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Histoire ancienne et médiévale – 118 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne LE BANQUET DE P AULINE SCHMITT P ANTEL GENRE, MŒURS ET POLITIQUE DANS L ’ANTIQUITÉ GRECQUE ET ROMAINE sous la direction de Vincent Azoulay, Florence Gherchanoc et Sophie Lalanne Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’UMR ANHIMA (Anthropologie et histoire des mondes antiques) Publications de la Sorbonne 2012

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Histoire ancienne et médiévale – 118 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

LE BANQUET DE PAULINE SCHMITT PANTEL

GENRE, MŒURS ET POLITIQUE DANS L’ANTIQUITÉ GRECQUE ET ROMAINE

sous la direction de Vincent Azoulay, Florence Gherchanoc

et Sophie Lalanne

Ouvrage publié avec le concours

du Conseil scientifique de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’UMR ANHIMA (Anthropologie et histoire des mondes antiques)

Publications de la Sorbonne

2012

Pauline Schmitt Pantel sur le chantier archéologique de Moio della Civitella

Table des matières

Vincent AZOULAY, Florence GHERCHANOC et Sophie LALANNE Avant-propos ................................................................................................... 7

Pascal PAYEN Pauline Schmitt Pantel en historienne ............................................................ 11

DE L’HISTOIRE DES FEMMES À L’HISTOIRE DU GENRE

Michelle PERROT Pauline Schmitt Pantel, une pionnière de l’histoire des femmes...................... 25 Sophie LALANNE Pauline Apatouria et la ceinture...................................................................... 33

Françoise FRONTISI-DUCROUX et François LISSARRAGUE Pile et face. Mauvais mariage et belle mort ..................................................... 43 Gaëlle PIVOTEAU DESCHODT Des numphai nues ? De l’usage du rehaut blanc dans la céramique attique d’époque classique.................................................. 55

Nathalie ERNOULT Têthê la grand-mère ou l’importance de la filiation par les femmes ................. 71

Laurent ANGLIVIEL Sozomène philoparthenos ................................................................................ 87

582 Le banquet de Pauline Schmitt Pantel

PROBLÈMES DE GENRE Violaine SEBILLOTTE CUCHET Androgyne, un mauvais genre ? Le choix de Plutarque (Ve siècle avant J.-C.-IIe siècle après J.-C.)................... 103 Annalisa PARADISO Les catalogues des inventions lydiennes ........................................................ 131

Jean-Baptiste BONNARD Sous le peplos d’Athéna ................................................................................. 149

Jérôme WILGAUX À propos d’un fragment de Zénon de Kition : la question du genre dans la littérature physiognomonique antique .............. 159

Gabrielle HOUBRE Alliances « monstrueuses » en pays cévenol ou l’hermaphrodisme au tribunal ................................................................. 171 Audy RODRIGUEZ Au miroir des hommes ou quand un mythe chasse l’autre. Les Amazones dans la bande dessinée, reflet déformé ou véritable altérité ?... 183

GENRE ET POLITIQUE

Beate WAGNER-HASEL L’étoffe du pouvoir. La royauté homérique et le genre.................................. 207 Pierre ELLINGER Fondation de la cité et réconciliation des sexes à Milet : entre Artémis Chitônê et Aphrodite .............................................................. 225

Table des matières 583

Julie DELAMARD Femmes évanescentes et « mauvais genre » dans les récits de fondation des apoikiai de Grande-Grèce ............................ 241 Florence GHERCHANOC « À la [plus] belle » ....................................................................................... 261

Louise BRUIT ZAIDMAN Cultes civiques, histoire nationale et piété. Le Contre Nééra, un discours politique ......................................................... 283

MŒURS ET POLITIQUE Oswyn MURRAY Renouveler l’histoire des mœurs ................................................................... 297

François DE POLIGNAC Une « voie héracléenne » en Attique ? Cultes, institutions et représentations d’un parcours stratégique ................... 307

Paulin ISMARD Le public et le civique dans la cité grecque : hypothèses à partir d’une hypothèse ............................................................. 317

Aurélie DAMET Le tyran. Des marges politiques aux marges psychologiques ......................... 329

Vincent AZOULAY Des marges au centre ? Le débat athénien sur la tyrannie au IVe siècle avant J.-C. ............................. 337

Claude MOSSÉ Un autre homme illustre : Démosthène........................................................ 371

584 Le banquet de Pauline Schmitt Pantel

ENTRE POLITIQUE ET RELIGION Catherine SAINT-PIERRE HOFFMANN Variations autour des offrandes égyptiennes d’Athéna Lindia : de l’époque archaïque à l’époque romaine .................................................... 379

Claude CALAME Arts des Muses et poètes citoyens : la Sparte archaïque comme culture du chant ................................................ 399

Évelyne SCHEID-TISSINIER Que la charis demeure. Les requêtes de réciprocité dans la rhétorique cultuelle archaïque ................. 425

BANQUETS ET SOCIABILITÉ ALIMENTAIRE

Anton POWELL Kosmos ou désordre ? L’euphémisme au cœur du sumposion .......................... 439 Zoe PETRE Heur et malheur du ξένος au pays des Gètes................................................. 455

Claudine LEDUC Notes sur l’allocation eis sitêsin des magistrats dans la cité des Athéniens....... 467

Sylvia ESTIENNE et Valérie HUET Autour d’un banquet des Vestales. Sociabilité et ritualité des banquets sacerdotaux à Rome ............................... 483

Davilla LEBDIRI À la table des héros du roman grec ancien .................................................... 501

Robin NADEAU Le banquet grec à l’époque impériale : les femmes et le christianisme ........... 515

Table des matières 585

CONSTRUCTION DE LA MÉMOIRE ET DE L’HISTOIRE Alain SCHNAPP La vision des ruines dans l’espace anglo-saxon et scandinave......................... 531

Bernard LEGRAS La papyrologie juridique grecque : la formation d’une discipline .................. 559

Travaux et publicat ions de Pauline Schmitt Pantel ..................... 573

Renouveler l’histoire des mœurs

Oswyn MURRAY (université d’Oxford, Balliol College)

Je me souviens très nettement de la première fois où Pauline Schmitt et

moi nous sommes rencontrés, le 3 septembre 1984, dans le quadrangle de Balliol College : c’était juste avant que ne commençât le colloque qui a été publié par la suite sous le titre de Sympotica. Je crois que chacun d’entre nous était un peu méfiant envers l’autre car il était évident, avant même notre rencontre, que nous travaillions sur le même sujet et dans la même perspective : allions-nous être rivaux ou amis ? Au cours du colloque, bien sûr, nous sommes devenus amis, puis nous avons partagé de nombreux moments ensemble, tant sur le plan familial que professionnel, et échangé de multiples courriers. Ainsi, lorsqu’il m’a été demandé de dire un mot de la carrière d’historienne de Pauline Schmitt, je me suis souvenu d’une remarque qu’elle m’avait faite au début de notre rencontre, en nous décrivant comme engagés ensemble dans un projet de renouvellement de l’histoire des mœurs. Plus je réfléchis à cette remarque, plus il m’apparaît qu’elle fournit une clé pour comprendre l’ensemble de son parcours, depuis l’histoire du banquet et l’histoire des femmes jusqu’à son livre très récemment paru, Hommes illustres (et qui sera suivi certainement de nombreux autres)1.

Les ba lbut iements de l ’h i s to i re des mœurs Voltaire est très probablement, non pas l’inventeur, mais celui qui a placé

l’histoire des mœurs au centre de l’historiographie des Lumières, même si son Essai sur les mœurs n’est à peine plus qu’une histoire universelle, narrative et conventionnelle, abordée d’un point de vue sceptique et anti-religieux. Cela nous rappelle au moins le fait qu’à cette époque une « histoire événementielle » strictement narrative n’était plus envisageable. Comme l’éditeur anglais John Murray l’écrivait en 1781 dans une lettre adressée à John Gast, à qui il donnait des conseils sur la manière d’écrire une histoire critique de la Grèce :

1 Dans l’introduction de la nouvelle édition de La cité au banquet, Pauline Schmitt a bien expliqué sa démarche professionnelle en termes personnels ; ici j’en offre plutôt une interprétation « historiographique ». Merci à Sophie Lalanne d’avoir œuvré à la traduction de ce texte.

298 Oswyn MURRAY

« Alors que l’ouvrage parvient à sa conclusion, je suis d’avis que vous réfléchissiez à une préface, ou plutôt à une introduction. Je vous ai déjà averti que le Dr Gillies travaillait sur le même sujet que vous […]. On m’a dit qu’il avait élargi considérablement le champ des mœurs, coutumes, armes, lettres, idées philosophi-ques, etc., des anciens Grecs. Comme nombre de ces aspects ne sont pas inclus dans votre narration, je pense qu’il serait approprié de les traiter dans une introduction. Il ne s’écoulera pas un long temps entre la publication de votre ouvrage et celle du Dr Gillies et j’ose dire que vous feriez bien de profiter de toutes les occasions d’allusion possibles pour rendre inutile la nécessité d’une autre publication sur le même sujet. Si donc vous êtes compétent sur les thèmes que j’ai mentionnés et que la philosophie et la science de notre temps exigent, vous laisserez le moins de matière possible à votre rival et établirez une relation durable avec le public qu’aucun compétiteur ne pourra ébranler2. » Dans la classique Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain

d’Edward Gibbon, l’un des aspects les plus importants de l’architecture du livre est que les chapitres narratifs sont entrecoupés de chapitres sur les coutumes des différents peuples, en commençant par « De l’état de la Perse après le rétablissement de cette monarchie par Artaxerxès » (chap. VIII) ou « L’État germanique » (chap. IX), en continuant par le célèbre « Progrès de la religion chrétienne » (chap. XV), les chapitres « Caractère, conquête et cour d’Attila, roi des Huns » (chap. XXXIV), « Origine, progrès et effets de la vie monastique » (chap. XXXVII), « Les Visigoths d’Espagne » (chap. XXXVIII), « L’état du monde barbare » (chap. XLII), etc., jusqu’aux deux derniers volumes sur le monde byzantin dans lesquels les coutumes prennent presque entièrement le pas sur la narration3.

Dans cette conception de l’histoire, l’histoire des mœurs était seulement une manière d’introduire dans une narration historique les aspects du passé qui avaient été considérés dans les époques antérieures comme le territoire de l’érudit plutôt que du philosophe, et qui permettaient à ce dernier d’exprimer ses vues sur les grandes lois de l’histoire. C’est le mouvement romantique qui a étendu le concept de « mœurs » aux pratiques de la vie quotidienne parce qu’elles conféraient une épaisseur de réalité à une conception de l’histoire jugée stérile. C’était là en bonne part une conséquence de l’influence à travers l’Europe des romans historiques de

2 Lettre de John Murray à John Gast, le 27 septembre 1781. Cette correspondance a été publiée sous le titre suivant : O. MURRAY, « Ireland invents Greek history : the lost historian John Gast », Hermathena, 185 (2008), p. 22-106, ici p. 29, 81 et suiv. 3 Voir A. MOMIGLIANO, « Eighteenth-century Prelude to Mr. Gibbon », Sesto contributo alla storia degli studi classici, Rome, 1980, p. 249-263, surtout p. 257.

Renouveler l’histoire des mœurs 299

sir Walter Scott qui, pour la première fois, donnaient à la peinture du passé la couleur de la chair et du sang4.

En France Augustin Thierry a loué la contribution de Scott à l’histoire : « Ce fut avec un transport d’enthousiasme que je saluais l’apparition du chef-d’œuvre Ivanhoe. Walter Scott venait de jeter un de ses regards d’aigle sur la période historique vers laquelle, depuis trois ans, se dirigeaient tous les efforts de ma pensée [...]. Il avait coloré en poète une scène du long drame que je travaillais à construire avec la patience de l’historien. Ce qu’il y avait de réel au fond de son œuvre, les caractères généraux de l’époque où se trouvait placée l’action fictive et où figuraient les personnages du roman, l’aspect politique du pays, les mœurs diverses et les relations mutuelles des classes d’hommes, tout était d’accord avec les lignes du plan qui s’ébauchait alors dans mon esprit. Je l’avoue, au milieu des doutes qui accompagnent tout travail consciencieux, mon ardeur et ma confiance furent doublées par l’espèce de sanction indirecte qu’un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l’homme que je regarde comme le plus grand maître qu’il y ait jamais eu en fait de divination historique5. » En Angleterre, Thomas Babington Macaulay pouvait écrire : « Sir Walter Scott [...] a utilisé ces fragments de vérité que les historiens ont jetés derrière eux avec mépris d’une manière qui a pu exciter l’envie. Il a construit à partir de ces bribes des œuvres qui, même considérées comme des fictions, n’ont pas moins de valeur que les leurs. Mais un historien digne de ce nom devrait se réapproprier ce matériau que le romancier a fait sien6. »

L’auteur le plus influencé par cette évolution fut Thomas Carlyle : « Ces romans historiques ont enseigné à tous les hommes cette vérité, qui sonne comme un truisme et qui pourtant est restée ignorée des auteurs d’ouvrages historiques et des autres, pourtant si instruits : que les époques passées étaient pleines d’hommes bien vivants, et non de protocoles, de documents administratifs, de controverses et d’abstractions produits par les hommes. Eux-mêmes n’étaient pas des abstractions, ni des diagrammes, ni des théorèmes, mais des hommes, en peaux de chamois, manteaux et hauts-de-chausse, avec de la couleur aux joues, des passions au ventre et les particularités, les traits et la vitalité de vrais hommes. Cette parole est de peu de poids, mais quelle signification ! L’histoire devra se pencher sur ce sujet7. »

4 Voir surtout le chapitre 1 du livre classique de G. LUKÁCS, The Historical Novel, Moscou, 1937 (traduction anglaise, Londres, 1962 ; traduction française, Paris, 1965). 5 A. THIERRY, « Dix ans d’études historiques » (1834), réédité dans la Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique. Textes réunis et présentés par Marcel Gauchet, Paris, 2002, p. 53. 6 Lord MACAULAY, « History » (1828), dans Complete Works, VII : Essays and Biographies, vol. I, Londres, 1913, p. 217. 7 T. CARLYLE, « Sir Walter Scott » (1838), dans Critical and Miscellaneous Essays VI, Londres, 1869, p. 71. Sur Carlyle et l’histoire, voir J. D. ROSENBERG, Carlyle and the Burden of History, Oxford, 1985.

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Carlyle mit très concrètement en pratique cette conception de la tâche de l’historien dans sa Révolution française, chef-d’œuvre monumental (et pratiquement illisible de nos jours) daté de 1837, dans lequel il chercha à exprimer la nature tumultueuse de la Révolution par les comportements précis, les besoins vitaux et l’alimentation des protagonistes, mais aussi de la foule, composée à la fois d’hommes et de femmes. La couleur des manteaux et des hauts-de-chausse faisait maintenant partie de l’historiographie dominante, avec la croyance que l’histoire traitait d’hommes et de femmes ordinaires luttant pour la liberté : cette vision balaya l’Europe et inspira la nouvelle historiographie romantique de Thierry, Guizot, Michelet et Cousin en France, Niebuhr, Müller et le jeune Mommsen en Allemagne, Sismondi à Genève, Carlyle et Macaulay en Grande-Bretagne.

Phi losophie de l ’h i s to i re des mœurs Hegel en décrivit les inconvénients dans les premières versions de ses

conférences sur la philosophie de l’histoire en 1822 et 1828 (publiées seulement après sa mort) dans lesquelles il discutait de la nouvelle école :

« Mais il y a d’autres moyens par lesquels les historiens ont essayé de nous rendre le passé plus proche, non pas en écrivant d’une manière visant à éveiller notre sympathie, mais en tout cas en suscitant des réactions intuitives et vivement émotionnelles, des réactions aussi vives que celles de l’expérience immédiate, en entrant dans le moindre détail des événements – lieu, mode de perception, présentation claire et distincte8. » En cherchant à échapper à la stricte narration des faits, « certains

historiens s’efforcent de donner l’impression de la vie, une impression au moins intuitive et abstraite à défaut d’être émotionnelle, en rapportant chaque trait individuel d’une manière conforme et ressemblante ». Ils ne visent pas à offrir une interprétation personnelle des époques antérieures, mais

« à en rendre une peinture fidèle et précise. Ils rassemblent dans ce but des matériaux de toutes les origines possibles (Léopold von Ranke). Un assortiment hétéroclite de détails, de sujets d’intérêt insignifiant, d’exploits guerriers, d’affaires privées qui ne sont d’aucune influence sur les affaires politiques – ils sont incapables de reconnaître un dessein global, universel. [Cela, dit Hegel, débouche sur] une série de caractéristiques individuelles – comme dans un roman de Walter Scott – collectées aux quatre points cardinaux et soigneusement, laborieusement assemblées. [Le résultat n’en est pas une clarification, mais une plus grande confusion.] Ils auraient dû laisser ce genre de choses aux romans de Walter Scott, ce tableau

8 La citation est extraite de G. W. F. HEGEL, Lectures on the Philosophy of History, traduction H. B. Nisbet, Cambridge, 1975, 1re édition, 1822 et 1828, p. 11-24.

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minutieux qui contient les détails les plus infimes d’une époque, dans lequel les actions et les tribulations d’un seul individu constituent le seul intérêt futile de l’œuvre et dans lequel les affaires les plus particulières sont mises en avant comme si elles étaient toutes d’égale importance9. » Le choix d’utiliser le détail le plus réel possible était en effet incompatible

avec la philosophie hégélienne de l’histoire comme histoire de la conquête humaine de la liberté, comme elle l’était avec le nouveau positivisme qui cherchait, à l’époque de l’historicisme, à donner un fondement scientifique aux règles de la vie en société. L’histoire des mœurs était réduite au concept de Sittengeschichte, cette histoire des coutumes détaillées mais finalement triviales, recueillies dans un esprit antiquaire, qui pouvait avoir brillé dans la littérature ancienne, mais n’avait aucun intérêt pour l’étude de l’histoire politique ou nationale dans laquelle on supposait que s’appliquaient des lois universelles : les généraux et les hommes politiques étaient des êtres entièrement rationnels et des hommes modernes, et le mot de Tolstoï, affirmant que l’issue de la bataille de Borodino n’était pas plus imputable aux plans et aux décisions des généraux qu’au coup de froid qui avait frappé Napoléon ou à l’emballement du cheval d’un officier, était ignoré.

La Sittengeschichte a eu, en effet, son histoire propre car elle dérivait du discours sur le luxe du XVIIIe siècle, qui traitait essentiellement de la question suivante : dans quelle mesure le luxe de l’Antiquité était-il comparable au luxe du monde moderne qui menaçait ou (dans l’esprit des continuateurs d’Adam Smith) fondait l’ordre bien établi de l’économie moderne ? Ainsi, en dépit du fait que la Sittengeschichte était évidemment dominée par une volonté encyclopédique de rendre compte de tous les faits considérés comme également importants et indépendants les uns des autres, quelle que soit leur origine dans la littérature, l’art ou l’archéologie, beaucoup des premiers textes exprimaient aussi un profond sentiment moral. Par exemple, Christophe Meiners, le philosophe anthropologue qui fut le rival de Kant et le partisan d’une conception hiérarchique des races, écrivit deux traités fameux, tous les deux traduits en français, sur le luxe comme cause du déclin d’Athènes et de Rome10. Et même Ludwig Friedländer, dans son énorme recueil, Darstellungen aus die Sittengeschichte Roms in der Zeit von August bis zum Ausgang der Antonine (1862-1871; sixième édition 1889-1890), cherchait à relier le luxe romain au luxe des sociétés européennes contemporaines et à démontrer qu’il y avait peu de différences entre eux. En Grande-Bretagne, on trouve une obsession similaire dans les travaux de deux auteurs irlandais protestants, d’une part dans l’History of European Morals 9 G. W. F. HEGEL, op. cit., p. 11-24. 10 C. MEINERS, Geschichte des Luxus der Athenienser von den altesten Zeiten an bis auf den Tod Philipps von Makedonien, Lemgo, 1782 ; C. MEINERS, Recherches historiques sur le luxe chez les Athéniens, Paris, 1823 ; Geschichte des Verfalls der Sitten, der Wissenschaften und Sprache der Rőmer, Vienne et Leipzig, 1791 ; Histoire de la décadence des mœurs chez les Romains, Paris, 1795.

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from Augustus to Charlemagne (1869) de William Lecky, qui comporte une longue introduction sur la philosophie de l’utilitarisme opposée à la moralité intuitive, et, d’autre part dans les trois volumes de sir Samuel Dill regroupés sous le titre Roman Society from Nero to the Merovingian Age (1898-1926). Même l’ouvrage de Jérôme Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’empire (1939), dénote son propre conservatisme moral et politique. C’est ce substrat moral qui explique en dernier ressort pourquoi la Sittengeschichte a été longtemps tenue en suspicion par les historiens contemporains.

L ’é tat de la quest ion aujourd’hui Que signifie donc aujourd’hui cette tentative de « renouveler l’histoire

des mœurs » ? Elle repose, je crois, dans l’esprit de Pauline Schmitt et dans le mien, sur une reconnaissance du principe selon lequel l’altérité du passé exige de nous que nous repensions tous les aspects de la vie dans l’Antiquité sous l’angle de la quotidienneté. Comme des anthropologues, nous devons chercher à penser les structures du monde antique et même les événements comme déterminés non par les lois éternelles de la nature humaine mais par les rituels du quotidien. Les prétendues lois de la politique et de l’économie sont devenues problématiques parce qu’elles ne sont pas universelles, mais variables selon les sociétés et les générations. C’est pour cette raison que nous devons étudier la vie de tous les jours dans sa banalité. Je crois que c’était un aspect essentiel de l’enseignement de Jean-Pierre Vernant que de nous inviter à « regarder la Lune avec les yeux des Grecs ».

Ainsi, on peut considérer le quotidien comme un ensemble de pratiques qui déterminent le comportement humain et dans lequel même les fonctions les plus ordinaires et les plus vitales ont une signification parce qu’elles ont une histoire et évoluent dans le temps, et parce qu’elles sont l’expression d’un comportement appris et ritualisé. En ce sens, on peut même parler de la sacralité du quotidien et accepter que le monde du rituel inclue l’expérience religieuse et donne lui-même sa signification à l’existence humaine11.

Mais la tâche qui consiste à décrire ces rituels et leur influence sur les actions humaines n’est pas aisée, et elle vient seulement d’être initiée par notre génération. Nous devons commencer à repenser notre vocabulaire et nos principes de comparaison. Les mots que nous utilisons pour décrire les aspects de notre propre vie quotidienne ne correspondent pas aux rituels que 11 Ce sont encore les poètes, non les historiens, qui ont le mieux compris cela. En matière de poésie anglaise, je fais référence à mon étude du poète David Jones : « “It was a dark and stormy night ...” : David Jones and History », dans P. HILLS éd., David Jones, Artist and Poet, Aldershot, Warwick Studies in the European Humanities, 1997, p. 1-17.

Renouveler l’histoire des mœurs 303

nous souhaitons étudier. Pauline Schmitt a montré à quel point était complexe et divers le vocabulaire du banquet grec et combien nous manquions d’équivalents dans notre propre conception du banquet ou de la fête. Les livres sur l’alimentation ou sur la cuisine grecque, excessivement simplificateurs, doivent être abandonnés. Il en va de même du concept de plaisir : l’étude de l’histoire du plaisir doit commencer par une étude des confusions induites par le vocabulaire hédoniste dans les différentes langues et à différentes époques. Pauline Schmitt et moi nous sommes souvent trouvés confrontés à des malentendus dus aux connotations multiples de mots simples comme le « banquet » ou la « fête » en français et en anglais. Beaucoup d’études sur la cuisine grecque sont viciées par l’incapacité de l’auteur à reconnaître la simplicité de la cuisine grecque et de ses saveurs, au moins jusqu’à la révolution gastronomique de la fin de l’époque classique. Le vin que nous buvons n’a absolument aucun rapport avec le vin que les Grecs buvaient, ni en ce qui concerne le goût, ni en ce qui concerne les effets ; la viande qu’ils mangeaient est une viande que la plupart d’entre nous n’ont jamais goûtée, puisqu’elle était consommée immédiatement avant que ne survienne la raideur de la mort et sans avoir été suspendue. Les rituels du daïs et du sumposion doivent être soigneusement reconstruits et nous devons reconnaître que le témoignage de sources tardives, comme celui d’Athénée, est déformé par le fait que les auteurs des époques postérieures n’avaient pas conscience des différences qui séparaient les pratiques grecques des pratiques romaines. L’un des apports les plus importants de Pauline Schmitt et de ses collègues du centre Louis Gernet a été leur étude minutieuse des sources iconographiques qui, dans la tradition anglaise établie par sir John Beazley, étaient décrites tout simplement comme des « scènes de la vie quotidienne ». Celles-ci ne représentent pourtant nullement la réalité, mais sont déterminées par les conventions symboliques d’une représentation visuelle, à l’intérieur d’une tradition iconographique. On peut en dire autant de la poésie archaïque et de sa fonction comme discours descriptif ou normatif dans le contexte sympotique. Ces différents points peuvent bien sembler évidents à la nouvelle génération, mais ils ont dû être établis (et doivent l’être encore) par la génération qui a posé les bases de l’étude des banquets, et dont Pauline Schmitt est une figure de proue reconnue.

His to i re des mœurs , h i s to i re du pol i t ique Je ne souhaite pas discuter ici de la manière dont les mêmes qualités de

rigueur et de précision que Pauline Schmitt a apportées à l’étude du sumposion ont informé son approche de l’histoire des femmes, en même temps que sa prise en compte des développements théoriques de l’histoire du genre. D’autres seront plus compétents en la matière. Mais il me semble que

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le fondement théorique de son dernier ouvrage, Hommes illustres, est resté le même12. Dans ce livre, elle cherche à réintroduire dans la biographie politique un niveau de précision explicative et causale qui existait dans l’Antiquité, mais qui a été rejetée par l’érudition moderne au prétexte que les faits étaient anecdotiques et de date incertaine ; la raison réelle en est que, selon les préjugés des historiens modernes spécialistes d’histoire politique et militaire, il leur manque le sérieux nécessaire à l’histoire politique. Pourtant, qu’est-ce que ce « sérieux » si ce n’est simplement les préjugés de la génération moderne qui croit dans les lois éternelles de la politique ? Voilà ce que nous avons tenté de combattre. Même si nous devons reconnaître que notre information est incomplète et souvent anecdotique, ce n’est pas une raison pour falsifier l’histoire politique en en ignorant une part importante. C’est ce que dit Pauline Schmitt au sujet des gestes rituels accomplis par les hommes politiques du Ve siècle avant J.-C. :

« […] la carrière du personnage, son insertion dans la vie publique ne peut se résumer à sa participation aux institutions et à l’exercice du pouvoir : tout dans ses manières de vivre – et les conduites religieuses ne représentent qu’un domaine restreint des mœurs des hommes politiques – sert à construire son identité. […] Ce que bien des historiens qualifient d’anecdotes, indiquant par ce terme le peu de poids historique qu’ils donnent à ces récits, sont des pages d’histoire aussi dignes d’intérêt que le récit de la bataille de Marathon par Hérodote13. » Et plus loin : « Ainsi la construction de l’image des hommes politiques athéniens passe, entre autres, par la mise en scène publique de leurs pratiques religieuses, de leurs aventures amoureuses, de leur manque de paideia et donc de civilité, de leurs dépenses somptuaires, de leurs gestes désinvoltes vis-à-vis du démos, de leurs larmes parfois et de leur mort. Les habitudes de vie, les mœurs, sont intégrées au discours politique athénien à l’époque classique de façon constante, naturelle14. » À moins de prendre au sérieux les mœurs de la vie politique, nous

sommes réduits à une présentation fausse et schématique du passé, qui ne semble valable que parce qu’elle donne à nos préjugés modernes l’apparence d’une vérité éternelle. Ainsi on peut, comme le dit Pauline Schmitt, « donner au politique une acception plus large, et en même temps construire une histoire anthropologique des mœurs qui ne soit pas statique et close, mais pensée en constant rapport avec le contexte historique15 ».

* * *

12 P. SCHMITT PANTEL, Hommes illustres. Mœurs et politique à Athènes au Ve siècle, Paris, 2009. 13 Ibid., p. 114-115. 14 Ibid., p. 201. 15 Ibid., p. 203.

Renouveler l’histoire des mœurs 305

Comme Pauline Schmitt en a fait la démonstration dans son dernier

ouvrage, il est temps d’introduire les leçons de la nouvelle histoire des mœurs dans l’histoire politique. Peut-être devrions-nous aussi reconnaître que celui qui pratiquait le mieux cette histoire d’un nouveau genre n’était pas Voltaire, mais encore une fois un romancier, Tolstoï, qui, dans la magnifique description qu’il a donnée de son héros Pierre à la bataille de Borodino, dans Guerre et Paix, nous a montré combien sont fausses les narrations conventionnelles construites pour servir l’histoire événementielle et combien reste problématique notre compréhension même du fait historique le plus modeste.