antigone, encore. démocratie, genre et vie précaire au temps du néolibéralisme

21
Ewa Majewska Antigone, encore. Démocratie, genre et la vie précaire dans néoliberalisme. Déjà dans l'antiquité la démocratie avait été percue comme „le pouvoir du peuple”, ce que Jacques Rancière redéfinit comme « le gouvernement de ceux, qui n'ont pas le titre de gouverner » 1 . Malgré la simplicité de cette définition et sa signification égalitaire, la pratique de la démocratie avait toujours été troublée par des exclusions, dont la plupart des ses théories ne rendait pas compte et lesquelles la majorité des ses théories considère comme inévitables. Les théories féministes sont préocuppées avec l'exclusion des femmes dans la démocratie, même si dans la majorité des cas c'est d'autres exclusions aussi qu'elles critiquent. Dans le cadre de la théorie politique l'exemple d'Antigone avait habituellement été traité comme l'exemple de la résistance du féminin, du combat féministe ou de ces éléments ensemble. Cet article est un effort de relire Antigone comme une figure emblématique de la condition précaire dans néolibéralisme, exemple de résistance, mais pas nécessairement de la féminité, comme l'a convainquant démontré Judith Butler 2 , mais aussi comme une dissidente, qui – malgré qu'elle constitue une rupture dans l'univers établi de l'état, manque des liens de solidarité qui lui permettraient une transformation de l'ordre public 3 . Antigone peut échapper cette pétrification du public, que Jacques Rancière appèle « police », mais elle manque ce qui est nécessaire pour la création du « peuple », pour la pratique de la démocratie 4 . Isolée dans sa résistance et son deuil, étrangère dans le pays de l'ennemi, captive d'une bataille qui n'était pas la sienne, dépourvue du soutien d'autres, elle devient aujourd'hui un symbole de la vie dans l'instabilité dans un monde précaire, où les contradictions de la production capitaliste mondialisée résultent dans les crises non seulement des pays entiers, mais aussi des individus, 1 J. Rancière, La Haine de la Démocratie, La Fabrique éditions, Paris , 2005, p. 84. 2 J. Butler, Antigone's Claim. Kinship Between Life and Death, Columbia University Press, New York, 2000. 3 Voire aussi: L. Irigaray, Speculum de l'autre femme, Les Editions du Minuit, Paris, 1974 et G. W. F. Hegel, Zasady filozofii prawa, trad. A. Landman, PWN, Warszawa 1969. 4 L'opposition entre la démocratie et la police est soulignée par Rancière dans la plupart de ses livres. Voire: J. Rancière, La Haine de la Démocratie ... et J. Rancière, Les démocrations antidémocratiques, dans: E. Hazan (ed), Démocratie, dans quel état? ,La Fabrique éditions, Paris, 2009. 1

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Ewa Majewska

Antigone, encore. Démocratie, genre et la vie précaire dans néoliberalisme.

Déjà dans l'antiquité la démocratie avait été percue comme „le pouvoir du

peuple”, ce que Jacques Rancière redéfinit comme « le gouvernement de ceux, qui n'ont pas le

titre de gouverner »1. Malgré la simplicité de cette définition et sa signification égalitaire, la

pratique de la démocratie avait toujours été troublée par des exclusions, dont la plupart des ses

théories ne rendait pas compte et lesquelles la majorité des ses théories considère comme

inévitables. Les théories féministes sont préocuppées avec l'exclusion des femmes dans la

démocratie, même si dans la majorité des cas c'est d'autres exclusions aussi qu'elles critiquent.

Dans le cadre de la théorie politique l'exemple d'Antigone avait habituellement été traité

comme l'exemple de la résistance du féminin, du combat féministe ou de ces éléments

ensemble. Cet article est un effort de relire Antigone comme une figure emblématique de la

condition précaire dans néolibéralisme, exemple de résistance, mais pas nécessairement de la

féminité, comme l'a convainquant démontré Judith Butler2, mais aussi comme une dissidente,

qui – malgré qu'elle constitue une rupture dans l'univers établi de l'état, manque des liens de

solidarité qui lui permettraient une transformation de l'ordre public3. Antigone peut échapper

cette pétrification du public, que Jacques Rancière appèle « police », mais elle manque ce qui

est nécessaire pour la création du « peuple », pour la pratique de la démocratie4. Isolée dans sa

résistance et son deuil, étrangère dans le pays de l'ennemi, captive d'une bataille qui n'était pas

la sienne, dépourvue du soutien d'autres, elle devient aujourd'hui un symbole de la vie dans

l'instabilité dans un monde précaire, où les contradictions de la production capitaliste

mondialisée résultent dans les crises non seulement des pays entiers, mais aussi des individus,

1

J. Rancière, La Haine de la Démocratie, La Fabrique éditions, Paris , 2005, p. 84.

2

J. Butler, Antigone's Claim. Kinship Between Life and Death, Columbia University Press, New York, 2000.

3

Voire aussi: L. Irigaray, Speculum de l'autre femme, Les Editions du Minuit, Paris, 1974 et G. W. F. Hegel, Zasady filozofii prawa, trad. A. Landman, PWN, Warszawa 1969.

4

L'opposition entre la démocratie et la police est soulignée par Rancière dans la plupart de ses livres. Voire: J. Rancière, La Haine de la Démocratie ... et J. Rancière, Les démocrations antidémocratiques, dans: E. Hazan (ed), Démocratie, dans quel état? ,La Fabrique éditions, Paris, 2009.

1

qui – poussées à l'extrème par leur condition, peuvent annoncer leur demandes de justice,

mais ne succèdent jamais dans leur effort de changer la société. Isolée dans son rage et deuil,

Antigone devient aujourd'hui un exemple des résistances dispersées dans la société

spectaculaire, qui peuvent être annoncées et médiatisées, mais n'ouvrent pas d'alternative.

Dans la démocratie d'aujourd'hui des Antigones contemporaines marquent des

limites des institutions, de la production et du consensus. Immigrées, sans domicile fixe,

chomaires, queer, Arabes, précaires, elles soutiennent leur vies et les vies de leur proches dans

des conditions du monde déréglé5. Elles annoncent leur rage et désaccord chaque fois où le

poids lourd de la responsabilité multipliée leur pousse à l'extrème. Cachées dans des usines du

tiers monde, dans les maisons des citoyens des pays, dont elles n' obtiennent pas des papiers,

dans les bureaux des propriétaires de ce qui était naguère l'espace publique, et maintenant est

colonisée comme une « propriété prive », elles résistent quotidiennement à la violence

patriarcale, aux exploits sexistes, racistes et économiques, à l'aliénation dans le monde

spectaculaire de la domination masculine. Antigone, qui – comme l'explique Judith Butler –

vient après Oedipe, qui donc est « post-Oedipienne » et « post-structuraliste »,

importe l'universe de l'expérience vécue dans l'analyse de la parenté, mais aussi dans la

critique de la démocratie. Après des décades de la domination du structuralisme dans le

discours sur la culture, viennent les doutes de la déconstruction, de l'analytique du pouvoir et

de la schizoanalyse. Le travail de Butler constitue un éffort de joindre ces quéstions

poststructuralistes avec le féminisme, notammement avec le travail de Luce Irigaray, de Gayle

Rubin et Monique Wittig. Son éffort – et c'est son trait le plus important – transporte la

production du genre du régistre symbolique au régistre social. La production discoursive du

genre échappe le déterminisme du symbolique grace a la répétition, a la nécessité de son

reproduction. Antigone est donc une abérration, et sa tragédie – une tragédie de

l'insubordination aux regles du genre et de la parenté. Comme nous allons voire, ce n'est peut

être pas la pulsion de morte qui dirige Antigone, comme Lacan l'a suggeré, mais ce sont plutot

les regles de la société qui l'amènent – pas nécessairement comme une femme, mais surtout

comme une exception (en genre, en nationalité, en politique, en parenté) à la demande de la

5

Le probleme de la religion chez Antigone et de sa secularisation problematique dans la plupart de ses interprétation a ete discutee par Francoise Meltzer dans son article Theories of Desire: Antigone Again, dans: Critical Inquiry, vol. 37/2/2011, pp. 169-186.

2

justice et à la mort, ce qui resulte en une force performative de l'expréssion politique de ce qui

est exclu de l'ordre institutionnel.

Dans son analyse des formes contemporaines du traffic des femmes, Anna

Pavulescu souligne, que le cas d'Antigone ne devrait être ni romantizé ni pris comme un

exemple6. Dans l'intérpretation de Butler néanmoins sa résistance devient un symbole du

oublié radicalisme des premières féministes. Ce qui pourrait être ajouté à l'interprétation

d'Antigone proposée par Butler, c'est une critique de l'aliénation et isolation de cette héroïne

de la tragedie antique. A l'époque du decoupement des liens socials entre les individus, la

solitude d'Antigone et l'incapacité de joindre les autres lui marquent comme emblème de

séparation dans la société du précariat, un agent politique demobilisé par l'impossibilité

structurelle de solidarité. A la fin de cet article je vais proposer la notion de la « traduction

culturelle » comme une contribution necessaire aux débats sur la démocratie.

Depuis Aristote la philosophie politique essaye d'échapper aux questions de la sphère

domestique et de ses affaires impures et hybrides. Comme Rancière le souligne dans son livre

Le Philosophe et ses pauvres, l'organisation du discours sur la théorie de l'État ne peut pas être

déconcentrée par des voix perturbées par les affects, les besoins, les désirs et la chair7. Le

paradigme rationaliste, toujours dominant dans les débats sur la sphère publique, est en même

temps plus inclusif (grâce aux efforts pour organiser l'État en concordance avec le principe

d'égalité) et plus exclusif (en raison du principe normatif de l'identité et du sujet). Dans ce

texte, la discussion sur Antigone sera organisée autour du genre et des limites discursives de

la parenté. L'interprétation d'Antigone proposée par Judith Butler ouvre une possibilité de

relire la notion classique du public et de la division entre le social et la loi symbolique fondés

sur la division binaire des genres. Je pense que la démonstration du caractère fondamental de

la division des genres ouvre des possibilités théoriques extrêmement intéressantes pour

renégocier le contrat social d'une manière progressive et en même temps différente des

approches agonistiques de Chantal Mouffe ou d'autres auteurs inspirés par Carl Schmitt. La

notion de mésentente de Jacques Rancière semble à mon avis très proche des propos de

6

A. Parvulescu, European Kinship: Eastern Women Go to Market, in: Critical Inquiry, vol. 37/2/2011, p. 197.

7

J. Rancière, Le philosophe et ses Pauvres, Ed. Fayard, Paris, 1983.

3

Butler. Je voudrais donc aussi montrer qu’il est possible de les lire ensemble, comme les

éléments d'un paradigme radical8.

Il faudrait peut-être souligner que le titre de notre livre devrait être modifié pour

« L'homme et la femme de la démocratie » pour souligner le lien avec le monde

contemporain, qui a déjà découvert la présence des femmes dans la société et la dimension

politique du genre. L'effort pour réinterpréter Antigone plus de 200 cent ans après le geste

fameux d’Olympe de Gouges qui, relisant les propos de la Grande Révolution, a proposé La

Déclaration des Droits de la Femme et Citoyenne, est peut-être sous quelques aspects,

ironique. Dans le cas de de Gouges, sa reinterprétation des notions universalistes était

révélatrice du contenu masculin de la notion d’« homme » et dramatique pour l'auteur. Ici je

ne crains pas le résultat similaire, mais il me semble nécessaire de saisir cette répétition de

situations, cette similarité au niveau structurel, qui ajoute un sens tragique mais aussi comique

comme le voulait Marx dans le 18 Brumaire, à la tâche d'écrire sur un personnage tragique

dans un contexte où tous les droits et toutes les chances semblent accessibles aux femmes et

où le partage du sensible reste toujours organisé par une certaine « police » du genre9. Je

pense que notre notion d'universalité est encore produite dans un contexte de domination

culturelle masculine et je voudrais proposer un changement de point de vue qui propose une

reinterprétation de certains éléments fondamentaux du débat contemporain sur la démocratie.

Les propos de Jacques Rancière sur le politique et plus particulièrement ce qu'il écrit

sur la police, ont une grande importance dans cet effort de discussion sur la démocratie. Dans

La Mésentente, il écrit: « Plus précisément la démocratie est le nom d'une interruption

singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté, que l'on a proposé de

conceptualiser sous un concept plus vaste de police »10. Le « désordre » supposé de la

féminité, supprimé dans les discours politique, revient dans les critiques féministes11, queer et 8

Je developpe le comparison de Butler et Ranciere dans un livre sur les relation de l'art et de la politique, voir: E. Majewska, Sztuka jako pozór? Cenzura i inne paradoksy upolitycznienia kultury, Korporacja Ha! Art, Kraków, 2013 (en presse).

9

J'applique la notion de la police développée par Jacques Rancière dans La Mésentente et d'autres textes.

10

J. Rancière, La Mésentente. Politique et Philosophie, Ed. Galilée, Paris, 1995, p. 139.

11

Voire: C. Pateman, The Disorder of Women: Democracy, Feminism, and Political Theory, Stanford University Press, Stanford, 1989. Pateman nous rapelle d'ailleur la grande peur du „désordre féminin” qu'elle détecte chez Rousseau.

4

ceux sur les immigrés et économiquement dérivés. Dans sa présentation au cours de

l’Exposition internationale d’Art de Venise en 2011, Judith Butler propose une analyse des

événements du « Printemps arabe dans le contexte de transformation de l'espace public

provoquée par l'apparition des corps et de la domesticité dans les rues de la ville »12. Dans ce

type de situation, le travail invisible du féminin, les affects et désirs habituellement cachés

dans le privé, font irruption dans la sphère publique en transformant les corps, les institutions

du pouvoir, le social et l’espace public lui-même. C'est une disruption causée non seulement

par les postulats ou formes d'organisation politiques mais aussi par la reconfiguration de

l'espace, qui est en même temps spatiale, affective et corporalisée. Les notions

habermassiennes de consensus où la théorie de la justice de John Rawls ne sont pas

suffisantes en ce cas de mobilisation immédiate des corps pour un changement, qui serait

encore à inventer, qui n'est pas fait mais qui sera achevé dans le travail d'accord de ces corps

en rébellion dans l’espace public. La conceptualisation de Butler ouvre des potentiels

importants pour voir cette transformation sans pétrification par les concepts de consensus ou

de choix qui ne sont pas encore là au moment du commencement de cette mobilisation

massive radicale.

Dans les conceptions de la démocratie de Jurgen Habermas ou de John Rawls, c'est le

sujet rationnel, qui entre dans la sphère publique. Le contexte relationnel, des liens d'affect, ne

constituent pas un élément nécessaire pour l'agencement politique. Quant à la rationalité – elle

est declarée comme universelle, mais – dans chaque conception elle est au même temps

limitée. Les auteurs féministes, mais aussi Rancière, montrent, comment cette universalité se

présent comme limitée, à propos de l'activité politique de Jeanne Deroin, qui en 1849 s'est

presentée comme candidate dans les élections legislatives : « En construisant l'universalite

singuliere polemique d'une demonstration, elle fait apparaître l'universel de la republique

comme universel particularise tordu dans la definition meme par la logique policiere des

fonctions et des parts »13. Le cas de l'universalisme particularisé a été aussi discuté dans le

contexte des dependances globales et colonialisme, par exemple par Immanuel Wallerstein,

qui montre, que l'universalisme était toujours « l'universalisme Européen »14.

12 J. Butler, "Ciała w porozumieniu i sztuka ulicy" dans Magazyn Sztuki 2/2012 (trad.EM).

13

J. Rancière, La Mésentente..., p. 67.

14

5

Chez des auteurs féminists ce sont les dépendances, liens et relations parmi les gens

qui constituent l'aspect fondamental de la participation dans la vie publique. Carol Gilligan,

qui avait été l'étudiante de Lawrence Kohlberg, a proposé une révision complète de son

analyse du développement éthique et elle a montré que pendant le processus de décider les

femmes considèrent le plus souvent le contexte, pendant que les hommes décident

habituellement en détachement du contexte15. Malgré que Gilligan avait souvent souligné, que

son analyse n'est pas une preuve de la différence sexuelle entre les hommes et les femmes,

mais entre les processus de la production du genre féminin et masculin, son travail a souvent

été critiqué comme „essentialist”. Une autre féministe Américaine, Iris Marion Young, a

proposé une excellente défense du caractère social de la différence des genres – dans son

analyse de la socialisation des filles et des garçons elle a observé des différences

extraordinaires concernant les manières de la reproduction des règles du comportement16. Son

travail – un excellent exemple de l'utilisation de la conception du corps comme expérience

vécue de Maurice Merleau-Ponty, lui a dirigé vers l'observation, que l'incapacité de participer

dans la sphère public, expériencée par la majorité des femmes, peut être expliquée non

comme un défet parvenant du fait d'être nait comme femme, mais comme un effet de la

socialisation pour devenir une femme. Dans le discours féministe le genre signifit une

production des traits qui en somme peuvent être vu comme „féminins” ou „masculins”. Le

travail de Young a inspiré plusieurs auteurs féministes de réchércher les règles de ce que

Judith Butler appelle d'une manière inspirée par Louis Althusser „la reproduction

performative du genre”17. Dans ce processus de la reproduction du genre, des actes d'

„intérpellation” sont discutes comme éléments de la vie quotidienne, qui forcent les filles de

devenir femmes et les garçons de devenir hommes. Dans un texte consacré à la notion de

„habitus”, Butler explique, que malgré toute ressemblance, sa théorie diffère de la conception

I. Wallerstein, European Universalism: The Rhetoric of Power, New Press, 2006.

15

Voir: C. Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women's Development, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts.

16

I. M. Young, Throwing like a Girl. A Phenomenology of Feminine Body Comportment Motility and Spatiality, dans: Human Studies, Vol. 3, No. 2 (Apr., 1980), pp. 137-156.

17

Pour la discussion sur Althusser – voir: J. Butler, Bodies that Matter. On the discursive limits of „sex”, Routlege, New York and London, 2002, p. 81.

6

de Bourdieu, avec laquelle elle partage d'ailleurs certains élément importants. Chez Butler la

résistance, la subversion de la norme est non seulement possible, mais elle constitue un

élément inscrit dans la „linguistique sociale”. Dans un texte sur Bourdieu elle explique, „Et

qu'est-ce qui se passe quand ceux, qui ont été déprivés du pouvoir social revendiquent

„liberté” ou „démocratie”, réapproprient ces notions du discours dominant et refont ou

resignifient ces termes très cathèctés pour commencer un mouvement politique?”18

Il est intéressant que Habermas et Rawls ont modifié leurs projets de théorie politique

après les interventions féministes : Habermas après une confrontation avec la pensée et les

recherches de Carol Gilligan et Rawls après la polémique de Susan Moller Okin sur des

« représentants familiaux »19. Néanmoins, comme le montre Seyla Benhabib et plusieurs

autres théoriciens féministes, ils ne semblent pas comprendre les différences entre hommes et

femmes, qui sont produits de la socialisation au niveau du comportement et qui les dirigent

vers des moyens différents d'expression et d’activité politique20. Leur conception du politique

exclue les liens affectifs créés au cours de la maternité. Comme l'explique Iris Marion Young,

la théorie de l'habitus de Bourdieu peut être un moyen d'expliquer les origines culturelles des

différences de genre et le fait qu’elles sont aussi inscrites dans les corps21. Benhabib suggère

que la culture patriarcale est basée sur la peur de ce qui est habituellement associé à la

féminité : le désordre, la particularité, l'affectif. Cette peur s’exprime dans l'interprétation

d'Antigone proposée par Hegel, qui, en se référant à l’héroïne tragique évoque une vision

apocalyptique de la sphère privée qui serait destructive de l’espace public. Il reproduit les

préjugés sur la nature des femmes qui sont a son avis néfastes pour la société, comme

porteuses de particularités et d’émotions dangereuses pour la stabilité de l'État. Même si ces

18

J. Butler, Performativity's Social Magics dans R. Schusterman (ed) Bourdieu. A Critical Reader, Blackwell Publishers, 2000, p. 123. (trad. EM)

19

J. Habermas, Moral Consciousness and Communicative Actions, Massachussetts, Polity Press, 1990 ; J. Rawls, The Law of Peoples, Cambridge and London: Harvard. University Press, 1999 ; S. Moller

Okin Justice, Gender and the Family, New York, 1989

20 S. Benhabib, "The Generalized and Concrete Other", dans : Benhaib et Cornell (eds), Feminism as

Critique, Cambridge, Polity Press, 1987.

21

I. M. Young, "The Ideal of Community and the Politics of Difference", in L. Nicholson (ed), Feminism/Postmodernism, New York 1990, s. 300-323.

7

émotions sont finalement décrites par Hegel comme essentielles à la construction du social, il

est certain que pour Hegel comme pour Habermas, les éléments féminins sont irrationnels et

dangereux pour l'ordre public. Ces disruptions peuvent déstabiliser le développement du

social, l’émergence du consensus et doivent être pacifiés pour que l'État (pour Hegel) ou la

démocratie (pour Habermas) puissent survivre. Carole Pateman écrit, que Jean Jacques

Rousseau disait, que personne n'est morte à cause du vin, mais il en a plusieurs qui ont perdu

leur vie à cause du « désordre féminin »22. Pour Pateman, mais aussi pour Seyla Benhabib, les

théories du contrat social sont souvent fournis par la peur du féminin, par des efforts d'exclure

les femmes et bien garder les frontières d'accès au public23.

Dans l'interprétation d'Antigone proposée par Judith Butler c'est plutôt la peur du

« désordre sexuel », qui gouverne dans la domaine du politique, que le terreur supposé du

« désordre féminin ». Butler commence Antigone's Claim par un passage critique contre les

théories féministes, qui semblent oublier l’aspect résistant de l'histoire du féminisme. Elle

suggère, qu'il « est difficile de dire, qu'elle [Antigone] représente une féminité qui n'est pas

complice avec le pouvoir auquel elle s’oppose »24 Cela implique que l'interprétation

d'Antigone comme une femme est au moins problématique. Butler suggère aussi que l'histoire

de cette héroïne n'est pas tout à fait une histoire d'Aufhebung si elle n'est pas préservée dans

l'ordre public25. Butler fait ici un effort intéressant pour contredire l'élément central de la

stratégie hégélienne de construire la contradiction fondamentale de l'État et les structures de la

parenté. Elle écrit : « elle [Antigone] absorbe la langue même de l'État contre lequel elle se

révolte »26. C'est précisément ce moment d'absorption du masculin par quelqu'un, qui n'a pas

resigné du féminin, qui est intéressant dans ce cas, et qui est en plus accompagné par une serie

des ruptures et contradictions dans ses relations familiales.

22

C. Pateman, The Disorder of Women, Polity Press, Cambridge, 1989, p. 17. 23

S. Benhabib, „The Generalized and the Concrete Other: The Kohlberg-Gilligan Controversy and Feminist Theory”, dans: S. Benhabib, D. Cornell (eds), Feminism as Critique. Essays on the Politics of Gender in Late-Capitalist Societies. Polity Press, 1987.

24

J. Butler, Antigone's Claim, Columbia University Press, 2000, p. 2.

25

Idem, p. 5.

26

Idem.

8

Cette limite de la stabilité du genre constitue l'élément principal de la lecture

d'Antigone proposée par Butler, dans laquelle l'histoire de cette héroïne « expose le caractère

socialement contingent de la parenté » plutôt que de constituer « une transgression fatale et

impossible, comme dans les interprétations de Hegel et de Lacan»27. Žižek aussi émet des

doutes envers ces interprétations classiques. Mais ce conflit d’interprétation devrait plutôt être

lu comme un développement des propos de Butler sur le caractère principal de la division des

genres et l'exclusion de l’homosexualité de l'ordre de la parenté et de la culture. Malgré son

ton anti-hégélien, les propositions de Butler n'effacent pas l'élément dialectique du

fonctionnement du genre dans la société : la disparition de la féminité au moment de

l'apparition publique d'Antigone peut toujours être lue comme l'histoire du genre dans le

contexte de construction de l'espace public. C'est le binarisme des genres qui est en jeu ici, et

même s'il est contesté, critiqué et son efficacité est rendu discutable, c'est toujours la

répétition performative du genre qui est centrale, aussi dans ses moments subversifs et

hybridiques. Butler montre, que chez Antigone c'est le désaccord avec le pouvoir royal

accompagné par l'insubordination au binarisme des genres qui prennent place dans le débat

avec Créon.

Je voudrais proposer de lire les interprétations plus « classiques » de la tragédie

d'Antigone comme les éléments de ce que Rancière appelle para-politique et métapolitique,

comme efforts pour comprendre le politique comme exclusion de la mésentente et donc de la

résistance. Chantal Mouffe analyse la démocratie comme un espace agonistique, ou les

antagonismes ne devraient être suspendus par la hégemonie du consensus, mais surveçus

comme tels28. Dans son effort de surpasser la difficile affiliation politique avec le philosophe

de la droite extrème Carl Schmitt, Mouffe transforme le « antagonisme » en « agonisme », qui

pourrait être vu comme une nouvelle version du consensus. L' interprétation d'Antigone

proposée par Judith Butler ou le concept de la mésentente de Jacques Rancière constituent une

alternative dans cet impasse parmi le consensus et antagonisme29. Je pense d'ailleurs, que la

27

Idem, p. 6.

28

Ch. Mouffe, The Democratic Paradox, Verso, London 2000.

29

Je développe ces similarités dans mon livre sur l'art et la politique, voir: E. Majewska, Sztuka jako pozór? Cenzura i inne formy upolitycznienia kultury, Korporacja Ha! Art, Kraków 2013 (dans la presse ).

9

notion de la traduction culturelle, laquelle je discute à la fin de ce texte, remplit peut-être le

vide parmi la subjectivité résistante et la transformation sociale collective.

La notion de « disruption » nous dirige vers la tragédie d'Antigone qui – au moins dans

les théories du politique inspirées par Hegel, y compris la psychanalyse lacanienne et certains

propos de Slavoj Žižek – reste synonyme du conflit entre privé et public, où les lois des dieux

sont finalement relevées dans la confrontation avec la loi humaine, représentée par le

souverain Créon. Comme le montre Judith Butler dans Antigone's Claim, cette interprétation

d’Antigone est possible seulement à la condition que le genre de cette héroïne et le type des

lois qu'elle représente soient prises pour féminins. Cette interprétation exige d'approuver une

certaine stabilité d'Antigone. Elle doit être pétrifiée dans un certain rôle – par exemple celui

d’une sœur, d'une fille ou bien d'une épouse – elle doit être uniforme, aucune polysémie ne

peut déranger sa participation au conflit contre Créon. Dans les interprétations d'Antigone

proposées par Hegel, Lacan, Žižek et même par Luce Irigaray, Antigone doit être

alternativement un double ou un contraire de Créon. Pour faire une référence au terme de

Rancière, aucune disruption ne peut empêcher le développement de la philosophie politique

dans lequel le social serve de réservoir pacifié des contradictions du discours. L'

insubordination d'Antigone, non seulement cette articulée dans son débat avec Créon, mais

aussi l'insubordination performative de son genre, ouvre une nouvelle route pour le débat sur

la démocratie30.

Dans ses écrits sur l'esthétique, Jacques Rancière propose une reinterprétation des

concepts de démocratie et du politique chez Aristote31. Un aspect de cette reprise de l'œuvre

classique semble particulièrement intéressant. Selon Aristote, pour participer à la vie de la

Cité il faut se libérer des nécessités immédiates d'une vie quotidienne et il faut pouvoir

profiter des privilèges d'une vie contemplative. Autrement dit, il faut être un homme libre,

riche, né dans la Cité, possédant les moyens nécessaires pour poursuivre une contemplation

ininterrompue. Le problème lié au personnage d'Antigone est ici le suivant : non seulement

elle ne remplit pas ces exigences (elle n'est pas un homme, elle n'est pas libre, sa propriété

appartient à son ennemi, elle est une étrangère) et en conséquence elle est obligé de faire

toujours au moins deux choses à la fois, mais elle est aussi toujours « plusieurs choses » en 30

Voir: J. Butler, „Imitation and Gender insubordination”....

31

J.Rancière, Le partage du sensible. Esthetique etpolitique, La Fabrique editions, Paris, 2000.

10

même temps. Dans Antigone's Claim Judith Butler rend compte de la pluralité des

contradictions d'Antigone, de son caractère hybride32. Comme sujet dans les conditions

décrites par Sophocle, elle remplit les fonctions féminines seulement en ce qu'elle renverse

l'ordre masculin. Les autres éléments de son comportement portent le caractère masculin. Elle

ne peut pas simplement être considérée comme une « femme », même si ses demandes font

partie du domaine habituellement attribué aux femmes. Dans son débat avec Créon elle entre

l'espace vague de « entre-genres » (intersexuality) et en même temps pratique ce qui

aujourd'hui passe comme drag performance – elle performe les éléments du genre masculin.

D'ailleurs, dans le texte de la tragédie elle n'est pas considérée comme une femme

même par Créon, qui l'appelle « ni femme, ni homme » dans la fameuse dispute. Lacan

souligne le dépassement Antigonien du féminin. Il écrit : « Antigone, on l'appelle he pais, la

gosse ». Je voudrais suggérer, que c’est précisément la dialectique hégélienne qui ouvre la

possibilité de lire et relire Antigone comme une figure contradictoire, hybride et pluri-

contextuelle. C'est le même hégélianisme néanmoins qui ferme cette poly-vocalité dans les

notions de surpassement et de progrès.

L'insubordination du genre d'Antigone, comme l'appelle Butler, produit une

série de conflits entre les interprétations existantes et celle proposée par Butler33. Souvenons-

nous que chez Hegel, Antigone est une femme, elle represente le féminin et elle devient

l'essence de cette « ironie de l'humanité ». Chez Lacan, Antigone est un peu plus complexe

mais chaque fois qu'il approche cette complexité, il finit par faire demi-tour. Lacan parle de

« la beauté d'Antigone », du sublime de son acte »34 et de son aspect « inhumain » qui dépasse

32

J'utilise ici la notion du hybride et de l'identite hybridique proposee par Donna Haraway dans son „Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century," in Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, pp.149-181. Elle ecrit: „The cyborg is a condensed image of both imagination and material reality, the two joined centres structuring any possibility of historical transformation. In the traditions of 'Western' science and politics — the tradition of racist, male-dominant capitalism; the tradition of progress; the tradition of the appropriation of nature as resource for the productions of culture; the tradition of reproduction of the self from the reflections of the other — the relation between organism and machine has been a border war.”

33

J' utilise ici la notion de l'insubordination pour marquer la reférence avec le lien fait par Butler entre le genre et les formes de sa performatitivité et la politique. Voir: J. Butler, „Imitation and Gender insubordination” dans: D. Fuss (ed), Inside/Out: Lesbian Theories, Gay Theories, Routlege, New York and London, 1991, p. 13-30.

34

11

peut être sa « féminité », mais il semble que, même diagnostiquée par Lacan comme

quelqu'un qui dépasse l'humanité, Antigone reste femme, peut-être même une essence de

féminité. Comme des femmes dans « Marche des Femmes », le texte fameux de Luce

Irigaray, l'élève de Lacan, rejetée de son école, Antigone devient dans l'interprétation

lacanienne un objet d' échange parmi les hommes, une marchandise dont la value est produite

par les hommes, hors d'elle35. Dans le Livre VII du séminaire de Lacan, Antigone constitue

non seulement l’objet d'une contemplation aliénante (comme l’objet d'art) mais au cours de

l'argumentation elle devient un objet d’investissement libidinal, et comme telle, elle est

« l’héroïne, qui porte la voix des dieux », elle « participe toujours de l' isolement », elle est

même un « être inhumain »36 mais jamais quelqu'un produit par les conditions sociales. Il est

peut-être intéressant de voir une révision de ce récit, ou l'agencement politique et la

multiplicité des genres performés par Antigone est réduite au « féminin éternel ».

Chez Lacan Antigone est toujours fascinante comme objet du désir d'un homme, elle

est énigmatique comme l'est une femme pour un homme dans la société patriarcale de

l'économie hétéro-normative. Tout change si on l'interprète comme quelqu'un d’autre qu'une

femme ou – comme le fait Butler – quelqu'un qui transforme les notions du genre et de la

parenté et du genre. Comme le souligne Butler, Antigone occupe toutes les positions

familiales sauf celle de la « mère »37. Elle écrit : « Malgré qu'Antigone n'est pas une héroïne

queer tout court, elle emblématise une certaine fatalité hétérosexuelle, qui doit être encore

lue »38. Même si Antigone meurt deux fois, sa mort n'est peut-être pas si énigmatique et si elle

l’est, ce n’est pas à cause de la féminité de l'héroïne, mais au contraire parce que ses

métamorphoses de genre posent des questions fondamentales sur la structure sociale de la

J. Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan, Texte établi par Jacques-Allain Miller, Livre VII p. 290 et suivantes.

35

Voir: L. Irigaray, „Le Marche des Femmes” dans: idem, Speculum de l'autre femme, Editions De Minuit, Paris, 1974.

36

Le Séminaire de Jacques Lacan, p. 305 et suivantes.

37

J. Butler, Antigone's Claim..., op. Cit, p. 72.

38

Idem.

12

parenté et demandent une révision paradigmatique où le symbolique reste pétrifié comme une

norme éternelle inchangeable.

Dans Antigone's Claim Butler suggère que l'interprétation d'Antigone proposée par

Slavoj Žižek dans Enjoy Your Symptom! est réductrice parce qu’Antigone dit beaucoup plus

qu’un simple « non » : elle renégocie les structures de la parenté, ell reclame la plutalite des

positions qu'un sujet peut prendre dans le cadre du genre mais aussi de la famille. Butler

suggère que Žižek reproduit la division schématique entre le « non masculin » et le « non

féminin » causant « une rupture traumatique ». Dans The Fragile Absolute Žižek, qui n’est

pas un théoricien féministe, critique l’interprétation lacanienne d'Antigone dans les catégories

du « sublime » comme un cas typique de la « projection masculine ». Dans son interprétation

d'Antigone, il la compare avec Médea, et suggère que c'est Médea, et pas Antigone, qui passe

à l'acte en tuant celui qui lui est le plus cher. Žižek montre ainsi que certains actes éthiques

des femmes (Antigone, Médea, Sethe du roman de Toni Morrison) détruisent la séparation

entre l'éthique et le politique, mais que pour l' accomplir, ces femmes doivent dépasser leur

féminité. Du point de vue de Žižek, la distinction entre l'éthique compris comme féminin et la

politique comprise comme masculine ne tient pas puisque l'attachement de la femme au

régime régulatif de l'éthique est dejà un effet de la logique masculine. Chez Žižek nous

voyons Antigone libérée du poids des obligations éthiques, mais en même temps dépolitisée si

son acte ne peut pas être compris comme « révolutionnaire »39. Chez Butler, Antigone est

emblématique d’un acte discursif double : la négation de la loi de Créon, comme l'expliquent

tous les autres auteurs, mais aussi l'activité de dénonciation des actes de Créon comme

illégaux40. C'est à ce moment qu'Antigone « assimile l'autorité », comme l'explique Butler.

C'est à ce moment qu'elle s'approprie la « voix de l'autre ». Butler propose de lire «la pleinte

d'Antigone » comme un acte double : d’enterrement de son frère, mais aussi de réponse à

Créon. Elle suggère, que c’est précisément dans ce moment linguistique qu'elle s'inscrit dans

l'« excès masculin appelé hybris »41. Antigone doit donc devenir l'autre, l'autorité masculine et

souveraine, pour accomplir son acte. Elle doit parvenir à incarner les traits de quelqu'un

39

S. Žižek, Kruchy absolut, czyli dlaczego warto walczyć o chrześcijańskie dziedzictwo, Warszawa, 2009.

40

J. Butler, Antigone's Claim..., op. cit, p.11.

41

Idem, p. 10.

13

d'autre : d'un homme, d'un souverain, du révolutionnaire, en devenant en même temps

quelqu’un de plus qu'elle même.

Butler souligne que dans l'interprétation de Lacan Antigone et les structures de la

parenté en général sont analysées hors du contexte de l'État mais comme une base binaire et

stable de l'ordre étatique. Comme cela a été déjà expliqué par Butler, surtout dans Gender

Trouble, le genre doit être perçu comme déjà organisé, gouverné et formé par les institutions

avec un résidu de violence qui, comme chez Benjamin dans Sur la violence ou chez Derrida et

Kafka dans leurs écrits sur la loi, se présente comme l'élément fondateur de l'ordre politique

institutionnalisé42. En soulignant que l'accès au sexe, au corps et au biologique en général est

toujours médiatisé et qu'il n'est jamais direct, Butler propose une autre interprétation non

seulement du genre et du sexe mais aussi des relations entre le social, l'étatique et l'individuel.

Si la différence du genre n'est ni stable, ni binaire, son apparence dans le discours peut avoir

des effets déstabilisants non seulement pour des individus mais aussi pour la structure sociale

entière.

Butler souligne aussi le caractère concret de la relation entre Antigone et Polynice.

Elle critique Hegel précisément pour sa définition de la relation entre frère et sœur comme

« vide » dans laquelle le désir est absent. Elle suggère qu'il serait possible de lire Antigone

comme quelqu'un de confondu dans les relations familiales. Pour Butler cela ouvre les

possibilités d'une révision du concept de « loi symbolique », la véritable base de la conception

lacanienne de la société. Elle conteste la division entre le social et le symbolique et propose,

d'une manière semblable aux efforts de Deleuze et Guattari d'Anti-Oedipe, une critique du

concept Lacanien du symbolique et de la présupposition structuraliste selon laquelle le social

est organisé en conformité avec les principes de la loi symbolique universelle43. Butler

souligne qu'il ne s'agit pas dans son travail d'une négation de la prohibition de l'inceste mais

d'une recherche des formes normatives de la parenté qui constituent les implications de cette

loi44. Elle analyse l'amour d 'Antigone pour Polynice comme ne s’inscrivant pas dans l'ordre

public et menant en tant que tel à son sacrifice45. Dans le troisième chapitre d'Antigone's

42

J. Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990.

43

Voir: G. Deleuze, F. Guattari, Anti-Oedipe, Ed. De Minuit, Paris, 1972. 44

J. Butler, Antigone's Claim, op. cit, p. 30.

45

14

Claim Butler suggère que l'amour d'Antigone pour Polynice est beaucoup plus profond que

celui d’une sœur. En plus, Butler suggère que l'amour d'Antigone était aussi dirigé vers son

autre frère, Oedipe, qui est aussi son père. La malédiction qu'il formule envers Antigone (« tu

n’aimeras que l’homme mort ») ne porte pas uniquement sur un homme ; il y a un

dédoublement de cet amour pour les hommes morts qui sont en plus ses frères. Cette

énumération ouvre des possibilités de reconfigurer l'image d'Antigone mais aussi de reprendre

le sujet de la perversion et de demander si la loi est toujours antérieure et si la relation entre

les deux doit être théorisée comme stable. Cela constitue une autre version de la question des

relations entre le symbolique et le social posée plus tôt.

Luce Irigaray, qui se concentre en particulier sur le sacrifice d'Antigone, ne parle pas

de l'inceste dans la relation d'Antigone et de Polynice. Elle développe une interprétation de la

culture comme toujours produite non seulement par le meurtre du père, ce qui est un grand

thème dans le discours psychanalytique, mais aussi par le meurtre de la mère, symbolisant

l'exclusion totale du féminin et qui anticipe toujours le geste révolutionnaire masculin des

« frères »46. Dans son analyse des motifs freudiens du Moïse et le monothéisme et d'autres

ouvrages, Irigaray prend Antigone pour une « rebelle inaccomplie » qui est toujours prête au

sacrifice même si elle incorpore le discours politique et trahit certains autres aspects de la

féminité. Néanmoins elle ne peut pas rompre avec le destin de la femme qui garantit la

continuité du monde patriarcal. Irigaray écrit : « Refusant d’être cette terre inconsciente

nourricière de la nature, la féminité revendiquerait alors pour elle même le droit au plaisir, à la

jouissance, voire à une activité effective, trahissant ainsi son destin universel »47. Antigone

dépasse certaines restrictions de la construction sociale de la féminité, mais pas toutes. Elle

doit payer le prix de son insubordination. « Quelque substance dans ce processus s'est perdue :

le sang dans sa constitution d'une subjectivité vivante autonome. Irréductible hypocondrie,

mélancolie de la dialectique »48, écrit Irigaray dans Speculum de l'autre femme. Ce sommaire

de la dialectique comme résultante d'un crime, renvoie aux propos de Walter Benjamin sur la

Idem, p. 36.

46

Voir: L. Irigaray, Corps-a-corps avec la mere, Editions Pleine Lune, 2001.

47

L. Irigaray, Speculum..., p. 280.

48

L. Irigaray, Speculum..., p. 275.

15

violence comme fondement de la loi49. La violence de l'ordre symbolique remplace dans

l'interprétation proposée par Irigaray la tendance lacanienne à attribuer à Antigone une pulsion

de mort. Il est peut-être intéressant que Butler semble ne pas vouloir choisir entre ces deux

interprétations dans Antigone's Claim. Antigone est victime d’une malédiction mais elle a

aussi un désir inconscient de s'y trouver, comme chaque sujet dans la structure sociale.

Une autre interprétation féministe d'Antigone est développée par la théoricienne de la

littérature polonaise, Maria Janion, qui insiste sur la complexité d'Antigone et d’autres

personnages qu'elle considère comme des « répétitions de la figure d'Antigone ». Il en est

ainsi de la figure allégorique française de « Marianne » qui est une femme hors de tout

contexte social stabilisé, qui n’est ni mariée, ni mère, ni veuve, bref sans aucun attribut social

de la féminité. Les représentations artistiques de la révolution sont toujours des corps

feminins forts, partiellement nus et les « Mariannes » mènent les autres, d’ordinaire des

hommes, sans être ancrée dans la domesticité. Au contraire, la « Marianne » est toujours

montrée agissant au cœur de l’espace public, généralement en guerre50. Butler suggère

qu'Antigone représente l'inconscient de la loi, elle est ce qui est déjà senti mais n'est pas

formulé. Chez Hegel Antigone est discutée sans sa voix puisqu’il se concentre sur les actes

qu'elle a commis auparavant. Sans discours, elle ne pourrait pas renégocier la loi et critiquer

Créon. L' interprétation d'Antigone non seulement en symbole de la révolution, mais aussi en

évolutionniste dépassant les normes de la féminité, proposée par Janion, semble similaire aux

propositions de Butler. Mais au lieu de se concentrer sur les stratégies oppressives du silence

de ce type de personnages dans l'histoire du XIXe siècle, comme le fait Janion, Butler nous

propose une renégociation du concept de famille fondée sur le mariage hétérosexuel

monogamique et sur le binarisme des genres stabilisé. Dans Antigone's Claim Butler fait

référence à la parenté des esclaves et au processus dur et cruel d'effacement des liens entre les

Afro-Américains. L'effort pour reconnaître les liens familials et la lutte pour la reconnaissance

des droits des familles, y comprit le droit a deuil, revient dans les autres livres de Butler,

surtout Precarious Life.

49

W. Benjamin, W sprawie krytyki przemocy, dans W. Benjamin, Anioł historii. Eseje, szkice, fragmenty, przeł. K. Krzemieniowa, Poznań 1996.

50

M. Janion, Kobiety i duch inności, Warszawa, 2006.

16

Ici nous sommes au cœur même du problème posé par Butler : la parenté est-elle une

malédiction de la théorie critique contemporaine ? Comment renégocier les questions de

l’hétéro-normativité, les limites de la loi et de la société avec les notions de famille admises

de manière anhistorique et décontextualisée ? Antigone est-elle un personnage qui permet de

réinterpréter et de transformer la conception du symbolique, hérité du structuralisme et de la

psychanalyse ? Butler essaye de répondre à ces questions d'une manière déconstructiviste.

Elle ouvre la voie à une conception de la structure sociale comme dépendante des règles dont

la légitimité reste questionnable. En plus, les figures qui symbolisent cet ordre semblent

empêtrée dans la même hybridité relationnelle et affective qu’elles semblaient préalablement

organiser d'une manière claire et précise. Les interprétations classiques d'Antigone ne

rendaient pas compte de cette complexité. Le vocabulaire de Rancière est très utile, ses

éléments permettant une critique des conceptions de la démocratie, qui réifient le conflit soit

par exclusion des contradictions (Hegel et son interprétation d'Antigone comme femme et

Irigaray avec son interprétation d'Antigone comme « presque rebelle ») soit par fétichisation

d'un aspect de ces contradictions (la « beauté » d'Antigone chez Lacan, la rébellion

d'Antigone en contraste du caractère véritablement révolutionnaire de l'acte de Médea chez

Žižek). Il est tout à fait possible qu'Antigone ne puisse pas être comprise sans un concept

radical de la démocratie, voire même qu’un concept radical de démocratie ne puisse être

proposé sans une reintérpretation, ou même plus une réactivation de la figure d'Antigone.

Au commencement d'Antigone's Claim, Butler demande si le féminisme doit être

fondé seulement sur le discours des droits ou s'il ne devrait pas revisiter certaines figures de la

radicalité pour mieux comprendre non seulement la société mais aussi ses propres origines.

Dans la conclusion de son livre Butler cherche une forme d'universalisme qu’elle trouve dans

la parenté reintérpretée, libérée du binarisme des genres, transformée. Elle propose de lire

Antigone comme un récit de l’humanité, comme une catachrèse politique, dans laquelle

quelqu'un, qui est « moins qu’un homme » parle comme l'homme, en dépassant sa féminité,

mais pas entièrement – donc en devenant un sujet déstabilisé, en procès, changeant51. Son

intérprétation de la tragédie antique donc diffère des intérprétations de Hegel, Žižek ou Lacan

surtout dans cet aspect de la transformation du sujet, qui est, à son avis, toujours en procès de

devenir, toujours engagé dans l'activité d' aufhebung plutôt, que quelque chose de stable. En

51

J. Butler, Antigone's Claim, op. cit, p. 82.

17

cela – Butler est plus post-structuraliste, mais aussi peut – être plus dialectique que les autres

auteurs discutes ici.

Dans La Mésentente Rancière critique les formes d'usage de la notion de social dans

ce qu'il appelle la métapolitique, un effort de surpasser la politique par un accord imposé

parmi les conflits de la vie social et leur résolution dans un projet idéal de la société réalisé .

Chez Marx et les marxistes « le social n'est pas la réalité de la politique hormis dans le cas où

il est réduit à la réalité de sa fausseté » et donc « la politique est le mensonge sur la réalité

appelée la société »52. L'interprétation hégélienne d'Antigone peut être lue comme un exemple

de ce type de pratique, comme une réduction des éléments contradictoires, résistant à la

réduction à une image statique du social, image nécessaire pour le développement de la

dialectique, mais réducteur si nous la comparaison par exemple avec l'image du maitre et de

l’esclave du commencement de la Phénoménologie de l'esprit. D’un autre côté, l'interprétation

d'Antigone proposée par Lacan semble très proche de ce que Rancière appelle la

parapolitique, où « l'activité politique est réduite à l'ordre politique ». Chez Hegel « le

féminin » construit à la base de l'histoire d'Antigone ressemble au « prolétariat » de Marx, qui

est d'après Rancière « un nom des innombrables, une façon de subjectivisation […] »53.

Soulignons que les ressemblances entre le prolétariat et les femmes sont bien visibles aussi

pour Rancière. Néanmoins, il est utile de préciser comment et dans quels aspects le féminin

éprouve les réductions et pétrifications non seulement dans la pensée politique conservatrice

mais aussi dans les récits progressistes. Le plan politique de la critique générale du consensus

ainsi que ses critiques marxistes, fournit un élément extrêmement heuristique pour analyser la

démocratie du point de vue féministe.

Le potentiel radical d'Antigone, reconstruit par Judith Butler ne se réduit pas à une

forme de soutien des figures féminines insubordonnées ou d’une réorganisation particulière de

la famille. Au contraire, l'effet essentiel de son livre est un changement de perception du

social où la division des rôles est renégociée en tant que patriarcale ou homo-phobique mais

surtout stabilisée par une image de la vie privée héritée d’Hegel. Les notions d’homme et de

femme sont puisées dans le sens commun et leurs contradictions pacifiées. Pourtant, comme

52

J. Rancière, Mésentente..., p. 123-124.

53

J. Rancière, Disagreement, p. 84.

18

le montre Butler mais aussi Rancière, ce qui a été compris comme « immédiatement

accessible » exige peut-être autant d'effort interprétatif que la dialectique du maitre et de

l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit. Les formes stables de la loi symbolique

structuraliste semblent aussi problématiques si, comme le suggère Butler, les pratiques de la

parenté, du désir et des genres sont moins stables que ne le décrit le langage psychanalytique.

La discussion sur la notion de « psychotique » n'est pas centrale dans Antigone's Claim,

pourtant dans Gender Trouble et Undoing Gender Butler entreprend de longues discussions

sur les limites des conceptions de Kristeva (sa « sémiotique » et les relations entre les femmes

comme éléments de la psychose) et de Lacan (le psychotique au sein de la conception de

l'insubordination à la loi symbolique). L’hétéro-normativité décrite comme le principe de

l'ordre culturel et symbolique par Butler dans Psychic Life of Power, est le principe fondant

les autres normes, y compris l'interdiction de l’inceste. Dans cette perspective ce n'est pas

l'interdiction de l'inceste qui est postulé par l'auteur. C'est la suggestion de lire l'ordre social

comme fondé sur l'exclusion du désir homosexuel et sur la division et fixation des genres.

L'argument de Butler ouvre donc la possibilité de la transformation du politique non

seulement pour y inclure les femmes, mais surtout pour renégocier, déstabiliser et affaiblir les

notions binaires des genres. Ce type de démontage dans le politique le transforme pour suivre

un concept paradoxal de l'universalisme, celui qui, comme le dit Butler dans la Préface de

Gender Trouble, est produit par la pratique de la traduction culturelle54. Cet effort de

reconfiguration du social et du politique dans le processus de traduction ouvre les possibilités

de renégocier l'ordre de la démocratie non seulement pour y inclure les exclus, mais surtout

pour que les conflits sur la politique soient visible.

Parmi des efforts multiples de relire la notion hégelienne d' aufhebung il y a celle de

Jacques Derrida, qui dans son texte sur la traduction, What is a Relevant Translation ? nous

propose une intérprétation des traduction comme une aufhebung, donc un processus de

dépassement d' une notion ou une phrase donnée par une autre dans une autre langue et avec

une violence qui accompagne habituellement la confrontation de deux cultures différentes55.

54

J. Butler, Gender Trouble...

55

J. Derrida, What is a „Relevant” Translation? Trad. L. Venuti, dans: Critical Inquiry, Vol. 27, No. 2 (Winter, 2001), pp. 174-200. J'utilise la version anglaise de ce texte de Derrida, parce que je pense qu'elle est beaucoup plus relevante ici, comme un effort de surpasser les difficultees de parler en une langue etrangere sur la traduction comme terme dans są langue maternelle, qui renvoi d'ailleurs a la notion allemande d' aufhebung, qui est en plus une notion du dicours d'un ami-ennemi – de la dialectique.

19

En utilisant l'exemple de Merchand of Venice de William Shakespeare Derrida montre,

comment la logique de la grâce du christianisme est forcée sur le marchand Juif, et comment,

dans un processus de l'intégration des principes étrangères, Shylock apprend la culture de

l'autre, du christiannisme. Même si l'exemple utilisé par Derrida don son texte est discutable,

le processus de la traduction est dans son texte analysé comme tel, comme un processus qui

n'est ni neutre, ni stabilisante, au contraire – elle est un effort accompagné par désaccords

multiples et conflits. Mais – la résolution est au meme temps une dépassement – de

l'incapacité, de l'impossibilité, de l'étrangeté de la lange et la signification de l'autre. La notion

de « relève », proposée par Derrida comme traduction de l'allemand aufhebung renvoie a son

tour a la dialectique et au caractère inachevé, peut-être inachevable, ou même interminable, de

la traduction.

Le travail de la traduction culturelle, dans lequel Butler voit un horizon possible de

l'universalisme, exige une coopération des participants différents, une possibilité et capacité

de communication, mais il rend compte aussi des difficultés et résistances56. Il n'est pas

consensuel précisément parce que la possibilité de la traduction est toujours limité, comme le

montrent les textes de Benjamin, Spivak et Derrida. La condition traumatisée d'Antigone

serait peut-être un cas de ce que Gayatri Spivak présent dans son texte The Politics of

Translation comme l' impossibilité de traduction, mais – comme son débat avec Créon n'entre

jamais dans le cadre de la traduction, les deux positions des discutants restent pétrifiées dans

leur différence immenses57. Les approches à la démocratie proposés par Rawls et Habermas

n'aident pas a résoudre le conflit, puisque chez Rawls ce serait l'homme de la famille qui la

représenterait, et chez Habermas – ce serait un débat consensuel, qui suivrait l'expression du

concerne. Les théories de l'insubordination du genre de Butler et de mésentente de Rancière

ne dépassent pas le conflit, elles montrent néanmoins que les conflits sociales peuvent être

productifs pour la pratique de la démocratie.

Dans cet article j'ai essayé de montrer que l' expression critique de la résistance sera un

geste vide sans une pratique collective de solidarité, qui pourrait être commencée par un

processus de la traduction culturelle, avec toutes les limitations de ce type d' activité. Si on

56

J. Butler, Gender Trouble...., „Preface”. 57

G. Spivak, Politics of Translation, dans: idem, Outside in the Teaching Machine, Routlege, New York, 1993.

20

veut dire « Antigones du monde entier, unissez-vous! », ce qui est une tentative des plusieurs

penseurs de la gauche d'aujourd'hui, comme Badiou, Žižek ou Negri, il faut peut-être

commencer à travailler non sur une langue pre-établie pour cette multitude possible, mais

plutôt sur la capacité de traduction de la multiplicité de ses énoncées, pour que les participants

des futures multitudes en conversation ne s'échangent comme des commodités aliénées sur le

marche mondialise, dans une nostalgie après la « Solidarité » du passé, mais s'aident à créer

une solidarité a venir.

21