le tiers cinema

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Guy Hennebelle L'impact du troisième cinéma In: Tiers-Monde. 1979, tome 20 n°79. Audio-visuel et développement (sous la direction d'Yvonne Mignot-Lefebvre) pp. 623-645. Citer ce document / Cite this document : Hennebelle Guy. L'impact du troisième cinéma. In: Tiers-Monde. 1979, tome 20 n°79. Audio-visuel et développement (sous la direction d'Yvonne Mignot-Lefebvre) pp. 623-645. doi : 10.3406/tiers.1979.2890 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1979_num_20_79_2890

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Guy Hennebelle

L'impact du troisième cinémaIn: Tiers-Monde. 1979, tome 20 n°79. Audio-visuel et développement (sous la direction d'Yvonne Mignot-Lefebvre)pp. 623-645.

Citer ce document / Cite this document :

Hennebelle Guy. L'impact du troisième cinéma. In: Tiers-Monde. 1979, tome 20 n°79. Audio-visuel et développement (sous ladirection d'Yvonne Mignot-Lefebvre) pp. 623-645.

doi : 10.3406/tiers.1979.2890

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1979_num_20_79_2890

l'impact du troisième cinéma 623

formes, de façon à disputer les écrans aux compagnies hollywoodiennes. Jusqu'à présent, c'est le cinéma hollywoodien et le cinéma d'auteurs qui dominent partout. Mais il faut insister sur le fait qu'il y a 36 formes de troisième cinéma.

C) L'impact du troisième cinéma Résultats d'une enquête internationale

Certains auteurs sérient leurs réponses, ďautres les « mixent ». Certains mettent V accent sur des points particuliers, ďautres proposent une réflexion générale. On s'apercevra que le concept même de « troisième cinéma » est investi d'interprétations sensiblement différentes. Il nous a paru que la variété des démarches était en elle-même révélatrice. Dans notre esprit, cette enquête pourrait déboucher sur un colloque et une refonte du Manifeste.

• Ли Chili : « d'abord méconnu, le Manifeste pourrait, réactualisé, servir au cinéma de l'exil »

(Jaime Larrain, Chilien, est architecte, cinéaste et photographe. Il a travaillé dans le cinéma pendant l'Unité populaire. Exilé en Espagne, il collabore aux revues Interviu, Que, Reporter, Cinema 2002 et Eikonos, imagen y sonido.)

— « Dans une situation ouvertement coloniale la pénétration culturelle apparaît comme le complément de l'action de l'armée étrangère d'occupation, dans une situation néo-coloniale, à certaines étapes, c'est cette pénétration qui joue le rôle le plus important. Pour le néo-colonialisme, les mass media sont plus efficaces que le napalm. »

— « Bien sûr ce n'est qu'après la conquête du pouvoir politique qu'une culture et une conscience révolutionnaires pourront être ancrées dans les masses, mais il n'empêche que l'utilisation des moyens scientifiques et artistiques conjointement avec les moyens politico-militaires peut préparer le terrain pour que la révolution devienne une réalité. Et faire que les problèmes découlant de la prise du pouvoir soient plus facilement résolus. »

— Ces deux citations, on peut les lire dans l'ouvrage de Solanas et Getino, Cinema, cultura y descolonirçacion qui contient le Manifeste Vers un troisième cinéma.

Au Chili, La hora de los hornos et le Manifeste ont été connus par une minorité de gens quelques mois avant l'élection présidentielle de 1970. Ce contexte politique a quelque peu obscurci l'expérience diffusée par le groupe « Cine Liberacion » et en particulier les mots d'ordre exprimés dans La hora de los hornos. Cependant ce n'est pas là l'unique raison de la non-communication entre cinéastes chiliens et argentins. Il faut mentionner aussi la trop courte existence d'un cinéma national chilien (deux ans), l'absence de cinéma clandestin et le caractère encore embryonnaire du cinéma militant. D'autre part le processus

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qui, en Argentine, conduisit le groupe « Cine Liberacion » à construire le projet d'un « troisième cinéma », avait eu son équivalent au Chili après la première rencontre des cinéastes latino-américains à Viňa-del-Mar (1967), mais de manière différente.

Le triomphe électoral de l'Unité populaire (1970) a surpris les cinéastes chiliens alors qu'ils n'avaient pas les antécédents nécessaires pour constituer un mouvement. L'arrivée de Salvador Allende au pouvoir les trouva donc sans programme défini, et en outre il n'y avait rien de prévu non plus, en fait de politique de communications de masse, dans le programme de l'Unité populaire.

D'un autre côté, la révolution cubaine et son cinéma avaient produit un profond impact sur les intellectuels chiliens : de leur influence naquit d'ailleurs le Manifeste de 1 970. Mais il était équivoque : le « modèle » de I'icaic ne pouvait nous servir, car le cinéma cubain s'était développé après la prise totale du pouvoir, alors que le nôtre ne pouvait compter que sur un gouvernement ne disposant pas d'une pleine liberté d'action. Au fil des trois années de l'Unité populaire, il devint de plus en plus clair, sous l'empire de la nécessité, qu'il allait falloir reprendre les plans et remanier les analyses du Manifeste Vers un troisième cinéma, que nous avions d'abord tenus pour excellents.

Nous fûmes confrontés brutalement et tout à la fois au blocus de la distribution cinématographique par les Etats-Unis, à des difficultés dans la politique de nationalisation des salles de cinéma, à la perte définitive des classes moyennes dont l'appui était cependant indispensable pour élargir la base de l'Unité populaire, à la nécessité de créer des circuits parallèles et de développer un cinéma alternatif, etc.

Bien qu'elle soit restée brève dans le temps, l'expérience du cinéma chilien a été positive : l'Unité populaire a permis la réalisation d'un grand nombre de productions, notamment de courts métrages documentaires (70), et de quelques longs métrages de fiction ou autres qui aujourd'hui sont devenus des armes efficaces contre la dictature fasciste de Pinochet.

S'il était resté presque ignoré, Vers un troisième cinéma peut retrouver une nouvelle vigueur chez les cinéastes chiliens qui pourraient mettre leur expérience du temps de Гир et du temps de l'exil au service d'une révision de ce Manifeste (à la lumière aussi de tous les « coups durs » qui ont été portés à la presque totalité du cinéma latino-américain). Il nous faut réfléchir sur les expériences passées et présentes en vue d'un travail conjoint. Pour jeter les bases d'une action solidaire, une nouvelle réunion des cinéastes latino-américains serait nécessaire : elle devrait déboucher sur une organisation permanente qui pourrait non seulement diffuser des directives, mais créer un système de production et de distribution des films en s'appuyant sur toutes les bases possibles pour un travail continu dans le cinéma militant. Dans cette perspective, je le répète, le Manifeste Vers un troisième cinéma reste donc un document précieux pour une réactualisation de l'analyse de la réalité latino-américaine.

Mais peut-être est-ce un rêve à l'époque des multinationales ?

Jaime Larrain.

l'impact du troisième cinéma 625

• Ли Venezuela : « nous l'avons abondamment discuté dans le passé, aujourd'hui il me paraît périmé »

(Vénézuélien, Rodolfo Izaguirre est directeur de la cinémathèque de Caracas.

1. — L'apparition de La hora de los hornos a suscité au Venezuela un mouvement de recherche de nouvelles formes qui soient ancrées dans la réalité historique au sein de laquelle vit le créateur. La destruction du mythe du cinéma « parfait » et l'invention d'un « troisième cinéma » ont incité certains de nos cinéastes à concevoir leur art comme un moyen de mettre en accusation le néo-colonialisme imposé par les Nord-Américains, et comme un élément d'agitation dans la société à une époque où le pays vivait des convulsions révolutionnaires (qui se sont tragiquement terminées en déroute). On peut clairement discerner dans plusieurs courts métrages vénézuéliens le recours aux procédés de la photo fixe, du collage, des découpages, etc. Ainsi dans La fiesta de San Juan de Alfredo Anzola, Los diosos de cara blanca de Freddy Siso, Vueblo de Lata de Jesus Enrique Guedez. Malheureusement l'influence de La hora de los hornos n'a pas dépassé le stade de l'incorporation d'éléments de langage nouveaux à l'intérieur de la structure narrative, et n'a pas déclenché la mise en place de nouvelles structures de lutte contre les formes de colonialisme culturel en Amérique latine (qui, enracinées dans la lutte de classes contre le capitalisme, auraient permis une meilleure compréhension de la réalité).

Cette limitation de l'influence de La hora de los hornos à l'emprunt de certaines trouvailles narratives a fait que ce film, à la différence de ce qui s'est passé en Argentine, n'a pas entraîné la naissance d'un projet théorique adapté aux conditions de la société vénézuélienne.

Son circuit de diffusion fut assez réduit : cinémathèques, ciné-clubs universitaires, associations de cinémas, fréquentés par un public d'un niveau intellectuel et politique élevé.

Par contre La hora de los hornos a suscité un débat sur la nouvelle façon de concevoir le cinéma dans les pays du Tiers Monde et introduit la problématique de l'asservissement culturel de l'Amérique latine par les métropoles impérialistes. Il a insufflé le concept d'authenticité culturelle.

2. — La Manifeste Vers un troisième cinéma a été largement diffusé dans les cercles de cinéma du pays. La revue Cine al dia l'a abondamment commenté et a organisé quelques débats au sein de sa rédaction enprenant des points de départ tels que la situation de dépendance des pays du Tiers Monde, le thème « culture et décolonisation » et le projet esthétique d'un cinéma nouveau. A la cinémathèque de Caracas, nous avons organisé plusieurs forums qui ont provoqué des discussions passionnées. La censure frappa et réduisit à trois jours le programme de projection du film qui initialement devait en durer cinq. Comme nous l'avions projeté à nouveau, nous fûmes menacés de confiscation. Je me souviens qu'un ciné-club de province, Cumana Edo Sucre, avait affiché dans sa salle un panneau qui proclamait, à partir d'un carton de la seconde partie du film : « Tout spectateur est un lâche ou un traître » (Fanon). La projection finie, le public sortait furieux, ébranlé par cette vérité qui le secouait. Et suivi par le regard culpabilisant du « Che » qui s'était éternisé plusieurs minutes durant sur les dernières images. C'était comme si l'on nous avait dit : « II vous appartient de faire votre histoire, de créer votre avenir. »

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3. — Aujourd'hui je crois que le Manifeste Vers un troisième cinéma a perdu de sa pertinence. Son sens était intimement lié à l'époque qui l'avait vu naître. La situation actuelle en Amérique latine exige de nouvelles prises en considération : notre continent est submergé par le fascisme et le poids de la défaite de plusieurs mouvements révolutionnaires nous accable beaucoup. Le Chili, l'Uruguay, l'Argentine, le Nicaragua, la Bolivie souffrent sous la botte de militaires qui ont étouffé les étincelles de la Révolution. Il reste à chacun à retrouver le chemin de l'engagement au service de son pays, en participant à ses luttes et à ses victoires.

Rodolfo IZAGUIRRE.

• Ли Brésil : « pertinent au plan théorique, inapplicable au plan pratique... »

(Brésilien, Sergio Muniz est réalisateur de nombreux courts métrages documentaires et coresponsable de la nouvelle revue Cinema Br.)

1, 2 et 3. — Voilà dix ans que je n'ai pas revu La hora de los homos y et je dois avouer que je n'en conserve pas un souvenir très précis.

Quant au Manifeste Vers un troisième cinéma, j'en avais eu connaissance en 1970 et j'avais eu le sentiment à l'époque que sa démarche n'était pas du tout adéquate pour un pays comme le Brésil. En particulier sa conception du cine-acto.

Je l'ai relu intégralement pour être à même de répondre à cette enquête et voici les quelques réflexions que cette nouvelle lecture m'a inspirées.

Au plan général, le cadre théorique ébauché dans Vers un troisième cinéma me paraît pertinent : par exemple, il est important de promouvoir une culture populaire contre la culture imposée par les classes dominantes, il est important de travailler à susciter une révolution des consciences, il est important de chercher à articuler l'œuvre, les faits et les actions afin de réaliser un produit qui soit utile dans la lutte... je ne fais que citer quelques points, parmi beaucoup d'autres, qui me paraissent particulièrement marquants.

Au plan pratique, l'application des concepts émis tout au long du Manifeste doit pourtant réunir certaines conditions préalables pour être tout simplement possible et quelque peu efficiente :

i° II faut que le cine-acto puisse être relié à un type quelconque d'organisation : syndicat, parti, etc.

20 II faut qu'existe dans le pays considéré une situation politique qui soit relativement favorable, ou point trop défavorable, d'un point de vue progressiste.

Pour ces raisons, je crois que le Manifeste, tout en étant théoriquement très correct, n'a pu trouver une application que dans une période bien délimitée de l'histoire de l'Argentine. Et qu'il n'était pas applicable dans d'autres pays d'Amérique latine. En particulier chez nous au Brésil. En effet si en Argentine des organisations de masse ont pu faire évoluer la situation entre 1955 et 1973, au Brésil la période de 1968 à 1977 s'est caractérisée, au contraire, par le renforcement d'équipes dirigeantes qui ont tout fait pour étouffer la voix du peuple. Dans la période que j'ai dite, les cinéastes et les intellectuels argentins en général ont pu participer directement au processus d'émancipa-

l'impact du troisième cinéma 627

tion politique au sein d'organisations. Au Brésil dans le même temps les cinéastes n'ont pu, dans le meilleur des cas, que se mobiliser pour obtenir des acquis tels que l'organisation du marché cinématographique intérieur, l'augmentation légale du nombre de jours de programmation obligatoire de films nationaux sur les écrans brésiliens ou encore l'obligation pour les distributeurs de diffuser un court métrage brésilien en même temps que les longs métrages d'importation étrangère...

Il est clair qu'aujourd'hui en Argentine il n'est plus possible non plus de pratiquer le cine-acto que le Manifeste appelait de ses vœux. Et au Brésil un cinéma indépendant n'est plus possible du tout puisque l'on ne peut plus éviter le principe d'une coproduction, au moins partielle, avec Embrafilme, l'organisme d'Etat, quand on met en chantier n'importe quel film ! Alors que faire pour sauvegarder l'existence d'un cinéma indépendant ?

Les propositions de Vers un troisième cinéma sont peut-être applicables dans certains pays. Elles ne le sont certainement pas, à mon avis, ni en Argentine ni au Brésil. Dans le premier cas à cause de la répression, dans le second parce que c'est le règne de la loi du marché (fruit pourri de la culture dominante).

En ce qui concerne l'arrière-plan politique du Manifeste, enfin, je dois dire que je n'ai jamais compris comment l'on pouvait concilier le national-populisme de Péron, tel qu'il s'est manifesté dans le pays entre 1955 et 1972 et une politique révolutionnaire plus efficace ? Jusqu'à quel point une certaine volonté de conciliation (en supposant qu'elle ait été obtenue) n'a-t-elle pas empêché la consolidation de ce qui avait conquis ? Même si l'on fait la part des ingérences de la ciA et de l'action contre-révolutionnaire, comment expliquer les défaites de survenues en 1976, en Argentine ? Ne faut-il pas y voir une responsabilité de cette volonté de conciliation entre un certain national-populisme et une révolution effectivement socialiste ?

Telles sont surtout les considérations que m'inspire en 1978 Vers un troisième cinéma...

Sergio Muniz.

• Лих Etats-Unis : « malgré un romantisme néfaste du cinéma- guérilla, il a joué un rôle dans l'émergence d'une nouvelle critique »

(Gary Crowdus est rédacteur en chef de la revue progressiste américaine Cinéaste et membre du Tricontinental Film Center à New York.)

1. — En tant que film anti-impérialiste et anticolonialiste d'Amérique latine, 1м bora de los homos a reçu aux Etats-Unis un accueil étonnamment favorable, même de la part des critiques bourgeois qui ont été très impressionnés par sa puissance cinématographique et son acuité politique. A cet égard, on peut dire qu'il a beaucoup contribué à accroître la respectabilité du « cinéma du Tiers Monde » dans le milieu de Y establishment critique. Aussi bien les critiques radicaux que les critiques bourgeois l'ont défini comme une pierre blanche dans l'histoire du septième art.

1м hora de los hornos toutefois a eu plus d'influence sur les cinéastes qu'il

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n'en a eu sur la création de nouveaux modèles de diffusion. Il a constitué une impulsion pour beaucoup de jeunes réalisateurs radicaux qui y ont vu un exemple réussi de l'impact politique du cinéma à'agit-prop. Il leur a révélé que les cinéastes pouvaient être aussi des militants politiques et exercer une intervention directe dans le processus révolutionnaire. Le film a été projeté dans quelques « cinémas d'art » et dans de nombreuses universités, c'est-à-dire qu'il a eu principalement un public de gauche d'étudiants, d'intellectuels et de militants. En dehors du contexte sociopolitique dans lequel, et pour lequel, il avait été fait, le film n'a tout simplement pas été vu ni utilisé dans le sens pour lequel il avait été conçu. Souvent, d'autre part, on n'a projeté que la première partie, étant donné que les séquences sur le péronisme étaient largement considérées comme irrecevables par le public américain.

Il faut noter, néanmoins, que LJheure des brasiers (avec Le sang du condor du Bolivien Jorge Sanjines) a été l'un des deux films à avoir exercé une influence décisive dans les années 1970 pour le lancement du groupe du cinéma du Tiers Monde (connu aujourd'hui sous le nom de Tricontinental Film Center) et donc la création d'un réseau de diffusion de films du Tiers Monde aux Etats-Unis.

2. — L'essai de Solanas et Getino Vers un troisième cinéma a été traduit et publié en anglais aux Etats-Unis par la revue Cinéaste dans notre numéro de l'hiver 1 970-1 971 (antérieurement nous avions publié une interview avec les deux auteurs). Le film lui-même a été abondamment analysé, ses réalisateurs ont été interviewés dans quelques revues (qui ont souvent repris les textes dans des organes étrangers), mais en fait le Manifeste en tant que tel n'a suscité aucun débat sur ses dimensions politiques et esthétiques. A l'époque, le courant dominant de la critique et des études cinématographiques aux Etats- Unis était extrêmement provincial et « insulaire » (cela n'a guère changé aujourd'hui d'ailleurs) et la scène de la critique comme des écoles de cinéma était dominée par des variantes apolitiques de la théorie importée de la « politique des Auteurs » (auteurism, comme elle fut appelée chez nous). L'essai, naturellement, a été lu et étudié par les groupes radicaux de cinéma, en particulier ses passages sur les actualités, qui ont peut-être contribué à l'excès à la popularité de notions romantiques sur les perspectives et/ou les besoins d'un « cinéma- guérilla » clandestin aux Etats-Unis.

Au fil des ans, l'essai est devenu un point de référence pour désigner des genres — le concept de « troisième cinéma » proprement dit n'apparaissant que furtivement dans le discours critique — mais il faut bien dire qu'aux Etats- Unis le milieu politique adéquat pour l'accueil que l'essai aurait mérité n'existait tout simplement pas à l'époque de sa publication. Aujourd'hui que se développe une critique radicale — et même un début de théorie — on voit mieux le rôle que Vers un troisième cinéma a joué dans cette émergence.

3. — Vers un troisième cinéma a soulevé beaucoup de questions importantes auxquelles il n'a pas été encore répondu, ni aux Etats-Unis ni ailleurs. Des tentatives ont été faites pour établir un cinéma alternatif (ou « troisième »), ainsi que des circuits nouveaux pour sa distribution, mais elles sont restées largement confinées dans le ghetto gauchiste, au sein duquel la gauche continue de ne toucher que la gauche. Incapables de concurrencer réellement l'hégémonie culturelle du cinéma hollywoodien par la mise en place d'un circuit alternatif viable, les cinéastes radicaux et les collectifs de diffusion ont entrepris

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maintenant de pénétrer les circuits de masse tels que les cinémas commerciaux et la télévision.

Avec la formation d'organismes comme le Film Fund, destiné à assurer le financement et la distribution de films politiques produits de façon indépendante, le cinéma radical aux Etats-Unis ne s'est jamais mieux porté et n'a jamais été plus dynamique. Mais plutôt que de continuer à tenter de construire un circuit de diffusion parallèle — qui bien sûr existe à un certain niveau — les collectifs radicaux de cinéma s'efforcent maintenant de toucher la masse du public américain, là où c'est possible. Bien que le concept de « troisième cinéma » — spécialement les méthodes de production et de diffusion clandestine telles qu'exposées par Solanas et Getino — puisse encore être valable dans beaucoup de contextes du Tiers Monde, aux Etats-Unis, au moins, les cinéastes radicaux ont commencé à mener leur combat idéologique sur le propre terrain de l'ennemi.

Gary Crowdus.

• Ли Québec : « malgré un détournement gauchiste, des lignes d'action convergentes »

(Le Québécois André Paquet, organisateur de nombreuses manifestations en faveur de cinémas nationaux et populaires, du Tiers Monde et d'ailleurs, critique à la revue Cinéma-Québec, correspondant de la revue américaine Cinéaste, a mis sur pied en 1974, après une longue enquête de deux ans, la première rencontre internationale des collectifs de cinéma militant apparus dans les années 1968. Placés sous le signe du « troisième cinéma », ces « états généraux » ont exercé une grande influence sur le cours de tout un cinéma en Occident et ailleurs.)

1. — "La hora de los hornos et le Manifeste Vers un troisième cinéma ont d'abord influencé les milieux gauchistes qui, cherchant dans les années 1968 le modèle de film idéal, ont cru y trouver la réponse à leur quête. Ils se sont alors efforcés ď « imposer » ce modèle en ne retenant dans le Manifeste de Solanas et Getino que ce qui confirmait leurs positions.

Par ailleurs, il s'est trouvé une convergence, chez les cinéastes québécois les plus conscients et les plus progressistes, entre la démarche des deux Argentins et celle qu'ils cherchaient de leur côté à imprimer à notre cinéma. Mais ni la société, ni le peuple, ni la lutte politique et nationale n'étaient — et ne sont — similaires en Argentine et au Québec, que ce soit dans le temps ou dans l'espace.

On peut donc dire que chez nous il y a eu, tant du point de vue pratique (le film) que du point de vue théorique (le Manifeste), inadéquation du propos. Accaparé par les militants, L.a hora de los hornos a principalement circulé dans le circuit militant auquel il était destiné il est vrai au départ dans le contexte argentin. Mais ici (comme en d'autres pays peut-être) ce film a été utilisé contre les films québécois réalisés pourtant à partir d'une analyse politique qui s'inscrivait dans la même ligne évolutive.

C'est ainsi que Le mépris n'aura qu'un temps d'Arthur Lamothe s'est vu reprocher dans de nombreuses études théoriques « ses lacunes politiques » (même si on lui concédait par ailleurs des qualités « progressistes »). Arthur

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Lamothe a été accusé de s'être enfermé dans des « carcans esthétiques bourgeois » et de s'être « éloigné, par sa pratique cinématographique, de la classe ouvrière ». Accusé aussi de « ne pas offrir de solutions » (lire évidemment celle du « grand soir »). Tout en reconnaissant qu'il pouvait constituer « un outil précieux » on a préféré en laisser l'utilisation à d'autres et présenter plutôt comme modèle... L.a hora de los hornos (ou encore on a préféré projeter des films réactionnaires « pour montrer ce qu'il ne fallait pas faire », qu'on s'amusait à démolir en les apparentant à l'ensemble du cinéma fait ici).

Cette entreprise négative a contribué à créer le hiatus dont j'ai parlé entre la démarche, théorique et pratique, des deux Argentins et la façon dont elle a été traduite et appliquée au Québec.

Alors qu'à l'étranger, par exemple en Italie à la « Mostra internazionale del cinema libero » en octobre 1971, Le mépris n'aura qu'un temps a été cité en exemple de cinéma militant et a été associé aux films du courant français initié par un groupe comme Slon (bien que leur étant souvent supérieur), au Québec il a été, tout comme On est au coton de Denys Arcand ou certains films de Perrault, en grande partie dédaigné. Pourtant n'est-ce pas avec de tels films, ou avec d'autres de Groulx, de Leduc, etc., qu'il aurait fallu réaliser un travail militant ? Une certaine conception du travail politique effectué dans l'absolu théorique a contribué à renforcer la répression exercée par le pouvoir contre ces films et contre leur diffusion (car ils ont parfois été censurés).

2. — Et c'est dans la même perspective dogmatique et sectaire qu'a été récupéré le discours de Getino et Solanas dans leur Manifeste Vers un troisième cinéma. Au lieu d'être analysé par rapport à la réalité de notre cinéma, il a été cité comme une Bible du militant aspirant cinéaste. En outre, tout le débat idéologique qu'on a prétendument voulu commencer avec ce film et ce Manifeste s'est très vite estompé derrière d'autres pratiques où le cinéma a été relégué au rôle de support visuel. Une revue, Champ libre, a cessé de paraître, si bien que la réflexion qu'elle avait amorcée n'a eu aucune influence sur un certain milieu cinématographique québécois enfermé dans ses certitudes : celui des dissidents « de la virgule ».

Il faudra attendre 1974 et les premières Rencontres internationales du nouveau cinéma pour que le lien historique entre le Manifeste de Solanas et Getino soit rétabli avec un certain cinéma au Québec. Et aussi pour que ce qui dans le Manifeste concernait la spécificité artistique et un phénomène culturel nommé « cinéma » soit enfin resitué dans une pratique. Nous avions, me semble-t-il, clairement défini l'enjeu en citant cette phrase du Manifeste en exergue de cette manifestation : « Le troisième cinéma est celui qui reconnaît dans la lutte anti-impérialiste des peuples du Tiers Monde et de ses équivalents dans les métropoles, la plus gigantesque manifestation culturelle, scientifique et artistique de notre époque, la grande possibilité de construire, à partir de chaque peuple, une personnalité libérée, d'opérer la décolonisation de la culture. »

3. — Pour nous le troisième cinéma n'a donc jamais été le cinéma « du » militant (pour reprendre une phrase de Richard Copans dans Ciném Action, n° 1), et n'a jamais été non plus le seul cinéma militant. Pour nous le troisième cinéma a toujours représenté un large mouvement culturel. Une vaste remise en question des valeurs et des idées reçues, des formes et des modes de pensée. C'est ce que nous entendions par « décolonisation de la culture ».

En prenant position d'emblée pour une transformation de la société, nous

l'impact du troisième cinéma 631

croyions (et nous croyons toujours) qu'il fallait changer aussi les structures du cinéma et les modes de production des films, ainsi que leur facture, dans une perspective de transition. Notre option était celle d'une confrontation dialectique entre les tenants de la « vérité historique » et les partisans d'une lutte opiniâtre et très longue sur le terrain de l'histoire. Malheureusement de confrontation il n'y en eut pas. Et de dialectique encore moins ! D'une pénible guerre d'anathèmes, nous sommes finalement sortis encore plus isolés et par la droite possédante et dominante et par une extrême gauche aussi obstinée que bornée. Ainsi aujourd'hui les cinéastes québécois, quand ils ne sont pas au chômage, ou bien continuent à faire un cinéma commercial aliénant (il est vrai que ceux-là de toute façon n'avaient rien à faire ni du Manifeste ni de La hora de los homos), ou bien sont cantonnés dans un nationalisme de la québé- coiserie, préférant vivre dans la nostalgie d'un passé primitif plutôt que dans un présent trop préoccupant; ou encore se retrouvent marginalisés, à la fois dénoncés par une extrême gauche en mal d'ennemi principal et réprimés par la censure tranquille du pouvoir.

Au cours d'un débat organisé avec Solanas, Lamothe, Groulx et d'autres à Montréal en août 1978 à l'occasion du second festival de la critique, il a été réconfortant de constater qu'en dépit du temps écoulé entre la date de publication du Manifeste ou la sortie de La hora de los homos et l'époque actuelle, en dépit aussi de la distance politique, sociale, culturelle entre l'Argentine et le Québec, des lignes de force convergeaient dans une même volonté de décolonisation des cœurs et des esprits. Fait également significatif : tous ceux qui avaient brandi le Manifeste entre 1969 et 1971 comme une Bible ou le film comme un modèle étaient absents. Les mêmes ont vu dans Los hijos de Fierro ce qu'ils avaient dénoncé avec le plus de vigueur dans les films québécois par eux méprisés. Alors que nous y voyons une continuité politique.

André Paquet.

• En Allemagne fédérale : « une orientation parfois discutable, mais une idée de base géniale »

(Allemand, Peter B. Schumann est journaliste, cinéaste et professeur de cinéma. S'intéressant aux cinémas d'Amérique latine depuis 1965, il a publié notamment Film und Revolution in Latein- Amerika et Kino und Kampf in Latein- A.merika : %ur Théorie und Praxis des politischen Kino (Munich, Cari Hanser Verlag, 1976). Auteur aussi de plusieurs courts métrages télévisés sur le sujet, il en est l'un des meilleurs spécialistes en Allemagne fédérale.)

1. — C'est fin juin 1968 que La hora de los hornos a été présenté (dans sa première partie seulement) par les « Amis de la Cinémathèque allemande » dans le cadre d'un programme spécial du festival de Berlin-Ouest (très peu de temps donc après sa première apparition à la « Mostra » italienne de Pesaro).

Il y fit l'effet d'une bombe. Tout comme à la Semaine internationale du Cinéma à Mannheim (où il figurait cette fois dans la catégorie officielle), trois mois plus tard. La gauche se montra d'emblée solidaire du film et de son message révolutionnaire, car il affirmait un certain désir de changement politique.

Beaucoup plus significative est toutefois l'identification émotionnelle

632 TIERS MONDE

u'ont trouvée dans cette œuvre les gauchistes qui étaient justement en train e faire leurs premières expériences de lutte de classes dans notre pays. Pourt

ant, et alors que le débat était à cette époque très animé (pour la première fois) sur la question du cinéma politique, La hora de los hornos n'a été ni commenté ni discuté dans aucune des revues de cinéma de l'époque {Film et Filmkritik).

Le premier critique à avoir exposé sa position sur ce film est Ulrich Gregor dans son Histoire du cinéma depuis ig6o, excellent ouvrage récemment paru. Il y écrit : « La hora de los hornos a constitué l'exemple le plus complet, le plus actuel et le plus audacieux d'un nouveau genre de cinéma politique, original aussi bien dans sa forme que dans ses aspirations : il prouve que le cinéma « révolutionnaire » peut l'être aussi dans sa forme. »

Malgré les jugements favorables qu'il a recueillis en général, ce film n'a pourtant jamais été vraiment accepté en rfa. Il a été distribué (surtout dans sa première partie car les deux autres l'ont été trois fois moins) par les « Amis de la Cinémathèque allemande » et c'est grâce à eux que quelques dizaines de milliers de personnes ont, dans un premier stade (jusqu'en 1973), réussi à le voir. Il a connu une seconde carrière quand trois stations de la troisième chaîne l'ont programmé à plusieurs reprises. Solanas a même réalisé pour wdr Cologne une version résumée des parties 2 et 3, raccourcie de quarante minutes environ. J'estime à environ 400 ou 500000 spectateurs l'audience de La hora de los hornos aujourd'hui en rfa.

Malgré cette large diffusion, le film n'a pas suscité de vives réactions ni entraîné de discussion réelle. Il n'a laissé de marque profonde ni dans les universités ni dans les instituts de cinéma où il a pourtant été analysé maintes fois, ni à l'Académie du Cinéma et de la Télévision de Berlin (à l'époque centre d'activités de tout un cinéma politique). Néanmoins il a influencé de manière décisive le secteur de la diffusion indépendante. Par exemple c'est le premier film que les « Amis de la Cinémathèque allemande » ont entrepris de diffuser, alors même qu'ils ne disposaient pas encore de leur actuel bureau de distribution, ni de leur salle de cinéma à « L'Arsenal » ni de leur festival (le « Forum du jeune cinéma »). C'est à partir de La hora de los hornos qu'en 1968 ils eurent l'idée de créer leur réseau de diffusion non commerciale pour des films du même genre dont personne ne voulait. C'est de la sorte qu'ils constituèrent peu à peu un stock impressionnant de films progressistes, et plus particulièrement d'Amérique latine (sans doute le plus important d'Europe de l'Ouest). Aujourd'hui, on dénombre en Allemagne fédérale une douzaine d'offices analogues de diffusion non commerciale.

z. — J'ai publié des extraits du Manifeste Vers un troisième cinéma pour la première fois en 1970 dans la brochure des festivals de cinéma de Berlin et une seconde fois en 1976 dans mon livre (en allemand) : Le cinéma et la lutte en Amérique du Sud : théorie et pratique d'un cinéma politique. Certains extraits de ce Manifeste, surtout la définition des trois cinémas, sont sans cesse réimprimés, en particulier dans les revues des ciné-clubs. Mais aucune controverse théorique n'a été menée dans notre pays où, il est vrai, les débats de fond sur le cinéma sont rares (surtout par comparaison avec ce qu'on trouve en France). Les confrontations d'idées sur le cinéma politique sont également peu fréquentes. Ce n'est que tout récemment qu'une nouvelle revue, Film Faust, s'est assigné cette mission, devenue urgente.

Si l'absence de débat approfondi s'explique par ce contexte général (c'est

l'impact du troisième cinéma 633

surtout l'histoire du cinéma qu'on enseigne dans les universités), dans le cas spécifique de La hora de los homos s'est ajouté le problème du péronisme : la gauche ayant toujours manifesté des réticences envers ce phénomène dont elle suspecte « les racines fascistes ». Pour cette raison, elle n'a jamais pu s'identifier pleinement avec ce film, ne le reconnaissant que dans la mesure où il correspondait à sa propre théorie de la révolution (la ligne castriste). Le Manifeste Vers un troisième cinéma a donc pâti de cette réticence à l'égard de l'inspiration péroniste du film et comme lui a été tenu en suspicion.

3. — Je crois personnellement que le Manifeste, avec sa théorie du « cinéma- guérilla », s'est mis parfois en travers de l'évolution du cinéma politique en Amérique latine. D'autant que les membres du groupe « Cine Liberación » (Solanas et Getino surtout, Vallejo dans une moindre mesure) n'ont rien fait dans leurs films postérieurs à La hora de los hornos, pour justifier ou expliciter la théorie contenue dans le Manifeste. Tous trois devraient à mon avis se poser la question : dans quelle mesure nos films correspondent-ils à la stratégie d'un cinéma-guérilla ?

En dernière analyse, si l'on fait la part des erreurs contenues dans ce Manifeste, ce qui aujourd'hui demeure sans doute valable en fait toujours son intérêt, c'est la distinction entre le premier, le second et le troisième cinéma. Distinction logique, fruit d'une idée géniale.

Ayant toujours estimé que la définition du troisième cinéma comme un cinéma-guérilla avait semé la confusion dans quelques esprits, j'ai salué avec gratitude la parution de la table ronde « Cinéma d'Auteur ou cinéma d'intervention » dans le n° 1 de Cinèm Action dans laquelle Solanas fournit quelques explications à ce sujet. Peut-être devrait-il les reprendre et établir une nouvelle version du Manifeste à la fondant principalement sur la définition des trois cinémas.

Car pour moi le travail du groupe « Cine Liberación » et l'inspiration du Manifeste Vers un troisième cinéma constituent la base de toute théorie actuelle d'un cinéma politique3.

Peter B. Schumann.

• Лих Pays-Bas : « le concept fait problème mais on devrait repenser sa problématique »

(Hollandais, Bert Hogenkamp, collaborateur de la revue Skrien, est l'un des meilleurs spécialistes européens du cinéma militant. Il est l'auteur, notamment, d'une brochure sur l'histoire des actualités prolétariennes avant la seconde guerre mondiale : Our history (Notre histoire) . Il a contribué à l'organisation à Amsterdam de l'exposition sur les 80 ans de Joris Ivens et se prépare à publier un livre sur le film que celui-ci a réalisé avec Henry Storck : Borinage.)

1 et 2. — On me trouvera peut-être narcissique, mais je pense que je ne puis faire mieux pour répondre correctement aux trois questions ici posées que de commencer par rappeler quelques souvenirs personnels. En Hollande, La hora de los homos a. été et est encore diffusé par le groupe « Ciné-Club ». Son utili-

3. Traduction de l'allemand : Marie-Pierre Hennebelle. tm — 21

634 TIERS MONDE

sation a toutefois été handicapée par le fait que seule la première partie du film a été achetée et qu'elle n'a jamais été sous-tirée en hollandais. En consultant mes notes, je m'aperçois que c'est en août 1970 que j'ai vu, à Amsterdam, cette première partie. Probablement avais-je lu des articles sur le succès de ce film à Paris, et c'est sans doute ce qui m'avait poussé à me rendre à la projection. J'avoue que je ne me souviens plus beaucoup du film lui-même, et pourtant l'impression qu'il me fit alors reste très vivace dans ma tête.

Ce n'est qu'un an plus tard que j'ai eu l'occasion de lire le Manifeste Vers un troisième cinéma : dans une version anglaise qui avait été publiée par Afterimage, une revue (dirigée par Simon Field et Peter Sainsbury) publiée en liaison étroite avec le collectif « The Other Cinema », spécialisé dans la diffusion de films du Tiers Monde. Peu après Skrien publia le Manifeste en hollandais, mais curieusement cela ne déclencha aucun débat. Des controverses politiques entre « Ciné-Club » et Skrien (les deux « pôles » qui auraient pu bénéficier d'un tel débat) sont peut-être à l'origine de ce silence.

Sans tomber dans Pautoglorification, on peut préciser que le Manifeste pour un circuit libre en Hollande, publié par Skrien en septembre 1973, avait fondamentalement le même propos que v ers un troisième cinéma. C'est lui qui eut pour effet de susciter la création d'une association en février 1974 dans laquelle se retrouvèrent tous ceux qui travaillaient en dehors du système du cinéma commercial. Cette association comprenait quatre sections : production, distribution, programmation et utilisation. Sa structure visait à être aussi démocratique que possible (à la différence de celle, très corporatiste, du cinéma commercial). Parmi les débats les plus intéressants de l'époque, il y eut celui de savoir si l'association devait se définir publiquement comme un organisme politique dont les activités visaient à l'avènement d'une société socialiste en Hollande.

3. — Quand je relis aujourd'hui le Manifeste Vers un troisième cinéma, j'ai plusieurs objections à son encontre, que je résume rapidement :

a) L'histoire du cinéma aux Etats-Unis (premier cinéma : Hollywood) et en Europe (second cinéma : cinéma d'Auteur), telle qu'elle est présentée par Solanas et Getino est très unilatérale. Ni le cinéma hollywoodien ni le cinéma d'Auteur ne sont des entités monolithiques, ainsi que le montrent de récentes recherches sur les activités progressistes dans le Hollywood des années 1930 et 1940 {Screen writers guild, Les dix de Hollywood, ou la série Z, etc.), publiées par la revue américaine Cinéaste. Il est, en outre, important de rappeler que dans presque tous les pays industrialisés (Japon, Etats-Unis, Europe de l'Ouest) des collectifs de cinéma prolétariens ont existé durant les années 1920 et 1930. L'historien américain du cinéma militant, Tom Brandon, désigne cette période comme « Le chapitre qui manque dans l'histoire du cinéma » (s'il « manque », on comprend que Solanas et Getino ne l'aient pas mentionné dans leur Manifeste). Quand on lit par exemple l'histoire du collectif japonais « Prokino » (fondé en 1929 et dissous en 1934), on découvre qu'il s'assignait exactement le même objectif et avait traversé les mêmes expériences que ceux décrits par les auteurs de Vers un troisième cinéma : démystification de la technique, recours au 9,5 mm et au 16 mm, projections illégales, rédaction d'écrits théoriques divers, publics d'ouvriers et de paysans, etc.).

b) L'analyse politique qui sous-tend le Manifeste est sans doute périmée. Nous, Ouest-Européens, n'avons peut-être pas considéré suffisamment, quand

l'impact du troisième cinéma 635

le Manifeste a été publié, le fait que la stratégie de la guérilla (et donc l'option en faveur d'un cinéma-guérilla) n'était pas applicable dans nos pays. Le plus souvent c'est d'une forme totalement différente de cinéma que nous avons besoin. Il est vrai — et c'est heureux — que l'on a aussi beaucoup réfléchi sur le rôle des cinéastes, ou des collectifs, par rapport au parti révolutionnaire ou au mouvement ouvrier en général. Mais des erreurs ont été commises : n'a-t-on pas vu tel ou tel collectif s'ériger en « parti révolutionnaire seul et unique » !

c) Le troisième cinéma, en tant que concept théorique, fait problème. On ne sait pas très bien ce qu'il faut classer dedans ou non. A supposer qu'au festival de Cannes les films du Tiers Monde dépassent un jour le score de 50 %, cela serait-il obligatoirement significatif de l'évolution de leurs cinémas ? Un ami et collègue hollandais s'était réjoui dans un article qu'à ce même festival, telle année, les films d'auteurs européens l'aient emporté sur les autres par le nombre de prix remportés et l'audience dans la presse, mais il oubliait de préciser que la plupart avaient été financés par des compagnies des Etats-Unis ! Et faut-il répertorier sous le même label « troisième cinéma » des films aussi différents que les actualités palestiniennes et une coproduction hollando-tunisienne aussi excellemment photographiée que Soleil des hyènes de Ridha Behi ?

Face à toutes ces imprécisions, on peut toutefois se féliciter d'un fait : c'est que l'introduction dans la problématique de la critique de la notion de « troisième cinéma » a dissuadé nombre de critiques ouest-européens de poser sur les films du Tiers Monde la grille de la « politique des Auteurs ». Pour s'en convaincre, il suffit de considérer la façon dont le cinéaste brésilien Glauber Rocha a été traité en « auteur » par la critique des années i960, alors qu'un tel avatar n'est pas arrivé au cinéaste bolivien Jorge Sanjines.

d) « L'internationale du cinéma-guérilla » que Solanas et Getino ont appelée de leurs vœux n'a, pour l'heure, pas encore vu le jour. La distribution des films du Tiers Monde demeure un sérieux problème. La plupart d'entre eux sont distribués par de petits groupes de gauche peu fortunés, qui non seulement ne peuvent payer des avances, mais éprouvent les plus grandes difficultés à amortir leurs investissements en droits, copies, sous-tirages et publicité, etc. Encore qu'il faille aussitôt souligner qu'une coopération internationale plus poussée pourrait améliorer les choses dans ce domaine.

Mes réserves à l'égard du Manifeste de Solanas et Getino pourront paraître un peu rudes. C'est que je crois qu'il a été conditionné par le contexte politique et culturel dans lequel il a vu le jour. Mais nous-mêmes quand nous avons publié notre Manifeste pour un circuit libre en Hollande, nous étions conscients que ce n'était qu'un Manifeste « dialectique », c'est-à-dire qu'il nous faudrait le remanier en fonction de l'évolution de la situation. L'idée était belle. Trop belle peut-être parce que nous ne l'avons jamais remanié, ce Manifeste ! Je me demande si nous ne devrions pas le retravailler en rapport avec Vers un troisième cinéma ? Une version actualisée pourrait stimuler les débats dans les cercles de gauche. Il se peut que l'élan des années i960 nous manque cruellement aujourd'hui, mais nous pouvons sûrement tirer profit des erreurs que nous avons commises.

Bert Hogenkamp.

636 TIERS MONDE

• En Belgique : « une typologie inadéquate »

(Belge, Harry Eysakkers anime à Anvers la revue Sinema et participe au mouvement du cinéma militant en Flandres. Il est membre du groupe « Fugitive Cinema » de cette ville.)

I et 2. — La hora de los hornos a été diffusé en Flandres et en Wallonie, au cours des années 1970, par « Progrès Films », une firme fondée en 1950 et spécialisée dans le cinéma des pays de l'Est et du Tiers Monde. Je ne sais pas ce qu'il en fut en Wallonie, mais en Flandres il a surtout été projeté par des groupes militants. Rarement avec débat. Je ne crois pas que ces groupes étaient conscients, alors, de la valeur émancipatrice ni de l'importance de ce film en Amérique latine. Ce n'est qu'après que notre revue, De Andere Film (U Autre Cinéma), eut publié le Manifeste Vers un troisième cinéma qu'est apparue la signification réelle de cet exemple de troisième cinéma et que l'on prit conscience que ce film pouvait être utilisé de la façon dont le disait le Manifeste. Mais, si l'on sait que De Andere Film était une brochure stencilée à 250 exemplaires (il y a cinq millions de Flamands), on mesure combien fut limitée l'audience du Manifeste. Tout au plus puis-je ajouter que j'avais consacré une vaste étude au « troisième cinéma » dans mon ouvrage Alternatieve Film en Alternatieve Filmdistributie in België et que de la sorte les idées de Solanas et Getino ont pu pénétrer des esprits d'une façon indirecte. Ce sont surtout des individus qui ont montré de l'intérêt pour ce sujet. Un groupe d'étudiants de l'Université de Louvain (section communications) qui travaillait sur la notion de cinéma politique s'est aussi intéressé au Manifeste.

Les collectifs de cinéma militant belges (« Bevrijding Films », « Films de Libération », « Fugitive Cinema », « Unité de distribution », « Ciné libre ») n'ont pas témoigné cet intérêt, du moins explicitement. On peut toutefois supposer qu'ils avaient été influencés dans leur travail par le Manifeste dont ils avaient probablement eu connaissance à travers des revues étrangères. La presse et les instituts bourgeois n'en ont jamais parlé.

3. — Les idées contenues dans Vers un troisième cinéma sont nées d'une longue expérience dans un pays néo-colonisé, dominé par un appareil nettement répressif, physiquement et psychologiquement : l'Argentine. C'est pourquoi la théorie me semble aujourd'hui inadaptée, parce que trop simple, dans les pays industrialisés de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Par rapport aux dictatures qui sévissent dans le Tiers Monde, nous bénéficions ici d'une tolérance relative. Nous avons la possibilité d'utiliser la notion libérale de liberté d'expression contre le capitalisme et de revendiquer la tolérance.

II en résulte qu'en Europe la « discrepance » entre le « troisième cinéma » et le « cinéma tout court » n'est pas telle que Solanas et Getino le prétendent dans leur Manifeste. On peut observer de nombreux exemples de transition dans lesquels les deux courants se confondent. Il nous faut donc être ouvert à tout ce qui est valable dans l'industrie du cinéma, quitte à le faire dans l'optique : est-ce que cela va dans le sens de l'idéologie dominante ou dans le sens du socialisme ? Simultanément, il faut encourager un cinéma militant, pamphlétaire, dont les qualités sont d'abord d'agitation et dont l'impact est essentiellement local et momentané.

l'impact du troisième cinéma 637

Au fond c'est la typologie de James Monaco dans son article « The Costa- Gavras syndrome », publié par la revue américaine Cinéaste dans son n° 2, vol. VII, que je trouve la plus adaptée à la situation européenne. Il distingue, à côté clu cinéma bourgeois, quatre catégories de films politiques progressistes :

a) le cinéma mythique, qui diffuse, bien que de façon inconsciente, une nouvelle conception de la société;

b) le cinéma narratif qui explicite des idées et des concepts progressistes dans une forme traditionnelle;

c) le cinéma révolutionnaire, parfois narratif, parfois non narratif, mais qui s'assigne clairement un but : l'action révolutionnaire;

d) le cinéma structurel et analytique qui rompt avec toutes les formes conventionnelles et dont le but est de mettre à jour des formes révolutionnaires.

Même si une application mécaniste serait funeste, telle est la typologie qui me paraît maintenant la plus pertinente pour approfondir notre cinéma.

Harry Eysakkers.

• En Turquie : « il aurait d'abord fallu mieux définir les notions de " cinéma hollywoodien " et de " cinéma d'Auteur " »

(Nezih Cos, critique et militant turc, a été rédacteur en chef de la revue Septième Art.)

1. — La bora de los hornos n'a pas été projeté en Turquie, même par les ciné- clubs (en nombre restreint) et la cinémathèque. Un article de six pages a toutefois été publié sur ce film dans le n° 13 la revue 7 Sanat (Septième Art), de mars 1974. Aussi bien en Turquie y a-t-il peu d'activités cinématographiques en dehors du système et peu de cinéma politique. Tout au plus peut-on citer dans le passé deux tentatives pour regrouper les cinéastes militants. La première a été menée par la revue Genç Sinema (Jeune Cinéma) en 1969-1971 et la seconde par les revues 7 Sanat et Gerçek Sinema (Le Vrai Cinéma) . Les deux points de référence étaient l' antifascisme et l'anti-impérialisme. Mais l'on n'a pu aboutir à la fondation d'un système de production et de diffusion autonome.

2. — Le Manifeste Vers un troisième cinéma n'a eu aucun écho en Turquie où il n'a été ni traduit ni publié. Personnellement je n'ai appris son existence qu'en lisant le n° 30 de la revue française Ecran, en novembre 1974. Je me souviens aussi que nous avons publié une brève nouvelle sur la rencontre de Montréal dans Septième Art. En Turquie, malheureusement, on ne suit pas l'évolution du cinéma mondial.

3. — Je me situe en faveur d'un cinéma au service des peuples du Tiers Monde en lutte contre l'impérialisme et le capitalisme, mais en regard de cela je m'interroge sur la pertinence du Manifeste Vers un troisième cinéma, car des films du premier cinéma et du second cinéma ne peuvent-ils avoir la qualité

658 TIERS MONDE

des films du troisième cinéma ? Queimada de Pontecorvo, par exemple, n'est-il pas un film ď « Auteur» ? Et pourtant n'est-ce pas aussi du troisième cinéma ? Au vrai, je suis contre la classification en trois groupes établie par Solanas et Getino. Elle me paraît artificielle. Il aurait fallu au préalable clairement définir ce qu'on entendait par « cinéma hollywoodien » et « cinéma d'Auteur ». Par exemple il ne me paraît pas juste de rejeter tous les films brésiliens du cinema nôvo, parce que relevant du second cinéma. Et où classer en fonction de ce système les films révisionnistes du cinéma soviétique et des pays de l'Est ?

Je suis d'accord avec les principes politiques qui sont à la base de la théorie du troisième cinéma, mais ne suis pas pour autant d'avis d'appeler « troisième cinéma » les films qui sont conformes à ces principes. Je suis plutôt d'avis d'élaborer une théorie du cinéma à partir de la théorie politique des trois mondes de Mao Tsé-toung (...).

Nezih Cos.

• Dans le monde arabe et en Afrique : « une convergence assez nette... »

(Tunisien, Ferid Boughedir a été critique à l'hebdomadaire Jeune Afrique. Réalisateur d'un moyen métrage intitulé Pique-nique, il est aussi professeur de cinéma. Il a soutenu à la Sorbonně une thèse intitulée Cinéma africain et décolonisation, illustrée par une enquête filmée sur les cinéastes africains : African image. Il a présenté à un colloque à Ouagadougou une communication sur « Le cinéaste africain face aux modèles occidentaux ».)

1. — L'écho de la théorie du « troisième cinéma » et du film La hora de los homos de Solanas et Getino, pour important qu'il ait été dans la politisation de toute une frange de cinéastes africains et arabes n'a jamais été un écho direct : en effet U heure des brasiers n'a jamais été diffusé largement (et le plus souvent pas diffusé du tout) dans aucun pays africain ou arabe. Le Manifeste Vers un troisième cinéma a connu deux traductions en langue arabe au Liban et en Syrie (cette dernière due au cinéaste Omar Amiralay, réalisateur du film La vie quotidienne dans un village syrien, interdit à Damas), mais dans des revues assez confidentielles. Il fut donc peu lu. L'essentiel de l'approche de l'œuvre de Solanas et Getino nous a donc été apporté par la critique française et surtout par Guy Hennebelle qui l'a largement vulgarisé dans ses articles du bimensuel Afrique- Asie ou son livre Quinze ans de cinéma mondial. Ce n'est donc que par ouï-dire que nous savons que La hora de los hornos comporte des entractes permettant au public de débattre des réalités politiques évoquées, et que ce film a connu une diffusion semi-clandestine dans un circuit parallèle au circuit commercial normal. Pourtant, sans référence à cette expérience, un embryon de circuit « parallèle » a commencé à se développer dans un ou deux pays africains, suscité par les nécessités du contexte (les salles de cinéma sont peu nombreuses et fort éloignées des zones rurales qui forment la majorité du pays). En Tunisie, c'est la fédération des ciné-clubs (ftcc), la plus importante d'Afrique (20 000 adhérents, 80 clubs) avec celle du Maroc (52 000 adhérents, 60 clubs), qui joue ce rôle en programmant des films progressistes à l'intérieur du pays

l'impact du troisième cinéma 639

et parfois des films réalisés en toute liberté et en dehors de toute structure professionnelle de production par la ftca (Fédération tunisienne du Cinéma amateur). Au Niger, c'est le cinéaste Mustapha Alassane qui promène ses films (et malheureusement de plus en plus de films commerciaux étrangers) dans son « ciné-bus de brousse », ainsi que l'avait fait le Tunisien Omar Khlifi avec son film U aube en projection itinérante et que l'avait fait également l'Algérie dans les premières années de son indépendance avec l'expérience des « ciné-pops », ou avec Ъе charbonnier de Mohamed Bouamari en 1973. Mais ces deux expériences sont des expériences gouvernementales encadrées par le parti en place : pour progressistes qu'elles soient, elles ne peuvent être qualifiées ď « alternatives », pas davantage que les expériences originales de « cases d'écoute » au Gabon ou au Niger alimentées par un circuit de télévision éducatif lui aussi gouvernemental.

Dans tous ces cas, les projections, même si elles sont réprouvées ou perturbées, ne sont jamais clandestines : un véritable circuit alternatif ne dépasserait probablement pas la seconde projection, sinon au sein des mouvements de libération tolérés par les Etats.

Ceci pour le modèle de diffusion illustré par La hora de los homos.

z. — Le Manifeste a eu par contre une énorme influence et peut encore s'enorgueillir au niveau des films comme des textes théoriques d'une descendance durable (aidé, il est vrai, par le contexte international qui a tout « politisé » à partir des événements de Mai 1968 dans le monde).

Un mouvement et une revue de cinéma nouveau existaient déjà dans le monde arabo-africain durant les années 1967- 196 8 qui précédèrent immédiatement la publication du Manifeste : le « Jamaat as cinima al jadida » (littéralement « Mouvement du Cinéma nouveau ») au Caire, composé de critiques et de cinéastes (auteurs de deux films qui s'éloignaient de l'esthétique hollywoodienne du cinéma égyptien dominant) et au Maroc la revue Cinéma 3, fondée par Nourdine Sail, président de la Fédération marocaine des Ciné-Clubs, qui publia dans ses cinq numéros quelques textes importants. Il est à noter que le chiffre 3 renvoyait explicitement à la notion de Tiers Monde, mais aussi à celle de troisième cinéma.

Après la publication de Hada un tercer cine, les textes théoriques se multiplièrent et se firent plus radicaux en se rapprochant beaucoup, dans leur fond, de la conception du troisième cinéma :

— En mars 1972, au festival du jeune cinéma arabe à Damas, parut le Manifeste du Cinima al Badil (Cinéma alternatif) qui réunissait les vœux des jeunes cinéastes arabes présents (publiés dans un numéro spécial de la revue égyptienne At-Tariq en mai de la même année).

— Au même festival parut le Premier Manifeste du cinéma palestinien. — En octobre 1972, aux Journées cinématographiques de Carthage à Tunis

furent publiés dans une version définitive le Second Manifeste du cinéma palestinien et le document final de la rencontre des ciné-clubs arabes et africains organisée en marge du festival par la ftcc portant le titre U animation culturelle dans le Tiers Monde.

— Pendant l'année 1973, les cinéastes algériens du cinema dj'tdid multiplièrent les déclarations sur leur cinéma dans une optique (objectivement) similaire.

64О TIERS MONDE

— En décembre 1973, à Alger, parallèlement à la Conférence des Pays non alignés, une « Rencontre des cinéastes du Tiers Monde » créa des commissions qui publièrent des résolutions très radicales.

— En avril 1974, à Ouagadougou, capitale de la Haute- Volta, la Société africaine de Culture réunissait un colloque sur le « Rôle du cinéaste africain dans l'éveil d'une conscience de civilisation noire » où je présentai personnellement une communication-manifeste sur Le cinéaste africain face aux modèles occidentaux, qui développait une théorie : celle du « cinéma qui réveille » face au « cinéma qui endort », en partie assez proche du Manifeste de Solanas et Getino.

— En août 1974, la « Rencontre maghrébine des ciné-clubs » de Moham- media, au Maroc, accouchait d'un texte très important sur la Fonction de la critique cinématographique au Maghreb dans lequel étaient analysés les notions de nouveau cinéma et son rapport avec le public.

— En janvier 1975, à Alger, les cinéastes africains réunis au IIe Congrès de la Fepaci (Fédération panafricaine des Cinéastes) tombaient d'accord sur un texte commun de Charte du cinéma africain où le rôle du cinéaste était défini nettement, bien qu'implicitement, suivant l'optique du troisième cinéma.

— Le début de 1976 voit l'apparition de la revue Ciném Arabe (une dizaine de numéros à ce jour), publiée en français et en arabe à Paris. Dans son n° 2, on trouve un Manifeste des cinéastes marxistes-léninistes arabes et celui de L'Union algérienne des Arts audio-visuels, dans son n° 6 Décoloniser Г image de Solanas et dans son n° 7/8 un ensemble de réflexions théoriques sur la critique internationale face à la notion de « troisième cinéma ».

— En juin 1976, je soutenais une thèse de doctorat à la Sorbonně : Cinéma africain et décolonisation (à paraître aux Nouvelles Editions Africaines) examinant entre autres la possibilité d'un troisième cinéma en Afrique.

— Le ier août 1976 se créait au Caire un nouveau groupe de critiques et de cinéastes appelé explicitement cette fois « Groupe du troisième cinéma » (« Jamaat as cinima athalitha ») qui n'a pas encore produit de films à notre connaissance.

— Depuis 1978 une nouvelle revue de cinéma algérienne, Les Deux "Ecrans, paraît, qui publie parfois des articles dans cette ligne.

— L'Irak a organisé, par ailleurs, trois festivals du cinéma consacré à la Palestine en 1973, 1976 et 1978 au cours desquels ont régulièrement été publiés des appels à une meilleure illustration de la cause palestinienne dans le cinéma arabe et occidental. Mais ces appels n'ont guère été suivis d'effets.

Les films arabo-africains réalisés depuis 1969 sont peu nombreux, en revanche, à représenter l'idée d'un troisième cinéma. Je ne citerai pour ma part que des tites comme Kafr Kassem du Libanais Borhan Alaouie, Les ambassadeurs du Tunisien Naceur Ktari et Soleil des hyènes de son compatriote Ridha Behi, Les rebelles de l'Egyptien Tewfiq Salah, Soleil ô et Les bicots-nègres, vos voisins du Mauritanien Med Hondo et à un moindre degré La noire de... et Le mandat du Sénégalais Sembène Ousmane, Accident du Malgache Benoît Ramampy et Les mille et une mains du Marocain Souhel Ben Barka, comme films de fiction susceptibles, par leur esthétique comme par leur contenu, de représenter ce courant, avec un cinéma purement militant, notamment palestinien, ou encore certains films du cinema djidid algérien. Les films d'un cinéaste égyp-

l'impact du troisième cinéma 641

tien comme Youssef Chahine me paraissant plutôt ressortir du « cinéma d'Auteur ».

En effet, les films politiques arabes et africains ne dépassent guère, en général, le constat des injustices d'un système (« cinéma progressiste de simple témoignage sur les effets, constituant l'aile gauche du système », selon Solanas et Getino). Quand il y a incitation à changer l'ordre des choses, c'est dans une forme assez traditionnelle qui ne s'éloigne guère (ou insuffisamment) du système de représentation hollywoodien. Au contraire, les films ci-dessus nommés sont des œuvres de colère (contagieuse !) où la forme le plus souvent épique est bousculée et bouscule le spectateur, l'invite à la réflexion et le plus souvent à l'indignation et à l'action (celle-ci étant éventuellement esquissée dans des « fins ouvertes »). Dans la presque totalité du cinema djidid algérien, le conflit posé est par contre résolu dans le film (par l'application de la politique gouvernementale) : ce qui fonde l'ambiguïté de ce cinéma didactique qui oscille entre l'incitation (à la réflexion) et le « réalisme socialiste », с est-à-dire un cinéma de propagande d'où est gommée la dimension dialectique.

3. — La différence fondamentale entre la théorie du troisième cinéma et le « cinéma d'intervention » tel qu'il se pratique en Afrique et dans le monde arabe réside sans doute dans la disparité des contextes : le continent latino- américain a été certes colonisé et néo-colonisé économiquement et politiquement, mais il n'a pas connu une brutale rupture d'identité comme 1 ont subie les Africains et les Arabes soumis, eux, à une colonisation totale : que l'on sache, les élites politiques, intellectuelles et artistiques des pays d'Amérique latine ne s'expriment pas en américain ! Si bien que de nombreux films africains et arabes sont placés sous le signe de P affirmation de V identité culturelle, souci qui pourrait paraître folklorique à un regard étranger, ou sous celui d'un nationalisme exacerbé qui pourrait paraître inquiétant ailleurs.

Aujourd'hui le Manifeste de Solanas et Getino semble pécher par un excès ď « idéalisme utopique » (souhaiter des manifestations spontanéistes à la sortie des projections, vouloir que ce cinéma-guérilla — image assez romantique — remplace le fusil par la caméra...).

Les cinéastes africains et arabes les plus avancés semblent incliner plutôt pour une marche longue et patiente et pour la politique du « grain de sable ».

Mais Solanas dans des declarations récentes4 estime que le troisième cinéma peut varier selon les contextes : tel film qui paraîtra modéré ici peut être reçu comme révolutionnaire ailleurs. Certains cinéastes arabes et africains adoptent cette conception et sont d'avis qu'il faut réadapter chaque nouvelle production en répondant à chaque fois à la question : « Jusqu'où notre cinéma peut-il aller le plus loin face à la censure ? »

Et en cherchant à chaque nouvelle expérience à dépasser cette « limite » fluctuante.

Ferid BOUGHEDIR.

4. In Ciném Action y n° 1.

642 TIERS MONDE

• En France : « une prophétie finalement féconde »

(Français, Guy Hennebelle, critique à Ecran et à Afrique-Asie, est l'auteur de nombreux livres sur le cinéma politique : Les cinémas africains en igj2, Quinze ans de cinéma mondial : ig6o-igy$ (traduit en espagnol sous le titre Les cinémas nationaux contre Hollywood, avec une préface de Solanas), Guide des films anti-impérialistes, Le cinéma militant français, La Palestine et le cinéma, etc. Fondateur de la revue CinémAction, il participe à l'organisation des Journées du Cinéma politique à la Maison de la Culture de Rennes et, d'une manière générale, au courant du cinéma d'intervention.)

1. — La hora de los hornos a été sélectionné par la Semaine internationale de la Critique au festival de Cannes en 1969. Il a été distribué dans le circuit art et essai. Il est sorti une première fois à Paris dans une version amputée des séquences trop péronistes (avec l'accord de Solanas, semble-t-il). Plusieurs années plus tard il est ressorti dans une version intégrale. Entre-temps il a connu une diffusion dans le circuit non commercial, culturel, militant. Il a été abondamment analysé, et critiqué, dans la plupart des revues françaises de cinéma à l'époque. Parmi les documents marquants, on peut citer l'étude et l'entretien de Louis Marcorelles dans Les Cahiers du Cinéma, n° 210, mars 1969 ; La hora de los hornos : l'épreuve du direct, l'article de Piero Arlorio dans Positif, n° 97, été 1968 ; la présentation d'Octavio Getino et les réponses de Solanas à un questionnaire établi à Pesaro publiées dans le n° 1 00-101 de la même revue (décembre 1968-janvier 1969) ; L'Argentine à l'heure des brasiers, dans Jeune Cinéma, n° 37, par Andrée Tournés et G. H., ainsi qu'une table ronde sur le film, contradictoire, dans La Nouvelle Critique, entre Jacques Arnault, Jean- Marc Aucuy, Jacques de Bonis, Jean-André Fieschi et Gérard Gozlan.

En France, ce sont surtout les films de Mai 68 qui ont suscité la création d'un circuit de diffusion alternatif pour le cinéma militant, mais l'exemple de La hora de los hornos était connu de la plupart des partisans de ce type de « cinéma-action ». Enfin on se souvient que dans Camarades Marin Karmitz avait « cité » toute une séquence de ce « modèle ».

2. — Le Manifeste Vers un troisième cinéma a pour la première fois été publié en français par François Maspero dans l'édition française de la revue de I'ospaal6, Tricontinental, n° 3, en 1969, que le ministre de l'Intérieur Raymond Marcellin s'efforça d'interdire à la suite des événements de 1968. Il suscita l'intérêt de la revue Cinêthique qui dans son n° 3 publia un entretien de Jean- Paul Fargier avec Solanas essentiellement consacré au Manifeste. Personnellement, j'en ai popularisé les idées dans plusieurs numéros de la revue "Ecran (cf. par exemple Un cinéma pour attiser le feu, dans le n° 19), dans Le Monde en juin 1974 : Le Tercer Cine, dans Afrique- Asie (cf. le compte rendu du livre Cine, culturay descoloniyaciôn, dans le n° 46), dans mon livre Quinze ans de cinéma mondial : ig6o ■ igj5 et dans l'ouvrage collectif sur « Le cinéma militant français » publié dans son n° 5-6 par Cinéma ď Aujourd'hui (cf. en particulier Un cinéma pour transformer le monde).

En octobre 1975, la revue Cinéma politique, organe du collectif du même nom, a republié dans son n° 3 le Manifeste dans son intégralité : un débat

5. Organisation de Solidarité des Peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine.

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s'ensuivit qui s'étendit sur les n08 4, 5 et 6 avec notamment des interventions de Daniel Serceau (qui s'attacha à clarifier la notion de cinéma d'auteurs), de François Gèze (qui mit en relief l'arrière-plan argentin du Manifeste), de Louis Seguin, de Cinéthique et de Jean-Benoît Zimmerman. Cinéma politique, pour sa part, se prononçait pour l'émergence de ce qu'il appela « un quatrième cinéma », c'est-à-dire un cinéma collectif fait par les gens ordinaires eux-mêmes (dont Ciné-journal de Uon Maillé fut présenté comme un prototype),

Début 1978, la revue Cinèm Arabe, basée à Paris, publia dans son n° 7-8, en prévision d'un colloque qui ne put avoir lieu, un ensemble de réflexions sur le troisième cinéma par rapport à la critique, à partir des résolutions adoptées sur ce thème à Montréal en 1974 (cf. l'article de Philippe Billon dans Les Cahiers du Cinéma, n° 25 3 : Les états généraux du troisième cinéma), à Moham- media (Maroc) en 1975 (cf. l'article de Monique Hennebelle dans les Cahiers du Cinéma, n08 254-25 5 : Pour un polycentrisme géographique dans la critique), et à Stockholm en 1976. Ces résolutions invitaient à : — remettre en question le règne du cinéphilisme désincarné en développant

une critique militante qui dénonce l'idéologie des cinémas dominants et soutienne les cinémas progressistes;

— sortir de l'idée qu'il y a des « grands » cinémas et des « petits » cinémas, des cinémas qui méritent une distribution commerciale et d'autres qui ne le méritent pas;

— privilégier les critères politiques au détriment des critères esthétiques abstraits et prétendument apolitiques, susciter des esthétiques nouvelles sur la base a'idéologies progressistes;

— constituer un polycentrisme géographique dans la critique de cinéma; — contester l'échelle des valeurs de la critique dominante qui se donne pour

objectif d'élever le spectateur du cinéma commercial au cinéma d'Auteur; — travailler au développement d'un cinéma qui contribue à la transformation

du monde, d'un cinéma d'intervention qui dépasse le stade de la simple dénonciation humaniste ;

— prendre conscience du fait que l'avant-garde cinématographique n'est pas seulement une question de forme, mais d'abord une question politique et idéologique, et développer de nouvelles esthétiques à partir des luttes nationales et populaires, y compris féminines.

Le théoricien du cinéma expérimental Dominique Noguez polémiqua avec certaines de ces résolutions dans son livre Le cinéma, autrement (10-18) paru en 1977. Le numéro de Ciném Arabe comportait des textes de Paulin Soumanou Vieyra (Sénégal), Heiny Srour (Liban), Bernard Clarens {Cinéma politique, France), Ali Akika (Algérie), Serge Daney {Cahiers du Cinéma, France), G. H., Gary Crowdus {Cinéaste, États-Unis), John Hess {Jump Cut, Etats-Unis), Pierre Véronneau (cinémathèque québécoise, Montréal) et Borhan Alaouie (Liban).

Malgré le nombre de ces prises de position, on ne peut pas affirmer que le troisième cinéma a exercé à la lettre en France une grande influence. Mais, si ce Manifeste a eu moins de prestige que d'autres théories plus élaborées, il a vraisemblablement eu plus d'effets, au niveau pratique. Sur un mode implicite, il a servi de base, comme ailleurs, à plusieurs courants du cinéma militant, né, on Га dit précédemment, des films et des événements de Mai 1968.

Du Manifeste de Solanas et Getino découlent aussi, en ligne indirecte, des

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manifestations comme les Journées du Cinéma militant de la Maison de la Culture de Rennes en 1977 et en 1978, les rencontres de Paris organisées en novembre 1977 (suite aux rencontres européennes de Utrecht) par Cinéma politique et de La Rochelle organisées par Cinémarge en novembre 1978, qui ont permis la création du mai (Mouvement audio-visuel d'Intervention), « pendant » du mouvement du cinéma expérimental organisé, lui, au sein de Pacide (Association des Cinéastes indépendants, différents et expérimentaux) avec lequel des dialogues ont été tentés d'abord à Saint-Charles (Sorbonně, Paris) en novembre 1977 (cf. Cinémas de rupture, in Ecran, n° 65) et à Rennes en mai 1978. Un « mariage » aura-t-il lieu dans les années à venir entre cette « carpe » et ce « lapin » (comme on les a appelés) ? L'avenir le dira, comme il dira si les enfants qui en naîtront peut-être parviendront à constituer un courant novateur dans un cinéma français qui a besoin d'être constamment rappelé — son histoire le prouve — au sens de la « vraie vie ».

3. — Que faire du Manifeste aujourd'hui? Est-il encore pertinent? Ou va-t-il être emporté comme tant d'autres « mythes révolutionnaires » issus de l'élan de la décolonisation dans le Tiers Monde au cours des années i960 et/ou des rêves fous d'une alternative radicale aux formes connues de capitalisme et de socialisme surgies en Occident et ailleurs dans les années 1968 ?

C'était alors l'heure des brasiers et « Che » Guevara, héros romantique s'il en fut, invitait « à n'en voir que la lumière ». Aujourd'hui que le feu a perdu de son ardeur, on distingue mieux derrière les flammes vacillantes les ombres des espoirs déçus quand ce n'est pas le « brouillard » des Goulags tropicaux ou des dictatures « progressistes ».

Il est symptomatique que l'un des précurseurs de ce « troisième cinéma », nommément cité comme tel dans le Manifeste, Chris Marker (fondateur du collectif « Iskra » en 1967), ait consacré un film de plusieurs heures, Ъе fond de Г air est rouge, au bilan des faillites les plus évidentes des deux dernières décennies : échec du printemps de Prague, échec de Mai 68, échecs latino- américains, échec de la révolution culturelle chinoise... pour ne rien dire de déconvenues moins importantes survenues ailleurs.

On ne peut aujourd'hui éviter de prendre en considération ces réalités, aussi revêches qu'elles soient, quand l'on entend dresser un constat de l'influence d'une théorie et d'un cinéma qui se proposaient explicitement de contribuer à une « transformation du monde ». Mais en même temps quelle idéologie peut prétendre avoir fourni toutes les clés d'une interprétation de l'univers ? La réalité finit toujours par apparaître plus complexe que les schémas élaborés pour la comprendre. Le Manifeste Vers un troisième cinéma porté par l'émergence de forces tricontinentales et occidentales en lutte contre un système ď oppression historiquement daté — l'impérialisme et le capitalisme — mais qui refusaient en même temps les formes connues d'alternatives socialistes, ne peut manquer de subir, comme on dit, « les aléas de la conjoncture ».

Pourtant, dépouillé de son aura lyrique, il conserve sur bien des points une valeur programmatique pour tous ceux qui, récusant les jeux stériles de l'art pour l'art, conçoivent le cinéma comme un art au service de la vie et de la « libération » de l'homme et de la femme sur tous les plans. Même s'ils sont eux-mêmes incertains sur les formes d'action qu'il convient d'adopter aujourd'hui, ses auteurs n'avaient-ils pas pris le soin de préciser dans leur conclusion qu'ils ne proposaient qu'une théorie « ouverte », « non achevée », « une ébauche

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d'hypothèse » ? Pour imparfaite qu'elle ait été, n'a-t-elle pas au fond joué un rôle plus grand que d'autres théories apparemment plus sophistiquées, mais closes sur elles-mêmes en même temps que sur un domaine — la cinéphilie — infiniment plus étroit et moins riche ?

Si un cinéma-guérilla, d'évidence, n'est plus de mise aujourd'hui (même en Amérique latine, comme le confirment les résolutions adoptées à Merida, au Venezuela, puis à La Havane, à Cuba, par l'assemblée des cinéastes de ce continent), s'il n'est plus question de songer à reconstruire tout le cinéma à partir du seul cinéma militant, si l'on ne peut plus rêver d'encercler le circuit commercial par les réseaux de diffusion non commerciale, s'il faut vraisemblablement approfondir ou remettre en question la catégorisation en un premier, un second et un troisième cinéma, si...

... il n'en reste pas moins qu'il existe désormais dans nombre de pays un circuit de diffusion qui échappe à l'emprise des circuits dominants, que l'on ne peut plus faire de cinéma politique comme au temps du néo-réalisme et encore moins à la mode du réalisme socialiste (significative est à cet égard l'ironie du titre du second film de l'Algérien Merzak Allouache, primé au festival de Carthage* en 1 978 : Les aventures d'un héros), que la revendication contre l'américanisation des cinémas nationaux conserve toute sa valeur, que l'on ne peut éviter de se poser la question des rapports entre le cinéma et la politique, car elle renvoie à celle, fondamentale, des relations entre l'art et la vie, que l'utilisation du cinéma s'élargit et se « démocratise » grâce à la diversité des médias légers (Super 8 et vidéo notamment), et que, presque partout, tout un courant baptisé faute de mieux ici et là « d'intervention » s'assigne comme fonction de réfléchir sur la dialectique entre le cinéma et l'action.

Programme qu'il faut toujours rajeunir mais qui au fond n'est pas nouveau puisque selon Jean-Michel Palmier dans son introduction à L'esprit du cinéma du grand théoricien hongrois Bela Balazs, celui-ci « envisageait le septième art comme un monde imaginaire qui se superpose au monde réel et le transforme en modifiant la perception que nous avons de notre univers ».

Programme enfin qui est peut-être en train d'engendrer des enfants naturels inattendus. C'est ainsi que l'on a pu lire en décembre 1977 dans la revue ouest- allemande Film Faust (Ciné-poing) (citée par Jeune Cinéma, n° 110) ces déclarations d'Alexander Kluge (réalisateur notamment de Ferdinand le radical) : « II sera toujours nécessaire de discuter avec les spectateurs sur les films, mais de telles discussions resteront académiques tant qu'elles n'auront pas de suites concrètes. Ces discussions doivent entraîner des modifications dans les films (...). Le « cinéma d'Auteur » est insuffisant car il interpose entre le public et le film l'amour-propre du créateur (...). Quant au cinéma hollywoodien son idée directrice est d'exciter le spectateur, mais en s'arrangeant pour que cela n'ait pas de suites. » Et Jean-Luc Godard soi-même ne déclarait-il pas dans Télérama au cours d'un entretien-fleuve paru pendant l'été 1978 : « La politique des auteurs, inventée en 1950, est un concept fourbu. Il serait temps de passer à autre chose. »

A un troisième cinéma ? Guy Hennebelle.

6. Festival de Carthage où a été primé aussi le second long métrage de Solanas : Les fils de Fierro, signe d'une continuité.