\"le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations...

20
Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RIPC&ID_NUMPUBLIE=RIPC_162&ID_ARTICLE=RIPC_162_0221 Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques. L’exemple de la génération 68 en Turquie par Nicolas MONCEAU | De Boeck Université | Revue internationale de politique comparée 2009/2 - Volume 16 ISSN 1370-0731 | ISBN 2-8041-0349-1 | pages 221 à 239 Pour citer cet article : — Monceau N., Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques. L’exemple de la génération 68 en Turquie, Revue internationale de politique comparée 2009/2, Volume 16, p. 221- 239. Distribution électronique Cairn pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Upload: bordeaux

Post on 12-Nov-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RIPC&ID_NUMPUBLIE=RIPC_162&ID_ARTICLE=RIPC_162_0221

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques. L’exemple de la génération 68 en Turquiepar Nicolas MONCEAU

| De Boeck Université | Revue internationale de politique comparée2009/2 - Volume 16ISSN 1370-0731 | ISBN 2-8041-0349-1 | pages 221 à 239

Pour citer cet article : — Monceau N., Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques. L’exemple de la génération 68 en Turquie, Revue internationale de politique comparée 2009/2, Volume 16, p. 221-239.

Distribution électronique Cairn pour De Boeck Université.© De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 16, n° 2, 2009 221

LE RÔLE DES COUPS D’ÉTAT MILITAIRES DANS LA FORMATION ET LA TRAJECTOIRE DES GÉNÉRATIONS POLITIQUES. L’EXEMPLE DE LA GÉNÉRATION 68 EN TURQUIE

Nicolas MONCEAU

Cet article se propose d’étudier l’impact successif d’événements jugés fondateurs,en particulier la dynamique des coups d’Etat militaires, sur la formation et la tra-jectoire des générations politiques. Il prend pour cas d’étude la génération 68 enTurquie, qui a été socialisée par le coup d’État de 1960, puis a subi la répressiondes interventions militaires ultérieures de 1971 et de 1980. L’analyse s’appuie surles résultats d’une enquête de terrain réalisée en Turquie, qui combine méthodesqualitatives et quantitatives, à partir d’une soixante d’entretiens et d’un question-naire administré en langue turque auprès de plus de 1000 représentants des élitesturques (politiques, économiques, sociales et intellectuelles) dont de nombreuxreprésentants de la génération 68.

Les travaux consacrés aux phénomènes générationnels en politique s’inscri-vent dans trois traditions de recherche, d’ordre historique, sociologique etpolitiste 1. La grille de lecture de Karl Manheim est considérée comme fon-datrice des théories sur les générations. Dans son étude des phénomènesgénérationnels, Mannheim distingue quatre outils conceptuels : la situationde génération ; l’ensemble générationnel ; l’unité de génération ; le(s)

1. Dans le domaine historique, Jean-François Sirinelli a consacré plusieurs travaux aux « générationsintellectuelles » en France. Les sociologues ont étudié le rôle du renouvellement des générations surl’évolution des valeurs dans les pays occidentaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les thè-ses de Ronald Inglehart sur les valeurs post-matérialistes ont provoqué de nombreuses discussions. Enscience politique, enfin, une série de travaux en France et aux États-Unis ont interrogé la validité opé-ratoire du concept de génération politique et examiné les effets de l’âge et des générations sur les com-portements et attitudes politiques, en particulier les comportements électoraux. On soulignera les travauxd’Annick Percheron et de Vincent Drouin, qui ont mené des analyses par cohortes sur le rapport desFrançais à la politique, ainsi que ceux de Pierre Favre. Pour une synthèse des travaux sur l’analyse desphénomènes générationnels en politique, voir BRAUNGART R. et M, « Les générations politiques », inCRÊTE J. et FAVRE P., (dir.), Générations et politique, Paris, Economica, 1989, p. 7-51.

DOI: 10.3917/ripc.162.0221

RIPC_2009-02.book Page 221 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

222 Nicolas MONCEAU

groupe(s) concret(s) 2. En nous appuyant sur la grille d’analyse des phéno-mènes générationnels proposée par Mannheim, nous tâcherons ici de mesu-rer l’impact des variables politiques – et en particulier des coups d’Étatmilitaires – sur la formation des générations politiques en Turquie. À cettefin, nous exploiterons plus particulièrement les résultats obtenus à partir dela question portant sur « l’événement le plus marquant vécu durant lapériode de jeunesse », qui nous permettront de mesurer la place des événe-ments politiques, et en particulier des ruptures politiques majeures qu’ontreprésenté les interventions militaires en Turquie, dans le processus desocialisation politique et la cristallisation du sentiment d’appartenance àune même génération politique. En prenant la génération 68 comme exemple,dont les caractéristiques seront définies, nous analyserons ensuite l’impactdes coups d’État militaires sur sa trajectoire depuis les années 1960.

L’ensemble de la démarche permet, en effet, de tenter de répondre auxquestionnements suivants : Quel est le rôle des variables politiques dans laformation des générations politiques ? Comment peut-on mesurer l’impactdes événements politiques vécus durant la période de jeunesse dans le pro-cessus de socialisation politique et le sentiment d’appartenance à une mêmegénération politique ? Peut-on établir une hiérarchisation entre différentsévénements jugés marquants sur le plan politique, économique ou social ?Quel est le poids d’événements jugés fondateurs, comme les coups d’Étatmilitaires, dans la constitution et la trajectoire de générations politiques ?

Nous défendrons ici l’hypothèse que les coups d’État, vécus comme desévénements fondateurs, forment des « matrices » qui ont façonné des géné-rations politiques successives dont les systèmes de références, si elless’interfèrent, renvoient à des expériences spécifiques. Ils ont constituéautant de catalyseurs d’une nouvelle génération politique par la répressionexercée sur les membres d’un même groupe d’âge dont le traumatisme restevivace, par leur rôle dans la profonde recomposition sociale et politiquecontribuant à remettre les « compteurs à zéro » (selon l’expression turqueba tan sil) ainsi que par l’impulsion donnée à de nouvelles formes de mobili-sations politiques et sociales. Nous développerons plus précisément notre ana-lyse sur la génération 68 en Turquie et sa trajectoire depuis les années 1960.

L’apport des méthodes qualitatives et quantitatives à la compréhension du phénomène des générations politiques

Sur le plan méthodologique, notre démarche s’appuie sur les résultats d’uneenquête de terrain réalisée en Turquie, qui combine méthodes qualitatives

2. MANNHEIM K., Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990.

ş

RIPC_2009-02.book Page 222 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 223

et quantitatives, dans le cadre de notre travail de thèse. Cette recherche estla première enquête réalisée par un laboratoire européen en sciences socia-les sur la vie politique turque contemporaine dans le contexte des négocia-tions d’adhésion avec l’Union européenne. Au terme d’un travail de terrainde plusieurs années en Turquie, un questionnaire en langue turque, compre-nant 80 questions, a été adressé à plus de 1200 représentants des élitesturques 3. Ces derniers se distinguent, au sein de la société turque, par lamobilisation d’un capital culturel élevé, l’occupation de positions hiérarchi-ques élevées et la détention de postes à responsabilité, enfin la détention deressources et d’un pouvoir de décision ou d’influence dans les domainespolitique, économique et intellectuel. Cette enquête pionnière a été complé-tée par des entretiens réalisés avec plus d’une centaine d’élites dans lesdomaines politique, économique et social, culturel et intellectuel. Parmi cesdernières, figurent d’anciens ministres et députés, des hommes d’affaires etdes industriels, des universitaires et des intellectuels, ou encore des écrivainset des artistes. La démarche entreprise dans le cadre de cette recherche a viséplus généralement à étudier les trajectoires des élites turques, leur mobilisa-tion en faveur de la démocratisation et de l’intégration européenne de laTurquie, enfin leurs attitudes à l’égard de l’Europe et de la démocratie 4.

La Turquie, un terrain singulier pour l’étude des générations politiques

La Turquie se révèle un cas d’étude pertinent pour interroger la notion degénération politique et étudier les effets générationnels en politique. La spé-cificité de l’histoire politique turque se caractérise en effet depuis la SecondeGuerre mondiale par la succession de trois coups d’État militaires (en 1960,1971 et 1980), dont les effets ont entraîné une alternance de cycles d’ouver-ture et de fermeture du système politique.

Bref retour sur l’histoire politique de la Turquie : le rôle des coups d’État militaires

Le coup d’État militaire de 1960 marque un coup d’arrêt au processus démo-cratique de la Turquie, qui a été lancé en 1946 avec l’adoption du pluralismepolitique après un régime de parti unique de 23 années mis en place avec la

3. L’échantillon de notre étude est composé des membres d’une organisation non-gouvernementale – laFondation d’Histoire de Turquie – qui mobilise un groupe homogène d’élites selon les critères présentésci-dessus.4. Pour les résultats de cette recherche, voir MONCEAU N., Générations démocrates. Les élites tur-ques et le pouvoir, Paris, Éditions Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de Thèses », 2007, 615 p.

RIPC_2009-02.book Page 223 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

224 Nicolas MONCEAU

fondation de la République turque en 1923. Cependant, il entraîne para-doxalement une libéralisation politique et sociale sans précédent, qui seraqualifiée de « révolution » (devrim) dans le préambule de la nouvelle Cons-titution adoptée en 1961. Au sein de la population, les universitaires et lajeunesse étudiante soutiennent plus fortement la « révolution » du 27 mai1960. Au terme d’une décennie marquée par la polarisation et la radicalisa-tion politiques, l’intervention militaire de 1971 – alors appelé mémoran-dum – provoque une fermeture du système politique durant la périodetransitoire (1971-1973), dont témoignent la forte répression contre les mili-tants et sympathisants de gauche ainsi que la mise en place d’un gouverne-ment sous la tutelle des autorités militaires. Après le vote d’une amnistiepolitique et le retour du régime parlementaire, la montée de la violence poli-tique et l’instabilité politique croissante dans la seconde moitié des années1970 entraînent une nouvelle intervention militaire, celle du 12 septembre1980, qui provoque une fermeture totale du système politique. La mise enplace d’une administration militaire, qui assure la direction du pays jusqu’en1983, s’accompagne d’une forte répression politique et sociale. L’interdic-tion de l’ensemble des organisations politiques, syndicales et associativesentraîne une profonde recomposition politique et sociale qui se traduit parun renouvellement complet de l’offre partisane à droite comme à gauche.

On peut ainsi distinguer trois générations politiques successives en Tur-quie, chacune ayant été socialisée par un événement fondateur différent : lagénération politique de 1968, elle-même très proche de la génération politi-que de 1960, qui a été marquée par le coup d’État militaire de 1960 ; la géné-ration politique de 1978, qui est issue de l’intervention militaire de 1971 ; lagénération politique des années 1980, qui est souvent définie comme « dépo-litisée » en étant le produit du coup d’État militaire de 1980. La dimensionpolitique de ces générations successives apparaît à travers la constitutiond’organisations non-gouvernementales « générationnelles », sous la formede fondations de droit privé, dont le rôle est de perpétuer la « mémoire » desévénements fondateurs et d’entretenir la cohésion des membres respectifs 5.

5. En Turquie, les représentants de ces générations politiques sont mobilisés dans des fondations àcaractère générationnel : la Fondation des soixante-huitards (68’liler vakf ) et celle des soixante-dix hui-tards (78’liler vakf ). Ces fondations, animées par des militants de gauche, contribuent à entretenir la« conscience générationnelle » de leurs membres. La Fondation des soixante-huitards mobilise les anciensmilitants de gauche qui ont adhéré au mouvement de 1968, et qui ont fait l’expérience de la répressiondu coup d’État de 1971. La « génération 78 » fait davantage référence à la jeunesse politisée à gauchedes années 1970. Le coup d’État militaire de 1980, par la rupture brutale qu’il impose au mouvementrévolutionnaire et la répression qui s’ensuivit, est vécu comme un événement marquant, sinon trauma-tisant, pour les membres de cette génération. La mobilisation de la Fondation 78’liler comporte unedimension à la fois politique et générationnelle dans la mesure où elle vise, outre la réactivation etl’entretien des liens entre les ex-activistes révolutionnaires des années 1970, à obtenir la révision de lalégislation héritée de cette période, qui est jugée restrictive, en vue d’obtenir la restitution des droits civi-ques pour les membres de cette génération.

ı ı

RIPC_2009-02.book Page 224 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 225

Le rôle de l’événement fondateur dans la formation des générations politiques : les coups d’État militaires en Turquie

Le rôle de l’événement fondateur dans la cristallisation d’une nouvelle géné-ration politique a été étudié par de nombreux travaux 6. Pour mieux mesurerla place et le rôle de l’« événement fondateur » dans la formation des géné-rations politiques successives en Turquie, nous avons entrepris de mesurerempiriquement le type d’événements marquants vécus durant la période dela jeunesse. Ces derniers pourraient être considérés comme un « événementfondateur » susceptible de catalyser la formation d’une nouvelle générationpolitique. À cette fin, le questionnaire de notre enquête comportait une ques-tion ouverte formulée de la façon suivante : « Dans votre jeunesse, quel estl’événement (politique, économique, social ou culturel) qui vous a person-nellement le plus marqué ? ». Durant la phase de traitement et d’exploitationdes données de notre enquête, nous avons distingué cinq grandes catégoriesd’événements au terme de l’opération de recodage de l’ensemble des répon-ses obtenues (soit 411 réponses) : 1- les événements politiques ; 2- les évé-nements économiques et sociaux ; 3- les événements culturels ; 4- lesévénements internationaux ; 5- autres événements. Les résultats obtenusavec notre échantillon, qui sont présentés ci-dessous dans la Figure n°1,montrent l’importance accordée aux événements politiques vécus durant lapériode de jeunesse par rapport à d’autres catégories d’événements.

Figure n° 1 : Les catégories d’événements les plus marquants vécus durant la période de jeunesse (n = 411 ; en % ; réponses multiples)

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

6. Voir notamment les contributions du dossier « Dimensions de la socialisation », publié dans laRevue française de science politique, n° 2-3, avril-juin 2002.

72%

11% 10%

5%2%

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

Événementspolitiques

Événementséconomiques et

sociaux

Événementsinternationaux

Événementsculturels

Autres événements

RIPC_2009-02.book Page 225 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

226 Nicolas MONCEAU

En effet, près de trois quarts des réponses mentionnent un « événementpolitique » comme l’événement jugé le plus marquant vécu durant la jeu-nesse. Les autres types d’événements – économiques et sociaux, puis inter-nationaux, culturels et autres – ont exercé un impact beaucoup moins fortsur les personnes interrogées.

Si les événements politiques occupent une place de premier plan parmiceux vécus durant la période de jeunesse, on peut néanmoins s’interrogersur la nature des événements politiques susceptibles de cristalliser l’appar-tenance à une nouvelle génération politique par rapport aux précédentes.Lors du traitement et de l’exploitation des données de notre enquête, nousavons classé les réponses obtenues à la question ouverte dans la catégorie« Événements politiques » selon six grands types d’événements : 1- les coupsd’État militaires ; 2- les mouvements et organisations de jeunesse ; 3- lesélections et les partis politiques ; 4- le terrorisme et la violence sociale ; 5- lesidéologies politiques ; 6- les événements politiques divers. Les résultats,qui sont présentés ci-dessous dans la Figure n°2, mettent en évidence laplace prédominante des coups d’État militaires parmi les événements poli-tiques fondateurs vécus durant la jeunesse. En effet, plus de la moitié desréponses obtenues fait référence aux interventions militaires qui ont marquél’histoire de la Turquie contemporaine depuis la fin de la Seconde Guerremondiale.

Figure n°2 : Les types d’événements politiques jugés les plus marquants durant la période de la jeunesse (n = 297 ; en % ; réponses multiples)

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

52%

15%13%

10%7%

3%

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

Coups d’Étatmilitaires

Élections etpartis politiques

Mouvements etorganisations de

jeunesse

Terrorisme etviolence sociale

Événementspolitiques divers

Idéologiespolitiques

RIPC_2009-02.book Page 226 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 227

Après les coups d’État militaires, les élections et les partis politiquessont les événements politiques les plus souvent cités parmi ceux dontl’influence est jugée marquante durant la période de jeunesse. Leur distri-bution est la suivante : les élections législatives de 1965 et le parti ouvrierde Turquie (4,4 % des réponses) ; les élections législatives de 1961 et laConstitution de 1961 (3,4 %) ; les élections législatives de 1983 et la vic-toire du parti de la mère-patrie (3,4 %) ; le passage au multipartisme et lesélections législatives de 1950 (2 %) et les autres élections (dont les électionslégislatives de 2002) (1,8 %). Dans la suite du classement, figurent les mou-vements et organisations de jeunesse, le terrorisme et la violence socialeainsi que les idéologies politiques. Les mouvements de jeunesse (parmi les-quels est mentionnée « la lutte antifasciste et anticapitaliste de la jeunesserévolutionnaire ») sont identifiés principalement à la « génération 68 » (10 %des réponses). Les événements liés à la violence sociale se répartissent entrequatre catégories principales : « violence politique avant le coup d’État de1980 » (7 % des réponses), « guérilla du PKK », « terrorisme islamique » et« crimes non élucidés ». Quant aux idéologies politiques, elles se départagententre deux sous-catégories principales : « la pensée de gauche – le socia-lisme », qui est très majoritairement citée, et « la démocratie sociale » 7.Enfin, les « autres événements politiques » se répartissent entre une ving-taine d’événements différents 8.

Comme on le voit, les coups d’État militaires ont représenté un « événe-ment fondateur » pour la majorité des personnes interrogées dans le cadrede notre enquête. Cependant, il convient de vérifier plus en détail la hiérar-chie des interventions militaires dans l’imaginaire collectif. 6 % des répon-ses obtenues mentionnent les « coups d’État sur le plan général », sansdonner plus de précisions. Un examen plus approfondi montre que les troisinterventions militaires qui ont eu lieu en Turquie respectivement en 1960,1971 et 1980 ont exercé un impact sur les répondants alors âgés d’une ving-taine d’années. Le coup d’État militaire de 1960 est cité par 11 % des répon-ses classées dans la catégorie « événements politiques » ; le mémorandum

7. Les réponses suivantes ont été classées dans la catégorie « idéologies politiques » : « l’émergenced’une pensée de gauche après 1960 » ; « un environnement de production intellectuelle dans les années1960 » ; « la politique socialiste » ; « le socialisme » ; « la rencontre avec la pensée de gauche (revueYön et parti ouvrier de Turquie) » ; « Le fait d’avoir pu assumer des fonctions influentes à gauche dansles conceptions politiques de droite et de gauche durant les années 1970 » ; « Le mouvement ouvrier du1er mai » ; « La gauche radicale et la démocratie sociale » ; « Le mouvement démocrate » ; « La levéede l’embargo sur les pensées de gauche ».8. Parmi ces derniers, on mentionnera plus particulièrement les cinq suivants qui permettent de mieuxsaisir les orientations politiques des répondants : 1- « la grève générale de la Confédération des syndi-cats ouvriers révolutionnaires de 1980 » ; 2- « la purge des intellectuels au sein des universités sousl’effet de la loi n° 1402 » ; 3- « la mise en détention et la fuite de Naz m Hikmet [poète turc commu-niste] » ; 4- « la formation des gouvernements du Front Nationaliste [coalitions gouvernementales cons-tituées dans la seconde moitié des années 1970 avec la participation du parti du Salut national, detendance religieuse] » ; 5- « les exécutions politiques ».

ı

RIPC_2009-02.book Page 227 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

228 Nicolas MONCEAU

militaire de 1971 par 7 % des réponses classées dans la même catégorie ;enfin, le coup d’État militaire de 1980 est cité par 27 % des réponses clas-sées dans la même catégorie et 19 % de l’ensemble des réponses.

Les résultats obtenus à la question ouverte figurant dans notre enquêtepar questionnaire sur l’« événement le plus marquant vécu durant la jeu-nesse » montrent ainsi comment les coups d’État militaires en Turquie ontcontribué à la formation de générations politiques successives. Ce qui dis-tingue chacune de ces générations, outre l’événement fondateur, est le rapportsingulier qu’elles entretiennent avec la politique. Nous allons maintenantmettre l’accent plus particulièrement sur la partie de notre échantillon quiappartient à la génération 68 en Turquie, qui a été marquée par l’interven-tion militaire de 1960.

La dynamique des coups d’État militaires sur les trajectoires des générations politiques : l’exemple de la génération 68 en Turquie

Les caractéristiques de la génération 68 en Turquie : l’identification au coup d’État militaire de 1960 vécu comme un événement fondateur

De nombreux indicateurs figurant dans notre enquête permettent de mieuxidentifier les caractéristiques de cette génération politique. La plupart ap-partiennent aux classes d’âge des années 1940. Âgés d’une vingtaine d’an-nées dans la décennie 1960, ils sont étudiants dans les grandes écoles etuniversités du pays, dont l’école de sciences politiques Mülkiye (devenue laFaculté de sciences politiques de l’Université d’Ankara), l’Université tech-nique du Moyen Orient d’Ankara ou encore l’Université du Bosphore àIstanbul. Outre la mention du coup d’État militaire de 1960 comme un« événement fondateur », plus de 10 % des personnes interrogées considè-rent qu’« appartenir à la génération 68 » représente l’événement le plusmarquant vécu durant leur jeunesse. Selon les principaux résultats obtenuspar notre enquête, les membres de cette génération se distinguent des géné-rations politiques ultérieures, en particulier de la génération « dépolitisée »des années 1980, par leur degré élevé de politisation et leur activisme dansle domaine politique. En effet, ils nourrissent un intérêt fort pour la politi-que, manifesté notamment à travers la lecture fréquente de journaux politi-ques et l’échange de conversations politiques régulières avec leur entourageau cours de leur jeunesse. De plus, leurs trajectoires militantes depuis lesannées 1960 se caractérisent par un multi-positionnement dans des organi-sations de gauche, depuis l’animation de clubs d’étudiants et l’investisse-ment dans les mouvements de jeunesse jusqu’au militantisme actif dans lespartis politiques et organisations syndicales. À partir des années 1980, en-

RIPC_2009-02.book Page 228 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 229

fin, la répression du coup d’État militaire entraîne l’abandon du militantismeclassique et la reconversion dans les « organisations de la société civile »,principalement de défense des droits de l’homme.

On examine ici avec attention la nature de l’impact du coup militaire de1960, et dans quelle mesure ce dernier a représenté un « événement fonda-teur » pour les membres de la génération 68. Dans notre enquête, une séried’indicateurs a mesuré la perception générale des coups d’État militaires enTurquie, qui se sont déroulés en 1960, 1971, 1980. Nous avons égalementinclus dans cette liste les « décisions » du 28 février 1997, qui sont considé-rées par certains observateurs comme un « coup d’État post-moderne » enayant entraîné la démission de la coalition gouvernementale de tendanceislamique alors au pouvoir sous les pressions des autorités militaires, maissans intervention armée dans la rue comme les précédents coups d’État. Laquestion était ainsi formulée : « D’une façon générale, comment évaluez-vousles effets des interventions militaires en Turquie ? 1- l’intervention militairedu 27 mai 1960 ; 2- l’intervention militaire du 12 mars 1971 ; 3- l’interven-tion militaire du 12 septembre 1980 ; 4- les décisions du 28 février 1997 ».

Les résultats obtenus montrent qu’une majorité des répondants, même sices derniers apparaissent divisés, partagent une vision positive du coupd’État militaire de 1960. Comme le montre la Figure n°3, 54 % des person-nes ayant répondu à notre enquête considèrent favorablement l’interventionde 1960 tandis que 43 % la jugent moins positivement.

Figure n°3 : La perception générale du coup d’État militaire de 1960 (n = 280 ; en %)

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

14,2%

39,8%

24,2%

18,7%

0%

5%

10%

15%

20%

25%

30%

35%

40%

Très positif Assez positif Pas très positif Pas du tout positif

RIPC_2009-02.book Page 229 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

230 Nicolas MONCEAU

Ces résultats rendent nécessaire d’explorer de manière plus approfondiela question de l’influence du contexte sociopolitique, et en particulier durapport à l’événement fondateur entretenu par les membres de la génération68. Dans sa grille de lecture, Mannheim distingue de l’ensemble génération-nel une ou plusieurs « unités de génération » différentes, sinon opposées, enfonction de leur perception et de leur appréhension des mêmes événementsvécus. Si l’intervention militaire de 1960 et ses effets sur le système politi-que et la vie intellectuelle sont susceptibles de représenter des élémentscatalyseurs dans la cristallisation d’une nouvelle génération politique, onpeut alors s’interroger sur les facteurs d’identification des personnes inter-rogées à cet événement politique considéré comme fondateur. Quelle est laperception générale de l’intervention militaire de 1960 et de ses conséquen-ces ? En quoi le coup d’État militaire de 1960 constitue-t-il une référencedistinctive et déterminante dans les trajectoires des membres de la généra-tion 68 issus du même groupe de cohortes ? Quelle est la part de son héri-tage dont ils se réclament aujourd’hui ?

En s’appuyant sur la grille d’analyse élaborée par Mannheim, la con-frontation de deux perceptions antagonistes du coup d’État militaire de1960, en des proportions relativement équivalentes, semblerait accréditerl’idée de la formation de deux unités générationnelles qui ont vécu diffé-remment les mêmes événements politiques au sein du même ensemblegénérationnel. En d’autres termes, les membres de la génération 68 repré-sentent-ils deux tendances antagonistes de la jeunesse turque des années1960 dont le clivage repose sur un rapport différencié au coup d’Étatmilitaire ? La combinaison d’une série d’indicateurs figurant dans notreenquête nous inviterait plutôt à infirmer cette hypothèse. Tout d’abord,l’examen des perceptions des coups d’État militaires de 1971 et de 1980conduit à relativiser pour une large part l’hypothèse de la coexistence deplusieurs unités générationnelles. Selon les résultats présentés dans laFigure n°4, on constate en effet que le clivage entre opinions positives etnégatives demeure spécifique à la perception du coup d’État militaire de1960. Les interventions militaires de 1971 et de 1980 suscitent, au contraire,un très large consensus chez les personnes interrogées, qui les rejettent mas-sivement. Aussi l’absence de clivages dans les réponses exprimées permetici de s’interroger sur la pertinence de l’existence de plusieurs unitésgénérationnelles 9.

9. Nous laisserons ici de côté les résultats obtenus pour les « décisions » de 1997, qui montrent unedivision des personnes ayant répondu.

RIPC_2009-02.book Page 230 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 231

Figure n°4 : La perception générale des interventions militaires en Turquie (1960, 1971, 1980 et 1997) (en % ; sans les SR) 10

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

Ensuite, les indicateurs politiques mesurés dans notre enquête révèlentune forte cohésion des membres de la génération 68 sur le plan idéologique.Six membres sur dix déclarent avoir soutenu le changement révolutionnairede la société à l’âge de vingt ans, ce qui accréditerait plutôt l’idée d’uneappartenance majoritaire, sinon commune, à la tendance « révolutionnaire »de la jeunesse des années 1960. Enfin, les résultats présentés dans la Figuren°3 concernent l’ensemble de l’échantillon de notre enquête. La ventilationdes réponses exprimées en fonction de l’appartenance aux classes d’âgesmontre que les répondants ayant vécu durant leur jeunesse l’expérience ducoup d’État militaire de 1960 ou ses effets en Turquie durant les années1960 partagent plus fortement et plus fréquemment une perception positivede ce dernier que les autres répondants.

L’examen des significations associées aux interventions militaires enTurquie permet de préciser la perception du coup d’État militaire de 1960comme « événement fondateur » et le type d’identification à ce dernier parles membres de la génération 68. Comme le montrent les résultats présentésdans le Tableau n°1, près de la moitié des répondants associent l’interven-tion militaire de 1960 à des termes positifs, valorisants ou légitimants commela « démocratisation » et le « droit », et un tiers à la « révolution » (devrim),un terme véhiculant une connotation positive dans une acception kémaliste11.

10. Les effectifs des réponses aux quatre questions portant sur la perception générale des interventionsmilitaires en Turquie sont les suivantes : coup d’État de 1960 (n = 280) ; coup d’État de 1971 (n = 280) ;coup d’État de 1980 (n = 281) ; « décisions » de 1997 (n = 275).11. Par kémalisme, on entendra ici l’idéologie républicaine et laïque du fondateur de la République deTurquie, Kemal Atatürk, à la base du régime politique turc actuel.

54%

42,9%

2,4%

94,5%

6,9%

90,3%

38,1%

57,1%

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

Coup d’État de 1960 Coup d’État de 1971 Coup d’État de 1980 “Décisions” de 1997

Très ou assez positif Pas très ou pas du tout positif

RIPC_2009-02.book Page 231 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

232 Nicolas MONCEAU

Tableau n°1 : Les significations associées aux coups d’État militaires en Turquie (en % horizontaux)

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

Par ailleurs, des clivages significatifs peuvent être observés entre la percep-tion du coup d’État militaire de 1960 et celles des interventions militairesultérieures. Les significations associées à ces dernières apparaissent en effettrès largement négatives. Contrairement au coup d’État militaire de 1960,

Coup d’État du 27 mai

1960

Coup d’État du 12 mars

1971

Coup d’État du 12 septembre

1980

“Décisions” du 28 février

1997

Droit 45 1 2,4 3,1

Autorité 6,2 25,3 15,9 17

Révolution 28 2,1 4,8 /

Dépolitisation 1,4 17,6 49,8 5,2

Usage de la force 8,7 39,4 26,3 6,6

Laïcité 15,2 2,1 3,8 57,4

Influence/pression américaine

5,2 22,8 25,6 5,2

Libération 15,2 / 0,7 0,3

Répression 5,5 43,9 30,8 11,4

Kémalisme 24,6 3,8 5,5 38,1

Légalité 6,2 1,4 0,3 0,7

Démocratisation 42,2 1 1 2,4

Nationalisme 1,7 11,8 5,5 2,8

Revanche/vengeance 6,6 10,7 6,2 0,7

Retour à l’ordre 3,1 6,2 4,2 6,2

Développement économique

2,8 0,7 1,4 3,5

Légitimité 6,6 0,7 / 2,1

Arrêt du terrorisme 0,3 7,3 27 1

Justice 3,5 1,4 1 1

Défense de la République 15,2 2,1 3,1 37,7

Violence 1,4 22,8 23,9 2,1

Stabilité 2,4 2,8 4,8 3,5

slam / 1 8,7 31,8

Sécurité 1,4 4,2 7,3 4,2

İ

RIPC_2009-02.book Page 232 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 233

seuls 1 % des répondants les considèrent comme un facteur de démocrati-sation. Selon les résultats de notre enquête, les coups d’État militaires de1971 et de 1980 signifient avant tout la « répression », l’« usage de la force »,l’« autorité » et la « violence », ainsi que la « dépolitisation » pour l’inter-vention de 1980.

Les entretiens réalisés sur le terrain d’enquête, en Turquie, permettentd’étayer ces résultats en montrant comment les bouleversements politiques,sociaux et intellectuels vécus dans les années 1960 ont exercé une influencedéterminante sur le sentiment d’appartenance à la génération 68 des person-nes interrogées. Celui-ci s’est forgé par une communauté d’expérienceshistoriques vécues principalement dans les années 1960 lors de la fréquen-tation de l’université ou de l’entrée dans la vie active. La socialisation poli-tique des membres de la génération 68 apparaît en effet fortement marquéepar le coup d’État militaire de 1960, dont les effets sont perçus très positi-vement sur le système politique et sur la vie intellectuelle du pays. Les per-sonnes que nous interrogées dans les années 2003-2005 durant notreenquête étaient âgés de quatorze à vingt-sept ans en 1960. La moitié d’entreelles avaient plus de vingt ans et étaient engagées dans des études supérieu-res dans les grandes universités d’Istanbul et d’Ankara. Au cours de nosentretiens, la plupart ont souligné l’influence forte exercée par le coupd’État militaire de 1960 sur leur socialisation politique, sur leurs premièresexpériences militantes ou encore sur leur engagement partisan : « Le coupd’État du 27 mai 1960 fut apprécié de manière très positive dans ma famille,sans considérer à ce moment-là les aspects négatifs de l’intervention d’uneforce armée. Les années qui ont suivi le coup d’État ont représenté unepériode d’ouverture, au sens réel du terme. À l’exception peut-être de larévolution jeune-turque de 1908, le coup d’État militaire de 1960 fut trèsimportant. Il a assuré, d’un côté, le ‘rafraîchissement’ d’une gauche jusque-là illégale dans le pays et il a contribué, de l’autre, à l’émergence de toutessortes de vues libérales et démocratiques ainsi que d’organisations politiqueset syndicales » (homme, 56 ans, cadre associatif, entretien réalisé à Istanbulle 4 septembre 2002).

« J’ai commencé à m’intéresser [à la situation politique] au moment desévénements étudiants qui se déroulaient avant la révolution du 27 mai etaprès cette dernière. Je me souviens avoir ressenti une grande joie aprèsl’intervention militaire du 27 mai. […] Par la suite, j’ai suivi tous les déve-loppements concernant la révolution du 27 mai » (homme, 60 ans, cadreassociatif) 12.

12. KÖKTÜRK E., Haldun Özen'e arma an [Hommage à Haldun Özen], Ankara, Harita ve KadastroMühendisleri Odas Yay nlar , 2002, p. 26-27. Ancien expert dans la haute fonction publique et ensei-gnant à l’université, Haldun Özen devient un leader associatif dans les années 1980, en particulier ausein d’organisations de défense des droits de l’homme.

ğ ı ı ı

RIPC_2009-02.book Page 233 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

234 Nicolas MONCEAU

« J’ai remarqué que nous étions en dernière année d’université aumoment de l’intervention militaire du 27 mai 1960, que nous avions observéce mouvement avec sympathie, que nous fûmes diplômés la même année etque nous avons commencé à travailler comme ingénieurs » (homme, uni-versitaire, 64 ans) 13.

« Ce fut un coup d’État militaire ‘de gauche’ (sol görü lü bir darbe).C’est le seul exemple dans le monde » (homme, 65 ans, homme d’affaires,entretien réalisé à Istanbul le 24 juillet 2002).

« Le 27 mai, j’étais trop jeune mais je me souviens qu’on était pourl’armée. Tous les intellectuels étaient pour l’armée. Ma famille aussi soute-nait le processus du 27 mai. On est venu avec mon père, qui était enseignant,sur la place de Taksim à Istanbul pour soutenir l’armée. […] Les étudiantset les intellectuels se sont identifiés à l’‘esprit’ du 27 mai jusqu’en 1965environ. Ensuite, le marxisme a dérivé vers la radicalisation » (homme, 56ans, universitaire, entretien réalisé à Istanbul le 20 avril 2003).

Le rôle jugé déterminant des milieux universitaires – étudiants et profes-seurs – dans le déroulement des événements qui ont conduit à l’interventionmilitaire du 27 mai 1960 a marqué la mémoire et contribué à former une« conscience générationnelle » parmi les membres des cohortes dont ilssont issus. Pour certains de nos interlocuteurs, le soutien apporté à l’inter-vention militaire a mené à un engagement direct dans le processus de libé-ralisation politique et sociale qui s’ensuivit durant la première moitié desannées 1960. Le climat de libéralisation politique et d’effervescence intel-lectuelle qui se développe sous l’impulsion de la nouvelle Constitution sus-cite une adhésion profonde parmi les futurs membres de la génération 68.L’identification avec l’« esprit du 27 mai » (27 May s ruhu) se reflète dansle terme « révolution » (devrim) à forte connotation progressiste et kéma-liste, qui est employé pour qualifier l’héritage de l’intervention militaire surle plan institutionnel et politique, économique et social. L’impact de larévolution politique et sociale engendrée par le coup d’État de 1960 contri-bue ainsi à cristalliser une « conscience générationnelle », qui sera renforcéeultérieurement par les interventions militaires de 1971 et de 1980, lesquellessont perçues comme des contre-réactions aux acquis de la révolution de1960.

13. Ibid., p. 7.

ş

ı

RIPC_2009-02.book Page 234 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 235

La dynamique des coups d’État militaires sur les trajectoires des membres de la génération 68

Un impact positif du coup d’État militaire de 1960 sur les trajectoires

Si le coup d’État militaire de 1960 est jugé positivement par les membres denotre échantillon appartenant à la génération 68, auquel ils s’identifient for-tement, dans quelle mesure celui-ci a exercé une influence sur leurs trajec-toires ? Selon les résultats de notre enquête, l’influence du coup d’Étatmilitaire de 1960 sur les trajectoires militantes est jugée à la fois forte etpositive par les répondants dont la socialisation politique est intervenue aucours des années 1960. En isolant un sous-échantillon composé des indivi-dus âgés de 15 ans et plus en 1960, 64,8 % estiment que leurs trajectoiresmilitantes ont été influencées par l’intervention militaire de 1960 (n = 91).Par ailleurs, 73,4 % jugent très ou assez positive l’influence du coup d’Étatsur leurs trajectoires militantes (n = 79). De même, on observe un lien fortentre l’intensité et l’orientation de l’impact de l’intervention militaire de1960 sur les trajectoires militantes (V de Cramer : 0,350 ; seuil de signifi-cation du Chi2 : 0,000). Plus l’influence du coup d’État militaire de 1960sur les trajectoires militantes est jugée forte, plus celle-ci est jugée positivepar les répondants.

Un impact négatif des coups d’État militaires de 1971 et de 1980 sur les trajectoires : répression, ruptures et reconversions

Les interventions militaires de 1971 et de 1980 ont entraîné une répressionforte sur les membres de la génération 68, à la fois sur le plan politique etprofessionnel. Durant le régime transitoire (1971-1973) qui a suivi lemémorandum militaire de 1971, des centaines de sympathisants de gaucheont perdu leur emploi, en particulier à l’université, tandis que le partiouvrier de Turquie (Türkiye I çi Partisi), fondé en 1961 dans le sillage dela précédente intervention militaire, était interdit. Le coup d’État militairede 1980 provoque, de son côté, des ruptures biographiques plus profondesparmi les militants de gauche. L’expérience de la perte d’emploi et dudéclassement social, en particulier pour les fonctionnaires et les universitai-res après la loi n°1402 adoptée en 1983, s’accompagne d’une forte répressionpolitique contre le mouvement de gauche en Turquie. Les organisations degauche – partis, syndicats, associations – sont dissoutes tandis que leursleaders et militants sont arrêtés et condamnés à des peines d’emprisonne-ment. Beaucoup prennent la route de l’exil en Europe pour de longuesannées.

ş

RIPC_2009-02.book Page 235 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

236 Nicolas MONCEAU

Dans le cadre de notre enquête, nous avons tâché de mesurer commentla dynamique cyclique des coups d’État militaires a influé sur les trajectoi-res – professionnelles, militantes et personnelles – des personnes interro-gées. Les résultats obtenus montrent que plus de la moitié des membres de lagénération 68 ayant répondu à notre enquête jugent négativement l’impactdes coups d’État militaires de 1971 et de 1980 sur leurs trajectoires person-nelles, professionnelles et militantes.

Figure n° 5 : Les effets des coups d’État militaires de 1971 et de 1980 sur les trajectoires (influence négative ; en %)

Source : Enquête sur les élites turques réalisée par Nicolas Monceau, laboratoire CNRS PACTE(UMR 5194) – Institut d’Études Politiques de Grenoble (2004-2005).

Selon les résultats présentés dans la Figure n°5, les effets des coupsd’État militaires de 1971 et de 1980 ont été les plus forts sur les trajectoiresmilitantes des membres de la génération 68 ayant répondu à notre enquête,puis sur leurs trajectoires professionnelles, et enfin sur leurs trajectoires per-sonnelles. Si plus de la moitié des répondants ont subi une influence néga-tive des interventions militaires, le coup d’État de 1980 semble cependantavoir exercé l’influence la plus forte sur les trajectoires. Près de sept répon-dants sur dix estiment que leurs trajectoires professionnelles et militantesont été marquées négativement par l’intervention militaire de 1980.

Les effets du coup d’État militaire de 1971 sont jugés à la fois très fortset très négatifs sur les trajectoires militantes des membres de la génération68. En isolant un sous-groupe composé des individus âgés de 15 ans et plusen 1971 (n = 173), dont la grande majorité est déjà engagée dans une car-rière militante ou connaît sa socialisation politique durant les années 1970,on peut mesurer des liens forts avec l’indicateur d’intensité des effets del’intervention militaire de 1971 (V de Cramer : 0,273 ; seuil de significationdu Chi2 : 0,000). Parmi les membres de ce sous-groupe, 62,1 % estiment

75,5%

61,5%

69%

57%

63%

48%

0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80%

Trajectoire militante

Trajectoire professionnelle

Trajectoire personnelle

Coup d’État de 1980 Coup d’État de 1971

RIPC_2009-02.book Page 236 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 237

que leurs trajectoires militantes ont été influencées par l’intervention mili-taire de 1971, dont 36,8 % « beaucoup influencées » (n = 174). Par ailleurs,89,2 % des répondants âgés de 15 et plus en 1971 juge négativement leseffets du coup d’État militaire de 1971 sur leurs trajectoires militantes, dont40,1 % « très négativement » (n = 157).

De la même façon, la perception des effets de l’intervention militaire de1980 sur les trajectoires militantes des membres de la génération 68 estjugée à la fois très forte et très négative. 68,2 % des répondants estiment quecelle-ci a influencé leurs trajectoires militantes, dont 42,6 % « beaucoupinfluencé » (n = 266). De même, trois quarts des répondants jugent que lecoup d’État militaire de 1980 a exercé une influence négative sur leurs tra-jectoires militantes, dont 47,8 % « très négative » (n = 238). Ces résultatspeuvent être considérés comme un indicateur significatif de l’importance dela répression mise en œuvre sous le régime militaire de 1980 à 1983.

La répression exercée par les coups d’État militaires de 1971 et de 1980,en particulier dans les milieux politiques de gauche, contraint de nombreuxreprésentants de la génération 68 à la reconversion militante et profession-nelle, pour l’essentiel dans le domaine associatif qui est dès lors promucomme l’espace de la « société civile » et dans le secteur privé. Parmi lesitinéraires de reconversion empruntés par ces derniers dans les années1970 et 1980, nous présenterons ici trois exemples significatifs d’universi-taires turcs :

Taner Timur : victime de la répression exercée dans les universités aprèsle mémorandum militaire du 12 mars 1971, il s’installe à Paris de 1974 à1977 : « j’ai établi mon quartier général à la Bibliothèque Nationale de Parisdurant ces années. En travaillant là-bas chaque jour, je me suis efforcé deconceptualiser le mode de production de la société ottomane de la périodeclassique. Ce travail a constitué ma thèse de professorat et j’ai obtenu le titrede professeur un mois avant le coup d’État militaire du 12 septembre 1980 ».Lors de l’intervention militaire de 1980, il se trouve à Paris où son épouseest en poste à l’UNESCO. Les déclarations du chef de la junte militaire,Kenan Evren, sur la reprise en main des universités turques le convainquentde démissionner de son poste à l’université. De 1980 à 1992, il reprend sesrecherches quotidiennes à la Bibliothèque Nationale de Paris, et rédige plu-sieurs ouvrages dont L’Identité ottomane. Il réintègre son ancienne facultéen Turquie en 1992, dès que le cadre juridique l’autorise.

Halil Berktay : il se définit comme « marxiste ». Après le coup d’État de1980, il se reconvertit dans le journalisme en collaborant avec de nouveauxmagazines d’information dont 2000’e Do ru (« Vers les années 2000 »). En1992, il réintègre l’université en Turquie. Il occupe actuellement un postede professeur d’histoire à l’Université privée Sabanc à Istanbul.

ğ

ı

RIPC_2009-02.book Page 237 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

238 Nicolas MONCEAU

Mete Tunçay : arrêté après l’intervention militaire de 1971, il est jugépour « propagande marxiste » en raison de la traduction d’un ouvrage. Pro-fesseur à l’Université d’Ankara, il doit abandonner son poste en 1983 sousl’effet de la loi n°1402. Durant les années 1980 et 1990, il se reconvertitdans le secteur de l’édition en dirigeant la publication de revues de vulgari-sation historique : la revue Tarih ve Toplum (Histoire et Société) de 1984 à1993, qui est éditée par la maison d’édition Ileti im dirigée par d’anciensmilitants de gauche, et la revue Toplumsal Tarih (Histoire sociale) de 1994à 1996, qui est éditée par la Fondation d’Histoire. En parallèle, il poursuitson activité d’enseignant avec un statut précaire dans plusieurs universitésà l’étranger. En 1986-1987, il enseigne l’anglais à la Freie Universitaet deBerlin. Réintégré dans la fonction publique en 1990 sur décision de la Courde cassation, il reprend sa carrière à l’Université Marmara, qu’il avait inter-rompue près de dix années auparavant. En 1995, il prend sa retraite de lafonction publique, tout en poursuivant sa carrière dans le secteur privé enrejoignant l’Université Bilgi d’Istanbul, dont il préside le départementd’histoire puis devient doyen de la Faculté de lettres.

Conclusion

Les résultats obtenus par notre étude montrent la formation de générationspolitiques successives en Turquie, sous l’effet des coups d’État militaires,qui ont eu lieu en 1960, 1971 et 1980. En entraînant une profonde recom-position politique et sociale, ceux-ci ont joué un rôle déterminant dansl’histoire politique du pays et dans les biographies collectives. L’une desconclusions soulevées par ce travail est que les membres de la génération68 ont tenté de faire l’histoire, mais c’est finalement l’histoire qui les a fai-tes. L’analyse générationnelle du système politique turc montre, en effet, àquel point les membres de la génération 68 ont été influencés par le contextepolitique. La reconstitution des trajectoires éducatives, professionnelles etpolitiques depuis les années 1960, tout en mettant en valeur le rôle détermi-nant des coups d’État militaires, permet de mieux saisir les origines intel-lectuelles et idéologiques des ex-soixante-huitards, qui sont devenus desdémocrates pro-européens dans la Turquie d’aujourd’hui. La démarcheadoptée indique ainsi qu’une partie d’entre eux esr issu d’une constellationd’organisations de gauche radicale – partis politiques, syndicats et associa-tions – dans les années 1960 et 1970, qui adhéraient à une idéologie révolu-tionnaire et étaient opposées au rapprochement entre la Turquie et la CEE,mis en œuvre avec la signature des accords d’association en 1963. La grillegénérationnelle, à travers la prise en compte de l’impact des coups d’Étatmilitaires, apporte ainsi des clés d’interprétation pour mieux comprendre laconversion d’une génération politique aux valeurs démocratiques et euro-péennes.

ş

RIPC_2009-02.book Page 238 Monday, May 11, 2009 7:20 PM

Le rôle des coups d’État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques 239

L’analyse des générations politiques en Turquie permet aussi de mieuxcomprendre les grandes mutations politiques, économiques et sociales tra-versées par la Turquie depuis les années 1960, et plus particulièrementaprès le coup d’État militaire de 1980. Cette démarche contribue à éclairer,sous un autre angle, le débat sur la « société civile » qui s’est beaucoupdéveloppé en Turquie dans les vingt dernières années, en montrant commentles « organisations de la société civile » représentent après l’interventionmilitaire de 1980 une autre dimension de l’engagement politique des mem-bres de la génération 68, une nouvelle séquence de leur carrière militante.L’investissement dans les ONG, en particulier de défense des droits del’homme, marque le passage à un militantisme moral, alors que ces dernierss’engageaient jadis dans les partis politiques et les syndicats. L’analyse del’impact des coups d’État militaires conduit ainsi à mieux comprendrel’émergence de nouvelles formes de mobilisation et d’engagement dans laTurquie, à partir des années 1980, mais aussi la recomposition de la vie uni-versitaire et intellectuelle sous l’effet des reconversions professionnellesdes membres de la génération 68.

RIPC_2009-02.book Page 239 Monday, May 11, 2009 7:20 PM