le néolibéralisme, un essai de définition

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Collection Politiques et Identités Espaces Humains et Interactions Culturelles EHIC LIBÉRALISME(S) ? Sous la direction de Raphaële ESPIET-KILTY

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LIBÉRALISME(S) ?Successivement “vieux”, classique, néo-classique, nouveau, social puis néo, tantôt politique, tantôt économique, le libéralisme ne manque pas de qualifi catifs et de visages. Si cette diversité l’enrichit, elle le rend également particulièrement diffi cile à cerner. Il est même problématique d’appréhender le libéralisme comme une idéo-logie en tant qu’ensemble cohérent d’idées tant il est vrai que l’idéologie libérale se morcelle en courants parfois antagonistes dès qu’on tente de la défi nir, une diversité inscrite dans le pluriel du titre de cet ouvrage : Libéralisme(s). Cette multiplicité de courants est certainement une des conséquences de la “quasi”-hégémonie, du moins en Grande-Bretagne, d’une idéologie vieille de plus de trois cents ans. Le libéralisme est apparu en Angleterre au XVIIe siècle sous la plume de John Locke, entre autres. La théorie s’est développée durant le XVIIIe siècle puis consolidée sous l’infl uence de l’Écossais Adam Smith (1723-90) en 1776. Il domine la pensée po-litique et économique britannique depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, bien que sous des formes très différentes : classique, “néo-classique”, nouveau et, fi nalement, néolibéralisme. L’objet de cet ouvrage est de tenter de re-placer le néolibéralisme dans son contexte historique à travers une étude diachroni-que et synchronique du libéralisme et du néolibéralisme afi n de comprendre ce qui lie ce dernier à la famille libérale et ce qui l’en sépare.

LIBERALISM(S)?Successively “old”, classical, neo-classical, new, social then neo-, either

political or economic, liberalism has many faces and facets, a diversity that enriches it but also makes the task of defi ning it a diffi cult one. To conceive of liberalism as an ideology, defi ned as a coherent set of ideas, is quite problematic inasmuch as the ideology of liberalism, when defi ned, breaks into a multiplicity of currents, some of them antagonistic to each other. The plural of the title of this book accounts for this diversity. This multiplicity of currents is certainly one of the consequences of the “quasi” hegemony, at least in Great Britain, of an ideology that is more than three hundred years old. Liberalism appeared in England in the 17th century under John Locke’s pen, amongst others. The theory was further developed during the 18th century, to be consolidated by a Scotsman, Adam Smith (1723-90), in 1776. It has dominated political and economic thinking since the second half of the 19th century, albeit in different forms: classical, “neo-classical”, new and, fi nally, neo-. The purpose of this book is to try and position neo-liberalism in its historical background by carrying out a diachronic and synchronic study of liberalism and of neo-liberalism in order to asses what links neo-liberalism with, and what separates it from the liberal family.

8 € ISBN978-2-84516-470-3

Collection Politiques et IdentitésEspaces Humains et Interactions Culturelles

EHIC

LIBÉRALISME(S) ?

Sous la direction deRaphaële ESPIET-KILTY

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) ?

Sous la direction de Raphaële ESPIET-KILTY

LIBÉRALISME(S) ?

E.H.I.C.

Espaces Humains et Interactions Culturelles 2010

Collection POLITIQUES ET IDENTITÉS

©

Maison des Sciences de l’Homme 4 rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1

Tel. 04 73 34 68 09 – Fax 04 73 34 68 12 [email protected]

www.pubp.fr

Commercialisation sur le Comptoir des presses d’universités : www.lcdpu.fr

Collection “Politiques et Identités”, publiée par l’équipe EHIC, Clermont-Ferrand – Limoges

ISBN 978-2-84516-470-3 ISSN : 1764-431X

Dépôt légal : troisième trimestre 2010

Sommaire

Résumés - abstracts.......................................................................... 9

Raphaële ESPIET-KILTY

Introduction...............................................................................................Lire le résumé

15

Maurice CHRÉTIEN

Le Nouveau Libéralisme .................................................................Lire le résumé

35

Arnaud PAGE

Libéralisme et sciences sociales au tournant du XXe siècle

en Angleterre : le cas de la London School of Economics ...............Lire le résumé

45

Marlyse POUCHOL

Arguments de soutien au libéralisme : une comparaison entre Smith et Hayek ...........................................

Lire le résumé

61

Gilles CHRISTOPH

Le néolibéralisme : un essai de définition .......................................Lire le résumé

79

Richard DAVIS

The Campaign for a Liberal Europe: Harold Wilson to Tony Blair......Lire le résumé

121

Résumés - Abstracts 13

Gilles CHRISTOPH

Doctorant, Gilles Christoph est professeur agrégé d’anglais à l’UFR de Géo-graphie et aménagement de l’université des Sciences et Technologies de Lille (Lille 1). Ses travaux de recherche portent sur l’influence des idées néolibérales en Grande-Bretagne au cours du XX

e siècle. Il a notamment publié « Le néolibéralisme et l’opinion britannique : un héritage en demi-teinte ? » (La Clé des Langues, avril 2010).

Le néolibéralisme : un essai de définition (p. 79-120)

Résumé : Dans cet article, le néolibéralisme est envisagé dans sa dimension économique, sociale, politique et intellectuelle. D’abord, nous postulons que ces dimensions sont constitutives du système capitaliste et que leurs inter-actions déterminent la forme qu’il prend selon les époques. Cela nous autorise à parler d’une configuration néolibérale du capitalisme depuis la fin des années 1970 dans les pays occidentaux. Ensuite, nous replaçons ces quatre dimensions dans une perspective de longue durée historique, ce qui nous permet de poser la question de la nouveauté du néolibéralisme. Nous avançons que, dans chacune de ces dimensions, le néolibéralisme est un changement d’échelle de tendances précédemment à l’œuvre et qui viennent désormais occuper une place centrale dans le système capitaliste.

Mots clés : néolibéralisme, capitalisme, Hayek, complexité, changement d’échelle.

Neo-liberalism: An Attempt at definition (p. 79-120)

Abstract : In this article, neoliberalism is considered as an economic, social, political and intellectual phenomenon. First, we argue that these four dimensions are integral to the capitalist system and that their interactions determine the varying guises assumed by the system through time. We are thus led to talk about a neoliberal configuration of capitalism since the late 1970s, especially in the Western world. Second, we set these four dimensions in a long-term historical perspective so as to raise anew the question of the novelty of neoliberalism. We claim that, for each of those dimensions, neoliberalism constitutes a change in scale of preexisting tendencies which now occupy center stage in the capitalist system.

Keywords : neoliberalism, capitalism, Hayek, complexity, change of scale.

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Le néolibéralisme : un essai de définition

Gilles CHRISTOPH

Introduction La définition du néolibéralisme est aussi problématique que

les usages du terme lui-même. Dans un article paru en 2007, Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de l’ouvrage de réfé-rence sur le sujet (2009), soulignent “le brouillard sémantique et la confusion conceptuelle qui entourent la question du libéra-lisme et du néolibéralisme” (2007 : 108)1. Sans souscrire au reproche de confusion conceptuelle, on peut néanmoins consta-ter la diversité des réalités que désigne le terme “néolibéra-lisme”. En se limitant à un échantillon représentatif des spécia-listes de ce phénomène, on trouve les définitions suivantes : selon Gérard Duménil et Dominique Lévy (2000), il s’agit d’une nouvelle phase du capitalisme, pour David Harvey (2005), d’un régime politico-économique, d’après Keith Dixon (2008), d’un projet de transformation économique et sociale, selon Dieter Plehwe et Philip Mirowski (2009), d’un intellectuel collectif, pour François Denord (2007), d’une idéologie poli-tique, tandis que Pierre Dardot et Christian Laval (2009), sui-

1 Voir également Jamie Peck (2004 : 393) : “the term itself tends to be defined

implicitly and commonsensically” et Éric Mulot (2002 : 2) : “Le terme ‘néolibéralisme’ est aujourd’hui très utilisé. Pourtant, aucun consensus n’existe ni sur sa définition ni sur ses origines théoriques.”

Gilles CHRISTOPH 80

vant Michel Foucault (2004), interprètent le néolibéralisme non comme une idéologie mais comme une rationalité (au sens de système de normes régissant les pratiques gouvernementales et les conduites individuelles). D’après Gilles Dostaler, enfin, “il s’agit tout à la fois d’une idéologie, d’une vision du monde, d’un ensemble de politiques et d’une collection de théories qui ne sont pas nécessairement cohérentes les unes avec les autres” (2001 : 107). Que les réalités appréhendées comme néolibérales fassent souvent l’objet de caractérisations alternatives porte à accréditer le reproche de brouillard sémantique. Pour ne prendre que l’exemple des chercheurs britanniques, l’économiste Andrew Glyn (2006) parle de “capitalisme débridé”, les politologues Andrew Gamble (1994) et Nick Bosanquet (1983) de “nouvelle droite”, Michael Freeden (1996) et Ewen Green (2004), respectivement historiens des idées libérales et conser-vatrices, de “libertarianisme”, alors que Richard Cockett (1994), l’historien des réseaux néolibéraux, préfère l’expression “libéra-lisme économique”.

Dans la mesure où un même terme désigne des réalités différentes et des termes différents les mêmes réalités, on peut se poser la question de la légitimité du terme et, plus largement, de la “néolibéralité” des phénomènes auxquels il renvoie. Le mot “néolibéralisme” est-il pertinent ? Si oui, est-il judicieux d’employer le même terme pour couvrir un spectre allant du matériel à l’idéel ? Ou bien faut-il abandonner le mot “néolibé-ralisme” à la description des seuls faits socioéconomiques ? Ou politiques ? Ou intellectuels ? Enfin, comment déterminer qu’un phénomène est authentiquement néolibéral ? Existe-t-il un cri-tère de “néolibéralité” ? Nous essaierons de répondre à certaines de ces interrogations dans la première partie de l’article, où nous appréhendons le néolibéralisme comme un système com-plexe.

L’autre question que pose le terme “néolibéralisme” est celle du sens qu’il faut accorder au préfixe “néo” – “nouveau”, en grec. Contestée par les uns, la nouveauté du néolibéralisme est affirmée par les autres. Le philosophe libéral Alain Laurent souligne ainsi “le caractère fallacieux du ‘néo’” (2006 : 177) et maintient que “ce qu’on nomme à tort ‘néo’-libéralisme […]

Le néolibéralisme : un essai de définition 81

n’est que le libéralisme classique revenu à lui-même” (ibid. : 155)2. Du côté des critiques du néolibéralisme, Gilles Dostaler estime que les idées et les politiques néolibérales “s’inscrivent dans une vision qui rompt avec le keynésianisme et renouent, dans un contexte politique différent, avec le libéralisme clas-sique que Keynes avait combattu” (2009 : 498)3. Michel Fou-cault, pour sa part, récuse cette interprétation continuiste du néolibéralisme : dans son cours au Collège de France sur la gouvernementalité néolibérale, il affirme que “le néolibéralisme actuel, ce n’est pas du tout, comme on le dit trop souvent, la résurgence, la récurrence de vieilles formes d’économie libé-rale, formulées au XVIII

e et au XIXe siècle, et que le capitalisme

actuellement réactiverait” (2004 : 120). Reprenant à leur compte l’analyse de Foucault, Pierre Dardot et Christian Laval insistent sur le fait que leur démarche ne cherche pas “à rétablir une simple continuité entre libéralisme et néolibéralisme, com-me il est d’usage, mais [à] souligner ce qui fait proprement la nouveauté du ‘néo’-libéralisme” (2009 : 16).

Le néolibéralisme est-il véritablement neuf ? Représente-t-il une rupture radicale avec les théories et les pratiques libérales des XVIII

e et XIXe siècles ou le simple retour du même ? Dans la

seconde partie de l’article, nous tenterons de repenser l’alterna-tive résurgence ou nouveauté sur d’autres bases, en envisageant le néolibéralisme comme un changement d’échelle de tendances préexistantes. Mais avant toute chose, il nous faut préciser que cette étude ne prétend pas épuiser la complexité du phénomène néolibéral : le néolibéralisme est une réalité évolutive que l’on ne peut figer dans une essence. Nous précisons également que notre analyse prend comme point de référence la Grande-Bretagne, ce qui ne nous empêchera pas d’en déborder occa-

2 Il ajoute (2006 : 158) : “les principaux topos (privatisation, déréglementa-

tion, globalisation) de ce néo-libéralisme réputé être sans précédent et ‘ultra’-libéral ne traduisent pas autre chose que les principes les plus connus du libéralisme historique, soit respectivement le droit de propriété privée, la régu-lation par la libre concurrence, et le libre-échange.” 3 Ailleurs, il écrit (2001 : 107) : “Le néolibéralisme se présente donc comme

la réhabilitation du laisser-faire. On trouve ses filiations dans les tendances les plus radicales du libéralisme économique du XIX

e siècle.”

Gilles CHRISTOPH 82

sionnellement le cadre géographique pour évoquer des dyna-miques globales.

Un système complexe La trajectoire empruntée par les pays occidentaux, et le reste

du monde, depuis le début des années 1970 réclame une appel-lation particulière. Nous soulignons à cet effet la pertinence du mot “néolibéralisme”, lorsqu’il est compris comme un terme multidimensionnel désignant une réalité protéiforme, à la fois économique et sociale, politique et juridique, culturelle et intellectuelle, et suggérons que son emploi systématique pour mettre en relation les dimensions multiples qui le composent serait un facteur d’intelligibilité. L’idée que nous défendons dans cette première partie est que la multidimensionnalité du néolibéralisme autorise à l’envisager comme un système com-plexe. Un système complexe se définit comme un ensemble d’éléments unis par des relations d’interaction et d’interdépen-dance, desquelles émerge une structure cohérente, ordonnée. Autrement dit, selon le philosophe Edgar Morin, “on peut concevoir le système comme unité globale organisée d’inter-relations entre éléments, actions, ou individus” (1977 : 102)4. Nous proposons ici un modèle systémique et généalogique du néolibéralisme, en commençant par identifier les composantes principales du système avant d’en rechercher les origines historiques.

Le premier postulat sur lequel repose notre modèle est le lien d’identité – au sens de mêmeté – entre capitalisme et néolibéra-lisme. Pour le dire avec l’économiste Samir Amin, le néolibéra-lisme est “la réalité du capitalisme contemporain” (2006 : 18).

4 On peut également citer Jean-Pierre Pourtois et Huguette Desmet (2007 :

109) : “le paradigme systémique qui apparaît de plus en plus dans la littérature scientifique invite à l’étude de l’ensemble des dimensions de l’objet d’étude. Il aborde la réalité de manière plus globale. […] la diversité des composantes est prise en considération ainsi que leurs interactions. En d’autres termes, l’approche systémique […] envisage la dynamique globale du système.”

Le néolibéralisme : un essai de définition 83

On est alors fondé à construire un modèle appliquant au néolibéralisme les catégories d’entendement du capitalisme. Il s’agit de mettre en relation quatre dimensions du capitalisme, indissociables selon nous, bien que souvent étudiées isolément : la dynamique, la culture, la gestion et la pensée du capitalisme : 1. La dynamique5 socioéconomique du capitalisme se carac-

térise par la fréquence, l’intensité et la durée des crises, le rythme d’accumulation du capital, le mode de réalisation du profit, le degré d’intégration du commerce mondial, la répartition de la population active par secteur d’activité, l’ampleur des inégalités.

2. La culture du capitalisme consiste en un système de dis-positions à l’égard du travail et des loisirs, de l’argent et du profit, des richesses et des inégalités, incorporées sous forme d’habitus6. L’habitus capitaliste est l’une des ma-trices du rapport à soi, aux autres, aux choses et au temps.

3. La gestion du capitalisme renvoie au rôle qu’assume l’État dans l’économie par la mise en œuvre de politiques macroéconomiques (monnaie, budget, fiscalité) et micro-économiques (ouverture ou fermeture des frontières com-merciales, règlementation ou dérèglementation des mar-chés, nationalisation ou privatisation des secteurs straté-giques). Plus généralement, les politiques micro-économiques consistent à définir le cadre juridique du marché, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions, relatives au droit de la propriété et des contrats, de l’entreprise et du travail, qui régissent l’activité économique.

4. La pensée du capitalisme désigne les théories scienti-fiques et les systèmes philosophiques qui fonctionnent à la fois comme régimes de justification et comme agents

5 Le terme “dynamique” renvoie à la fois aux transformations du capitalisme

et aux transformations engendrées par le capitalisme, conçu comme une réa-lité évolutive en constante mutation : “le capitalisme est dynamique. C’est une dynamique à l’œuvre d’une manière incessante et toujours renouvelée et dont l’apparition et le développement marquent une rupture dans l’histoire des sociétés humaines.” (Béaud, 2000 : 403) 6 L’habitus, système de dispositions incorporées au cours du processus de

socialisation, est le produit de l’ensemble des expériences vécues et des condi-tionnements subis par l’individu. Voir Bourdieu (1996).

Gilles CHRISTOPH 84

de transformation du capitalisme. Les idées scientifiques et philosophiques justifient le capitalisme lorsqu’elles sont utilisées à des fins de légitimation de l’ordre établi. Elles contribuent en revanche à transformer le capita-lisme lorsqu’elles subvertissent l’ordre établi en le con-frontant à un ordre idéal et en mobilisant des groupes sociaux autour d’un projet de réalisation de cet idéal7.

Dans le néolibéralisme, ces quatre dimensions du capita-lisme font système. Cela signifie que les évolutions écono-miques, sociales, culturelles, juridiques, politiques et intellec-tuelles que connaissent les pays capitalistes depuis le dernier tiers du XX

e siècle interagissent les unes avec les autres selon une logique systémique – elles tendent à produire un ordre global cohérent. Incidemment, l’approche systémique permet d’aborder sous un nouvel angle les questions terminologiques évoquées en introduction. Nous qualifions de néolibéral l’ordre qui émerge des interactions entre la dynamique, la culture, la gestion et la pensée du capitalisme, même si tous les phéno-mènes constitutifs de ces quatre dimensions ne sont pas néolibé-raux à l’origine. Par exemple, l’individualisme hédoniste engen-dré par la société de consommation à partir des années 1950 et l’individualisme libertaire hérité de la contre-culture des années 1960 participent de la dynamique néolibérale, bien qu’histori-quement ils précèdent l’avènement du néolibéralisme. Le critère de “néolibéralité” est donc celui des interdépendances systémi-ques et non celui des origines historiques.

Le second postulat sur lequel repose notre modèle est que l’on ne peut comprendre le néolibéralisme comme forme con-temporaine du capitalisme sans l’inscrire dans l’histoire longue du système capitaliste. En effet, seule une perspective de longue durée permet d’identifier les continuités et les ruptures, les mu-tations et les résurgences qui caractérisent le néolibéralisme au regard des évolutions antérieures du capitalisme. L’enjeu est ainsi de reconstituer, pour chaque dimension du capitalisme, les étapes successives qui aboutissent au néolibéralisme.

7 Notre distinction entre régime de justification et agent de transformation

correspond à celle qu’établit le philosophe Paul Ricœur (2005) entre idéologie et utopie.

Le néolibéralisme : un essai de définition 85

Appréhendé sous l’angle de la dynamique du capitalisme, et en prenant comme critère le mode de réalisation du profit, le néolibéralisme se caractérise par la financiarisation de l’écono-mie. Le capitalisme financier succède au capitalisme marchand et au capitalisme industriel. Le capitalisme marchand des XVI

e, XVII

e et XVIIIe siècles est fondé sur le profit dégagé de la mise

en relation, par l’intermédiaire de négociants, d’une offre et d’une demande éloignées géographiquement. C’est le cas, par exemple, du commerce au long cours avec les Indes que pra-tique la Compagnie anglaise des Indes orientales : la différence entre le prix auquel sont achetés le poivre ou le thé en Inde et leur prix de revente en Europe couvre les frais d’expédition et permet de réaliser un profit conséquent, excédant parfois les 200 % à 300 % de la mise initiale. Avec le passage au capita-lisme industriel, la production supplante le commerce en tant que source de profit accru. Le capitalisme industriel est fondé sur le profit réalisé par la rationalisation et la mécanisation de la production. À partir de la seconde moitié du XVIII

e siècle, la division du travail et les progrès techniques permettent une aug-mentation spectaculaire de la productivité. L’emploi d’une force de travail bon marché, notamment les enfants, et la longueur des journées de travail sont également une source de profits élevés. Les années 1970 voient l’avènement du capitalisme financier, fondé sur l’accumulation du capital par le biais de la spéculation financière et des intérêts provenant des dettes publiques et pri-vées, plutôt que par l’investissement dans le commerce et la production. Les formes organisationnelles majeures de la finance sont les fonds de pension et de placement collectif. La financiarisation de l’économie s’accompagne d’une internatio-nalisation accrue des échanges – la mondialisation – et d’une amplification des inégalités aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre les pays – la polarisation sociale et géographique.

La dynamique du capitalisme est indissociable de la culture que partagent les individus en tant qu’agents économiques et sociaux. Comme le rappelle l’économiste Daniel Cohen, la crise économique de 2008, partie des États-Unis, est peut-être davan-tage la manifestation de dysfonctionnements éthiques qu’écono-miques. Imputable à la soif d’enrichissement des banques et des

Gilles CHRISTOPH 86

traders et aux pulsions consuméristes des ménages, elle signale tout autant, si ce n’est plus, la faillite du cadre moral du capita-lisme que celle du système financier : “La question posée par la crise actuelle va au-delà de la régulation des marchés. Elle pose aussi la question de la régulation pour ainsi dire morale du capi-talisme. L’argent fou, revenu en grâce dans les années quatre-vingt, a remis à l’honneur les formules de Marx lorsqu’il accu-sait la bourgeoisie de noyer la société dans ‘les eaux glacées du calcul égoïste’. L’avidité à consommer des ménages américains, cause de leur formidable endettement et principal facteur de la crise des subprimes, pose la question de savoir sur quelles valeurs et sur quelles frustrations s’appuie le capitalisme.” (2009 : 18) On retrouve ici, appliquée à la crise économique, la thèse “en négatif” du sociologue Max Weber, qui montre com-ment certaines valeurs, religieuses en l’occurrence, ont déter-miné l’essor du capitalisme. D’après lui, l’éthique protestante du travail était la condition nécessaire pour que se forme un habitus – ou “esprit” – capitaliste, défini comme “la recherche rationnelle et systématique du profit par l’exercice d’une pro-fession” (2000 : 24 – trad. fr. 1994 : 66). Au terme de son célè-bre essai de 1905, il caractérise ainsi les rapports qui existent entre l’éthique protestante, l’esprit du capitalisme et le dévelop-pement du système capitaliste : “L’ascèse protestante intramon-daine s’est opposée de toutes ses forces à la jouissance ingénue des possessions, elle a restreint la consommation, en particulier la consommation de luxe. En revanche, elle a eu pour effet psychologique de lever les obstacles que l’éthique traditionnelle opposait à l’acquisition des biens, de rompre les chaînes qui entravaient la recherche du gain, non seulement en la légalisant, mais en la considérant comme directement voulue par Dieu. En effet, bien qu’elle considérait que la recherche de la richesse comme fin en soi était le comble du répréhensible, elle voyait dans l’obtention de la richesse comme fruit du travail profes-sionnel une bénédiction divine. Mais plus important encore : la valorisation religieuse du travail professionnel dans le monde ne pouvait que constituer le levier le plus puissant que l’on puisse imaginer de l’expansion de la conception de la vie que nous avons désignée ici comme l’‘esprit’ du capitalisme. Si, de

Le néolibéralisme : un essai de définition 87

surcroît, nous associons cette restriction de la consommation et cette libération de la recherche du gain, le résultat extérieur va de soi : c’est la formation de capital par la contrainte ascétique à l’épargne. Les obstacles qui s’opposaient à l’utilisation du gain à des fins de consommation ne pouvaient que favoriser l’emploi productif de celui-ci, comme capital d’investisse-ment.”8 (2000 : 144-147 – trad. fr. 2003 : 233-237) Durant la seconde moitié du XX

e siècle, la culture du capitalisme connaît une profonde mutation, avec le passage d’une subjectivité libé-rale à une subjectivité néolibérale. La subjectivité libérale, nous l’avons vu avec Weber, se définit par une éthique ascétique et puritaine qui, sur le plan social, favorise le respect de l’autorité et, sur le plan économique, encourage le travail, l’épargne et l’investissement productif. L’émergence de la société de consommation dans les années 1950 et de la contre-culture dans les années 1960 provoque la mutation de l’individualisme ascético-puritain vers une éthique hédoniste et libertaire, qui, économiquement, favorise la consommation, l’endettement et l’investissement spéculatif, et, socialement, encourage le rejet de l’autorité. L’opposition entre capitalisme ascétique et capita-lisme hédoniste est également déterminée par le rapport à la durée : épargne et investissement supposent une projection dans le long-terme tandis que consommation et spéculation ont le court-terme pour horizon. Avec la survenue de la crise écono-mique dans les années 1970, qui entraîne une raréfaction des emplois et impose aux entreprises d’accroître leur rentabilité, apparaît une troisième composante de l’éthique néolibérale : le concurrentialisme. Les principales manifestations de cette éthi-que concurrentielle sont la propension à envisager autrui com-me un concurrent potentiel sur lequel il faut prévaloir afin d’obtenir des ressource rares – un emploi, une prime, une aug-mentation, une promotion – et le développement de méthodes de management qui visent l’amélioration de la productivité en amenant l’employé à intérioriser les contraintes de rentabilité de

8 Pour cette longue citation, nous avons préféré à la traduction de 1964 celle

de 2003, que nous avons légèrement modifiée. Nous avons de surcroît omis plusieurs incises et n’avons pas signalé ces omissions afin d’alléger la lecture de la citation.

Gilles CHRISTOPH 88

son entreprise. D’après le politologue Christian Le Bart, la con-jonction des valeurs hédonistes, libertaires et concurrentielles a “contribué à la diffusion d’un nouvel idéal de réalisation de soi, davantage autocentré” (2009 : 153). L’avènement de cette nou-velle subjectivité a pour corollaire un phénomène d’atomisation sociale : peu à peu, les rapports sociaux s’individualisent aux dépens des solidarités collectives.

Du point de vue de la gestion du capitalisme, le blatchérisme succède au cobdénisme et au butskellisme9. Ces termes dési-gnent la forme sous laquelle s’institutionnalisent en Grande-Bretagne les doctrines libérale, keynésienne et néolibérale, au cours, respectivement, de l’ère victorienne, du “Golden Age”10 et des trente dernières années. Par l’emploi de cette termino-logie, il s’agit de distinguer, à la suite de Michel Foucault, les “pratiques gouvernementales réelles” (2004 : 4) des doctrines dont elles s’inspirent, qui constituent le “schéma régulateur de la pratique gouvernementale” (ibid. : 325), et de souligner ainsi que les pratiques ne sont jamais la traduction fidèle des doctri-nes11. Les deux mesures qui typifient le consensus libéral de la seconde moitié du XIX

e siècle sont l’abolition des lois protec-tionnistes sur les grains en 1846 et le traité de libre-échange avec la France en 1860. Dès la fin du XIX

e siècle se mettent graduellement en place les mesures économiques et sociales protectionnistes et interventionnistes qui sont au fondement du consensus keynésien dans l’après-guerre, caractérisé, outre la planification de la production et la nationalisation des secteurs

9 Richard Cobden est le fondateur de l’Anti-Corn Law League et l’artisan des

négociations qui aboutissent à l’accord de libre-échange entre la France et la Grande-Bretagne. Hugh Gaitskell et Richard Butler sont les ministres travailliste et conservateur des Finances qui ont présidé à la mise en place du consensus keynésien dans les années 1950. L’expression “blatchérisme” a été forgée par le journaliste Simon Jenkins (2006 : 4) pour souligner la continuité entre les administrations Thatcher et Blair. 10

C’est ainsi que les anglophones désignent la période connue sous le nom des Trente Glorieuses en France – voir Glyn (2006 : 1). 11

Tout comme les mesures gouvernementales ne produisent jamais exacte-ment, ou seulement, l’effet recherché. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy parle de “l’autonomisation de l’action par rapport aux intentions des acteurs” (2008 : 32).

Le néolibéralisme : un essai de définition 89

stratégiques, par une politique monétaire expansionniste et une politique fiscale redistributive, la gestion tripartite de l’écono-mie entre l’État, le patronat et les syndicats, la réglementation des marchés et des relations professionnelles, et la protection sociale généralisée (avec la construction de l’État-providence). À bien des égards, le consensus néolibéral représente une mise en cause radicale du consensus keynésien. L’un des gestes les plus symboliques de la première administration Thatcher fut l’abandon de l’objectif de plein emploi qui constituait la priorité de l’action gouvernementale depuis le rapport sur l’emploi de 1944 : la priorité est passée de la lutte contre le chômage à la lutte contre l’inflation – l’instabilité monétaire, en effet, est difficilement compatible avec les intérêts de la finance. Andrew Glyn résume les politiques néolibérales par le triptyque “austé-rité, privatisation, déréglementation” (2006 : 24). Austérité macroéconomique, avec les politiques monétaires de ciblage de l’inflation, les politiques budgétaires de réduction des dépenses publiques et les politiques fiscales de baisse des impôts, aux-quelles s’ajoutent, sur le plan microéconomique et juridique, la privatisation des entreprises publiques, la privatisation indirecte des services et des espaces publics12, la dérèglementation du système financier et du marché du travail, ainsi que la limitation du pouvoir syndical, notamment par la remise en cause du droit de grève. (L’extension des droits de propriété intellectuelle, l’une des innovations juridiques les plus significatives de la période néolibérale, et l’introduction de logiques concurren-

12

Avec les partenariats public-privé (PPP), l’État confie à des entreprises privées mises en concurrence la construction ou la rénovation d’infrastruc-tures (hôpitaux, écoles, prisons, logements sociaux, métro de Londres, etc.) puis leur maintenance et/ou leur gestion. En échange du financement des infrastructures publiques, les entreprises privées ont le droit d’exploiter com-mercialement les services concernés ou reçoivent un loyer versé par l’État. Dans le même esprit, les conseils municipaux de plusieurs villes britanniques ont confié leurs opérations de renouvellement urbain à des promoteurs immo-biliers, qui financent les travaux de rénovation puis assurent l’entretien et la sécurité des rues en échange de baux à long terme (plus de 100 ans). La ville de Liverpool a par exemple concédé à l’entreprise Grosvenor un bail de 250 ans pour 34 rues (et un parc) du centre-ville et la ville de Birmingham un bail de 999 ans à l’entreprise Argent pour le quartier Brindley Place.

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tielles dans les services publics sont abordées dans la seconde partie.)

La gestion néolibérale du capitalisme est en grande partie le reflet des évolutions de la pensée du capitalisme. La pensée néolibérale se cristallise au cours des années 1930 dans quatre foyers géographiques : l’Autriche, avec Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, l’Allemagne, avec Walter Eucken et Wilhelm Röpke, la Grande-Bretagne, avec Lionel Robbins et Arnold Plant, et les États-Unis, avec Henry Simons et Milton Friedman. La trajectoire de Friedrich Hayek constitue un trait d’union entre les écoles autrichienne, allemande, britannique et améri-caine : il travaille successivement à Vienne dans les années 1920, à Londres dans les années 1930 et 1940 (il est naturalisé britannique en 1938), à Chicago dans les années 1950, à Fri-bourg dans les années 1960, à Salzbourg dans les années 1970, puis de nouveau à Fribourg dans les années 1980. Pour les néolibéraux, il s’agit de refermer la parenthèse du Nouveau Libéralisme, courant de pensée libérale qui, en adoptant une définition large, va des écrits socialisants de John Stuart Mill aux théories interventionnistes de John Maynard Keynes13. Parce qu’ils ont placé l’égalitarisme social et l’intervention-nisme économique au centre de leurs réflexions, les Nouveaux Libéraux sont accusés par les néolibéraux de complaisance avec le socialisme. Face à l’interventionnisme keynésien, de nature dirigiste, les néolibéraux veulent proposer un interventionnisme d’un autre ordre, compatible avec les principes du libéralisme classique. Lionel Robbins et Friedrich Hayek, par exemple, vont effectuer une relecture des libéraux classiques, David Hume et Adam Smith notamment, pour y trouver une théorie du rôle actif de l’État, qui ne se limiterait pas aux fonctions réga-liennes de l’État-gendarme, chargé de la défense du territoire (armée), du maintien de l’ordre (police) et de l’administration de la justice (tribunaux) et dont le rôle économique se résume à la maxime du “laisser faire, laisser passer”. La plupart des néolibéraux concluent à la nécessité d’une intervention positive

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Sur la question du Nouveau Libéralisme, voir l’article de Maurice Chrétien dans cet ouvrage, ainsi que l’ouvrage collectif qu’il a dirigé (1999, disponible en ligne sur le site des Presses Universitaires de Lyon).

Le néolibéralisme : un essai de définition 91

de l’État non dans le processus économique mais sur le cadre juridique du marché. En améliorant les lois relatives, d’une part, à la propriété (privée et intellectuelle) et aux contrats, d’autre part, aux monopoles et aux syndicats, il s’agit de créer les conditions institutionnelles du fonctionnement optimal de la concurrence. Selon eux, c’est en outre la seule manière de réali-ser l’objectif de croissance économique et l’idéal de justice sociale que se fixent les Nouveaux Libéraux et les socialistes. Mais si l’État a pour fonction positive d’optimiser la concur-rence en affinant le cadre juridique du marché, il lui revient parallèlement de s’autolimiter en s’interdisant juridiquement, voire constitutionnellement, toute intervention dans le processus économique, où son action est nécessairement sous-optimale. L’État néolibéral doit soumettre ses activités à un ensemble de contraintes – monétaires (interdiction de l’inflation), budgétai-res (interdiction d’entretenir un déficit), fiscales (interdiction de redistribuer les revenus) et électorales (interdiction du droit de vote des fonctionnaires et des bénéficiaires d’aides sociales) – qui limitent sa capacité d’interférer avec le libre jeu des forces spontanées du marché14. Dans les années 1970, Friedrich Hayek et Milton Friedman, ainsi que James Buchanan et Gordon Tullock, les fondateurs de l’École du Public Choice, formulent des projets de réforme juridique et constitutionnelle visant à inscrire ces contraintes dans les lois et, plus encore, au principe des constitutions. Avec le projet de constitutionnalisation des contraintes auxquelles doit être soumise l’action gouvernemen-tale, l’ambition des néolibéraux est de soustraire l’économie au jeu démocratique, c’est-à-dire aux aléas des intérêts partisans et des alternances politiques, qui entraînent la manipulation “irres-ponsable” des instruments de la politique économique par les décideurs. Pour résumer, l’État que théorisent les néolibéraux est un régulateur régulé : il régule la concurrence par le droit mais est lui-même régulé par la constitution ; autrement dit, le cadre constitutionnel de l’État représente l’envers – au sens que

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On remarquera que les règles de fonctionnement de l’Union européenne, notamment les critères de convergence et le Pacte de stabilité et de croissance, intègrent les contraintes monétaires et budgétaires théorisées par les néolibéraux.

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lui donne le CNRTL15 d’“aspect opposé complémentaire” – du cadre juridique du marché.

Le modèle que nous avons construit est donc à la fois systémique et généalogique : il combine, sur le plan synchronique, les interactions entre les éléments du système et, sur le plan diachronique, l’évolution dans le temps de chaque élément. Le schéma ci-dessous représente graphiquement ce modèle systé-mique et généalogique du néolibéralisme. Nous avons reporté la dynamique, la culture, la gestion et la pensée du capitalisme sur quatre pôles, que nous désignons respectivement comme matériel, culturel, institutionnel et idéel ; nous avons également figuré les rapports d’interaction systémique entre les pôles et les rapports de succession chronologique à l’intérieur des pôles.

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Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr.

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Le risque d’une approche systémique, toutefois, serait de concevoir le néolibéralisme comme un processus anonyme, l’ordre qui émerge au niveau global étant le produit contingent des interactions entre les éléments du système. Une telle con-ception n’est pas tant erronée qu’incomplète. Ainsi que le rappellent Gérard Duménil et Dominique Lévy, “s’il est vrai que la dynamique générale du capitalisme échappe largement à ses acteurs, il ne faut pas sous-estimer les volontés politiques collectives, qu’elles qu’en soient les médiations” (2000 : 5). Sans qu’il soit possible d’en faire la démonstration ici, nous insistons sur le fait que le néolibéralisme n’est pas un processus sans sujet : les politiques menées par les gouvernements néoli-béraux n’ont certes pas créé la mondialisation et la financiari-sation économiques, ni la polarisation et l’atomisation sociales, mais elles ont amplifié et exacerbé ces phénomènes. Inverse-ment, nous réfutons une conception simpliste des rapports de détermination qui ferait découler l’ensemble du néolibéralisme d’une cause première, comme les intérêts de la classe financière (interprétation matérialiste), les politiques américaines relayées par le FMI, la Banque mondiale et l’OMC (interprétation institutionnaliste) ou les théories économiques de l’École de Chicago (interprétation idéaliste). Contre l’interprétation maté-rialiste du néolibéralisme, il faut rappeler que la formulation des théories qui allaient servir d’instruments de gestion économique aux gouvernements néolibéraux a précédé l’organisation poli-tique de la finance sur la base d’intérêts de classe. Contre l’interprétation institutionnaliste, il faut mentionner, à titre d’illustration, que la mondialisation précède à la fois la multiplication des accords de libre-échange suscitée par les politiques d’ouverture des marchés que promeut l’OMC et les programmes d’ajustement structurel – connus sous le nom de consensus de Washington – imposés par le FMI et la Banque mondiale aux pays en voie de développement. Contre l’interpré-tation idéaliste, enfin, il faut souligner que le contexte de crise généralisée (économique, sociale, politique) des années 1970, en discréditant le mode de gestion keynésien auprès de l’opi-nion publique (journalistes, politiciens, électeurs), a créé les conditions de possibilité de la victoire des idées néolibérales,

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laquelle n’est pas entièrement imputable à leur force intrin-sèque, leur scientificité ou, plus généralement, leur véracité16. Parce que les composantes d’un système évoluent selon des temporalités différentielles et parce que leurs interactions pro-duisent des conséquences souvent inattendues, en raison de la double autonomie de la pratique vis-à-vis de la théorie et des résultats de l’action vis-à-vis des intentions de son auteur, nous suggérons que les systèmes humains sont le produit de la rela-tion dialectique entre les processus impersonnels et les volontés délibérées.

Un changement d’échelle du capitalisme L’approche en longue durée que nous avons esquissée dans

la partie précédente invite à relativiser la nouveauté radicale du néolibéralisme. Notre propos n’est cependant pas de substituer une interprétation continuiste à une interprétation disconti-nuiste, mais de poser la question de la nouveauté en d’autres

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Interrogeant les conditions de possibilité de l’avènement du néolibéralisme, Keith Dixon met en évidence les causalités complexes qui ont présidé au triomphe des idées néolibérales : “Si Hayek et Keynes ont sans doute raison de souligner le rôle primordial, bien qu’indirect, joué par les idées et par ceux qui les véhiculent dans la vie politique, il n’y a bien évidemment pas de relation de simple cause à effet entre l’énonciation d’une idée, voire son adop-tion ultérieure par un nombre significatif de ‘faiseurs d’opinion’, et sa mise en œuvre politique. Il s’agit de créer les conditions intellectuelles pour qu’une idée puisse devenir une force politique, mais une fois ce travail préalable fait, le travail du champ politique à proprement parler reste encore à faire. Si, qui plus est, il s’agit d’une idée dont les conséquences entraîneraient une modifi-cation profonde du paysage économique et politique, un changement révolu-tionnaire de paradigme, il faut qu’une conjoncture assez exceptionnelle s’y prête, pour que le personnel politique, conservateur de nature, accepte de modifier en profondeur ses modes de pensée et d’action. On peut penser que si les réseaux d’influence néolibéraux, et en premier lieu les think tanks, ont pu avoir l’impact qu’ils on eu en Grande-Bretagne à partir d’une base logistique relativement restreinte (par rapport à leurs homologues américains, par exemple), c’est justement parce qu’ils ont pu intervenir dans une période de grande incertitude, de crise de confiance dans les paradigmes traditionnels de gestion du pays.” (2008 : 52-53)

Le néolibéralisme : un essai de définition 95

termes que l’alternative continuité ou rupture. Nous avançons en effet que, si nombre des éléments constitutifs du néolibéra-lisme ne sont pas véritablement neufs, le changement d’échelle de tendances à l’œuvre durant les périodes antérieures (libérale et keynésienne) fait émerger un ordre nouveau. Dans cette seconde partie, nous défendons ainsi l’idée que la nouveauté du néolibéralisme consiste en un changement d’échelle du capitalisme.

Notre approche est en cela comparable à la conceptualisation du capitalisme que propose l’anthropologue Jack Goody. Dans Capitalism and Modernity, il démontre que les caractéristiques définitoires du capitalisme – l’accumulation du capital, les échanges marchands, la libre entreprise, la propriété privée, le calcul rationnel, la rationalité scientifique, l’humanisme sécu-lier, l’individualisme, ainsi que l’existence d’une classe mar-chande indépendante de l’État et d’une force de travail dépen-dante du travail salarié car ne possédant pas les ressources terriennes pour vivre en autosubsistance – étaient déjà présentes dans les sociétés précapitalistes. Selon lui, le capitalisme consti-tuerait un changement d’échelle de ces tendances préexistantes, entraînant l’apparition d’un nouveau système : “Ce que l’on envisage comme des changements innovants n’étaient en réalité que des changements d’échelle, qui ont néanmoins transformé l’ensemble du système.”17 (2004 : 6) Sur la question de la nou-veauté ou du changement d’échelle des processus à l’œuvre dans le capitalisme, on peut également citer l’historien Fernand Braudel, qui souligne l’identité du capitalisme à lui-même par-delà ses mutations : “Certes, le capitalisme d’aujourd’hui a changé de taille et de proportions, fantastiquement. Il s’est mis à la mesure des échanges de base et des moyens, eux aussi fan-tastiquement agrandis. Mais, mutatis mutandis, je doute que la nature du capitalisme ait changé de fond en comble. […] Tous les moyens, procédés et ruses de l’argent ne naissent pas en 1900 ou en 1914, ai-je besoin de le dire ? Le capitalisme les connaît toutes et, hier comme aujourd’hui, sa caractéristique et

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La version anglaise dit : “What are seen as innovatory changes represented increases of scale, but increases of scale that nevertheless changed the whole system.”

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sa force sont de pouvoir passer d’une ruse à une autre, d’une forme d’action à une autre, de changer dix fois ses batteries selon les circonstances de la conjoncture et, ce faisant, de reste assez fidèle, assez semblable à lui-même.” (1985 : 115 et 118)

L’analyse du néolibéralisme selon les quatre dimensions identifiées ci-dessus permet de confirmer l’hypothèse d’un changement d’échelle du capitalisme. L’idée qui constitue le fil directeur de notre analyse est que, sous le néolibéralisme, le capitalisme devient la “norme générale de la vie”, pour repren-dre la formule de Pierre Dardot et Christian Laval (2009 : 6).

En ce qui concerne la dynamique du capitalisme, la financia-risation et la mondialisation de l’économie représentent un changement d’échelle structurelle et géographique du capita-lisme, avec le passage du capitalisme industriel des États-nations au capitalisme financier mondialisé (qui échappe désor-mais au contrôle des gouvernements). Le phénomène de polari-sation constitue un changement d’échelle des inégalités sociales et géographiques, avec l’accroissement des disparités de revenu au sein des pays comme entre les pays. Quelques chiffres vien-nent illustrer ces affirmations. L’évolution de la part des expor-tations et des importations en pourcentage du produit intérieur brut mondial fait apparaître une première phase de mondiali-sation dans la seconde moitié du XIX

e siècle, qui atteint son apo-gée à la veille de la Première Guerre mondiale et s’achève avec la grande dépression et la Deuxième Guerre mondiale : alors que les exportations et importations ne représentaient qu’envi-ron 2 % du PIB mondial en 1820, elles comptent pour 11 % en 1870, 19 % en 1900 et 22 % en 1913. Ce chiffre tombe à 15 % en 1929, puis 9 % en 1938. Une seconde phase de mondialisa-tion des échanges s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale : la part des exportations et importations est de 14 % en 1950, pendant la reconstruction, et de 23 % en 1973, au moment de la crise pétrolière. Durant la période néolibérale, elle passe de 30 % en 1989 à 37 % en 1998 pour finalement atteindre 51 % en 2007. La valeur comparée du PIB mondial et des actifs financiers18 mondiaux révèle l’ampleur de la sphère financière : 18

Valeurs mobilières (actions et obligations), titres de créance et dépôts bancaires.

Le néolibéralisme : un essai de définition 97

ces deux valeurs étaient quasiment identiques en 1980 (respec-tivement 10,1 et 12 billions de dollars), tandis qu’en 2006 la valeur des actifs financiers mondiaux était 3,5 fois supérieure à celle du PIB mondial (167 contre 48,3 billions de dollars). Autre indicateur de la financiarisation de l’économie, dans les transactions interbancaires19 mondiales réalisées en 2005, le volume des transactions consacrées à l’économie financière (marchés boursiers, de changes et de produits dérivés) repré-sentait environ 45 fois le volume des transactions consacrées à l’économie dite “réelle” (marchés des biens et services). Le coefficient Gini, qui mesure les inégalités de revenu sur une échelle de 0 à 120, était en 1980 de 0,27 pour la Grande-Bretagne et de 0,3 pour les États-Unis. Dix ans plus tard, en 1990, il était passé à 0,33 dans ces deux pays. En 2005, enfin, il était respectivement de 0,34 et 0,37. Soit une augmentation totale des inégalités de 25 % en 25 ans. Par comparaison, les inégalités étaient restées stables en Grande-Bretagne de 1960 à 1980 ; elles avaient même diminué de 6 % durant la seconde moitié des années 1970 relativement aux 15 années précédentes.

Le néolibéralisme correspond également à un changement d’échelle de l’emprise du capitalisme sur la vie quotidienne des individus. Jusqu’au XVIII

e siècle, étant donné que le profit était réalisé par le commerce de produits rares plutôt que par la rationalisation de la production, l’impact du capitalisme mar-chand sur la société est resté limité. L’immense majorité de la population pouvait mener sa vie sans être affectée par les acti-vités des capitalistes. Du point de vue des formes d’organisation du travail, le capitalisme industriel marque le passage du travail domestique au travail en usine21. Pour simplifier, l’artisan indépendant qui travaillait en atelier concevait et exécutait son propre travail, dont il maîtrisait la totalité du processus, de la matière première au produit fini. Avec l’apparition de la divi-

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Forme sous laquelle sont effectués les règlements monétaires. 20

0 correspond à une situation d’égalité parfaite où les richesses sont identi-quement réparties entre les individus, 1 correspond à une situation d’inégalité parfaite où un seul individu possède toutes les richesses. 21

Pour des raisons de clarté dans l’exposition, nous n’abordons pas ici l’étape intermédiaire que représente le travail manufacturier.

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sion parcellaire du travail et la spécialisation qu’elle entraîne, conception et exécution sont désormais séparées : l’ouvrier perd la maîtrise d’ensemble du procès de production au profit de l’entrepreneur capitaliste. La concentration de la production, qui s’effectue dans des unités de production et des entreprises de plus en plus grandes, multiplie le nombre d’ouvriers subor-donnés à l’organisation capitaliste du travail. Ce double pro-cessus de division du travail et de concentration de la produc-tion, qualifié par Marx de socialisation de la production, rend la majorité de la population active dépendante, pour sa subsis-tance, du mode de production capitaliste. La mondialisation du capital financier, qui prend son essor dans les années 1970 et se traduit par la délocalisation des investissements et des activités, constitue une étape supplémentaire de ce processus de subordi-nation du travail au capital. Elle marque en effet le passage de la socialisation à la mondialisation de la production, avec une division du travail à l’échelle internationale organisée par des entreprises multinationales, et consacre ainsi l’extension du capitalisme à l’ensemble des habitants de la planète.

Le changement d’échelle de la dynamique du capitalisme s’accompagne d’une profonde mutation socioculturelle, caracté-risée par une atomisation accrue de la société, dont les princi-pales manifestations sont la montée de l’individualisme, l’éro-sion des solidarités collectives et, plus largement, la fragilisa-tion du lien social22. La période néolibérale représente une accélération du processus d’émancipation de l’individu, avec l’émergence d’une nouvelle forme d’individualisation, que Christian Le Bart appelle “second individualisme” (2009 : 153), successeur du premier individualisme engendré par la révolu-tion industrielle et les révolutions américaine et française. Il est impossible de revenir ici sur les sources politiques de l’indivi-dualisation et l’on se contentera d’évoquer ses racines écono-miques. Au XIX

e siècle, la généralisation du travail salarié qu’entraîne la révolution industrielle a des effets profondément individualisants. Le mari et la femme, parfois les enfants, sont employés individuellement et reçoivent leur propre salaire. 22

Sur la question du délitement et de la marchandisation du lien social, voir Dacheux (2007).

Le néolibéralisme : un essai de définition 99

Chaque membre salarié de la famille paie des impôts et béné-ficie de services en retour, ce qui instaure une relation indivi-dualisée avec l’État. Autrement dit, le travail salarié encourage au calcul individuel et affaiblit les liens de dépendance conju-gale et parentale. Mais cette mise en cause partielle du statut de la famille comme entité interdépendante n’empêche pas l’exis-tence de solidarités collectives fortes, avec notamment la nais-sance des syndicats. Le développement, dans l’après-guerre, d’un système d’accords collectifs sur les salaires et les condi-tions de travail entre patronat et syndicats renforce le pouvoir de ces derniers, qui obtiennent par exemple des augmentations col-lectives en fonction des augmentations de productivité au niveau de l’entreprise. C’est précisément dans l’évolution des relations professionnelles (industrial relations en anglais) qu’il faut rechercher les facteurs socioéconomiques de l’avènement du second individualisme. Au tournant des années 1980 com-mence un processus de décollectivisation des relations profes-sionnelles, avec, en premier lieu, l’individualisation des négo-ciations contractuelles et salariales23. Les grandes entreprises sont les premières à initier ce mouvement : parfois à la demande de leurs employés, qui est particulièrement forte chez les jeunes et les cadres, elles instaurent un système de rémunération ne reposant plus sur des augmentations générales mais sur des augmentations individuelles. Au motif d’une meilleure compré-hension des problèmes des salariés de la part de la direction et des projets de l’entreprise par les salariés, les directions du per-sonnel établissent un dialogue direct avec les salariés par la mise en place d’entretiens semestriels ou annuels, suite aux-quels sont décidées les augmentations individuelles et les pro-

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Voir Howell (2005). Par exemple : “A central theme of employers’ organizations since at least the mid-1980s has been a preference for the individualization of industrial relations. […] a quite new system of industrial relations is emerging in Britain. What is being created is an economy in which a large majority of workers do not belong to unions and are not covered by any form of collective bargaining. There has been a massive individualization of the regulatory mechanisms governing industrial relations. The individualization of representation goes along with an employer preference for individualized terms and conditions as merit pay, flexible working time, and so on have spread.” (165 et 169)

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motions au mérite. Les conséquences de cette gestion individua-lisante des ressources humaines sont triples. Premièrement, elle limite le rôle des syndicats dont les revendications collectives trouvent moins d’échos chez les salariés. Deuxièmement, elle remet en cause la complémentarité des employés pour les ren-dre concurrents au sein de l’entreprise. Troisièmement, elle implique la mise en œuvre de techniques d’évaluation des per-formances individuelles, par exemple en fixant aux salariés des objectifs personnalisés dont la réussite est évaluée selon des critères comparatifs de performance. Pierre Dardot et Christian Laval soulignent l’impact négatif des méthodes évaluatives de gestion du personnel sur la qualité du lien social : “Tout indique que la principale mutation introduite par l’évaluation est d’ordre subjectif. […] Contraint de réaliser ‘son’ objectif, le sujet de l’évaluation est contraint également d’imposer à autrui, subor-donné, client, patient ou élève, les priorités de l’entreprise. C’est le guichetier de La Poste qui doit augmenter les ventes de tel ‘produit’ exactement comme le conseiller financier de n’im-porte quelle banque, mais c’est aussi le médecin qui doit tantôt prescrire des ‘actes’ rentables, tantôt faire libérer les lits le plus rapidement possible. L’un des effets le plus sûr est sans doute que les ‘transactions’ prennent de plus en plus de place aux dépens des ‘relations’, que l’instrumentalisation d’autrui gagne en importance au détriment de tous les autres modes possibles de rapport à l’autre.” (2009 : 433)

Au niveau des relations non pas seulement professionnelles mais plus largement sociales (familiales, amoureuses, amicales, etc.), on constate l’extension progressive de la logique des rela-tions marchandes à l’ensemble des rapports humains. Le rapport à soi et le rapport aux autres sont de plus en plus vécus sur le mode du capital, du marché, de la consommation et du contrat. Pour reprendre l’expression du politologue William Ossipow, nos sociétés seraient travaillées par un “imaginaire marchand” (1982 : 28). L’éducation et la sociabilité sont ainsi considérées comme des investissements : faire des études supérieures per-met d’accroître son capital humain et se constituer un réseau de relations permet d’accroître son capital social. Les relations amoureuses tendent à devenir une marchandise qui se procure

Le néolibéralisme : un essai de définition 101

sur un marché du relationnel : avec les agences matrimoniales, les petites annonces, le speed dating, les clubs de rencontre devenus sites de rencontres en ligne, “la relation transite par un marché, […] elle se fait transaction dans son recrutement, sa mobilité, son mode d’investissement” (Ossipow, 1982 : 28). On assiste qui plus est au renforcement des attitudes consuméristes et des attentes vis-à-vis des services publics, avec l’affirmation d’exigences et de revendications grandissantes. L’éducation et la santé, notamment, sont de plus en plus envisagées comme des biens de consommation. La civilisationniste Anémone Kober-Smith (2007) a, par exemple, mis en évidence l’apparition d’un consumérisme sanitaire en Grande-Bretagne depuis le début des années 1990, centré autour de la figure d’un patient consomma-teur qui doit avoir le choix et la possibilité de donner son avis. Ce consumérisme sanitaire a contribué à l’émergence de com-portements procéduriers de la part des usagers, que reflète la multiplication des procès intentés aux médecins et aux hôpi-taux. Enfin, on observe une contractualisation grandissante des relations conjugales et parentales : le mariage est devenu un contrat révocable, ainsi qu’en témoigne l’inflation des divorces, et la garde des enfants un contrat négociable, la formule de la garde alternée étant fondée sur le principe d’une négociation entre les parents selon leurs possibilités et disponibilités plutôt que sur l’application d’une règle fixe par le juge (comme ne pas attribuer la garde à l’époux qui a transgressé les obligations du mariage ou confier à leur mère les enfants en bas âge). Considé-rant l’individualisation des relations sociales, on peut résumer le changement d’échelle à l’œuvre dans la culture du capitalisme comme “le triomphe de l’individu sur la société”, selon la for-mule de l’historien Eric Hobsbawm (1995 : 334 – trad. fr. 1998 : 437). Quant aux nouvelles attitudes engendrées par l’accélération de l’individualisation, elles illustrent cette citation du journaliste Hervé Kempf : “Dans les trois dernières décen-nies, le capitalisme a réussi à imposer totalement son modèle individualiste de représentation et de comportement, margina-lisant les logiques collectives qui freinaient jusqu’alors son avancée.”24 (2009 : 12)

24 Voir également : “La plus grande victoire du capitalisme mondial dans les

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Le changement d’échelle du capitalisme se perçoit égale-ment dans les modes de gestion politiques. Les gouvernements néolibéraux tentent d’instaurer un climat de compétition généra-lisée en organisant la concurrence entre les pays (par le benchmarking – ou évaluation comparative des performances – des modèles sociaux), entre les régions (avec les politiques de compétitivité des territoires), entre les entreprises (à travers les procédures de marchés publics) et au sein des services publics (par la mise en œuvre de la nouvelle gestion publique). C’est sur ce dernier point que nous voudrions nous arrêter. Rappelons tout d’abord que pour Léon Walras – le fondateur, avec Stanley Jevons et Carl Menger, de l’école d’économie néoclassique dans les années 1870 – “le principe de la libre concurrence, applicable à la production des choses d’intérêt privé, ne l’est plus à la production des choses d’intérêt public” (1952 : 233). Or, les gouvernements néolibéraux ont précisément œuvré à l’introduction de logiques concurrentielles dans le secteur public, tenu jusqu’alors pour non marchand. Au cours des années 1980 et 1990, les gouvernements Thatcher et Major ont privatisé avec succès le gaz, l’eau, l’électricité, les télécommu-nications et les chemins de fer mais se sont heurtés, dans le cas de l’éducation et de la santé, à la résistance des Britanniques, fortement attachés aux institutions de l’État providence. À une stratégie de démantèlement de l’État-providence, les thatché-riens ont alors privilégié une stratégie de mise en marché (ou marchéisation) des services publics, en les soumettant à des

trois dernières décennies n’est pas d’avoir ouvert le marché mondial, fait exploser les inégalités, relancé par la numérisation généralisée la course technologique ; elle est d’avoir transformé la conscience publique, en la convainquant de donner à l’individu une position démesurée par rapport aux relations humaines.” (Kempf, 2009 : 40) Christian Le Bart confirme cette analyse : “On peut voir dans les transformations du capitalisme la première de ces causes [de l’individualisation]. Ce que certains auteurs appellent le néocapitalisme exige des salariés et des consommateurs dont le profil déstabi-lise l’ancienne logique des identités stables. Dès lors, sur quelques décennies, l’ensemble des groupes sociaux se fissurent : classes sociales, statuts profes-sionnels, mais également famille, communautés religieuses et politiques… […] La société, qu’on l’appelle de consommation, de communication ou de loisirs, juxtapose des individus tendanciellement libérés des grands ancrages identitaires traditionnels.” (2009 : 155).

Le néolibéralisme : un essai de définition 103

règles de fonctionnement entrepreneuriales. La “marchéisation” consiste à introduire les principes de la concurrence et les tech-niques de management du privé au sein des services publics afin d’en améliorer les performances25. L’éducation et la santé ne sont désormais plus envisagées comme un service public mais comme une “entreprise sociale”26, pour reprendre l’expression de Christopher Ham (1996 : 7), directeur de l’unité stratégique du ministère de la Santé entre 2001 et 2004. Cette gestion entrepreneuriale des services publics s’inscrit dans un mouve-ment plus large, qui touche l’ensemble de l’appareil admini-stratif, d’application de la gouvernance d’entreprise à la gouver-nance d’État : la nouvelle gestion publique. En pratique, il s’agit d’opérer le passage d’un système bureaucratique et hiérarchisé à un système contractuel et incitatif, où les prestataires de servi-ces sont en concurrence pour obtenir des contrats auprès d’acheteurs de services et où les fonctionnaires sont en concur-rence pour l’obtention de primes, d’augmentations et de promo-tions. En 1991, par exemple, le gouvernement Major adopte le National Health Service and Community Care Act. Cette loi crée un marché interne au système britannique de santé (NHS) en dissociant les fonctions d’achat et de prestation de services sanitaires. Les médecins généralistes gestionnaires de budgets (fundholding GPs) et les administrations sanitaires locales (qui représentent les patients des généralistes non détenteurs de budget) achètent des soins au profit de leurs patients en passant des contrats avec les établissements hospitaliers privés et publics (transformés en trusts semi-indépendants). La fourniture des soins par l’État est ainsi remplacée par un dispositif de mise en concurrence des prestataires de services sanitaires. Concer-nant la gestion par incitations, on peut citer l’exemple de l’in-troduction du salaire au mérite dans l’éducation par le gouver-

25

Il faut bien distinguer deux choses : la gestion des services publics comme des entreprises peut être organisée par l’État ou par des entreprises. Dans le second cas, il s’agit d’une privatisation indirecte des services publics qui consiste à faire produire par des entreprises privées des biens et services de manière plus efficiente. C’est la situation relativement bien connue des parte-nariats public-privé (voir note 12). 26

La version anglaise dit : “social business”.

Gilles CHRISTOPH 104

nement Blair en septembre 2000. Annoncée dans un livre vert de décembre 1998 intitulé Teachers: Meeting the Challenge of Change, la réforme implique une refonte du système de rému-nération des enseignants. L’innovation principale réside dans la création d’un seuil de performance au-delà duquel l’enseignant quitte l’échelle de rémunération principale et entre dans un sys-tème de rémunération à la performance. Chaque enseignant se voit attribuer lors d’un entretien annuel des objectifs de perfor-mance évalués sur la base des résultats académiques des élèves placés sous sa responsabilité. L’enseignant qui parvient à faire progresser les résultats de ses élèves change, s’il en fait la demande, de système de rémunération et accède à un niveau de salaire plus élevé, avec une augmentation immédiate pouvant aller jusqu’à 2 000 livres. Le système contractuel et incitatif ne met pas un terme au financement collectif des services publics mais suppose leur gestion par objectifs : en effet, d’un côté l’État délègue la prestation des services à des agences autono-mes en concurrence et incite ses fonctionnaires à la perfor-mance en les payant au mérite, de l’autre il finance l’achat des services et fixe les objectifs à atteindre. Dans les termes d’un rapport d’information présenté au Sénat en 2005, représentatif de la philosophie générale de la nouvelle gestion publique, “l’objectif principal consiste à remplacer une culture de moyens (‘un bon budget est un budget qui augmente’) par une culture de résultats (‘un bon budget est celui qui permet, au moindre coût, d’atteindre les objectifs préalablement définis’)” (Arthuis, 2005). On peut distinguer trois catégories d’objectifs. En pre-mier lieu, les objectifs relatifs à la qualité du service, comme par exemple l’amélioration du délai moyen d’attente pour une consultation médicale ou le renvoi des enseignants “incompé-tents” et la fermeture des “mauvaises” écoles. En second lieu, les objectifs ciblant l’efficacité de l’action publique, c’est-à-dire son impact économique, social, culturel, sanitaire, écologique, etc., avec par exemple l’élévation des taux de retour à l’emploi ou d’élucidation des délits. En troisième lieu, les objectifs qui visent l’efficience de la gestion : il s’agit soit d’accroître la productivité des services publics à moyens égaux, soit de main-tenir le même niveau de service mais avec moins de ressources.

Le néolibéralisme : un essai de définition 105

Le gouvernement britannique s’est ainsi donné pour objectif de rationaliser le coût de fonctionnement d’un établissement sco-laire ou de réduire les absences pour cause de maladie chez les fonctionnaires du ministère de la Santé (de 12 à 6 jours par an). Le fait de confier les services publics à des organismes décen-tralisés sous contrat tout en renforçant le contrôle sur le budget et sur les résultats a donné naissance à “l’État évaluateur”27, selon la formule du philosophe – “blatchérien” repenti – John Gray (2004 : 43). D’où la multiplication des organismes de contrôle et d’évaluation : à titre d’exemple, on peut mentionner l’Agence responsable de l’évaluation de l’enseignement (OFSTED), l’Institut national de santé et d’excellence clinique (NIHCE) et la Commission d’amélioration de la santé (CHI)28. On peut ainsi résumer la nouvelle gestion publique à la paire de couples contrats-incitations et objectifs-évaluations.

Il faut maintenant aborder la dimension juridique de la ges-tion politique du capitalisme et, plus spécifiquement, la question de la propriété privée, qui est le lieu d’un changement d’échelle du processus de marchandisation du monde identifié par Marx et Polanyi. Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi (2001) montre comment l’État a contribué à l’essor et au déve-loppement du capitalisme en utilisant ses pouvoirs législatifs pour créer de nouveaux droits de propriété qui peuvent ensuite être échangés, comme toutes les marchandises, sur des marchés. L’exemple paradigmatique est celui des lois d’enclosure, adop-tées par le Parlement britannique entre le début du XVIII

e siècle et la fin du XIX

e siècle, qui établissent des droits de propriété privée sur les terres communes, légalisant ainsi leur appropria-tion par les grands propriétaires terriens. Durant la période néo-libérale s’est produit un changement d’échelle de l’appropria-tion des ressources naturelles : après la terre jusqu’à la première révolution industrielle, le pétrole depuis la seconde révolution industrielle, c’est désormais l’eau, première ressource vitale avec l’air, qui est devenue une source privilégiée de profit. En

27

La version anglaise dit : “the audit state”. 28

OFSTED : Office for Standards in Education, Children’s Services and Skills ; NIHCE : National Institute for Health and Clinical Excellence ; CHI : Commission for Health Improvement.

Gilles CHRISTOPH 106

2000, les profits de l’“or bleu” représentaient 40 % des profits de l’“or noir” et dépassaient d’un tiers ceux de l’industrie phar-maceutique. L’eau étant définie comme un bien échangeable à la fois par l’OMC et l’Alena, des entreprises multinationales telles que Vivendi, Suez ou Bechtel achètent, dans les pays en voie de développement, les droits d’accès à l’eau douce des ruisseaux, rivières, fleuves et lacs et les revendent ensuite aux habitants qui en ont besoin pour boire ou irriguer leurs champs. L’eau n’est alors plus disponible selon les besoins de chacun mais selon ses moyens. Le cas le plus célèbre est celui de la Bolivie, où les tarifs pratiqués par Bechtel et Suez étaient telle-ment élevés qu’ils ont déclenché des émeutes et contraint le gouvernement à rompre le contrat avec Bechtel en 2000 et avec Suez en 2005, provoquant le départ de ces deux entreprises. L’autre changement d’échelle correspond à l’élargissement des domaines d’application des droits de propriété privée, avec l’extension des droits de propriété intellectuelle à la matière vivante, que le juriste James Boyle qualifie de “second mouve-ment des enclosures”29 (2008 : 42). Apparus dans les années 1980, les droits de propriété sur le vivant abolissent une double frontière : celle qui sépare le monde inanimé du monde animé, les brevets ne pouvant jusqu’alors s’appliquer au second, et celle qui sépare l’invention brevetable et la découverte, jus-qu’ici non brevetable. Désormais, une entreprise de biotechno-logie peut déposer un brevet sur les gènes de l’asthme, de l’obé-sité, de l’attaque cardiaque, du cancer, de la maladie d’Alzhei-mer ou de la schizophrénie, bien qu’elle ne les ait pas inventés mais seulement découverts. Par exemple, la société islandaise de biotechnologie Decode Genetics s’est vu accorder par le gouvernement islandais, en décembre 1998, le droit de créer une banque de données centralisée où seraient regroupés les échantillons ADN de 80 000 volontaires ainsi que les renseigne-ments médicaux et généalogiques des 280 000 habitants du pays. La loi votée par le Parlement islandais donne également à Decode le droit exclusif d’exploiter commercialement ces ren-seignements génétiques pendant 12 ans. Quelques mois aupara-

29

La version anglaise dit : “second enclosure movement”.

Le néolibéralisme : un essai de définition 107

vant, en février 1998, Decode avait vendu au groupe pharma-ceutique suisse Hoffman-La Roche, pour 200 millions de dollars, le droit exclusif d’utiliser sa base de données ADN afin de développer et de commercialiser les médicaments et les mé-thodes de diagnostic concernant 12 maladies courantes. En 2001, l’entreprise islandaise a déposé des demandes de brevets pour la découverte de 350 gènes. De l’effet combiné des poli-tiques néolibérales résulte une extension non seulement du mar-ché, comme dans le cas des nouveaux droits de propriété sur les ressources naturelles et biologiques, mais aussi de la rationalité marchande, avec la nouvelle gestion publique qui fait de l’État “une sphère régie, elle aussi, par des règles de concurrence et soumise à des contraintes d’efficacité semblables à celles que connaissent les entreprises privées”30 (Dardot et Laval, 2009 : 355).

Le changement d’échelle à l’œuvre dans la pensée du capita-lisme est celui du statut accordé à la concurrence, désormais placée au sommet de la hiérarchie des principes économiques libéraux. Alors que chez Adam Smith et les libéraux classiques la justification de la liberté économique repose sur les vertus de l’échange – selon le principe de la division du travail, chacun échange avec l’autre ce dont il a besoin –, chez Friedrich Hayek et les néolibéraux elle est fondée sur les vertus de la concur-rence. Pour Hayek, en effet, la concurrence est parée de toutes les vertus : ainsi que nous allons le voir, elle est un principe à la fois d’efficacité économique, d’organisation sociale, de liberté politique, de rationalité individuelle, de discipline personnelle et de progrès historique. Dans sa conférence inaugurale lors du premier congrès de la Société du Mont Pèlerin, l’organisation internationale qu’il a fondée en 1947 pour défendre les prin-

30

Dardot et Laval établissent une importante distinction entre extension du marché et extension de la rationalité marchande : “il ne faut pas confondre la rationalité marchande avec le principe du ‘tout-marché’ : le néolibéralisme étend bien la rationalité marchande à toutes les sphères de l’existence humaine, mais il n’impose nullement que tout soit marché ; mieux même, cette extension présuppose que ‘le marché conserve en tant que tel sa singularité’, et donc que tout ne soit pas marché. L’essentiel est que la norme du marché s’impose au-delà du marché, et non que le marché dévore toute la réalité.” (2009 : 18)

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cipes du libéralisme classique face au keynésianisme et au socialisme, il affirme d’ailleurs la primauté de l’ordre concur-rentiel sur la libre entreprise : le premier a pour objectif de “faire marcher la concurrence”31 (1948b : 111) partout où cela est possible tandis la seconde laisse les entreprises libres d’adopter des pratiques qui limitent la concurrence (notamment les ententes pour fixer les prix ou l’octroi de monopoles par l’État). Comme l’expliquent Dardot et Laval, le passage de l’échange à la concurrence caractérise le néolibéralisme par rap-port au libéralisme classique : “cette promotion du principe de la concurrence n’est pas sans introduire un déplacement majeur relativement au libéralisme classique dans la mesure où le mar-ché n’est plus défini par l’échange, mais par la concurrence.” (2009 : 197) Ils soulignent en outre que le concurrentialisme appelle l’inégalitarisme : “Si l’échange fonctionne à l’équiva-lence, la concurrence implique l’inégalité.” (ibid. : 197) Sur la question de la légitimité des inégalités, également, le néolibéra-lisme opère glissement en comparaison du libéralisme classi-que. John Stuart Mill, le dernier des libéraux classi-ques, distingue les lois naturelles de la production des richesses, que l’État doit respecter en laissant faire les acteurs de la vie économique, et les lois sociales de la distribution des richesses, où une intervention de l’État est possible et souhaitable afin d’égaliser les conditions de vie des individus, au motif que la distribution des revenus n’influence pas l’efficacité du système capitaliste. Pour les néolibéraux, en revanche, les inégalités sont indispensables au fonctionnement optimal du capitalisme car elles sont au cœur de sa dynamique. Leur valeur est avant tout incitative : les richesses sont la récompense de ceux qui savent prendre des risques, saisir les bonnes opportunités et consentir les efforts nécessaires à la réussite de ce qu’ils entreprennent. Les inégalités ont également une valeur de stimulation de l’acti-vité économique : en s’enrichissant, les entrepreneurs amassent du capital qu’ils peuvent ensuite réinvestir. L’égalité des condi-tions, au contraire, est un facteur de stagnation. Historiquement, c’est dans la philosophie d’Herbert Spencer que réside le prin-

31

La version anglaise dit : “make competition work”.

Le néolibéralisme : un essai de définition 109

cipe de basculement du libéralisme classique au néolibéra-lisme : le darwinisme social est à la fois l’origine du passage de l’échange à la concurrence et la source de la légitimation des inégalités sociales (voir Dardot et Laval, 2009 : 130-141). La survie du plus fort suppose en effet une concurrence interindivi-duelle généralisée dont émerge une hiérarchie sociale naturelle sanctionnée par la réussite et l’échec. Le spencérisme est ainsi la matrice historico-philosophique du concurrentialisme et de l’inégalitarisme néolibéraux.

Il convient à présent d’examiner de plus près la conception hayékienne de la concurrence. Celle-ci, dans la lignée de Spen-cer, est darwinienne (ou évolutionniste) : selon les termes du co-fondateur de la Société du Mont Pèlerin, Wilhelm Röpke, la concurrence est un processus de “sélection naturelle des entre-prises”32 (1998 : 29) en fonction du rapport qualité-prix des biens qu’elles produisent et des services qu’elles fournissent. Ainsi que l’explique Hayek, “la concurrence est par nature un processus dynamique”33 (1948a : 94), ce qui implique que la conception statique de la concurrence parfaite supposée par la théorie néoclassique de l’équilibre général est erronée34. Cette dernière tient les préférences et les connaissances des agents économiques pour données (ou préétablies) : les consomma-teurs savent déjà quel bien ou service ils veulent se procurer et quel prix ils sont disposés à payer pour l’obtenir ; les pro-ducteurs connaissent déjà les préférences des consommateurs et le coût minimal auquel ils peuvent les satisfaire. Au contraire, la concurrence telle que l’envisage Hayek est une procédure de découverte qui apprend aux agents les informations qu’ils igno-raient : lors du processus de confrontation de l’offre et de la demande, les préférences des consommateurs sont révélées aux producteurs mais elles sont également révélées aux consom-mateurs eux-mêmes. En effet, la publicité les informe, pour un même type de produit, des alternatives qui leur sont offertes en termes de prix et de variété ; elle porte également à leur atten-

32

La version anglaise dit : “natural selection of firms”. 33

La version anglaise dit : “competition is by its nature a dynamic process”. 34

Pour une présentation synthétique des différentes théories de la concur-rence, voir Auerbach (1988 : 7-30).

Gilles CHRISTOPH 110

tion des produits dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Quant aux entreprises, elles apprennent à rationaliser leurs coûts et à différencier leurs produits afin de répondre aux attentes des consommateurs et de se distinguer les unes des autres. Plus fondamentalement encore, la concurrence est une lutte pour la réputation : les consommateurs, ne disposant jamais, malgré la publicité, de l’ensemble des informations pertinentes, veulent savoir à qui s’en remettre, à qui faire confiance. Quel boucher aura sélectionné pour eux la meilleure viande ? Quel supermar-ché leur vendra les produits les moins chers ? Quel avocat leur permettra d’obtenir le règlement de divorce le plus avanta-geux ? Hayek conclut : “La concurrence est essentiellement un processus de formation d’opinion. Elle façonne l’avis qu’ont les gens sur ce qui est le mieux et le moins cher, et c’est grâce à elle qu’ils en savent autant sur les possibilités et les opportu-nités qui s’offrent à eux.”35 (106) Dans la mesure où les cir-constances de la vie économique sont perpétuellement chan-geantes – les préférences des consommateurs ne sont jamais figées, de nouveaux produits sont lancés tous les jours, les prix de la plupart des matières premières sont transitoires, la techno-logie évolue sans cesse –, l’intérêt de la concurrence est qu’elle assure l’ajustement spontané de l’offre et de la demande en révélant aux agents les conditions réelles du marché. Elle permet ainsi une affectation des ressources approchant l’opti-malité : les entrepreneurs savent quoi produire, en quelle quan-tité et à quel coût, les consommateurs savent quel bien ou service répond le mieux à leurs besoins et où se le procurer au meilleur prix ; de la même manière, les investisseurs découvrent quels sont les placements rentables, les demandeurs d’emplois découvrent à quel niveau de salaire leurs compétences sont rémunérables, etc. C’est pourquoi Hayek parle de la concur-rence comme d’un “principe d’organisation sociale”36 (2007 :

35

La version anglaise dit : “Competition is essentially a process of the formation of opinion […]. It creates the views people have about what is best and cheapest, and it is because of it that people know at least as much about possibilities and opportunities as they in fact do.” 36

Incidemment, Christian Laval ne dit pas autre chose que Hayek : “À mes yeux, le néolibéralisme, plus encore qu’une idéologie, est un mode de fonc-

Le néolibéralisme : un essai de définition 111

86 – trad. fr. 2002 : 33) : facteur d’efficacité économique, elle est aussi une méthode de coordination des activités humaines – selon Hayek, la meilleure que nous connaissions. En tant que telle, la concurrence s’oppose à la planification, au sens de direction centralisée du processus économique par l’État. La planification est une méthode de coordination sous-optimale car l’État ne peut savoir ce que les agents eux-mêmes ignorent. Parce qu’elle impose aux agents les décisions arbitraires et coercitives de l’État, la planification est non seulement inef-ficace mais de surcroît liberticide. Par opposition à la planifi-cation centralisée, la concurrence est une forme d’organisation sociale décentralisée. Or, nous dit Hayek, “partager ou décen-traliser le pouvoir c’est en diminuer la force absolue : seul le système de concurrence est capable de réduire, par le moyen de la décentralisation, le pouvoir exercé par l’homme sur l’hom-me.” (ibid. : 165-166 – trad. fr. : 106)

Principe d’efficacité économique, d’organisation sociale, de liberté politique, la concurrence est également le fondement de la rationalité individuelle. En effet, loin de tenir les individus pour déjà rationnels, comme le font les économistes néoclas-siques, Hayek maintient que la rationalité n’est pas innée mais s’acquiert par effet d’imitation – on parlera alors de rationalité mimétique37 – sous l’aiguillon de la concurrence : “le compor-tement rationnel n’est pas une prémisse de la théorie écono-mique, bien qu’on présente souvent la chose ainsi. La thèse fon-damentale de la théorie est au contraire que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir sub-sister. Elle se fonde non pas sur la supposition que la plupart des participants au marché, ou même tous, sont rationnels – mais au contraire sur l’idée que ce sera généralement à travers la concurrence qu’un petit nombre d’individus relativement plus rationnels mettront les autres dans la nécessité de devenir leurs émules en vue de prévaloir. […] Voilà pourquoi, en général, ce n’est pas la rationalité qui est nécessaire pour que la

tionnement social. Il consiste, en bref, à encourager la concurrence généralisée des sociétés, des entreprises et des individus.” (2009 : 40) 37

On doit à Jean-Pierre Dupuy (1992) d’avoir identifié le principe de ratio-nalité mimétique à l’œuvre dans la conception hayékienne de la concurrence.

Gilles CHRISTOPH 112

concurrence joue ; c’est au contraire de la concurrence, ou des traditions qui la permettent, que découlera un comportement rationnel.” (1979 : 75-76 – trad. fr. 2007 : 745-746) Lorsqu’il pose l’imitation de ceux qui réussissent parce qu’ils sont supé-rieurement rationnels en condition de subsistance dans un monde compétitif, Hayek met l’accent sur les vertus disciplinai-res du mimétisme concurrentiel. La concurrence est pour lui un instrument de discipline impersonnel qui contraint les individus à modifier leurs comportements, voire leurs modes de vie, lors-qu’ils ne sont pas – ou plus – adaptés aux impératifs de l’effica-cité économique et de la réussite sociale : “La concurrence, après tout, est toujours un processus dans lequel un petit nom-bre oblige indirectement un plus grand nombre de gens à faire quelque chose qui leur déplaît, et à quoi ils ne seraient pas obligés s’il n’y avait la concurrence : travailler plus dur, chan-ger d’habitudes, apporter à leur ouvrage plus d’attention, d’assi-duité ou de régularité.” (77 ; 747) On le voit, la concurrence ordonne dans les deux sens du terme : comme méthode de coor-dination, elle met en ordre les activités humaines ; comme in-strument de discipline, elle dicte les comportements individuels.

Enfin, la concurrence est le moteur de l’histoire. Dans une conférence prononcée en 1978, Hayek étend la conception dar-winienne de la concurrence économique entre les entreprises à l’ensemble des institutions sociales : “L’on a pas encore assez largement reconnu que l’ordre actuel de la société s’est, pour une grande part, développé non par dessein mais parce que les institutions les plus efficaces ont prévalu dans un processus concurrentiel.” (1978 : 154-155 – trad. fr. 2007 : 879) Ce pro-cessus d’évolution culturelle met en concurrence les formes d’organisation sociale et sélectionne les plus efficaces. Selon Hayek, l’évolution culturelle privilégierait les formes d’organi-sation sociale concurrentielles sur les formes d’organisation sociale coopératives : “La coopération, tout comme la solidarité, présuppose une part importante d’entente sur les fins et sur les méthodes employées pour les atteindre. Elle est viable à l’échelle d’un petit groupe dont les membres partagent des habi-tudes et des connaissances particulières, ainsi que des croyances similaires à l’égard des possibilités qui s’offrent à eux. Elle

Le néolibéralisme : un essai de définition 113

n’est plus viable lorsqu’il s’agit de s’adapter à des circonstances inconnues ; c’est néanmoins sur cette même adaptation à l’in-connu que repose la coordination des efforts dans l’ordre étendu. La concurrence est un processus de découverte, un pro-cessus inhérent à toute forme d’évolution, qui a mené l’homme à réagir à des situations inédites, fût-ce contre son gré ; et c’est par la concurrence, et non par l’entente, que nous devenons progressivement plus efficaces.”38 (1988 : 19) En disant que la coopération est une forme d’organisation adaptée au fonction-nement d’un petit groupe – comme une tribu primitive de chas-seurs-cueilleurs – mais ne saurait convenir à celui d’un ordre étendu – tel que la civilisation occidentale –, Hayek implique que le capitalisme, forme historiquement réalisée de l’idéal d’organisation sociale concurrentielle, est l’aboutissement du progrès historique. Par comparaison, le soviétisme, forme histo-riquement réalisée de l’idéal d’organisation sociale coopérative, est archaïque et réactionnaire. Mort en 1992, soit trois ans après la chute du mur de Berlin et un an après la dissolution de l’Union soviétique, Hayek a vu dans ces événements la confir-mation de ses théories.

Au fil de son œuvre, Hayek préconise l’extension générali-sée de la concurrence à tous les niveaux (du local au global) et dans tous les domaines (de l’éducation à la monnaie). Comme il l’explique à un journaliste du Monde en 1984 : “on ne progresse que dans la concurrence.” (1984 : XV) Premièrement, Hayek réclame l’ouverture à la concurrence de tous les marchés où l’État est en position de monopole, ce qui recouvre, à l’excep-tion de l’armée, de la police et des tribunaux, qui sont pour lui des monopoles légitimes, “toutes les activités de services de

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La version anglaise dit : “Cooperation, like solidarity, presupposes a large measure of agreement on ends as well as on methods employed in their pursuit. It makes sense in a small group whose members share particular habits, knowledge and beliefs about possibilities. It makes hardly any sense when the problem is to adapt to unknown circumstances; yet it is this adaptation to the unknown on which the coordination of efforts in the extended order rests. Competition is a procedure of discovery, a procedure involved in all evolution, that led man unwittingly to respond to novel situations; and through further competition, not through agreement, we gradually increase our efficiency.”

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l’État depuis l’instruction publique jusqu’aux transports et com-munications, y compris la poste, les télégraphes et le téléphone, la radiodiffusion, tous les ‘services publics’, les diverses garanties ‘sociales’ et, par-dessus tout, l’émission de la monnaie.” (1979 : 147 – trad. fr. 2007 : 865) L’abolition des monopoles étatiques permettra la concurrence entre les presta-taires de services. Deuxièmement, Hayek réclame la décentrali-sation de tous les services gouvernementaux depuis l’échelon national vers l’échelon local ou régional. Grâce à la décentra-lisation, les villes et les régions deviendront des pôles d’attracti-vité rivalisant pour accroître leur population en proposant des offres de services et des régimes d’imposition différenciés. Hayek prédit ainsi “la transformation des gouvernements locaux et même régionaux en des entreprises quasi commerciales en compétition pour attirer des habitants” (ibid. : 146 – trad. fr. : 863). Troisièmement, Hayek argumente en faveur de la concur-rence entre les pays, qui, selon la logique de mimétisme concurrentiel, forcera les pays pauvres à imiter les pratiques des pays riches afin de s’enrichir à leur tour. Il souhaite notamment que les pays riches remplacent les aides au développement par des investissements dans les pays pauvres dont les politiques économiques sont les plus prometteuses. Cette concurrence entre les pays est simultanément une concurrence entre les modèles de civilisation : Hayek est persuadé que, par le libre jeu de la concurrence planétaire des modes de vie, c’est-à-dire des façons d’être, de penser et d’agir, les valeurs individualistes, libérales et chrétiennes de la civilisation occidentale sont appe-lées à triompher.

Nous l’avons vu, dans le système hayékien, la sphère con-currentielle s’étend de la sélection économique des entreprises à la sélection culturelle des civilisations, englobant ainsi un grand nombre de relations et d’activités humaines. Principe premier de la pensée néolibérale, le concurrentialisme fonctionne à la fois comme régime de justification et comme agent de trans-formation du capitalisme. La concurrence légitime en effet le capitalisme, lorsque, entendue au sens darwinien (ou évolution-niste) de sélection naturelle du plus adapté, elle est donnée pour explication scientifique de la supériorité du capitalisme sur le

Le néolibéralisme : un essai de définition 115

socialisme ou toute forme d’organisation sociale alternative. Elle contribue en outre à transformer le capitalisme, lorsque la croyance en ses bienfaits incite les dirigeants mondiaux à libérer le capitalisme de ses entraves afin de laisser jouer davantage la concurrence, envisagée ici comme le moteur du développement économique et humain.

Conclusion

Au terme de notre parcours, que pouvons-nous conclure à propos du néolibéralisme ? D’une part, qu’il a créé les condi-tions d’épanouissement d’un certain nombre de tendances, par-fois larvées ou embryonnaires, qui étaient déjà à l’œuvre durant les phases antérieures du capitalisme. À cet égard, la mondia-lisation et la financiarisation de l’économie, la polarisation et l’atomisation de la société, la gestion concurrentielle des rela-tions sociales par les entreprises et les gouvernements, ainsi que l’élévation du concurrentialisme au rang de principe premier de la pensée libérale participent d’un changement d’échelle géné-ralisé de la sphère capitaliste, dans ses dimensions à la fois matérielles et culturelles, institutionnelles et idéelles. On peut dès lors convenir, avec Gérard Duménil et Dominique Lévy, que “l’ordre néolibéral vise à la réaffirmation des caractères capitalistes fondamentaux de nos sociétés” (2000 : 6).

D’autre part, l’approche systémique nous permet de com-prendre, dans le contexte de la crise économique actuelle, qu’une refonte de l’architecture financière internationale contri-buerait certes à transformer le système néolibéral mais laisserait intactes la plupart des dynamiques socioéconomiques, socio-culturelles et juridico-politiques engagées depuis les années 1970. En témoigne une publicité récente de l’entreprise Manage Yourself, qui propose de surmonter la crise par un renouveau du managérialisme : “Moins de gestion, plus de management. Avez-vous réellement tiré les leçons de la crise ?” (2009 : 37) Nous l’avons vu dans cet article, le néolibéralisme est une réalité évolutive et protéiforme, ce qui signifie qu’on ne peut le

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figer dans une essence ni le réduire à l’une de ses dimensions. Si l’on en revient aux définitions relevées en introduction, sans doute est-ce la conceptualisation du néolibéralisme comme pro-jet de transformation économique et sociale qui rend le mieux compte de sa véritable nature.

Ainsi que nous avons essayé de le montrer, le néolibéralisme est depuis les années 1970 la pente dominante de la civilisation occidentale. Mais bien que le néolibéralisme soit la logique première de nos sociétés, il serait erroné de le tenir pour hégé-monique : d’autres paradigmes travaillent l’opinion publique, comme le nationalisme identitaire, l’altermondialisme ou encore l’environnementalisme. S’il ne faut pas surestimer l’im-portance du néolibéralisme, il ne faut pas la sous-estimer non plus. Dans les dernières pages de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber décrit le capitalisme comme une “cage d’acier”, image dont il précise le sens par la formule suivante : “Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être.” (2000 : 153 – trad. fr. 1994 : 223) Le néolibéralisme, aussi, est un système d’emprise. Il fait de nous les participants d’un jeu social concurrentiel que, si l’on en croit Hayek faisant écho à Weber, la majorité d’entre nous refuse sans pouvoir s’y soustraire.

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Dans la même collection

Citoyenneté(s). Perspectives internationales, Martine SPENSKY (dir.),

Clermont-Ferrand, 2003, 216 p.

Citoyens ou consommateurs ? Les mutations rhétoriques et

politiques au Royaume-Uni, Raphaële ESPIET-KILTY et Timothy WHITTON (contributions rassemblées et proposées par), Clermont-Ferrand, 2006, 334 p.

Citoyenneté, Empire & mondialisation, Raphaële ESPIET-KILTY, Martine SPENSKY et Timothy WHITTON (dir.), Clermont-Ferrand, 2006, 292 p.

Citoyenneté et diversité, James COHEN et Martine SPENSKY (dir.), Clermont-Ferrand, 2009, 316 p.

Empires et colonies. L’Allemagne du Saint-Empire au deuil

postcolonial, Christine de GEMEAUX (dir.), Clermont-Ferrand, 2010, 350 p.

Collection POLITIQUES ET IDENTITÉS

Collection dirigée par Martine SPENSKY

LIBÉRALISME(S) ?Successivement “vieux”, classique, néo-classique, nouveau, social puis néo, tantôt politique, tantôt économique, le libéralisme ne manque pas de qualifi catifs et de visages. Si cette diversité l’enrichit, elle le rend également particulièrement diffi cile à cerner. Il est même problématique d’appréhender le libéralisme comme une idéo-logie en tant qu’ensemble cohérent d’idées tant il est vrai que l’idéologie libérale se morcelle en courants parfois antagonistes dès qu’on tente de la défi nir, une diversité inscrite dans le pluriel du titre de cet ouvrage : Libéralisme(s). Cette multiplicité de courants est certainement une des conséquences de la “quasi”-hégémonie, du moins en Grande-Bretagne, d’une idéologie vieille de plus de trois cents ans. Le libéralisme est apparu en Angleterre au XVIIe siècle sous la plume de John Locke, entre autres. La théorie s’est développée durant le XVIIIe siècle puis consolidée sous l’infl uence de l’Écossais Adam Smith (1723-90) en 1776. Il domine la pensée po-litique et économique britannique depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, bien que sous des formes très différentes : classique, “néo-classique”, nouveau et, fi nalement, néolibéralisme. L’objet de cet ouvrage est de tenter de re-placer le néolibéralisme dans son contexte historique à travers une étude diachroni-que et synchronique du libéralisme et du néolibéralisme afi n de comprendre ce qui lie ce dernier à la famille libérale et ce qui l’en sépare.

LIBERALISM(S)?Successively “old”, classical, neo-classical, new, social then neo-, either

political or economic, liberalism has many faces and facets, a diversity that enriches it but also makes the task of defi ning it a diffi cult one. To conceive of liberalism as an ideology, defi ned as a coherent set of ideas, is quite problematic inasmuch as the ideology of liberalism, when defi ned, breaks into a multiplicity of currents, some of them antagonistic to each other. The plural of the title of this book accounts for this diversity. This multiplicity of currents is certainly one of the consequences of the “quasi” hegemony, at least in Great Britain, of an ideology that is more than three hundred years old. Liberalism appeared in England in the 17th century under John Locke’s pen, amongst others. The theory was further developed during the 18th century, to be consolidated by a Scotsman, Adam Smith (1723-90), in 1776. It has dominated political and economic thinking since the second half of the 19th century, albeit in different forms: classical, “neo-classical”, new and, fi nally, neo-. The purpose of this book is to try and position neo-liberalism in its historical background by carrying out a diachronic and synchronic study of liberalism and of neo-liberalism in order to asses what links neo-liberalism with, and what separates it from the liberal family.

8 € ISBN978-2-84516-470-3

Collection Politiques et IdentitésEspaces Humains et Interactions Culturelles

EHIC

LIBÉRALISME(S) ?

Sous la direction deRaphaële ESPIET-KILTY

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