eloge de la lenteur suivi d'une petite histoire de la lenteur

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Eloge de la lenteur (suivi d’une petite philosophie de la lenteur) Lent, apathique, flâneur, lambin, mou, traînard, lourdaud, pataud, endormi, engourdi, épais, paresseux, traînant, pesant, alangui, nonchalant, calme, posé, tranquille. Pour 15% de termes positifs, nous avons 85 % de mots péjoratifs. Lenteur, apathie, lambiner, lanterner, traîner, épaisseur, lourdeur, pesanteur, retard, tergiversation, douceur, patience. Là encore nous avons à peu près la même proportion 15 / 85. A moins d’être un clampin, terme du Haut Jura, désignant un être particulièrement nonchalant, voilà bien un mot et une notion parfaitement indéfendable. Eh bien clampin je suis et je resterai, ne serait-ce que pour rendre hommage à nos amis suisses dont la lenteur est proverbiale et à mon ami Stringa, qui a montré dans la mise en route de ce colloque une lenteur particulièrement déconcertante, au point d’alerter de belles âmes transalpines qui ne voyant rien venir se désespéraient de ne jamais assister au désormais fameux colloque de Montreux. Pourtant nous y sommes, et je dois même en essuyer les plâtres. C’est donc que la lenteur a un secret. A moi d’essayer de vous le révéler, puisqu’il n’est pas question ici de mettre le feu au lac, mais bien de tenter en parfait Sophiste, de faire l’éloge de la lenteur et je suivrai de ce pas le grand Gorgias qui n’a pas craint de faire l’éloge d’Hélène une fameuse... ? Oui le Suisse est lent, n’en doutons pas, c’est sa

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Eloge de la lenteur(suivi d’une petite philosophiede la lenteur) Lent, apathique, flâneur, lambin, mou, traînard,lourdaud, pataud, endormi, engourdi, épais, paresseux,traînant, pesant, alangui, nonchalant, calme, posé,tranquille. Pour 15% de termes positifs, nous avons 85 %de mots péjoratifs.Lenteur, apathie, lambiner, lanterner, traîner,épaisseur, lourdeur, pesanteur, retard,tergiversation, douceur, patience. Là encore nous avons àpeu près la même proportion 15 / 85.A moins d’être un clampin, terme du Haut Jura,désignant un être particulièrement nonchalant, voilàbien un mot et une notion parfaitement indéfendable. Eh bien clampin je suis et je resterai, ne serait-ceque pour rendre hommage à nos amis suisses dont lalenteur est proverbiale et à mon ami Stringa, qui amontré dans la mise en route de ce colloque unelenteur particulièrement déconcertante, au pointd’alerter de belles âmes transalpines qui ne voyantrien venir se désespéraient de ne jamais assister audésormais fameux colloque de Montreux. Pourtant nous ysommes, et je dois même en essuyer les plâtres. C’estdonc que la lenteur a un secret. A moi d’essayer devous le révéler, puisqu’il n’est pas question ici demettre le feu au lac, mais bien de tenter en parfaitSophiste, de faire l’éloge de la lenteur et je suivraide ce pas le grand Gorgias qui n’a pas craint de fairel’éloge d’Hélène une fameuse... ? Oui le Suisse est lent, n’en doutons pas, c’est sa

gloire et sa fierté, et il le doit sans aucun doute àson activité laitière et fromagère, il le doit à lavache suisse. Je veux parler de la Brune Suisse, une des plusancienne race au monde, vaillante et rustique qui peutévoluer à des altitudes de plus de 4 000 mètres. Onpourrait la croire monochrome ; grossière erreur. Sarobe est chatoyante, passant aisément du gris foncé augris argenté, son mufle brillant a la couleur del’ardoise, ses cornes sont comme les bras d’une lyre.Bassin large, poitrine profonde, mamelles généreuses,elle peut produire jusqu’à 5 300 kg de lait par an.Bien moins qu’une Holstein, c’est sûr, cette vachehollandaise pisseuse de lait, nourrie aux granulés enstabulation libre et génétiquement modifiée. Maispeut-on comparer une vache, à ce qui n’est déjà plusune vache mais un machin ou une machine à faire dulait ?

On dit même que la Brown Swiss est devenue la vachepréférée des américains depuis qu’en 1869 ils enimportèrent un peu plus d’une demi-douzaine. Enfintout le monde connaît ici ces images colorées demontée à l’estive, de vaches enturbannées comme desjeunes mariées, et accompagnées de jeunes vachers enculotte de cuir, beaux comme des dieux. Vaillantes,elles ne craignent pas le combat pour conquérir letitre de Reine. Oui ces vaches sont des Reines, ellesen ont le port, la grâce, la marche chaloupée.

Emblème de la Suisse, qui lui doit une grande part desa prospérité et sa réputation de pays pacifique, etlentement industrieux, pays quasi méticuleux quitrouve dans la mécanique de précision de quoisatisfaire ses passions quasi bovines, elle est aussi,

la vache, l’emblème de l’Europe, car Europe est unevache, et même une vache turque dont Zeus s’estenamouré alors qu’elle batifolait sur une plage duBosphore. Enfin et nous y arrivons, elle est aussi l’emblème dela philosophie, du moins si l’on a l’âme quelque peunietzschéenne, ce que va de soi dans ce monde où le« désert croit ».

Et Nietzsche, la Suisse il connaît. Professeur à Bâle,petits week-end chez les Wagner à Triebschen et puisla grande révélation de l’éternel retour à Sils Mariaen Haute Engandine. Nous sommes en plein alpage. « Quecelui qui a des oreilles entende. Ainsi parlaZarasthoustra dans la ville qu’il aimait et quiportait le nom de la « Vache Bigarrée » ? Villepolychrome et non pas trichome comme pourrait lecroire certain, la trichromie étant à la polychromiece que la Sainte Trinité est au polythéisme.(Zarasthoustra vient justement d’expliquer que si lesdieux sont morts, c’est de rire à entendre l’und’entre eux prétendre être l’unique.) Dans Ecce Homo, Nietzsche rapporte comment « àl’approche d’un troupeau de vaches ses penséesdeviennent plus douces, plus humaines, les vachescommuniquant de la chaleur et dans Ainsi parlaitZarasthoustra, il affirme que « Si nous ne devenons passemblables aux vaches, nous n’entrerons pas au royaumedes cieux. Il y a une chose que nous devons apprendred’elles, ruminer ». Penser est ruminer et penserpourrait bien s’écrire avec un a. On ne pensevéritablement qu’avec sa panse. Hélas mon talent de rhéteur dût-il en souffrir, il

semble bien qu’on doive en rabattre sur cette superbelenteur suisse et vachère. Voici qu’on apprend par lapresse que les vaches suisses ne sont plus ce qu’ellesétaient. Abandonnées dans leurs montagnes au titre del’agriculture bio, elles retourneraient à l’étatsauvage. On parle d’une attaque d’un randonneur dansl’Oberland bernois, le marcheur est à l’hôpital. Enune année le nombre de paysans suisses blessés parleurs bêtes a doublé. On parle de plus de 500accidents. La fédération Suisse du Tourisme Pédestre apublié un « guide de survie » pour randonneurs. Ilrecommande : « ne caressez jamais un veau »,« n’effrayez pas les animaux, ne les regardez pas dansles yeux », « en cas d’extrême nécessité visez avecprécision la gueule et donnez un coup ». De plus cesvaches ne se contentent plus de manger de l’herbe,elles la fument, au point que selon l’AFP etLibération du 1er mars, le Conseil Fédéral a dûinterdire l’utilisation du chanvre pour nourrir lesvaches. On a retrouvé du THC dans le lait du bétailqui en broute. Enfin doit-on s’attendre à voir les paisibles vacherssuisses s’adonnant au rousseauiste « sentiment del’existence actuelle » parmi les edelweiss, redevenirces vachers assoiffés de sang et de pillage que décritMachiavel et qui à la Renaissance descendaient deleurs montagnes après les foins pour vendre leursarmes en Italie au premier condottiere venu. Neraconte-t-il pas comment Florence fut pillée par cesmercenaires qu’elle venait de payer pour avoir battules pisans ?

Peut-être que la Suisse n’est plus ce qu’elle était,et sans doute Mr Christophe Gallaz vous en dira pluset mieux.

Au moins pour paraphraser le grand Gorgias aurai-jepar ce discours tenté de dissiper l’injustice du blâmeet l’ignorance de l’opinion. J’ai voulu un discoursqui soit de la lenteur une éloge et pour moi un jouet.  Petite philosophie de la lenteur Venons en maintenant si vous le voulez bien à laphilosophie lente et incertaine. Qu’est ce au juste que la lenteur ? D’où vient qu’elle soit à la fois si décriée etnéanmoins tant désirée ? En quoi cette lenteur peut-elle bien intéresser laphotographie, de haute ou basse résolution, analogiqueou numérique. ? Commençons par quelques définitions abruptes etdogmatiques : La lenteur et la vitesse sont deux façons de se mouvoir selon le tempset dans un lieu qui est l’espace.

 

L’animal se meut dans un environnement, l’homme dans un monde.

 

L’homme est cet être-là, qui ouvert au monde vit son être dans le tempscomme passage dans le monde. « Naître, c’est déjà être assez vieuxmourir » nous dit Epicure.

 

Ce monde lui préexiste et il est censé lui survivre. Il a donc la tâche dele conserver.

 

Le monde est un tissu de relations, celles que nous entretenons avecdes choses, des êtres, d’autres hommes aussi bien dans le passé par lamémoire, que dans l’actualité du présent par l’action, le jeu de la viesociale, que dans le futur, dans l’attente, dans l’espoir et dans la craintequ’il nous inspire.

 

Comment l’homme vit-il dans son monde, lentement oubien constamment dans l’urgence ?

 

Est-il condamné comme la tortue à traîner sacarapace ou bien à courir à travers champs comme unlièvre qui tenterait d’échapper aux chiens ?

 

La réponse tient dans le mythe célèbre de Prométhéeque conte Platon dans son « Protagoras ».

 

Le moment est venu de créer les races mortelles etles dieux chargent Prométhée (celui qui pensed’abord) de faire la distribution des qualitésnécessaires à la survie de chacune d’elles. MaisEpiméthée (celui qui pense après) arrive àconvaincre son frère de faire lui-même ladistribution. A l’une il donne la vitesse, à l’autrela lenteur mais la pourvoit d’une carapace, d’autrestrouvent de quoi vivre dans le ciel, d’autres sousla terre. Chaque espèce est ainsi largement pourvuepour assurer sa survie. Quand il arrive à l’homme iln’a plus aucune qualité à distribuer et l’homme est

nu et sans défense. Prométhée pour réparer lesbêtises de son frère escalade le ciel vole le feud’Hephaïstos, la techne d’Athena, mais ne parvientpas à pénétrer dans la demeure de Zeus pour luivoler la science politique.

 

Dépourvu de la carapace de la tortue et de lavitesse du lièvre, l’homme est confronté à lanécessité et à l’urgence de la satisfaction de sesbesoins. Il doit faire vite, c’est une question desurvie. Il est condamné à la technique à laproduction de ses biens mais aussi à la vie sociale.Né prématuré, comme disent les psychologues, né troptôt il ne peut survivre que par la protection de lafamille et de la société. Comme l’a montréSloterdijck dans « Bulles » l’homme est condamné àreconstruire la bulle primordiale d’avant lanaissance. La société constitue d’abord l’enveloppe,la carapace qui protège les femmes et les enfants,alors que les hommes sont chargés de la survie dugroupe. La société représente d’abord la nécessairelenteur de l’homme, liée a sa lente maturation,tandis que les activités tournées vers la naturesont dominées par l’urgence et la précipitation.

 

L’homme vit donc sa réalité dans une certainelenteur que lui imposent sa nature, la société etson éducation. « Il faut savoir perdre du temps pouren gagner » disait Rousseau éducateur dans l’Emile.Lenteur donc dans le l’oisiveté. Otium en grec adonné schola en latin. L’oisiveté comme la lenteurde tout ce qui est scolaire sont du temps libre.

 

Mais l’enfant se doit de devenir adulte etd’accepter la soumission au labeur à la souffrancedu travail. Il doit alors vivre le temps de ladomination de la nature et la dureté de la divisionsociale, de l’autorité.

 

La lenteur et la vitesse sont les deux façons quenous avons de vivre notre rapport au temps. Lalenteur est du côté de la sociabilité, la vitesseest du côté du social, de la technique, de lanature.

 

Le temps fuit et Chronos dévore ses enfants. Laréalité du temps est qu’on ne peut que le dépenser.

 

Soit lentement je prends mon temps et c’est du tempsperdu agréablement dans le cadre de la sociabilité.Notre Mère Nature comme dit La Boétie nous a tousfaits « uns » (avec un s) pour que nous soyons« compaignons » et pour que nous ayons le plaisir denous entreconnaître. L’amitié est l’être même deshommes. Nous sommes nés pour l’amitié. L’amitié veutla lenteur, elle est « une passion, un amour froid »dit Montaigne. L’amitié entre les hommes c’est letemps de l’échange et de la réciprocité, nouséchangeons nos sœurs, des biens, des paroles. Semarier, se faire une bouffe, prier les ancêtres, separler y compris dans un TGV, faire la fête, c’estprendre son temps pour le perdre et assurer lapluralité parmi les hommes et la conservation dubien commun qu’est la culture qui doit noussurvivre.

 

Soit je perds mon temps à en gagner en produisantdes biens qui ont une valeur d’usage, de lanourriture par exemple ou en produisant des biensqui ont une valeur d’échange. Je gagne de l’argent.« Times is money ». L’argent est du temps accumulé.Pas nécessairement le mien comme l’a montré CharlesMarx. Et cet argent je vais soit le dépenserfutilement au cabaret soit l’accumuler. Je vaisdevenir alors riche et plutôt que d’aller au cabaretj’irai le dimanche chanter la gloire de Dieu autemple. Nous entrons là dans une dimensionéconomique qu’Aristote appelle la stochastique, cequi peut être compté, nous sommes dans le numérique.Et les nombres, l’argent, la merde dit Freud peuventêtre accumulés. Ils ne peuvent donc constituer dessouverains biens, des biens dont on puisse êtremaître. Bien au contraire, il font de nous commeCrésus d’éternels insatisfaits puisque nous envoulons toujours plus. « Toujours plus » est paraît-il le nom de la première voiture qui a franchi les100 kms à l’heure.

 

La lenteur, qui prend son temps, tisse les liens del’amitié et de la sociabilité et conserve la sociétédans sa tradition et sa culture, ce qui survit auxhommes.

 

La vitesse détruit la sociabilité en fabriquant lesujet seul au monde, l’individu comme atome social :travailler, consommer, rester en bonne santé. Ellecrée une société à deux vitesses : la lenteur pourl’homme superflu, l’homme en trop à qui on permet devivre alors que dans une société totalitaire ilserait détruit ; l’homme qui est à charge, le

boulet. La vitesse pour l’homme affairé dont tout letemps est pris par le travail et la consommation debiens superflus devenus obsolètes aussitôtqu’achetés. La vitesse et son mode d’existencedétruit l’amitié entre les hommes et crée unesociété, une humanité, divisée en nantis etdépourvus. « Tenir les sujets épars telle est lagrande maxime de la politique moderne » affirmaitRousseau dans son « Essai sur l’origine deslangues ».

 

Qu’en est-il de la technique elle même ? Est-ellelente ou rapide ?

 

La technique n’est ni lente ni rapide, chaque actiontechnique a sa temporalité propre, le temps dumenuisier n’est pas celui du chirurgien ou duboucher. L’apprentissage demande du temps et de lalenteur et si Tchouang Tseu admire tant la maîtriseet la précision du boucher, c’est que celui-ci atout oublié de ce qu’il a appris. Son métier lui estdevenu naturel.

 

Et la nature est lente même si la lumière qui larend visible représente la vitesse absolue. Pourtantil faut des années et des années, des vies entièrespour que la lumière des étoiles nous parvienne. Elleest lente car la « phusis » comme l’appelle lesgrecs représente ce qui croît, ce qui demande letemps de le croissance, de l’éclosion. Ce temps estcelui de l’attente. Pour la nature le temps necompte pas, elle représente l’éternel retour dumême, où du moins elle est si lente que rien de son

histoire ne nous apparaît le temps d’une vie. Voilàplus de 18 000 ans que le « sapiens sapiens » n’apour ainsi dire pas évolué. Le monde tend àl’immobilité et le temps à l’éternité. Les mortelsne font que passer et comme l’explique Diotime dansle Banquet de Platon si les hommes aspirent àprocréer dans le beau, à laisser derrière eux quides enfants, qui une œuvre, c’est qu’ils aspirent àl’éternité. Et l’œuvre dit Annah Arendt veut lagloire, elle veut briller au regard d’autrui, elle abesoin de l’espace de la pluralité et du temps longde la culture.

 

Vitesse ou lenteur la première approche qu’en adonné la philosophie, c’est qu’elles étaientimpensables. On ne peut pas penser le mouvement.Cette idée remonte à Parménide pour qui penser etêtre sont le même et que « si l’être est, le nonêtre n’est pas ». Or le mouvement suppose le non-être, Socrate debout n’est pas le même que Socrateassis, affirmait ironiquement Gorgias. Donc si lenon être n’existe pas le mouvement n’existe pas nonplus.

 

Et Zenon d’Elée, le disciple et bouclier deParménide le montre, avec son fameux paradoxed’Achille et de la Tortue. On organise une courseentre Achille et une tortue. Il laisse partir latortue en avance, assuré qu’il est de la rattraper,mais jamais il ne le pourra car il devra d’abordparcourir la moitié du chemin qui le sépare de latortue, puis la moitié de la moitié et ainsi desuite… « Achille immobile à grands pas » dira PaulValery. Et il faudra attendre Bergson pour que soit

démonté le sophisme. Zénon confond deux réalités :l’espace qui est divisible et le temps qui est duréeressenti comme plus ou moins long mais indivisible,à moins que l’on ne confonde le temps intuitivementvécu, la durée, avec le temps des horloges, qui luiest spatialisé ou numérisé.

 

Aristote le premier donnera une explicationcohérente du mouvement qui prévaudra jusqu’au 16èmesiècle. Il existe deux types de mouvement, lesmouvements supra lunaires qui sont circulaires etéternels et les mouvements sublunaires qui eux sontdes processus qui ont un commencement et une fin.Nous sommes dans une partie du monde qui connaît lanaissance et la corruption. Le mouvement est unchangement d’état, un corps en repos restera enrepos à moins qu’on ne le déplace, il fera alorstout pour retrouver son lieu naturel. S’il est lourdil tombera vers le bas, s’il est léger il s’élèveravers le haut et cela d’autant plus vite qu’il estplus lourd ou plus léger, en accélérant à mesurequ’il se rapprochera de son lieu naturel, comme uncheval qui rentre à l’écurie accélère le pas. Cesmouvements sont naturels. Il en est à peu près demême pour les mouvements violents, tel un corps quiest jeté.

 

Il apparaît que dans cette conception de la nature,le cosmos suppose un ordre, chaque chose est à saplace et doit y rester, le mouvement est undésordre, une violence. De même l’idéal de la viehumaine est l’oisiveté, l’homme libre ne travaillepas, il se livre à des activités théoriques oupolitiques. L’homme de la vita activa, l’homme qui

travaille, n’est plus un homme mais un esclave.

 

Comme nous pouvons le voir ici, les mathématiques,les nombres c’est pour le ciel, sur terre laphysique ne peut être que qualitative. Alors quepour Platon en bon disciple de Pythagore, lesfigures géométriques gouvernent le monde, celui desIdées comme celui des apparences qui sont à l’imagede ces idées.

 

Pour résumer on pourrait dire que la photographieargentique est aristotélicienne comme l’étaient lesalchimistes du moyen-âge alors que la photographienumérique est dans la lignée pythagoricienne etplatonicienne. Le Timée ouvrage de Platon necommence-t-il pas par ces mots : un, deux, trois…

 

Cette description d’un monde où tout est en ordreest mis sens dessus dessous à la Renaissance àFlorence avec un retour massif à la philosophie dePlaton. C’est l’époque avec les Médicis de lanouvelle Académie avec Marsile Ficin et Pic de laMirandole. Le grec est à nouveau à la mode et on enrevient au modèle de Platon selon lequel le monde dela réalité, la notre, est le simulacre du monde desIdées qui ont une nature mathématiques, parconséquent l’interdit d’Aristote est levé, on peutfaire des mathématiques sur terre. Les peintres duQuattrocento, à la suite de Brunelleschi architectedu dôme de Santa Maria della Fiore (il a réussi àtrouver une solution mathématique à sa construction)vont inventer la perspective mathématique selon deslois qui sont encore celles des optiques de nos

appareils photo. L’image que donnent ces peintres dumonde va inverser la mimésis d’Aristote, ce n’estplus la peinture qui est à l’image du monde, mais lemonde qui est à l’image de la peinture quireprésente le Beau Idéal. La peinture change destatut, d’art servile, elle devient libérale. Un peuplus tard Poussin se considérera même comme unphilosophe.

 

C’est à la suite des peintres que va naître avecGalilée la science moderne. Le père de Galilée,était peintre et par exemple Galilée n’admettrajamais les théories d’Euler selon lesquelles leparcours des astres serait elliptique et noncirculaire et cela pour des raisons purementesthétiques.

 

A partir de Galilée la nouvelle science est dominéepar deux principes physiques, le principed’inertie , et celui de la relativité du mouvement.A ce moment l’idée de repos n’a plus de sens, l’idéede lenteur ou de rapidité encore moins. Il n’y plusque de la vitesse qui peut être mesurée, il n’y plusde lourd et de léger mais tous les corps ont unemasse, plus de chaud et de froid mais la températuredu thermomètre, de quoi mettre tout le monded’accord Toute la physique d’Aristote s’effondre.Les dieux se sont enfuis, le monde est désenchanté.Ne reste plus que ce qui quantifiable et mesurable,le temps et l’espace. 

 

C’est de ce moment précis que témoigne ce si beautexte de Montaigne tiré du IIIème livre de ses

Essais : « le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes chosesy branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramidesd’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autrechose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il vatrouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point,comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui, je ne peins pas l’être, jepeins le passage. » C’est de cette ivresse dont parleraplus tard Baudelaire qui lui aussi se méfiait des« nouvelletés », de la photographie en particulier,comme étant « l’ivresse des nombres »

 

Le monde branle, tout fout le camp à la vitesseGrand V, pourtant l’esprit de la géométrieconservait encore le bel ordonnancement desproportions divines comme les appelait Piero dellaFrancesca. Le coup fatal sera donné par Descartes.Il donnera des lois à l’optique, là on est encoredans le géométrique, mais surtout il invente lagéométrie analytique. Pourquoi fatiguerl’imagination alors qu’il invente le moyend’exprimer les relations géométriques entre lesdroites et les courbes en équations algébriques plussimples et plus faciles. N’importe quel élève determinale scientifique ne saurait passer le bac sansson complément anatomique qu’est devenue sa machineà calcul. Ne cherchez pas plus loin le toutnumérique c’est lui, un petit peu après Pythagore ilest vrai. Le son numérisé c’est lui, l’imagenumérisée c’est lui, il a même inventé l’idiotmoderne, celui qui au sens propre est seul avec lui-même, dans sa belle intériorité, comme il l’est dansson petit pavillon rempardé derrière son mur detuyas allergogènes. Je traduis, qui hait tout ce quilui est étranger. On voit ainsi dans le métro despetits cogito qui font joujou avec leurs téléphones

portables. Parler à sa voisine dans un TGV devientun scandale alors que l’on peut lui envoyer un SMS.

 

Donc désormais il suffit de suivre la méthode, il mesemble qu’on appelle çà aujourd’hui le protocole,pour résoudre toutes sortes de problèmes commeenlever un bourrelet à Sarkozy, puisque c’est lesujet dont on cause. Jadis on faisait biendisparaître Béria, mais on était dans l’artisanal,ses pieds restaient sur la photo.

 

Ce branle-bas, cette pétaudière dans laquelle nouspataugeons, Heidegger l’appelle la techniquemoderne. Ce n’est pas un gros mot, c’est mêmel’aboutissement de la métaphysique, il n’y a pasd’autres être que ces êtres là qui sont les étants,les êtres en train d’être, vous moi, ces chaises, cenuage, le bon dieu et ses saints etc. Et que dit latechnique qui pour de bon n’a plus rien detechnique ? Elle dit que la poésis qui est cettetechné qui est production, producere, en latin c’estfaire que quelque chose advienne devant soi, faireque quelque chose passe de l’invisible au visible.Ce passage se dit en grec Aletheia, vérité. C’estune création : ce peut être la chaise du menuisier,le beefsteack du boucher, une Sainte Victoire deCézanne, l’Aphrodite de Praxitèle, un « Enterrementà Ornans », une de mes slow prints, que sais-je ?Elle dit que cette technique là, elle est « hasbeen », qu’elle est comme qui dirait une paleimitation de la nature qui « poétise » bien mieuxqu’elle, puisque ce qu’elle produit se reproduit desoi-même. De même qu’un paysage découvrenécessairement un horizon, une œuvre d’art rencontre

nécessairement ses limites avec la nature.

 

Le nouveau mot d’ordre cartésien sera « l’homme sedoit de devenir le maître de la nature », y comprisde la sienne. L’avenir de l’homme, ce sont lessciences et il faudra bien que la morale fasse placeun jour à la médecine. Cette maîtrise là, ill’acquiert par ce qu’on appelle maintenant lestechno-sciences, et les techno-sciences, sont destechniques de calcul.

 

La vérité comme dévoilement et méditation a faitplace à la vérité comme calculabilité et efficacité.

 

Cette technique n’est plus poïesis, mais Heideggerl’appelle Gestell, terme intraduisible comme Dasein,comme Tao. Les traducteurs ont proposé dispositifqui est le terme le plus proche de l’allemand ,arraisonnement, provocation.

Pour lui la technique n’est plus un moyen en vued’une fin, ce qu’elle paraît être encore. Unnumérique fait bien des photos.

Elle est à elle-même sa propre fin, selon leprincipe de la fuite en avant que rien ne peutarrêter. Tout ce qui est possible sera réalisé, onle voit tous les jours dans les manipulationsgénétiques.

Elle est provocation, mise en demeure de la naturede livrer ses secrets. Bacon parlait pour la sciencede la « traque de l’être » de la « chasse au dieuPan ».

La nature est mise en demeure de livrer une énergieextraite et accumulable selon un dispositifartificiel.

Gestell désigne l’estrade, sur laquelle on montre cequi est disponible, comme le linéaire d’un supermarché. Il n’y a qu’à se servir.

Gestell désigne également l’interpellation. Eh vouslà-bas ? Oui, je réponds présent, déjà coupable, jem’assujettis de moi-même et je suis sommé de rentrerdans le circuit, produire acheter, consommer desproduits devenus obsolètes aussitôt qu’achetés. Jedeviens ce « bloom » mot qu’utilise le groupe Tiqqunpour désigner l’homme à la vie nue, l’homme réduit àl’instantanéité des besoins, l’animal rationnelcomme l’appelle Heidegger. L’homme réduit auzoologique comme dit Annah Arendt, dont l’existencene va pas plus loin que l’immédiateté des besoins etqui n’accède pas à la vie biographique, celle qui seraconte, qui se place dans la pluralité, sous leregard d’autrui.

 

Venons en à notre ultime question. Quelle est laplace de la lenteur et de la vitesse à l’heure où laphotographie traditionnelle est submergée par laphotographie numérisée. Ne retrouvons-nous pas icil’opposition que fait Heidegger entre poïesis etgestell. ?

 

On peut mesurer combien la photographie estl’héritière d’une histoire des idées que nous avonsessayé ici de synthétiser. La photographie sous sesdeux formes est manifestement l’héritière dudéveloppement de la technique des peintres dont elle

a hérité les lois de l’optique issues des premièresmachines à dessiner, de la Camera Obscura de laRenaissance. En cela elle est déjà platonicienne.Par contre c’est la chimie empirique des premiersinventeurs qui a permis de fixer l’image de lachambre noire. Des poses longues, des images videsde personnages comme ce daguerrotype des ChampsElysées où on ne voit qu’un homme resté immobile àse faire cirer les chaussures. Ses progrès allaientdépendre de la vitesse des émulsions et de lavitesse des mécanismes de prises de vue.

La photographie on le sait ressemble fort à lachasse et aux techniques de tir. Chasse lente à lapasse où le photographe attend l’heure, la lumièrequi viendra lui donner le paysage qu’il désire.Chasse à courre du paparazzi qui traque sa proie etla fusille à bout portant ou avec une lunette àlongue portée. Que l’on se rappelle le fusil deMarey fabriqué pour immobiliser l’oiseau en pleinvol. La photographie aérienne pendant la guerre de14 utilisait le mécanisme de la mitrailleuse quipermet de tirer entre les pales des hélices.L’obturateur et la prise de vue en rafales del’appareil photo de petit format ont bien des pointscommuns avec le barillet du colt. Toute l’histoiretechnique de la photographie sera ainsi une course àla vitesse : rapidité toujours plus grande desémulsions, des vitesses d’obturation qui permettrontl’instantané. Utilisation de l’appareil de petitformat qui permettra son utilisation dans la photod’actualité et de guerre. Rapidité des moyens detransmission, d’impression, de diffusion.

 

Et pourtant, à côté de cela, elle continue departiciper au temps lent qui est celui de la

maturation des émulsions, du temps de l’attente quifait que l’image est latente avant d’être révélée.Qui se souvient encore des photos de vacances quel’on découvrait après la rentrée sur l’étal del’artisan photographie ? La photographie étaitd’abord un objet en négatif, était d’abordl’empreinte, la trace de ce qui avait été, comme ditBarthes. Et le négatif attend son heure, certains neverront jamais la positivité du jour, d’autresattendront des années. Il m’est arrivé de tirer unnégatif d'il y a trente cinq ans, image qui n’avaitjamais vu le jour auparavant.

 

Et puis, c’est la boîte à chaussures qui fonctionnecomme boîte à mélanger les désordres du souvenirs.Qui est qui, quelle année, où, les noms des ancêtresqui disparaissent avec la disparition des parents ougrands parents.

 

Le temps de la photographie est celui de la prise,de l’instantané du 1/125ème de seconde. Mais letemps de la photographie est aussi celui de lanostalgie, du lent travail de conservation que faitl’humanité sur elle-même. Sinon comment comprendreles signes que nous adressent en négatif des hommesqui vivaient il y a 18 000 ans à Pech Merl .

« Tout ce qui n’est pas conservateur estréactionnaire » prétendait Hannah Arendt.

 

La nouveauté est réactionnaire non pas parce qu’elleretournerait en arrière, mais parce qu’elleparticipe politiquement d’une nouvelle forme deservitude. Nous avons déjà vu comment la vitesse et

le progrès technique ont fabriqué une humanité àdeux vitesses : d’un côté les superflus réduits à laquasi immobilité, de l’autre les surmenés, lesnantis, la jet society.

La nouvelle technique à un pouvoir de mise endemeure d’arraisonnement qui fait que chacun se doitde se soumettre à la nouvelle technique et à sonsystème de consommation. Qui n’a pas son téléphoneportable, qui n’a pas sa machine à pixels. Chacunest sommé de se mettre en réseau et de se soumettreà la loi commune qui comme un immense panoptique àl’échelle de la planète nous suit à la trace de sonœil électronique.

La vitesse est une nouvelle extase comme la décritKundera dans la «Lenteur » : « L’homme penché sur samotocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de sonvol, ; il est arraché à la continuité du temps ; il est en dehors du temps ;autrement dit il ne sait rien de son âge, ni de sa femme, rien de sesenfants, rien de ses soucis et, partant, il n’a pas peur, car la source dela peur est dans l’avenir, et qui est libéré de l’avenir n’a rien àcraindre. »

 

Est-ce que vivre le temps suspendu c’est bien vivrehors du temps, dans l’extase. ? L’extase desmystiques, ce n’est pas suspendre le temps, c’est yéchapper mais pour la communion avec l’éternité, oubien alors comme Rousseau après son accident deMénilmontant pour « sentir un plaisir infini à sefondre dans le système des êtres ».

Depuis toujours vivre le temps suspendu, vivrel’instant, c’est vivre la vie comme sensation,c’est-à-dire au degré 0 de la vie nue, réduite à lasatisfaction de besoins vitaux ou de besoinssuperflus.

A ce moment de l’instantanéité nous y assistonschaque jour au moment de la prise de vue digitale.Entre le monde et nous ce n’est plus la rencontre dedeux lumières, la rencontre de deux regards comme lepensaient les anciens, mais l’interposition d’unécran qui est comme une petite télévision, bien loindu viseur galiléen. La photo prise est aussitôtconsommée et tout le monde de se la montrer. Et puisle plus souvent elle est immédiatement jetée commedans le cycle biologique de la consommation. Ou bienalors elle sera fichée dans la mémoire d’une machinedans laquelle n’aura qu’une existence spectrale etpuis au bout de quelques années sans doute sera-t-elle devenue illisible avec l'apparition d'unemachine plus performante.

 

L’innovation numérique, le Tout digital ,ont desconséquences incalculables qui sont celles d’unevéritable mutation anthropologique. Ils marquent lafin de notre rapport singulier au monde et la fin denotre rapport au temps de notre vie qui est durée,pour lui substituer la dictature accrue du On, et laseule existence de l’instant. Baudrillard dans sondernier petit opuscule publié : « Pourquoi tout n’a-t-il pas disparu ? » en énumère les tares :

• fin de la présence singulière de l’objet,• fin du moment singulier de l’acte photographique,

l’image peut être effacée, recomposée, alors quel’image argentique grâce au médium de lapellicule rentre dans le domaine de lareprésentation, l’image numérique est de l’ordredu flux, elle s’immerge dans l’anonyme, dans lamasse de toutes les images,

• à l’image de mon téléphone portable, appareil photo,téléviseur, jouet, je ne suis plus qu’un émetteur

récepteur. Chacun d’entre nous devient le témoinacteur de l’actualité. LCI fait appel à sesspectateurs pour recevoir par SMS les imagesinstantanées de la catastrophe à laquelle paraccident ils aurons assistés. Vous et moi (pasmoi) sommes transformés par nos téléphones enpetits reporters de guerre ou de faits divers.

• le thème vendeur de la nouvelle image est qu’il n’ya plus de limites et que l’image libère le réelgrâce à la profusion à la prolifération, à lamanipulation des images. Le tout image fabriquepour de bon un réel sans imaginaire, et cetteréduction touche aussi la pensée, le langage,conduit à un appauvrissement de nos imaginairesqui sont formatés et nous transforme petit àpetit en « bloom » mondialisés.

Sommes- nous condamnés à cette mise à la raison de nosimaginaires par les techniques digitales, par lanouvelle image. La lenteur qui exclut peut-elle êtrela lenteur qui résiste ? « Du péril naît ce qui sauve », cette formuled’Hölderlin, Heidegger la reprend à satiété. Lasolution n’est sûrement pas de retourner à uneidyllique ruralité. Nous sommes de toute façoncondamnés à entrer le réseau. Ce qui dépend de nous,ce n’est pas tant la technique que nous subissons detoute façon que le rapport que nous entretenons avecelle. Dans « le chemin de campagne, qui est un petit textedans lequel Heidegger évoque son village natal deMesskirch, le chemin qui se déroule dans la simplicitédu paysage, Heidegger reprend les critiques de latechnique qui ont été évoquées ici et qui sontdésormais classiques tant elles ont été reprises par

les technophobes. Pourtant il propose une solution :faire avec la technique mais dans la sérénité. Le motsérénité est une mauvaise traduction du termegelassenheit qu’il traduit par « laisser être les chosespour ce quelles sont et garder l’esprit ouvert ausecret.

« Garder l’esprit ouvert au secret », garder l’espritouvert à ce qui reste voilé, est ce rapport trèsparticulier que nous entretenons avec la vérité commedévoilement (aletheia). Telle est la pensée méditativequ’Heidegger oppose à la pensée calculante. Il iramême jusqu’à dire que « la science ne pense pas, ellecalcule. » Calculer ne connaît pas de limites, on nevoit pas celles qui pourraient limiter la puissance denos machines de nos récepteurs pixélisés, alors queméditer c’est penser les limites, ne serait-ce que lesmiennes. Qui n’a pas vu en reproduction sur unquelconque manuel de philo ou bien l’original au muséede l’Acropole à Athènes la petite stèle de marbre ditede l’Athena pensive. Elle représente la déesse portantl’égide, le casque de l’hoplite, la tête pensivementpenchée sur sa pique dont l’extrémité s’appuie contreune borne. Pour Heidegger penser, méditer c’estjustement penser la borne, les limites. Les nôtres, lefait que l’homme s’inscrit dans le passage, dans ladurée. Mais aussi ce qui doit limiter nos activitésquotidiennes. Par exemple comment la communicationpeut-elle laisser de la place à la sociabilité ?

La lenteur est aujourd’hui au centre de toute unesérie de mouvements alternatifs qui revendiquent unelimitation de la fuite en avant des techniques. Lemouvement slow food est né en réaction à la culturefast food. Il veut se réapproprier les plaisirs dubien et bon manger, Il réunit à la fois des

producteurs et des consommateurs et de la convivialitéqui les accompagnent. Il représente actuellement 83000 membres dans 100 pays réunis en 800 assemblées ouconvivium. L’escargot est son emblème.

Newswweek du 21 Mai 2007 fait l’éloge du slow travel« Slow is beautiful » est le nouveau slogan.

Au Canada est organisé deux jours par an « l’Evènementlent ».

Le mouvement « casseur de pub » le 7 juin a organiséune marche contre le Prix de Formule 1 de Magnicourt.« Moins de biens, plus de liens ».

On annonce même la naissance d’un « slow emailmovement ». Des technophiles avérés d’IBM émettentl’idée qu’il faudrait peut-être limiter la vitesse surles autoroutes de l’information. Un des managers d’IBMaccompagne ses messages de ce slogan : « apprenez à nelire vos mails que deux fois par jour. Reprenezpossession du temps de votre vie, réapprenez à rêver.Rejoignez le mouvement « Slow email ». Notre colloquelui-même, avec des tensions il est vrai qui sans doutevont se manifester, témoigne de cette lenteur. Onconnaît l’attachement de beaucoup d’entre nous auGrand Format, à des techniques alternatives depuislongtemps périmées. Dans l’exposition qui accompagnece colloque plus des 3/4 des images sont faites avecdes appareils photos à 4 sous dans des techniques horsd’âge. Et j’aimerais bien savoir comment de temps apassé Marc Genevrier sur son ordinateur pour obtenirdes images numériques d’une telle qualité et d’unetelle présence.

La lenteur est cette forme de rébellion passive, very

slow, qu’illustre parfaitement Bartleby le héros deMelleville à qui il prête la formule « I prefer notto », je préfère ne pas. Bartleby est le parfait rondde cuir, individu à la vie nue, assidu à son travailet qui s’acquitte parfaitement de son travail deroutine, mais qui toujours répond « je préfère nepas », ou je préfèrerais ne pas à son patron chaquefois que celui-ci exige une tâche nouvelle. Et cetteformule désarme toute autorité au point que le patrondu bureau ne parvient pas à se débarrasser de sondésarmant rebelle.

Cette formule comme l’a montré Agamben dans un petitlivre (malheureusement introuvable, « Bartleby et lacréation ») prouve que la puissance ne consiste pas àfaire mais à ne pas faire. La puissance, c’est laréserve d’action, c’est la maîtrise de la force qui seréserve, c’est la lenteur de celui qui est déterminé,« Je préfère ne pas ».

La puissance s’oppose à la force qui s’exerce sur leschoses et qui s’épuise à agir, gesticulant dans tousles sens, espérant changer par là le monde et autruialors que celui qui la détient est incapable de sechanger lui-même. La puissance est toujours du côté decelui qui reste calme, impassible Slow is beautiful.

Jean-Claude Mougin

Cet article représente les minutes d'une communicationfaite par l'auteur au 3ème Congrès de la PhotographieHaute résolution organisé par Pierre Stringa àMontreux en Septembre 2007