduction ». Pour distinguer cette dernière des commentaires on ajoute parfois le qualificatif Naṭalā qui signifie « singulier » ; d’où NatalaTergum : traduction tout court ; traduction sans aucun commentaire. Pour la nature des Teregwāme, voir M. A. GARCIA,“Teregwāme”, EncyclopediaEthiopica, vol. 1, Wiesbaden, Harrassowitz, p. 921-923.

6. Pour une étude approfondie sur la structure du Ps 24, voir M. GIRARD, « Les psaumes. Analyse structurelle et interprétation : 1-50 », Recherches Nouvelles série – 2, Paris 1984, p. 206 ; P. AUFFRET, « Qui est ce roi de gloire ? Étude structurelle du Ps 24 », Revue Thomiste 90, 1990, p. 101-108.

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de Dieu en tant que roi de gloire. Cependant, contrairement aux ver-sets 3-6, les questions et les réponses des versets 8 à 10 sont précé-dées d’un ordre (cf. verset 7) : il faut que des portes s’ouvrent et per-mettent l’entrée du roi de gloire. L’accès conditionnel du pèlerin au lieu saint de Dieu est ainsi suivi par l’accès requis du roi de gloire.

(Photo Giustino 2005.)

Le contexte du psaume 24

Connaître le contexte historique du psaume 24 facilite la tâche de l’interprétation 7. Quelle situation historique 8 est à la base du psaume 24 ? Dans le monde de l’exégèse moderne, à part certaines hypothèses exceptionnelles comme celle d’un mythe racontant la des-cente d’un dieu dans le monde souterrain 9, la plupart des proposi-

7. L’unité littéraire de ce psaume est remise en question par l’exégèse moderne. De nombreux exégètes pensent que les deux (24,1-6 et 24,7-10) ou les trois sections (24, 1-2 ; 24, 3-6 ; 24, 7-10) sont indépendantes ; pour quelques exemples d’auteurs qui soutiennent ces idées voir la fin du paragraphe sur le contexte historique.

8. Bien entendu si l’on identifie deux ou trois sources indépendantes, il faudrait chercher deux ou trois contextes historiques différents.

9. A. COOPER, « Ps 24 :7-10: Mythology and Exegesis, » Journal of biblical Literature 102, 1983, p. 43.

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tions se réfèrent au contexte cultuel biblique. L’hymne évoquant la création (v. 1-2), la référence à la montagne du Seigneur et au lieu saint (v. 3-4), le dialogue qui mène à la confession de la royauté divine favorisent l’aspect liturgique du psaume 24. Certains exégètes privilé-gient comme arrière-fond une procession liturgique, peut-être régu-lière, sans mentionner un événement historique précis. Le psaume décrit l’entrée de l’Arche de l’Alliance dans le sanctuaire 10, le Temple de Jérusalem. Dieu marche vers sa résidence en compagnie festive 11.

Pour Briggs, le psaume 24, dont le thème principal est l’entrée dans le Temple et dans la ville sainte, provient de deux psaumes origi-nairement indépendants.

Le premier (Ps 24, 1-6) dépeint un dialogue entre deux chœurs. Un chant didactique provient de l’intérieur du Temple pour louer le Sei-gneur en tant que créateur et propriétaire de toutes choses (Ps 24, 1-2). L’autre chœur, se tenant à l’extérieur, au seuil du Temple, souhaite savoir quelle personne mérite d’entrer dans le lieu saint (Ps 24, 3). Le chœur de l’intérieur répond en décrivant les qualités de la personne censée y entrer et les bénéfices qui en découlent (Ps 24, 4-5). Pour le chœur de l’extérieur, c’est Jacob ou Israël qui réclame les qualités re-quises.

Le second psaume (Ps 24, 7-10) serait un chant de triomphe. Le Seigneur est venu à la ville sainte après une victoire militaire. Le chœur se tenant à l’extérieur de la ville demande à ce que sa porte soit soulevée pour permettre au roi glorieux d’y entrer (v. 7). Le chœur se tenant à l’intérieur de la ville désire savoir l’identité de celui qui attend l’accès. La réponse de l’extérieur affirme qu’il s’agit du Seigneur victo-rieux (v. 8). On demande de nouveau l’accès à la ville (v. 9), la même question sur l’identité du roi est posée une seconde fois, suivie d’une réponse affirmant qu’il s’agit bien du Seigneur, le Dieu des armées 12.

Craigie, quant à lui, identifie trois sources indépendantes dans le psaume 24 : un hymne (1-2), une liturgie (3-6 ; cf. Ps 15), une proces-sion de l’Arche de l’alliance (7-10). Le psaume entier serait utilisé pour célébrer la royauté de Dieu. Suggérer un thème qui unit les trois par-ties du psaume serait néanmoins difficile, y compris celui de la liturgie. Une fois que l’Arche est établie à Jérusalem, sa fonction pratique au-rait disparu, en cédant la place à une fonction « littéraire »13.

10. Cf. M. TREVES, « The Date of Psalm XXIV », Vetus Testamentum 10, 1960, p. 428-437. 11. Cf. H. GUNKEL, « Psalm 24 »,Biblical World 21, 1903, p. 366-370. 12C.A. Briggs& E.G. Briggs, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Psalms, New

York, C. Scribner’s Sons, 1906, 212. 13P. C. Craigie, Word Biblical Commentary: Psalms 1-50. Dallas, Word, Incorporated, 2002 (Word

Biblical Commentary 19), 211ff. Présenter l’état de la question sur le contexte historique du psaume 24 dans l’exégèse moderne n’est pas l’objectif de cet article. Les hypothèses de Briggs et de Craigie sont données à titre illustratif.

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L’exil comme contexte historique du psaume 24

Sans exclure la dimension liturgique, la tradition éthiopienne pro-pose l’exil babylonien comme clé de lecture pour le psaume 24. Le texte est ainsi une prophétie sur la situation d’Israël, captif à Baby-lone, embarrassé sur la question de la prière et désireux de retourner vers Jérusalem. Le rêve de regagner Jérusalem se réalise par le Sei-gneur victorieux.

Pourquoi faut-il prier à Babylone ? Les prêtres et les prophètes, exilés avec le peuple d’Israël à Baby-

lone, auraient remarqué que le peuple avait cessé de prier. Les prêtres avaient en effet interdit certaines prières ou sacrifices, pour éviter tout danger d’idolâtrie. Le peuple se dit alors : « Il n’y a plus de Temple ; en plus, on nous a dit de ne pas prier. Donc, il ne faut plus prier. » Cependant, les prêtres et les prophètes n’approuvent pas l’attitude du peuple. Aux yeux de ces derniers, le peuple n’a pas fait la distinction entre les prières « importantes » exigeant le culte dans le temple et les prières personnelles. En soulignant la différence entre ces deux types de prières, ils confirment le droit et le devoir de continuer les prières personnelles. Celles-ci, on peut les faire partout, que ce soit en Judée ou à Babylone. Car la terre entière appartient au Seigneur. Il est donc permis et même recommandé de prier à Babylone. Bref, cette lecture est plutôt historique que christologique car, dès le départ, le lecteur est invité à situer le psaume dans le contexte de l’exil de Babylone.

Pour mieux illustrer le message des prophètes et des prêtres, en ce qui concerne les deux types de prières, l’Andemta (le commentaire éthiopien) donne aussi des exemples concrets, adaptés au contexte éthiopien, tirés de la liturgie Orthodoxe éthiopienne. Ainsi les prières que l’on ne de doit pas réciter à Babylone 14 ressembleraient à la litur-gie Eucharistique (Qedāsē), au Kidān 15 ou à l’Évangile (Wangēl). Les prières que le peuple peut bien réciter en terre d’exil seraient analo-gues aux prières d’intercessions quotidiennes comme le liṭon 16 et le mastabqwe’ 17. Ces dernières peuvent être récitées partout, même en terre d’exil, même à Babylone, car, comme le souligne Ps 24, 1 « toute la terre appartient au Seigneur ». La différence principale entre les

14. Peut-être ces prières exigent-elles une liturgie dans le Temple de Jérusalem ? 15. Le Kidān est une Alliance, un Testament, une promesse par Jésus Christ ; cf. Stanislaw

KUR – Denis NOSNITSIN, « Kidān », Encyclopedia Ethiopica, vol. 3, p. 394-395. 16. Le Liṭon est une prière d’intercession ou des supplications. 17. Les Mastabeqwe sont des prières d’intercession, selon les différentes nécessités des fidèles.

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deux ensembles de prières n’est pas bien expliquée 18. L’enchainement des arguments se ramène au suivant : On peut prier partout car la terre entière appartient au Seigneur. Cet hymne serait donc évoqué afin d’encourager les exilés en Babylone à prier.

Une telle lecture est bien proche de celle de Théodore de Mop-sueste 19 ; en effet, celui-ci interprète le psaume 24 à la lumière de l’exil babylonien 20. Le psaume serait ainsi une prophétie du roi Da-vid, d’après lequel le peuple est encouragé à la vertu, surtout le peuple en exil babylonien. L’espérance quant au retour de l’exil y est souli-gnée.

Concernant Ps 24, 1, Théodore de Mopsueste affirme que l’idée selon laquelle « toute la terre appartient au Seigneur », permet de cor-riger une erreur de la part des juifs. On pensait que Dieu résidait uni-quement en Judée et qu’une adoration adéquate en terres étrangères n’était pas possible. Théodore rappelle le Ps 137, 4 qui illustre une telle conviction de la part des juifs, en l’occurrence, l’impossibilité de chanter en dehors de la Terre Sainte : « Comment chanter un chant du Seigneur en terre étrangère ? » Pour Théodore de Mopsueste, comme pour le commentaire éthiopien, le psaume 24 est une réponse à cette question. Même si l’on est à l’étranger, on ne doit pas penser qu’on est loin de Dieu ou que l’on sera privé de son secours.

Quant au verset 7 du Ps 24, Théodore affirme que les princes sont les prêtres et les chefs du peuple. Rappelons que ces premiers symbo-lisent les prêtres et les prophètes d’après la tradition éthiopienne.

Saint Jean Chrysostome 21 s’inspire du Ps 24, 1 mais pour une application à sa vie personnelle. Comme « la terre entière appartient au Seigneur », il ne craint pas l’exil ; il sera toujours avec le Christ22. En interprétant Is 23, 17 23, Théodoret de Cyr 24 met en parallèle la période exilique d’Israël avec celui de Tyr. Puisque Dieu traite de la même manière les deux peuples, leur durée de leur captivité est la même. Ce manque de partialité auprès de Dieu s’appuie, d’après

18 Les premières sont plus importantes, probablement, car elles sont « d’origine divine »

directement communiquées ou révélées par Jésus Christ, alors que les dernières seraient plutôt d’origine « humaine ». Je remercie Emmanuel Fritsch pour cette explication.

19. Théodore de Mopsueste dit également Théodore d’Antioche (né à Antioche vers 352/355 et mort en 428) fut évêque de Mopsueste en Cilicie de 392 à sa mort.

20. THEODORE OF MOPSUESTIA, Commentary on psalms 1-81 (translated with an introduction and notes by Robert C. Hill), Atlanta, Society of Biblical Literature, 2006, p. 246-247.

21. Jean Chrysostome, né à Antioche entre 344 et 349[, et mort en 407, archevêque de Cons-tantinople, l’un des pères de l’Église grecque.

22. Cf. Homélies de SAINT JEAN CHRYSOSTOME avant son départ en exil 1-3, PG 52, 427-430, 1558.

23. THEODORET DE CYR, Commentaire sur Isaïe , Sources Chrétiennes 295 (trad. J-N. Guinot) Tome II, Paris, Cerf, 1982, p. 181.

24. Théodoret de Cyr (né vers 393 - † vers 460), évêque et théologien de langue grecque se rat-tachant à l’École d’Antioche.

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Théodoret de Cyr, sur le fait que la terre et tout ce qu’elle renferme lui appartiennent.

Si l’on remonte aux textes bibliques, on remarque saint Paul qui donne des conseils aux Corinthiens sur ce qui est bien ou mal en ce qui concerne la nourriture que l’on trouve au marché, en citant le Ps 24, 1 : « Tout ce qui se vend au marché, mangez-le sans poser de question par motif de conscience, car la terre est au Seigneur, et tout ce qui la remplit. » (1 Co 10, 25-26 FBJ).

Qui quittera Babylone pour monter vers Sion ? D’après l’Andemta, la question du psaume 24, 3a « Qui peut gravir

la montagne du Seigneur ? » concerne le peuple exilé. Cette question serait posée par le prophète. Celui-ci, désireux de savoir les conditions pour être libéré, poserait la question à l’Esprit Saint. Or, les 70 années ne sont pas encore accomplies pour que le peuple regagne Jérusalem. Et même si le temps était venu, seule une partie y retournerait. D’autre part, selon l’Andemta, pour faire partie de ceux qui reviennent en Terre Sainte, à Jérusalem, il faut un cœur qui refuse la vengeance, une parole qui ne veut pas offenser et des mains qui évitent tout meurtre (Ps 24, 4a).

Ainsi, la première partie du psaume 24 décrit une situation pendant l’exil, la partie centrale le désir de revenir en terre d’Israël et la partie finale le retour même. L’unité est conservée par un plan progressif, commençant en terre d’exil et s’achevant en terre d’Israël.

« O princes ouvrez les portes… » Ps 24, 7 Le commentaire note une nouvelle étape dans la condition de vie

du peuple en Ps 24, 7. Les portes de Jérusalem, non ouvertes depuis longtemps doivent être ouvertes 25. Pour l’exégèse traditionnelle éthiopienne la commande « d’ouvrir les portes » correspond à une annonce de libération. Ce sont donc les portes de Babylone empri-sonnant le peuple qui doivent s’ouvrir. Dans un deuxième temps, les princes de Perse sont concernés. Car ils joueront le rôle de forcer l’ouverture des portes de Babylone. Dans ces deux cas, les portes de la ville opprimante restreignent la liberté du peuple. La troisième in-terprétation fait appel aux portes de Samarie et de Judée pour que les juifs libérés puissent rejoindre leur demeure. La victoire revient uni-

25. Ici il est fait allusion à Is 26, 2 : « Ouvrez les portes ! Qu’elle entre, la nation juste qui ob-

serve la fidélité. » (Isa 26 :2 FBJ)

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quement au Seigneur. Son acte de libération ou de délivrance ne se réalise pas par le peuple même, mais plutôt par l’intermédiaire des Perses. C’est ainsi que Dieu permet le retour de l’exil 26.

Ces trois interprétations proposent donc de lire le psaume 24 à la lumière d’événements historiques bibliques. Une telle approche n’est pas tout à fait nouvelle dans la mesure où elle se trouve déjà à l’époque Patristique 27.

Saint Jean Chrysostome

Mosaïque de Sainte-Sophie, Istanbul. (DR) Cependant, la piste du sens littéral du Ps 24, 1, fondé sur une

référence à un fait historique, n’est pas la seule proposée par la tradition éthiopienne. D’autres réflexions, surtout allégoriques, y compris celles concernant l’ascension du Christ, sont aussi présentes. Cela est particulièrement visible dans le commentaire du Ps 24, 7 comme nous allons le voir.

26. Un certain nombre de références bibliques font allusion au retour du Seigneur vers Sion,

après l’exil. Même si l’allusion n’est pas explicite, il est possible de supposer que le commentaire soit inspiré par Zac 8,3 où Dieu retourne à Sion, pour résider au sein de Jérusalem ; Sion s’appellera la cité fidèle et la montagne du Seigneur des armées s’appellera la montagne sainte. Le retour de Dieu vers Sion est ainsi considéré comme un retour victorieux, une manifestation de force et de puissance. L’Andemta, dans les trois premières interprétations, mentionne constamment l’idée de retour du Seigneur vers Sion, avec son peuple exilé.

27. Voir ci-dessus l’exemple de Théodore de Mopsuestia. Pour Simonetti, certains pères de l’Église voyaient des prédictions sur l’exil babylonien, le retour de l’exil, la crise maccabéenne dans les psaumes au contenu générique ; cf. M. SIMONETTI, Lettera e/o allegoria. Un contributo alla storiadell’esegesipatristica, Roma, Augustinianum, 1985, P. 162-163 ;

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L’Interprétation métaphorique

Après ces trois explications historiques, le commentaire introduit deux autres au sens métaphorique. Dans la quatrième réflexion, les princes sont les prophètes et les prêtres possédants l’autorité sur les oracles et les enseignements. Des princes qui gardent les portes des villes, on passe aux princes qui doivent ouvrir « les oreilles » et les « cœurs », afin que les oracles et les enseignements soient bien ac-cueillis et que le Seigneur, roi de gloire, puisse résider dans le cœur des fidèles. La cinquième interprétation attire l’attention du lecteur ou de l’auditeur sur le contenu des oracles et des enseignements de ces princes au sens figuré. Elle se focalise même sur un seul oracle, un seul enseignement, une seule prophétie, celle de l’incarnation du Verbe. Les dernières interprétations ont la particularité d’identifier le Seigneur roi de gloire avec le Christ. L’Interprétation allégorique du Ps 24, 7-10

La descente aux enfers du Christ est l’objet de la sixième réflexion. Il faut alors ouvrir les portes des enfers afin que le Christ y descende pour libérer les âmes des captifs justes. L’ordre d’ouvrir les portes est donné aux démons, princes des enfers.

Dans la septième, huitième et neuvième explication, les portes du ciel, fermées depuis longtemps, doivent s’ouvrir pour que le Christ y entre avec la compagnie des âmes, pour siéger à la droite du Père. Et les princes convoqués pour cette tâche sont soit les chérubins et les Séraphins (les princes du Paradis), soit les princes de la sainteté, soit les archanges Michel, Gabriel et Rafael (princes du Ciel). L’expression « portes éternelles » semble avoir favorisé une identification entre les portes et l’accès au ciel. Saint Irénée de Lyon affirme que les portes éternelles sont « les cieux »28.

Le recours à l’ascension du Christ dans le psaume 24 est une her-méneutique patristique. Pour Saint Justin martyr, le psaume 24 se réfère à l’ascension du Christ. Dans sa première apologie, au chapitre 51, il décrit les souffrances du Christ et se réfère au Ps 24, 7 pour y voir une allusion prophétique à l’ascension du Christ. De même, dans son Dialogue avec Tryphon (XXXVI, 3-6), il souligne que le Christ est le

28. IRENEE DE LYON, Démonstration de la prédication apostolique, Sources Chrétiennes 62 ; 69, 3 ;

84, 151.

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roi de gloire. D’après lui, l’expression « Seigneur des puissances » dé-signe le Christ plutôt que Salomon29. Le sanctuaire est le ciel, les por-tes éternelles sont les « portes » donnant accès au Ciel. Quant à saint Grégoire de Nazianze, il interprète le Ps 24, 7 à la lumière de la résur-rection et de l’ascension du Christ30.

Le Christ, roi de Gloire.

Bahar Dar sur le lac Tana, église Abuna Betre Mariam. (Photo PSM.)

Pour certains Pères de l’Église, le dialogue n’est plus entre des hu-mains qui seraient à l’intérieur et à l’extérieur du Temple. Ce serait plutôt entre les anges connaissant le mystère de Jésus et de son incar-nation (et servent Jésus,), et les anges qui ignorent ce mystère.31 Les premiers ont servi Jésus durant sa vie terrestre. Les derniers sont confus devant le corps glorieux de Jésus.

29. Lorsqu’il illustre l’ascension du Christ, Justin le martyr se réfère, entre autres, aux versets

bibliques suivants : « D’où cette parole: Monté dans les hauteurs, il a capturé des prisonniers; il a fait des dons aux hommes. » (Eph 4:8 TOB) ; « Tu es monté sur la hauteur; tu as fait des prison-niers, tu as pris des dons parmi les hommes, même rebelles, pour avoir une demeure, Seigneur Dieu ! » (Psa 68:19 TOB). Nous trouvons la même interprétation dans une homélie inspirée par le traité sur la Pâque d’Hyppolite où le roi de gloire (Ps 24, 7-8) signifie le Christ; voir Homélies pascales d’ HYPPOLITE, Sources Chrétiennes 27, Tome I, Pierre Notin (ed. trad.), Paris, Cerf, 1950, p. 169, 16 ; p. 187, 61 et p. 189, 4-11.

30. GREGOIRE DE NAZIANZE, Discours 38-41, Sources Chrétiennes 358 (trad. P. Gallay), Paris, Cerf, 1990, p. 145 (38, 17).

31 Voir, par exemple, dans Sources Chrétiennes 58, l’explication de DENYS L’AREOPAGITE, La Hiérarchie Céleste, p. 113-114 ; SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Sur l’incompréhensibilité de Dieu, Sources Chrétiennes 28, Paris, Cerf, 1951, p. 238-242.

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L’autre option consiste à imaginer un dialogue entre l’Esprit Saint et les anges qui ignorent le mystère de l’incarnation. Ainsi, au retour du Christ avec son corps, vers le ciel, lors de l’ascension, ces derniers sont émerveillés par ce qu’ils voient. C’est ainsi que l’Esprit les com-mande d’ouvrir leur porte céleste afin que le roi de Gloire y entre. Et les anges de s’étonner et de se demander ; « Qui est ce roi de gloire ? » Il semble un être de chair, un humain, mais il s’appelle aussi roi de gloire. L’esprit répond : « Vous en doutez encore ? Entendez-moi, c’est lui le roi de gloire ! » Pour Cyrille d’Alexandrie, les versets 9-10 du psaume 24 sont une référence à l’ascension32 :

« […] Quand le Christ reprit vie en dépouillant l’enfer et détruisant la mort, au moment où il s’élançait vers les hauteurs et voulait retourner vers le Père dans les cieux, l’Esprit qui, bien sûr, s’y faisait entendre ordonna de lui ouvrir au plus vite les portes célestes ; et aux puissances d’en haut il désignait le Dieu apparu dans la chair en disant : « le roi de gloire, c’est le Seigneur des puissances lui-même. »

À l’instar de Saint Cyrille, l’Andemta attribue à l’Esprit Saint l’acte

de donner des ordres pour que l’on ouvre les portes. Les portes et les princes 33

Dans l’Andemta, la porte donnant accès au ciel inspire l’idée de dé-voiler un mystère. Si au sens littéral, il s’agit d’ouvrir une porte physi-que et de permettre au roi une procession triomphale, l’aspect spiri-tuel touche plus le cœur du peuple. Ce qu’il faut ouvrir c’est l’intelligence du peuple. Ce qui entre, c’est le mystère de Dieu. Il s’agit d’un dévoilement. On constate un transfert de récepteur.

La tâche occasionnelle des princes dans le Ps 24 est celle d’ouvrir les portes. Leur identité dépend néanmoins de la représentation des portes selon les différents niveaux de lecture. Si nous entendons par « portes éternelles » l’accès au ciel, les princes ne peuvent pas être des humains. Si, en revanche, nous envisageons la porte de Jérusalem ou d’une autre ville, il n’est pas nécessaire d’y voir les anges : « Oh prin-ces ouvrez les portails ! » C’est-à-dire : « Oh ! princes de Jérusalem, ouvrez les portes de Jérusalem ! Que les portails soient ouverts depuis

32. CYRILLE D’ALEXANDRIE, Dialogues sur la Trinité, Tome III, Sources Chrétiennes 246,

p. 628a, 131. 33. Le texte éthiopien, comme de nombreuses versions anciennes interprétées par les pères de

l’Eglise, suit ici la Septante. Le texte hébreu implique une personnification : les portes elles-mêmes doivent élever leurs frontons ou s’élever.

Le psaume 24 à la lumière de l’exil babylonien dans le rite éthiopien

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l’éternité ! » Que les portes de Jérusalem, non ouvertes depuis long-temps, soient ouvertes 34 !

Si chez certains pères de l’Église, les princes sont des anges, le commentaire éthiopien offre une tranche considérable de possibilités. Les princes sont ainsi 1) les chefs babyloniens lorsqu’il est question de quitter la terre d’exil, 2) les chefs perses (Cyrus ou Darius) permet-tant la sortie de la terre d’exil, 3) les princes de Judas et de Samarie, pour accueillir le peuple qui retourne en terre sainte 4) les prophètes, princes de prophétie, pour que l’oreille s’ouvre devant un oracle ou une bonne nouvelle 5) les prêtres princes d’enseignement, pour que l’oreille s’ouvre devant l’enseignement de l’incarnation 6) les démons chefs du Shéol, pour que le Christ y entre et sauve les justes captifs ; 7) les chérubins et les Séraphins, princes du Paradis, pour l’ascension 8) les anges, princes de sainteté toujours pour l’ascension, 9) les prin-ces du Ciel, Michel, Gabriel et Raphaël, encore pour l’ascension.

« Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portes éternelles ! »

Porte de l’église d’Abuna Betre Mariam à Bahar Dar sur le lac Tana. (Photo PSM.)

34Ici il est probablement fait allusion à Is 26, 2: « Ouvrez les portes! Qu’elle entre, la nation

juste qui observe la fidélité. » (Isa 26:2 FBJ).

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Conclusion

Pour résumer, le commentaire donne trois lectures historiques, sur le retour de l’exil, deux lectures métaphoriques (les portes comme images des oreilles) et quatre lectures christologiques dont une men-tionne la descente du Christ aux enfers et trois l’ascension du Christ. L’Andemta lie le Ps 24 à la lumière de l’histoire d’Israël. On peut conclure que le commentaire traditionnel éthiopien propose plusieurs solutions quant à l’identité des portes dans le Ps 24. Si l’on imagine l’exil, les portes sont celles de Babylone, de Samarie ou de Judée. À chaque fois, le roi de gloire y entre pour libérer son peuple. Si l’on passe aux oracles des prophètes ou aux enseignements des prêtres, les portes deviennent symboles des oreilles humaines. Le roi de gloire réside alors dans le cœur de ceux qui écoutent la prophétie ou l’enseignement. Ouvrir les portes signifie subséquemment ouvrir les oreilles pour bien accueillir la bonne nouvelle de l’action divine. Cela débouche sur une référence à l’incarnation comme à la bonne nou-velle, non entendue depuis longtemps. La référence à l’histoire bibli-que n’exclut cependant pas une relecture christologique. Ainsi, la réfé-rence christologique se répète si l’on passe à la descente aux enfers du Christ. Les portes sont ainsi les portes de l’enfer. Si l’on imagine l’ascension, les portes sont alors les portes du ciel. Le sens des portes varie donc selon que l’on privilégie l’histoire d’Israël ou l’histoire de Jésus. Dans le cas premier, le point focal est l’exil. Dans le second, les différentes étapes de la vie terrestre de Jésus sont concernées, depuis l’incarnation, en passant par la descente aux enfers, jusqu’à l’ascension. Même lorsqu’il s’agit de l’interprétation métaphorique ou les portes deviennent une image des oreilles, on est toujours dans le cadre d’une prophétie ou d’un message annonçant l’incarnation.

Daniel Assefa Directeur du centre capucin de recherches