cahiers de socio linguist i que 6

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  • 8/13/2019 Cahiers de Socio Linguist i Que 6

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    Sous la directionde

    Thierry Bulot, Ccile Bauvois et Philippe Blanchet

    Sociolinguistique UrbaineVariations linguistiques : images urbaines et sociales

    Publi avec le concours du District de Rennes, du Conseil Gnral dIlle-et-Vilaine et duConseil Scientifique de lUniversit de Rennes2

    Cahiers de Sociolinguistiquen6

    Presses Universitaires de Rennes

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    Ce volume rassemble les textes produits loccasion de la deuxime JourneInternationale de Sociolinguistique Urbaine qui sest tenue luniversit deRennes 2 (CREDILIF) le 23 novembre 2001 et intitule Variations linguistiques :images urbaines et sociales.Le comit scientifique de cette deuxime session est compos de (par ordrealphabtique) : Ccile Bauvois (Universit de Mons/ Belgique), Claudine Bavoux(Universit de La Runion/ France), Philippe Blanchet (Universit de Rennes 2/

    France), Thierry Bulot (Universit de Rouen/ UPRESA CNRS 6065/ France),Claude Caitucoli (Universit de Rouen/ UPRESA CNRS 6065/ France), MichelFrancard (Universit catholique de Louvain/ Belgique), Gudrun Ledegen(Universit de La Runion/ France) et Marie-Louise Moreau (Universit de

    Mons/ Belgique).

    Mis en page sous la responsabilit des Cahiers de Sociolinguistique

    Presses Universitaires de Rennes et Cahiers deSociolinguistique

    ISBN 2-86847-653-8

    Dpt lgal : deuxime semestre 2001

    Achev dimprimer par le Service de reprographie deluniversit de Rennes 2

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    Thierry BULOTUMR CNRS 6065 / Universit de Rouen (France)

    Chercheur associ au CREDILIF EA3207/ Universit de Rennes 2 (France)

    LESSENCE SOCIOLINGUISTIQUE DES TERRITOIRESURBAINS : UN AMNAGEMENT LINGUISTIQUE DE LA

    VILLE ?

    Le genre introductif permet plus de libert dcriture que celui gnralementimparti aux articles. Cest pourquoi, cette introduction, sans manquer au devoir deprsentation dun contenu gnral et des contributions, tente de situer lesJournes

    Internationales de Sociolinguistique Urbaine (JISU)1dans le dbat qui anime ence moment la sociolinguistique franaise en gnral. Cette rflexion, initie aucolloque de Tours (2000), questionne effectivement et actuellement les rles et

    tches sociaux du sociolinguistique et de sa discipline. Pour la part qui meconcerne -et cela associe les JISU passes, en cours et venir- la sociolinguistiqueurbaine relve dune problmatisation amnagiste des ralits socio-langagires. Cest pour le cas, la thse que je soumets ici discussion autourdune brve rflexion sur la discursivit des territoires urbains.

    POUR UNE SOCIOLINGUISTIQUE REPLACE

    La juxtaposition de termes et de concepts aussi diffrents que territoires,amnagement linguistiqueet villene procde pas dun seul effet dannonce ; ellesignifie fondamentalement que lune des tches actuelles du sociolinguiste et,partant, de la sociolinguistique (quelle soit dite urbaine ou non) est tout autant

    apporter une connaissance des systmes linguistiques, mergents ou en continuit,issus de la culture urbaine, que produire de lintelligibilit sociale sur un terraintendu socialement : la ville. La dimension linguistique (la part socio-langagire)est tout bonnement absente des discourspolitiqueset urbanistiquesrelatifs auxprojets - tout terme confondu- sur lamnagement du territoire et les politiques

    1 Les Journes Internationales de Sociolinguistique Urbaine inities Mons en 1999 ont pourpremire vocation de permettre la confrontation de points de vue scientifiques et mthodologiquessur des thmes et des concepts relevant de l'urbanit, de l'urbanisation linguistique et pluslargement de tout fait sociolinguistique induit du modle culturel urbain.

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    urbaines en relevant2. Toutes approches et analyses confondues, lesargumentations discursives placent le territoire (national, rgional etparticulirement urbain) au centre des ncessits dune intervention ;conceptualis, le terme est pens dans ses discours comme une donne, autrement

    dit mis en mots et en contexte comme une valeur socitale acquise, inluctable. Leterritoire ainsi pos est celui du discours dominant, celui des institutions et/ou dugroupe culturellement hgmonique.

    Le titre que je donne cette introduction tablit que la dfinition naturelle3-et de fait sociolinguistique- des territoires urbains est lentre par laquelle lasociolinguistique peut intervenir scientifiquement dans le champ des tudesurbaines et socialement sur celui de lamnagement raisonn des villes.

    Il ne sagit pas seulement de vouloir penser une nouvelle perspectivedtudes et de recherche ; il est davantage question

    a) daffirmer la ncessit de continuer questionner les rapports entre leslangues ou entre les diffrentes formes dune mme langue (ce que notre

    discipline sait dj faire) mais sous langle des contraintes du terrainurbain, et

    b) denvisager pleinement ce que les discours4pilinguistiques rvlent destensions (Ostrowestsky, 1996), font tat des usages des espaces socio-nonciatifs, et mettent en scne, en quelque sorte spectacularisent,lurbanisation linguistique.

    Cest ainsi, quil nest pas (ou plus) suffisant, mon avis, de poser la villecomme un seul espace social dont la fonction dominante serait lintgration (etson corollaire lexclusion), fonction manifeste la fois par une htrognitlangagire constitutive de toute communaut sociale5 et par une mobilitlinguistique que le sociolinguiste aurait pour tche unique de rendre homogne etreprable pour son domaine de connaissance et sa communaut de recherche. Ilfaut au moins la penser comme une matrice discursive fondant des rgularitsplus ou moins consciemment licites, vcues ou perues par ses divers acteurs ;rgularits sans doute autant macro-structurelles (entre autres lorganisationsociale de lespace) que plus spcifiquement linguistiques et langagires. Maiscela ne rend pas davantage compte de la dynamique en cours, celle relevant delurbanisation comme phnomne plus global.

    2 Il suffit pour cela de lire les textes officiels sur la question quil sagisse de discours

    gouvernementaux (Jospin, 2000) ou Communautaires (Athnes, 1998). Plus rcemment, on peutconsulter le numro 3 de laRevue franaise des Affaires Sociales (2001) qui consacre sa livraisonaux territoires de la politique urbaine. Ils y sont nettement prsents comme enjeux et moyens delintervention (Chabrol, Leclerc, 2001 :12).3Voir Bulot (2001b) pour le recours mthodologique la dfinition naturelle en sociolinguistiqueurbaine.4Privilgier une approche discursive de la ville est poser dabord, pour la sociolinguistique, uneproblmatisation ncessaire du fait urbain (qui est un terrain et pas seulement un lieu denqute) etinterroger ensuite, pour le sociolinguiste, la place qui peut ou qui doit tre la sienne dans la cit(Mose, 2000 : 45) autrement dit dans la socit civile.5Louis Jean Calvet (1994) pose fort justement la ville comme une communaut sociale (que lonaborde dun point de vue linguistique) et non comme une communaut linguistique, ce qui seraitnier la ralit socio-langagire de lespace citadin.

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    La sociologie urbaine (Rmy et Leclerc, 1998 / Rmy et Voy, 1992) aparticulirement montr lefficience conceptuelle et descriptive de lurbanisationcomme la valorisation de la mobilit spatiale ; rapporte la sociolinguistique etaux faits langagiers en gnral, une urbanisation sociolinguistiqueserait alors la

    prise en compte du dynamisme de lespace urbain (investi par les divers discourssur les appropriations identitaires via la langue et sa variation perue) pour cequil dsigne et singularise : une mobilit spatiale mise en mots, valuesocialement en discours, et caractrise en langue. Au-del des modles -toujoursinterrogeables- tentant dexpliquer lmergence des formes linguistiques et desdialectes urbains (Trugill, 1986 / Andersen, 1988, par exemple) et qui rsolventpartiellement la question autour de la densit des rapports sociaux facilitant lechangement linguistique, il semble possible de travailler la co-variance entrelangue et socit sous langle des pratiques langagires (Bautier, 1995) et desreprsentations sociolinguistiques urbanises, autrement dit de mener desrecherches sur les espaces discursifs6 qui sont lessence sociolinguistique des

    territoires urbains.Envisager ainsi lapproche des territoires urbains renvoie bien entendu

    leur diversit et leur multiplicit dans lespace communautaire ; elle renvoiesurtout la conviction pistmique dune altrit discursive perue comme lafois rsultante et comme dimension de lespace social urbanis. Les analysesdiscursives sur les langues que Claudine Mose (Mose, 2000 : 47) appelle de sesvux pour renouveler lapproche de la politique linguistique sont celles qui sontici nommes. Dans la dynamique propre de lurbanisation sociolinguistique,lanalyse du discours sur le territoire et partant de son appropriation -laterritorialisation (Bulot et Tsekos, 1999)- est concevoir thoriquement launedau moins trois principes directeurs :

    a) la perception dautrui car reprsente en discours, le territoire ditconstitue le locuteur en sujet et acteur de son espace nonciatif ; laperception dautrui tant la perception dun espace diffrenci renvoyede lautre lun.

    b) la polyphonie dans la mesure o elle est inhrente toute activitdiscursive. Non seulement chaque mot (catgorie urbaine, dnominationdes formes langagire, dsignation des lieux,) est lourd des sensdonns parce que son emploi renvoie dautres discours, mais encore ilnest demploi qui ne renvoie la matrice discursive que constituelespace citadin.

    c) linteraction parce que lespace dchange (concrtement considrercomme le produit peru ou vcu de la mobilit spatiale) territorialisainsi produit ne peut ltre quen interaction de deux discours, autrementdit quil est un niveau de la matrialit urbaine qui -sans nier dautresniveaux de matrialit- nest que discursive.

    6 Daniel Baggioni (1994) avait juste titre propos le concept d espace dnonciation pourcomprendre et cerner lespace produit dans des situations dinteractions sociales entre locuteursplus ou moins indtermins sinon par leur appartenance atteste un mme espace gographico-identitaire.

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    De fait, le pauvre jeu de mots du titre7illustre une part non-ngligeable desspcificits de la sociolinguistique urbaine (voir Bulot, 2001b) : la primautdonne lapproche de la variation langagire et linguistique pour comprendre etanalyser lorganisation territoriale des espaces urbains. Autrement dit, il

    manifeste non seulement lindispensable intrt du sociolinguiste pour les faitsvariationnels (sans lequel sa propre identit scientifique perd tout sens), maisencore quil est primordial de percevoir et de faire percevoir aux diffrents acteursde la ville ce que ces mmes faits mis en discours donnent dire des rapportssociaux. En dautres termes, quil est concevable de faire valeur des discourspilinguistiques urbaniss pour contribuer amnager les espaces, pour tenter unamnagement linguistiquedu territoire urbain8.

    De fait, une sociolinguistique replace est une sociolinguistique qui serecentre sur les rponses donner lexclusion des minorits sociales en milieuurbanis. Replace car pour lheure elle nest pas ou trop peu dans les projetsde politiques urbaines quand pourtant elle a toute lgitimit scientifique (ou tend

    lacqurir) pour y intervenir. Lune des vocations des Journes Internationales deSociolinguistique Urbaine est prcisment de rassembler les chercheurs etchercheures sur les thmes impartis lurbanit linguistique pour confronter despoints de vue thoriques et mthodologiques (le discours scientifique ne sauraitchapper aux conditions de production discursives dominantes) et proposer desexpertises aux dtenteurs/ locuteurs lgitimes ou non des discours sur la ville. Surle moyen terme, il faut pouvoir tre en mesure dnoncer des propositionsdpassant le simple jeu dchanges intellectuels pour aller vers la socit civile,arms dune connaissance situe et contraste du terrain.

    VARIATIONS LINGUISTIQUES : IMAGES URBAINES ET

    SOCIALESLa deuxime Journe Internationale de Sociolinguistique Urbaine de

    Rennes reprend pour partie, par les thmes abords, ces proccupations liminaires.Au travers des onze villes (au sens sociolinguistique despace discursif urbanis)tudies, des situations socio-langagires trs diverses ont t questionnes : Ouagadougou (Bernard Zongo) un groupe de jeunes tudiants ivoiro-burkinabs(perus comme des trangers) marqus par un discours sgrgatif se constitue engroupe social, construit ses marques langagires et territoriales ; Lille (TimPooley) les immigrations (ancienne et rcente) ont chang (dpicardisation) etchangent l encore les comportements linguistiques mais tout autant les

    reprsentations sur la langue et ses variantes. Marseille (Mdric Gasquet-Cyrus) tudie les effets de territoire sur les attitudes mises au sujet du provenal ;dans un contexte prgnant didentification autocentre la langue, lesdnominations et reprsentations de cette mme langue au sein dun quartier (LaPlaine) de Marseille illustrent, entre autres, les rapports complexes et les

    7Il y aurait plusieurs sens sociolinguistiques des territoires urbains8 ce propos et par exemple, les travaux de Vincent Lucci et de son quipe (Lucci, 1998) Grenoble ou ceux plus rcents de Marie-Jos Dalbera-Stefanaggi (Dalbera-Stefanaggi M.-J, 2001)sur Ajaccio montrent que les crits urbains ne sont autres que des faits glottopolitiques (voirGuespin L., Marcellesi J.-B.(1986) pour la rfrence ce dernier concept), que des moments plusou moins stabiliss de la gestion socio-langagires des espaces.

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    dcalages ncessaires entre les pratiques linguistiques et les discours sur les ditespratiques. Saint-Etienne-Du-Rouvray, dans la banlieue de Rouen, (FabienneMelliani) ltude des productions discursives des jeunes issus de limmigrationmaghrbine montre comment se joue la disqualification de l'espace tandis qu'en

    effet de miroir la relgation rsidentielle structure des processus identitairessuscits par un sentiment d'exclusion. Le lecte de Beni-Mellal, ville du Maroc etville-rfrence de la plaine du Tadla, (Sad Bennis) joue le rle de langue idaledes locuteurs non citadins de la zone en question. Lespace discursif construit esten quelque sorte le produit dune double dtermination identitaire : spatiale avecla distance gographique la ville et linguistique avec la distance la normeurbaine. Rabat, ville capitale du Maroc, (Leila Messaoudi) les mouvementsmigratoires anciens (andalous) et rcents (rural) contribuent mettre en place unenouvelle identit urbaine mais recomposent pareillement le territoire urbain parles formes qui lui sont attribues. En fait Rabat un nouveau parler urbain sembleen mergence. Les travaux sur lidentification rciproque des locuteurs rennais et

    nanciens (Nigel Armstrong) mis en regard avec la situation anglaise montrentune relle diffrence entre les deux situations nationales : en France (en fait enzone dol) les villes ne semblent pas tre devoir tre caractrise par un accenttandis que a contrario, en Grande Bretagne, lidentification dun locuteur anglaispermet de reconnatre nettement son origine citadine. La discussion reste certesouverte mais interroge un certain nombre de travaux. Salazie, dans lle de LaRunion, (Gudrun Ledegen) lurbanisation linguistique induit des comportementslangagiers spcifiques des jeunes semi-ruraux . Les parlers jeunes ne sont pashomognes sur lensemble de lle mais sont rapports une norme pour partieendogne et pour partie exogne. Les territoires symboliques sont bien entendu icilenjeu premier de lappropriation / production ditems jeunes . Sal, ville duMaroc, (Mohammed El Himer), se joue une identit urbaine diffrenciatrice de laville sur et phare voisine : Rabat, la capitale nest spare delle que parun fleuve. Lexode rural a, comme dans dautres lieux analogues, provoqu unbrassage linguistique et un questionnement de la norme de prestige.. Enfin, auCap, capitale dAfrique du Sud (Mozama Mamodaly), le quartier District Sixnexiste plus : il a disparu en 1966. Cependant il demeure intressant par levernaculaire qui sy est mis en place pour la fois assurer la communicationinterne mais aussi pour marquer une identit culturelle spcifique.

    POUR CONCLURE9: LA DISCURSIVIT

    Les contributions prsentes questionnent effectivement deux faits :lurbanisation et le territoire, qui ressortissent au linguistique, la langue et sesusages et plus largement la praxis linguistique. Quil sagisse de reprsentationssociolinguistiques (les accents, les parlers distincts et distinctifs,) ou depratiques linguistiques (mergence de vernaculaires, de formes de prestige,),dans un lieu urbanis donn, lancrage territorial mis en mots donne sens une

    9Il serait sans doute inconvenant de terminer cette introduction sans remercier tous les membresdes comit dorganisation et scientifique de la deuxime Journe Internationale deSociolinguistique Urbaine, ainsi que (sans diminuer la part de chacun) particulirement CcileBauvois (la co-initiatrice avec moi-mme des J.I.S.U.) Gudrun Ledegen, Philippe Blanchet etcollectivement le CREDILIF/Rennes2 qui a accueilli cette deuxime session.

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    identit urbaine fonde sur un double procs didentification et de diffrenciationsociolinguistique.

    Il est en effet devenu partiellement trivial10de poser que tout locuteur (et,partant, tout locuteur collectif11 sur un tel thme) met diversement en mots

    lespace urbain ; est alors discursivise une paisseur (Castells, 1981) lie lhistoire, lorganisation sociale acquise et en cours, la spectacularisation desrapports sociaux anciens et nouveaux, , et que lon doit rapporter aux pratiqueslangagires, tant il est certain pour ce mme locuteur

    a) que son discours sera imprgn de ses propres usages spatiaux, de sapropre histoire sociale,

    b) et quil mettra subjectivement en mots les structures socio-spatialesprexistant toute nonciation. Une ville peut certainement tre unecommunaut sociale et supporter/ permettre une identification pertinentemais on sait par ailleurs quil ne serait tre question de la penser commeune seule entit spatiale.

    Non seulement chacun peut percevoir diffremment lespace urbain, maisplus encore lespace urbain communautaire est travers par des fractures qui leconstituent, par des discours qui le produisent. Dune certaine manire, lespaceproduit par le lien (videmment social mais aussi socital) entre au moins deuxlieux (des points perus comme tels sur une surface de dplacement effective oureprsente) est la foisle lieu symbolique de lappartenance une mme entiturbaine et, la fois, ce qui permet aux diffrents groupes sociaux dentrer dans ladynamique identitaire de la diffrenciation. On peut constater nettement desespaces multiples, fonctionnellement diversifis et en relation dinclusion/exclusion partielle ou totale. Les territoires12, en tant que processus constantsdappropriation identitaire, sont, ds lors, certes multiples et complexes mais plusencore (Tizon, 1996) pertinents pour tout acteur, circonscrits (mme si les limitesen sont plus moins nettes) et mis en mots de lhtrognit constitutive delespace social.

    Les sens des territoires urbainssont ceux qui procdent spcifiquement etrespectivement des relations entre les diffrents groupes sociaux, ils sont lesdiscours tenus autour de la ncessit concomitante de sidentifier et de sediffrencier. Rapports au langagier, ils sont le produit de la confrontation entreles lieux, entre les discours tenus sur ces lieux (leur valeur sociale), et entre lespratiques langagires et linguistiques attribus chacun de ses lieux.

    Lessence sociolinguistique des territoires urbains, quant elle, est

    radicalement ladiscursivit dans ce quelle renvoie la production langagire desdiffrents niveaux dune altrit dialogique. Altrit, o la ville est un espaceforcment subjectif mais ncessairement objectiv dans tous les discours : toutcomme le lieu fait rfrence et repre de lespace topographique, la langue (et plusexactement ses reprsentations auto et htrocentres) fait rfrence -fantasme ounon- du lieu et du locuteur identifi(s).

    10 En tous cas, la gographie sociale, la sociologie urbaine ont dj largement aborde la question.11 La linguistique sociale (Marcellesi et Gardin, 1974) a propos initialement un locuteur-intellectuel collectif porteur dun discours collectif. Il est concevable de parler de locuteur collectifpour toute forme discursive porteuse des rapports sociaux.12 Le pluriel soppose ici distinctement au singulier rapport lunit territoriale

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    Bernard ZONGOUMR CNRS 6065

    Universit de Rouen (France)

    INDIVIDUATION LINGUISTIQUE ET PARLURESARGOTIQUES : UN EXEMPLE DE SGRGATION SPATIO-

    LINGUISTIQUE OUAGADOUGOU

    La sociolinguistique urbaine en tant que domaine de recherche rcent a djproduit ou ractiv un nombre considrable de notions et de concepts issus de lasociolinguistique gnrale, de son domaine propre ou emprunt des domainesextrieurs comme la gographie sociale, la sociologie (amricaine en loccurrencedont elle tire sa filiation)1. On parle ainsi de signalisation sociale , de territoire , d urbanisation linguistique , de langue urbaine , de

    situation . Nous voudrions largir ce champ en questionnant le conceptd individuation linguistique , de Marcellesi/Gardin2 la suite de Bulot (1998)qui a montr que mme si ce concept fait partie de ce que Delamotte-Legrandappelle au sujet de la recherche marcellesienne les concepts rests/mis danslombre de la scne thorique (Delamotte-Legrand/Gardin, 1998 : 9), il pouvaitaider comprendre par exemple les noncs collectifs dun groupe en tant quefaits nonciatifs reprables dindividuation linguistique (Bulot, 1998 : 184).

    En ce qui nous concerne, il sagira de montrer dans une situation3concrtecomment un groupe dtudiants argotisants ivoiro-burkinab, en situation detransplantation Ouagadougou4, a russi se constituer en groupe social linguistiquement situ et gographiquement spatialis (Local de ltudiant). La

    manipulation de ressources lexicales vastes et spcifiques - que lon peut dsignerpar le syntagme parlures argotiques faute de terme satisfaisant - par rapportaux mots dargot circulant5 Ouagadougou dans un cadre gographiquement clos,

    1Blumer (1969), Park (1921), cits par Coulon, Alain, Lcole de Chicago, Paris, PUF.2Introduction la sociolinguistique - Linguistique sociale,1974, CLS3Au sens que donne Thomas (1923) donne cette notion. cit par Coulon, Alain, Lcole deChicago, Paris, PUF.4Capitale du Burkina-Faso5Le terme argot circulant doit tre entendu comme langue circulante au sens de Goudaill ier(1998).

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    confre ce groupe une identit sociale et linguistique propre sur la base delaquelle slaborent et se structurent les formes de leur individuation linguistique.Aprs avoir situ notre cadre de rfrence thorique, nous prsenterons lescaractristiques de ce groupe social avant de dcrire les diffrentes formes de

    manifestation de ce quon peut appeler une sgrgation spatio-linguistique CADRE DE RFRENCE

    Le concept dindividuation linguistique a t expos pour la premire fois -en tout cas sous une forme systmatique - en 1974 dans Introduction lasociolinguistique - la linguistique sociale (Marcellesi/Gardin). Il vise rendrecompte de l'ensemble des processus par lesquels un groupe socialacquiert uncertain nombre de particularits de discours qui peuvent permettre dereconnatre, sauf masquage ou simulation, un membre de ce groupe (p.231). Leterme groupe social est dfini comme une unit collective relle mais

    partielle, fonde sur une activit linguistique commune, et implique dans unprocessus historique (p.17). L' activit linguistique commune peut treexerce par les membres du groupe de faon volontaire ou involontaire,consciente ou inconsciente, explicite ou non explicite, reprable ou nonreprable. (p.236).

    Quant au syntagme unit collective, elle fait rfrence par exemple auxclasses diverses qui ont un rle historique jouer, notamment les classesantagonistes : partis, syndicats, congrs, etc., aux groupes religieux , etc..L'hypothse fondatrice de la thorie est qu'au sein des groupes sociaux ainsicirconscrits, s'labore un certain nombre de particularits de discours propresau groupe. Les argots sont cits comme les cas les plus connus d'individuation

    linguistique. Les particularits discursives peuvent se limiter au lexique(Marcellesi, 1969) ou toucher la syntaxe et les produits linguistiquesdiffrenciateurs du groupe peuvent rsulter de crations ou de mise en place denouveaux emplois de certaines units lexicales.

    La mthode propose pour tudier les formes d'individuation linguistiqued'un groupe est la prise en compte des contrastes et des formes de rejet. Elleconsiste dgager, par la confrontation de deux corpus, des units soumises uncertain nombre de critres : Il faut que l'unit soit admise par les membres dugroupe, qu'elle ne soit rejete par aucun d'eux et que son utilisation oppose lesmembres du groupe aux membres d'autres groupes, c'est--dire qu'aucun autregroupe ne l'utilise comme sienne. (Marcellesi/Gardin, 1970 : 68).

    LENQUTE

    Constitution du corpus localien6

    Nous avons recueilli le stock lexical du groupe par lobservation directe(notation de mots ou dexpressions lors dentretiens) et lobservation indirecte(analyse de textes enregistrs puis transcrits : narration d'anecdotes, entretienssemi-dirigs et test lexical).

    6Cet adjectif localien restitue le terme quutilisent les rsidents du Local pour se caractriserou caractriser leur langage.

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    Les corpus pr-existants

    Afin dtablir que lutilisation des units lexicales oppose les membres dugroupe celles des membres dautres groupes par lanalyse contrastive, nousavions besoin dautres corpus de rfrence. Nous avons donc utilis des corpusreconnus comme reprsentatifs de largot circulant campusien (du campusuniversitaire), extraits des travaux suivants :a) Kolga (1991) : un corpus compos de cent quarante-huit (148) items lexicaux

    censs reprsenter l'argot des tudiants en 1991. C'est le rsultat d'uneenqute par auto-relevs. [ mettre dans la bibliographie]

    b) Prignitz (1989) : Place de largot dans la variation linguistique en Afrique :le cas du franais Ouagadougou

    c) Caitucoli/Zongo (1989) : lments pour une description de largot des jeunesau Burkina Faso

    LES FORMES DE LINDIVIDUATION

    Le groupe social : cadre physique et caractristiquessociolinguistiques

    Si lon considre le cadre physique dans lequel voluent les membres dugroupe, on peut remarquer quils font lobjet dune sgrgation spatiale deuxniveaux dont la seconde se double dune sgrgation ethnolinguistique. En effet,le Local de l'tudiant est situ au secteur 8 de la province du Kadiogo non loin duStade du 4 aot, donc excentr par rapport au centre-ville et luniversit.Construit aprs la Rvolution de 1983, l'poque de ldification du stade, le localtait destin hberger les ouvriers chinois du chantier. Le local, libr par ces

    derniers et mis la disposition des tudiants en 1987, abrite un ensemble debtiments parpills dans une grande cour dlimite par une muraille. Unesoixantaine d'tudiants y vivent, isols de la population environnante et deslogements-tudiants. Les filles n'y sont pas admises. C'est ce qui expliquel'absence de sujets fminins dans notre chantillon. La spcificit du btiment quinous intresse est quil est occup exclusivement par des tudiants ivoiriensdorigine burkinab (une quinzaine) revenus au Burkina pour des raisons dtude.De ce point de vue, on peut affirmer avec Calvet (1994 : 13) que la ville est la

    fois un creuset, un lieu dintgration et une centrifigeuse qui acclre lasparation entre diffrents groupes. La situation qui nous occupe sinscrit dansune dynamique de la ville comme lieu de laffirmation dun territoire

    sociolinguistique (Bulot, 1998 : 184). Lorigine gographique du groupe est labase de lautre sgrgation. Elle est fonde au moins sur lidentit nationale dugroupe (ivoiro-burkinab), pose par le locuteur collectif tudiant burkinabcomme une identit culturelle. Les tensions, insidieuses, rarement ouvertes, entretudiants burkinab et tudiants dorigine ivoirienne sont nes dune fortemigration dIvoiriens vers le Burkina dans les annes quatre-vingts. Cemouvement migratoire, dabord accept par les Burkinab, a t de plus en plusressenti comme une invasion dangereuse . En effet dans certains tablissementsscolaires, la part des lves ivoiriens reprsentait presque 90 % des effectifs. Laraison de cette mobilit est le prtendu prestige dont bnficie le systme ducatifburkinab (le baccalaurat en loccurrence) aux yeux des Ivoiriens. Ainsi

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    constitu comme entit gographique isole, le groupe mettra profit la diversitdes ressources linguistiques de ses membres pour laborer dune manirediffrencie son mode de communication.

    Ressources verbales et sphres dinfluence

    Lenqute sur les ressources linguistiques du groupe offre les rsultatssuivants :

    Tableau 1 : Ressources verbales des localiensLangues ethniques Langues

    trangresLanguesspciales

    moorgurunsi

    goindagari

    bisa

    peuljula

    franaisanglais

    espagnol

    argot nouchi

    La population du Local offre une configuration ethnolinguistiquehtrogne. Do une plus grande complexit des sphres dinfluence de largotlocalien par rapport celles de largot campusien, comme on peut le constaterdans le tableau suivant. Les conclusions de Caitucoli/Zongo (1993) serviront debase de rfrence pour tablir les sphres dinfluence de largot campusien.

    Tableau 2 : Tableau comparatif entre sphres dinfluence de largotlocalien et de largot campusien

    Sphres dinfluence Argot localien Argot campusien

    1.langues africaines x x2. nouchi x -

    3.langues trangres x -4. argot commun de

    France- x

    5.franais acadmique x x6. argot burkinab x x7. argot circulant

    ivoirienx x

    Sphre d'influence 1 : les langues africaines

    D'aprs nos tmoins, ces emprunts concernent les langues suivantes : lemoor, le krumen, le dioula et d'autres langues ivoiriennes.- emprunts au moor : le bnga (haricot = repas de

    fortune) ;- emprunts au dioula : guidougou (un htre) , kangagwana(fille), wo (trou, fille), ne pas tre yr (ne pas treintelligent) , kenikla (vil), badou (un badaud), laga(manger), logopwourou (un dseouvr), y boda (tonderrire = salut !), dnd (fille facile), go (fille) , etc. -emprunts au krumen : gbw(faire lamour) ;

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    Sphre d'influence 2 : emprunts au nouchi

    Lorigine du nouchi nest pas tablie et fait lobjet dhypothses. On peutcependant retenir la dfinition quen propose Lafage (1991 : 97) : il dsigne lesbandes de jeunes des quartiers chauds (dAbidjan) et le langage quilsutilisent. De fait, la reconnaissance des mots nouchi n'est gure aise. Certaineslexies qualifies comme telles appartiennent soit des langues ivoiriennes, et sontreprables par leur signifiant, alors que d'autres ont subi une altration siimportante qu'il est difficile de leur attribuer une origine africaine. Cest pourquoil'on retrouvera dans cette catgorie des lexies dj rpertories dans la catgorie"emprunts au dioula", sous le contrle de nos tmoins. Il s'agit entre autres deslexies suivantes : agbalot (faire lamour), bri (brigand), djo (pote), djoukila,c'est dra (cest la honte), guou (campagnard), moun-mouni (faire un coup bas),tcher (attraper), gaou (un bandit), y a dra (cest la honte), cacher dra (cacher lahonte), sao (va te faire f.), tchoin (maison close), tra (attraper), c'est du walko

    (cest du bluff) , c'est blo (cest le malin), etc.. Sphre d'influence 3 : emprunts aux langues trangres :

    - emprunts l'anglais : clean, nice, black;- emprunts l'espagnol : luca, lusika, campas, rebandes, pisse, pisso,senzala, etc..

    Sphre d'influence 4 : l'argot commun de France

    Cette sphre est quasi nulle. Nous avons essay d'tablir des paralllismesentre l'argot localien et l'argot commun de France, en prenant comme ouvrage derfrence le Dictionnaire de l'argot de Colin (1990) : seulement quatre units

    lexicales peuvent en tre rapproches. Il s'agit de :jeton, pointer, sap et parigot.Seul parigot concide smantiquement dans les deux sources de rfrence, lestrois autres sont employes avec un sens diffrent de celui que propose Colin :

    -jeton: sens localien: s'emploie dans l'expression avoir le jeton, c'est--dire "tre riche" ; sens de Colin: s'emploie au sens 4 dans l'expression"avoir les jetons" , c'est--dire "avoir peur, faire peur".- pointer: sens localien : (verbe intransitif) "aller un rendez-vous" ;sens de Colin: (verbe pronominal) "arriver, se prsenter".

    Comme on peut le constater, mme si les deux sens semblent couvrir lemme champ smantique, il s'agit de smme diffrent ; sans oublier que les deuxlexmes ne partagent pas la mme rgle de transitivit.

    - sap: sens localien: "habill lgamment" ; sens de Colin: "habill" Sphre d'influence 5 : le franais acadmique

    Le franais acadmique constitue la source la plus importante des emprunts,ce qui s'explique aisment car le langage que nous tudions est un argot basefranaise. Si l'argot localien possde des formes linguistiques juges propres augroupe, c'est au franais acadmique qu'il recourt le plus souvent. Les formes fontalors lobjet dune appropriation par le biais de manipulations du signifiant et/oudu signifi.

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    Discours pilinguistique et fonctions de largot localien

    Discours pilinguistique

    Les rsultats des entretiens semi-dirigs sur le discours pilinguistique

    montrent que les membres du groupe possdent une conscience linguistique deleur parler comme nous lindiquent ces commentaires : le groupe a affirmpossder un langage propre qualifi de localien ( langage localien ). Lesexemples rcolts au cours d'un tour de table ont t diversement qualifis : mots du parler nouchi , sorte de langage secret des dsuvrs des banlieuesabidjanaises ; mots d'argot ; vocabulaire tudiant . Ce qui nous sembleessentiel retenir est que le groupe les revendique comme siens, comme unefaon de parler qui lui est propre, dont il est la fois crateur - pour certainstermes - et utilisateur lgitime. Leur parler peut tre dfini comme :

    1. une forme de langage relevant d'une langue - l'exemple ici le franais - oles mots utiliss ne signifient pas ce qu'ils disent rellement dans le langagesoutenu en franais.Ainsi dmarrerqui signifie dans le langage du groupe"tre beau", "tre bien" ;

    2. cest un mlange de franais et de langues locales. Ainsi l'expression j'aibrimigou la go ("coucher avec la fille") rsulte d'un mlange de franais(jai la), de jula (brimougou) et d'autre chose (go origine douteuse dansla littrature) ;

    3. cest un langage fait dun vocabulaire bizarre qu'un tranger qui arrive icine pourra pas comprendre;

    4. cest un systme de signes n de la cration de certains mots pour dsignerquelque chose de spcifique ou un comportement spcifique. Seuls les

    membres du groupe peuvent le comprendre.Cette conscience linguistique est renforce par les fonctions que leslocuteurs lgitimes attribuent leur parler

    Usages diglossiques et fonctions du parler localien

    Au cours des entretiens semi-dirigs, nous avons demand aux tmoinsdune part de nous indiquer les contextes demploi de leur parler et dautre part lesfacteurs (situations de discours et vnements de parole) qui commandent lerecours ce parler. A l'issue de toutes les sances d'entretien, on peut tablir lessituations de discours que le groupe reconnat comme cadres d'investissement deson rpertoire linguistique selon le tableau suivant :

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    Tableau 3 : Situations de discours et vnements de parole.SITUATIONS DE DISCOURS EVNEMENTS DE PAROLE

    Universit+ les cours

    + les pauses

    [ aparts]

    [conversations libres]Local de ltudiant+ les rencontres quotidiennes

    + l'arrive d'une fille

    [conversations libres][dbats]

    [conversations libres]Sorties en ville

    + les soires dansantes+ les pots dans les kiosques

    [conversations libres][conversations libres]

    On le voit, le groupe semble vivre en vase clos et dune manire grgaire.Lemploi du parler localien simpose dans toutes les situations o son intgritsemble en jeu : lextrieur du local (Universit, sorties en ville) et lintrieurlors de lintrusion dune personne trangre dans le groupe (arrive dune fille).On peut faire remarquer nanmoins que le recours au parler localien ne remplitpas toujours une fonction grgaire (au sens de Calvet) mais peut relever aussidune fonction vhiculaire (rencontres quotidiennes). Cette analyse est confortepar les locuteurs eux-mmes qui attribuent leur parler un certain nombre defonctions :

    - le fait d'argoter ou d'argotiser au local, en l'occurrence, rpond avant tout la recherche d'un moyen de communication propre au groupe ; par ce biais, legroupe se sent plus soud dans la mesure o l'emploi du langage argotique, quipuise plusieurs sources linguistiques, permet de dpasser les diffrencesethniques. La communaut du Local compte en effet, pour une centaine

    d'tudiants, une dizaine d'ethnies, par voie de consquence, le mme nombre delangues virtuellement utilisables. L'argot est peru dans ce contexte comme unoutil de communication interethnique ;

    - l'argot peut assumer aussi dans certaines circonstances une fonctionludique. On y recourt pour dtendre l'atmosphre dans des situations decrispation ou de tension. Par exemple, au cours d'un dbat houleux qui risquait dedgnrer en rixe, l'emploi de l'expression tu es jolipour dire tu as raison aprovoqu une hilarit gnrale permettant ainsi de contenir les passions ;

    - l'argot localien joue aussi le rle d'indicateur social permettant au groupede se dmarquer des autres tudiants ou d'autres groupes argotisants. Selon lestmoins, ils sont systmatiquement reconnus et montrs du doigt sur le campus

    universitaire ds qu'ils se mettent parler leur argot. Cette mise l'cart est peruepar le groupe comme une belle manire de montrer sa supriorit face auxautres tudiants. Ce langage constitue pour le groupe la marque d'une identit qu'ilrevendique et qu'il protge jalousement : un mot, une expression rcupre par lesautres tudiants est automatiquement remplac par un autre ; c'est le cas parexemple de rancard rendez-vous auquel on a substitupointage.

    - en prsence d'une personne trangre au groupe, l'argot localien peut servir voiler le contenu d'un discours. Le contenu voil peut tre une critique, unemoquerie, un loge, ou tout simplement un secret de groupe. Plusieurs situationsont illustr cette fonction cryptique de l'argot localien. Ainsi, l'expression aller la chassea permis un membre du groupe, en prsence d'un professeur, et sans

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    crainte de se faire comprendre par ce dernier, d'informer son camarade qu'il allaitfaire la cour aux filles. Il leur arrive galement de se moquer de quelqu'un dans larue en toute impunit par le recours des expressions du type c'est un tougou(dioula) c'est--dire un campagnard . Les loges rendus une fille qui arrive au

    local s'inscrivent galement dans les potentialits cryptiques de l'argot localien. Lafille est dsigne par les mots yde, wo (fille). Une belle fille est une fille quidmarre. On dira d'une fille trop connue pour ses libertinages sexuels que la go l,a kanga guana (nymphonmane), ce qui se traduit par la fille l, elle a mal aucou , en d'autres termes elle ne sait qu'acquiescer de la tte aux avances dupremier venu. Comme on le voit, les procds cryptologiques sont nombreux. Ilsremplissent de fait les conditions de toute individuation linguistique fondes surles dichotomies +volontaire/-volontaire, +explicit/-explicit.

    Les formes linguistiques de lindividuation : lanalyse linguistiquecontrastive

    L'analyse contrastive constitue une des exigences mthodologiques de lathorie de l'individuation linguistique. La comparaison peut se faire entre deux ouplusieurs sries d'noncs spcifiques soit un groupe mais des priodesdiffrentes, soit deux groupes diffrents mais au cours de la mme priode. Ellepermet alors de mettre en vidence les formes linguistiques que peut prendrel'individuation : diffrence de signifiants, de signifis, formes de rejet, etc..

    Pour tudier les formes de l'individuation, nous avons confront deux typesde corpus : 1) l'ensemble des formes linguistiques revendiques par le groupe duLocal, 2) l'ensemble des formes linguistiques recueillies sur la cit universitaire etsupposes tre les mots d'argot des autres tudiants. Les membres du groupedevaient identifier les items, partir dun corpus de mots regroupant la fois ceux

    rputs tre du Campus et ceux recueillis incidemment auprs du groupe, et lesclasser selon les critres suivants : +C+E = connu et employ, +C-E = connu maisnon employ,-C = pas connu, MtGrpe = mots du groupe. (Voir extrait de lanalysecontrastive en Annexe cet article).

    Voici les rsultats obtenus :

    Les formes particulires au groupe argotisant

    La somme des deux corpus reprsente 224 items, dont 124 sont reconnus ourevendiqus par le groupe, les cent autres ayant fait lobjet dune nonreconnaissance ou dun rejet. Lexamen de lextrait de lanalyse contrastive donneune indication intressante concernant ce processus didentification-revendication-rejet. On note en effet que sur 43 items, le groupe en identifie 18,soit 77,4 %, comme des formes dont il est lusager lgitime ou le crateur.

    Les formes de rejet-substitution

    Ces formes se prsentent de deux faons : la substitution du signifiant par unprocd synonymique ou du signifi par un procd d'largissement ou derestriction smique.

    Le rejet-substitution de la forme. Sur 39 items rejets par le groupeargotisant, colonne +C-E (connu mais pas employ), douze formes ont tremplaces par des formes spcifiques au groupe :

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    Tableau 4. Rejet- substitution de la formeNombre de formes

    rejetesEmplois Formes de

    substitution1.badou "nourriture" Laga

    2.baraque "maison" pisso, senzala3.bcane "mobylette" P 10, tnr4. bilaner "donner des nouvelles" filer le doc5.bosser "tudier" fermer le circuit6. caler "manger" Laga7.pec "bourse" Nafolo

    8. doser "parler mal" parler gbw9. doubler "se resservir" remonter

    10.mettre les eaux "avoir des relation sexuelles" bw11. la galre "la misre" le gbwleya

    12. un marchand de

    sommeil

    propritaire" un bailleur

    Le rejet-substitution du sens. Bien qu'ils soient d'un nombre trs rduit, ilssont significatifs des divers procds mis en uvre par le groupe pour sedmarquer linguistiquement entre autres du groupe tudiant du campus. Lesformes incrimines sont celles qui sont reprsentes dans les trois colonnessuivantes : CE , MG et ARGOT CAMPUS .

    Tableau 5 . Rejet-substitution du sensItems Sens localien Sens campusien

    un craqueur "railleur" "rigide"un criquet "une fille maigre" "mobylette CT"

    djo "copain" "aller", "attraper"gars "compagnon" "garon", "fille"

    Dans le tableau d'ensemble (Voir la partie annexe), deux autres catgoriesde donnes appellent des commentaires.

    La colonne +C+E . Ce sont des items qui, bien que communs aux deuxcorpus, sont revendiqus par le groupe du Local comme faisant partie de sonpatrimoine linguistique. On peut donc poser l'hypothse d'une influencerciproque entre argot localien et argot campusien . Mais dans quel sensfaut-il envisager l'influence ? Selon les membres du groupe localien, le campusaurait tendance rcuprer leurs formes linguistiques, le contraire tant d'officerejet. Pour notre part, nous croyons que l'influence ne soit pas inscrire dans uneperspective d'interaction entre les deux groupes, mais mettre en relation avec lasphre d'influence nouchi . En effet, les formes dont il est question ont tanalyses par Lafage (1990) comme relevant du vocabulaire nouchi. Or, on saitpar quel biais le nouchi influence les parlers argotiques au Burkina : chansons(exemple du groupe OUA : Orchestre Universitaire d'Abidjan), voyage d'tudiantsburkinab en Cte d'Ivoire, lves et tudiants ivoiriens sjournant au Burkina.Nous renvoyons, pour plus de dtails, Lafage (1985-86), Zongo et Caitucoli(1989), Zongo (1992). La colonne +C-E regroupant des items communs auLocal et au Campus mais non revendiqus par le groupe localien. L'explication de

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    cette communaut de mots , pensons-nous, doit tre envisage sous le mme angleque la premire catgorie d'items analyss plus haut, c'est--dire une influence dela sphre nouchi sur les deux groupes sociaux : les localiens et les tudiants ducampus.

    Au total donc, on peut dire que l'individuation s'actualise par des formes derejet portant soit sur le signifiant soit sur le signifi.

    CONCLUSION

    Dans leur article sur Le sens du territoire , Bauvois/Bulot (1998) posentque les concepts d identification , d valuation et d individuation entretiennent un rapport dialectique en ces termes : Relever un cart (ou soncontraire ) ressortit, il est vrai, potentiellement (soulign par nous) tant lunqu lautre (des deux concepts) (p.63). Nous pouvons dire, lappui de notretude, que ce rapport nest pas potentiel mais induit ncessairement. En effet,la revendication dun item par le groupe localien a prsuppos une identification,une valuation de cet item. Lindividuation serait alors la rsultante de ceprocessus. Nous avons tabli galement quon ne peut, lorsquil sagit dune tudesur lindividuation, faire abstraction du pendant linguistique et de ce quelleimplique corrlativement comme contrainte mthodologique : lanalysecontrastive de donnes linguistiques au sein de groupes restreints. On peut esprerque le concept dindividuation soit ractiv et mis profit dans des situationsdiverses auxquelles sintresse la sociolinguistique urbaine.

    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

    BULOT, Thierry, BAUVOIS, Ccile, 1998, Le sens du territoire : lidentification

    gographique en sociolinguistique , in Revue Parole 5/6, Universit de Mons Hainaut,Mons.BULOT, Thierry, 1998, Sociolinguistique des lieux de villes : les mots de Rouen, in

    DELAMOTTE-LEGRAND, R., GARDIN, B. Covariations pour un sociolinguiste -Hommage Jean-Baptiste MARCELLESI, PUR, N 243, Rouen.

    PRIGNITZ, Gisle, 1989, Place de largot dans la variation linguistique en Afrique :le cas du franais Ouagadougou, Colloque de Besanon.

    CAITUCOLI, Claude, ZONGO, Bernard, 1993, lments pour une description delargot des jeunes au Burkina Faso , in CAITUCOLI, C., (dir), Le franais au BurkinaFaso, Collection Bilans et perspectives, Universit de Rouen, 129-143.

    CALVET, Louis-Jean, 1994,Les voix de la ville Introduction la sociolinguistiqueurbaine, Payot, Paris.

    COLIN, J.-P., 1990,Dictionnaire de largot, Larousse, Paris.GOUDAILLER, Jean-Pierre, 1998, Comment tu tchatches ! Dictionnaire dufranais contemporain des cits, Maisonneuve et Larose, Paris.

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    ANNEXE

    Tableau synoptique des formes linguistiques de l'individuationlinguistique7

    Items +C+E +C-E -C -MtGrpe TotauxADIDAS, UN X

    AGBALOTE, AGBALO, adj. XAGBALO, adj. X

    AGBUYER LE TAUREAU XAILES, LE CARTON A POUSSER DES X

    ALLAH YI SIDI WOOMA, loc.verb. XAMPOULE, UNE X

    ANANGO, un XARAPAOU, un X

    BNGA, manger le XBAAKON (PETIT) X

    BAAZA, v.t. XBADINER (+neg.), v.int. X

    BADOU, LE X

    BADOU, v.t. XBAILLEUR, un X

    BALLE PERDUE, une XBANQUER UNE FILLE X

    BARAQUE, UNE XBAS-BEULEU, un X

    BAZOOKA, un XBECANE, une XBECOT, UN X

    BECOTER, v.tr. XBEOU, v.int. XBFA, un/une X

    BICOQUE, UNE XBIDON, un X

    BILANER, v.int. X

    BILLET VERT, LE XBINOME, UN XBLACK, BLACKY, un X

    BLANCO, un XBLO, C'EST X

    BLUEBANDER [blubnde] XBOILEAU, FAIRE UN - DENSE X

    BOIRE UN COURS XBOLI, FAIRE UN - X

    BOLI, v. ou n.m. XBOOGUI, PARLER - X

    BOSS, UN XBOSSE, LA X

    BOSSER, v.int. X5 19 1 18 43

    7Critres de classement : +C+E = connu et employ, +C-E = connu mais non employ, -C = pasconnu, MtGrpe = mots du groupe.

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    Tim POOLEYLondon Guildhall Universit (Grande Bretagne)

    CONTACT LINGUISTIQUE, CONTACT HUMAIN ETCHANGEMENTS LINGUISTIQUES DANS LE FRANAIS DE

    LA RGION LILLOISE :LES CONSQUENCES DE LIMMIGRATION

    INTRODUCTION

    Le modle centre-priphrie-contrepoids labor par Reynaud (1981)semble sappliquer heureusement la fois lensemble de lespace francophoneet la France en ce qui concerne les varits rgiolectales du franais. Lorsquonconsidre la conurbation lilloise, il est difficile de ne pas tre attir par la

    plausibilit de son caractre priphrique par rapport au reste de la France et depas reconnatre le rle central de la mtropole au niveau rgional. Si lon remontedans le pass, la domination de Lille au sein du territoire de lactuelle mtropolerend lexploitation des trois notions cruciales - centre, priphrie, contrepoids -encore plus attractive pour valuer la fois la variation spatiale et lvolutionsociolinguistique.

    Retraant les grandes lignes de lhistoire de la mtropole actuelle (Section2), je cherche esquisser les principales consquences sociolinguistiques de deuxpriodes o une forte immigration a contribu des changements sociauximportants. Il sagit premirement de lre de lexpansion industrielle du 19esicle o de nombreux Belges, pour la plupart nerlandophones sont venustravailler dans la rgion (Section 3) et deuximement, de la priode actuelle o laprsence maghrbine est devenue significative (Section 6).

    Dans les deux cas, limmigration a cr une situation de contactlinguistique. Au 19e sicle, les immigrs flamands sont venus sinstaller unepoque o leurs camarades franais pratiquaient soit des varits de picard portantdes marques de francisation, soit des varits de franais qui laissaient entendredes influences picardes. Les tmoignages des dialectologues, particulirementceux de Carton (1972) et de Viez (1910) nous permettent de dcrire la fois lavariabilit des pratiques linguistiques suivant les localits et les consquences ducontact Franais-Flamands (Sections 4 et 5). Alors que lafflux des Flamands

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    TIM POOLEY

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    contribuait lurbanisation de la rgion, les Maghrbins sont venus sinstallerdans des secteurs dj urbaniss et industrialiss une poque o lemploispontan du picard avait pratiquement disparu. Toutefois, Lille reste une des raresvilles franaises situes dans la zone de langue dol o lon entend encore un

    accent rgional reconnaissable mme chez les locuteurs jeunes. Cependant, ausein de cette varit rgiolectale presque entirement dpicardise, on peut, grce des enqutes de terrain, dceler des diffrences de comportement, de perceptionet mme de mmoire collective (connaissances du picard) entre les Franais desouche et les Maghrbins (Section 7).

    LE MODLE CENTRE-PRIPHRIE

    Le modle centre-priphrie sadapte non sans bonheur aux rapports Paris-Lille et Lille-rgion lilloise au fil des sicles. A partir de la conqute franaise de1667, Lille sest trouv en position de domin par rapport la capitale nationalegrce au poids dmographique, au contrle administratif et militaire, au niveau devie plus lev, la vie culturelle plus riche de Paris. Des facteurs analoguesfaisaient de Lille la principale porte dentre de toutes les influences parisiennesdans la rgion - une prsence militaire importante et une infrastructure o lesliaisons routires, ferroviaires et fluviales (grce aux travaux de canalisationentrepris partir du 18e sicle) passaient dabord par Lille, avant de se diffuserdans toute la rgion. Si Lille se trouvait plus souvent dans une relationasymtrique avec Paris comme les localits du plat pays par rapport la capitalergionale, on peut observer des priodes o la prosprit cre par les activitsindustrielles donnait un certain quilibre (contrepoids) ces relations (notammentdans la deuxime moiti du 19e et au dbut du 20e sicle).

    Il serait tonnant que cette domination politique, conomique et culturellenait pas eu de corollaires linguistiques. En effet, la notion de standard mono-centr voque par Gadet (1996 : 77) rappelle la domination historique de laFrance par rapport aux autres territoires francophones et celle de Paris-Ile-de-France sur le reste du territoire franais en matire linguistique. Certes, on a punoter au cours des annes 1990 les premires indications que certaines varitsdites priphriques commencent se librer de ce que Pascal Singy (1996) aappel cette sujtion linguistique la France et on pourrait prciser au modleparisien. En particulier, lmergence dune norme de prestige qubcoise (par ex.Ttu, 1996) et belge (par ex. Moreau, Brichard et Dupal, 1999) et mmemridionale (Blanchet, 2000)1 signalerait une modification de la situation

    historique constate par plusieurs tudes qui permettent de localiser le meilleur franais en France et surtout Paris dans limaginaire des locuteursbelges (Garsou, 1991 ; Francard, 1993, Lafontaine, 1986, 1991) et suisses (Singy,1996).

    En France, le travail de Gueunier et al. (1978) montre la plus grandescurit linguistique des locuteurs du Centre (Tours) par rapport ceux qui sontoriginaires de rgions priphriques (Lille, Limoges, Saint-Denis de la Runion).Cette inscurit linguistique des Lillois largement confirme par ltude deLefebvre (1991) semble provenir tout au moins en partie du fait quils sont

    1Je remercie Philippe Blanchet davoir attir mon attention sur cette tude.

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    conscients de pratiquer un franais qui manifeste des carts par rapport unenorme qui serait respecte dans dautres parties de la France et donc entre autresdavoir un accent (Tableau 1) alors que le fait de parler sans accent et sansmarques rgionales tend tre perue de manire plutt favorable dans lespace

    francophone (par ex. Garsou, 1991:20).Tableau 1 - Avez-vous un accent ?

    (Gueunier et al., 1978 ; Bayard et Jolivet, 1984 ; Singy, 1996)Tours 6,5%Lille 57%

    Limoges 77%Saint-Denis-de-la-Runion 89%

    Canton de Vaud (1984) 100%Canton de Vaud (1996) 83%

    Cette conscience davoir un accent est dautant plus remarquable parce quedes tudes rcentes, notamment celle dArmstrong et Boughton (1998) ont notque la mtropole du Nord constituait un des rares exemples dune rgion delangue dol o lon observe encore de ce que Fernand Carton (1981) appelle une originalit linguistique , cest--dire que mme le parler des locuteurs jeunescomporterait des caractristiques rgionales qui permettraient un(e) non-Nordiste de les situer dans lensemble francophone2. En effet, Armstrong etBoughton (1998) postulent que dans les rgions de langue dol, les tmoinsordinaires3 ne parviennent pas dceler les origines gographiques dautreslocuteurs au sein de lespace de langue dol, alors quils inscrivent un taux derussite plus quhonorable lorsquil sagit de situer les mmes locuteurs dans

    lespace social. Comparant des chantillons de sujets originaires des deuxextrmits est-ouest des rgions de langue dol - Nancy ( 305 kilomtres deParis ) et Rennes ( 355 kilomtres de la capitale), ces deux enquteurs notent enparticulier que des auditeurs-juges rennais ne parvenaient pas du tout reconnatre les origines gographiques des sujets nanciens.

    Dans une tude consacre laccent du Havre, Hauchecorne et Ball (1997)observent dans une optique comparable que les non-Havrais ne parviennent pas reconnatre un locuteur de cette ville sur la base dun court enregistrement. Lunde ces auteurs (Ball, 1997) affirme ailleurs dans un ouvrage dinitiation que lesaccents populaires des villes comme Caen, Le Havre, Rennes et Rouen sontidentiques celui de Paris. Si ces tudes reprsentent en quelque sorte la

    perspective de loutsider, on pourrait croire que les observations dun insiderdonneraient peut-tre des rsultats diffrents. Adoptant le point de vue des

    2Au sens strictement scientifique, il sagit dune hypothse qui na pas t dmontre mais tousles tmoignages cits (et bien dautres encore) confirment la banalit de lobservation que lesNordistes ont un accent (rgional), alors que les autres tudes cites pour les rgions de languedol ne permettraient de constater quune diffrenciation sociale.3En fait, lors dun atelier organis par lAssociation for French Language Studies, le 10 octobre1998, Boughton a russi la dmonstration auprs dun auditoire de 25 universitaires spcialistes dela langue franaise (enseignants, linguistes et sociolinguistes). Ayant cout une srie de huitenregistrements, Fernand Carton tait le seul reconnatre leurs origines communes dans la villede Nancy et cela grce des indices non-linguistiques.

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    Rouennais, Thierry Bulot (Bulot, 1998, 1999) constate que dans la perception deshabitants, les varits sociolectales pratiques dans la ville sont localisables danslespace : le franais rouennais norm tant situ sur la rive droite et au centreville, alors que le franais rouennais caractristique (accent normand) est localis

    plutt sur la rive gauche (Bauvois et Bulot, 1998 : 71). Ces rsultats, malgr leurintrt certain, ne permettent pas forcment dinfirmer lhypothse dArmstrong etBoughton, car ils semblent confirmer certaines perceptions influences par lammoire collective, plus quils nautorisent affirmer la reconnaissabilit dunaccent rouennais (ou normand) qui serait utilis par des locuteurs (relativement?)

    jeunes par rapport ceux des autres rgions de langue dol4.Le caractre suppos priphrique de la mtropole lilloise ne pourrait pas

    dpendre de son loignement de Paris (215 kilomtres) bien infrieur celui deNancy et de Rennes, ni de son incorporation relativement tardive dans ltatfranais (consquence de la conqute de 1667, confirme dfinitivement par letrait dUtrecht en 1713), ni forcment de sa situation frontalire. Car dans une

    perspective rgionale, Lille occupe depuis trs longtemps une place centrale -capitale des Flandres sous lAncien Rgime et chef-lieu du dpartement du Nord partir de 1803 et dominante depuis bien plus longtemps par son poidsdmographique, sa puissance industrielle et son rayonnement culturel5. Cecinimplique pas non plus que dautres villes diffrents moments de lhistoirenaient pas constitu au sein de la conurbation actuelle un contrepoidsdmographique et conomique important la capitale rgionale, notammentRoubaix et Tourcoing dans la deuxime moiti du dix-neuvime et les premiresdcennies du vingtime sicle.

    Il estaussiindniable que la position dominante de Lille au niveau rgionallui (a) fait subir une influence plus directe de Paris. Dans les trois ans qui ont suivila conqute, Lille a t transform en place forte avec une citadelle et uneprsence militaire de quelques milliers de soldats. Toutes les principales voies decommunication construites au 18e sicle - les canaux, les routes royales -(Lambin, 1980) et le chemin de fer mis en service au cours des annes 1840(Clout, 1975) y passaient. Linfluence culturelle et artistique (peinture, thtre,architecture) de Paris se fait sentir nettement plus tt Lille que dans dautresparties de la future mtropole (Pierrard, 1981).

    La concurrence conomique entre Lille et les villes environnantes remonteau moins au Moyen ge. Les monopoles accords Lille par des chartes royales(franaises, espagnoles ou bourguignonnes) taient souvent contourns par

    lingniosit des fabricants du dit plat pays dans la priode pr-industrielle(Hilaire, 1984). Lexpansion industrielle du 19e sicle a pourtant avantag

    4Cette observation semble valable pour les personnes (relativement) jeunes. Il est vident que lonentend dans la bouche de personnes ges des accents qui trahissent leurs origines gographiques(cf. Carton et al. 1983 o la grande majorit des tmoins est ne dans la premire moiti (etsouvent dans les premires dcennies) du vingtime sicle.5 En fait, le rle central de Lille est pleinement confirm au cours de la priode delindustrialisation (fin du 19e et dbut du 20e sicles). Pour les poques antrieures, il convient designaler le rle de Douai (centre universitaire du 16e au 19e sicle, chef-lieu de dpartement(1791-1803)) de Cambrai et de Tournai (centres cclsiastiques plus importants que Lille jusquau20e sicle).

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    Tourcoing et Roubaix qui ont pu stendre bien plus rapidement que Lille confindans ses fortifications jusquen 1858. Le dveloppement parallle maisrelativement indpendant dentreprises et de dynasties industrielles a t, comptetenu de la proximit de Lille et de Roubaix-Tourcoing (12 kilomtres), assez

    remarquable (Pouchain, 1998).Ce nest quau cours des annes 1960 que des mesures de planificationrgionales proposes par la DATAR6tentent de mettre de lordre dans les rsultatsdune croissance industrielle anarchique. Lille-Roubaix-Tourcoing a t dsignmtropole dquilibre (Scargill, 1983:37), une OREAM 7a t cre en 1966 et laCommunaut Urbaine de Lille (CUDL) compose de 87 communes a t cre en1968 (Figure 1). En proposant le dveloppement dune mtropole dquilibre, onmisait sur la tertiarisation de lconomie rgionale pour complter la puissanceindustrielle du versant nord-est (Roubaix, Tourcoing). La construction dune villenouvelle - Villeneuve dAscq lest de Lille aurait sans doute eu pour rsultat deconfirmer la pr-minence de la capitale rgionale, mme si le dclin du textile

    navait pas oblig les villes de tradition mono-industrielle rattraper leur retard, quileur avait t de fait impos par ces mesures de planification nationales et rgionales,dans le secteur des services. Ces faubourgs industriels(terme utilis par Sueur,1971) malgr des succs en matire de cration demplois ont souffert dun handicapindniable cause de la vtust dune partie de leur parc immobilier et dune imagede marque forme durant lre industrielle. De plus en plus, les gens qui travaillaientdans les vieilles villes sinstallaient dans des communes centrales plus agrables (parex. Bondues) ou dans des zones rurales qui prenaient dsormais un caractrersidentiel (par ex. Sailly-Lez-Lannoy).

    Les dveloppements en matire de transport ont galement servi promouvoirLille, point pivotal pour tous les moyens de transport en commun - trains, tramway,mtro et bus et carrefour europen desservi par des TGV qui permettent daccder toutes les villes importantes de lUnion Europenne et un rseau (auto)routier quifait lenvie des pays voisins. Qui plus est, le label Lille est promu aux dpens desautres villes de la rgion (Bonduelle, 1997) qui sont de plus en plus phagocytesdans la mtropole lilloise. Si Sueur a pu voquer en 1971 une mtropole enmiettes, un ouvrage publi pour commmorer les trente ans de la CUDL(Communaut Urbaine de Lille) parle non sans justification dune mtropole rassemble (Cartouche, 1998). Priphrique jusqu un certain degr par rapport Paris et au reste de la France, Lille est le centre confirm de la rgion Nord etdune zone de rayonnement dans lespace francophone qui dpasse la frontire

    nationale et constitue la fois la principale ouverture de la rgion et mme temps uncontrepoids non ngligeable aux ventuelles influences externes.

    6 Dlgation l'amnagement du Territoire et l'Action Rgionale. Une organisation deplanification nationale, qui devait entre autres sassurer que des aspects rgionaux soient inclusdans les plans proposs au niveau ministriel ou dpartemental. La DATAR soutenaitvigoureusement les mtropoles dquilibre qui devaient constituer un contrepoids contre lexpansionet la domination de la rgion parisienne.7 OREAM = Organisation d'tudes d'amnagement des aires mtropolitaines. Le rle duneOREAM est de contrler limpact des projets dinfrastructure sur lamnagement du territoire, parex. la construction de routes ou de liaisons ferroviaires, de villes nouvelles ou de centrescommerciaux en dehors des limites municipales existantes.

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    Figure 1 - Communes de la mtropole lilloise

    LIMMIGRATION BELGE DU 19e SICLE

    tant de loin la ville la plus importante de la rgion depuis le Moyen ge, lacroissance de Lille ne saurait sexpliquer par la seule fcondit de sa population.L in-migration 8des ruraux originaires des rgions environnantes constitue depuis

    la priode mdivale un lment important de son poids dmographique. Alimportance de sa population sajoute son rle administratif au sein de la rgion qui,dj non ngligeable sous les rgimes bourguignon, espagnol et autrichien, a tgrandement renforc par la France. Le fait que Louis XIV ait choisi de faire de Lilleune de ses principales places fortes pour garder la frontire nouvellement tablie en yinstallant une garnison de soldats en grande partie trangers la rgion et le centreadministratif rgional (sige de lIntendance des Flandres) a indubitablementfavoris les contacts entre les Lillois et dautres Franais. Daprs Lambin (1980 :253), il y aurait eu, suite la conqute, francisation la fois dans le senslinguistique et social. Si la noblesse avait dj adopt le franais comme langue decommunication, la politique de francisation visait surtout la bourgeoisie jusque l

    en partie picardophone, laissant le picard aux seules couches populaires.Lapparition dune littrature patoisante employant une langue mixte ds lespremires dcennies du 18e sicle et centre sur Lille (Carton, 1992) en est unindice sr, mme sil parat de prime abord paradoxal, du recul du picard (Pooley,2001). Ce recul largement confirm par les historiens du 19e sicle tait plusavanc Lille cette poque-l quau versant nord-est de la mtropole actuelle. Si

    8Il est peut-tre utile de distinguer dans ce contexte in-migrs picardophones originaires dansleur immense majorit des campagnes situes autour de Lille (le plat pays) qui sont venussinstaller dans la capitale rgionale et immigrs venus de pays trangers et parlant doncdautres idiomes.

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    Pierrard (1972 : 146) pouvait dcrire le parler lillois comme un patois issu dupicard, mais terriblement abtardi, sans orthographe, pntr et dform parlargot et le mauvais franais, il fait lloge du pote lillois AlexandreDesrousseaux9qui eut le mrite de mettre de lordre dans ce magma, et, tout en

    maintenant une francisation dailleurs irrversible, de valoriser les mots picardschapps au dsastre. Par contre, Vandendriessche (1928 : 198) relatantlhistoire de Tourcoing, dit que le patois tait la seule langue parle jusquaudbut du 19e sicle et lunique langue parle dans les relations de la vie courante

    jusque vers 1850. voquant luvre du plus grand pote picardisanttourquennois, Jules Watteeuw10, Vandendriessche dclare que la langue danslaquelle est crite cette immense uvre patoisante nest pas du tout du franaiscorrompu ou dform, cest la vieille langue dol ou langue romane : un desrameaux du dialecte picard, cest lantique langage de nos aeux.

    Cest dans cette situation linguistiquement bien diffrencie que sont arrivsde nombreux immigrs belges majoritairement nerlandophones attirs par la

    relative prosprit que reprsentait lpoque un travail douvrier dusine.

    Tableau 2 - Croissance de la population lilloise au 19e sicle (Pierrard,1965)

    Population Belges1861 131,735 21,237 (16%)1866 150,938 33,193 (22%)1872 158,117 47,846 (30%)1881 170,000 52,500 (31%)

    Si le Tableau 2 montre une prsence belge importante et croissante Lilletout au long du 19e sicle, elle tait dpasse Tourcoing o 25% de lapopulation tait dorigine belge vers 1850 (Lottin (1986 : 153). Mais ctait Roubaix que lafflux des immigrs tait le plus fort, car au cours de la dcennie1870, la proportion de Belges dans la population a franchi la barre des 50%(Hilaire, 1984 : 171). La construction de liaisons ferroviaires entre Roubaix-Tourcoing et les villes belges limitrophes a permis de nombreux travailleurs detraverser quotidiennement la frontire. En plus de ces transfrontaliers toujoursenracins dans leur culture dorigine, une partie des migrs semble avoir bienconserv leur langue, car lon faisait venir des prtres et des associations delangue flamande sont restes actives jusqu la deuxime guerre mondiale.

    Si lassimilation dun si grand nombre dtrangers ne sest pas ralise sansheurts - mouvements de grve (Hilaire, 1984) accusations de mauvaise conduite(Ansar et al., 1983), cest Lille que la sgrgation a t la plus marque. LesBelges sont venus sinstaller surtout dans les nouveaux quartiers incorpors dansla ville de Lille grce son expansion physique rendue possible par ledmantlement partiel des remparts en 1858. La concentration de famillesdorigine belge dans ces quartiers - Wazemmes, Moulins-Lille et Fives - a t

    9Alexandre Desrousseaux (1820-1892), pote picardisant lillois, connu comme lauteur du PtitQuinquin.10Jules Watteeuw (1849-1947) auteur, originaire de Tourcoing, de nombreux ouvrages en picard.

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    suffisante, pour quil y ait vers la fin du 19e sicle, affrontements entre bandes dejeunes dorigine ethnique et de quartiers diffrents, notamment entre les Flamandsde Wazemmes et les Franais du quartier populaire le plus ancien intra muros -Saint Sauveur (Vanneufville, 1997) (Figure 2). Tout porte croire que les

    Franais dominaient cette culture jeune la fois par leur prouesse la bagarre etencore plus par le prestige de leur culture.

    Figure 2 - Quartiers de Lille vers 1900

    LE TMOIGNAGE DE LA DIALECTOLOGIE

    Si lon veut se pencher sur la faon dont les parlers vernaculaires taientprononcs la fin du 19e et au dbut du 20 sicles, on est loin dtre limit auxtmoignages impressionnistes des historiens et des crits dauteurs dits patoisantscits dans la section prcdente. Les dialectologues nous ont lgu de prcieuxtmoignages dtaills - sous forme de monographies notamment celle de Viez(1910) et de Cochet (1933) mais surtout ltude de Carton (1972). Comme Cartona eu lamabilit de moffrir des copies dune partie de ses enregistrements, jai pules r-analyser et donc les r-interprter dans une perspective autre que celle dudialectologue.

    Il faut au dpart reconnatre sans ambages quune telle dmarche nest passans difficults. Les enregistrements en question ont t raliss au cours desannes 1960 auprs de sujets ns entre 1874 et 1895 dans la conurbation lilloise.Carton avait demand ces personnes trs ges lpoque de sexprimer enpatois, alors quelles navaient dans leur entourage gure dinterlocuteur capablede leur rpondre dans le mme idiome. Mais si lon concde que ces personnesnont pu tout fait sexprimer comme du temps de leur jeunesse, elles nesemblent pas avoir non plus fauss le jeu en exagrant la picardit de leur parler.Au contraire, Carton fait remarquer de faon tout fait justifie le caractrenaturel de ces monologues.

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    Tableau 3 - Liste des 14 traits picardsSegments phonologiques - voyelles

    Trait Exemple1) diphtongaison de oferm [k i e bo] quil est beau

    2) [] picard la place du [] franais [me] manger3) dnasalisation du [] picard [af] enfant

    Segments phonologiques - consonnes4) [] picard la place du [s] franais [gaR] garon

    5) absence du ldit mouill [tRaval]travail6) assourdissement des consonnes

    finales[sa] sage

    Phonologie - traits morphophonologiques7) assimilation de larticle dfini [b bl] la bile

    8) Emploi du d dit intrus [i n d avo ] il ny en avait pas

    Traits morphologiques9) Emploi de la dsinence picarde -otlimparfait, au conditionnel et au

    prsent pour certains verbes

    [kono] je connais [eto] jtais

    10) Emploi des possessifs picards ausingulier

    au masculin min, tin, sin [mgaR] mongaron

    au fminin m, t, s[mfm] ma femme

    11) Emploi des pronoms picards mi, ti, limoi, toi, lui12) Mtathse du prfixe ritratif [iz aRkmt] ils recommencent

    Traits syntaxiques13) Emploi des particules ngatives

    picardes.

    nin et point

    14) Emploi de quelledans lespropositions relatives sujet

    la femme quelle habite l

    Je me propose donc de comparer dans cette section premirement, deuxlocuteurs lillois - lun de Saint-Sauveur et lautre de Wazemmes ; deuximement,trois locuteurs du versant nord-est notamment de Tourcoing et la monographie deViez sur le patois de Roubaix et troisimement, le franais plus ou moinsdpicardis dun tmoin cit dans Carton (1972) et des trois tmoins exemplairesdu franais rgional cits dans Carton et al.(1983). La comparaison se fera sur labase de quatorze traits dont la picardit historique ne fait gure de doute (Tableau

    3), et deux traits reconnus comme caractristiques de laccent rgional (Tableau4).Il va sans dire quon peut reprocher cette tude comme la plupart des

    travaux de dialectologie de prendre un nombre trop restreint de locuteurs commetant typiques de leur localit. Il nempche que cette mthodologie tait pluttadapte des situations sociolinguistiques o la pratique de varits fortdmarques du franais et la prsence de locuteurs trs faible mobilit taientchoses courantes.

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    Tableau 4 - Les traits du franais rgional (Lefebvre, 1991 ; Pooley, 1996)Trait Exemple

    15) [] darrire ou vlaris en syllabeouverte finale

    [s] a ;cf. [sa] en franais commun

    16) [ R] ralisation avance devant [R] [t R] tardcf. [taR] en franais commun

    Carton (1972) a enregistr deux locuteurs lillois : premirement LouisDescombelles n en 1892 et qui a pass toute sa vie dans le quartier de SaintSauveur et deuximement Annie Oosterlinck ne en 1895 Wazemmes o elle apass son enfance. Son nom de famille voque bien une ascendance flamande(Tableau 5).

    Tableau 5 - Comparaison de lutilisation des traits du picard et du franaisrgional de deux locuteurs lilloishabitant deux quartiers populaires

    (Carton, 1972)

    Locuteur1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

    Saint-Sauveur

    - + - + + + + + ? + +

    Wazemmes - - + + - ? - - ? ?+ = emploi dans (pratiquement) tous les cas ; = variable ;- = ne semploie (pratiquement) pas ; ? = absence dexemples.Pour tous les traits o les enregistrements nous permettent de diffrencier

    les varits utilises par les deux locuteurs, lon peut noter que LouisDescombelles prononce plus de variantes picardes, et quil les utilise de manireplus consquente comme cest le cas pour les deux traits du franais rgional.

    Le tableau 6 permet de comparer la description de Viez (1910) du picard deRoubaix base sur les donnes fournies par trois locuteurs ns Roubaix-Centredans la dcennie 1850 et interrogs entre 1907 et 1909. Il est probable que Viez atri les exemples pour ne donner que des formes quil considrait comme du pur

    patois. Le tableau 6 les compare aux trois des plus anciens locuteurs originairesde Tourcoing enregistrs par Carton (1972). Ceux-ci sappellent : 1) Ernest Mullien Reckem (Belgique) en 1874 et qui a vcu de nombreuses annes Tourcoing ; 2) Jean-Baptiste Michelly n en 1874 Tourcoing et qui y a vcuquasiment toute sa vie ; 3) Albert Thieffry n en 1891 Tourcoing.

    Tableau 6 - Comparaison de lutilisation des traits du picard et du franais

    rgional des locuteurs roubaisiens (Viez, 1910) et tourquennois (Carton,1972)

    Localits1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

    Roubaix + + + + + + + + + + + + + m mTourcoing + + + + + +

    + = emploi dans (pratiquement) tous les cas ; = variable ;- = ne semploie (pratiquement) pas ; m = emploi marginal.Si la monographie de Viez dpeint une utilisation consquente de tous les

    traits picards sauf la particule ngative nin, qui semploie en alternance avecpas,les traits du franais rgional semblent faire une timide entre dans un petit

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    nombre ditems lexicaux. Le [R] notamment ne semploie que dans quelquesnoms propres par ex. rue des Arts. Quant au a darrire, on note des occurrencesen syllabe ferme [ts] tasse qui font penser au franais populaire parisien(Gougenheim, 1929) et [pt] pour pattes et ptes qui indiquerait quil sagit

    dun emprunt phontique qui ne tient pas compte du contexte lexical. Leslocuteurs tourquennois, par contre, emploient tous les traits picards maisseulement 6/14 de manire exclusive. Par contre, ils emploient le a darrire dunemanire qui indique le dbut dune diffrenciation dun a darrire franais et un aantrieur picard, par ex. [kai] [si] chssis (fentre). Toutefois, on note des a

    vlariss en syllabe ferme [plk] plaque et la progression du [] dans la srie en[wa] par ex. [tRo] (picard) [tRw] (franais rgional) trois. Pour ce qui du aavanc pr-rhotique, on constate un emploi peut-tre minoritaire mais variabledans des items autres que des noms propres, par ex. [bulvR] boulevard et[bulwa:R] bouilloire. Ernest Mullie emploie majoritairement des r apicauxtypiques des campagnes et du flamand et sa prosodie semble indiquer des influences flamandes (Carton, 1972 : 24) quoiquil nait jamais appris cettelangue. Toutefois, le picard fort dmarqu du franais dcrit par Viez estnanmoins nettement plus francis que celui dpeint par Cochet (1933) Gondecourt - commune demeure longtemps rurale alors que ses voisines taienttouches par lindustrialisation (Pouchain, 1998 : 45).

    Le tableau 7 rpertorie les usages premirement, de Lonie Carton ne en1895 Croix et qui a pass toute sa vie Roubaix (Carton, 1972) ; etdeuximement, des trois locuteurs choisis pour reprsenter laccent du Nord dansCarton et al. (1983). Lonie Carton, enregistre subrepticement par lenquteur(qui tait son neveu), emploie une varit quil faudrait qualifier de franaisrgional. Dans lautre cas, il sagit en fait de deux ouvriers textile ns en 1911 etlpouse de lun dentre eux et enregistrs en 1977, alors quils participaient unemission de radio.

    Tableau 7 - Comparaison de lutilisation des traits du picard et du franaisrgional de Lonie Carton (Carton, 1972) et de deux ouvriers roubaisiens

    (Carton et al, 1983)

    Locuteurs1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16

    LonieCarton

    - m - - - - m - - - - +

    Ouvriersroubaisiens - - - - M - - - - m -

    + = emploi dans (pratiquement) tous les cas ; = variable ;- = ne semploie (pratiquement) pas ; m = emploi marginal du trait picard.tant donn que lenregistrement de Lonie Carton a t ralise dans

    lintimit familiale, alors que les deux ouvriers employaient un style public, on nepeut tre que frapp par la convergence entre les deux varits en question et leurdivergence par rapport aux profils de celles qui figurent dans les tableaux 5 et 6.Le tableau 7 nous rappelle que mme parmi les membres de la classe ouvriretous ne cherchaient pas parler le picard et que de toute faon les picardophones

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    matrisaient des varits quon ne peut pas ne pas qualifier de franais mme sielles contiennent des traits caractristiques du picard.

    QUE RESTE-T-IL DE CE CONTACT LINGUISTIQUE ?

    La proximit de la Flandre nerlandophone et lafflux important dimmigrsde langue flamande a cr une situation de contact linguistique, qui na pas tsans consquences. Toutefois, cest dans le domaine lexical que le picard et lefranais rgional refltent le mieux lvolution socio-historique dj dcrite - unnombre limit, mais non ngligeable au cours des sicles suivi dunerecrudescence demprunts vers la fin du 19e sicle dont la plupart se sont avrsphmres. Alors quil est normal pour une population indigne dominantedemprunter des items lexicaux la langue dune nouvelle minorit plutt malconsidre, il en va tout autrement pour des emprunts structuraux. Qui plus est, lesphnomnes quon pourrait de manire plausible attribuer linfluence duflamand, peuvent sexpliquer autrement. Prenons lexemple de lassourdissementdes consonnes finales, par ex. [tu l mt] tout le monde. Or, il est bien connuquen flamand comme dans dautres langues germaniques, les consonnes finalessont systmatiquement assourdies. On peut assourdir toutes les consonnescanoniquement sonores en franais et dans le picard et dans le franais de largion, alors que ce trait est moins rpandu dans dautres varits picardes(Pooley, 1994) et inconnu en franais populaire (Frey 1929 ; Bauche, 1946)).Certes, dans mon tude de 1994, jai constat parmi les sujets ns dans la premiremoiti du 20e sicle des diffrences significatives entre les taux dusage desouvriers textile et ceux qui avaient travaill dans dautres secteurs. Lhypothsedune ventuelle influence flamande est sduisante, mais il est pour le moins

    difficile de dmontrer que celle-ci sest exerce par lintermdiaire directe desimmigrs flamands plutt que par celui des locuteurs de langue romane -notamment les in-migrs des campagnes environnantes et les Belgesfrancophones - qui, eux, vivaient dans des secteurs limitrophes de la frontirelinguistique (cf. Poulet, 1987)11.

    Par contre, Taeldeman (1985) note un cas flagrant dune influence qui vadans le sens oppos. Puisque beaucoup dimmigrs flamands venaient de la rgionde Gand (Hilaire, 1984 ; Lottin, 1986), il est intressant de rappeler que pendantcette priode de forte migration, les Gantois commencent abandonner le rapical en faveur dune ralisation uvulaire (De Gruyter, 1909 cit dansTaeldeman, 1985), sauf dans les varits les plus platt12. Daprs De Gruyter,

    ctaient les femmes dun certain niveau social qui taient linitiative dans cechangementfrom above,qui stait dj gnralis lorsque Taeldeman a entreprisson enqute (fin des annes 1970). Ce changement dans le flamand gantois sest

    11Il demeure nanmoins fort probable que la prsence de nombreux Nerlandophones a renforcdes tendances qui taient dj prsentes dans les varits autochtones et il est plausible que cesFlamands aient assourdi les consonnes plus que les Franais. Michael Pickles (2001) signale unexemple contemporain parallle Perpignan. Les adolescents perpignanais dorigine espagnoleralisent le e caduc plus que leurs camarades dont lascendance locale remonte au moins une oudeux gnrations.12Platt - terme dsignant les varits vernaculaires des langues germaniques.

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    t-il, une banlieusation dau moins certains quartiers du versant nord-est (Sueur,1971 ; Delebarre et Le Priol 1993 ; Aziz, 1996).

    ENQUTES SOCIOLINGUISTIQUES

    La mtropole lilloise a t lobjet de deux enqutes sociolinguistiques dunecertaine envergure la fin des annes 1970 (Lefebvre, 1991) et en 1983 (Pooley,1988 ; 1996). Si les deux tudes sont convergentes par le fait quelles sont presqueentirement consacres la population franaise de souche 14, elles divergentde faon importante dans le choix des informateurs. Lefebvre essaie de couvrirlensemble de la population la fois sur le plan social (5 niveaux dtudes) etgographique (une douzaine des 87 communes de la CUDL reprsentes). Lecorpus de Pooley enregistr en 1983 est focalis sur des personnes domicilies Roubaix et de situation sociale modeste (ouvrier ou petit employ). Les rsultatssont largement