le pont dans l’Écriture chrÉtienne mÉdiÉvale

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LE PONT DANS L’ÉCRITURE CHRÉTIENNE MÉDIÉVALE XAVIER-LAURENT SALVADOR

Les peuples témoignent, à travers les âges et les cultures, d’une nécessité pour eux de

disposer d’une représentation eschatologique du passage vers l’au-delà et de la justice immédiate : pont probatoire, arc-en-ciel ouvrant sur l’autre monde, échelle vers le ciel, mât de cocagne. Jacob, dans le Livre de la Genèse, traverse le Jourdain avec sa famille puis revient sur l’autre rive où il rencontre Dieu avec qui il se bat avant de recevoir son nouveau nom. Pourtant, la chrétienté avant le VIIe siècle a ignoré ce pan de la mémoire cultuelle des hommes n’offrant aucune espérance de justice immédiate après la mort ni même de survie de l’âme ailleurs que dans l’universel et bien terne sein d’Abraham. Il s’est donc développé une tradition chrétienne de la traversée du pont, récit initiatique du prophète ou du saint témoignant de l’au-delà, image qu’illustrent parfaitement tant les légendes des premiers temps que l’étrange fresque du maître de Loreto Aprutino fidèle en tout point au mythe mazdéiste. C’est cette tradition issue des terreaux barbares qui va lentement imposer l’image populaire du Purgatoire.

Le pont, symbole universel et archaïque, absent des textes fondateurs

Le pont, dont la charge symbolique fut perçue par de nombreux peuples (les messulethes Ossètes étaient des psychopompes qui traversaient le pont des âmes, le çinvat iranien et le çivat des arabes sont des ponts qui relient l’ici-bas et l’au-delà, les nombreuses traversées des ponts unifiant le ciel et la terre dans les rêves extatiques des chamans Yakoutes, Tongouses, Tatars ou Samoyedes évoquent la reconstruction de l’unité primitive1) n’est pas un topos de la réflexion théologique, loin s’en faut. Et même, si nous voulions restreindre la théologie à son sens le plus strict, c’est-à-dire au cadre réflexif des penseurs du dogme catholique de saint Jérôme à saint Thomas en passant par Grégoire de Tours, Alcuin, Théodulfe, Bède le Vénérable, Anselme de Cantorbéry, l’école parisienne, Anselme, Abélard, Adam ou Hughes de Saint Victor, nous serions bien en peine de trouver un modèle théorique de ce symbole pourtant omniprésent dans les mythologies païennes de l’Europe avant le quatrième siècle2. La Chrétienté des premiers temps a certes eu d’autres soucis que de développer une symbolique annexe en un temps a priori consacré à l’uniformisation de l’Eglise, de ses dogmes et de sa liturgie et les sermons d’un Césaire d’Arles ou les chroniques des conciles et synodes mérovingiens montrent à quel point les ministres du culte luttaient avant tout contre le paganisme des pratiques populaires. Réfléchir sur le pont, en ces temps d’hésitation3, n’eût-ce pas été ouvrir une porte dans un édifice encore fragile en rappelant une origine plutôt contestable ? De fait, la symbolique liturgique de l’Eglise est plus centrée, mais nous y reviendrons, sur les symboles architecturaux4 de l’élévation verticale (l’arche, le temple de Salomon, la Jérusalem céleste protégée des enceintes évangéliques), que sur les 1 Voir Mircea Eliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 1983, p. 375: « Le symbolisme du pont funéraire est universellement répandu et déborde largement l’idéologie et la mythologie chamanique. Ce symbole est solidaire, d’une part, du mythe d’un pont […] qui reliait autrefois la Terre avec le Ciel […]d’autre part, il est solidaire du symbolisme initiatique de la porte étroite ou d’un passage paradoxal ». Ce sont les deux thèmes qui guideront notre étude : après avoir montré que le dogme intellectuel chrétien s’est construit dans l’ignorance de cette porte étroite (que Matthieu évoque pourtant Ev. 7 :14), nous verrons que l’image du pont a permis l’élaboration d’une part d’une image ésotérique de l’initiation du simple clerc au rang de prophète transmise à travers les récits des vies de saints et d’autre part a imposé le Purgatoire comme lieu d’une justice immédiate après la mort. 2 Que l’on songe simplement au pont de Byfrost des mythologies scandinaves (connues à travers l’Edda), qui reliait la terre à Asgard et qui était une passerelle lumineuse tricolore entre les mondes, aux rites funéraires d’inhumation des peuples d’Irlande avant l’Evangélisation par Patrick qui imposait, entre autres choses, la baignade du corps du défunt et la traversée d’un pont ou encore, mais nous y reviendrons, au çirat musulman ou au çinvat de la perse antique. 3 Que l’on peut étendre jusqu’au IXe siècle, date à laquelle les prêtres, notamment en Bretagne, sortiront des églises pour sacraliser via la bénédiction les lieux païens qu’étaient les tumuli ou les fontaines. 4 Voir Patrice Sicard, diagrammes médiévaux et exégèse visuelle: le libellus de formatione arche de Hugues de Saint Victor, Brepols, paris,1993, p. 270-271.

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différents modèles de la traversée. Dans ce contexte, il est intéressant de commencer à questionner le pont en le considérant chez les pères où il n’apparaît que comme une métaphore. On trouve ainsi chez saint Augustin, une première allusion au pont dans l’exposition sur le psaume 93 Le Dieu de majesté : « Les fleuves déchaînent, ô Yahvé / les fleuves déchaînent leurs voix, / les fleuves déchaînent leur fracas » à propos duquel le saint écrit :

Quomodo tu, quandum furtum faciebas, ideo vixisti ut postea non faceres ; noli quia tu transisti, velle misericordiam dei pontem subvertere. Nescis illuc muetos transituros, quo et tu transisti ?

Le pont y est représenté comme une métaphore de la bonté divine, une extension de sa générosité. L’apparition du pont est conditionnée par l’élément ποταµοι du texte du psaume. On trouve de la même façon dans la sixième homélie du livre 50 une autre allusion au pont, là encore associée à la misericordia divine :

Quia deus extendit pontem misericordiae suae ut tu transire potes ; hoc vis ut iam subducat, ne alius transeat

L’esprit y est le même, et l’expression « pons misericordiae » n’est qu’une métaphore de la clémence, du lien qui unit Dieu et les hommes. La relative pauvreté néanmoins de la représentation du « pont » dans l’œuvre d’Augustin nous intéresse pourtant à plus d’un titre. Cette ignorance volontaire d’un symbole commun est tout d’abord représentative de la transmission pédagogique de la pensée de l’Eglise : le pont n’appartient pas aux outils de la transmission chrétienne. Peut-être même ce pont du purgatoire tiré de la vision d’Esdras résonne-t-il aux oreilles du maître d’Hippone comme l’ultime tamis des théories hérétiques de Pélage ? En effet, Augustin avait entre autres choses réfuté l’idée diffusée par les hérétiques que la condamnation du pécheur pût être définitive et sans rémission. On se souvient ainsi de la Lettre 4 de sa correspondance :

J’ai donc élaboré le livre mentionné où j’ai montré […] que même si Pélage avait été absous […] ses doctrines funestes, elles, étaient condamnées, lui-même étant allé jusqu’à les anathématiser[…] Certains se sont choqués de trouver soutenu [dans mon ouvrage] que les pécheurs ne sont pas tous punis du feu éternel […] Il est certain que ces opinions insanes proviennent de cette doctrine Pélagienne insane qui affirme la punition par le feu éternel de tous les pécheurs5

L’émergence de la figure du pont, qui est une représentation somme toute malsaine de la condamnation éternelle en tant que voie obligée des âmes avant le paradis, diffusait la vision du terrible et immédiat châtiment. On peut alors comprendre pourquoi cette image est non seulement ignorée par le maître d’Hippone mais encore prise à contre-pied par l’évocation de ce pont de miséricorde qui prévient toute interprétation déviante du chemin. Un autre indice doit encore retenir notre attention : la verticalité du rapport entre les hommes et Dieu que le pont semble en mesure de pouvoir traduire. L’association n’est peut-être pas anodine qui rend possible le passage du divin (le monde d’en haut) au monde d’ici-bas. Ce pont de la miséricorde est une large passerelle que l’on imagine bien se perdant dans les nuages, à la manière de l’arc-en-ciel, sur le chemin de la Jérusalem céleste. Cependant, la pédagogie chrétienne n’a pas changé son discours durant les siècles qui ont suivi ; saint Thomas d’Aquin illustre par exemple dans le courant du XIIe siècle sa Somme théologique d’une série d’exemples qui caractérise bien ce fait. On distingue deux emplois du mot dans la Somme répartis en deux types bien différents. La Question 187 porte tout d’abord sur les activités qui conviennent aux religieux, et pose particulièrement la question « Est-il permis aux religieux de mendier ? ». Thomas commence par distinguer ses deux points de vue :

5 Voir Augustin, Lettres 1-29, traduit du latin par Johannes Divjak, Paris, Etudes Augustiniennes, 1987, Bibliothèque Augustinienne ; Voir également P. D. Lenfant, Concordantiae Augustinianae, 1661.

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Le premier part de l'acte même de mendier, qui implique une certaine abjection6. Puis évoque l’aspect finaliste de la question par le biais duquel il parvient à justifier l’opus ponti :

L'autre point de vue considère le résultat de la mendicité. A cet égard on peut être poussé à mendier par deux motifs différents. Par le désir de se procurer de l'argent ou une vie de paresse. Cette mendicité est illicite. Ou bien par raison de nécessité ou d'utilité. De nécessité, si l'on ne peut assurer par un autre moyen sa subsistance7.

En effet, l’opus ponti est une entreprise d’utilité louable et susceptible d’excuser l’avilissement du geste :

D'utilité, si l'on se propose de faire quelque chose d'utile qui ne peut se réaliser que grâce aux aumônes des fidèles. Tel est le cas, par exemple, d'un pont ou d'une église à construire, et de toutes les entreprises qui intéressent le bien commun, comme d'entretenir des étudiants pour qu'ils puissent vaquer à l'étude de la sagesse. A cet égard, la mendicité est permise aux religieux comme aux séculiers8.

Le pont, fruit de l’aumône et du travail des hommes9. Il est notable dans le cadre que nous nous sommes imposés pour le déroulement de cette année que Thomas s’appuie justement sur les nécessités du pont dans le paysage de l’époque, montrant, s’il en était encore besoin, que la construction et l’entretien des routes étaient deux nécessités de la France des archevêchés. En effet, cet exemple traduit une réalité de l’Eglise de l’époque qui construisait les ponts et qui s’en voyait attribuer la paternité. La réponse fournie donne un éclairage sur la réalité de la vie cléricale au Moyen Âge et rappelle l’idée d’opus ponti10 qui a modelé en partie le paysage toponymique français puisque l’on sait que dans la lignée des sénateurs romains, à partir du Xe siècle, ce sont les évêques et archevêques qui ont pris en charge les travaux d’entretien des ponts, mission abandonnée depuis la chute de l’empire romain. Combien avons-nous en France de « Pont l’évêque », nom significatif de la nature des entrepreneurs des travaux au Moyen Âge ? L’œuvre pieuse ainsi évoquée, église ou pont, nous fournit un charmant témoignage sur une réalité de l’univers médiéval. D’autre part, dans la deuxième partie du tome II, question 88 sur l’utilité du vœu, article 4, Thomas constate « Il semble que le vœu ne serve à rien » et résout ainsi le problème. Il pose dans un premier temps une constatation liée à l’obligation :

Solution : De même que ne pouvoir pécher ne diminue pas la liberté, de même la nécessité qu'éprouve la volonté fixée dans le bien ne diminue pas la liberté, comme on peut le voir en Dieu et chez les bienheureux. Telle est l'obligation du vœu, qui a quelque similitude avec la confirmation des bienheureux dans le bien11.

Pour rhétorique qu’elle soit, l’autorité d’Augustin est indispensable à une démarche théologique telle que celle-ci :

Saint Augustin dit à ce propos que «c’est une heureuse nécessité, celle qui nous pousse à mieux agir »

Viennent enfin les comparaisons exemplaires qui nous concernent. Cliché au sein d’une démonstration rhétorique qui sait faire appel en sous-main à la vox populi, l’image conserve néanmoins de son charme tant elle contraste avec l’âpreté du discours thomiste :

6 Voir Saint Thomas, Somme théologique, A. Raulin et al. Trad., Paris, Editions du cerf, 1994-1996. Saint Thomas ajoute « En effet, parmi tous les hommes, on considère comme les plus vils ceux qui ne sont pas seulement pauvres, mais qui sont contraints d'obtenir d'autrui leur subsistance. De ce point de vue, mendier devient pour certains un acte louable d'humilité ». 7 Ibidem. 8 Ibidem. 9 Voir par exemple L. Bruguier Roure, Les constructeurs de pont au Moyen Âge, bulletin monumental, 1875 ; voir également G. Dupré, Un pont au Moyen Âge: Le pont de Pont-saint-esprit, Nîmes : Lacour, 1988 ; C. Lenthéric, Du Saint Gothard à la mer, Paris, Plon, 1892, 2 volumes. 10 Je reprends ici le terme défini par Marjorie Nice Boyer, Medieval french bridges : a history, Cambridge, Mass : Mediaeval academy of america, 1976. Sur le symbole du pont, voir également D. P. Billington and Robert Mark, The cathedral and the bridge: structure and symbol, Chicago III : Technology and Culture, 1984; G. Dahan, L’exégèse de la Bible en occident médiéval XII – XIV sièclei, Paris: Le Cerf, 1999 ; Voir encore P. C. Spicq (en religion le P. Ceslas), Esquisse d’une histoire de l’exégèse latine au Moyen Âge, Paris, J. Vrin, 1944 ; J. C. M. Van Winden, Arche, a collection of patristic studies edited by Den Boeft and Runia, New York : Brill, 1997. 11 Saint Thomas, A. Raulin traducteur, op. cit.

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Quand le péril naît du fait lui-même, il n'est pas expédient de s'y engager ; mieux vaut ne point passer le fleuve sur un pont qui menace ruine ; mais si le danger ne vous guette que par votre défaillance possible en cette affaire, celle-ci n'en perd pas pour autant ses avantages : il est utile d'aller à cheval, bien qu'on risque de tomber de cheval12.

La comparaison n’est qu’un lieu commun propre à toute écriture argumentative qui se fonde sur le sentiment de ceux à qui le discours s’adresse pour établir la vérité de son propos. La Bible ne procède pas autrement. La pédagogie chrétienne ne se préoccupe donc que peu du symbole du pont, excepté dans la vision particulière qui est celle de Grégoire avec pour souci la Rédemption des âmes. J’espère avoir montré dans un premier temps l’ambiguïté de cet objet dans les différents discours que nous avons croisés. En effet, vers où que l’on se tourne, c’est une image infernale que nous rencontrons, et dans quelques cas plus rares, des événements liés au fantastique dans le récit d’un saint. Le Moyen Âge n’a pas inclus le pont dans sa liste des lieux sacrés architecturaux comme il a pu le faire pour l’arche, par exemple, ou la cité de Dieu. Quelle est la vraie nature du pont tel que nous allons désormais le rencontrer, au seuil d’un chemin qui nous conduira de Voragine aux persécuteurs symbolistes de la modernité en passant par le chemin de la Divine Comédie ? Sans parler par anticipation, il est un point cependant qui doit être clair: le pont est un symbole vertical, je veux dire par-là qu’il relie, au même titre que l’échelle ou l’escalier, deux rives situées à deux paliers différents, deux étages ou deux cieux que nul mortel ou, en tout cas, que nul imparfait ne saurait rejoindre. Il fonctionne donc comme le moyen d’une élévation, la condition sine qua non de l’accomplissement de l’être sur la route initiatique du vrai baptême dans la connaissance de Seigneur. La question que nous posions d’ailleurs de la représentation du pont dans l’œuvre de Kadaré doit en partie trouver sa réponse dans cette question de la verticalité et la représentation cathédrale qu’il fait du pont au sein même de son discours doit éveiller en nous des interrogations sur la signification du passage lié à ce pont ouvert sur l’ennemi, au même titre que le pont de Bifröst devait permettre au fils de Mus Pell de passer pour livrer bataille aux Ases.

Le pont est un «passage difficile », une « porte étroite » à franchir lors d’une initiation. Mircea Eliade13 explique ainsi que « comme la mort, l’extase implique une mutation que le mythe traduit plastiquement par un passage périlleux ». La traversée du pont, dont on trouve des traces dans les différentes cultures zoroastriennes, arabes et chrétiennes est donc la manifestation exotérique des composantes de toutes les aspirations religieuses fondamentales, à savoir le rétablissement, par le biais d’une mort et d’une résurrection symbolique, de l’unité primitive du ciel et de la terre perdue par la lente corruption de l’humanité. In illo tempore14 la communication entre les mondes se faisait naturellement alors qu’aujourd’hui, le passage est douloureux et implique d’être guidé par un esprit psychopompe. Cette idée, attestée dans les pratiques de traversée ou de vols magiques15 des chamans sibériens, esquimaux et nord-américains ainsi que dans les rites sacrificiels brahmaniques16 et dont on retrouve les traces dans les cultures chrétiennes et islamiques, rend compte du caractère profondément universel du symbole du pont. « Le passage d’un pont extrêmement étroit qui relie deux régions cosmiques signifie aussi le passage d’un mode d’être à un autre : du non-initié à l’initié17 ». Comme l’écrit Mircea Eliade, qui s’appuie sur l’exemple de la vision saint Paul dont il trouve

12 Ibidem. Saint Thomas poursuit: « Ou alors il faudrait laisser là tout ce qui est bon et qui peut d'aventure nous exposer à quelque risque. Comme dit l'Ecclésiaste (11, 4) : « Celui qui observe le vent ne sème pas, et celui qui regarde les nuages ne moissonnera jamais. » Aucun danger ne vient du voeu lui-même pour ceux qui s’y engagent. S'il en est, ce danger ne peut tenir qu'à la faute de l'homme, dont la volonté change, et qui transgresse son voeu. Aussi saint Augustin poursuit-il dans la même lettre : Ne regrette pas tes voeux. Bien au contraire, réjouis-toi qu'il ne te soit plus permis de faire ce dont la licence t'était dommageable ». 13 Voir Mircea Eliade, le chamanisme : et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 1983, p. 373. 14 Ibidem. 15 Idem, p372-373 et 375-376. 16 Ibidem. 17 Idem, p. 170.

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trace dans l’ouvrage de Asin-Palacios18, « la vitalité du symbolisme du pont est prouvée également par le rôle qu’il joue aussi bien dans les apocalypses chrétiennes et islamiques que dans les traditions initiatiques du Moyen Âge occidental ». Nous montrerons à quel point les légendes chrétiennes insistent sur la confusion des mythologies funéraires et initiatiques : saint Patrick19, premier d’entre tous, est autant guide que protecteur des âmes. Ne présente-t-il d’ailleurs pas toutes les caractéristiques de l’esprit du chaman20 ? En effet, il s’est distingué tout jeune par des faits héroïques, il a pratiqué le jeûne contre Dieu dans la montagne, fait un voyage initiatique qui lui a permis de rencontrer les trois sages qui lui ont donné la raison de sa mission puis est descendu aux enfers avant d’en remonter vainqueur. Héros initié, il éclaire particulièrement la fonction du saint dans l’écriture chrétienne médiévale. Reçu par les chrétiens comme des exemples de vie, ils sont aussi, pour les clercs médiévaux, les guides vers la connaissance mystagogiques. Peut-être même peut-on se demander dans quelle mesure la fresque du maître de Loreto Aprutino, unique en son genre, n’est pas ou la représentation d’un rituel dont nous n’aurions plus d’autres traces, ou au moins l’esquisse d’un clerc initié au secret de l’au-delà ? La présence du lion à l’entrée du pont, comme d’ailleurs l’apparition des deux figures animales à l’orée du voyage de Dante, se comprend comme la mise en scène du rapport de l’impétrant au « maître de l’initiation21 », une répétition de « la solidarité mystique entre l’homme et l’animal qui constitue une note dominante de la religion des paleo-chasseurs22». Comme le souligne encore M. Eliade, cette apparition « montre que le chaman (dans notre cas, le saint ou le clerc) est capable de mourir (puisque tous les animaux ont été conçus) soit comme des psychopompes qui accompagnent les âmes dans l’au-delà, soit comme la nouvelle forme du décédé. » C’est dans ce cadre initiatique que prend toute son importance la traversée du pont dans toute manifestation religieuse. On n’insistera jamais assez sur cette idée fondamentale : la relation concrétisée par le pont est une relation verticale de l’ici-bas à l’au-delà. Les rituels spécifiques des religions sibériennes et altaïques montrent assez que «l’ascension d’un arbre ou d’un poteau joue un rôle important […] : elle doit être considérée comme une des variantes du thème mythico-rituel de l’ascension au ciel (thème qui comprend aussi le vol magique […] le mythe de la corde, du pont23) ». C’est peut-être maintenant qu’il faudrait aborder le problème si complexe de l’arc-en-ciel dans les schémas religieux que nous avons rencontrés24: si M. Eliade peut écrire « qu’un nombre considérable de peuples voient dans l’arc-en-ciel le pont reliant la terre au ciel, et spécialement le pont des dieux [permettant] aux medecine-men australiens de restaurer provisoirement ce pont entre ciel et terre25», croyance que l’on trouve illustrée tant chez les pygmées, que dans les traditions japonaises ou dans le récit du pont des Ases dans les mythologies nordiques, il semble cependant que cette conception soit absente de la tradition chrétienne. Deux raisons peuvent probablement expliquer cette spécificité : l’interprétation de ce symbole est tout d’abord sclérosée d’emblée par le symbole de l’arc du chasseur accroché dans le ciel en signe d’alliance entre le Créateur et Sa créature tel qu’exposé dans la Genèse. Mais d’autre part, l’arc-en-ciel qui entoure le trône du seigneur est perçu comme un climax tout en verticalité,

18 M. Asin Palacios, la escatologia musulmana en la Divina Comedia, 2 éd., Madrid et Grenade, 1943, p. 282. 19 Voir infra. 20 M. Eliade, op. cit., p. 296 définit « la technique chamanique dans l’acception stricte du terme […] c’est-à-dire vérifiant quelques une de ses notes essentielles : l’ascension au ciel, la Descente aux enfers afin de ramener l’âme du malade ou conduire les trépassés, l’évocation et l’incorporation des esprits pour pouvoir entreprendre le voyage extatique, la maîtrise du feu » Tous ces éléments se retrouvent soit dans la légende de Patrick, soit dans hagiographie (les enfances du saint sont notamment marquées par la maîtrise du feu et de l’eau et les guérisons d’animaux malades). Voir également Centre de recherche interdisciplinaire sur la société et l'imaginaire au Moyen Âge, « Education, apprentissage, initiation au Moyen Âge, Actes du premier colloque international de Montpellier (Université Paul Valéry) », Cahiers du C.R.I.S.I.M.A., Montpellier, 1991 ; C. G.Loomis, White magic, an introduction to the folklore of christian legends, Cambridge, 1948. 21 J’emprunte le terme à M. Eliade, ouv. cit., p. 89. 22 Ibidem. 23 Idem, p. 110. Que dire alors par exemple de l’échelle de Jacob, dans le Livre de la Genèse, ou de la double traversée du Jourdain qu’il effectue avant d’avoir abandonné sa famille pour se battre avec Dieu Lui-Même et de recevoir son nouveau nom d’Israël. 24 Voir CH. Renel, L’arc-en-ciel dans la tradition religieuse de l’antiquité, Revue d’histoire des religions, 1942, t.46,p. 58-80. 25 M. Eliade, ouv. cit. p. 119.

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dans la lignée des sept degrés de la traditions iranienne26. Ainsi glose dit, à propos de Gn 9 :13-1627 :

Arcum meum ponam, etc. ALC. in Gen. Arcum dedit Deus in signum securitatis, ne homines formidolosi timerent altero diluvio deleri, pluviarum inundationes saepe cernentes28

Montrant par-là même l’intérêt de l’arc-en-ciel comme signe de paix. L’arc lumineux, que d’autres civilisations avaient rattaché à l’au-delà est, dans la littérature chrétienne, d’emblée fermé à toute autre interprétation. Sa position dans le ciel en fait un lien universel à la vue de tous bien plus qu’un moyen de passage :

Hic in coelo positus est, ut ab omnibus videri possit […] Quia vero arcus non est nisi ex radiis solis et humida nube, videtur quod ante diluvium non fuissent pluviae29

De la même façon, à propos de l’Apocalypse 4:330, la glose sclérose l’interprétation des couleurs en les rattachant directement aux gestes du culte, les deux couleurs étant le blason de l’Alliance entre l’homme et Dieu :

Jaspidis et sardinis. Per colorem duorum lapidum, notat Deum et hominem31 Et l’émeraude désignant l’eau du baptême :

Smaragdinae. Per colorem viridem smaragdi, qui color est aquaticus, baptismus intelligitur. Per ruborem ejusdem, dona Spiritus sancti in baptismo accepta, per quae comburuntur peccata32

Enfin, à propos d’apocalypse 10:133 la glose interprète l’iris entourant la tête de l’ange comme le signe de la connaissance de Dieu

Et iris in capite. Qui veram de Deo habet cognitionem, reputat eum Deum esse34. L’arc-en-ciel, en tant que tel, est donc symbole de paix, image projetée d’une alliance

entre la connaissance et la paix. Nulle place, dans ces conditions, pour un pont à traverser vers l’au-delà comme d’autres cultures, primitives (comme les peuples de Sibérie) ou ayant atteint un niveau d’abstraction plus élevé (comme les Iraniens mazdéiste ou les Scandinaves), l’ont pourtant perçu. S’il est vrai que le pont est « un symbole archaîque et universel », où et comment a-t-il pu se matérialiser dans la chrétienté, alors que les pères de l’Eglise et les pédagogues lui avaient, on le sait désormais, d’emblée barré le passage ?

Les transformations du pont probatoire

Si l’on veut donc bien admettre que la curieuse absence du pont de la pédagogie augustinienne est en partie liée à sa définition à proprement parler diabolique (du grec «diabellein », placer en travers), il faut en revanche évoquer l’œuvre du pape Grégoire le

26 Idem, p. 110. Mircea Eliade explicite la description par Origène dans Contra Celsum de l’échelle à sept barreaux de sept métaux différents symbolisant les sept sphères célestes. On devrait aussi consulter à ce propos A. Bouché-Leclerq, L’astrologie grecque, Paris, Ernest Leroux, 1899. 27 13 - arcum meum ponam in nubibus et erit signum foederis inter me et inter terram 14 - cumque obduxero nubibus caelum apparebit arcus meus in nubibus 16 - eritque arcus in nubibus et videbo illum et recordabor foederis sempiterni quod pactum est inter Deum et inter omnem animam viventem universae carnis quae est super terram. 28 Liber Genesis, Caput 9, V.13-17. 29 Ibidem. « Il est posé ici dans le ciel, pour être vu par tous […]car en vérité l’arc n’est rien si ce n’est la nuée à travers les rayons du soleil ». 30 2 - statim fui in spiritu et ecce sedis posita erat in caelo et supra sedem sedens 3 - et qui sedebat similis erat aspectui lapidis iaspidis et sardini et iris erat in circuitu sedis similis visioni zmaragdinae 4 - et in circuitu sedis sedilia viginti quattuor et super thronos viginti quattuor seniores sedentes circumamictos vestimentis albis et in capitibus eorum coronas aureas (« 2 - A l'instant, je tombai en extase. Voici, un trône était dressé dans le ciel, et, siégeant sur le trône, Quelqu'un 3 - Celui qui siège est comme une vision de jaspe et de cornaline ; un arc-en-ciel autour du trône est comme une vision d'émeraude 4 - Vingt-quatre sièges entourent le trône, sur lesquels sont assis vingt-quatre Vieillards vêtus de blanc, avec des couronnes d'or sur leurs têtes »). 31 Apocalypsis B. Joannis, Caput 4, V. 3. 32 Ibidem. « par la couleur de l’émeraude, qui est la couleur de l’eau, est signifié le baptême […] et le don de l’esprit reçu dans le baptême grâce ququel les pechés sont remis ». 33 Et vidi alium angelum fortem descendentem de caelo amictum nube et iris in capite eius et facies eius erat ut sol et pedes eius tamquam columna ignis (« Je vis ensuite un autre Ange puissant, descendre du ciel enveloppé d'une nuée, un arc-en-ciel au-dessus de la tête, le visage comme le soleil et les jambes comme des colonnes de feu »). 34 Apocalypsis B. Joannis, Caput 4, V. 3 « l’arc-en-ciel autour de la tête signifie celui qui a la connaissance de Dieu »

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Grand qui va être à l’origine de la figure eschatologique du pont des enfers, nous y reviendrons lorsque nous aborderons la dimension symbolique et probatoire du symbole, qui va se répandre dans l’écriture des sermons chrétiens comme la sève dans les veines les plus fines de l’arbre. Né à Rome d’une vieille famille sénatoriale chrétienne, il embrasse la profession monastique après avoir été préfet de Rome. Il transforme la maison paternelle du clivus scauri en monastère dédié à saint André puis Pélage II, pape d’autrefois, l’envoie en mission en 579 à Constantinople comme apocrisiaire. Une fois ce dernier mort de la peste en 590, Grégoire est élu pape et consacré le 5 septembre. Les temps du pontificat de notre théologien sont marqués à Rome par la peste, les inondations du Tibre et la famine35. Son pontificat se déroule donc dans une curieuse atmosphère dramatique de fin du monde qui fera naître les deux ambitions de notre auteur : la pastorale et la défense de l’Eglise. Convaincu de l’imminence de la fin des temps, il prêche, organise prières et processions et se dévoue à la conversion des juifs. Il revendique l’indépendance de l’Eglise vis-à-vis du pouvoir civil et affirme la primauté de Rome. Ces préoccupations apocalyptiques dont il trouve de nombreux indices dans les événements qui lui sont contemporains sont à la source de sa production théologique et littéraire : les trente-cinq livres de Moralia in job, les vingt-deux homélies sur Ezechiel, une pastorale, la regula pastoralis adressée à Jean de Constantinople en 591, ses Dialogues et ses huit cent quarante huit lettres réparties en quatorze livres qui sont aux fondements de la morale chrétienne toute tournée vers le jugement dernier. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans ses Dialogii36 le récit suivant dont le protagoniste est un chevalier qui fait l’expérience de la mort temporaire :

Quidam vero miles in hac eadem nostra urbe percussus ad extrema pervenit. Qui eductus e corpore exanimis iacuit, sed citius rediit et quae cum eo fuerant gesta narravit9

Ce témoin est initié aux choses de l’au-delà, il aperçoit, entre autres tourments, le pont de l’enfer dont il ne dit presque rien mais dont il décrit par contre les extrémités. Son rôle dans la pédagogie grégorienne est essentiel puisqu’il permet le lien crédible entre l’au-delà et le monde des vivants. On retrouve en fait ici les mêmes préoccupations qu’Augustin dans le De cura pro mortis gerenda : l’Eglise doit être garante de la connaissance des choses post mortem et tenir sa science de témoignages fondés. La valeur exemplaire du récit est caractéristique de la morale eschatologique en train de se construire dans les premiers temps de l’Eglise.

Aiebat enim, sicut tunc res eadem etiam multis innotuit, quia pons erat, sub quo niger atque caligosus foeteris intolerabilis nebulam exhalans fluvius decurrebat. Transacto autem ponte amoena erant prata atque virentia, odoriferis herbarum floribus exornata, in quibus albatorum hominum conventicula esse videbantur. Tantusque in loco eodem odor suavitatis inerat, ut ipsa suavitatis fragrantia illic deambulante habitantesque satiaret. 9. Ibi mansiones diversorum simulae magnitudine lucis plenae. Ibi quadam mirae potentiae aedificabatur domus37

Il est plus étonnant cependant que la vision du soldat mort connaisse un tel retentissement dans les récits, tant romanesques que chrétiens durant toute l’étendue du Moyen Âge. Un tel texte, si étroitement inséré dans une vaste production et en grande partie tributaire des textes apocryphes va conditionner l’hagiographie médiévale et provoquer la confusion de nombreux récits qui conserveront toujours en revanche quatre des grands traits

35 Voir Louis Bréhier et René Augrain, Histoire de l’Eglise depuis les origines jusqu’à nos jours, A. Fliché et V. Martin, Bloud et Gay, volume 5, « Les temps barbares », 1938. 36 IV, 37, 7-11. 37 Voir Grégoire, Dialogues, Paul Antin trad., Paris, Cerf, 1980 : « un soldat, frappé dans notre ville, fut réduit à l’extrémité,. Il quitta son corps, resta inanimé, mais revint rapidement et raconta ses aventures. 8- Il disait – beaucoup l’ont appris alors – qu’il y avait un pont, et sous ce pont un fleuve roulait des ondes d’une noirceur sinistre et exhalant une buée d’une odeur insupportable. Si l’on franchissait le pont, on trouvait des prairies charmantes, verdoyantes, parées de fleurs parfumées, où l’on voyait des assemblées d’hommes habillés en blanc. On y respirait un parfum si doux et si puissant que sa douce odeur suffisait à rassasier promeneurs et habitants. Tout ce monde avait sa demeure magnifiquement éclairée. Là se bâtissait une maison. »

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de l’histoire du pont qui ne varieront (presque) pas jusqu’à Voragine : le pont dont l’injuste tombe, le fleuve noir et puant, le paradis avec ses parfaits au bout et la présence, bien sûr, du témoin privilégié. Le soldat, mort par erreur, se voit restituer son corps qu’il n’avait que peu quitté et revenu de cette mort somme toute symbolique devient un sachant. L’épreuve est d’ailleurs approfondie par Grégoire un peu plus loin qui va placer un prêtre sur le pont. Le chevalier est témoin de cette scène:

Ibi se etiam quemdam peregrinum presbiterum vidisse fatebatur, qui ad praedictum pontem veniens, tanta per eum auctoritate transiit, quanta et hic sinceritate vixit. In eodem quoqueponte hunc quem praedixi Stephanum se recovisse testatus est6

Le sort qui lui est réservé est celui du médiocre et les démons, pleinement actifs, tentent de s’emparer de son âme. On peut voir dans la figure héroïque du prêtre la façon typique des penseurs des premiers temps d’inciter les pasteurs à respecter leurs vœux et l’on sait combien furent grandes les difficultés de l’Eglise mérovingienne à faire respecter, par exemple, le célibat des évêques. Le déchirement du pont est une menace à l’encontre des prêtres qui ne respectent donc pas leurs vœux et la psychomachie suivante est d’autant plus redoutable que la vision de ces démons et de ces anges s’affrontant sans certitude quant à la victoire des anges renvoie chaque croyant à sa propre culpabilité :

Qui dum transire voluisset, eius pes lapsus est, et ex medio corpore iam extra pontem deiectus, a quibusdam teterrimis viris ex flumine surgentibus per coxas deorsum, atque a quibusdam albatis et speciossimis viris coepit per brachia sursum trahi. Cumque hoc luctamen esset, ut hunc boni spriritus sursum, mali deorsum traherent, ipse qui haec videbat ad corpus reversus est, et quid de eo plenius gestum sit minime cognovit38.

Grégoire39 y revient enfin une dernière fois dans le commentaire sur son propre récit en s’appuyant sur Matthieu 7:14 : «Entrez par la porte étroite. Large en effet et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et il en est peu qui le trouvent ».

Vel quid quod pontem, quid est quod fluvium vidit ?Ex rerum, Petre, imaginibus pensamus merita causarum. Per pontem quippe ad amoena loca transire iustos aspexit, qui angusta valde est semita quae ducit ad vitam, et foetentem fluvium decurrente vidit, quia ad ima cotidie defluit carnalium hic putredo vitiorum40.

Ces trois extraits sont fondamentaux. L’assimilation de la porte étroite (qui est aussi le nom de la porte occidentale des cathédrales) au pont est assez récurrente dans les textes que nous avons rencontrés : le pont se comprend, de façon évidente, comme le chemin idéal, qui seul permet de franchir les obstacles ou au contraire de s’y abîmer. Cependant, si Grégoire est toujours désigné comme l’initiateur de cette esthétique pontificale, son récit est tributaire de textes antérieurs.

C’est avant tout aux mythologies iraniennes41 que l’image du pont est probablement le plus redevable, mythologies que le pape Grégoire a peut-être rencontrées lors de son long 38 Ibidem. :« Il disait qu’il avait vu là un prêtre étranger qui arriva au pont et le passa avec d’autant plus d’assurance qu’il avait vécu dans la pureté. Sur ce pont, le soldat affirme avoir reconnu notre Etienne. Il voulut passer, fit un faux pas. Déjà il était déjeté à moitié corps hors du pont. Des hommes noirs et hideux surgirent du fleuve, le tirant par les hanches vers le bas. Des hommes blancs fort beaux l’attiraient en haut par les bras. Pendant cette lutte, les bons esprits tirant vers le haut, les mauvais vers le bas, le voyant revint dans son corps, et le résultat du combat, il l’ignora. » 39 IV, 38, 2-3. 40 Ibidem. « Et ce pont ? Et ce fleuve ? Pierre, les choses sont des images nous permettant de saisir les réalités morales. Il a vu des bons transiter par un pont vers des lieux charmeurs, parce que bien étroit est le chemin qui conduit à la vie. » 41 ou, en tout cas, caucasienne. Voir M. Eliade, op. cit., p. 311 : « Les conceptions d’outre-tombe de certains peuples caucasiens se rapprochent de celles des Iraniens, notamment en ce qui concerne le passage du trépassé sur un pont étroit comme un cheveu. » Deux références citées par l’auteur que je reproduis ici sont à retenir : Robert Bleichsteiner, Rossweihe und Pferderennen im Totenkut der kaukasischen Völker, « Wiene Beiträge zur Kulturgeschiste und Linguistik », IV, 1936, p. 413-195 : Ches les Ossètes, « le mort […] arrive à une rivière sur laquelle est jetée en guise de pont une simple poutre […] Sous les pas du juste, ou plutôt du véridique, la poutre s’élargit, se fortifie et devient un magnifique pont ». G. Dumèzil, Légendes sur les Nartes, p. 200-221 : « Il n’est pas douteux que le pont de l’au-delà vienne du mazdéisme, comme le pont étroit des Arméniens, le pont de cheveu des Géorgiens. Toutes ces poutres, cheveux, etc., ont la propriété de s’élargir magnifiquement devant l’âme du juste et de s’amincir pour l’âme coupable à l’épaisseur d’une lame d’épée ».

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séjour en Orient : « on sait – écrit Asin Palacios42- (que la traversée du pont de l’enfer) est un mythe de la religion perse43 ; mais son adaptation à l’Islam engendra une riche floraison de traditions qui modifient notablement l’architecture du type original dont elles procèdent. Dans celui-ci, dans le mythe perse, il s’agit d’un pont lumineux , appelé Cinvat, qui est jeté au dessus d’un abîme infernal, une extrémité appuyée sur le bord du ciel, l’autre sur un mont qui occupe le centre de la terre ». Cette tradition a ensuite probablement été transmise par le biais de la culture arabe. Mais ce qui est vrai de l’eschatologie musulmane l’est tout aussi de la pensée chrétienne. En effet, il est probable que de son long séjour en Orient, Grégoire ait ramené les images iraniennes de l’au-delà. Il est sûr que les légendes occidentales ont connu une amplification conséquente à partir du XIe siècle sous l’influence de la pensée des arabes. Comme l’écrit notre auteur, « Les monastères d’Irlande sont le foyer principal d’où il semble qu’elles (les légendes) sont irradiées pour être diffusées dans toute l’Europe mais avant le XIe siècle toutes ces légendes monastiques sont si […] pauvres […] avec des descriptions topographiques […] si peu plastiques […] qu’elles n’auraient pas servi de modèle à Dante44 ». Il y a donc un lien étroit entre l’image du pont infernal et les commentaires (hadiths) du Coran devenu source de nos légendes et avec lui, les grands textes de la culture perse :

Qu’il suffise de savoir que dans lesdits hadiths on suppose que les âmes attendent le jugement, soit dans leur tombe même […] soit dans un jardin délicieux qui n’est pas confondu avec le ciel […] Cette coïncidence […] nous invite à attribuer à l’Islam l’origine de telles légendes45

Cependant, sans remettre en cause l’influence de l’eschatologie musulmane sur les légendes chrétiennes des premiers temps, il est intéressant de voir que le pont de l’enfer a pénétré beaucoup plus tôt dans la culture chrétienne que ne l’évoque Asin-Palacios, essentiellement par le biais de Grégoire et de ses Dialogii. Quant aux légendes chrétiennes, et particulièrement celle de Patrick, elles n’ont pas attendu le XIIe siècle pour voir leurs attributs se figer46. S’il est toutefois indéniable que la rencontre avec l’eschatologie musulmane a joué un rôle fondamental dans l’enrichissement des légendes chrétiennes, il est par ailleurs remarquable que Grégoire a été apocrisiaire à Constantinople en pleine période de réformes du christiannisme d’orient et de luttes tantôt diplomatiques tantôt belliqueuses avec les Perses47. Il se peut que l’apparition du symbole du pont dans la pensée chrétienne ne soit pas uniquement tributaire de l’influence musulmane et peut-être y a-t-il eu une circulation antérieure au IXe siècle. Différentes raisons, en plus de la foi en un dieu totalisant et unique, expliquent cette rencontre entre l’Iran antique et le monde occidental médiéval par le biais des penseurs musulmans. Pour les Perses «la mort n’est pas un anéantissement […] ils croyaient à la persistance d’une vie individuelle […] où l’âme devait passer un jugement approfondi48 ». Le pont çinvat quant à lui est l’arc-en-ciel lumineux, ultime épreuve probatoire que l’âme du défunt doit traverser avant de rejoindre Mazda après avoir vu son corps exposé dans une dakhma49. P. D. Chantepie explique ainsi que c’est au bout de: 42 Je cite d’après la traduction de Bernard Dubant, ouv. cit., Arché : edidit, 1992, p. 191. 43 Voir note 37. 44 Asin-Palacios, ouv. cit. p. 289. 45 Idem, p. 291. Allusion au lieu évoqué dans nos textes où les âmes subissent une première peine dans l’attente du jugement dernier alors que le dogme évoquait le sein d’Abraham, lieu neutre où les croyants attendaient la résurrection. 46 Voir note 83. 47 Les réformes de Maurice et d’Héraclius ont permis d’instaurer entre 580 et 600 des relations amicales avec les Perses. L’empereur Maurice (582-602) a concentré ses efforts pour préserver de l’occupation slave le tronçon de la Via Egnatia. Ce n’est qu’à la suite de la prise de pouvoir de Phocas en 602 que les Perses, en s’alliant les monophysistes, ont commencé à envahir l’Empire. Héraclius, en 610, a donc hérité d’une situation de tensions extrêmes dont il sort vainqueur après avoir procédé à de nombreuses réformes qui ont abouti à l’organisation des « thèmes », nouvelles structures économiques et militaires de l’Empire. On peut consulter à ce propos, entre autres, Ludo Milis, La chrétienté des origines jusqu’à la fin du Moyen Âge, Paris, Belin, 1998 p. 39-44. 48 Voir pour une analyse du zoroastriannisme, P. D. Chantepie, Manuel d’Histoire des religions, Paris, Colin, 1904, p. 470 et sqq. 49 Le livre sacré de la religion de l’iran est l’Avesta ( terme proche de « connaissance » ou « révélation ». le terme « zend » quant à lui se traduit généralement par « tradition »). A côté du Zend Avesta, on trouve le Yasna, ou « livre du sacrifice » et les Ghatas ou chants sacrés, à ne pas confondre avec les Yashts, les chants du sacrifice. la Vendidad est un livre indépendant, recueil de la loi. les « yazata » sont les dieux du zoroastriannisme. A la mort d’un individu, son corps est exposé dans une « dakhma » (tour du silence) à la merci des animaux sauvages. Les « daeva » (mauvais dieu) tentent de s’en emparer mais les vivants, par leur veille et leurs prières l’assistent dans sa traversée jusqu’au

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Quatre jours de cérémonie pour aider l’âme dans son voyage vers le ciel [que] dans les couches aériennes les plus hautes, dans l’éther impalpable, s’élève le pont lumineux du çinvat ; il est jeté du mont Cekati Dâitik (qui est au centre du monde) jusqu’au sommet de l’Elburz, a bord du ciel ; C’est là qu’arrive Sraosha avec les âmes sauvées […] son sort, qui la destine (l’âme) au ciel ou à l’enfer, apparaît lorsqu’elle franchit le pont. Il est en effet aussi large qu’une route pour le juste, aussi mince qu’un cheveu pour le condamné […] le juste qui passe le pont, conduit par Sraosha, respire de loin les effluves parfumées du paradis50

Il y a donc de nombreux traits caractéristiques qui justifient (sans expliquer) les ressemblances frappantes entre le pont chrétien et le pont des zoroastriens51comme l’existence même de ce pont conduisant l’âme vers l’autre monde, la présence systématique des effluves, et surtout, cette scène de psychomachie qui calque le débat entre Srosh et Astvihat avant la pesée des bonnes et mauvaises actions dans la balance de Rashn52. Une autre source à ne pas négliger est le texte apocryphe d’Esdras53. Esdras, premier prophète du retour de l’exil était probablement un babylonien (comme le prouve la langue dans laquelle il écrit) et si la tradition l’a associé pour la première fois à la traversée d’un pont probatoire, c’est peut-être justement parce qu’il incarnait le premier la rencontre du zoroastiannisme et des hébreux. Le texte de Grégoire reprend en grande partie, sans y ajouter grand chose, la vision d’Esdras au chapitre « justes et pêcheurs, au pont franchissant le fleuve de feu ». On retrouve dans le texte suivant les grands topoï de la vision infernale : le pont, le fleuve et les démons guettant l’injuste dans l’eau. :

Je marchai ensuite plus loin ; et je vis là un fleuve de feu et un grand pont au dessus de lui. La largeur du pont était telle que quarante paires de bœufs auraient presque pu le traverser côte à côte. Lorsque venaient des justes, ils le traversaient dans la joie et l’allégresse. A leur tour venaient aussi des pécheurs, et ils le traversaient jusqu’au milieu ; mais le pont se réduisait à une étroitesse telle qu’il n’était plus qu’un fil d’araignée. Alors les pécheurs plongeaient dans le fleuve et les nombreux serpents et scorpions, qui se tenaient là immobiles, s’emparaient des âmes des femmes veuves et des hommes. Celles-ci demandaient pitié, mais personne ne les prenait en pitié54.

A la différence d’Esdras, notre auteur chrétien ne fait pas mention du rétrécissement progressif du pont, peut-être pour ne pas insister sur cet emprunt au texte fameux. Cependant l’allusion à Esdras n’est pas sans conséquence quant au devenir de l’image du pont et a dû en grande partie conditionner le souvenir qui en demeurera jusqu’à son insertion dans la Légende Dorée. De toutes les visions apocryphes, celle-ci apparaît comme la moins chrétienne de

passage du pont. On consultera avec profit à ce sujet, en plus de l’ouvrage de P. D. Chantepie, J. Darmesteter, Le Zend-Avesta / trad. nouv. avec comment. historique et philologique, Paris, Adrien-Masonneuve, 1960, Origines de la littérature et de la religion zoroastriennes : Appendice à la traduction de l'Avesta : (fragments des Nasks perdus et index), avt propos de E. Benveniste, Paris:Adrien-Masonneuve, 1960 et La loi (Vendidad) - l'épopée (Yashts) - le livre de prière (Kiiorda Avesta), Paris, Adrien-Masonneuve, 1960 ; J. Darmesteter, Origines de la littérature et de la religion zoroastriennes : Appendice à la traduction de l'Avesta : (fragments des Nasks perdus et index), avant propos de E. Benveniste, Paris:Adrien-Masonneuve, 1960 ; J. Ries ; Mazdéisme, cultes isiaques, religion grecque, manichéisme, Nouveau Testament, vie de l'Homo religiosus avec la collab. de Jacques Duchesne-Guillemin, Michel Malaise, André Motte, Joseph Ponthot, Louvain-La-Neuve : Centre d'études des religions, 1986 ; N. Söderblom, Les Fravashis : étude sur les traces dans le Mazdéisme d'une ancienne conception sur la survivance des morts, Paris, Ernest Leroux, 1899. 50 Op. cit. p. 433. 51 M. Eliade, op. cit., p. 31 et sq. « Le pont çinvat joue un rôle essentiel dans la mythologie funéraire iranienne : son passage commande en quelque sorte la destinée de l’âme, et ce passage est une épreuve difficile, équivalant, pour la structure, aux épreuves initiatiques : le Pont çinvat est comme une poutre à plusieurs faces » ( Dataistân-i-Denik, 21, 3 sq.) et il est divisé en plusieurs passages […] le pont çinvat se trouve au centre du monde. Au milieu de la terre et haut de 800 mesures d’hommes […] s’élève le pic du jugement et le pont […] relie, dans le centre, la terre au ciel. Sous le pont s’ouvre le « trou de l’Enfer » […] Nous sommes en présence du schéma cosmologique classique des trois régions cosmiques reliées par un axe central. Les chamans circulent librement entre les trois zones ; les trépassés doivent traverser un pont au cours de leur voyage vers l’au-delà ». 52 Dont on trouve une curieuse trace sur les murs de la chapelle de Loreto Aprutino : comment interpréter cet ange à la balance autrement que comme Rashn, l’héritier iranien de l’intransigeant Horus de la mythologie egyptienne ? Voir N. Grubb, Apocalypses, éditions Abbeville, Paris, 1997. 53 Voir par exemple P.Dinzelbacher, "Die Jenseitsbrucke Im Mittelalter", Verband Der Wissenschaflichen Gesselchaften Österreichs Verlag, Wien : Dissertationem Der Universität Wien, 1973 54 612 Les Ecrits apocryphes, Paris:Pléiade, 1995, p. 612 et sqq.

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toutes. Si l’on en croit Flavio G. Nuovolone, ce texte « débutait par une scène d’initiation prophétique » et émanerait « d’une communauté chrétienne qui accordait une place prépondérante, voire exclusive, au ministère des prophètes55 », c’est-à-dire une classe d’initiés particulière, d’intercesseurs dans le siècle. Que Grégoire n’ait pas disposé en son temps des données analytiques de la science moderne, c’est fort probable. Mais que la dimension essentiellement initiatique du texte et plus particulièrement du pont, si facile à mettre en scène, ait pu échapper à Grégoire, à Voragine, aux hagiographes de saint Patrick, à Dante ou au peintre de la fresque de Loreto Aprutino semblerait bien surprenant, surtout si l’on songe au contexte, toujours visionnaire et mystique dans lequel il surgit (le purgatoire de saint Patrick, l’enfer d’Esdras, l’enfer de Dante, l’enfer de Grégoire). La Visio Esdrae va, avec l’Apocalypse de Paul, connaître tout au long du Moyen Âge un succès continu. Ces deux textes vont finir par se confondre. L’Apocalypse de Paul est un autre récit visionnaire apocryphe, c’est-à-dire condamné par l’Eglise56 comme hérétique parce que faussement attribué à l’apôtre. On sait pourtant que les textes canoniques ont hérité du même procédé, et l’Apocalypse de Paul a eu, aux premiers siècles de l’Eglise et pendant le Moyen Âge, un succès et une diffusion extraordinaire. C’est à lui que Dante fait allusion au seuil de son voyage en enfer :

Mais moi, pourquoi irais-je ? Ou qui me le permet ?// Je ne suis pas Enée, je ne suis pas Paul non plus57

Bien que le texte de l’Apocalypse ne présente aucun lien avec le pont, il y a été souvent associé et mérite donc que l’on rappelle son statut. Ce texte est fondamental pour les représentations de l’enfer au Moyen Âge, et c’est à lui que l’on doit les crapauds infernaux des tableaux de Bosch ou les pendus de l’arbre aux supplices que l’on retrouve dans toute l’iconographie médiévale. Mais, si dans le texte original, une large place est faite au fleuve de feu dans lequel baignent les âmes damnées : « Alors je vis un fleuve de feu bouillonnant où était entrée une multitude d’hommes et de femmes, les uns jusqu’aux genoux, les autres jusqu’au nombril, les autres jusqu’aux lèvres, les autres enfin jusqu’aux cheveux (…)Je vis, au nord, des peines diverses et variées en un lieu rempli d’hommes et de femmes où se déversait un fleuve de feu », nul pont ne vient en revanche enjamber ce fleuve malsain, pas plus que l’on n’en trouve au dessus du fleuve de lait du paradis. Pourtant, dans la dernière version médiévale que l’on trouve de la Visio Pauli58 , alors que Paul arrive sur la rive du fleuve de feu, l’ange Michel s’adresse à lui en ces termes :

Saint Michel si dist a sainct Pol : « il nous fault passer par dessus ycelui pont, et aussi tout homme mortel y passera; Et Sainct Pol dist, « En vérité je commence fort a trembler du pont qui est ainsi grant et du lac qui est si tres parfont et le pont qui tranche comme un rasouer. Helas ! et comment passeray je par dessus iceluy pont ? » Et sainct Michel si luy respondit et lui dyst : « N’ayez paour, car les bons Cristiens le passeront sans tourment »

au même titre que la roue de feu (un autre topos de l’enfer), le pont à traverser et la succession des épreuves sont issus de la Visio Esdrae dont la matière plus spectaculaire a été rendue populaire par celles d’Owein puis de Patrick59. On comprend au demeurant mal les réticences des commentateurs modernes60 à vouloir assimiler le texte de Paul dans sa traduction française « à l’influence directe du purgatoire » : le texte de Paul qu’il évoque est tout 55 Op. cit. 56 Par Augustin lui-même en fait, puisque c’est lui qui, en 400 dans son De doctrina christiana, (II, 8), invite à suivre les exemples des Eglises chrétiennes les plus nombreuses qui ne proposent que 27 livres pour le canon biblique. C’est finalement le concile de Trente qui fixera la position définitive de l’Eglise à l’égard des Apocryphes. 57 Dante, La Divine comédie, « Enfer », II, 31-32. 58 Hugh Shields, « une autre descente de saint Paul aux enfers », Romania, 1971 ; voir également P. Meyer, "La descente de Saint Paul aux enfers", Romania, XXIV, 1895 ; A. Saly, "Le pont de l'épée et la tour de Baudemagu", Medioavo Romanzo, Naples : Gaetano Macehianoli editor, 1976, 1, t. III ; Th.Silverstein, Vision S. Pauli, Londres, 1935 ; Th.Silverstein, "The Vision of Saint Paul : new links and pattern in the western tradition » dans Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, XXXIX, 1959. 59 Voir infra. 60 Voir M. Shields, op. cit.

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simplement l’aboutissement d’un mouvement entrepris par les différents rédacteurs des visions médiévales qui ont fondu en un seul récit les diverses visions connues du monde infernal. Tout l’héritage pontifical, les allusions aux roues de feu sont, elles, héritées de l’autre texte apocryphe, la Vision d’Esdras vulgarisée par Grégoire le Grand. L’on commence donc à discerner les grands traits de la figure du pont dans l’écriture chrétienne médiévale. On connaît désormais le rôle joué par les Evangiles de Paul et Esdras. Mais deux autres apocryphes ont probablement joué un rôle important dans la constitution de la Légende Dorée. L’ascension d’Isaïe est un texte grec recopié en éthiopien classique qui a été réutilisé par les cathares et Bogomile. Il est déjà signalé chez des chrétiens marginaux dès le IVe siècle et « apporterait des informations sur la vie d’un groupe prophétique chrétien » pour qui la « vraie connaissance ne peut être véhiculée que par le prophète ». Le texte se fond sur la parole de Moïse: « nul homme ne verra le Seigneur et vivra. Mais Isaïe [ajoute notre texte] a dit Moi j’ai vu le Seigneur et voici que je suis vivant ». Cette initiation prophétique se place dans l’attente de l’avènement du Seigneur puisque Isaïe Le voit dans la gloire : « Mais après 1332 jours le Seigneur viendra du 7e ciel avec la gloire du 7e ciel et Il entraînera Beliar dans la Géhenne ». Mais le texte présente en fait une double influence sur la Légende et sur La Divine Comédie : Tout d’abord, le châtiment réservé à Isaïe le place sous le signe du bois et donc, dans l’histoire de la croix. En effet, « Manassé scia Isaïe avec une scie en bois ». Il lui est annoncé auparavant : « Car c’est dans la part du bois, c’est-à-dire dans la part du Seigneur que tu dois venir ici ». D’autre part, l’ange qui guide Isaïe « descend du VIIe ciel » pour lui permettre d’assister ensuite à la « transformation du Seigneur d’anneaux en anneaux » jusqu’à Sa venue sur la terre. On voit la part extraordinaire qui est faite ici au prophète, supérieur à Moïse et initié par Dieu Lui-Même aux mystères de la transsubstantiation. L’interrogatio Iohannis61 a été ramené des pays slaves par Nazaire de Concorezzo dans les sociétés cathares. Ce texte propose une longue réflexion sur la croix dont on trouvera des échos dans l’œuvre de Voragine. Le Christ dit au milieu de l’opus:

Ideo misit me pater meus in mundum istum ut manifestem nomen suum hominibus et ut cognoscebant eum et malitiosum diabolum. Cum autem cognovisset sathanas quod descenderem in hunc mundum misit angelum suum et accepit de tribus arboribus et dedit Moysi propheti ad crucifigendum me ; quo ligna mihi custodientur usque nunc

Moïse y est dépeint comme l’instrument du démon de la même façon qu’il était méprisé par les auteurs de l’Ascension d’Isaïe. Or l’association du bois de la croix et de Moïse est courante dans la pensée théologique traditionnelle du Moyen Âge. Tertullien dans son traité Adversus judaeos écrit par exemple: « Hoc enim lignum tunc in sacramento, cum Moises aquam amaram indulcavit, unde populus, qui siti periebat in eremo, bibiend revixit, sicuti nos, qui de saeculi calamitatibus extracti, in quo commorabamur siti perrientes, id est verbo divino non protuli, ligno passionis Christi per aquam potantes fielem que est in eum, reviximus62 ». Origène dans l’Homilia IV in exodum quant à lui écrit « La verge qui soumet l’Egypte et dompte le pharaon, c’est la croix du Christ63 ». Grégoire de Nysse dans la Vita Moysiexplique: « Si le bois est jeté dans l’eau, c’est-à-dire si l’on adhère au mystère de la Résurrection qui a eu son principe dans le bois – par bois tu as compris la croix – alors la vie vertueuse devient plus douce64 ». Tous ces textes montrent le lien, l’association étroite entre le bâton de Moïse qui a adouci l’eau pour les hébreux et le bois de la croix, rédempteur. Or il faut savoir que dans certaines légendes slaves, l’arbre du bois de la croix aurait été planté par Satan au paradis. Il aurait volé trois graines à Dieu et les aurait semées au Paradis. L’arbre 61 E. Bozoki, le livre secret des cathares : Interrogatio Johannis, apocryphe d’origine Bogomile, Beauchesne, Paris, 1980, deuxième édition. Voir également E. Bozoki, « Les apocryphes bibliques », in Le Moyen Âge et la Bible publié sous la direction de P. Riché et G. Lobrichon, Paris, Beauchesne, 1984. 62 Voir 13, PL. 2, c. 365. 63 H. de Lubac, Cerf, 1947. 64 Voir PG 44 c 362 et R. Amadou, « Mysterium crucis » Table ronde 120, déc 1957.

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avait trois troncs, l’un d’eux serait tombé dans les eaux du Tigre et l’autre aurait été charrié par le déluge jusqu’à Moïse. Il l’aurait trouvé après le passage de la mer rouge et l’aurait replanté au pied du mont Thabor (ou Moab) avant de mourir. Certains de ces éléments expliquent le mélange des traditions qui se retrouve dans la Légende Dorée.

Avant de nous aventurer plus loin dans l’histoire du pont probatoire, il faut évoquer le caractère particulier des saints du christianisme, héros initiés et prophètes d’une parole qu’ils sont seuls à détenir et dont ils sont seuls garants. L’épisode du jeûne contre Dieu de la légende de Patrick sur lequel nous reviendrons est significatif du rôle quasi chamanique qu’ils ont dans les récits populaires. Patrick n’obtient-il pas de Dieu d’être le seul juge des âmes irlandaises au jour du jugement dernier ? L’Eglise des premiers temps, qui luttait contre toute interprétation polythéiste de la Trinité n’a peut-être pas su voir dans ces héros intermédiaires des figures de plus en plus envahissantes. De la même façon, la mystagogie dyonisienne aurait pu ouvrir une voie, une passerelle, vers une autre forme de révélation, réservée à certains clercs qui auraient pu trouver dans certains récits de vies de saints les modes d’une initiation aux Vérités de la Vraie Vie. Etienne Langton en commentaire de l’épisode de la manne céleste du livre de l’Exode définit tout le paradoxe de ce que nous appelons l’écriture chrétienne médiévale lorsqu’il écrit la sentence suivante :

Ipsa vis nominis invitat nos semper ad cognoscendum65 Aux mots succèdent les mots dans une dynamique inépuisable. Alors qu’ils

cherchaient dans le monde et particulièrement dans le symbole les modes de la présence de Dieu, les écrivains chrétiens du bas Moyen Âge ont livré leurs enseignements sous la forme de mythes. Et, si la fable, fabula est liée à la parole parce qu’elle procède du verbe latin fari, le mythe, parce qu’il est issu de la racine mu (« mu non facere » ne rien dire) qui a aussi donné mueo en grec: « initier », lui, est, par définition, secret. Or, dans notre quête du pont, c’est bien au secret que nous avons été confrontés : au secret des textes eux-mêmes, bien sûr, mais aussi aux secrets des lieux de purgation et aux mystères qui président à la révélation de la foi du saint. Le pont, en fait, est un symbole présent en structure profonde dans l’imaginaire chrétien et, afin de cerner la complexité du rapport présence-absence du pont dans les textes, il faut rappeler la dualité de l’écriture des mystères fortement influencée par la mystagogie dionysienne. Gilbert Dahan, dans son ouvrage : L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval expose que la Théologie symbolique de Denys de l’aeropage est fondée sur « deux modes de transmission des connaissances : l’un est philosophique et utilise la voie de la démonstration ; l’autre est symbolique et suppose une initiation. C’est, dit-il, la seconde voie qui est utilisée pour la révélation scripturaire des mystères divins ». Cette perspective dionysienne d’une théologie initiatique va, à travers les traductions de Jean Scot Erigène ou le commentaire par Hughes de Saint Victor de la Hiérarchie céleste, fonder un mode d’écriture fort particulier puisque par définition l’initiation ne relève pas du récit. Pourtant, réduire la production chrétienne à la tradition pédagogique, c’est en ignorer la profondeur, c’est ignorer la subtilité du passage de la ruminatio biblique à l’art de la translatio. S’il est donc notable, comme l’écrit G. Dahan, « que l’influence de Denys est capitale en occident au XIIe et XIIIe siècle », c’est justement parce qu’il relie la dimension symbolique de la révélation divine (qui est la seule possible puisque la révélation en majesté explose le cadre restreint de l’humanité. Moïse ne témoigne pas autrement en Ex. 33 :20 «non enim videbit me homo et vivet ») et la psyché de l’homme. Il y a en outre un paradoxe de la pensée chrétienne qui naît de Jean 21 :15-17 « Domine tu scis quia amo te, dicit ei pasce agnos meos ». Ainsi, Comestor dans son Historia Scholastica commente le verbe pascere :« Post tertiam vero responsionem

65 « La force du nom elle-même nous invite toujours à la connaissance ».

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subdidit: Pasce oves meas, quasi dicat: Pasce docendo, pasce operando, pasce moriendo66 ». Nourris mes brebis par l’action, l’enseignement et la mort. Une antithèse extraordinaire est ici définie : la connaissance directe de Dieu et l’enseignement sont contradictoires, on ne peut connaître Dieu et vivre pour le raconter. C’est d’ailleurs de cette contradiction que naîtra le succès de L’Ascension d’Isaïe dans les milieux cathares au milieu du XIIIe siècle puisque Isaïe dit avoir été affranchi dans le texte par Dieu lui-même de la Loi dont témoigne Moïse : initié à un plus haut degré que Moïse, lui et les siens ont vu le Seigneur et c’est pour cela que Manassé les exécute. Evidemment, le baptême est une initiation aux mystères de la foi. Mais pour que la parole du Seigneur rapportée par Jean après la pêche miraculeuse s’accomplisse, il faut une initiation au second degré qui désigne le pasteur. C’est par cette exaltation que l’initié chrétien entre dans la circumincession des trois hypostases et qu’il accède à la parole vraie du Seigneur dont il peut témoigner dans le monde des hommes, ces brebis. Cet initié chrétien est un prophète, son exaltation est un passage d’une rive à l’autre du fleuve, et voilà que se dessine l’image nécessaire du pont. Une fois la conversion (ou metanoïa) effectuée dans le baptême, la traversée s’accomplit comme une élévation dont les étapes sont les trois autres temps de la mystagogie dionysienne : catharsis, apotheia et theosis. Pour décrire la révélation « des Ténèbres au-delà de l’intelligible par une remontée de l’inférieur au transcendant », le Pseudo-Denys a une jolie expression : manuducamur, « nous sommes guidés par la main ». S’interroger sur le pont dans ce contexte, c’est interroger cette main, c’est être Dante et interpeller Virgile sur la nature du chemin de la béatitude. Le pont est alors un objet diabolique, un objet qui se place en travers de la route, et, effectivement, l’on tombe ou l’on traverse le pont, mais c’est un lieu dynamique de progression ou en tout cas d’expérience et d’apprentissage de soi. Vers où que l’on se tourne pour chercher, c’est au chemin prophétique des lieux de purgation et de l’épée menaçante de Dieu révélée à Ezéchiel que l’on revient toujours. Objet discriminant, la passerelle est l’endroit où le baptisé par l’action de grâce peut, s’il est élu, entrer sur le chemin qui le conduira vers le peuple des parfaits ou, le cas échéant, s’abîmer dans les Limbes. Intéressons-nous donc à l’itinéraire de ce symbole apocryphe en le considérant comme le moyen de l’initiation d’une certaine classe de prophètes semblables à ceux qui ont permis l’écriture de la Vision d’Esdras. Il existe par exemple à l’intérieur de la Légende dorée un vaste réseau d’échos symboliques qui ne doivent rien à la prétendue naïveté du Moyen Âge telle que l’on peut encore la trouver décrite dans les encyclopédies contemporaines et une grande place y est accordé au pont ainsi qu’aux images connexes, notamment de la traversée et du gué. Dans Le Moyen Âge et la Bible, Edina Bozoki écrit : « C’est la Légende Dorée qui constitue le meilleur exemple de l’utilisation des apocryphes dans la littérature. Malgré la distance que l’auteur établit entre ses sources apocryphes et son récit … il se fonde sur elles … La Légende Dorée est l’un des aboutissements de la littérature apocryphe ». Nous pénétrons donc le cadre de la pédagogie chrétienne en nous intéressant à la vie autonome du symbole tel qu’il a été forgé par la tradition mise en scène par Voragine, Dante ou le maître de Loreto Aprutino. Non seulement les récits de Voragine mettent en scène des histoires équivoques, mais il existe des renvois intra diégétiques particulièrement significatifs qu’il est intéressant de relever. En fait, l’image du pont est liée à l’image nécessaire des trois baptêmes : le premier dans le Christ, le second dans l’épreuve et le troisième dans la mort réelle. Le pont et la traversée symbolisent la mort au monde et la renaissance dans la béatitude de la contemplation du Seigneur. Le récit associé à la fête de la commémoration des âmes doit être retenu en premier car il est, à ma connaissance, le seul à porter une mention explicite au texte primitif de Grégoire. Le récit est d’ailleurs en grande partie fidèle au texte du Pontife. Ainsi le protagoniste est un chevalier qui

66 et la Glosa Ordinaria reprend le commentaire d’Augustin : « Pasce. Pascere oves est credentes ne deficiant confortare, terrena subsidia, si necesse est, subditis providere, exempla virtutum praebere, adversariis obsistere, peccantes corrigere ».

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fait une expérience de mort symbolique servant à justifier le rôle de la messe et des actions de grâce :

Et l’on peut scavoir combien les aumosnes valent aux trespasses par l’exemple que saint Gregoire met ou quatriesme livre de son Dialogue. Ung chevalier jut tout mort ung petit, et tantost, il retourna a son corps. Et il dist ce qui avoit este fait et dit que ung pont estoit et par dessoubz courroit un fleuve puant et obscur67

La géographie du lieu est identique puisque au fleuve noir et puant succède le paradis ou en tout cas ce lieu peuplé d’hommes dont le costume évoque la perfection :

Et oultre ce pont estoient prez odorans et aornez de toutes fleurs; et oultre ce pont estoient assemblees de gens blancs vestus que la soufve odeur de ces fleurs saouloit68

La description du pont, par contre, quant à elle, semble influencée par d’autres écrits ou par une tradition orale autre avec notamment l’ajout de ce curieux personnage de Pierre entravé par des fers que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui joue le rôle d’Etienne du texte original de sorte que l’on peut ici en déduire que nous avons affaire à un véritable fait d’invention littéraire :

Et le pont estoit tel que, se aucuns des ministres vouloit passer ce pont, il cheoit en ce noir fleuve puant et aucuns des autres passoient ligerement jusques au lieu delictable. Et le chevalier vit la un homme qui avait nom Pierre au dehors du pont, lié de grant pesanteur de fer. Et quant il luy demanda pour quoy il etait illec lié, il lui fut dit d’un autre : « Il seufre ceste peine pource que, se aucun lui fut baillie a faire vengence, il le desiroit plus a faire par cruaute que par obedience69 »

Puis l’on revient au déroulement fidèle de la légende telle que la décrivait déjà les Dialogues. A la différence du père de l’Eglise, le texte de la Légende Dorée n’interprète pas cette psychomachie curieuse des bons anges et des démons qui se partagent le corps du ministre :

Et si dist que il vit la ung pelerin que quant il vint au pont, il passa oultre d’aussi grant auctorite comme il vesquit au monde nettement. Et vit un autre nomme Estienne, que, quant il le voulut passer, le pié luy coula, si qu’il estoit ja cheu hors du pont ainsi comme demy. Et alors, aucuns tres noirs hommes qui le leverent du fleuve le tiroient par les cuysses ; et aucuns tresbeaux hommes et tresblans le prindrent par les braz et le tiroient a mont70

On peut à juste titre s’étonner de voir exploiter cette vision de Grégoire d’une façon aussi fidèle lorsque l’on songe (voir infra) au traitement que le même auteur lui réserve dans le texte concernant Patrick. La vision merveilleuse du Purgatoire dans cette commémoration semble renvoyer à un fait de culture commune mais le récit est très fidèle. Le pont est cité pour sa valeur probatoire, il est une sorte d’ultime tamis, dans la lignée inspirée des textes apocryphes : Dieu reconnaît les siens par ce biais. En reliant le monde d’en bas au Paradis, le pont est placé entre deux mondes, à une limite indiscernable, à la façon de la jointure des cases d’un pavé noir et blanc : passage obligé, voie médiocre (au sens latin de moyenne) entre deux excès, ce pont matérialise la route obligée de celui qui prétend avoir accès à la connaissance du divin. La tradition, depuis Esdras, Zarathoustra ou les penseurs de l’Islam, veut donc généralement que ce passage soit celui, vertical, de ce monde à celui du Dieu-Un. Un même type de mise en scène symbolique se retrouve dans le récit de la bataille sur le pont inséré dans La Légende de la sainte croix. Cette première évocation du trajet de la sainte croix concerne l’après crucifixion. Nous verrons bientôt que le pont se retrouve aussi dans l’avant

67 J. de Voragine, La Légende dorée, Edition critique dans la révision de 1476 par Jean Batallier, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333-1348) de la legenda aurea (c. 1261-1266) publiée par Brenda Dunn-Lardeau, Honoré champion, Paris, 1997, légende 158. Voir également A. Boursier, Le merveilleux dans la Légende dorée, Thèse troisième cycle Paris-IV, 1981 ; M. Van Uyftanghe, « L’Hagiographie », I, Le Moyen Âge et la Bible, sous la direction de P. Riché et G. Lobrichon, Paris, Beauchesne, 1984. 68 Ibidem. 69 Ibidem. 70 Ibidem.

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crucifixion. Cosdroe, païen qui veut se faire passer pour Dieu, a dérobé le bois de la croix. Oracle vient en champion de Dieu le défier d’où découle le récit typique d’une ordalie dont le vainqueur est l’émissaire divin.

Et pleust a l’un et a l’autre prince qu’ilz se combatissent seul a seul sur le pont et celluy qui vaincroit, prinst l’empire sans dommaiger l’un l’aultre ost […] Nostre Seigneur donna victoire a Eracle [qui] dit a Cosdroe : « se tu ne [te fais baptizer] je te occiray […] » Celluy tantost le decolla […] et trouva un sien fils de l’aage de dix ans qu’il fist baptizer71

Le champion a acquis par ce biais le droit de « passer la porte72 », miraculeusement matérialisée sous ses yeux, qui ouvre le passage du mont des oliviers (aussi appelée dans la Légende dorée « montagne aux trois lumières » ) une fois débarrassé des richesses de ce monde.

[Il veut visiter le mont des Oliviers mais] les pierres de celle porte descendirent et se joignirent comme une paroy[ …] l’ange Notre Seigneur s’apparut dessus […] tenant en la main le signe de la croix et dist : « quant le roi des cieux alla a sa passion par ceste porte, ce ne fut pas en royal appareil73 »

Ce dernier74 texte illustre parfaitement l’aspect initiatique de la traversée du pont dans la pensée mystagogique chrétienne. Le dépouillement d’Oracle avant d’entrer dans le jardin de la montagne aux trois lumières reprend encore une fois le thème de l’exaltation et l’on retrouve la description pittoresque du terme d’un parcours où le personnage central vit une révélation personnelle. Ici, la porte est à ce point étroite qu’elle demeure même obstruée tant que le champion ne s’est pas transformé en pénitent. De tels exemples permettent de mettre en valeur le rôle initiatique joué par le pont dans la tradition chrétienne en dehors de la vocation pédagogique de la théologie. Dans une perspective similaire, le récit qui est d’autre part fait du trajet de la croix (c’est-à-dire de l’histoire de l’arbre dont on a fait la croix) présente une mise en scène d’une richesse remarquable. Le récit s’étale sur toute la période qui s’étend de la mort d’Adam à la crucifixion. C’est un autre traitement original de l’image de la traversée du pont. Une anecdote, illustrée par Piero della Francesca, est la révélation faite à la reine de Saba de la vraie nature du bois dont est fait le pont du château de Salomon qu’elle s’apprête à franchir. Voici la trame du récit : après la mort de son père, Seth frappe aux portes de paradis pour réclamer de « l’uile de miséricorde » afin de rendre la vie à son père mais l’ange, gardien de la porte céleste, lui annonce qu’il lui faudra attendre 2500 ans75. Voragine abandonne ce premier commencement et rapporte une autre « légende apocryphe ». Dans cette autre version, l’ange donne au frère de Caïn et Abel un rameau à planter : L’apparition des premiers fruits76 devait signifier la guérison de son père. Seth plante ce rameau qui « dura jusques au temps de Salomon ». Avec l’apparition du roi clairvoyant débute l’histoire à proprement parler du bois sacré. Ce dernier en effet en veut pour mettre en la « maison des saulx 77». Le morceau de bois, doué de propriétés mystérieuses, ne s’ajuste à aucune pièce de 71 Ibidem. 72 C’est-à-dire de subir son initiation. L’ordalie sur le pont a été l’épreuve discriminante qui l’a rendu digne (ou révélé digne) d’être un héraut de la chrétienté. Passer la porte étroite revient à franchir le pont une deuxième fois, mais sans encombre, comme le juste peut traverser le pont çinvat sans chuter. 73 Ibidem. 74 On pourrait voir un dernier récit, que je rapporte en partie ici afin d’être exhaustif, tiré de la Légende de l’invention du bois de la croix : « Récit 2, tiré de l’Historia ecclesiastica : avant la bataille Maxence ordonne « a ceuls qui estoient en ses nes que ilz allassent soubz le pont et qu’ilz occupassent le pont pour deceVoir les ennemis qui passeroient dessus. Et quant il vit Constant (approcher) du fleuve, il oublya l’euvre qu’il avoit fait faire et courut hastivement contre constant avecques peu de gens (…) et lors monta sur le pont et fut deceu du decevement du quel il vouloit deceVoir Constant et fut noie ». Le récit est historique, et si l’auteur le retient, c’est vraisemblablement parce qu’il le conforte dans sa vision probatoie du pont. C’est le seul exemple à ma connaissance d’une illustration du pont de bateau emprunté aux récits des guerres romaines. 75 il s’agit du temps mythique écoulé entre Adam et l’avènement du Christ. 76 On retrouve la même image que dans le récit de Christophe : l’axe du monde est symbolisé par l’arbre des vie qui se reflète dans le monde d’en bas depuis le paradisum supercoelestis. Voir à ce sujet par exemple E. Mâle, L'art religieux de la fin du Moyen Âge en France : étude sur l’iconographie et ses sources d’inspiration, 7e édition, Paris, A. Colin, 1995. 77 Allusion à III Rois, vii.

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construction et les ouvriers se résignent à le jeter « sur une eaue pour faire pont à euls ». Lors de sa visite au sage, la reine de Saba y reconnut le bois de la crucifixion et l’adora. Salomon alors « l’enclouyt profondement » afin d’empêcher la réalisation de la prophétie. Une suite de péripéties plus ou moins liée aux textes de la Bible conduit à la crucifixion : la piscine de probation des Nathinéens78 est construite par dessus le lieu de son enfouissement mais la pièce surnage et on la prend pour fabriquer la croix79. Voragine interrompt alors son récit en citant l’épître de Paul aux Éphésiens, III, 18 : « Afin que vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur », soulignant ainsi la valeur symbolique de cette croix, axe à partir duquel le sacré cœur a rayonné sur le monde (voir illustration 3). Le récit légendaire est construit en deux temps. Le premier évoquait la venue de la reine de Saba, le second est centré autour du baptême de Constantin: en effet, le bois reste caché deux cents ans80 avant d’être redécouvert par Hélène, la mère de Constantin. L’empereur est ensuite baptisé par saint Sylvestre que le nom rattache indubitablement au bois de la croix. Enfin, l’auteur expose un dernier détail concernant ce baptême : un formidable éclair apparaît au moment où le néophyte descend dans le baptistère, en même temps qu’il est guéri de sa lèpre. Ce dernier détail de la foudre et de la lèpre ne se comprend que par rapport à l’histoire du bois. Ce baptême marque un avènement, une forme d’épiphanie et la foudre, le vajra des traditions hindoues ou l’arme Jovienne, symbolise généralement la communication entre les mondes. Le christianisme ne déroge pas à cette interprétation et il est probable que cet éclair et cette guérison marquent alors le retour du bois de la croix dans le paradis céleste, une forme d’assomption objective, comme le Graal disparaît de la vue de ceux qui ont cru pouvoir l’atteindre. Voragine, à la fin de ce récit, tout en laissant la porte ouverte à une lecture littérale anecdotique, montre à un autre degré l’unité du trajet du bois fatal qui a été, ne l’oublions pas, donné par Dieu aux hommes dès la mort d’Adam comme si le dessein de la rédemption était né en même temps que l’homme s’était rendu fautif. Le coup de tonnerre final marque donc le retour du royaume de Dieu sur terre dans le baptême du premier saint roi. Mais plus passionnant est encore la première partie : ce récit est une formidable hypotypose qui prend sa source dans la tradition populaire qui avait fait de la reine de Saba, l’énigmatique alchimiste du texte biblique, une prophétesse. La reine de Saba règne sur un pays légendaire, que l’on a identifié au Yémen81 ou à l’Éthiopie, d’où provient la magie. C’est un personnage de tradition ancestrale que déjà Flavius Josèphe évoquait dans La Guerre des juifs (IV, 469) en parlant des « sources d’Elisée »82. Mais l’histoire de sa conversion est exposée, en fait, dans le Targum du second Livre d’Esther où l’on trouve l’histoire suivante83: Salomon convoque son conseil composé d’animaux divers, mais l’un d’entre eux, la huppe vagabonde manque à l’appel. En guise d’excuse pour son retard, elle lui rapporte l’existence d’un pays au sol d’or et de pierreries sur lequel règne une femme adoratrice du soleil. Cette dernière, sur son invitation, vient le rejoindre au terme d’un voyage qui dure trois ans (au lieu de sept dans le récit biblique). Elle doit à son arrivée traverser un pont fait de bois posé sur une rivière, qui n’est en fait qu’une planche de verre imitant l’eau que Salomon avait disposée. Se refusant à emprunter le pont destiné à quelqu’un d’autre qu’elle, elle lève alors son vêtement et révèle son pied velu84, signe de l’ambiguïté démoniaque du personnage qui, convaincu par un long discours du roi, accepte de sacrifier son attribut pileux. On voit 78 Voir Paralipomènes ix, 2. 79 « faite de 4 essence » palmier, cyprès, olivier, cèdre (Grégoire de Tours, Miracul., I, vii). 80 ce qui porte à 2700 ans la portée du récit. 81 Voir André Chastel, La légende de la Reine de Saba. 82 « La région nourrit de grandes quantités d’abeilles, elle produit aussi le baumier » Dans les Antiquités Judaïques, Flavius attribue l’origine et l’importation du baumier à la Reine de Saba. 83 On trouve le même récit, à peu de chose près, écrit dans le Coran dans la sourate dite de la fourmi (Sourate XXVII, verstes 15 à 45). 84 Pour ce qui est du Coran, Muhammad Hamidulah (Voir Le Coran, M. Hamidulah trad., Paris, Club français du Livre, 1959, Sourate XXVII, verset 44 et Sourate LXVIII, 42) précise que l’expression qu’il traduit par « elle découvre ses tibias » est en fait une expression employée pour dire « que quelqu’un laisse voir le peu de solidité de son savoir ». C’est la même expression que l’on trouve Sourate LXVIII, verset 42 : « Le jour où l’on découvrira le tibia et où ils seront appelés à la Prosternation … Puis ils ne pourront pas ».

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désormais85 comment le personnage de la reine de Saba va glisser de la maligne Bilkis, mi Se’ir des hébreux, mi djinn arabe, proche du sphinx de l’ancienne Grèce, au personnage de la regina sibilla annonciatrice de la venue du Christ. Ainsi Honorius Augustodinensis la classera, dans son In Canticum canticorum86 parmi les épouses. Dans la reconstruction de l’arbre généalogique de Noé, elle sera associée par la suite aux mages qui deviendront tardivement les rois descendants de la reine fabuleuse grâce au psaume LXXII, 10: « les rois de Tharsis et des îles rendront tribut. Les rois de Saba et de Seba feront offrande ». Puis l’on trouvera dans Is. LX,6 : « Des multitudes de chameaux te couvriront, des jeunes bêtes de Madian et d'Epha; tous viendront de Saba, apportant l'or et l'encens et proclamant les louanges de Yahvé » la justification de ce rôle positif, la reine participant à l’épiphanie du Seigneur. Comestor l’associera le premier au bois de la croix dans un commentaire de sa Biblia. Voragine se fera enfin le rapporteur de cette vision populaire de cette curieuse conversion. Le bois de la croix conçu comme un pont, voilà une évidence que, pourtant, l’on ne s’attendait pas à voir associer à un autre personnage que le Christ. La profondeur de la croix, que symbolise aussi le septénaire du khi et du rhô imbriqués (le chrisme), se trouve matérialisée en position de po(i)nt de passage. L’axe du monde, que nous évoquions en parlant de saint Christophe, part ici du cœur du christ, omphalos, situé au cœur de son nom et le rayonnement qui en émane définit, pour reprendre la citation de Paul, la hauteur, la largeur et la profondeur, c’est-à-dire « les sept positions de l’espace »87. Le bois de la croix est un pont au dessus de l’illusion, l’eau qu’il faut traverser, et sert à la rédemption de la reine de Saba. L’eau, miroir de cristal, se trouve déjà dans la bible EZ. 3 :14-27 et symbolise le filtre atténuateur de la splendeur divine. Ce morceau de la croix qui vient de l’arbre de vie rejoint la destinée du Christ par dessus les saints. Or, l’arbre de vie de la tradition judéo-chrétienne, comme le chrisme ou le sceau de Salomon, est une image de l’arbre du monde88 , un symbole axial séparant l’en deçà de l’au-delà. L’arbre n’a pas bougé de sa place paradisiaque, mais depuis la chute, c’est notre position par rapport à lui qui a changé, et nous ne pouvons plus le voir qu’inversé. Le pont fait du bois de la croix ici est un indice du rétablissement de l’ordre du monde qui sera parachevé par l’avènement du premier empereur chrétien. Sa persistance en fait une essence extraordinaire que seule la reine de Saba a pu pressentir, alors que le sage Salomon ne l’a pas vu. Ce détail ne peut pas ne pas nous frapper : la révélation était destinée à la reine et non au roi. Hors de l’interprétation politique qui pourrait en découler, il est intéressant de voir que même Voragine se fait l’écho des traditions ancestrales où l’initiatrice est toujours, par définition, la femme (C’est Isis des mystères d’Eleusis décrits par Apulée dans l’Ane d’or). L’initiation au mystère du monde de Salomon est donc réalisée par la reine de Saba qui, par conséquent, abandonne son rôle païen pour devenir prophétesse. Le pont qu’elle refuse de franchir ne lui est pas destiné. A qui, alors ? La réponse nous est signifiée par l’ange qui refuse l’uile de miséricorde au fils d’Adam : la période qui doit s’écouler n’est pas encore accomplie quant la reine de Saba se présente. Refuser de traverser le pont est donc un devoir qui la rapproche de la lumière. Mais contrairement aux autres saints de la Légende Dorée, la reine de Saba ne traverse pas. Elle n’est donc pas une sainte au même titre que les autres, elle est un prophète car la lumière qui éclaire le monde lui a été révélée, mais c’est là son unique baptême, contrairement aux autres saints de la Légende pour qui la révélation directe constitue toujours une seconde étape avant la mort.

85 André Chastel, op. cit. 86 Migne, PL, t. 172. 87 Sur la nature ésotérique et traditionnelle du chrisme, voir René Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Paris, Gallimard, « NRF » , 1962. 88 Ibidem.

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La forme chrétienne du pont : le purgatoire

Mais au-delà de ces récits anecdotiques qui témoignent néanmoins d’une certaine vitalité du symbole dans les textes en marge de la doctrine chrétienne fondamentale, il existe une tradition du pont du purgatoire qu’illustre particulièrement la légende de Patrick, premier entre tous à permettre le récit d’une traversée exemplaire du fleuve noir. Cette tradition du pont présente un amalgame entre les cultures islamiques, mazdéistes et hébraïques de sorte que l’on en vient à imaginer que si la pédagogie des premiers chrétiens a ignoré cette part de ce qui pourrait être une forme de l’inconscient collectif, celui-ci s’est imposé de lui-même dans le témoignage bien sûr des initiations des saints aux mystères de la vie et de la mort et d’autre part notamment dans la forme que prit le Purgatoire comme lieu (et non comme état) de souffrance des âmes tel qu’il s’est imposé dans le courant du Moyen Âge à l’Eglise. La légende du père protecteur de l’Irlande est, de ce point de vue, caractéristique du témoignage d’une conception d’un prophète initié (l’œuvre de Dante quant à elle illustre parfaitement la vision d’un Purgatoire qui se confond avec l’image du pont). Sous le pont des légendes se dessine en tout cas une image barbare nous rappelant le constat de Chateaubriand dans son Essai sur la littérature anglaise, « d’un côté, les nations barbares, civilisées par les prêtres chrétiens, ont eu honte de leur barbarie ; de l’autre, elles ont tenu à l’honneur d’être sorties de la même source que cet empire romain dont elles s’étaient faites les héritières après l’avoir mis à mort ».

Saint Patrick va donc définir venturis saeculis l’emblème du pont dans la tradition chrétienne. L’histoire de l’évangélisateur du IVe siècle de notre ère ne coïncide pas avec sa légende. C’est un parfait exemple d’une réécriture chrétienne d’un symbole païen, assimilé par l’Eglise et issu de différentes confusions dont le succès, probablement populaire, ne s’est pas démenti dans le courant du Moyen Âge au point de remplacer dans la culture courante la Visio Pauli dont nous parlions précédemment. Afin de comprendre comment ce personnage va permettre l’émergence dans la culture occidentale du pont probatoire, il est nécessaire d’évoquer les différents mécanismes qui ont présidé à la constitution de son histoire. Saint Patrick, dans la Tradition irlandaise, est un héros, c’est-à-dire un « homme qui a rituellement conquis, par les mérites de sa vie ou de sa mort, la puissance effective inhérente à un groupe ou à une chose dont il est le représentant et dont il personnifie la valeur sociale fondamentale89 ». Le culte irlandais des héros est un culte des morts dont on craint la puissance, même dans le Mag Mell, nom du lieu où se rendent les esprits après le décès. Les dieux mêmes sont des morts dont les cadavres peuvent avoir différentes vertus : ils peuvent avoir des propriétés curatives ou avoir donné naissance aux arbres de la forêt90. Il est encore remarquable que toutes les pierres sacrées soient des pierres funéraires91 ou que les dieux des sources et des fontaines soient également des morts : la tombe de Mananan mac Lir, par exemple, est recouverte par le lac Oirbsen où il mourut des suites de ses blessures guerrières. Les dieux locaux, les mannes familiales ou les dieux des groupes socialisés sont encore des morts. Or, ces personnes morales permettant l’identification, ces champions sont honorés par des fêtes ou font l’objet d’un culte : notre saint, dans ce contexte, toujours représenté sous les traits d’un « champion de Dieu »92, n’a eu aucun mal à investir le rôle autrefois dévolu aux autorités locales. Très tôt son nom a pu être employé comme synonyme de « patron » ou « d’apôtre ». Du point de vue des textes, il faut donc distinguer les sources liées aux personnages historiques, les biographies et les récits légendaires qui en naîtront. Les deux

89 Voir S. Czarnowski, Le Culte des héros et ses conditions sociales, Paris, Felix Alcan, 1919, p. 27 ; voir également G. Dumézil, Le livre des héros : légendes sur les Nartes, Paris: Gallimard-Unesco, 1989

90 Ibidem. p. 157-205 : le cadavre de Miach, tué par son père, a permis aux plantes médicinales de pousser sur sa tombe. Un if et un pommier sont sortis de la tombe de Baile Binnberlach et Ailinn, l’arbre de l’Oenach Reil voit la fin de Duaibsech, la veuve du roi Muircertach mac Erca. 91 Ibidem. p. 157-205. 92 Ibidem. p. 224.

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plus anciennes vies connues de saint Patrick datent du VIIe siècle. La première fut écrite par l’évêque Tirechàn, disciple d’Ultan, évêque à Ardbraccan en Meath et est postérieure à 65793. La seconde est de la main de Muirchu Maccu Machténi94 sur ordre de l’évêque Aedh de Slèbte en Leinster à qui l’œuvre est dédiée. Les textes antérieurs à cette période dont nous avons des échos ne nous sont pas parvenus. Deux textes peuvent être à la source de ces écrits, les Dicta Patricii et la Confession, deux textes très courts qui ne renseignent pas beaucoup sur la vie historique du saint. On comprend que dans cette atmosphère d’ignorance, propice aux réminiscences païennes, qui entoure la vie de Patrick, le besoin se soit fait sentir pour l’Eglise aux alentours de 660 de consigner sa vie d’un point de vue orthodoxe. En effet, la majeure partie des traits qui constituent la personnalité du héros en légende est explicitement empruntée aux traditions mythologiques et épiques de l’Irlande, seuls viennent se mêler quelques thèmes bibliques propres à justifier son culte catholique: un ange lui parle dans un buisson ardent, il jeûne quarante jours sur une montagne comme Moïse ou le Christ, et le moine Colgan, dans sa Vie troisième, le dote d’un bâton miraculeux dont il hérite directement du Christ. C’est donc un personnage syncrétique qu’a livré la tradition de l’Irlande. La légende de saint Patrick, quant à elle, est fixée deux siècles plus tard. La plus ancienne version est la Vita IIIa du moine Colgan, mais la plus connue, notamment grâce à l’édition de Whitley Stokes, est la Vie tripartite. Cette dernière n’est pas antérieure au XIe siècle et se trouve être en fait la refonte d’un texte antérieur, datant probablement du IXe siècle, lui-même en grande partie inspiré du Livre d’Armagh, compilé en 807 par le scribe Ferdomnach95. Ces textes à l’origine avaient été écrits en vue de soutenir les droits du siège métropolitain provoquant par là-même le rapprochement de l’île avec la vie du saint patron. Nennius en fait un résumé dans son Historia Britonum. Différents martyrologes (Luxeuil au VIIe siècle, Oengus au IXe), la Prière de Ninine(VIIe), le Glossaire de Cormac (Xe), les préfaces des hymnaires irlandais aux hymnes de Secundinus, de Fiacc et à l’hymne dit Lorica Patricii (XIIIe) en donnent d’autres versions96. La vie du saint est en fait assez curieuse. Le tracé légendaire de son débarquement a très tôt été fixé par la tradition et son voyage n’est que combats avec des chefs ou des druides locaux qu’il affronte dans des sortes d’ordalies dont il sort vainqueur, s’attachant ainsi tout le groupe du vaincu. Cet itinéraire, d’ailleurs, calque celui d’anciens héros légendaires97. Son enfance est déjà miraculeuse, placée sous le signe des éléments. Le jour de son baptême, il fait jaillir de l’eau, rend la vue à un aveugle98 et lui confère la science de la lecture. La Tripartite life rapporte encore qu’il a, avec de l’eau jaillissant de sa main, éteint le feu qui dévorait sa maison natale99. Il soigne les vaches de sa mère par imposition des mains100, puis, avec ses deux sœurs, Lupait et Tigriss, il est enlevé par les saxons à qui il échappe guidé par l’ange Victor dont le nom annonce la destinée extraordinaire de l’enfant : « patricio in solitudine agenti apparuit angelus Victor, qui jubens in italiam se conferat, dixit : propera ecce navis tua parata est (…) non existimo dominum, 93 On peut être étonné de lire dans l’ouvrage de Asin-Palacios (op. cit. p. 309) : « La légende de Saint Patrick est l’une des légendes les plus popularisées dans tout le monde chrétien dès qu’elle apparut en Irlande dans la seconde moitié du XIIe siècle […] la plus grande partie […] des traits pittoresques de cette légende de saint Patrick a ses précédents dans l’eschatologie musulmane ». Ne confond-il pas les avatars légendaires et le texte hagiographique ? La version de Colgan n’est probablement pas si redevable à l’eschatologie musulmane que notre critique veut bien l’affirmer. Quant bien même il ne lui accorde d’ailleurs qu’un court passage dans son analyse, la légende de Patrick mérite un traitement particulier dans la façon dont elle s’est amplifiée dans le cours du Moyen Age. C’est loin d’être une légende anodine. N’oublions pas que les moines irlandais ont toujours été de grands voyageurs et qu’ils se rendaient sans hésiter à Rome. 94 Texte consulté : Whistley Stokes, A tripartite life of saint patrick with other documents relating to that saint edited with translations and indexes, II volumes, Londres for her majesty’s stationnery office, Eyre and Spottiswoode, 1887 Voir également R. Benjamin, Etude critique sur la vie et l’oeuvre de saint Patrick, Elbeuf, 1883 ; J.-B. Bury., The life of saint Patrick and his place in history, London, 1905; Voir encore G. Ph. Krapp, The legend of saint Patrick’s purgatory, Baltimore, 1900 ; J .Gay, le voyage de Saint Patrick, Genève, 1867; J. H. Todd, Memoir on Saint Patrick, the apostel of Ireland, Dublin, 1864. 95 Voir Czarnowski, ouv.cit. p. 80-90. 96 Ibidem. p. 29-41. 97 Ibidem. p. 104, Les fils de Mile, après leur retour. 98 Stokes, op. cit, « […] so with the infant’s hand he made the sign of the cross over the earth, and a well of water broke thereout. Gornias washed his face, and his eyes were opened and he read the order of baptism, he who had never learned letters[…] ». 99 Ibidem. « […] He dipt his hand into the water and « five drops flowed from Patrick’s fingers and the fire blazed up[…] ». 100 Ibidem. « […] He made the sign of the cross over the wound, and healed her without any illeness […] ».

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cui inservio. Cui sanctus adolescens respondit : potens est deus meus praestare, quod postulas (…) post tot adversitates et aerumnas sanctus Patricius reversus est in suam patriciam, in qua solum mansit tribus mensibus, adversitate probare placuit Domino101 ». En effet, Victor est celui qui préside à son périple initiatique : au retour de ces trois mois symboliques passés dans la terre infernale des saxons, il évangélise le pourtour de la mer Tyrrhénienne où il rencontrera trois autres pères : « Erant enim hi in quodam solitario specu inter montem et mare, et ab eis petit licentiam cum eis commanendi. Responderunt se non velle hoc permittere nisi velit ex vicino fonte aquam haurire. Erat enim in illo loco quaedam bestia, quae hominibus plurimum damni inferebat (…) et cum illis mansit annis septem. ». Ce n’est qu’après avoir accompli ce second voyage d’une durée de sept ans dans un lieu inter montem et mare que celui qui est sur le chemin de la béatification se verra intimer l’ordre par l’ange d’évangéliser, enfin, l’Irlande. La structure de l’envoi en mission est donc tout à fait curieuse et l’on comprend peut-être mieux que dans la version qui va subsister et se répandre en Europe par la suite, seule demeure ce substrat d’un Patrick mi-initié mi-initiateur, si facile à confondre avec saint Paul aux enfers, Esdras ou tout simplement le Christ qui, lui aussi, a passé trois jours en enfer. Le point de départ de la légende est un fait consigné dans les Dicta Patricii : Patrick débarque dans une île où il est attendu par un jeune couple depuis l’avènement du christ. Les deux jeunes gens avaient la garde de son bâton avec mission de le lui remettre, en même temps que de lui confirmer son envoi en mission. On sait par ailleurs que le bâton, que ce soit celui de Moïse guide des hébreux durant la traversée du désert, celui des saints Christophe et Pierre, celui de Janus, ou encore celui que l’on retrouve dans sa forme la plus abâtardie mais aussi la plus évidente dans le cliché de la baguette magique douée de vertus insoupçonnées, est l’instrument par excellence de l’initié qui connaît le secret de l’au-delà. Patrick est d’autant plus hermétique que le pays d’où il vient, celui de la mer tyrrhénienne, Muir Torann en irlandais, a été confondu avec la Muir Torinaig, la mer qui baigne le pays des Dieux. Le débarquement extraordinaire de Patrick dans la reconstruction populaire qui a suivi la période de l’évangélisation pouvait se confondre avec la venue annoncée de Mannan mac Lir, le dieu psychopompe de l’antiquité irlandaise. C’est probablement ce qui a rendu aussi nécessaire pour les moines du VIe d’écrire sa vie de façon chrétienne au même titre que les pratiques païennes des irlandais débarqués en France, les britons, a rendu nécessaire la bénédiction des lieux païens au XIe siècle dans la région de la péninsule armoricaine102. Le pont devient alors la voie toute tracée qui attend le développement de la légende en occident et l’on verra comment la Vie de Patrick sclérosera, ou concentrera, toutes les interprétations du symbole. Deux légendes vont principalement naître de ces sources pour fixer la tradition occidentale de Patrick, La Légende dorée et L’Espurgatoire Saint Patrice de Marie de France. Les deux auteurs adoptent une même structure dans le récit en faisant se succéder les tourments aperçus en enfer, et tous deux intercalent le récit du pont, sur le mode désormais traditionnels de la vision, héritée d’Esdras par le biais de Grégoire le Grand et de ses Dialogii. Dans les deux cas, ce n’est pas Patrick qui franchit le pont, mais un second personnage qui vient tenter l’épreuve du Laugh Dergh. Dans le premier cas, il s’agit de Nicolas et, dans le texte romancé, d’un chevalier anonyme. Ces légendes tirent leurs caractéristiques des aventures d’Owen, le héros du Tractatus de purgatorio sancti Patricii conservé dans le manuscrit n°173 de la bibliothèque de l’université d’Utrecht. Ce dernier texte n’est, au demeurant, que très peu tributaire de la biographie historique de saint Patrick dont il ne retient que quelques éléments importants comme la révélation faite à Patrick de l’emplacement de l’entrée des enfers pour convaincre les hésitants

101 Voir édition parcellaire de Stokes du texte latin de Colgan. 102 Voir Gabriel Le Mas, « Les croix rurales », dans Miscellanea historia in honorem Alberti de Meyer, universitatis catholicae in oppido Lovaniensi iam anno XXV Professoris.

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ou son caractère intransigeant. L’épisode du jeûne contre Dieu103 est suffisamment éloquent par ailleurs pour souligner le caractère démesuré du saint qui est bien un héros populaire. A travers les remaniements successifs de la légende, il est évident qu’en fait les Visions d’Esdras et de Paul vont se confondre dans l’histoire de Patrick grâce à la porte mythique laissée béante par la tradition irlandaise. Patrick est plus proche des hommes, dans ses comportements, que le moralisateur Paul, plus accessible qu’Esdras, moins effrayant surtout et il hérite des nombreux attributs des psychopompes et des dieux des chemins (il partage par exemple avec Jacques de Compostelle, Pierre ou Christophe les attributs de Janus). Les caractéristiques de Patrick étaient propices à un élargissement de son histoire du domaine Irlandais au monde chrétien. Le texte du Tractatus inscrit donc l’épreuve de la traversée du pont au dessus du fleuve des enfers sans citer ni Grégoire ni Esdras:

Inde ergo cum tumultu magno eum traxerunt, sicque ad flumen unum latissimum et fetidum pervenerunt. Erat autem flumen illud totum flamma quasi sulphurei incendii coopertum atque demonum multitudine plenum104

Ce sont les démons qui jouent le rôle de tentateur dans le cadre imposé par Dieu dont ils ne sont finalement que les instruments dans la mesure où ils sont impuissants face à la foi et à la prière:

Dixerunt ergo ei : « Sub isto flammante flumine scias infernum esse ». Ultra flumen quod videbatur pons unus protendebatur. Dixeruntque demones ad militem : « Oportet te nunc ambulare super hunc pontem, et per nos ventus ille qui te dejecit in flumen aliud te dejiciet il illud105

Le pont enfin présente de nombreuses caractéristiques dangereuses : Et ecce in ponte illo erant tria transeuntibus valde dubitanda : primum, quod ita lubricus erat ut, si esciamlatus esset, nulus aut vix quis in eo pedem figere posset ; aliud, quod ita strictus erat quod fere intransibilis ; tertium quod ita altus erat quod horrendum esset deorsum aspicere106

On trouve la même composition dans l’œuvre de Marie de France. Le fleuve est « horible e parfund e puant » mais elle ajoute quelques détails: « La oït criz e noise grant». Le pittoresque de la chose est rendu de façon fidèle, jusqu’au trois termes caractéristiques du pont : il est « escolurgables », « estrait » et le troisième :

Li terz esteit demesurez, / que li punz ert si haut levez / del flove qui esteit ardanz / mult ert hidus as trespassanz // qu’il ne cheissent contre val / el doleru puiz infernal107

Ce sont ces caractéristiques que retiendra encore le maître de l’Eglise de Loreto Aprutino, le peintre contemporain de Dante et auteur du Jugement Dernier. La Légende dorée présente une version encore différente de toutes les précédentes, même si l’on y retrouve des similitudes fondamentales : le caractère initiatique du purgatoire, la présence d’un témoin et la description des épreuves. Le texte de Voragine insiste plus sur l’éclairage initiatique de l’histoire, à travers notamment l’étymologie placée en exergue de la légende: « Patrice est dist ainsi comme sachant, car, par la voulenté de Nostre seigneur, il sceut les secrets de Paradis et de enfer ». Voici donc exposé le caractère principal de Patrick : c’est un sachant, c’est-à-dire, étymologiquement, un prophète, l’interprète de Dieu qui délivre aux hommes le sens de l’avenir par la connaissance qu’il a méritée dans le service de Dieu. L’accès à la qualité de

103 dans le texte de Mirchù, il est rapporté que Patrick, sur la montagne, a accompli un jeûne d’une violence incroyable jusqu’à ce que Dieu lui accorde tout ce qu’il désire. Cette menace à l’encontre du Créateur lui valut de pouvoir, au jour du jugement dernier, être le seul juge des âmes irlandaises. 104 Voir C. M. Van der Zenden, Etude sur le purgatoire de saint Patrice accompagnée du texte latin d’Ultrecht et du texte anglo-normand de Cambridge, Amsterdam : H. J. Paris, 1927, p. 16-17. 105 Ibidem. 106 Ibidem. 107 Voir T.Atkinson, The espurgatoire Saint Patrice of Marie de France, Chicago : Jenkins, 1903 (University of chicago, decennial publication, 7); à titre de comparaison avec cette légende, voir V. H. Friedel et Meyer K., La vision de Tondale, 1907 ; Voir encore G. Paris, "Etude sur les romans de la table ronde, Lancelot du lac II, le conte de la charrette", Romania, XII, 1883 ; Y. Pontfarcy, L’espurgatoire Seint Patriz, Paris, Peeter, 1995 ; P. Saintyves, En marge de la légende dorée, Paris, Laffont, 1987 ; A.Wagner, Visio Tungdali, Enlangen, 1882.

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prophète se révèle être une seconde exaltation matérialisée par le pont. Cette définition nous replace, d’ailleurs, dans l’optique particulière de tous ces textes : le purgatoire ici évoqué n’est pas Le Purgatoire, mais bien un locum purgatorium ante mortem, un lieu entre le ciel et la terre à l’image de ces îles de la mer Tyrrhénienne où Patrick présidait aux révélations. Parmi les miracles que retient Voragine, le premier qu’il évoque est celui du baptême d’un roi dont le pied fut malencontreusement percé par le bâton du moine sans que le roi ne dît rien. Emerveillé par cette patience, il le récompensa. Le second est l’accusation miraculeuse d’un voleur de brebis puis le troisième est le dialogue qui eut lieu entre le saint et un païen défunt dont on avait, à tort, décoré la tombe d’une croix. Vient ensuite le récit de la descente de Nicolas dans le lieu de l’épreuve. Tous ces éléments appartiennent à la vraie tradition d’Irlande issue de Tirechàn et Mirchù, mais ce ne sont pas les plus importants. Pourquoi retenir ceux-ci ? Ne se dessine-t-il pas autre chose derrière la figure naïve du bon pasteur qui ne se rend pas compte qu’il perce les pieds du dignitaire qui demande l’initiation au mystère de celui qui fut plusieurs fois percé ? Il est certain en tout cas que les quatre éléments de la légende dessinent quatre aspects de la figure du prêtre : le baptiste, le gardien du troupeau, le psychopompe et celui qui préside aux mystères. Disons qu’au sens littéral, le prêtre est celui qui baptise même les grands de ce monde, qu’au sens historique, il est celui qui a été envoyé en mission, qu’au sens spirituel, il est celui qui assiste les mourants car il est le consolateur par la parole et qu’au sens anagogique, il est l’entremetteur. Justement, l’entremetteur, n’est-ce pas là un pontife ? voici la description du pont dans la traduction de Jean de Vignay :

Et donc fut mené en ung autre lieu sur ung pont pour lequel il convenoit passer. Et ce pont estoit tres estroit, et aussi poli comme glace et tout escoyulant, soubz lequel pont il couroit ung fleuve de feu et de souffre108

Contrairement aux autres visions, les sensations ne sont pas évoquées et l’auteur ne retient que deux des éléments, courants dans la tradition, le feu et le soufre. Ce n’est qu’après avoir invoqué le Seigneur qu’il entendra le cri menaçant des démons :

Lors ouyt ung cri et une tres forte noise qui le espouventa sique a peine se pouvoi soustenir ; et, toutefois, il fist sa priere et fut tout seur109

L’épreuve est presque achevée, il ne lui reste plus qu’à se rassurer : Et doncques mist l’autre pié après et recommenca sa priere et, a chascun pas, il la disoit et passa ainsi seurement110

De l’autre côté, comme dans le texte d’Esdras ou de saint Grégoire se trouve le paradis des parfaits, preuve s’il en était encore besoin de la verticalité du symbole du pont qui enjambe le cours du temps pour rejoindre l’autre rive :

Et quant il fut oultre passe il trouva ung tresbeau pré de merveilleuse odeur de diverses fleurs111

La légende de saint Patrick se trouve au confluent de toutes les traditions pré-chrétiennes, héritant tant de la vision celtique du monde des puissances de l’au-delà auquel les druides, ces « sachant » d’autrefois donnaient l’accès que de la tradition apocalyptique hébraïque. Le pont est l’image de l’exaltation du prophète et de la connaissance qu’il a de l’autre rive. Que l’on me permette de terminer en citant in extenso un extrait des Frères Karamazov dont j’emprunte la traduction à l’édition de la Pléiade et qui est le récit post mortem du starets :

La vierge visite l’enfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques uns s’enfoncent dans ce lac et ne paraissent plus ; « Ceux-là sont oubliés de Dieu même », expression d’une profondeur et d’une énergie remarquables. La vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et

108 Voir Brenda Dunn-Lardeau, op. cit. 109 Ibidem. 110 Ibidem. 111 Ibidem.

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demande grâce pour tous les pécheurs qu’elle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est d’un intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande : « Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux ? » elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et d’implorer la grâce des pêcheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, de vendredi saint à la Pentecôte

Inspiré d’un évangile apocryphe (l’Evangile de la Vierge), l’on voit tout ce que cet extrait d’un ouvrage moderne doit à la tradition de Patrick et témoigne d’une confusion caractéristique : tous les « auxiliaires » (je veux dire par là, tous ceux qui sont présents dans l’univers spirituel chrétien et qui n’entrent pas dans le mystère de la Trinité) sont susceptibles de trouver leur indépendance en devenant garant d’une équité, d’une justice immédiate toute humaine. Ne retrouve-t-on pas jusqu’au jeûne contre Dieu dans la curieuse attitude de la vierge qui ordonne aux saints de faire pression sur le Seigneur ? Patrick est donc l’image même du saint-chaman, psychopompe initié aux mystères de l’au-delà, ou tout au moins guide des âmes malades en quête d’expiation. Le Purgatoire de Dante permet de conformer cette vision du Purgatoire comme lieu de mise à l’épreuve, seul lien entre le ciel et la terre. On ne peut ignorer en effet la portée initiatique112 d’un ouvrage tel que celui de Dante. L’on peut certes penser avec Henri Longnon113 que « Dante ne témoignait [pas] d’une originalité ni d’une audace aussi grandes que nous l’imaginons » et « qu’il n’a fait qu’abonder dans le sens des rêves de ses contemporains ». Peut-être encore faut-il considérer avec lui que l’interprétation anagogique de l’ouvrage ne saurait être que politique et que la prophétie du chant DXV ne viserait que la restauration du pouvoir impérial : le poète lui-même nous invite à faire cette lecture puisque de DXV à DUX il n’y a qu’un pas. Mais est-ce alors un hasard si le chant LXV soit celui où le poète contemple pour la première fois la lumière (la lux latine ) ?

Pense lecteur si je m’émerveillai En voyant que l’objet restait en soi le même, mais transmuait constamment son image Tandis qu’heureuse et pleine de stupeur Mon âme savourait la sainte nourriture qui affame de soi ceux qu’elle en rassasie […] Splendeur de la Lumière éternelle et vivante, quel est celui qui pâlit sous l’ombrage […]Quand au grand jour tu découvris ta face ?114

Il est en tout cas toujours nécessaire de garder à l’esprit l’invocation du chant neuvième de L’Enfer,

O voi che avette gl’intelleti sani,/ Mirate la dottrina che s’asconde / Sotto il vellame delli versi strani115

qui nous invite à aller au-delà du sens explicite, et à aller chercher, derrière ce voile, la vraie lumière. A l’intérieur de ces versi strani, le pont joue un rôle récurrent, notamment dans la région de Malebolge. Huitième étage de l’enfer, c’est une terrasse en forme d’anneau au centre de laquelle se trouve le puits qui conduit au cercle suivant. Mais, puisqu’elle est plus large que les autres, son fond est divisé en régions annulaires également, séparées par des digues que seuls des ponts de rochers enjambent pour aboutir au puits central. Chaque pont rayonnant est un point de vue sur l’un des tourments infligés aux âmes des pêcheurs dans chacune des huit fosses.

Le fond en est si creux qu’il nous fut impossible/ de le voir sans monter par le dos de cette arche/ jusqu’où le roc surplombe davantage116

112 Voir R. Guénon, L’ésotérisme de Dante, Paris, Gallimard, 1957. 113 Dante, La Divine Comédie, Henri Longnon, Paris, Garnier, 1999, p. xxiv-xxv. C’est le texte français dont nous suivons la transcription. Voir également Dante, La Divine comédie, Jacqueline Risset trad., Garnier-Flammarion, Paris, 1992 ; Voir encore J. Le Goff, La naissance du purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. 114 Ibidem. 115 Ibidem. : « Vous qui avez l’intelligence saine, sondez l’enseignement qui se dérobe ici sous le voile tissu des vers mystérieux ». 116 Jacqueline Risset, op. cit. « Lo fondo è cupo sì, che non ci basta / loca a veder sanza montare al dosso / de l’arco, ove lo scoglio più sovrasta ».

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L’image du témoin sur le faîte de l’arche forme un motif que l’on retrouve dès le chant suivant :

Et nous étions montés sur le faîte d’un roc / qui le juste milieu de la fosse surplombe117

Dans la figure ainsi formée, le trajet du poète est un trajet labyrinthique en spirale : partant du point le plus éloigné, il emprunte le pont, s’arrête en son milieu, poursuit sa route qui le conduit au milieu du pont suivant puis à la fosse prochaine jusqu’à atteindre le centre. Le pont matérialise la curiosité du poète en même temps qu’il symbolise tout le périple auquel le jeune homme participe, l’image de la traversée et de l’éloignement de la rive prédominant. C’est ainsi que dans le dialogue qui est rapporté, l’une des âmes damnées peut dire :

Si tu as tant à cœur de savoir qui je suis / que pour cela tu aies franchi la rive, / Sache donc que je fus vêtu du grand manteau / J’étais vraiment un fils de l’Ourse118

Le pont est d’emblée défini par l’auteur comme une figure ambiguë et, alors que nous sommes au cœur de l’enfer, Dante compare le pont qu’il franchit aux traditions de la ville pontificale. Les pécheurs franchissent une passerelle, « au-delà, mais plus vite » :

C’est ainsi que dans Rome, en raison de la foule / l’année du Jubilé, un ordre est établi / à l’usage des gens qui passent sur le pont119

L’étrange rapprochement qui est établi entre le pont Saint-Ange et l’enfer sonne ici comme une critique de la contemporanéité. Tout le trajet du huitième cercle se fait

[…]De pont en pont, en parlant d’autres choses / que cette comédie n’a cure de chanter120

Cependant, aussi anecdotique que puisse devenir la route sur le pont des deux initiés, un détail du vingt et unième chant de l’enfer souligne la nature démoniaque de ces arcs de pierre :

Avec cette fureur et cet air de tempête / qu’ont les chiens bondissant au dos d’un petit pauvre / qui s’arrête soudain pour demander l’aumône / Sortirent les démons de dessous le ponceau121

Ce n’est qu’après avoir franchi le pont qui conduit à la cinquième fosse qu’apparaissent les démons. Les pont de Malebolge sont donc des abris, des loca amoena au-dessus des tentateurs à qui ils servent d’abri. Le pont divise l’espace de Malebolge en deux univers distincts, l’en deçà et l’au-delà, reprenant les deux images du poète, spectateur des tourments d’en bas mais risquant sa vie une fois descendu. C’est peut-être cet état ambigu du poète qui justifie la notation du chant dix-neuvième du Purgatoire: alors que Virgile lui ordonne

« Dresse toi, viens »122 Dante obéit d’une bien curieuse façon ; dans une attitude qui évoque l’humilité et

l’accablement de celui qui prend conscience de la vraie voie, prêt à passer à son tour par la porte étroite dont parlait Mathieu:

En suivant mon seigneur je tenais le front bas / ainsi qu’un homme accablé de pensées / et qui s’en va courbé en demi-arc de pont123

Tout se passe donc comme si l’initiation à laquelle était soumis le poète l’intégrait peu à peu à la réalité infernale au point d’en faire un élément constitutif du paysage qu’il vient de traverser. Il faudrait encore, pour être exhaustif, évoquer dans le vingt et unième chant du Paradis l’image qui est peut-être à la source du texte d’Aurélia dont nous reparlerons plus

117 Ibidem. « montati de lo scoglio in quella parte / ch’a punto sovra mezzo ‘l fosso piomba ». 118 Ibidem. « Se di saper ch’i’ sia ti cal cotanto, / che tu abbi però la ripa corsa, / sappi ch’i fui vestito del gran manto ; e veramente fui figliuol de l’orsa ». 119 Ibidem. « come i Roman per l’essercito molto, / l’anno del giubileo, su per lo ponte / hann a passar la gente modo colto».. 120 Ibidem. « Còsi di ponte in ponte, altro parlando / che la mia comedia cantar non cura ». 121 Ibidem. « con quel furore e con quella tempesta / ch’escono i cani a dosso al poverello / che di sùbito chiede ove s’arresta, usciron quei di sotto al ponticello ». 122 Ibidem. 123 Ibidem.

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loin : l’escalier d’or qui mène de Saturne à l’Empyrée par lequel descend la Dame « pour [..] le fêter par [ses] propos et [sa] robe de flamme ». Cet escalier mystique aux sept degrés, qui évoquent l’harmonie des sept arts libéraux, des sept planètes ou encore des sept directions de l’espace est l’élévation en cours, symbole de la hiérarchie nécessaire des étapes avant l’ultime révélation. Les évocations des passerelles éveillent désormais notre attention: là où le chrétien traverse un pont, il quitte ce mode pour rejoindre celui des parfaits. Mais la nature véritable du Purgatoire n’est-elle pas d’être l’image, esquissée, démesurément amplifiée, du çinvat originel ?

De fait, les liens entre l’eschatologie musulmane et la poétique dantesque sont parfaitement démontrés par Asin-palacios et tous semblent revenir au symbole du pont dont il fait la preuve irréfutable de la parenté entre le hadiths et le premier des poètes. Le Purgatoire de Dante est le parangon de toute traversée du çinrat iranien et du çirat islamique :

Si l’on met ensemble les données descriptives analysées jusqu’ici, le purgatoire islamique nous est déjà révélé comme une colline entre l’enfer et le ciel situé précisément en dehors et au dessus de celui-là. Mais il y a encore d’autres légendes qui précisent mieux cette topographie […] Ce pont éthéré (le pont çinvat de la religion perse), lumineux, presque irréel, se transforme dans l’islam, par une série de dédoublement fantastique, en un chemin, un sentier, ou une chaussée, en un édifice très haut ou un pont voûté ou viaduc, en un pont naturel ou passage glissant en une côte ou rampe124

Cette transformation, dont nous croyons avoir vu des traces similaires dans le texte de Grégoire le Grand, est essentielle dans la conception architecturale du Purgatoire. Le texte ne se comprend qu’à travers cette vision du pont traversé, de la passerelle qui amène les âmes vers leur demeure éternelle:

Le mont dantesque est en réalité un énorme pont qui, au-dessus de l’océan de l’hémisphère austral, établit la seule communication possible entre le ciel et la terre et qui se dresse au-dessus de l’enfer plus concrètement, sur le dos ou le revers de l’abîme infernal. Et le çirât ou sentier musulman est décrit de la même façon dans les livres d’eschatologie125

Le Purgatoire serait le pont des ponts, la réponse chrétienne à cette partie fondamentale de l’humanité qui aspire au pont et que la pédagogie première avait ignoré. Il est facilement imaginable au demeurant que si le purgatoire, absent du dogme à l’origine, s’est imposé de facto à l’Eglise médiévale, c’est justement parce que le pont était absent du dogme chrétien. C’est ce que Dante lui-même a dû pressentir en offrant au christiannisme occidental cette fabuleuse et mythique transformation du pont de l’antiquité iranienne en vaste paysage symbolique, peuplé d’âmes dans l’attente.

Je voudrais pour terminer attirer l’attention sur deux ouvrages qui achèvent l’histoire du pont telle que nous l’avons tracée dans la culture occidentale depuis le substrat mythologique iranien jusqu’au Purgatoire de Dante. Nous croyons avoir dit, en nous appuyant sur l’analyse du phénomène chamanique des cultures archaïques proposée par Mircea Eliade, que le pont est un symbole universel dans lequel les peuples ont le moyen le plus évident de projeter leur espoir de réunion du ciel et de la terre, leur espoir de rétablissement de la pureté originelle du monde corrompu. Chaque tradition a désigné dans le groupe social formé des « sachant » garant d’un possible retour à ce locus amoenus. Le conte symbolique126 de Goethe connu sous le nom du Serpent vert investit d’une façon subtile toutes les dimensions symboliques du pont jeté entre les générations des hommes, à la fois arc-en-ciel permettant la retrouvaille et ouvrage de facture humaine. Court récit à résonances

124 Asin-Palacios, ouv. cit., p. 192. 125 Ibidem. 126 Goethe lui-même définissait le Märchen en ces termes.

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maçonniques, le conte se déploie sur trois jours et trois nuits. Il serait vain d’en résumer « l’histoire » ici, il suffit de retenir que le texte met en scène sur une carte orientée : deux feux follets dont l’or est une lumière qui rend phosphorescent, un passeur qui permet de traverser le fleuve à minuit dans un sens et un seul (de l’occident vers l’orient), un serpent phosphorescent qui se transforme en pont au dessus du fleuve à midi (permettant le retour vers l’occident), un géant dont l’ombre, plus forte que son propriétaire, permet de traverser le reste de la journée, un Vieux à la Lampe qui a de curieuses fonctions à accomplir dans une crypte sacrée qui abrite elle-même quatre statues de rois particulièrement loquaces, sa Vieille qui accepte d’acquitter la dette de légumes des Feux Follets au passeur et qui se retrouve elle-même débitrice du fleuve, un carlin mort transmué en onyx, un épervier et un serin, la belle Lilia dont le contact est mortel et, enfin, son prince qui acceptera de mourir pour elle et qui ressuscitera au matin du troisième jour grâce au sacrifice du serpent qui consent à s’offrir comme pont lumineux pour la procession des personnages. Extraordinaire densité de ce conte dont toute la trame est organisée autour du passage du fleuve et dont la clé septentrionale est le pont du serpent vert ! C’est au demeurant ce que souligne le dernier vers du poème de Lilia déplorant la perte de son prince:

Ach ! warum ist die Brüke nicht gebaut Sans tenter de livrer notre propre exégèse, plusieurs points cependant retiennent notre

attention dans l’ouvrage de Goethe . Tout le conte est construit sur l’idée de traversée et de chaîne horizontale. Le pont n’est pas (plus) un emblème vertical entre l’au-delà et les hommes, il est un lien horizontal placé entre les générations des hommes, image de la Tradition. Les Feux Follets au rôle néfaste le reconnaissent bien lorsqu’en s’adressant au serpent, ils le définissent comme « de la lignée horizontale » eux étant « seigneurs de la ligne verticale ». Toute l’orientation de la carte du roman s’organise autour du fleuve (axe Nord – Sud), cruel aux yeux des ignorants et dont les débiteurs risquent l’annihilation127et de la traversée rendue possible par le passeur et le serpent. Le passeur est un psychopompe qui amène les âmes vers l’orient éternel, le serpent, un initiateur (ou plutôt une chaîne d’initiateurs) qui les ramène vers l’occident. C’est à ce titre que l’on remarque les différentes descriptions qui en sont faites dans le courant du conte : tout d’abord, le prince et la vieille « aper[çoivent] à distance l’arche majestueuse d’un pont jeté d’une rive à l’autre du Fleuve », semblant être composé de « chrysoprases, d’émeraudes et de chrysolites ». On retrouve dans l’évocation du serpent transformé des souvenirs du pont de Bifröst, le pont de lumière des mythologies scandinaves : « la compagnie fut saisie d’admiration devant l’arche incomparable qui reliait les deux rives, grâce au serpent bienfaisant, dont le corps formait un pont lumineux ». La description finale du pont vivant forme une curieuse figure géométrique: « l’arc lumineux tranchait vivement sur le ciel sombre ; il n’en était pas de même de la partie concave, qui dardait vers le centre des rayons animés rappelant la solidité mobile de l’édifice vivant». Le sacrifice, qui est désunion des pierres de l’édifice, permet l’apparition d’un « pont magnifique, aux arches multiples, jeté sur le fleuve ». Le pont est donc une figure essentielle de la construction de ce conte qui met en scène le passage sous toutes ses formes, sous tous ses aspects. Même s’il est évident qu’une partie essentielle du sens voulu par l’auteur demeure obscur, il n’en reste pas moins intéressant. Le pont, ici, est horizontal : composé de pierres précieuses, il marque le lien entre ceux qui assurent la transmission. La lumière qui en émane n’est pas sans rappeler l’arc-en-ciel des extases chamaniques rejoignant en partie la symbolique des traditions scandinaves. Enfin, réminiscence de la tradition chrétienne, peut-être, le pont est un endroit sacré que l’on traverse en silence. Voilà réunis sous la plume du même auteur allemand plusieurs caractéristiques des ponts que nous avions déjà croisés. J’aimerais enfin terminer cet exposé par un poète qui se définit lui-même comme un « fils du

127 Le passeur dit à la vieille : « Plongez votre main dans le Fleuve et promettez d’acquitter votre dette en vingt-quatre heures ». sa main ressort du fleuve noire et rétrécie.

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pont » ou descendant du pont. Jean Senelier128 décrit la curieuse filiation dont se réclame Nerval. Par l’évocation de Phoebus dans le premier tercet du Desdichado, il établit un lien entre la « tour abolie » et le pont médiéval de la ville d’Orthez. De fait, la conjonction en un point de l’espace d’un axis mundi et d’un lien horizontal si caractéristique des ponts-tour offre une vision matérielle assez propice aux élans mystiques. Mais Nerval ne se réclame-t-il pas lui-même de cette « lignée horizontale » ? Dans l’Arbre généalogique, zone 1, Nerval établit une curieuse association entre la tour et le pont via une étymologie fantaisiste :

Brucke en gothique allemand signifie pont. Rwon ou brunn signifie tour */ touraille

Il revient ensuite dans la zone 2 : Browning ou brownie : le brownie, esprit de la tour et des ponts » ⇒ La Brunie

Si la tour est désormais consacrée à la figure de l’élévation, c’est que le pont est une marque horizontale. Il n’est plus le lien scalaire entre l’au-dessus et l’en deçà, il est la marque du lien horizontal qui unit les générations et dans laquelle Nerval s’inscrit par le biais de son nom. Nerval revient sur cette parenté curieuse dans la zone 5 de son Arbre :

Côté feuillage et ascendance maternelle Tour et Pont toujours trois enfants Le schéma qu’il inscrit reprend les deux lignées complémentaires. La tour et le pont

constituent les espaces d’une démarche de paliers en paliers. Le pont est l’un d’entre eux et la tour est une élévation. La part horizontale de cette épreuve initiatique que symbolise le pont se trouve résumée dans Aurélia :

L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme, cet escalier sans fin Le pont cristallise toutes les dimensions de l’univers syncrétique de Nerval. Ce dernier

épisode fait allusion à l’enfer médiéval en reprenant, mais sans les expliciter, les grands topoï de l’enfer des apocryphes dans les Nuits d’Octobre129 :

Mon esprit surexcité sans doute par la nuit précédente, et un peu par le souvenir du pont des Arches, qu’il fallut traverser pour me rendre à l’hôtel, imagina le rêve suivant […] Des escaliers ! des escaliers où l’on monte, où l’on descend, où l’on remonte et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d’immenses arches de pont […] Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes fautes […] pendant plusieurs éternités ?

On retrouve dans ce court épisode le fleuve noir des enfers de la vision de Patrick, le pont (mais envisagé du point de vue du pêcheur) le motif de la roue et les différents trajets, ascension puis descente, allusions probables au texte de Dante. Nerval qui s’est lui-même placé sous le signe du pont évoque dans ce rêve l’allégorie emblématique de son existence : la descente et la remontée des enfers.

Où que l’on cherche, le pont apparaît toujours tel que l’avaient défini les anciens perses, comme un çinvat vers l’au-delà dont seuls quelques sages, chamans, medecine-men ou prophètes ont la connaissance. Les théologiens chrétiens ont écarté le pont de leur pédagogie mais il s’est imposé à eux par le biais de la tradition. On en retrouve de nombreuses traces aujourd’hui tant dans la littérature que dans le cinéma (que n’aurions nous pas pu dire encore sur la dernière traversée du pont par le héros éponyme du film de S. Spielberg, Indiana Jones and the last crusade qui n’atteint le Graal qu’après avoir franchi une passerelle invisible qui surgit au fur et à mesure que le héros s’y engage, énième réinvention du pont probatoire imaginé par les auteurs de la Vision d’Esdras ou des légendes zoroastriennes). Il existe un substrat qui cependant traverse les âges et les générations : le pont est le symbole traditionnel du passage initiatique par une mort symbolique d’un homme qui éprouve tout au long de ce chemin sa propre humanité et qui sort, deux fois vainqueur de cette épreuve, grandi par le baptême au second degré. Le Purgatoire quant à lui n’a été finalement que la réponse

128 J. Senelier, Au pays des Chimères : la tour et le pont, Nizet, Paris, 1985. 129 G. de Nerval, Les Nuits d’Octobre, Gallimard Pléiade, Paris,1993, III, p. 336-337.

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chrétienne à l’évidente nécessité eschatologique d’avoir, quelque part dans le ciel ou sous la terre, un dernier pont à franchir.