l'espace public parlementaire. essai sur les raisons du législateur

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Generated for anonymous on 2015-02-12 19:21 GMT / http://hdl.handle.net/2027/mdp.39015050012783 Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives / http://www.hathitrust.org/access_use#cc-by-nc-nd-4.0 L'espace public parlementaire : essai sur les raisons du législateur / Jean-Philippe Heurtin. Heurtin, Jean-Philippe. Paris : Presses Universitaires de France, c1999. http://hdl.handle.net/2027/mdp.39015050012783 Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives http://www.hathitrust.org/access_use#cc-by-nc-nd-4.0 This work is protected by copyright law (which includes certain exceptions to the rights of the copyright holder that users may make, such as fair use where applicable under U.S. law), but made available under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives license. You must attribute this work in the manner specified by the author or licensor (but not in any way that suggests that they endorse you or your use of the work). Only verbatim copies of this work may be made, distributed, displayed, and performed, not derivative works based upon it. Copies that are made may only be used for non-commercial purposes. Please check the terms of the specific Creative Commons license as indicated at the item level. For details, see the full license deed at http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0.

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L'espace public parlementaire : essai sur les raisons du législateur/ Jean-Philippe Heurtin.Heurtin, Jean-Philippe.Paris : Presses Universitaires de France, c1999.

http://hdl.handle.net/2027/mdp.39015050012783

Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivativeshttp://www.hathitrust.org/access_use#cc-by-nc-nd-4.0

This work is protected by copyright law (which includescertain exceptions to the rights of the copyright holderthat users may make, such as fair use where applicableunder U.S. law), but made available under a CreativeCommons Attribution-NonCommercial-NoDerivativeslicense. You must attribute this work in the mannerspecified by the author or licensor (but not in any waythat suggests that they endorse you or your use of thework). Only verbatim copies of this work may be made,distributed, displayed, and performed, not derivativeworks based upon it. Copies that are made may onlybe used for non-commercial purposes. Please checkthe terms of the specific Creative Commons licenseas indicated at the item level. For details, see the fulllicense deed at http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0.

GRAD

JN

2771 X «

1» Lespace

public

parlementaire

Essai sur les raisons

du législateur

Jean-Philippe Heurtin

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L'ESPACE PUBLIC

PARLEMENTAIRE

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DROIT, ÉTHIQUE, SOCIÉTÉ

COLLECTION DIRIGÉE PAR

FRANÇOIS TERRÉ ET MARIE-ANNE FRISON-ROCHE

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L'espace public

parlementaire

Essai sur les raisons

du législateur

JEAN-PHILIPPE HEURTIN

Presses Universitaires de France

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Z77/

ISBN 2 13 050030 7

Dépôt légal — 1" édition : 1999, octobre

© Presses Universitaires de France, 1999

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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lofasjoo

Sommaire

Introduction 9

1 — Figurer le peuple, constituer la nation. Anthropologies et politiques de la

publicité de l'espace parlementaire 21

1. La diversité des significations du principe de publicité 21

1.1. Construction de l'espace parlementaire et affirmation

du principe de publicité 21

1.2. Le « public », caractères et évolutions 24

1.3. La construction de l'espace parlementaire contre

le modèle de la place publique 28

2. Espace parlementaire et « pouvoir censorial » du public 31

3. La « conscience publique » jacobine et le problème de 1' « éco-

nomie politique populaire » 34

3.1. Un espace politique autonome impossible? 34

3.2. Publicité et principe d'identité du peuple et de ses repré-

sentants 36

3.3. Une anthropologie de la conscience et sa dérivation

civile 37

3.4. La conscience publique et l'incarnation jacobine du

Législateur 40

4. Sieyès et la publicité des débats parlementaires : les conditions

d'une construction intersubjective de la volonté commune 45

4.1. Opinion publique et science politique 45

4.2. La formation législative de l'opinion publique 47

4.3. De la génétique du Moi à la constitution de la nation 49

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6 L'espace public parlementaire

2 — Architectures morales de l'Assemblée nationale. Une sociologie historique

de l'hémicycle 63

1. « La forme vicieuse de nos salles d'assemblée » 68

2. Catégories de « prise », catégories d'intention 75

2.1. Les effets moraux de l'architecture 75

2.2. Les usages pervertis d'une architecture vicieuse: de

la violence à la privatisation 78

2.3. Objectiver les défauts architecturaux, modéliser l'activité

parlementaire 79

3. Le cercle comme solution architecturale 83

4. Le cercle et les théories architecturées de la décision parle-

mentaire 95

4.1. Le cercle des regards et l'épiphanie émotionnelle de

la volonté générale 96

4.2. Le cercle de la discussion des opinions 98

4.3. L'inconvenance du cercle à la figuration de la souverai-

neté populaire 100

4.4. L'hémicycle et la forme critique d'expression de

la volonté du peuple 102

3 — Un théâtre des opinions. De la conversation à la discussion parlementaire 108

1. La critique de la théâtralisation de l'activité parlementaire 109

1.1. La critique de « l'appareil théâtral de la tribune » 109

1.2. « Le désir de faire effet » 115

1.3. Applaudissements et trouble du jugement 119

2. Éloquence et contre-éloquence 123

2.1. Timon et les deux régimes de la parole parlementaire 124

2.2. Les critiques de l'éloquence 130

2.3. Le modèle de la conversation 135

3. Éléments systématiques pour une pragmatique de la discussion

parlementaire 140

3.1. L'affirmation d'un point de vue dans la discussion 140

3.2. Un espace polyphonique de discussion 144

3.3. La discussion parlementaire comme procédure pour déta-

cher les opinions des personnes 147

3.4. Offre de significations et forclusion des intentions : deux

catégories constitutives de la grammaire parlementaire de

la discussion 150

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Sommaire 1

4. La discussion à l'épreuve des technologies parlementaires

d'organisation de la parole 152

4.1. La critique de la fixation préalable des tours de parole 153

4.2. La critique des discours écrits 155

4 — Le peuple toujours malheureux. Grammaire critique et ouverture de

l'espace parlementaire 160

1. Engagement ou détachement du spectateur 161

1.1. Le parterre ou le club : fixation ou circulation des points

de vue 161

1.2. L'invisibilité du pur spectateur 164

1.3. Identités spatiales et factions 166

1.4. Le problème des frayages préalables 172

1.5. Des degrés de sectorisation de l'espace parlementaire 175

2. La grammaire critique de l'activité parlementaire et les plaintes

du dehors 177

2.1. La dépendance partisane des parlementaires et la « crise

du régime parlementaire » 177

2.2. La configuration de la grammaire critique par le spectacle

du « peuple toujours malheureux » 180

2.3. Souffrance ouvrière et accusation en séance publique 187

3. Éléments systématiques pour une pragmatique de la critique

parlementaire 192

3.1. Le problème du destinataire du discours parlementaire 192

3.2. Accusation et ellipse de la prédication d'opinion 195

3.3. L'orateur entre la présence et l'effacement 197

3.4. Intropathie et ouverture de l'espace parlementaire 199

3.5. Le discours d'accusation entre l'enquête et la fiction 201

3.6. Accusation et exodéterminisme de l'activité parlementaire 204

3.7. Une exigence de reconnaissance péremptoire des énon-

cés d'accusation 205

5 — Mouvements de séance et émotions parlementaires. Un test contemporain

de la pluralité des ordres de la séance publique 210

1. Pluralité des ordres parlementaires, crises de coordination et

surgissements des émotions 217

1.1. Désobjectivation des situations et mouvements de séance 218

1.2. La restriction de l'alternance comme règle constitutive de

la parole parlementaire 225

1.3. Un partage des émotions 233

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8 L'espace public parlementaire

2. Les « exclamations » comme tentatives d'épuration des situa-

tions d'épreuves 237

3. Les « protestations » comme modes de refoulement des diffé-

rends sur la validité de l'épreuve 243

4. Les « interruptions » comme formes de repérage du chaos des

situations et comme remèdes aux crises de coordination 250

5. Les « applaudissements » et l'économie des difficultés de la dis-

cussion parlementaire 257

Conclusion 265

Bibliographie 271

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Introduction

Quand on observe l'activité des parlementaires en séance publique,

on est confronté d'emblée à une impression instantanée d'« ordre ». Le

terme d'« ordre » peut être employé, ici, en un sens encore tout à fait

ordinaire. Il décrit une activité se déroulant, la plupart du temps, sans

surprise, sans à-coup, de manière prévisible: le président ouvre la

séance, l'ordre du jour est déterminé et suivi, la discussion des textes a

une durée fixée, les orateurs s'inscrivent, les tours de parole sont distri-

bués, les temps de parole répartis, la discussion des articles suit la discus-

sion générale, etc. Mais l'expression l' « ordre de l'Assemblée » — ou

l' « ordre de la Chambre » — que l'on rencontre dès les premiers règle-

ments des assemblées parlementaires révolutionnaires rend également

compte du respect d'un ensemble de dispositions réglementaires, et de

conventions non codifiées : dispositions relatives aux lieux, à l'empla-

cement des tribunes, à l'attitude des députés et du public des séan-

ces, etc. L'ensemble de ces dispositions d'ordre explicites — mais il en

est d'autres de tacites — contribue à la reconnaissance immédiate que

l'activité sociale qui se déroule relève indubitablement d'une séance

parlementaire. Pour autant bien souvent, cet ordre apparaît également

fragile : la séance publique paraît fréquemment soumise à de brusques

déperditions de son objectivité; elle semble alors prise dans des

moments de folie : cris, bruits, mouvements de séance, émotions vien-

nent brouiller les repères que l'on peut avoir. L'ordre est menacé, inter-

rompu, au point que le président doit parfois intervenir pour en restau-

rer le cours ordinaire. Parfois en vain, et il est alors obligé de suspendre

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10 L'espace public parlementaire

la séance. L'objectif de ce livre est de comprendre comment l'ordre de

l'Assemblée tient et comment parfois il se délite. Il s'agira de déployer

et d'expliciter certains des ressorts d'ordre de la séance publique qui

permettent la visibilité de l'activité parlementaire et qui, à ce titre,

constituent autant d'instruments de description de la séance publique à

l'Assemblée.

La difficulté que l'on rencontre pour rendre raison du caractère

ordonné de l'activité parlementaire, en même temps que de ces « sautes »

d'ordre, est grande, tant sont variées et hétérogènes les ressources théori-

ques disponibles. Deux modes d'interprétation de la coopération sociale

s'offrent, deux modes antithétiques usuellement couverts par l'oppo-

sition entre les approches objectiviste et subjectiviste. Autour du pôle

objectiviste, les notions mises en œuvre recouvrent celles de « détermi-

nations collectives », de « règles », de « structures », de « propriétés

objectives ». Si l'on privilégie le pôle subjectiviste, les éléments couram-

ment manipulés tournent autour des notions de « croyances », de

« représentations », de « situations », de « constructions ».

La sociologie de P. Bourdieu offre un modèle du premier pôle. La

question de l'ordre, dans ce type de sociologie, est expliquée par une

articulation objective, une coïncidence entre les choses — institutions,

types de ressources, structures objectives du capital, etc. - et des habi-

tus, entendus comme des ensembles de dispositions structurées et struc-

turantes, incorporées, produisant des constructions symboliques. Le

caractère ordonné des activités sociales ne saurait s'expliquer que par la

référence à des structures de relations objectives, agies et agissantes,

parce que système de contraintes extérieures, mais également incorpo-

rées et faites habitus, intériorisées. Dans ce modèle, les agents sont agis

par des structures qui deviennent agissantes par leur intériorisation,

dans la dialectique du « porter » et de l' « être porté ». Dès lors, les

actions mises en œuvre tendent à reproduire les structures, dans la

mesure même où les structures incorporées s'accordent avec les struc-

tures objectives du monde social.

Dans la pratique même de la recherche, ce modèle oblige à scinder

l'analyse entre un moment d'étude de la structure externe de la nécessité

— celle des objets ou, si l'on veut, des représentations objectivées — et un

moment d'étude de la structure interne de la nécessité — les schèmes

incorporés. Le premier moment peut bien sûr accepter une démarche

constructiviste. Ainsi, B. Lacroix pouvait-il plaider pour un « aban-

don (provisoire) de l'examen des produits réifiés » au profit de « l'étude

de leur mise en forme »: « Une institution apparaît sous un double

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Introduction 11

visage : comme l'ensemble des manières de faire [...] des titulaires des

rôles socialement délégués aux fonctions de représentations [...] et

comme le système constitué des représentations relatif à ces rôles et à

leur importance qui est au principe de l'interprétation des actes accom-

plis par les titulaires de ces positions dans la logique dans laquelle ces

actes demandent à être appréhendés. »' Mais c'est pour aussitôt résorber

ce constructivisme dans le constat de la réification de ces représenta-

tions dont le caractère impersonnel et transcendant leur confère le sta-

tut de règles objectives. Significativement, B. Lacroix pouvait ainsi

avancer quelques pages après son plaidoyer constructiviste : « Le résul-

tat final ne répond pas aux intentions premières, parce que

[l'institution] étant, entre autres, une entreprise collective, ne répond

évidemment pas aux intentions premières des divers acteurs concernés.

C'en est assez pour comprendre que l'entreprise collective de codifica-

tion à laquelle tous concourent, mais dans laquelle aucun ne peut expli-

citement se reconnaître, soit bien faite pour imposer, au moins dans ce

milieu restreint, le sentiment d'une transcendance de la règle. »2 Le

second moment — qui est second logiquement et socialement —

déploie, d'autre part, une analyse dispositionnelle s'attachant à

l'examen des structurations internes de la nécessité, qui, au titre de la

« boite boire » de l'habitus, explique la concordance aux propriétés

objectivées des jeux sociaux: « En manifestant la présence de

l'extériorité jusqu'au plus intime de ce que les hommes sont et de ce

qu'ils font, sans s'interdire de comprendre comment cette extériorité,

parce qu'elle est incorporée, peut être vécue, en partie au moins, sur le

mode de l'intériorité, ces formes fondent l'appartenance des individus

au règne ordonné dont ils dépendent intrinsèquement. »3

On voit que ce modèle apparaît tout à fait adéquat pour expliquer

les activités sociales routinisées, autorisant le fonctionnement automa-

tique de situation, « sans intervenant responsable », selon l'expression

de J. Habermas. Mais ce modèle — hors la notion d'hystérésis des habi-

tus — ne donne guère d'instruments pour penser justement les moments

de désordre, ces situations où les choses font problèmes pour les

acteurs, situations où ils tendent à s'en détacher, à défaire les arrange-

1. B. Lacroix, Le politiste et l'analyse des institutions. Comment parler de la présidence de la Répu-

blique ?, in B. Lacroix, J. Lagroye, Le président de la République. Usage et genèse d'une institution, Paris, Presse de la

FNSP, 1992, p. 44.

2. OU., p. 53.

3. B. Lacroix, Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique, in J. Leca,

M. Grawitz (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. 1, p. 510.

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ments avec elles. L'une des raisons de cette difficulté tient, semble-t-il,

à la réduction des opérations cognitives de dévoilement et de critique,

effectuées par les acteurs à de simples représentations sans effet directe-

ment réel. Or, comme le souligne F. Chateauraynaud, « ces opérations

effectuées par les membres et qui sont particulièrement rendues visibles

dans les moments de crise, de tension ou de désaccord, produisent des

objets et des relations dont la factualité n'est ni plus ni moins probléma-

tique que celle des structures objectives décrites par la médiation de

formes déposées dans les institutions »1.

Au second pôle de l'analyse de la coordination sociale, on trouve, à

l'inverse, une expression extrémiste et donc très illustrative du point de

vue subjectiviste dans le courant ethnométhodologique développé par

H. Garfinkel2. Pour Garfinkel, la question de l'ordre des situations ne

se pose véritablement que dans les moments de crises de coordination.

Ceux-ci sont d'ailleurs relativement rares, puisque aussi bien le socio-

logue cherchant à analyser les contraintes auxquelles doivent se plier les

membres pour assurer le caractère coordonné de leurs actions, doit

sciemment bouleverser l'ordre naturel des situations par des breaching

experimenté. L'ordre du monde est, dans ce cas, conçu comme un « fait

naturel de vie » reposant sur la conviction que les actions sont condui-

tes par référence à des méthodes n'ayant pas, en dehors d'occasions spé-

ciales, à être spécifiées explicitement. Ces occasions spéciales sont effec-

tivement celles où la compréhension commune est suspendue. Les

« ethnométhodes » qui sont alors exhibées dans ces occasions, sont des

opérations toujours en situation, ad hoc, permettant de réélaborer le

sens commun des situations et de restaurer l'évidence du monde social.

En dehors de ces cas, le monde est interprété de façon prospective-

récursive à partir de saillances produites par les modifications du monde

ordinaire. Cette perspective donne ainsi l'image d'un ordre ordinaire

toujours indexé aux situations locales et toujours en renégociation par

le biais d'élaborations interprétatives dont la labilité est accordée à la

confiance massive portée à la primauté du caractère ordonné du

1. F. Chateauraynaud, Les affaires de faute professionnelle. Des figures de défaillance et des formes de jugement

dans les situations de travail et devant les tribunaux. Thèse de doctorat de sociologie de l'EHESS, Paris, 1990, p. 6.

Ma dette pour certains éléments évoqués dans cette introduction va à son éclairante mise au point. Voir

également son remarquable ouvrage La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité. Pans,

Métailié, 1991.

2. Cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, 1984.

3. Il s'agit de l'ensemble des expérimentations menées par Garfinkel et ses élèves consistant justement à

des mises en questions du caractère d'évidence du monde social par un recours systématique à des opérations

visant à jeter le trouble : les règles, les schèmes culturels, les certitudes d'arrière-plan, les évidences normatives à

travers lesquelles se négocie quotidiennement l'ordre social sont ainsi systématiquement remis en cause.

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monde. C'est parce qu'il doit toujours y avoir une « raison » que les

interprétations restent précaires et soumises à des réexamens continuels.

Mais cela signifie également que ces ethnométhodes engagées pour réa-

ménager les certitudes sur l'ordre du monde ne sont pas examinables en

dehors de leur situation d'apparition: on ne peut les saisir que lors-

qu'on les rend manifestes dans des situations de renégociation du sens.

Comme le souligne P. Pharo, on voit s'affirmer ici un « pragmatisme

extrême des circonstances où la capacité de manipuler la situation ne

dépend finalement que de la convenance immédiate. Ce qui règle

l'expression et le contrôle des impressions ne serait donc pas formulable

dans un corps de règles impersonnelles [...], mais serait inséparable des

occasions d'interaction et de leur arrière-plan de "temps interne" »1.

Cette perspective qui, selon l'expression de J. Habermas, « attire

tous les phénomènes dans le faisceau lumineux des processus d'inter-

prétation coopératifs », reste prisonnière d'une philosophie de la cons-

cience et entre dans trois fictions : elle présume « l'autonomie de ceux

qui agissent, l'autonomie de la culture et la transparence de la commu-

nication »2. J. Habermas, contre ces fictions, rappelle que les actions

« ne sont pas coordonnées seulement par les processus d'intercom-

préhension mais à travers des contextes fonctionnels que les acteurs

n'ont pas voulus et que la plupart du temps, ils ne perçoivent pas au

sein de l'horizon de la pratique courante »3.

L'un des traits les plus remarquables de l'entreprise habermassienne

reste la recomposition de l'opposition entre objectivisme et subjecti-

visme, comme mode d'analyse de la coordination, dans un autre couple

d'opposition, celle du « système » et du « monde vécu »4. La probléma-

tique du système montre la substitution des structures de l'intersubjec-

tivité à des mécanismes comme l'échange ou l'organisation qui garan-

tissent la coordination « en passant au-dessus de la tête des acteurs »;

celle du monde vécu vise l'ensemble des processus d'intercompréhen-

sion médiatisée par le langage.

Les questions que se pose J. Habermas sont celles des passages des

modes de coordination du monde vécu à ceux du système - qu'il com-

prend comme une colonisation progressive et incontrôlée du monde

vécu par des régulations systémiques - et les passages inverses. Il analyse

1. P. Pharo, Le sens de l'action et la compréhension d'autmi, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 156-157,

2. J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, vol. 2 : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris,

Fayard, 1987, p. 163-164.

3. m., p. 165.

4. Ibid., p. 125-216.

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les premiers modes de passage comme autant de moments d'objecti-

vation historique se réalisant par eux-mêmes, en fonction d'une dyna-

mique propre, dans le monde vécu. J. Habermas interprète ainsi le rôle

des médiums régulant, dans la théorie parsonnienne, l'échange inter-

systémique (argent, pouvoir, influence, etc.), comme une façon de

remplacer l'intercompréhension langagière comme mécanisme de

coordination dans des contextes bien circonscrits: « Ces connexions

systémiques, détachées de contextes normatifs et devenues des sous-

systèmes autonomes, [...] coagulent pour devenir une seconde nature,

celle d'une socialité sans normes, qui peut apparaître dans le monde

objectif comme une chose, comme un milieu de vie chosifié. La dis-

jonction entre système et monde vécu se reflète d'abord au sein des

mondes vécus modernes comme chosification. »' Le passage du monde

vécu au système s'opère donc par un processus de réiflcation des inter-

actions entre les hommes dans des dispositifs. A l'inverse, les passages

du système au monde vécu sont interprétés comme des moments

inverses de désobjectivation de ces dispositifs chosifiés, de remises en

cause des systèmes d'action moralement neutralisés, sous la poussée

d'une exigence de légitimation.

Si l'on se soucie de comprendre la façon dont s'effectue la coordina-

tion des actions des députés, c'est-à-dire la façon dont leurs actions indi-

viduelles prennent un tour et un sens communément compris,

s'accordent et s'intègrent, « en ordre », dans un cours normal d'activités

collectives, on ajustement besoin de notions permettant de mettre en rap-

port les comportements individuels des députés avec l'ordre commun de

l'activité parlementaire. Sans doute pour ce faire, faut-il reconsidérer

quelque peu les catégories habermassiennes de système et de monde

vécu et les envisager moins comme des « réalités » indépendantes des

pratiques — on a vu que le développement du système était analysé par

J. Habermas comme un processus à la dynamique autonome — que

comme des régimes d'action offerts aux acteurs2. Mais si l'on considère

ces deux catégories de système et de monde vécu comme des régimes

d'action, ce qui devient crucial, ce sont les formes de passage effectué,

par les acteurs, d'un régime à l'autre. On comprendra le passage d'un

régime de monde vécu à un régime de système comme l'ensemble des

processus d'arrangement d'objets effectués par les acteurs, confection-

1. Ibid., p. 189.

2. Sur ce point, cf. C. Lemieux, La raison de la règle. Rationalité et normativité chez Habermas, Rawls et Witt-

genstein. Mémoire de DEA de philosophie sous la direction de J. Bouveresse, Umversité Paris I, 1992, p. 57 et s.

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nant des situations qui se tiennent et qu'il n'est pas toujours facile de

défaire ; le passage inverse couvrira la façon dont les acteurs peuvent

mettre en cause ces situations pour en refonder les ressorts d'ordre. Ces

deux modes de passage fournissent les deux moments de la réflexion : on

s'attachera ainsi à la construction des situations parlementaires, en mon-

trant qu'elles peuvent s'analyser comme autant de délégations du sens

des situations à des choses, à des dispositifs - une architecture, la place

d'une tribune, celle du public, etc. ; on analysera également des mises en

question de la stabilité des situations par des opérations critiques.

L'analyse menée par J. Habermas sur le rôle des médiums permet de

comprendre la façon dont l'action collective peut être coordonnée en

l'absence d'intercompréhension communicationnelle. Ces médiums

apparaissent, ainsi que le souligne F. Chateauraynaud, comme le produit

d'un transfert à des choses, à des instruments, des dispositifs ou des enti-

tés de la négociation de l'accord et du sens en situation1. Une hypothèse

de travail peut ainsi être mise en avant : l'ameublement des situations par

un certain nombre d'objets sélectionnés et arrangés permet la stabilisa-

tion d'un ordre offert en partage à l'engagement des parlementaires et,

dès lors, à la coordination de leurs actions sans négociation langagière. Il

convient d'examiner comment se réalise ce transfert et comment il peut

se stabiliser. On peut, à cette fin, faire référence aux travaux de B. Latour

et M. Callon qui, dans le cas d'une sociologie de la science2, ont analysé

la construction des faits scientifiques ne requérant plus de négociation

entre les acteurs3. C'est essentiellement à partir d'une théorie de la « tra-

duction » que ces auteurs ont montré les opérations de condensation des

négociations en une boîte noire et de délégation du sens à des objets, à

des dispositifs de visibilité: textes, règles, symboles et, plus générale-

ment, artefacts cognitifs4 permettent aux acteurs de stabiliser leurs rela-

tions5, parce qu'ils sont susceptibles de fonctionner comme autant

d'opérateurs de « reconnaissance des êtres »6.

1. F. Chateauraynaud, Les affaires de faute professionnelle..., op. cit., p. 54.

2. Cf. B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Décou-

verte, 1988.

3. Cf. M. Callon, B. Latour, Unscrewing the Big Leviathan, in K. Knorr-Cetina, A. Cicourel, Advarues

in Social Theory an Methodology. Toward an Integration of Micro- and Macro-Sociologies, Boston, Routledge & Kegan

Paul, 1981.

4. Cf. D. Norman, Artefacts cognitifs, in B. Conein, N. Dodier, L. Thévenot (dir.), Raisons pratiques,

n° 4 : Les objets dans l'action, 1993, p. 15-34.

5. Cf. B. Latour, Mixing Humans and Non-Humans Together. The Sociology of a Door-Closer, Soàal

Problems, vol. 35, n° 3, juin 1988, p. 298-310.

6. Selon l'expression de N. Dodier, Représenter ses actions. Le cas des inspecteurs et des médecins du

travail. Raisons pratiques, n° 1 : Les formes de raction. Sémantique et sociotogie, 1990, p. 119.

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La référence à ces dispositifs permet une économie cognitive.

Comme le souligne L. Thévenot, « la charge qui pèse sur l'entende-

ment des personnes dans leurs spéculations, leurs jugements et leurs jus-

tifications, peut ainsi être allégée et reportée en partie sur les objets »1.

Ce point rejoint d'ailleurs les observations de M. Dobry sur la part de

cette objectivité dans la capacité pour les acteurs à réduire le jeu des

possibles, à engager l'avenir, à calculer et à prévoir. Cette part est

notamment très clairement analysée dans les développements qu'il

consacre au «jeu des saillances situationnelles » : « Ces saillances consti-

tuent à la fois des points de convergence des anticipations pour les

acteurs des crises, et des points de fixation ou si l'on préfère, des points

d'accrochage des interprétations, "estimations" et perceptions dans

l'activité de déchiffrement de la situation à laquelle ces acteurs sont

condamnés dans ce type de contexte. C'est autour de ces saillances que

s'organisent les définitions des situations efficaces, celles qui [...]

s'imposent aux calculs des acteurs et orientent leur activité tactique. »2

En même temps, ces éléments conventionnels, ces saillances, ne restent

pas isolés, mais sont au contraire associés les uns aux autres en réseaux.

Ainsi, lorsqu'on s'appuie sur un de ces éléments, c'est l'ensemble des

arguments, des controverses déjà réglées, qui est mobilisé. Ces chaînes

d'associations ou ces réseaux permettent un engagement coordonné des

acteurs : « Une fois que les personnes cherchent à satisfaire sous un cer-

tain rapport la coordination avec autrui, elles sont engagées malgré elles

dans l'ensemble des associations déjà préparées par le passé. [...]. Les

[objets] sont intégrés les uns aux autres dans des ensembles. [...]. Ce

frayage des associations prépare les cheminements de [leurs] actions. »3

Mais ce sur quoi la notion de réseau met l'accent, c'est, bien sûr,

leur solidité ou encore leur rigidité : « Ces associations ne sont pas stric-

tement irréversibles, mais il faut parfois un travail considérable pour

espérer dissocier ce que le passé a articulé malgré nous. »4 La rigidité et

la solidité des dispositifs, comme des réseaux, résultent du caractère

rationnel de la délégation du sens à ces dispositifs, en montrant qu'on

peut rattacher ces dispositifs, ces chaînes ou ces réseaux, à des principes

généraux ayant un potentiel de fondation et de justification de l'ordre

1. L. Thévenot, Équilibre et rationalité dans un univers complexe, Revue économique, vol. 40, n° 2,

mars 1989, p. 157.

2. M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectonelles, Paris, Presse de la

fNsp, 1986, p. 198-199.

3. N. Dodier, Les appuis conventionnels de l'action. Éléments de pragmatique sociologique, Réseaux.

Communication, Technologie, Société, n° 62, novembre-décembre 1993, p. 74.

4. Ibid.

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Introduction 17

des coordinations que ces formes instaurent. Cette conception permet

de rompre avec une définition purement instrumentale des objets et de

rechercher derrière leurs arrangements, l'accord préalable, explicite ou

implicite. C'est à ce titre que l'on comprendra la solidité des situations

parlementaires, comme résultant d'une « délégation morale »' et les

objets qui meublent l'univers parlementaire, proposant leur prise ou

leur saillance aux engagements des députés, comme autant d'objets

moraux2. Cette conception refuse donc de concevoir les objets comme

des « supports arbitraires offerts aux investissements symboliques de

personnes »3. Elle se revendique ainsi d'un « réalisme dynamique » au

terme duquel les personnes « s'appuient sur des objets pour confection-

ner des ordres, et inversement, consolident les objets en les attachant

aux ordres »4.

C'est dire aussi qu'on ne saurait utiliser n'importe comment ces

objets et ces dispositifs, mais que leur usage est réglé par cet accord qui

institue une grammaire des manières de faire, des emplois et des enga-

gements des acteurs. Le choix du terme grammaire a été effectué par

référence à la notion wittgensteinienne de «jeu de langage»5 qui

pointe le caractère réglé des formes d'activité. Comme le souligne

J. Bouveresse, une « grammaire est une institution qui régit tous les

aspects interdépendants d'un même comportement social et ce que

Wittgenstein appelle "grammaire" d'un mot, par exemple, ce sont tou-

jours les règles de son usage effectif dans un jeu de langage particulier »6.

La notion de grammaire, indique en outre H. Pitkin, ne spécifie pas

seulement l'emploi de tel élément, mais ce qui compte dans cet emploi:

« Ainsi, la grammaire de la "chaise" ne nous dit pas seulement qu'une

chaise est cette sorte de chose sur laquelle on peut "s'asseoir", mais quel

type de phénomène du monde importe dans "s'asseoir sur une chaise".

Cela ne nous dit pas simplement que l'on "s'assoit" sur une "chaise",

mais comment on s'assoit sur une chaise. Ce qui fait une chaise, c'est la

manière dont on use de l'objet sur laquelle nous nous asseyons de cette

1. F. Chateauraynaud, Les affaires de faute professionnelle..., op. cit., p. 33.

2. « Les objets sont des objets moraux dès lors que les humains leur délèguent des fonctions ou des exi-

gences de tenue de situation [...], de régularité et de stabilité temporelle, de communication dans le temps et

l'espace, de contrôle d'opérations diverses, de prévisions, de médiations, etc. », ibid.

3. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 30.

4. Ibid., p. 131.

5. Sur l'usage qu'il peut être fait de la philosophie de Wittgenstein en sciences sociales, cf. Ph. Corcuff,

« Vers une analyse politique d'inspiration wittgensteinienne », Communication au IVe Congrès de l'Association

française de science politique, table-ronde n° 3 : Politique et jeu, Paris, 23-26 septembre 1992.

6. J. Bouveresse, La parole malheureuse. De l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, Paris, Minuit,

1971, p. 236.

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manière caractéristique, comme le dit Cavell, on peut s'asseoir sur une

cigarette ou un clou [...] mais pas de cette manière. »' Cette notion

renvoie ainsi, bien sûr, à l'ensemble des règles pour agir correctement,

afin d'être compris de tous. Elle permet, à ce titre, de rendre compte de

la régularité, de la normalité, de la convenance, autrement dit de

l'ordre ; mais elle vient également pointer la fragilité de cet ordre, en ce

qu'elle permet de rendre compte des manquements à cette conve-

nance, à cette normalité, comme autant d'actions qui n'ont pas de sens

pour autrui dans le cadre de l'ordre régulier, et ressortissant, dès lors, de

fautes que l'on peut dire « grammaticales »2.

L'explicitation de l'accord préalable ayant présidé à la confection

des situations parlementaires de séance publique nécessite un détour his-

torique. En effet, dans la mesure où les choses intervenant dans l'action

sont souvent devenues des « faits naturels de vie », il faut, pour préciser

leur contenu moral, revenir au moment même de l'opération de délé-

gation de sens dont elles ont été l'objet. Le parti pris a été d'adopter

une démarche généalogique, à partir des premières expériences parle-

mentaires françaises sous la Révolution. Notons que cette démarche ne

cherche pas à dégager des « représentations » de l'institution parlemen-

taire ; représentations qui auraient été naturalisées et oubliées, à la façon

d'un « savoir en forme d'habitus » selon l'expression d'Husserl, mais

bien des éléments systématiquement ordonnés d'une pragmatique de

l'activité parlementaire.

En analysant les processus, historiquement repérés, de confection

des situations parlementaires, on effectuera un va-et-vient entre leurs

ameublements et les délégations morales dont ces ameublements sont

l'objet. A chaque fois, on voudra mettre en évidence la façon dont les

dispositifs objectifs consolident des programmes d'activités et, à ce titre,

constituent des grammaires d'action à l'état solide. L'attention sera,

tout d'abord, orientée par l'investigation de la dimension spatiale des

assemblées parlementaires. C'est la position assignée au public face à

l'Assemblée et les articulations possibles de la publicité et de l'espace

parlementaire qui feront l'objet d'un premier chapitre. On verra que

l'impératif de publicité des séances a pu recouvrir des significations

divergentes, recouvrant des constructions antagonistes de l'espace par-

lementaire. Avec les qualifications contradictoires du public, selon qu'il

1. H. F. Pitkin, Wittgenstein and Justice. On the Signijkance of Ludwig Wittgenstein for Social and Political

Thought, Berkeley, University of Califorma Press, 1972, p. 118.

2. Sur l'usage de la notion de « grammaire », voir C. Lemieux, Le devoir et la grâce. Distanciation, engage-

ment et répulsion dans les sociétés humaines, EHESS, multigraph., 1996.

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Introduction 19

est assigné à une position extérieure à l'Assemblée ou que l'espace du

public est considéré comme superposable à l'espace parlemen-

taire, deux configurations distinctes de l'espace parlementaire seront

esquissées.

Dans le deuxième chapitre, on continuera l'analyse de ces configu-

rations, en envisageant cette spatialité parlementaire dans son aménage-

ment architectural. L'hypothèse qui sous-tendra ce chapitre sera que

cette spatialité, telle qu'elle est diversement architecturée, contribue à

informer les deux types de construction des comportements parlemen-

taires. Une exploration des formes des salles d'assemblées délibératives,

telles qu'elles furent imaginées ou réalisées à la fin du xvme et au début

du XIXe siècle, permettra d'explorer le type de conventions qui relient

les députés, et la façon dont l'architecture contribue à stabiliser la situa-

tion parlementaire en imposant des conditions à la coordination des

conduites. On avancera, ainsi, que le choix architectural d'un cercle

complet ou d'un hémicycle emportent des ensembles systématiques de

prescriptions, fixant, chacun, des équivalences parlementaires légitimes

et antagonistes, et réalisant des ordres contradictoires d'activité com-

mune. Il sera dès lors possible de dégager les premiers éléments gram-

maticaux de ces deux ordres généraux. On verra que le premier de ces

ordres est conditionné par une grammaire de la discussion, tandis que le

second emprunte nombre de ses traits à une grammaire de la critique.

On aura ainsi découvert, chemin faisant, le caractère jusqu'aujour-

d'hui non unifié de l'univers parlementaire par la référence à une

même grammaire et, au contraire, la coexistence de dispositifs de visi-

bilité relevant des deux grammaires d'activité. Toujours appuyés sur

une investigation des agencements architecturaux, mais en s'attachant

également à un ensemble de problèmes et de controverses autour de

ces dispositifs, au long du XIXe siècle, on poursuivra l'explicitation des

principes régissant les comportements des députés. Cette fois, ce seront

les tensions entre les deux grammaires qui seront l'objet de la

recherche, et la façon dont ces tensions éclairent la cohérence de cha-

cune d'elles. Le débat sur la nature et la forme de l'éloquence parle-

mentaire, celui sur la légitimité des discours écrits ou sur la place de la

tribune, le débat sur les marques acceptables de l'approbation dans

l'enceinte de l'Assemblée, en tant qu'ils apparaissent comme autant de

moments de remises en cause d'un ordre construit — celui ordonné par

la grammaire critique de l'activité parlementaire —, permettra, dans le

troisième chapitre, l'explicitation, des éléments grammaticaux de la

forme d'activité orientée par la discussion. A l'inverse, ce sont la ques-

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20 L'espace public parlementaire

tion de l'engagement ou du détachement du parlementaire par rapport

à l'orateur, celle de la fixation spatiale des députés en fonction des par-

tis, leur dépendance partisane, qui fourniront, dans le quatrième cha-

pitre, les exemples de tensions, historiquement attestées, permettant de

dégager les éléments essentiels de la grammaire critique d'activité dans

l'espace parlementaire.

On abandonnera, dans le dernier chapitre, l'examen des dispositifs,

puisque aussi bien la fixation d'une forme hémicyclique n'a pas

supprimé la pluralité grammaticale potentielle de l'activité parlemen-

taire et que, souvent, l'action des députés vient déborder les contraintes

engendrées par l'architecture. Il s'agira, dès 1ors, d'étudier des moments

de crises de référence et de disputes autour de la légitimité de la réfé-

rence à telle ou telle grammaire. Ce dernier chapitre tentera, ainsi,

d'examiner au moyen de l'ensemble des instruments de description éla-

borés au cours du travail, quelques-unes des « sautes » d'ordre repérées

dans le cours de séances publiques. C'est essentiellement au travers des

mouvements de séance, de ce qu'il est convenu d'appeler les « émo-

tions parlementaires » qu'on les saisira, comme autant de moments de

mise en cause de l'ordre de l'Assemblée.

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FIGURER LE PEUPLE,

CONSTITUER LA NATION.

ANTHROPOLOGIES ET POLITIQUES

DE LA PUBLICITÉ DE L'ESPACE PARLEMENTAIRE

« Ne perdez jamais de vue que c'est à l'opinion

publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à

ceux-ci de maîtriser et de créer l'opinion publique. »

M. de Robespierre.

1 / LA DIVERSITÉ DES SIGNIFICATIONS

DU PRINCIPE DE PUBLICITÉ

1.1 — Construction de l'espace parlementaire

et affirmation du principe de publicité

L'expérience parlementaire française s'est inaugurée, dès 1789, avec

l'affirmation du principe de publicité, venant ainsi sanctionner une évo-

lution qui, dès le milieu du XVIIe siècle, avait rendu l'administration, le

domaine de l'État, justiciables du « tribunal du public ». Ainsi, malgré

l'opposition du roi, la publicité est-elle devenue un principe de l'activité

parlementaire. Lors de la séance royale du 23 juin, l'entrée du public

avait été interdite et le resta jusqu'au 27 juin. L'article 15 de cette décla-

ration affirmait : « Le bon ordre, la décence et la liberté même des suffra-

ges exigent que Sa Majesté défende, comme elle le fait expressément,

qu'aucune autre personne que les membres des trois ordres composant

les états généraux, puisse assister à leurs délibérations, soit qu'ils les pren-

nent en commun ou séparément. »' Il s'agissait, cependant, d'un combat

d'arrière-garde. En témoignent les deux propositions de huis clos pré-

1. Archives parlementaires, 1" série, vol. VIII, p. 144.

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22 L'espace public parlementaire

sentées sans succès le 28 mai et le 2juin 17891. Le 28 mai 1789, Malouet

avait déclaré : « Attendu la nature et l'importance de l'objet soumis à la

délibération, je demande que l'on délibère en secret et qu'on fasse retirer

les étrangers. » C'est Volney qui fit repousser la motion:

« Des étrangers ! En est-il parmi nous ? L'honneur que vous avez reçu d'eux

lorsqu'ils vous ont fait nommer députés vous fait-il oublier qu'ils sont vos frères

et vos concitoyens ? N'ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés sur

vous? Oubliez-vous que vous n'êtes que leurs représentants, leurs fondés de

pouvoir? Et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards, quand vous leur

devez un compte de toutes vos démarches, de toutes vos pensées ? Je ne puis

estimer quiconque cherche à se dérober dans les ténèbres ; le grand jour est fait

pour la vérité, et je me fais gloire de penser comme ce philosophe qui disait que

toutes ses actions n'avaient rien de secret et qui voudrait que sa maison fût de

verre. »2

Déjà le 6 juin 1789, l'Assemblée avait voulu « se placer sans cesse

sous les yeux de la nation »3, et Barnave déclara, le 26 juin 1789 : « Il

est étrange et surprenant que l'on veuille défendre à la nation l'entrée

de la salle nationale. C'est dans ce lieu auguste où l'on stipule ses inté-

rêts, où l'on décide de son sort; c'est donc sous ses yeux que nous

devons agir. C'est en face de la nation que nous devons opérer. » Le

principe de publicité s'était déjà imposé. Et le règlement provisoire de

la Constituante consacra officiellement la publicité des séances, en

même temps que la publicité des votes, soit par assis et levé, soit par

appel nominal — avec inscription au procès-verbal des noms des votants

et de leur vote ; publicité considérée comme le « contrepoison d'une

infâme corruption et du danger de l'incognito qui la sert si bien »4.

On saisit, avec la référence à l'incognito, la rupture qui s'est opérée

avec la conception de la politique, comme « art du secret ». Comme l'a

souligné A. Lévy, l'étymologie du mot secret renvoie au latin se cemere:

écarter, séparer5. Dans le contexte des guerres de religion, la solution

absolutiste pour résoudre les conflits internes a été de séparer les espaces

respectifs du souverain et des sujets. Une clôture était dès lors instaurée

entre l'espace de la souveraineté et celui de la sujétion, clôture consti-

tutive de la genèse du secret : le gouvernement devenait le secret du

1. De même jamais de comité général (ancêtre du comité secret) ne fût réuni - quoique initialement

prévu par le règlement.

2. Archives parlementaires, 1" série, vol. VÏH, p. 55.

3. Ibid., p. 77.

4. Th. Iung, Dubois Crancé, Paris, G. Charpentier, 1884, t. 1, p. 213-214.

5. A. Lévy, Evaluation étymologique et sémantique du mot « secret », Nouvelle Revue de psychanalyse,

n° 14, Du secret, 1976, p. 135-189.

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roi. L'État — et cela est notamment le plus explicite dans sa théorisation

hobbésienne — opérait ainsi une scission entre la conviction et l'exer-

cice de la souveraineté, entre le jugement moral et l'action politique.

Au niveau anthropologique, la séparation des espaces de souveraineté

et de sujétion se redoublait : l'homme était divisé en homme privé, en

particulier et en homme public. Et au secret de la politique baroque

répondait le secret de la conscience, ravalée et sécularisée par Hobbes

en grandeur simplement idéologique, en conviction subjective, en opi-

nion de simple particulier1. Le partage du public et du particulier insti-

tuait, dès lors, celui de l'État comme lieu moralement neutre et du for

interne, in secret free.

La question de la publicité s'est trouvée d'abord posée dans le

champ de la culture. C'est, en effet, à partir du XVIIe siècle que s'est

constituée une sphère publique littéraire. La privatisation de la morale

et la sécularisation de la conscience furent la condition de possibilité de

constitution d'un public, celui-ci étant entendu comme sphère des per-

sonnes privées rassemblées en un public2 et fondé sur la discussion de la

convenance et de la légitimité des produits culturels. Ce type de discus-

sion dévolu à l'exercice d'une raison « pratique » a fourni un nouveau

régime de l'autorité et de la légitimité, non plus fondé par une instance

religieuse ou étatique, mais liée à la capacité des personnes à faire un

usage public de leur raison. Émergeait, ainsi, l'idée, la représentation

d'un « public » dont le jugement pourrait se substituer à l'évaluation des

autorités constituées — la cour, les académies, etc. Ce processus, en

annulant la subordination au pouvoir ecclésiastique et royal, constitua

l'art et la culture comme champ autonome et fit entrer dans le ressort

du débat public et du jugement critique des domaines qui lui étaient

jusque-là soustraits; et, parmi ceux-ci, les fondements et les types

d'exercice légitime de l'autorité. A partir des années 1750, on a assisté

en France à une politisation de cette sphère publique littéraire, à

l'élargissement de ce régime de publicité à la sphère de la politique. On

voit apparaître, en effet, à partir du milieu du siècle, avec la querelle sur

le refus des sacrements aux Jansénistes, avec les conflits institutionnels

sur la libéralisation du commerce des grains3, avec les campagnes contre

les pratiques fiscales de l'administration monarchique, la revendication

1. R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979, p. 23.

2. J. Habermas, L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise,

Paris, Payot, 1962, p. 38. Voir également H. Merlin, Public et littérature en France au XVtf siècle, Paris, Les Belles

Lettres, 1994.

3. Voir à ce sujet, C. Larrère, L'invention de l'économie au XVilf siècle, Paris, PUF, 1992.

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de soumettre l'exercice du pouvoir au principe de publicité, à l'usage

public que les individus font de leur raison. Corrélative, donc, d'une

critique du secret, cette revendication visait à imposer un rapport cri-

tique aux activités de la sphère étatique et à soumettre au débat

l'ensemble des mesures prises par l'administration étatique. Dans la

sphère de la politique, on a vu ainsi se constituer une nouvelle cons-

truction, celle du public, comme instance de légitimité extérieure.

Comme le souligne K. M. Baker, « Le "public" apparu dans le discours

politique du XVIIIe siècle comme une entité abstraite d'autorité

qu'invoquaient les acteurs afin de consolider la légitimité de revendica-

tions qui ne pouvaient plus être imposées par les termes et dans les tra-

ditions de l'ordre absolutiste. Politiquement et de façon critique, la

notion de "public" commençait à fonctionner comme la base d'un

nouveau système d'autorité, la source abstraite d'une légitimité dans

une culture politique transformée. »'

1.2 — Le « public », caractères et évolutions

Le « public » est un concept, non une réalité sociologique. Il s'agit,

comme l'avance K. M. Baker, d'une construction politique ou, pour

Habermas, d'une « fiction »2. De plus, si le débat public était, en droit,

ouvert à tous, le principe de publicité a consisté, comme le souligne

R. Charrier, en un élargissement et une exclusion: « Élargissement,

puisque grâce à de multiple relais — en particulier les journaux — se crée

une communauté critique incluant toutes les personnes privées qui en

tant que lecteurs, auditeurs et spectateurs, biens et culture leur étant

supposés, étaient à même de dominer le marché des sujets de discus-

sion. Exclusion puisque biens et culture ne sont pas l'apanage de tous et

que du débat politique directement issu de la critique littéraire se

trouve écarté le plus grand nombre, privé des compétences qui permet-

tent l'usage public que les personnes faisaient du raisonnement. »3

Ainsi, le public n'est-il pas le peuple et l'opinion publique n'est-elle pas

celle de la multitude. « Le public vraiment éclairé » est ainsi opposé à

« la multitude aveugle et bruyante », à la « populace » ; l' « opinion des

gens de lettres », l' « opinion des gens éclairés qui précède l'opinion

1. K. M. Baker, Au tribunal de l'opinion. Essais sur l'imaginaire politique au XVUf siècle, Paris, Payot, 1990,

p. 225-226.

2. J. Habermas, Théorie et pratique, Paris, Payot, 1963, vol. 2, p. 35.

3. R. Charrier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1991, p. 34-35.

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publique et finit par lui faire la loi », à l' « opinion de la multitude » et à

l' « opinion populaire »1.

D'autre part, toujours pendant cette seconde moitié du XVIIIe siècle,

l'opinion publique avait une fonction ambiguë. L'opinion est tout

d'abord apparue comme critique et, à ce titre, elle fonctionnait comme

un moyen terme entre le despotisme et la liberté totale ou l'anarchie.

Elle était un barrage contre l'arbitraire et l'abus de pouvoir2:

« C'est l'ascendant de l'opinion publique, qui souvent, plus qu'aucune autre

considération, oppose des obstacles en France aux abus de l'autorité. C'est uni-

quement cette opinion et l'estime qu'on en fait encore, qui conservent à la nation

une sorte d'influence, en lui confiant le pouvoir de récompenser ou de punir par

la louange ou par le mépris, r1

Mais, dans le mouvement de politisation de la sphère culturelle, le

principe de l'usage public de la raison changeait de forme : la publicité

apparaissait moins revêtue d'une portée critique que chargée d'une

revendication de rationalisation politique. Contre les modalités arbi-

traires et secrètes de l'exercice du pouvoir étatique, l'opinion publique

devint la source de règles générales et abstraites, fondées en raison.

L'usage public de la raison devenait le fondement revendiqué de la

production légale. C'est bien ce glissement, d'une opinion publique

critique à une opinion publique rectrice, et bientôt législatrice, que

remarquait Rulhière en 1788:

« Il y a dans toutes les sociétés politiques deux opinions publiques qui ne

paraissent avoir de commun entr'elles que le nom. L'une, semblable à ces censeurs

que la république romaine avait établis pour surveiller les moeurs des citoyens,

réprimer leurs vices, contenir leurs passions, est de tous les temps et de tous les

pays. Il n'y a point de ville, point de province qui ne soit soumise à son empire;

et il suffit qu'un petit nombre d'hommes se réunissent en société pour qu'elle

s'érige au milieu d'eux en tribunal, où ils sont obligés de comparaître sans distinc-

tion de rang ni de naissance.

« L'autre a des objets plus relevés. C'est une souveraine impérieuse qui fait

courber devant elle le sceptre des rois, lorsqu'ils ont eu l'imprudence de la laisser

pénétrer dans les secrets de l'admimstration. Elle fixe tous les regards sur la chose

publique : alors chaque citoyen règle sa confiance sur ce qu'il voit, et non sur ce

qu'on lui dit : les affaires d'État deviennent le domaine du public, et les ministres

ses esclaves. Ils perdent sous ses yeux cette liberté de mouvements dont ils ont

besoin pour donner une impulsion unique et uniforme à la nation. »4

1. Ibid., p. 41.

2. Cf. K. M. Baker, Au tribunal de l'opinion..., op. cit., p. 261.

3. Necker, De l'administration des finances de la France, cité par K. M. Baker, Au tribunal de l'opinion...,

op. cit., p. 261.

4. Cl. C. Rulhière, De l'action de l'opinion sur les gouvernement (1788), in Œuvres, Paris, Ménard

& Desenne, 1819, vol. 1, p. 204-205.

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26 L'espace public parlementaire

Précisément, comme l'a noté J. Habermas, les Physiocrates ont été

les premiers à articuler loi, raison et opinion publique1. A partir d'une

volonté de rationalisation de l'État — marquée par la volonté de codifi-

cation, de stabilisation et de généralisation des règles, notamment en

matière fiscale - ils développaient une épistémologie de la vérité,

fondée sur l'évidence : la vérité est adéquation à la « nature des cho-

ses » et acquiert force de loi par sa publicité2. Et l'opinion publique,

productrice d'unanimité, en ce qu'elle manifestait la vérité-évidence,

devenait législatrice: « Aucun public ne se refuse à une vérité évi-

dente. »3 Elle ne pouvait, à ce titre, être une opinion « populaire », elle

était au contraire le résultat de l'activité des philosophes et gens de let-

tres qui prenaient en charge la maturation de l'opinion publique

comme un passeur ou un conducteur de l'évidence: « Les écrivains

philosophes forment l'opinion publique, et par l'opinion régnent sur

le monde. »4

Il va de soi, dans cette construction de l'opinion publique, que la

place d'un quelconque législateur devient très restreinte, comme en

témoigne cette remarque de Condorcet et Dupont de Nemours:

« Les nations et les philosophes ont encore des idées très confuses sur

l'autorité législative. L'autorité de faire toute espèce de lois, même

celles qui seraient absurdes ou injustes, ne peut être déléguée à per-

sonne ; car elle n'appartient même pas au corps entier de la société. »5

Si la loi n'a pour principe que la vérité, le Législateur n'a, à propre-

ment parler, aucune latitude dans sa production: « Les hommes ni

leurs gouvernements ne font point les lois, et ne peuvent point les

faire. Ils les reconnaissent comme conformes à la raison suprême qui

gouverne l'univers, ils les déclarent; ils les portent au milieu de la

société. »6 Surtout, dans ce cadre, l'espace législatif ne pouvait remplir

qu'une fonction de « représentation de l'opinion publique ». Les

représentants ne pouvaient être que des gens éclairés, leur but devait

être de découvrir la vérité et n'admettait aucune division en partis,

puisque aussi bien, devant l'évidence, on ne peut que s'incliner et la

1. Cf. J. Habermas, L'espace public..., op. cit., p. 64 et s. et p. 109 et s.

2. J. Habermas, Droit naturel et Révolution, in Théorie et pratique, op. cit., p. 115 et s.

3. E. Badinter, Les remontrances de Malesherbes. 1771-1775, Paris, UGE, 1985, p. 247.

4. Lezay-Marnezia, Le bonheur dans les campagne, Neuchâtel, 1788, p. Il, cité par P. Rosanvallon, Le sacre

du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p. 158.

5. Condorcet et Dupont de Nemours, Examen du gouvernement d'Angleterre, comparé aux Constitutions des

États-Unis, p. 177, cité par P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen..., op. cit., p. 155.

6. Maximes du Docteur Quesnay, in E. Daire, Physiocrates, vol. 1, p. 390, cité par P. Rosanvallon, Le sacre

du citoyen..., op. cit., p. 155.

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Figurer le peuple, constituer la nation

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reconnaître unanimement. C'est précisément l'espace représentatif que

décrivait Suard:

« L'accord des opinions donne seul à tous les ressorts de l'ordre public un jeu

doux et facile. Alors que cet accord est trouvé, l'obéissance va au-devant de la loi,

les sphères politiques ne sont soumises qu'à l'harmonie comme les sphères célestes.

Que signifie ce nom de représentation ? Qu'est-ce que des représentants peuvent

représenter, sinon l'opinion publique? Que les débats naissent donc et qu'ils

durent tant que cette opinion est incertaine; cela est bon, cela est inévitable;

quelques longs et quelques animés qu'ils soient, la galerie de la nation les écoutera

avec une attention trop recueillie pour devenir tumultueuse. On ne se divise en

partis ni à la vue d'une partie d'échec, ni à la lecture de deux solutions du même

problème de géométrie : pourquoi ? Parce que, pour ceux même qui ne connais-

sent ni les règles du jeu, ni les règles des solutions, la solution et le gain de la partie

deviennent des faits qu'il ne s'agit que d'attester. Mais des partis ne sont pour cela

aucunement nécessaires. »'

Ainsi, quatre caractères viennent potentiellement et contradictoire-

ment qualifier l'existence et le rôle de l'opinion publique : elle émane

soit d'un public éclairé seul capable d'en manifester l'unité ; soit elle est

la manifestation immédiate de l'universalité des opinions des citoyens.

Son rôle peut être envisagé comme extérieur à la sphère étatique et il

est alors essentiellement critique ; soit son rôle est au contraire recteur,

« dictant ses lois » (F. Robert). On peut rassembler dans le tableau sui-

vant l'ensemble de ces caractères:

Opinion publique

= opinion populaire

Opinion publique

= opinion des

personnes éclairées

Opinion publique

critique

(A) Censure, vigilance popu-

laire, défiance, dénonciation,

Éphorat

P) Necker

(Extériorité de l'opinion

publique par rapport à

l'Assemblée)

(Extériorité de l'opinion publique

par rapport à l'Assemblée)

Opinion publique

législatrice

(B) Conscience publique

Espace public jacobin

(Identité entre l'opinion publique

(C) Espace public sieyessien

(L'Assemblée représente

l'opinion publique)

et l'Assemblée)

1. D.-J. Garat. Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, sur ses écrits et sur le XVlïf siècle. Pans, A. Belin.

1820, t. 2, p. 94-95.

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28 L'espace public parlementaire

Chaque case détermine ainsi une position du public et une signifi-

cation de la publicité, signification qui, à chaque fois, va imposer ses

conditions et ses contraintes à la construction d'un espace parlemen-

taire. Si l'on excepte le quadrant (D) qui caractérise une période pré-

parlementaire, trois types d'espaces parlementaires difFéremment cons-

titués au regard de ces significations différentielles du principe de

publicité, se présentent. Dans la suite de ce chapitre, on se propose de

les examiner tour à tour, au travers de constructions philosophico-

politiques qui en représentent autant de modèles topiques.

1.3 — La construction de l'espace parlementaire

contre le modèle de la place publique

Ces trois possibilités de construction de l'opinion publique posent,

on l'a dit, autant de contraintes normatives à la construction d'un

espace parlementaire. Ainsi, l'objectivation du principe de publicité

de l'espace parlementaire, dès les premiers temps des états géné-

raux, a-t-elle consisté à diviser l'espace, pour distinguer députés et spec-

tateurs, à créer un ici pour les parlementaires et un là-bas pour le

public ; en fin de compte, à séparer et mettre à part ces différents espaces.

Cette solution n'était rien moins qu'évidente ou naturelle. En effet, au

début de la réunion des états généraux, cette distinction des espaces

n'était pas encore instituée, et se mêlaient, dans l'espace parlementaire,

députés et public. Ainsi en témoigne E. Dumont : « La salle était conti-

nuellement inondée de visiteurs, de curieux, qui se promenaient par-

tout, et se plaçaient dans l'enceinte même destinée aux députés, sans

aucune jalousie de la part de ceux-ci, sans aucune réclamation de leur

privilège. »' Cependant, dès le 28 mai 1789, les députés des Communes

avaient écouté « quelques dispositions d'ordre »: « On ordonne qu'il

sera élevé des barrières pour séparer le grand nombre de visiteurs et

laisser l'intérieur de la salle fibre aux députés. » Après avoir fait sortir les

étrangers, il est proposé de délivrer des « cartes marquées » aux députés

afin qu'ils puissent seuls être admis à pénétrer à l'intérieur de la salle. La

présence de non-députés dans l'espace réservé aux parlementaires dura

sans doute, puisque après le 10 juillet 1789, Thibeaudeau, futur député

à la Convention, raconte la façon dont il pénétrait avec son père,

député du Tiers de la sénéchaussée de Poitiers, dans l'enceinte parle-

1. E. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives, éd. J.-L. Duval, Paris,

PUF, 1932, p. 44.

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Figurer le peuple, constituer la nation 29

mentaire: «Je suivais avec intérêt les séances du Tiers État ; j'entrais

souvent avec mon père dans l'enceinte où siégeaient les députés. Un

jour, je me permis d'émettre à mes voisins une opinion contraire à celle

d'un orateur. Un membre se leva furieux et, me montrant du doigt, me

dénonça au président comme un étranger qui, non content d'usurper

une place dans l'Assemblée, lui manquait de respect. C'était Brion,

député de ma Province, de qui je n'étais pas encore connu. Heureuse-

ment, mon père s'approcha de lui et parvint à le calmer. J'en fus quitte

pour la peur d'être chassé par un huissier. Je me promis d'être plus cir-

conspect à l'avenir. »' Renouant avec l'organisation qui, étymologi-

quement, est à la racine du secret, l'espace proprement parlementaire,

séparé du public, s'est ainsi construit en opposition avec la place

publique2. Refuser que le Heu de la politique fût assimilé à la place

publique revenait, en même temps, à affirmer, comme principe de

l'activité parlementaire, une conception du public irréductible à la

« société » : « La place publique est une propriété commune ; la société

seule a le droit d'en disposer. »3 Dès lors, l'espace parlementaire, de

propriété « particulière », ne pourra être considéré comme espace public

qu'au prix d'une abstraction du peuple-société4. La configuration de la

publicité ne sera plus celle de la présence vivante du public, mais bien

celle de sa représentation : le principe de publicité sera figuré par une

construction politique, celle de l'opinion publique.

Notons immédiatement que si l'opinion publique est précisément

l'instrument permettant, pour reprendre l'expression de E. Tassin, de

« maintenir la communauté à distance d'elle-même »5, cette distance,

comme on souhaite le montrer, est soit une exigence, soit un pro-

blème, selon que ce rôle législateur de l'opinion est attribué au peuple,

1. A. C. Thibaudeau, Mémoires, cité par P. Brasart, Paroles de la Révolution. Les Assemblées parlementaires,

1789-1794, Paris, Minerve, 1988, p. 30-31. Les exemples de cas d'intrusion peuvent être multipliés, par

exemple jusqu'au 2 mai 1791, où l'on rappelle aux huissiers qu'ils doivent veiller à ce qu'aucun étranger ne

s'introduise dans la salle.

2. Cette conception de l'espace parlementaire est explicite, par exemple chez Gaultier de Biauzat qui

développe dans un de ses opuscules certaines propositions pour à la fois admettre le public aux séances, mais

empêcher les spectateurs de se mêler aux députés et d'entrer dans l'assemblée « comme dans une place

publique » (Gaultier de Biauzat, Ses propositions sur les moyens de procéder avec ordre dans l'Assemblée des états géné-

raux, de manière qu'on puisse y délibérer mûrement et dans le moins de temps possible, quelqu'intéressantes que puissent être

les questions qui y seront agitées, BN, Lb39 990).

3. Le Chapelier, in Le Moniteur, t. VIII, 11 mai 1791, p. 352, cité par D. Reynié, Le triomphe de l'opinion

publique. L'espace public français du xvf au XX siècle, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 92. Pour un exposé complet de

ce point, voir cet ouvrage.

4. Sur cette notion d'abstraction, voir P. Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation

démocratique en France, Paris Gallimard, 1998, p. 27-63.

5. E. Tassin, Espace commun ou espace public ? L'antagonisme de la communauté et de la publicité,

Hermès, n° 10, 1992, p. 23-37.

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30 L'espace public parlementaire

comme chez les Jacobins, ou à « un petit nombre d'hommes », comme

c'est le cas chez Sieyès. Chez ce dernier, l'existence d'un espace public

(parlementaire) est, comme on le verra, une condition nécessaire à

l'établissement public, à la constitution de la nation, définie comme le

commun découvert et mis en « chose publique »1. Alors que, pour les

Jacobins, elle désigne un obstacle à l'expression de la souveraineté du

peuple. C'est aussi pourquoi ceux-ci vont faire subir une torsion à la

construction politique de l'opinion publique, illustrée par le glissement

sémantique du terme d'opinion vers celui de conscience publique : c'est

par la médiation de la conscience publique qu'a été pensée la possibilité

d'une résolution de l'antinomie entre publicité et communauté et, par

voie de conséquence, entre représentation et souveraineté populaire.

On verra que cette résolution a pris le tour éminemment paradoxal

d'une institution du peuple par ses représentants. Pour autant, pour

rendre compte des différences de forme et de signification du principe

de publicité dans l'enceinte parlementaire, pour comprendre la façon

dont il pose problème, ou pourquoi il est requis, il convient de rappor-

ter les différentes constructions de l'opinion publique à leurs soubasse-

ments anthropologiques contradictoires. En effet, prendre au sérieux la

spatialité parlementaire, objectivant le principe de publicité, et les ter-

mes par lesquels on la désigne, ici (l'espace législatif), là-bas (l'espace du

public), — à quoi on ajoutera le là de l'espace des relations entre les par-

lementaires — suppose de la comprendre comme la matrice phénomé-

nologique initiale de relations entre un je, un il et un tu2. Ce faisant, il

sera possible de comprendre comme s'institue différentiellement un

espace politique particulier, déployant, chaque fois, une grammaire

différente de l'activité parlementaire — construction des êtres parlemen-

taires et de leurs relations entre eux (je et tu) et avec le public (il) - et de

la formation d'une volonté commune — un nous au principe d'un Nous

voulons. Le propos de ce chapitre sera ainsi d'examiner chacune de ces

anthropologies et de déployer leurs conséquences, d'une part, au regard

1. Il ne s'agit pas ici de rentrer dans le détail de la distinction sieyessienne entre pouvoirs constitutant et

constitué - de surcroit, dans le contexte des états généraux, Sieyès considérait que l'Assemblée devait réunir en

elle, les deux types de pouvoir. Le terme de constitution, ici, désigne le fait que « la Nation se trouve en état de

parler, et qu'on ne puisse pas nier que ce ne soit bien elle qui parle par ses représentants » (E. Sieyès, Vues sur les

moyens d'exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789, Paris, s.d., p. 31). Sur la théorie cons-

titutionnelle du pouvoir constituant chez Sieyès, voir P. Pasquino, Sieyès et l'invention de la constitution en France,

Paris, O. Jacob, 1998.

2. Heidegger a bien montré que l'i ici », le « là », le « là-bas » ne sont pas pnmairement des détermina-

tions locales, mais des caractères de la spatialité originaire de l'être-au-monde. Les adverbes de lieu sont des

déterminations de cet être au monde, leur sigmfication n'est pas catégoriale. mais existentiale. Cf. M. Heideg-

ger, Être et temps, trad. de É. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 23, p. 103.

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Figurer le peuple, constituer la nation 31

des constructions opposées de l'espace politique ; au regard des modes

antagonistes de formation de la volonté, générale ou commune, d'autre

part.

2 / Espace parlementaire

et « pouvoir censorial » du public

Le quadrant (A) du tableau propose une première configuration de

l'opinion publique: elle est populaire, d'une part, et elle assume,

d'autre part, une fonction qui reste critique. Dans cette configuration le

public est, en effet, doué, immédiatement ou par la dynamique propre

de la pratique politique, d'une compétence au jugement. C'est bien ce

qu'exprime, en 1791, François Robert:

« Jusqu'à ce que l'esprit public ait embrasé tous les cœurs, jusqu'à ce que les

lumières soient devenues générales, ceux-là seuls donneront leur sanction, qui

voudront et pourront la donner, mais au moins la constitution n'en refusera le

droit à personne, et l'on n'est pas moins libre pour ne pas user de toute l'étendue

de ses droits. [...]. Enfin de deux choses l'une ; ou le peuple est assez instruit pour

s'élever à ses fonctions, ou il ne l'est pas. Ceux qui sont assez instruits, les exerce-

ront ; ceux qui ne le sont pas, sentiront leur incapacité, et se retireront jusqu'à ce

qu'ils se soient familiarisés avec les règles de l'intérêt public. »'

Il y a bien une nette séparation entre le ici de l'espace parlementaire

et le là-bas du peuple, manifestée par les barrières qui, dans la salle

d'assemblée, divisent l'espace. Comment peut être construit l'espace

parlementaire dans une telle configuration ? Notons que la séparation

entre public et députés peut être immédiatement interprétée dans les

catégories, traditionnelles au XVIIIe siècle, d'une extériorité de l'opinion

publique à la sphère du politique : le public de l'Assemblée restait bien

dans la position extérieure du tribunal de l'opinion public de l'Ancien

Régime:

« Les assemblées du peuple sont pour le président des Amis de la Vérité la

véritable égide du corps politique, et le frein des administrateurs [...] l'horreur des

ambitieux et des intrigans, qui ne redoutoient rien tant que de voir s'élever dans la

plus belle cité du monde, ce tribunal de l'opinion publique longtemps désiré par les

sages, et qui, jusqu'à ce jour, n'a jamais été qu'une chimère. »2

1. F. Robert, Avantages de la fuite de Louis XVI, et nécessité d'un nouveau gouvernement, Paris, 1791, cité

par R. Monnier, L'espace public démocratique. Essai sur l'opinion à Paris de la révolution au Directoire, Paris, Kimé,

1994, p. 58.

2. La Bouche de fer, n° 26, décembre 1790, p. 35.

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32 L'espace public parlementaire

Une illustration de cette extériorité peut être trouvée chez Louis

Laviconterie, avec son projet d'un « Ephorat ». L'Ephorat, qui est un

« tribunal » déclaratif de l'opinion publique1, aurait eu pour fonction de

censurer le législateur:

« Il serait nécessaire de créer des censeurs. [...]. Le censeur doit prononcer

son arrêt, blâmer en conséquence de l'opinion. L'opinion publique manifestée par

un magistrat revêtu du caractère propre à l'emploi intègre qu'il exerce, s'appelle

censure et est, sans contredit [...] un des plus fermes remparts des mœurs et de la

liberté. Cet acte d'opinion s'exerce publiquement, et ne doit avoir d'autre rigueur

que la publicité. Celui qu'atteint la verge des censeurs est noté aux yeux des

citoyens. »2

Cette extériorité de l'opinion publique maintenait une conception

de la publicité comme critique du secret : dans une telle configuration,

les places séparées du public et des parlementaires, leur mise à part,

appuie une représentation continuée de l'activité politique comme acti-

vité secrète, contrariée seulement par la présence du public — celui-ci

efface ou empêche, par sa présence, le caractère secret de l'action poli-

tique qui en reste constitutif. Ce caractère secret a été thématisé dans

l'idée de complot. Comme le note F. Furet, « le complot recompose

l'idée d'un pouvoir absolu, abandonné par le pouvoir démocratique »3.

En miroir, la publicité prend le tour de la vigilance populaire et de la

défiance. Et Robespierre de faire l'éloge de la vigilance et de la

défiance : « Législateurs patriotes, ne calomniez point la défiance [...]. La

défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du

peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté ce que la jalousie est à

l'amour. »4 La vigilance contre les ministres insidieux, les intrigants et les

fripons, appelait, enfin, comme opérateur de la sauvegarde du peuple, la

dénonciation. A. Soboul affirme ainsi : « Tous les citoyens étaient appe-

lés à contrôler les actes, les paroles, les intentions mêmes de leurs amis

comme de leurs adversaires. Mais ils ne devaient rien taire de ce qui

intéressait le salut public. La dénonciation devenait ainsi une application

extrême du principe de publicité et devenait un devoir civique. »5

Mais cette vigilance n'a pas qu'un contenu négatif. Elle recouvre

également l'articulation de l'espace parlementaire et de l'espace du

1. Cf. L. Lavicomterie, Du peuple et des rois (1790), Paris, Pagnerie, 1848, p. 100.

2. Ibid., p. 94-95.

3. F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 92.

4. M. de Robespierre, Discours du 2 janvier 1792, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris,

Fayard, 1989, p. 197.

5. A. Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l'an IL Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire.

2 juin 1793 - 9 Thermidor an II, Paris, Clavreuil, 1962, p. 550.

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Figurer le peuple, constituer la nation 33

public au regard de l'acte de dire le droit. Ainsi, dans ce plaidoyer de

Bergasse pour le veto royal, justifié par l'institution du roi comme

représentant de l'opinion publique:

« L'opinion publique [...] est de toutes les puissances celle à laquelle on résiste

le moins ; elle est véritablement le produit de toutes les intelligences et de toutes

les volontés ; on peut la regarder, en quelque sorte, comme la conscience mani-

festée d'une nation entière, et vous voyez bien qu'il est impossible qu'elle se

montre sans forcer tous les préjugés à se taire, toutes les prétentions particulières à

disparaître. [...]

« Dans ce système [du veto royal], le prince en refusant son consentement à

une loi, ne déclarerait pas qu'il la rejette absolument, ce qui serait absurde, mais

qu'il entend que l'opinion publique la lui ait démontrée bonne pour l'adopter, il

est évident que non seulement le Corps législatif n'aurait pas de motifs, mais

même n'aurait pas de prétexte pour mettre en mouvement les bailliages.

« Dans ce système le prince en refusant son consentement à une loi, ne se

donnerait pas pour juge les bailliages mais l'opinion publique, l'opinion publique

dont le propre est de n'avoir aucun tribunal visible, dont cependant la puissance

existe et se reproduit partout. »'

Ainsi, s'il revenait au Législateur d'énoncer les lois, seul le public

des citoyens pouvait donner « force à la loi », en référence aux droits

naturels déclarés. La loi n'est réalisée que si le pouvoir législatif « fait

agir une puissance active », le peuple, sanctionnant les actes législatifs.

Significativement, comme le note L. Jaume, le terme de dénonciation

désignait, au début de la révolution, le contrôle des citoyens sur les

gouvernants. Elle correspondait à la notion de « censure » employée par

la Constitution de 1791 (chap. V, art. 17)2. On dénonçait des lois dont

on était mécontent, quoique votées par le Corps législatif. A ce titre, les

démocrates opposaient le veto national au veto royal : « La distinction

des trois pouvoirs commence enfin à bien s'établir dans toutes les têtes:

mais de quoi nous servira-t-elle, si vous ne parvenez pas à créer un

autre pouvoir, supérieur, qui, ne tenant à aucun d'eux, ait assez de force

pour les garder en équilibre, et les empêcher de se confondre. » Aux

puissances législative et exécutrice, Nicolas de Bonneville opposait le

« pouvoir censorial du public », dont la fonction est de défendre les

droits de l'homme et du citoyen: « Le peuple qui est Tout ne peut

exercer par soi-même ni la puissance législative, ni la puissance exécu-

trice; mais un peuple aurait cessé d'être libre ou ne le serait pas

encore, si un seul de ses membres étoit privé de son droit de censure,

1. Bergasse, Sur la manière dont il convient de limiter le pouvoir legislatif et le pouvoir exécutif dans une monarchie

(septembre 1789), in Archives parlementaires, 1" série, vol. IX, p. 119-120.

2. L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 193.

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34 L'espace public parlementaire

qui forme l'opinion publique pondératrice de tous les difïèrens pou-

voirs. »' Dans cette perspective, après Varenne, François Robert déve-

loppait le projet d'une « sanction universelle » pour les décrets pris sans

la participation des représentés, c'est-à-dire la nécessité de reconnaître

aux citoyens, par le biais d'assemblées primaires régulières, la capacité

dejuger ce qui, dans la loi, est ou non conforme à la loi naturelle et aux

droits universels de l'homme. La publicité devenait ainsi la condition

de possibilité de la « prononciation de droits » : « La prononciation de

droits viendra par la force de l'opinion publique. »2

Dans cette configuration de la publicité, la figure de l'écrivain

patriote était centrale en tant que porte-parole. Le journaliste apparais-

sait d'abord comme le pédagogue de l'opinion publique3 : « L'objet est,

en instruisant le Public des opérations de l'Assemblée nationale, de

répandre partout les lumières qui préparent une nation à recevoir une

constitution libre. »4 I1 devient également le magistrat de cette opinion

publique exerçant son « empire censorial »5: « La liberté de la presse

n'est-elle pas le seul moyen pour le Peuple de surveiller, d'éclairer, de

censurer ses représentants. »6 Cette visée censoriale est extrêmement

présente dès 1789. Les titres de journaux relevés par C. Labrosse et

P. Rétat sont à ce titre révélateurs: le Dénonciateur, le Dénonciateur

national, le Censeur politique, le Censeur national, etc.

3 / LA « CONSCIENCE PUBLIQUE » JACOBINE

ET LE PROBLÈME DE L' « ÉCONOMIE POLITIQUE POPULAIRE »

3.1 — Un espace politique autonome impo^ ible?

La deuxième configuration de l'opinion publique qu'on envisagera

est celle, populaire, marquée par le basculement d'un rôle essentielle-

ment critique vers une position qui l'institue comme législatrice. C'est

1. La Bouche de fer, n° 1, 1790, cité par R. Monnier, L'espace public démocratique..., op. cit., p. 36.

2. P. Brissot, Profession de foi sur le républicanisme, in P. A. Choderlos de Laclos, Œuvres complètes, Paris,

Gallimard. 1979, p. 688.

3. Cf. C. Labrosse, P. Rétat, Naissance du journal révolutionnaire. 1789, Lyon, Presses Universitaires de

Lyon, 1989 ; voir également C. Lemieux, La Révolution française et l'excellence journalistique au sens civique,

Politix. Travaux de science politique, n° 19, 1990, p. 31-36.

4. P. Brissot, Le patriote français, n° 1, 28 juillet 1789.

5. C. Desmoulin, Révolutions de France et de Brabant, n° 1, 1789.

6. Le patriote français, n° X, 7 août 1789, cité par C. Labrosse, P. Rétat, Naissance du journal révolutionnaire,

op. cit., p. 195.

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Figurer le peuple, constituer la nation 35

Louis Lavicomterie, en 1791, dans son livre Des droits du peuple sur

l'Assemblée qui, par exemple, témoigne de ce basculement:

« L'Assemblée nationale ne peut, ne doit décréter que l'opinion publique, la

volonté générale, parce qu'il n'y a qu'elle qui soit la loi. Tout décret contraire à

l'opinion publique n'est qu'une décision isolée, nulle, qui ne doit s'appeler

qu'individuelle, eut égard à la masse totale de la nation ; l'opinion publique est la

majorité des volontés, toute autre définition est sophistique, et attentatoire à

l'universalité des opinions, seules souveraines.

« L'Assemblée nationale ne peut donc jamais exercer les droits suprêmes ; ils

ne résident que dans le tout, dans la masse totale des individus, dans la majorité, la

réunion, l'unité générale des opinions, des volontés, des intérêts ; dans les droits

éternels inhérens au peuple, inaliénables, intransmissibles pour un seul instant.

[...]. L'Assemblée nationale ne devant faire que des actes conservateurs de ses

droits souverains, que des actes de sujet à l'opinion, à la volonté générale, à la

majorité de la nation ; cette réunion réelle et exprimée des volontés lui com-

mande plus impérieusement l'obéissance qu'au reste des citoyens. Elle ne doit en

manifester que la rédaction à la masse totale, pour, par le peuple, en dernier résul-

tat, l'improuver ou l'adopter. »'

Il n'est guère étonnant, dès lors, que l'on puisse voir resurgir, jus-

qu'à l'été 1791, des revendications de mandats impératifs pour les

députés. Ainsi, en va-t-il chez François Robert, proche des Corde-

liers, l'un des délégués, avec Billaud-Varenne, de la section du

Théâtre français, qui, dans son opuscule Le Républicanisme adapté à la

France, défend l'idée, non plus d'une censure, mais bien d'une ratifica-

tion des lois par des assemblées primaires2. Un espace politique auto-

nome ne trouve guère de place dans ce schéma. Et l'on trouve, à cette

époque, autour des Cordeliers et du Cercle social, nombre de

réflexions sur la possibilité d'instaurer un « fédéralisme radical », selon

l'expression de R. Monnier3. Il en va de même, ceteris paribus, côté

Jacobins, où, au moins dans un premier temps, on assiste à une

pareille assimilation entre volonté générale et opinion publique. Ainsi,

dans le dispositif jacobin préconventionnel, la représentation parle-

mentaire était-elle dénoncée, notamment avec la thématisation de

l'indépendance des représentants : « La source de tous nos maux, c'est

l'indépendance absolue où les représentants se sont mis eux-mêmes à

l'égard de la nation sans l'avoir consultée. Ils ont reconnu la souverai-

neté de la nation, et ils l'ont anéantie. Ils n'étaient, de leur aveu

1. L. Lavicomterie, Des droits du peuple sur l'Assemblée nationale, Paris, Paquet, 1791, p. 3-5.

2. F. Robert, Le républicanisme adapté à la France (1790), repris l'année suivante sous le titre Avantages de la

fuite de Louis XVI et nécessité d'un nouveau gouvernement, op. cit.

3. R. Monnier, L'espace public démocratique..., op. cit., p. 53 et s.

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36 L'espace public parlementaire

même, que les mandataires du peuple, et ils s'en sont fait les souve-

rains, c'est-à-dire despotes. Car le despotisme n'est pas autre chose

que l'usurpation du pouvoir souverain. »'

3.2 - Publicité et principe d'identité du peuple et de ses représentants

Cependant, à partir d'août-septembre 1792, la critique de la

représentation se déplace et s'impose l'idée d'une « nouvelle forme de

représentation »2. Comment une sphère de représentation a-t-elle pu

être construite dans un dispositif de souveraineté de l'opinion

publique populaire ? Notons, tout d'abord, que la période du gouver-

nement révolutionnaire a bien, en son « centre d'impulsion »3, la Con-

vention, au point que F. Furet et D. Richet ont pu parler de « dicta-

ture parlementaire»4; et B. Manin note justement que «jamais, à

aucun moment entre juin 1793 et juillet 1794, Saint-Just ne se

réclame d'une autre légitimité que parlementaire »5. De fait, le gou-

vernement révolutionnaire s'interdira toujours toute forme d'appel au

peuple. La possibilité de conjoindre légitimité parlementaire et souve-

raineté populaire réside dans un « principe d'identité » du peuple avec

la Convention6.

Pour que la séparation entre l'Assemblée et le peuple n'apparaisse

pas illégitime, il est nécessaire qu'entre la représentation et ce qu'elle

représente, qu'entre la Convention et l'opinion publique assimilée au

souverain, au peuple, il n'y ait aucune discordance, mais au contraire

une « identité spéculaire »7. En même temps, dans cette configuration

où « la Convention, qui a été créée par le peuple, et le peuple lui-

même ne font qu'un »8, où « la Convention, c'est le peuple »9, on

1. M. de Robespierre, Des maux et des ressources de l'État, discours du 29 juillet 1792, in Œuvres com-

plètes, vol. 4, éd. G. Laurent, Nancy, G. Thomas, 1939, p. 317-334.

2. Cf. L. Jaume, Légitimité et représentation sous la Révolution : l'impact du jacobinisme. Droits. Revue

française de théorie juridique, n° 6, 1987, p. 57-67.

3. Pour reprendre l'expression de M. Bouloiseau (La république jacobine. 10 août 1792 - 9 Thermidor an II,

Paris, Le Seuil, 1972, p. 97).

4. F. Furet, D. Richet, La Révolution française, Paris, Fayard, 1973.

5. B. Manin, Saint-Just, la logique de la Terreur, Libre, n° 6, 1979, p. 173.

6. L'expression est de Saint-Just dans son Discours sur la proposition d'entourer la convention d'une

garde armée prise dans les quatre-vingt-trois départements (22 octobre 1792), in Œuvres complètes. Paris,

Ed. Gérard Lebovici, 1984, p. 370.

7. Pour reprendre l'heureuse expression de B. Manin, « Saint-Just, la logique de la Terreur », art. cité,

p. 200.

8. Collot d'Herbois aux Jacobins, le 23 Germinal an II, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démo-

cratie, Paris, Fayard, 1989, p. 131.

9. Collot d'Herbois, le 10 Thermidor an II, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris,

Fayard, 1989, p. 149.

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Figurer le peuple, constituer la nation 37

assiste à un double infléchissement du sens et de la portée des deux ter-

mes de « souveraineté populaire » et d'« opinion publique ». Dans son

livre sur les Sans-culotte en l'an II, A. Soboul souligne ainsi l'efface-

ment de la référence à la souveraineté populaire qui n'est plus évoquée

que sur un mode métaphorique et auquel est le plus souvent substitué

le thème de la centralité1 ; surtout, comme le souligne L. Jaume, la sou-

veraineté populaire devient une souveraineté morale par laquelle les

Jacobins au pouvoir peuvent s'identifier à bon droit aux gouvernés.

Cette souveraineté ne passe plus par le mandat électoral, mais par la

postulation d'une communauté de nature, d'une égalité et d'une iden-

tité éthiques. De même, si la notion demeure2, on voit se substituer au

terme d'opinion publique, les termes d'esprit public, voire celui de

« conscience publique ». C'est par la médiation de la « conscience

publique » que peut se réaliser cette « identité spéculaire » de l'Assem-

blée et du peuple, et fonder la légitimité d'un espace parlementaire

autonome.

3.3 - Une anthropologie de la conscience et sa dérivation civile

Pour cerner de plus près le sens et la portée de la publicité chez les

Jacobins, il convient de revenir sur ce glissement, à l'instant signalé, du

terme d'« opinion publique » vers celui de « conscience publique ».

C'est plus particulièrement avec Saint-Just que l'on assiste à ce glisse-

ment3. Il renvoie d'abord à une opposition structurale entre l'esprit et

la conscience, le plus souvent assimilée au cœur4. Alors que l'esprit ou

la raison discursive sont essentiellement d'origine sociale, produits de

l'éducation, en un mot artificiels, la conscience est une faculté natu-

relle. La raison est ainsi un principe d'altération des facultés naturelles:

« [L'éducation sous la monarchie] ne servait qu'à raffiner l'esprit au

dépens du cœur. »5 L'esprit est en outre un principe d'inégalité:

« L'esprit public est dans les têtes ; et comme chacun ne peut avoir une

1. Cf. L. Jaume. Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 433.

2. « Les sociétés populaires doivent être les arsenaux de l'opinion publique », peut-on ainsi lire dans le

décret constitutif du gouvernement révolutionnaire, le 14 frimaire an II.

3. Cf. F. Theuriot, Saint-Just. Esprit et conscience publique, in Actes du Colloque Saint-Just (Sorbonne,

25 juin 1967), Paris, Société des études robespiemstes, 1968, p. 214-230.

4. « Esprit n'est pas le mot, mais conscience. Il faut s'attacher à former une conscience publique : voilà la

meilleure police. L'esprit public est dans les têtes; et comme chacun ne peut avoir une influence égale

d'entendement et de lumières, l'esprit public était une impulsion donnée. Ayez donc une conscience publique,

car tous les cœurs sont égaux par le sentiment du mal et du bien, et elle se compose du penchant du peuple pour

le bien général » (L. L. de Saint-Just, Sur la police générale. Œuvres complètes, op. cit., p. 811).

5. L. L. de Saint-Just, Sur la Constitution, ibid., p. 419.

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38 L'espace public parlementaire

influence égale d'entendement et de lumières, l'esprit public était une

impulsion donnée. »' Le principe de l'égalité se lit, dès lors, dans les

cœurs, non dans les esprits et les qualités du révolutionnaire sont à la

mesure des qualités de son cœur : « [La] probité [de l'homme révolu-

tionnaire] n'est pas une finesse de l'esprit, mais une qualité du cœur. »2

Ce dernier, enfin, recèle le « sentiment du bien et du mal ». Et c'est à

ce titre que, comme l'a noté L. Jaume, pour Saint-Just, la volonté

générale est plus sensible au cœur qu'à l'esprit3. C'est par le cœur que

l'on peut découvrir le bien général, alors que par la raison, on obtien-

drait un résultat contingent, proche de cette catégorie esthétique qu'est

le goût : le peuple est donc le plus à même d'exprimer cette volonté

générale, parce qu'il est plus proche de la nature, n'ayant pas eu à subir

une éducation altérante : « La conscience publique [...] se compose du

penchant du peuple pour le bien général. »

Pour comprendre cette connexion entre conscience publique et

bien général, il paraît utile d'effectuer un détour anthropologique par

la théorie rousseauiste de la conscience et de repérer ses modes d'arti-

culation avec sa conception de la volonté générale4. De fait, Saint-Just

apparaît proche de la conception qu'a Rousseau : « Il est donc au fond

des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré

nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui

comme bonnes ou mauvaises. »5 La conception qu'a Rousseau de la

conscience est d'une part marquée, comme elle le sera chez Saint-Just,

par une connexion entre conscience et sentiment ; elle est également,

pour tout deux, la voix de la nature. Chez Rousseau, dotée d'une

infaillibilité transcendante, la conscience est une donnée immédiate,

mais il y a un obscurcissement de son évidence par le jeu de l'amour-

propre qui se constitue dans la comparaison et dans l'opinion des

autres: « L'opinion change tout, elle déprave la nature, elle altère la

conscience et c'est alors que notre vaine raison, fondant ses travaux

sur ces sables mouvants n'élève que des édifices qui croulent et livrent

1. L. L. de Saint-Just, Sur la police générale, ibid., p. 811.

2. Ibid., p. 809.

3. Cf. L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 318 et s.

4. Sans, à nouveau, mettre l'accent sur les incompatibilités de la théorie rousseauiste avec la pratique

jacobine - notamment sur la question cruciale de la représentation (cf. sur ce point R. Dérathé, Jean-Jacques

Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1950) —, force est de constater sur ce point les homologies

entre la pensée rousseauiste et celle de Saint-Just ; homologie qui dénote un rousseauisme singulier chez Saint-

Just - un rousseauisme déformé et optimiste, puisqu'il est toujours possible, chez Saint-Just d'aller contre

l'obscurcissement de la conscience. Il apparaît ainsi possible d'user de Rousseau comme d'un modèle théorique

d'appréhension, sur le point qui intéresse ce chapitre, du jacobinisme de Saint-Just.

5. Émile, liv. IV, cité par F. Theuriot, « Saint-Just. Esprit et conscience publique », art. cité.

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Figurer le peuple, constituer la nation 39

au vent les systèmes des philosophes. »' La comparaison du je avec

autrui, le tu, est pour Rousseau un moment tout entier négatif. C'est

cette comparaison qui, dans l'état de nature, fait basculer l'amour de

soi en amour-propre: « Les passions primitives qui toutes tendent

directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s'y

rapportent et n'ayant que l'amour de soi pour principe sont toutes

aimantes et douces par leur essence; mais quand détournées de leur

objet par des obstacles, elles s'occupent plus de l'obstacle pour l'écarter

que de l'objet pour l'atteindre, alors elles changent de nature et

deviennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l'amour de soi

qui est un sentiment bon et absolu devient amour-propre : c'est-à-dire

un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préfé-

rences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche

plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal

d'autrui. »2 L'état de nature est le règne de l'amour de soi, parce que

les hommes y sont isolés les uns des autres : ils se côtoient sans se voir

ou n'aperçoivent pas les autres comme leurs semblables. La société

apparaît et, avec elle, l'amour-propre, dès que l'on reconnaît son sem-

blable dans l'autre. L'amour de soi est le sentiment qui pousse chacun

de nous à se soucier de lui-même et seulement de lui-même, qui le

porte à s'emparer d'un objet s'il correspond à un « besoin absolu » et

non à un besoin relatif né d'une comparaison avec autrui. C'est donc

un sentiment qui boucle le je sur lui-même comme un être autosufE-

sant3: « Chaque homme en particulier se [regarde] comme le seul

spectateur qui l'observe. »4 L'anthropologie rousseauiste est ainsi le

processus de dégradation de la conscience passant de la réflexion à la

soumission aux puissances délétères de l'interaction avec autrui. Cette

tension entre réflexion et intersubjectivité traverse également, comme

on va le voir, l'état civil.

Le passage de cette anthropologie à l'ordre politique est, en effet,

inscrit dans la philosophie même de Rousseau. Le couple anthropolo-

gique amour de soi - amour propre n'est jamais dissocié de cet autre

1. Cité par A. Philonenko, Eléments systématiques pour une théorie de la conscience, in Jean-Jacques

Rousseau et la pensée du malheur, vol. 2 : L'espoir et l'existence, Paris, Vrin, 1984, p. 278.

2. Rousseau, juge de Jean-Jacques, deuxième dialogue, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, vol. I,

p. 828.

3. Sur l'analyse de l'amour de soi et de l'amour-propre dans leurs rapports avec le couple volonté géné-

rale - volonté de tous, voir L. Scubla, Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ? Sur la philosophie

politique de Jean-Jacques Rousseau, in J.-P. Dupuy, Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipse, 1992,

p. 105-145.

4. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes, op. cit., vol. III,

n. 15, p. 219.

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40 L'espace public parlementaire

couple état civil - état de nature, dans l'ordre politique. Plus précisé-

ment, comme l'a souligné L. Scubla, l'amour-propre est à l'amour de

soi, ce que les volontés particulières sont à la volonté générale1 dans

l'état civil. De fait, la dimension psychologique de l'intérêt général,

introduite par Rousseau avec la référence au marquis d'Argenson au

chapitre III du livre II du Contrat social, déploie la même antinomie du

je et du tu: « Chaque intérêt a des principes différents. L'accord de

deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d'un tiers. Il

[le marquis d'Argenson] eût pu ajouter que l'accord de tous les intérêts

se forme par opposition à celui de chacun. »2 L'intérêt commun n'est

pas l'intersection ou la résultante des intérêts particuliers, il provient de

l'exclusion simultanée de ces intérêts. Mais l'exclusion simultanée des

intérêts particuliers signifie que deux volontés ne peuvent jamais conci-

lier la différence de leur principe. Le je et le tu sont, par principe et par

définition, installés dans un « divorce grammatical et métaphysique »3:

« Si quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens

n'avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites

différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération

serait toujours bonne. »4 Autrement dit, la volonté générale ne peut

jamais être le prédicat d'un individu (d'un je), puisque aussi bien la

clause centrale du Contrat est « l'aliénation totale de chaque associé,

avec tous ses droits à toute la communauté ». Dans l'état de société, on

ne saurait déduire le bien public de consciences individuelles, de

volontés particulières.

3.4 — La conscience publique et l'incarnation jacobine du Législateur

Cet aspect pourrait ruiner à l'avance toute construction d'un

espace politique autonome. Pourtant, il existe toujours chez Rousseau

une connexion interne entre volonté générale et volonté particulière.

Comme le souligne A. Philonenko, « il est absurde d'instituer un rap-

port de transcendance et d'immanence entre l'intégrale [de la volonté

générale] et les différentielles [des volontés particulières] »5. C'est dire

1. Cf. L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ?... », art. cité, p. 114.

2. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. II, chap. III, op. cit., p. 371. Sur ce point, voir A. Philonenko,

Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, op. cit., vol. 3 : Apothéose du désespoir, p. 32.

3. Selon l'expression de A. Philonenko, ibid.

4. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. II, chap. III, op. cit., p. 371-372. Nous soulignons.

5. A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, op. cit., vol. 3, p. 37.

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Figurer le peuple, constituer la nation 41

que la volonté générale est « le nexus vivant des volontés singulières,

c'est-à-dire la loi de l'intérêt commun à la série des citoyens, loi qui,

sans se distinguer des volontés qu'elle relie, est toutefois autre chose

que leur simple somme*'. On sait, en effet, depuis les travaux de

A. Philonenko, que la notion de Volonté générale, chez Rousseau, est

assise sur la base mathématique du calcul infinitésimal2. Le thème

essentiel de cette fondation rousseauiste relève de la différence entre

volonté de tous et volonté générale : la volonté de tous « ne regarde

qu'à l'intérêt privé et n'est qu'une somme de volontés particulières »;

la volonté générale est la somme des différences entre ces volontés

particulières, et comme Rousseau le précise, la « somme des petites

différences »3. Dans cette opération, « les plus et les moins s'entre-

détruisent » en vertu de l'erreur compensée dans l'opération infinitési-

male. Aussi longtemps que les volontés des citoyens ne sont pas coali-

sées, on peut les considérer comme les côtés infiniment petits d'un

polygone comprenant un nombre infini de côtés, et l'on peut regarder

la volonté générale comme une courbe identique à ce polygone. Le

procédé de la compensation des erreurs assure le passage des volontés

singulières à la volonté générale ou, si l'on préfère, du polygone à la

courbe. De la même manière que l'amour de soi est un sentiment

réflexif, la volonté générale se manifeste dans la loi quand « tout le

peuple statue sur tout le peuple » et qu'il « ne considère que lui-

même », car il se forme alors un rapport « de l'objet entier sous un

point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune

division du tout »4. Ainsi, la volonté générale est-elle le produit d'une

réflexivité de la société sur elle-même : « On trouve de part et d'autre

dans le Discours et dans le Contrat, la même boucle autoréférentielle;

mais alors qu'on a affaire à une multitude de boucles indépendantes

dans l'état de nature, elles se fondent en une seule boucle dans l'état

civil issu du pacte social. »5 La conscience, non plus individuelle, mais

cette fois-ci « publique », désigne bien, dans l'état civil, ce mouvement

de réflexion du peuple sur lui-même, et c'est en ce sens qu'elle appa-

raît chez les Jacobins comme le principe de la découverte de la

volonté générale.

On peut résumer dans un tableau les relation homologiques entre

1. Ibid., p. 38.

2. Ibid., passim.

3. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. II, chap. III, op. cit., p. 371-372.

4. Ibid., liv. II, chap. VI, p. 379.

5. L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ?... », art. cité, p. 114.

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42 L'espace public parlementaire

les couples amour propre - amour de soi et volonté générale - volonté

de tous:

État de nature État civil

(conscience individuelle) (conscience publique)

Dégradation

Amour de soi Volonté générale

boucle réflexive du je (Intégrale des je)

réflectivité médiatisée par un il (le Législateur)

Amour propre Volonté de tous

interaction je-tu Somme des différences entre les je et les tu

Si la volonté générale est droite, c'est parce qu'elle dérive de la

préférence que chacun se donne, c'est-à-dire de la préférence immé-

diate qui me porte à songer à moi-même avant de penser à autrui.

Chacun doit donc délibérer pour soi-même, en une sorte de boucle

réflexive : « Que la volonté générale soit dans chaque individu un acte

pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce

que l'homme peut exiger de son semblable et sur ce que son sem-

blable est en droit d'exiger de lui. »' Cette sorte d'« isoloir absolu »2

vise à reconstituer, dans la société, les conditions d'insularité et

d'indépendance qui étaient celles, dans l'état de nature, de l'amour de

soi. Rousseau recommande de faire silence en soi pour entendre la

réponse de la conscience. Comme le souligne A. Philonenko, la cons-

cience appartient à la sphère de la réponse: « On interroge sa cons-

cience et elle répond. »3 De ce point de vue, il n'y a pas de construc-

tion du choix collectif à partir des préférences individuelles : « Quand

on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on [...] demande

[aux citoyens] n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition ou

s'ils la rejettent [...]. Mais [on leur demande] si elle est conforme ou

non à la volonté générale qui est la leur. »4 Ce point souligne à quel

point l'expression de la volonté générale dans une assemble parlemen-

taire jacobine ne passe pas par une délibération collective, un échange

1. J.-J. Rousseau, Discours sur l'économie politique, in Œuvres complètes, op. cit., vol. III, p. 286. Sur ce texte,

cf. A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, op. cit., vol. 1, p. 240-265, passim.

2. Pour reprendre l'expression de L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ?... »,

art. cité, p. 114.

3. A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, op. cit., vol. 1, p. 283.

4. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. IV, chap. II, op. cit., p. 440-441.

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d'arguments, mais par une écoute du dictamen de la conscience. Reste

qu'il est toujours possible que la volonté générale ne soit pas adéquate

à elle-même : « De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de

lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours

droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. » C'est

dire, comme l'a souligné R. Polin, que la volonté générale n'est

toujours droite que formellement' : elle n'erre pas, c'est le peuple qui

peut errer.

Pour aplanir cette inadéquation potentielle, Rousseau invente la

figure du Législateur. C'est lui qui va « constituer la république »2 et

proposer — sans imposer — les lois. Cette possibilité lui est ouverte pour

la seule raison qu'il est une instance tierce (un il), dotée d'une extériorité

à la société3. Ce sont ces caractéristiques que les Jacobins traduiront par

l'impératif de vertu des représentants. Le législateur jacobin est, à pro-

prement parler, un homme parfait. On voit, ici, le parallélisme qui

existe entre le Législateur rousseauiste et la définition de l'homme

révolutionnaire que trace Saint-Just:

« Un homme révolutionnaire est inflexible, mais il est sensé, il est frugal ; il

est simple sans afficher le luxe de la fausse modestie ; il est irréconciliable ennemi

de tout mensonge, de toute indulgence, de toute affection. Comme son but est

de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais, mais il condamne ses

ennemis sans l'envelopper avec eux; il ne l'outrage point, mais il l'éclaire; et

jaloux de sa pureté, il s'observe quand il parle, par respect pour elle ; il prétend

moins être l'égal de l'autorité qui est la loi, que l'égal des hommes, et surtout des

malheureux. Un homme révolutionnaire est plein d'honneur; il est policé sans

fadeur, mais par franchise, et parce qu'il est en paix avec son propre cœur; il

croit que la grossièreté est une marque de tromperie et de remords, et qu'elle

déguise la fausseté sous l'emportement. [...]. L'homme révolutionnaire est intrai-

table aux méchants, mais il est sensible ; il est si jaloux de la gloire de sa patrie et

de la liberté, qu'il ne fait rien inconsidérément; il court dans les combats, il

poursuit les coupables et défend l'innocence dans les tribunaux; il dit la vérité

afin qu'elle instruise, et non pas afin qu'elle outrage; il sait que, pour que la

Révolution s'affermisse, il faut être aussi bon qu'on était méchant autrefois ; sa

probité n'est pas une finesse de l'esprit, mais une qualité du cœur et une chose

bien entendue. [...]. Un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de

probité. »4

1. Cf. R. Polin, La politique de la solitude. Essai sut la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Sirey,

1971, p. 169.

2. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. II, chap. VII, op. cit., p. 383.

3. Sur ce point déterminant, voir L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ?... »,

art. cité, p. 124.

4. L. L. de Saint-Just, Sur la police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des

factions (15 avril 1794), Œuvres complètes, op. cit., p. 809-810.

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44 L'espace public parlementaire

L'homme révolutionnaire, le législateur jacobin est, ainsi, simulta-

nément extérieur à tous les contractants - ce que manifeste sa vertu -

et, de ce fait, en opposition aux intérêts de chacun. A ce titre, il est la

condition de réalisation de l'accord de tous les intérêts. Comme le sou-

ligne A. Philonenko, « il médiatise la volonté générale avec elle-

même »1. Dans le contexte jacobin, le législateur, à qui incombe de

créer un ordre social et des hommes nouveaux, a le devoir de concen-

trer l'attention sur l'intérêt public : « Il faut que l'intérêt public occupe

sans cesse [Inactivité [du peuple], car le législateur doit faire en sorte

que tout le peuple marche dans le sens et vers le but qu'il s'est pro-

posé. »2 Et seuls les hommes vertueux, la partie saine de la Convention,

peuvent réaliser la conscience publique et, ce faisant, médiatiser le

peuple avec lui-même, le figurer « tel qu'il doit être »3. On voit, ainsi,

que cette médiation est la condition de la constitution de l'identité spé-

culaire entre le peuple et l'Assemblée. Par l'opération d'identification

du représentant au peuple et par ce mouvement de nomination du

peuple qui l'institue en propre, le parlementaire jacobin, par une inver-

sion de la séquence logique de la représentation, permet, comme le dit

Rousseau, que « l'effet [puisse] devenir la cause, que l'esprit social, qui

doit être l'ouvrage de l'institution, [préside] à l'institution même ; et

que les hommes [soient] avant les lois ce qu'ils doivent devenir par

elles »4.

On voit que, telle qu'elle se trouve organisée dans cette « éco-

nomie politique populaire » de la conscience publique, la volonté

générale n'exprime jamais une opinion commune, définie, en suivant

H. Arendt, comme « ce sur quoi beaucoup se sont publiquement

accordés »5 : elle n'a pas part à la qualité du Nous intersubjectif — on a

vu avec Rousseau que la découverte de l'intérêt général s'organisait à

partir d'un divorce grammatical entre le je et le tu, avec la proscription

de toute communication et l'idée que l'on doit délibérer pour soi-

même. L'opérateur de cette prohibition de l'intersubjectivité, c'est bien

la forme même de la publicité jacobine, cette « conscience publique »,

c'est-à-dire ce processus de réflexion du peuple sur lui-même, telle

1. A. Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, op. cit., vol. 3, p. 63.

2. L. L. de Saint-Just, Discours sur la Constitution de la France, in Œuvres complètes, op. cit., p. 420.

3. Pour reprendre l'expression de J. Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française. De

l'événement à la raison linguistique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989.

4. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. H, chap. VII, p. 383.

5. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calman-Lévy, 1983, cité par J.-M. Ferry, Les puissances

de l'expérience, vol. 2 : Les ordres de la reconnaissance, Paris, Cerf, 1991, p. 66.

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Figurer le peuple, constituer la nation 45

qu'elle est médiatisée par l'activité du législateur1. On saisit, dès lors, la

signification de la « centralité » législative et son lien interne avec la

conception jacobine de la publicité : celle-ci, sous l'espèce de la « cons-

cience publique », dépend de l'activité du législateur.

4 / SlEYÈS ET LA PUBLICITÉ DES DÉBATS PARLEMENTAIRES:

LES CONDITIONS D'UNE CONSTRUCTION INTERSUBJECTIVE

DE LA VOLONTÉ COMMUNE

4.1 — Opinion publique et science politique

Avec Sieyès, on se trouve dans une troisième configuration de la

publicité ; il en a construit le modèle topique dans un contexte non plus

de monarchie absolutiste, comme pour les Physiocrates, mais dans un

contexte cette fois-ci « républicain ». Notons tout d'abord que, dans le

cadre de sa théorie politique, Sieyès réserve une place éminente à

l'opinion publique. C'est elle le levier des transformations politiques, le

vecteur de la révolution : « Il semble que ce soit là tout le sort de l'espèce

humaine, il lui faut toujours, au moral comme au social, un point com-

mun autour duquel toutes les forces viennent se ranger et se coordon-

ner. Le besoin de l'unité, de l'harmonie, se fait sentir partout. Or, de là,

il semble que tout se désorganise et tombe dans le chaos. Ce qu'il y a de

sûr, c'est que les révolutions ne pouvaient se produire sans une opinion

commune. »2 Mais — et, sur ce point encore, Sieyès reprend la concep-

tion des Physiocrates — l'opinion publique ne saurait être populaire:

« Je n'ai vu dans les lenteurs du Tiers État que l'habitude du silence et de la

crainte dans l'opprimé, ce qui représente une preuve de plus de la réalité de

l'oppression. Est-il possible de réfléchir sérieusement sur les principes et les fins de

l'état de société, sans être révolté jusqu'au fond de l'âme de la monstrueuse partia-

lité des institutions humaines ? Je ne suis point étonné que les deux premiers

ordres ayent fourni les premiers défenseurs de h justice et de l'humanité ; car si les

talens tiennent à l'emploi exclusif de l'intelligence et de longues habitudes, et si les

membres du Tiers doivent par mille raisons se distinguer dans cette carrière, les

lumières de la morale publique doivent se manifester d'avantage chez des hommes

bien mieux placés pour saisir les grands rapports sociaux et chez qui le ressort ori-

ginel est moins communément brisé. »3

1. lbid., p. 66-67.

2. AN, 284 AP5 D3.

3. E. Sieyès, Qu'est-ce que \e Tiers État .', éd. R. Zappieri, Genève, Droz, 1970, p. 156-157.

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46 L'espace public parlementaire

Aussi, ajoutait-il, « n'est-ce pas au peuple que je parle, mais à vous,

à ce petit nombre d'hommes qui sont en état de voir, d'examiner,

d'acclimater les idées neuves, comme une terre préposée à recevoir des

plantes étrangères d'où elles se répandent ensuite sur le jardin des pau-

vres »1. Il y a ainsi, chez Sieyès, une génétique de l'opinion publique:

« Chaque siècle a ses moeurs, chaque âge a sa physionomie. Mais je distingue

parmi les époques historiques celles où l'opinion publique n'était pas le résultat

des lumières plus ou moins développées où, au contraire, des agrégations

d'hommes étaient subjuguées par des superstitions différentes. On peut se dispen-

ser de donner le nom d'opinion publique aux superstitions religieuses féodales ou

royalistes, non pas qu'elles représentent des idées qui ne soient très générales et

très publiques, mais plutôt en ce que sont des habitudes intellectuelles reçues plu-

tôt que des idées acquises. Ce que nous appelons aujourd'hui opinion publique est

tout diffèrent. Cela a commencé chez les Français dans les prenùères disputes des

réformes, et est accru par les gens de lettres, les hommes aisés, les gens de cour, les

philosophes. Cette opinion publique est d'une nature plus relevée. Elle se com-

pose des idées, des notions, des jugements que chacun forme spontanément

d'après ses lectures, son éducation, ses réflexions, les sociétés où il vit. Elle a suc-

cédé avantageusement à la niasse des préjugés vulgaires. »2

Pour autant, on le sait, Sieyès a très violemment combattu les pri-

vilèges et affirmé l'égalité des hommes - assimilant le tiers à la nation, il

manifestait par là l'identification du peuple à la totalité sociale3. Simple-

ment, de manière cohérente avec sa théorie de la division du travail, il

maintient le peuple hors de la sphère politique et distingue égalité civile

et égalité politique : seule la « classe disponible » est assez éclairée pour

représenter la nation.

Sieyès reprend également aux Physiocrates l'idée d'une opinion

publique législatrice : « A son tour, on voudra bien reconnaître si l'on

est juste, que les spéculations des philosophes ne méritent pas toujours

d'être dédaigneusement reléguées dans la classe des pures chimères. Si

l'opinion finit par dicter des loix mêmes aux législateurs, certes celui

qui peut influer sur la formation de cette opinion n'est pas aussi inutile,

aussi inactif que le prétendent tant de gens qui n'ont jamais influé sur

rien. »4 Dès 1788, mais bien davantage après 1789, le législateur qu'il

décrit comme un « praticien de l'art social », devient philosophe et la

politique, une science et une science prospective : « La saine politique

1. AN, 284 AP5, Dl (5).

2. aN, 284 AP5 D3.

3. Cf. P. Pasquino, Citoyenneté, égalité et liberté chez Rousseau et Sieyès, in D. Colas, Cl. Émeri,

J. Sylberberg, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, Paris, PUF, 1991, p. 69-79.

4. E. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État ?, op. cit., p. 216. Nous soulignons.

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Figurer le peuple, constituer la nation 47

n'est pas la science de ce qui est, mais de ce qui doit être. »' La science

politique est une science rigoureuse, d'une part, partant de vérités cer-

taines ( « Les vérités, car ce sont des vérités qu'il faut partir, doivent être

des vérités certaines et non des vérités supposées. Les vérités morales et

philosophiques sont en effet susceptibles de la même certitude, de la

même évidence que les propositions de géométrie. Mais cela seulement

à la condition que l'analyse qui en est faite soit une analyse en rai-

son » )2 et, d'autre part, cette science permet la connaissance du futur:

« L'homme prévoyant a l'expérience du futur, or, prévoir appartient à la

métaphysique, prévoir ou organiser le futur n'est pas toujours le rappel de sensa-

tions éprouvées. Il y a une sorte de prévoyance, ou plutôt de pressentiment, qui

est principe d'action et même le premier et le plus fort de tous [...]. Qu'est-ce que

l'imaginable, le génie, le tact du beau et du bon, du vrai non encore reconnu par

la multitude? C'est l'expérience antérieure d'un fait, d'un rapport que vous

n'aurez, vous, que par l'expérience postérieure. C'est la reconnaissance théorique.

La théorie est donc une sorte d'expérience. Le théoricien est le fabricant ou le

mineur exploitant des découvertes expérimentales. »■'

C'est dire qu'il faut faire faire par des experts dans cet « art social »,

les ouvrages de la législation : « Mais je dis faire faire et non pas laisser

faire. Or, faire faire, c'est commettre pour faire, c'est choisir les plus

experts, ce n'est pas commander ce qu'on doit faire car alors à quoi ser-

virait aux experts choisis d'être experts, et comment le commandement

d'avance pourrait-il se prêter à la délibération entre les faiseurs. La

liberté consiste donc à choisir les experts et à en changer souvent, afin

que s'ils se trompent, leurs successeurs soient élus par ceux-là mêmes

qui se plaignent de l'erreur et qui voient mieux ceux qui sont plus

capables de concilier leurs intérêts. »4

4.2 — La formation législative de l'opinion publique

Cela ne signifie pas que « le public » et l'opinion publique sont

absents du cercle législatif. Le philosophe devenu législateur n'aban-

donne pas cette opinion qu'il formait et qui était l'instrument de sa

maîtrise médiate sur la chose publique: au contraire, « il faut que

l'opinion publique investisse sans cesse et puissamment tous les mem-

bres de la législature. Tout est perdu à jamais si les mœurs publiques

1. aN. 284 AP2.

2. AN, 284 AP5, Dl (6).

3. AN, 284 AP4.

4. AN, 284 AP5, Dl (11).

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48 L'espace public parlementaire

viennent à autoriser l'indifférence sur l'intérêt social »1. L'opinion

publique est cependant souvent, dans ce cas, assimilée à l' « estime

publique », sorte de « monnaie morale », qui vient récompenser le

« philosophe indépendant » et le « citoyen vertueux » « [de leurs]

médiations, [de leurs] soins et [de leurs] sacrifices »2:

« Laissez, laissez le Public dispenser librement les témoignages de son estime.

[...]. Ah ! Laissez le prix de la considération publique couler librement au sein de

la Nation pour acquitter sa dette envers le génie et la vertu. Gardons-nous de vio-

ler les sublimes rapports d'humamté que la Nature a été attentive à graver dans le

fond de nos cœurs. Applaudissons à cet admirable commerce de bienfaits et

d'hommages qui s'établit, pour la consolation de la terre, entre les besoins des

Peuples reconnoissans, et les grands hommes surabondamment payés de tous leurs

services par un simple tribut de reconnaissance. [...]. Nécessairement libre

[l'estime qui émane des peuples] se retire lorsqu'elle cesse d'être méritée. Plus

pure dans son principe, plus naturelle dans ses mouvements, elle est aussi certaine

dans sa marche, plus utile dans ses effets. Elle est le seul prix toujours proportionné

à l'âme du Citoyen vertueux ; le seul propre à inspirer de bonnes actions, et non à

irriter la soif de vanité et de l'orgueil ; le seul qu'on puisse rechercher et obtenir

sans manœuvre et sans bassesse. Encore une fois, laissez les Citoyens faire les hon-

neurs de leurs sentiments, et se livrer d'eux-mêmes à cette expression si flatteuse,

si encourageante, qu'ils savent leur donner comme par inspiration; et vous

connoîtrez alors au libre concours de tous les âmes qui ont de l'énergie, aux efforts

multipliés dans tous les genres de bien, ce que doit produire, pour l'avancement

social, le grand ressort de l'estime public. »3

Sieyès imagine une publicité élargie à la nation tout entière, à pro-

prement parler, des tribunes infinies:

« Les rangs des spectateurs doivent s'étendre à tous ceux qui sont derrière, à l'ensemble

de la nation. [...]. Il y a une partie qui doit être éclairée par la volonté réunie. Dans

ce cas, outre la supériorité de ma méthode sur la vôtre, j'ai encore l'avantage de

rendre les rangs de derrière les véritables juges de ce qui s'est passé au centre puis-

qu'ils l'ont sous les yeux, puisque les citoyens ont sous les yeux les mêmes pièces

de détermination que le corps législatif. Ainsi, je forme sur tout acte politique la

meilleure opinion publique, je donne à la force et à l'ensemble des spectateurs

toute l'autorité qu'elle doit avoir aujourd'hui ou demain. J'ai enfin pour moi les

véritables tribunes nationales. Enfin, ne sent-on pas qu'en me débarrassant de la

nécessité de réunir en un seul lieu les volontés concurrentes, je sors des routines

démocratiques anciennes, j'agrandis indéfiniment le domaine de la démocratie et

de la liberté. »4

1. aN, 284 AP5, D2.

2. Sur l'estime public chez Sieyès, voir C. Clavreul, L'influence de la théorie d'Emanuel Sieyès sur les origines

de la représentation en droit public. Thèse de doctorat d'État en Droit, Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne,

1982, p. 210 et s.

3. E. Sieyès, Essais sur les privilèges, s.l., 1789, in Œuvres, Paris, EDHIS, 1989, vol. 1, n° 1, p. 9-14.

4. AN, 284 AP5. Nous soulignons.

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Figurer le peuple, constituer la nation 49

La façon de multiplier ainsi les rangs à l'infini est essentiellement le

recours à l'imprimerie:

« Dans le fait où est l'égalité civique, là où l'infinitésime partie seulement des

citoyens peuvent entendre la voix de l'orateur public et où il est clair que ceux

qui ont cet avantage sont plus citoyens que les autres. Cette institution a été utile

et égale au commencement des sociétés, lorsque la réunion de quelques familles a

formé une colonie, une tribune indépendante. Elle paraît égale encore dans

l'aristocratie. Mais là où les rangs de derrière se propagent à l'infini, comment tous

les spectateurs peuvent-ils également voir et entendre? Laisser la tribune aux

harangues pour les écrits a non seulement l'avantage qu'on peut se faire entendre

par tous, mais encore celui de parler raison à des oreilles plus raisonnables. »'

Si l'on voit que le modèle sieyessien emporte une nette séparation

entre l ' ici de l'espace parlementaire et le là-bas du public, il convient de

noter immédiatement que, pour Sieyès, l'opinion publique n'a, en

même temps, guère d'existence ou de pertinence préalablement à sa

représentation dans la discussion : c'est la discussion, notamment parle-

mentaire, qui fait passer l'opinion comme « lumière faible et imparfaite

qui ne découvre les choses que par conjecture et les laisse toujours dans

l'incertitude et le doute »2 au public, la publicise, la rend « opinion

publique ». La discussion est donc antécédente par rapport à l'opinion

publique. C'est dire que le là-bas de l'opinion publique ne peut être

que le produit des discussions menées dans l ' ici, surtout de l'espace par-

lementaire.

4.3 - De la génétique du Moi à la constitution de la nation

Avant de comprendre comment l'espace parlementaire peut, dans

une telle configuration, être construit et comment la nation, à partir

d'une « chose commune », peut publier sa volonté et manifester

l'opinion publique, il faut comprendre comment, chez Sieyès, cette

chose commune peut être découverte3. La réponse à cette question

nécessite un détour par l'anthropologie développée par Sieyès. Ce

détour anthropologique, parallèle à celui opéré pour Rousseau, per-

1. AN, 284 AP5 Dl (4). Sieyès apparaît ici très proche de Condorcet quand celui-ci décrit dans son

Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain : « C'est à l'imprimerie que l'on doit la possibilité de répandre les

ouvrages que sollicitent les circonstances du moment ou les mouvements passagers de l'opimon et par là

d'intéresser à chaque question qui se discute dans un point umque, l'universalité des hommes qui parlent une

même langue », Paris, Éditions Sociales, 1966, p. 179.

2. Encyclopédie, art. « Opinion », cité par K. M. Baker, Au tribunal de l'opinion..., op. cit., p. 219.

3. Sur les questions évoquées ici, ma dette va particulièrement à J. Guilhaumou pour ses analyses de la

pensée du jeune Sieyès (voir, pour un exemple récent : Nation, individu et société chez Sieyès, Genèse, n° 26,

1997, p. 4-24), et pour les textes décryptés par lui, sur lesquels il a généreusement attiré mon attention.

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50 L'espace public parlementaire

mettra de renouer avec la question des relations entre le je, tu, et il dont

on a fait la matrice de construction des êtres parlementaires et de leur

relation au public. On voudrait montrer qu'il existe une parfaite

homologie entre cette anthropologie, dont le propos est de découvrir

les principes de la constitution génétique du Moi, et la théorie sieyes-

sienne de la constitution de la nation. Sieyès, lui-même, fraye la voie

de cette homologie, en multipliant les comparaisons entre nation et

individu:

« L'établissement public est une sorte de corps politique qui, ayant comme le

corps de l'homme une destination et des moyens doit être organisé à peu près de la

même manière. Il faut le douer de la faculté de vouloir et de celle d'agir. Le pou-

voir législatif représente la première et le pouvoir exécutif la seconde de ces deux

facultés. »'

« Les besoins individuels nécessitent des soins particuliers pour mieux y

vaquer. On tire de la réunion protection et secours. Alors, la réunion présente

l'image d'un énorme individu qui n'existe que pour les besoins communs et qui se

donne des soins communs. »2

« Un corps de représentants ordinaires supplée à l'assemblée de la nation [...].

Il ne lui faut qu'un pouvoir spécial, et dans de rares cas, mais il remplace la nation

dans son indépendance et dans toutes formes constitutionnelles [...]. Ils sont indé-

pendants comme elle. Il leur suffit de vouloir comme veulent les individus dans l'état de

nature. »3

Les éléments de cette anthropologie développée par Sieyès se trou-

vent à l'état manuscrit aux Archives nationales, essentiellement consti-

tués par un cahier de 81 pages, le « Cahier métaphysique », qui ras-

semble un ensemble de notes critiques sur Quesnay, Condillac,

Bonnet, etc., et datant des années 1773-17764. Le but de Sieyès, dans

ces pages, est d'expliciter l'ensemble des opérations qui vont permettre

à l'individu de dire : Je. Sieyès, pour analyser la construction de cette

ipséité, va s'inspirer du Traité des sensations de Condillac et lui

reprendre, avec son modèle de la statue, le thème sensualiste d'une

genèse des idées par les sensations. Sieyès, comme Condillac, part d'un

1. E. Sieyès, Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l'homme et du citoyen, Paris, Baudoin, 1789,

Œuvres, op. cit., vol. 2, n° 9, p. 33.

2. aN, 284 AP3, D2.

3. E. Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État, op. cit., p. 119.

4. Jacques Guilhaumou a entrepris la publication de ces premiers manuscrits : Les manuscrits du jeune

Sieyès (1773-1776), Archives et documents de la SHESL, seconde série, n° 8, juin 1993, p. 53-86 ; Sieyès, lecteur

critique de l'article « Evidence » de l'Encyclopédie, Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie, n° 14, avril 1993, p. 125-

143 ; Sur Condillac, à paraître (certains extraits de ce dernier manuscrit sont cités dans J. Guilhaumou, Sieyès et

la « science politique » (1773-1789) : le seuil de la langue, in B. Schlieben-Lange (dir.), Europàische Sprachwissens-

chaft um 1800, vol. 3, Munster, Nodus Publikationnen, 1992, p. 95-108 et dans Sieyès, Fichte et la liberté

humaine (1774-1794), Chroniques allemandes. Revue du Ceraac, n° 2, 1994, p. 113-130).

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« principe d'activité », d'une « force » ( « Nous sommes originairement

une force et nous devenons une combinaison quelconque de cette

force et des sensations que nos sens peuvent nous fournir»)1. En

revanche, il se sépare de Condillac en refusant que la statue ait immé-

diatement une connaissance des états par lesquels elle passe. Sieyès

récuse toute réflexivité d'emblée: « La statue qui sent une rose n'est

rien par rapport à elle. »2 « J'agis », mais je n'ai pas encore conscience de

mon action et il y a encore tout un parcours à faire avant d'arriver au

Moi actif dans la réflexion : « Vous agissez, mais vous ne savez que vous

agissez qu'après vous être comparé aux objets extérieurs. » Or, précisé-

ment, « le même objet extérieur affecte plusieurs [des] sens à la fois ».

Le problème, dès lors, est d'articuler l'ipséité, l'unité du moi, à cette

pluralité de sensations. La voie de la réduction de cette pluralité va pas-

ser par un processus d'abstraction qui consiste à « [assigner] un nom

pour représenter les objets indépendamment des sensations qu'ils font

naître, c'est-à-dire d'une manière générique ». On passe, ainsi, des sen-

sations simples aux sensations représentatives qui permettent le trajet de

la pluralité à l'unité : «Je suis collection et sous ce rapport je suis un, il

y a une pluralité qui pense en moi. » Mais cette unité ne permet pas

encore la réflexivité. La statue ne peut « se replier sur elle-même » que

par la vue de ses semblables. La connaissance des autres hommes va

permettre de déterminer le « commun », de « [tirer] de plusieurs objets

et ensuite de plusieurs sensations ce qu'ils avaient de commun » — la

pensée de Sieyès se rattache ici, très précisément, à une anthropologie

libérale manifestée par le déploiement d'un principe d'ouverture sur

autrui, sur l'extérieur3. Et la connaissance des autres passe par le langage

qui permet d'exprimer les sensations ; expression qui permettra la com-

paraison et la découverte des ressemblances et, donc, du commun.

Le langage tient ici une place primordiale en ce que c'est par sa

médiation qu'il est possible de découvrir ce commun, ce « tier s com-

mun », ainsi que le nomme Sieyès: « La vue d'un arbre réveille son

idée, mais elle la particularise à tel arbre. Le mot arbre en réveille pareil-

1. Cité par J. Guilhaumou, « Sieyès et la "science politique"... », art. cité.

2. « La statue qui sent la rose n'est rien par rapport à elle. [...]. Ne dites point que par rapport à elle, elle

sera l'odeur même de cette fleur, vous lui supposez gratuitement l'idée de son existence, elle ne sera point odeur

de rose, mais seulement elle sent la rose. Et si vous vouliez lui faire exprimer ce qu'elle sent, elle ne pourrait le

faire dans aucune de nos langues, elles sont trop savantes pour elle. Cette expression "Je sens la rose" contient

beaucoup d'idées qu'elle n'a pas eu » (Sur Condillac, manuscrit cité par J. Guilhaumou, « Sieyès et la "science

politique"... », art. cité, p. 98).

3. Cf. C. Gautier, L'invention de la société civile. Lecture anglo-écossaise (Mandeville, Smith, Ferguson), Paris,

PUF, 1993, cité par J. Guilhaumou, « Nation, individu et société chez Sieyès », art. cité, p. 13.

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52 L'espace public parlementaire

lement et aussi promptement l'idée, mais elle est incomplète. Ce n'est

pas tel arbre, c'est tous les arbres, ou plutôt ce qu'il y a de commun

dans tous, et en réveillant l'idée purement générique, ce mot fait plus

pour nous que la vue même de cet arbre. »' Ce stade qui est pour

Sieyès, celui du jugement2, inscrit donc l'unité du moi, la possibilité de

dire « Je » à l'horizon de l'intersubjectivité et du langage. On trouve,

ici, une autre différence entre Sieyès et Rousseau. Pour celui-ci, la ren-

contre et la comparaison avec autrui, est toujours, on l'a vu, négative;

pour le premier, c'est dans la relation entre une je et un tu que l'unité

du moi peut être comprise. Pour résumer ce processus de construction

de l'ipséité, Sieyès indique : « Ce n'est jamais que dans les objets exté-

rieurs qu'elle [la statue] peut s'étudier. Cette réflexion doit suffire pour

démontrer que l'aperception [la perception consciente] ne peut venir

qu'après les connaissances suivantes: 1 / des objets extérieurs ; 2 / des

hommes ; 3 / de notre ressemblance extérieure avec eux ; 4 / nous dis-

tinguons en eux l'homme agissant, parlant de l'homme se taisant;

5 / nous concluons nous-mêmes. »3

Après ces éléments de l'anthropologie sieyessienne, abordons

l'ordre politique. Dans Qu'est-ce que le Tiers État ?, Sieyès se pose la

question de la généalogie de la nation comme entité libre ( « Toute

nation doit être libre » )4. Pour lui, cette généalogie commence dans

l'Etat de nature où les hommes spontanément s'assemblent en groupe

d'individus, en familles. Dès que ces hommes isolés et indépendants se

réunissent, ils forment déjà une nation, au moins objectivement. Le

problème, structuralement homologue à celui de la construction du

moi, est de savoir comment cette nation va pouvoir s'auto-affirmer5,

comment la collection des hommes assemblés va pouvoir construire un

commun (dire : Nous) et « vouloir en commun » (dire : Nous voulons).

La nation — le Tiers — quoique « nation complète », n'est encore « rien »

et il lui faut devenir « quelque chose ». Le Tiers n'est rien, et on pour-

rait ajouter, par analogie avec la statue, qu'il n'est rien par rapport à lui-

même: le Tiers, la nation, n'a pas encore idée de son existence. Pour

1. Monde lingual. Méchanisme (sic !) du langage analogue mais plus étendu et plus puissant que celui du cerveau

avant les langues de Convention, édité parJ. Guilhaumou, « Les Manuscrits linguistiques du jeune Sieyès (1773-

1776) », art. cité, p. 72 et s.

2. « C'est dans l'expression de nos sensations que consistent les jugements, affaire de langage dès qu'on va

au-delà de la simple sensation. »

3. Sur Condillac, cité parJ. Guilhaumou, « Sieyès et la "science politique"... », art. cité, p. 119-120.

4. Qu'est-ce que le Tiers État ?, op. cit., p. 177.

5. Pour reprendre l'expression de M. Forsyth (Reason and Revolution. The Political Thougt of The Abbé

Sieyès, New York, Holmes & Meier, 1987).

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Figurer le peuple, constituer la nation 53

que la nation puisse agir comme un tout, il faut passer par une seconde

étape qui est la constitution de la nation. Avant tout texte constitution-

nel, il faut entendre cette constitution en son sens fort de « faire exis-

ter », d'« établir ». C'est cet établissement public qui va permettre le

passage de la nation d'une existence objective à une existence subjec-

tive, lui permettant de vouloir : « L'établissement public est une sorte

de corps politique qui, ayant comme le corps de l'homme une destina-

tion et des moyens doit être organisé à peu près de la même manière. Il

faut le douer de la faculté de vouloir et de celle d'agir. »' La pièce

essentielle de cette « constitution » va être la représentation — de même

que la construction de l'homme formé passe d'abord par des sensations

représentatives. C'est, en effet, par la représentation que la nation

pourra établir le commun : « La représentation, et rien avant elle, est

souveraineté limitée du tout commun. Voilà comment le corps social

vient à se donner une tête, une raison commune, à s'organiser. » La

représentation est un travail - et, à ce titre, elle s'intègre dans la division

sociale des tâches - et un travail de production du tiers commun, puis

de la mise en chose publique de ce commun. C'est même exactement

ce qui caractérise, pour Sieyès, la ré-publique. Dans la ré-publique, « le

souverain du tout ne peut être que ce que les éléments ont voulu y

mettre en chose publique. Cette chose commune n'est pas le tout.

Rien n'est souverain du tout ». Ou encore, de la même manière que

« le corps politique n'est pas la somme totale ou de toutes les parties du

peuple, ou de tous les individus organisés en un tout »2, « la chose

publique n'est pas la somme de toutes les choses privées »3. Au con-

traire, dans la ré-totale — cette constitution qu'il qualifiait de « mona-

cale » —, la chose publique est première et, débordant la catégorie du

commun, vient à englober la chose privée : « Comme possesseur de la

chose particulière indépendante, ce n'est que dans la ré-totale que le

citoyen se croit membre ou partie intégrante avec la chose privée de la

chose publique. Dans la ré-publique, il n'en est pas ainsi. »4 Ce n'est

donc que par la représentation - et, en l'occurrence, par la représenta-

tion des besoins — que la nation va se découvrir à elle-même et décou-

vrir ce qu'il y a de commun dans la collection des individus. Ce pro-

cessus, chez Sieyès, c'est l'adunation, et c'est à partir de ce commun que

1. E. Sieyès, Reconnaissance et exposition raisonnèe des droits de l'homme et du citoyen, Paris, Baudoin, 1789,

Œuvres, op. cit., vol. 2, n° 9.

2. AN, 284 AP3, D2.

3. AN, 284 AP3, D3.

4. AN, 284 AP5, D2 (3).

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54 L'espace public parlementaire

la nation ainsi constituée (subjectivement) pourra dire «je veux»,

« j'agis »: « Le pouvoir législatif représente la première et le pouvoir

exécutif la seconde de ces deux facultés. »' Mais c'est dire, si l'on suit

bien la chronologie de cette émergence à la fois du commun et de cette

sorte de subjectivité nationale, que comme le note C Clavreul, « la

constitution ne réalise pas une représentation de la volonté nationale »2

- une volonté qui préexisterait à la représentation —, mais, qu'au contraire,

la constitution est le mandat donné par la nation à une représentation

pour vouloir. On peut résumer le double mouvement parallèle de

constitution de l'homme formé et de la nation par le graphique

suivant:

Statue

(elle n'est rien par rapport à elle)

Pluralité de sensations simples

Sensations representatives

(représentation mentale)

Connaissance/comparaison

avec nos semblables extérieurs

(langue abstraite)

Jugement

Découverte du commun

Homme formé

Tiers État

(le Tiers n'est rien)

Pluralité de besoins

Représentation des besoins

Adunation

Comparaison des opinions et des intérêts

(langue/science politique)

Jugement national

Volonté commune

Nation complète constituée

Sieyès inscrit le « jugement national » dans un « mouvement poli-

tique », procédant d'un « mécanisme circulaire » divisé en deux grandes

parties3: l'action ascendante et l'action descendante. « Le point de

départ de ce mouvement politique, dans un pays libre, ne peut être que

la nation dans ses assemblées primaires ; le point d'arrivée est le peuple

recueillant les bienfaits de la loi. »4 L'action ascendante « embrasse tous

1. E. Sieyès, Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l'homme et du citoyen, op. cit.

2. C. Clavreul, L'influence de la théorie d'Emmanuel Sieyès..., op. cit., p. 139. A ce titre, Sieyès peut, sans

contradiction, admettre avec Rousseau que la volonté ne se transmet pas : « Le pouvoir du mandataire public

c'est le pouvoir de tous. 11 lui a seulement été confié. 11 ne pouvait être aliéné car la volonté est inaliénable, les

peuples sont inaliénables. Le droit de penser et d'agir pour soi est inaliénable. On peut seulement en commettre

l'exercice à ceux qui ont notre confiance et cette confiance a pour caractère essentiel d'être libre » (AN, 284

APS, Dl (5)).

3. E. Sieyès, Opinion sur plusieurs articles des titres IV et V du projet de constitution. Œuvres, op. cit., p. 3.

4. Ibid.

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Figurer le peuple, constituer la nation 55

les actes par lesquels le peuple nomme immédiatement ou médiatement

ses diverses représentations, qu'il charge séparément de concourir, soit à

demander ou à faire la loi, soit à la servir dans son exécution quand elle

est faite ». L'action descendante « embrasse tous les actes par lesquels ces

divers représentans s'emploient à former ou à servir la loi ». A ces mou-

vements, correspond donc une diversité de volontés: « volonté péti-

tionnaire » qui est l'expression de ce « mouvement irrégulier de

pétitionnaires ardens qui pressoient votre barre, plutôt avec sentiment

du besoin qu'avec la connaissance des moyens » et « volonté législative »

qui est l'expression de « l'art social [retirant] de la masse des volontés

individuelles le résultat d'une volonté commune »1. Pour que « tous les

besoins du peuple soient mis en considération, que ses demandes reten-

tissent certainement à l'oreille du législateur, que tous les moyens d'y

pourvoir soient découverts, discutés, et lui soient présentés avec tout le

poids d'une opinion publique éclairée »2, Sieyès prévoit en l'an III, la

division fonctionnelle du pouvoir législatif en représentant des besoins,

le Tribunat, en représentant des moyens, le gouvernement. Une troi-

sième partie de l'Assemblée sera celle qui décide et qui juge, le Grand

Jury législatif5. Le conflit entre les besoins et les moyens est comparé par

Sieyès à une dispute judiciaire : « Gouvernement et Tribunat se dispu-

tent ainsi comme des plaideurs devant un tribunal. »4 C'est le Grand Jury

législatif qui en tirera une décision: il « représente le consentement

donné par la connaissance nationale, par la persuasion intime que telle

loi est bonne aux commettants »5. La promulgation de la loi est le

moment d'expression de la volition nationale, du Nous voulons. Elle est

l'amorce du mouvement descendant et la fin de cette trajectoire de la

réflexivité de la nation au peuple. Elle n'est pas, encore une fois, la

représentation de la volonté du peuple ou de la nation : « Personne ne

représente le peuple en cela mais la volonté du peuple est qu'on

l'engage, qu'on appose sa signature chaque fois que propositions pro-

noncées et réponse se trouvent d'accord pour une loi. »6

Le modèle sieyessien met en avant l'intersubjectivité, la relation

je/tu - ici figurée par le dialogue quasi judiciaire du jugement

1. Ibid., p. 7. Il convient d'y ajouter la « volonté » exécutrice et la « volonté constitutionnelle », dont on

ne traitera pas ici.

2. Ibid., p. 11.

3. Sur ce projet constitutionnel sieyessien de l'an III, voir la description qu'en fait C. Clavreul. L'influence

de la théorie d'Emmanuel Sieyès..., op. cit., p. 272 et s.

4. AN, 284 AP5, D2 (3).

5. AN, 284 AP5, Dl (4).

6. aN, 284 AP5, Dl (2).

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56 L'espace public parlementaire

national — comme prémisse de la construction du commun (d'un nous

qui pourra dire: « Nous voulons ») par la médiation de la langue.

Cette langue, Sieyès en fait par ailleurs la théorie : il ne doit pas s'agir

de la langue concrète, mais au contraire d'une langue abstraite, langue

des abstractions qui seule permet de situer le « tiers commun ». Dans

l'ordre de la nation, cette langue des abstractions doit devenir langue

politique dont Sieyès n'a pas cessé de vouloir l'avènement et la fixa-

tion1 . Cette hyperlangue2, « le système lingual », introduit à une

science de la politique, comme le souligne J. Guilhaumou, « intime-

ment associée à une manière d'abstraire des qualités humaines les

moyens les plus étendus de répondre aux "besoins réciproques" des

individus ; elle rend possible un rapport d'analogie, de ressemblance entre

citoyens, constitutif de la volonté commune »3. Ainsi, dans sa polé-

mique avec Paine en 1791, Sieyès écrivait: « Les questions abstraites,

celles qui surtout appartiennent à une science dont la langue n'est pas

encore fixée, ont besoin d'être préparées par une sorte de convention

préliminaire. »4 Et, dans le projet du Journal d'instruction sociale, il for-

mait le projet de « fixer entre les hommes la signification interne des

mots de la langue des sciences morales et politiques ». Par son « pou-

voir d'arbitraire », cette langue « donne au cerveau une force incom-

mensurable d'étendre indéfiniment ses travaux », permet une « créa-

tion infiniment plus vaste, plus habile que la nature » et « l'acquisition

d'une force de connaître une infinité d'objets que j'ai jamais vu ».

Cette langue/science politique permet donc toujours de maîtriser la

nature par l'invention de nouveaux moyens aptes à répondre aux

« besoins civils » toujours en expansion5. Par son mécanisme d'abstrac-

tion (le « pouvoir d'arbitraire »), elle permet, on l'a dit, de situer le

« tiers commun » et l'expression d'une volonté commune. Or, on a vu

que, chez Sieyès, ce qui est public se limite à ce qui est commun — le

reste, le particulier, étant laissé à la sphère privée. La volonté com-

mune est la pierre de touche de la publicité. On voit donc dans quelle

1. Cf. J. Guilhaumou. Sieyès et le « monde lingual » (1773-1803), Journée linguistique de l'Université de

Clermont-Ferrand, à paraître, passim.

2. Selon l'expression de S. Auroux dans son article. Le sujet de la langue : la conception politique de la

langue sous l'Ancien Régime et la Révolution, in W. Busse, J. Trabant (dir.), Les idéologues. Sémiotique, théorie et

politiques linguistiques pendant la Révolution française, Proceedmgs of the Conference, held at Berlin, octobre 1983,

Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Compagny, 1986, p. 259-278.

3. J. Guilhaumou, Sieyès et la « langue propre • du législateur-philosophe. Constitution, norme, nation,

Communication au colloque La Norme, ENS-Ulm, 28-29 janvier 1994, p. 4.

4. Lettre à Th. Paine, 16 juillet 1790, in Œuvres, op. cit., vol. 2, n° 29-30.

5. Cf. J. Guilhaumou, L'individu et la nation pendant la Révolution française : le cas Sieyès, intervention

au Séminaire interdisciplinaire, Nationalité et ethnicité. Institut international de Paris, 1994.

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Figurer le peuple, constituer la nation 57

mesure, la langue, en tant qu'elle est instrument de l'émergence de

cette volonté commune, apparaît comme la condition essentielle de

constitution d'un espace public.

On saisit cependant que, hors la conception de cette hyperlangue,

les conditions pragmatiques de l'expression de ce tiers commun, de

cette volonté commune, sont radicalement changées. Quelle est, dans

un espace parlementaire « classique », l'instance de prononciation de

cette volonté commune? La réponse traditionnelle à cette question

est : le président de l'Assemblée. Le règlement de la Constituante lui

reconnaissait cette attribution : « Les fonctions du président seront [...]

d'énoncer les questions sur lesquelles l'Assemblée aura à délibérer;

d'annoncer le résultat des suffrages, de prononcer les décisions de

l'Assemblée, et d'y porter la parole en son nom. »' La conception

qu'en ont eu immédiatement les premiers occupants du poste prési-

dentiel et les premiers parlementaires fut celle-là : « Pendant ma prési-

dence, je n'ai pu être que l'organe passif des volontés de l'Assem-

blée »2; « Le devoir du président de l'Assemblée nationale, devoir

dont l'observation fait la grandeur, est d'exécuter scrupuleusement les

ordres de l'Assemblée, d'être l'organe fidèle de ses volontés. »3 Ce

texte introduit bien au prérequis de neutralité et d'impartialité de la

fonction présidentielle, en tant qu'organe de la volonté nationale : « Il

est difficile qu'il conserve purement l'état de la question, et, par cela

même qu'il n'y a pas au-dessus du Président un plus haut degré de

jugement, on croit voir son opinion dans sa manière de poser la ques-

tion ; cette crainte est même naturelle, elle est même salutaire, puisque

l'organe de ce rapport de l'état de la discussion va devenir l'organe de

la loi ; et qu'à différente période de la discussion, leur simple exposé,

qui doit paraître nécessairement partial, altère forcément le caractère

d'impassibilité intérieure et extérieure qui ne doit pas un seul instant

abandonner le proclamateur de la loi. »4 En tant que garant de la

publicité, le président doit intervenir dans les débats de l'Assemblée

comme un tiers impartial. Le règlement du 27 juillet 1789, appliqué

aux travaux de la première Constituante, décidait que le Président

n'aurait pas le droit de parler dans un débat, excepté pour expliquer

1. Règlement de l'Assemblée constituante, chap. I, art. 4. Les règlements de la Législative et de la Convention

sont, sur ce point, mot à mot identiques.

2. Mounier, Exposé de ma conduite, in Archives parlementaires, 1" série, vol. IX, p. 572.

3. Camus, 12 novembre 1789, cité par A. Castaldo, Les Méthodes de travail de la Constituante. Les techniques

délibèratives de l'Assemblée nationale. 1789-1791, Paris, PUF, 1989, p. 187, n. 30.

4. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, 7 mars 1792, Archives

parlementaires, 1" série, vol. XXXIX, p. 454 et s.

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58 L'espace public parlementaire

l'ordre ou le mode de procéder dans l'affaire en délibération ou pour

ramener les orateurs à la question1. De même, dès le règlement provi-

soire de la Constituante, le droit de vote fut expressément refusé aux

présidents2.

Mais l'aspect essentiel, et chronologiquement premier, de ces ins-

tances, qu'il s'agisse de la langue ou du président de l'Assemblée, reste

qu'en tant qu'organes ou mécanismes de prononciation de la volonté

de l'assemblée, ils jouent le rôle central d'opérateur d'existence de la

ré-publique. Ils apparaissent ainsi comme ce par quoi la nation se tient

à distance d'elle-même et par quoi, dans cette distance même, elle

prend conscience d'elle-même et se constitue réflexivement comme

« nation complète ». Ce moment réflexif, cette prise de distance de la

nation à elle-même, en ce qu'il est le moment de déclaration de la

chose commune, est le moment public par excellence. Et la langue ou

le président de l'Assemblée, en tant qu'instances de prononciation du

tiers commun, de la volonté commune, c'est-à-dire encore de l'opi-

nion publique, sont les conditions de possibilité de la publicité. Cet

aspect est clairement souligné, dans le cadre du parlementarisme clas-

sique, par le rôle du Président en séance: celui-ci, bien plus que la

présence effective d'un public dans les tribunes, est le garant de la

publicité de la séance. Ainsi, c'est l'arrivée du Président et son installa-

tion au fauteuil qui marque le début de la séance publique. De même,

sous la Révolution, en cas de désordre, le Président se couvrait : « S'il

s'élève dans l'Assemblée un tumulte que la voix ni la sonnette du Pré-

sident n'aient pu calmer, le Président se couvrira: ce signal sera pour

tous les membres de l'Assemblée un avertissement solennel qu'il n'est

plus permis à aucun d'eux de parler, que la chose publique souffre et que

tout membre qui continuerait de parler ou d'entretenir le tumulte

manque essentiellement au devoir d'un bon citoyen. »3 De même

encore, il apparaît révélateur de la conjonction de la présence d'un

public et du Président, dans la définition de la publicité des séances,

qu'en comité général — c'est-à-dire en comité secret —, le siège du Pré-

sident est vacant.

1. Sous la Législative, il a été précisé : « Le Président pourra, en quittant le fauteuil, et en se taisant rempla-

cer suivant les règles prescrites, avoir la parole comme les autres membres de l'Assemblée. » Cf. E. Pierre, Traité de droit

politique, électoral et parlementaire, supplément, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1924 (5f éd.), n° 917 ; n° 435,

p. 473.

2. Aujourd'hui encore, coutumièrement, le président ne prend pas part aux votes.

3. Règlement de l'Assemblée nationale législative, chap. III, art. 17. Nous soulignons.

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Figurer le peuple, constituer la nation 59

On a envisagé, au cours de ce parcours anthropologico-politique,

les différents contenus des contraintes normatives que fait peser la

publicité sur l'espace parlementaire. Il apparaît clairement que les deux

significations « modernes » en 1789 de l'opinion publique se déta-

chaient de celle, issue de l'Ancien Régime, qui, en extériorité à

l'espace politique, la constituait comme un tribunal. A l'inverse, tant

chez les Jacobins que chez Sieyès, l'opinion publique est d'abord rec-

trice et législatrice, et s'origine dans l'espace parlementaire même. Elle

est alors conçue comme l'opérateur de constitution des instances de

souveraineté : la « conscience publique », chez les Jacobins, vise à figu-

rer le peuple « tel qu'il doit être »; et la prononciation de l'opinion

publique, chez Sieyès, est le moment de constitution d'une « nation

complète ». Reste que les formes de construction et les significations

de cette opinion publique sont antagonistes. Leur opposition dessine

deux formes d'expression inconciliables de la volonté commune, et,

avec elles, deux formes contradictoires de construction de l'espace

public parlementaire.

Chez les Jacobins, les deux termes antinomiques de publicité et de

conscience dessine au total un espace parlementaire très particulier.

Cette conscience publique est posée comme caractéristique du peuple,

et la séparation d'un espace politique ne se justifie que pour autant que

Y ici de l'Assemblée s'inscrit dans le là-bas du peuple en une identité spé-

culaire. Pour autant, la neutralisation des intérêts particuliers devant la

totalité civile, fournit une justification à la séparation d'un espace parle-

mentaire : c'est, en effet, du fait même de son extériorité à tous que le

législateur peut se présenter en opposition aux expressions des volontés

particulières de chacun et, ce faisant, assurer un rôle de médiation entre

le peuple et ce qu'il doit vouloir. Cette extériorité du législateur, que

manifeste sa vertu, suppose que l'espace parlementaire jacobin soit un

espace homogène, un espace d'emblée commun dont une propriété va

être, en même temps, de déborder les catégories traditionnelles du

commun et d'englober de plus en plus les « affaires privées »1. Afin qu'il

n'y ait que de « petites différences » entre parlementaires, l'espace légis-

latif doit être un espace d'êtres identiques, ce que dénote l'impératif

d'égalité, et la poursuite, selon l'heureuse expression de L. Jaume, de

1. « Mieux l'État est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur les affaires privées, dans l'esprit

des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la somme de bonheur commun fournis-

sant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui reste moins à chercher dans les soins particu-

liers » (J.-J. Rousseau, Du Contrai social, liv. III, chap. XV, op. cit., p. 429).

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60 L'espace public parlementaire

l ' « individu dans sa différence »'. Et l'objet de la volition, la volonté

générale, n'est pas de l'ordre de la délibération ni de l'échange inter-

subjectif. Il est le résultat d'une obéissance à ce que dicte la conscience

publique.

A l'inverse, chez Sieyès, l'espace parlementaire n'est pas un espace

commun, c'est un « espace d'apparition », au sens que donne H. Arendt

à cette expression : un espace « où les hommes n'existent pas simple-

ment comme d'autres objets vivants ou animés, mais font explicite-

ment leur apparition »2. Cet espace public rassemble des individus dis-

tincts, séparés par des intérêts divergents ; intérêts qui les séparent les

uns des autres, les tiennent, comme le souligne E. Tassin, « dans une

extériorité des uns aux autres et dans une extériorité de chacun à

l'ensemble »3 - la ré-publique n'est pas la ré-totale —, mais intérêts qui

peuvent également les rapprocher et les lier. L'espace public parlemen-

taire est, précisément, cet espace de rapprochement et de liaison ; un

espace de reconnaissance des intérêts particuliers, de leur « mise en

considération », selon l'expression de Sieyès4 — donc, d'abord, un

espace de visibilité de ces intérêts —, où le commun demande à être

toujours institué comme commun dans la parole. Cette institution du

commun, qui est l'opération même de la construction intersubjective

de l'opinion publique, signifie que le là-bas, cette fois-ci de la nation,

entendue comme le commun découvert, et mis en chose publique, ne

peut être constituée au sens plein du terme, établie publiquement qu'à

partir de la confrontation d'un ici et d'un là, internes à l'espace parle-

mentaire.

Ces deux définitions de l'espace publique parlementaire apparais-

sent non seulement antinomiques l'une par rapport à l'autre, mais leur

origine interne à l'espace législatif les met également en conflit avec

une opinion publique définie comme populaire et critique (celle qui

correspondait au quadrant A du tableau présenté au début de ce cha-

pitre). Le déploiement d'une telle définition de l'opinion publique

désigne l'espace parlementaire comme l'espace séparé du pouvoir et du

secret, et la légitime dès lors comme instance de jugement, comme tri-

bunal — aujourd'hui encore, comme on le verra dans les chapitres sui-

vants, la référence à l'opinion publique lors d'une séance à l'Assemblée

nationale provoque toujours remous et protestations. Pour Sieyès,

1. L. Jaume. Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 192.

2. H. Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 256.

3. E. Tassin, « Espace commun ou espace public ?... », art. cité, p. 33.

4. E. Sieyès, Opinion sur plusieurs articles des titres IV et V du projet de constitution. Œuvres, op. cit., p. 11.

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Figurer le peuple, constituer la nation 61

l'opinion publique populaire est bien, avant tout, une autre représenta-

tion qui viendrait s'opposer à la représentation nationale. Cela ne

signifie pas que l'abbé rejette toute forme de critique extérieure à

l'espace législatif ( « la souveraineté est enfermée dans les limites d'un

pouvoir politique » ). Mais la condition d'exercice de cette critique

populaire est qu'elle soit unanime : la majorité « n'embrasse pas le droit

de réunir tous les pouvoirs politiques ni de les désorganiser, ni d'en

exercer aucun en particulier ». Dès lors, l'instance de cette critique ne

réside que dans la Constitution, entendue comme « volonté unanime et

primitive, [...] antérieure à toute loi faite à la majorité ». C'est ainsi,

notamment par la médiation du « jury constitutionnaire », que la repré-

sentation peut être « confiée à des hommes détachés de la masse, et res-

tant en présence sous la force morale et physique de cette masse »'.

Pour les Jacobins, notamment sous la Convention, l'existence d'une

opinion publique populaire critique est une gêne : les sociétés popu-

laires sont à la fois des « sentinelles vigilantes, tenant en quelque sorte

l'avant-garde de l'opinion, elles ont sonné l'alarme de tous les dangers

et sur tous les traîtres »2 ; en même temps, « leur pouvoir, si des intri-

gants l'usurpaient, n'en deviendrait-il pas dangereux pour la liberté ? ».

Ainsi, de manière contradictoire, le Comité de Salut public peut-il

promettre que « les représentants du peuple appelleront dans votre

enceinte au tribunal de l'opinion tous les fonctionnaires publics. Le

grand livre de leur action sera feuilleté : vous sonnerez leur jugement;

l'abîme s'ouvrira sous les pieds des méchants, et des rayons lumineux

pareront le front des justes », mais fixer ce moment de jugement quand

les sociétés populaires se seront épurées elles-mêmes, quand « après

avoir repoussé tous ces éléments hétérogènes, vous serez vous-

mêmes »3.

Si l'on dote cette opinion publique d'une fonction, non plus seule-

ment critique, mais législatrice (comme dans le quadrant B du premier

tableau), celle-ci apparaît inconciliable avec les définitions de l'activité

législatrice chez Sieyès, comme chez les Jacobins. Pour l'abbé, si dans le

système démocratique, chaque citoyen « exerce son droit à la formation

de la loi et concourt soi-même immédiatement à la faire », dans le sys-

tème représentatif, l'expression de « recours au peuple » est erronée,

1. E. Sieyès, Limite de la souveraineté, texte reproduit in P. Pasquino, Sieyès et l'invention de la Constitution

en France, op. cit., p. 177-180.

2. Le Comité de salut public aux sociétés populaires, cité par L. Jaume. Le discours jacobin et la démocratie, op. cit.,

p. 130.

3. Md.

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62 L'espace public parlementaire

« mauvaise autant qu'elle est impolitiquement prononcée ». Soumettre

au peuple les décisions à prendre, serait dégrader l'État en une agréga-

tion de « chartreuses politiques »1. On a vu, par ailleurs, le refus systé-

matique de l'appel au peuple de la part des Jacobins ; surtout, la souve-

raineté populaire, comme on l'a souligné, n'a pour eux de sens que

dans la régénération morale du peuple par le législateur lui-même.

C'est la Convention qui donne forme et dirige l'opinion publique:

« Les sociétés populaires doivent être les arsenaux de l'opinion

publique, mais la Convention seule lui donne la direction qu'elle doit

avoir, lui marque le but où elle doit frapper. » Reste que cette hypo-

thèse ne se conçoit, encore une fois, que si l'espace parlementaire reste

homogène socialement et politiquement. Dès lors, qu'il y est fait droit

à la pluralité des intérêts et des valeurs, la référence à cette instance

extérieure souveraine et rectrice qu'est le peuple, pourra devenir un

instrument critique à l'intérieur du cercle législatif.

On a jusqu'ici abordé deux différentes constructions de l'activité

parlementaire, en étudiant les différentes objectivations spatiales du

principe de publicité. On a vu qu'appréhendée sous les espèces primor-

diales et rudimentaires de l ' ici, du là et du là-bas, cette spatialité dessinait

les linéaments de grammaires antagonistes du travail législatif. Dans le

chapitre suivant, on va poursuivre l'exploration de ces grammaires, en

s'appuyant, là encore, sur la dimension spatiale des assemblées parle-

mentaires et, plus précisément, sur l'analyse de leurs architectures inter-

nes et en faisant l'hypothèse que ces choix architecturaux distincts sont

accordés, conviennent, aux types différents d'activité législative qu'elles

sont destinées à accueillir.

1. Dire de l'abbé Sieyès sur la question du veto royal, à la séance du 7 septembre 1789, cité par B. Baczko, Le

contrat social des Français : Sieyès et Rousseau, in Job, mon ami. Promesses du bonheur et fatalité du mal, Paris, Gal-

limard, 1997. Sur cette question, voir cet important article.

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ARCHITECTURES MORALES DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE L'HÉMICYCLE

« C'est si pur et cela a un certain je ne sais quoi de si

grand que je me suis sentie la chair de poule en le regar-

dant. On sent que c'est la peinture du bonheur et du

malheur des hommes par les lois qui en émanent [...]. Je

vous en avais bien entendu parler quelques fois, mais je

ne pouvais pas me figurer qu'on pouvait produire des

effets moraux en architecture. »

Lettre de Mme Brogniart à son mari, le 19 Prairial

an II (7 juin 1794), après avoir vu le projet

d'É. L. Boullée d'un Palais national.

Pour analyser l'architecture interne des différentes assemblées poli-

tiques et plus précisément de leur salle des séances, on dispose

aujourd'hui d'une littérature relativement importante1. Pourtant les

acquis de ces analyses se résument à de maigres enseignements : la dis-

position en face à face facilite selon les divers auteurs, le débat et la

confrontation des points de vue, facilite également tendanciellement

l'orientation partisane des comportements, tandis que l'arrangement en

amphithéâtre encourage des séries d'interventions orales formelles, sen-

1. Parmi cette littérature, on peut consulter K. C. Weare, Legislatures, New York, Oxford University

Press, 1963 ;J. C. Wahlke, State Legislature in American Politics, Englewood Hill, Prentice-Hall, 1966 ; S. C. Pat-

terson, Party Opposition in The Legislature : The Ecology of Legislative Institutionalization, Polity, vol. 4, n° 3,

printemps 1972 ; P. Vanneman, The Supreme Soviet. Politics and The Legislative Process in The Soviet Political Sys-

tem, Durham, Duke University Press, 1977 ; G. Loewenberg, S. C. Patterson, Comparing Legislatures, Boston,

Little Brown & Compagny, 1979; C. T. Koehler, City Council Chamber Design : The Impact of Interior

Design upon the Meeting Process, Journal of Environmental Systems, vol. 10, n° 1, 1980 ; R. D. Hedlund, Orga-

nisation Attributes of Legislative Institutions: Structure, Rules, Norms, Ressources, in G. Loewenberg,

S. C. Patterson, Handbook of Legislative Research, Cambridge, Harvard University Press, 1985 ; T. Fewtrell, A

New Parliament House, A New Parliamentary Order, Australian Journal of Public Administration, vol. 45, n° 4,

décembre 1985 ; C. T. Goodsell, The Architecture of Parliaments : Legislative Houses and Political Culture,

British Journal of Political Science, vol. 18, n° 3, 1988.

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64 L'espace public parlementaire

siblement plus longues, devant un auditoire plus passif1. L'existence

d'une tribune contribue, tendanciellement encore, à produire les dis-

cours au détriment des débats2. Le regroupement des sièges par parti, au

contraire des regroupements par circonscription, manifeste et renforce

les comportements partisans et contribue à l'institutionnalisation de

l'opposition entre les partis3.

La première des insatisfactions que l'on peut avoir vis-à-vis de ce

type d'analyses nomothétiques a trait à son caractère fondamentalement

extérieur à l'action des parlementaires. Cette façon d'envisager la ques-

tion consiste à faire porter l'effort sur la généralisation, sur la recherche

de lois générales venant couvrir les réalisations individuelles : la relation

entre les députés et l'architecture de leur(s) salle(s) d'assemblée est, dans

ces analyses, essentiellement saisie sous l'espèce de l'impact des formes

architecturées, imposant leur force aux comportements de leurs usa-

gers. Ce type de démarche manque la complexité des relations entre les

acteurs et leur environnement: en faisant l'économie d'une étude du

caractère significatif de l'action parlementaire au regard de cet environ-

nement, l'analyse traditionnelle de l'architecture des assemblées ne per-

met pas de qualifier ces comportements.

L'hypothèse centrale de ce chapitre est qu'au contraire, la façon

dont les acteurs agissent en s'appuyant sur des objets, ici un dispositif

architectural, ne se résout pas dans l'équation simple de contraintes

toutes matérielles, mais qu'elle engage déjà un ensemble de conditions

de sens: l'action dans un univers architecturé s'apparente, dès lors,

beaucoup plus à des relations contractuelles, où l'activité valide sera celle

dont les intentions et la signification seront ajustées aux intentions et à la

signification déposées dans le dispositif architectural, et viendront les

actualiser. L'architecture n'est pas une prothèse, mais constitue un envi-

ronnement cognitif, prolongeant les capacités des individus4. En ce sens,

elle n'est pas un moyen, mais un médiateur5. Pour reprendre les termes

de M. Akrich, « par la définition des caractéristiques de son objet, le

concepteur [ici, l'architecte] avance un certain nombre d'hypothèses sur

les éléments qui composent le monde dans lequel l'objet est destiné à

1. Cf. notamment J. C. Wahlke, State Legislature in American Politics, op. cit. et G. Loewenberg, S. C. Pat-

terson, Comparing Legislatures, op. cit.

2. Cf. J. Wahlke, State Legislature in American Politics, op. cit. ; P. Vanneman, The Supreme Soviet...,

op. cit.

3. Cf. S. C. Patterson, « Party Opposition in The Legislature... », art. cité.

4. Cf. D. A. Norman, Tfte Psychology of Everyday Things, New York, Basic Book-Doubleday, 1988.

5. Cf. B. Latour, Une sociologie sans objet ? Remarques sur l'interobjectivité. Sociologie du travail, n° 4,

1994, p. 587-607, passim.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

65

s'insérer. Il propose un "script", un "scénario" qui se veut prédétermi-

nation des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à

partir du dispositif technique [architectural] et des pré-scriptions qui

l'accompagnent »1. La stratégie de recherche va être, au long de ce cha-

pitre, de tenter de proposer un système d'explications qui restituera les

différentes teneurs de sens au cours de l'histoire parlementaire française

des relations entre les comportements observés des députés et les archi-

tectures successives de leur salle des séance. Cette démarche suppose

donc de concevoir les formes architecturales comme des formes inten-

tionnelles, et le type de conditions ou de contraintes qu'elles posent à

l'action des parlementaires comme des conditions et des contraintes de

signification. La difficulté reste que le dispositif architectural s'est

« effacé » : la relation des parlementaires avec leur environnement archi-

tectural est aujourd'hui naturalisée et s'apparente beaucoup plus à un

savoir en forme d'habitus, qu'au produit d'une activité réflexive dont

Fexplicitation suffirait à livrer à l'observateur les ressorts significatifs.

L'architecture interne des salles d'assemblée est devenue une boîte

noire ; pour en comprendre les ressorts, il faut pouvoir l'ouvrir.

Il s'agira donc, considérant la forme actuelle des salles d'assemblée

françaises, de remonter par inferences aux intentions premières qui ont

conduit à adopter une telle forme — celle-ci étant considérée comme

une solution à un problème (ou des problèmes) particulier(s). On cher-

chera ainsi à retrouver quelle tâches ont été déléguées aux différents

éléments architecturaux. C'est dire que la démarche sera à la fois géné-

tique et idiographique2 : pour déterminer les intentions et les significa-

tions déposées dans l'architecture des salles d'assemblée parlementaire,

il faudra tenter de comprendre dans quels termes s'est posé le problème

dont la forme actuelle apparaît comme une solution, et quelles cir-

constances particulières ont fait que ce problème s'est trouvé posé. Par

ailleurs, au regard des analyses traditionnelles, il s'agira de dégénéraliser

les termes du problème pour mieux les qualifier. Ce que l'on souhaite

saisir, c'est la signification de la forme hémicyclique ou circulaire, la

signification de la place de la tribune de l'orateur, de celle du président.

Ce qui suppose de se tourner vers des catégories moins générales,

moins stables dans le temps ou plus fiées à des circonstances historiques

précises.

1. M. Akrich, Comment décrire les objets techniques ?, Techniques et culture, n° 9. janvier-juin 1987.

2. Sur la distinction entre approche nomothétique et idiographique. cf. M. Baxandall, Formes de

l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Nîmes, J. Chambon, 1991, p. 37 et s.

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66 L'espace public parlementaire

Chronologie

Lieux des séances

Projets

1789

5 mai : Ouverture des états

généraux

17 juin : Constitution des

Communes en Assemblée

nationale

9 juillet : L'Assemblée natio-

nale devient constituante

3-6 octobre : L'Assemblée

se proclame inséparable

du roi

15 octobre : Départ de

l'Assemblée pour Paris

1790

14 juillet : Fête de la Fédéra-

tion au Champ-de-Mars

1789

Mars-avril : Plan de P.-A. Paris

(forme basihcale) - Bibl.

Besançon, Fonds Paris,

S IV 10

5 mai - 15 octobre 1789:

Salle des Menus-Plaisirs

(Versailles)

Juillet : Plan de P.-A. Paris

(amphithéâtre) - Bibl.

Besançon, Fonds Paris,

S IV 16

19 octobre - 7 novembre:

Salle de l'Archevêché

9 novembre 1789

- 9 mai 1793 : Salle du

Manège

1791

1" octobre: 1" séance de

l'Assemblée législative

(l'Assemblée passe de

1 160à 745 membres)

15 décembre 1791 et 10 fé-

vrier 1792 : Discours de

A. G. Kersaint sur les

monuments publics

Hiver: Débat Robespierre-

Brissot sur la guerre

1792

10 août : Insurrection envahis-

sant l'Assemblée

14 septembre : Décision

d'installation de la Conven-

tion dans la Salle des

Machines des Tuileries

1789

Février: Projet Alexandre-

Maximilien Lelong (hémicycle)

- Arch. de l'Institut, B 19

6 novembre : Projet Louis

Combes (salle circulaire)

- AN N IV Seine 87

25 décembre : Projet Pierre

Rousseau (hémicycle) - Bibl.

de l'École nationale des Beaux-

Arts/ AN N II Seine 190

1790

21 mars : Projet Bernard Poyet

(salle circulaire) - AN N IV

Seine 87

10 avril : Projet Mouillefanne le

fils (salle circulaire) - AN N IV

Seine 87

Août (?) : Projet Lahure (salle

circulaire), in Collection des prix

que l'Académie d'architecture

proposoit et couronnoit tous les ans,

Paris, s.d.

1791

Octobre (?) : Deux projets

P.-A. Paris (salle circulaire et

hémicycle) - Bibl. Besançon,

Fonds Paris, S III 8 et 9, S V 7

décembre (?) : Projet Etienne

Louis Boullée (salle circulaire)

- BN. Estampes. Ha 56, pl. 10

1792

Projet Jacques-Guillaume

Legrand et Jacques Molinos

(salle en fer à cheval), in

A.-G. Kersaint, Discours sur les

monuments publics,

15 décembre.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

67

21 septembre : Réunion de

la Convention nationale

- proclamation de la

République

1793

21 janvier : Exécution de

Louis XVI

2 juin : Arrestation de

29 députés Girondins

5 septembre : La Terreur est à

l'ordre du jour

19 Vendémiaire an II

(10 octobre) : Le gouver-

nement est « révolution-

naire jusqu'à la paix »

1794

9 Thermidor (27 juillet):

Arrestation des

Robespierristes

1793

10 mai 1793 - 27 octobre 1795

(4 Brumaire an IV) : Salle

des Machines

1795

Constitution de l'An III (le

corps législatif est constitué

en Conseil des Cinq-Cents

et Conseil des Anciens)

16 Fructidor an III (2 sep-

tembre) : Décret relatif à

l'installation des Cinq-

Cents au Palais-Bourbon

1795

Plan deJ.-P. Gisors et

Ch.-E. Leconte (hémicycle)

- Bibl. de l'Assemblée

nationale

1798

2 Pluviôse an VI (21 janvier):

Installation au Palais-

Bourbon

12 septembre : Projet Pierre

Vignon (hémicycle)

- AN C 354, C II 1850

12 septembre : Projet Jacques-

Pierre Gisors (salle demi-

elliptique) - AN C 354,

C II 1850

22 octobre : Projet Perrard et

Allain (plan carré terminé aux

extrémités par des demi-

cercles) - AN C 354, C II 1850

1793

Projet C. De Wailly d'une salle

d'assemblée des amis de la

liberté et de l'égalité (salle en

fer à cheval) - BN. Estampes.

Qb 1, 12 janvier 1793

1794

9 Messidor an II (27 juin) : Projet

Jean-Jacques Lequeu de salle

d'Assemblée primaire (hémi-

cycle) — BN. Estampes.

Ha 80 Res. t. 3, pl. 3

30 Messidor an II (18 juillet):

Projet de Durand et Thibaut de

salle d'Assemblée primaire

(salle circulaire)

- Kunstsammlungen, Weimar

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68 L'espace public parlementaire

Si l'on examine l'histoire des assemblées parlementaires françaises1,

on se rend compte que la fixation de la forme actuelle des assemblées

n'intervient qu'en 1798, le 2 Pluviôse an VI — date à laquelle, le Con-

seil des Cinq-Cents s'est installé au Palais-Bourbon, dans une salle à la

forme pérenne, hémicyclique, dessinée par l'architecte Jacques-Pierre

Gisors en 17952. La période prise en compte dans ce chapitre, reste

donc comprise entre la convocation des états généraux et ce moment

où se stabilise la forme architecturale des assemblées représentatives3.

1 / « La forme vicieuse de nos salles d'assemblée »

De la première réunion des états généraux, le 5 mai 1789, à

l'installation du Conseil des Cinq-Cents, le 2 pluviôse an VI, là où,

aujourd'hui encore, siège l'Assemblée nationale4, les assemblées politi-

ques révolutionnaires ont siégé dans cinq lieux différents et connu six

configurations différentes jusqu'à la fixation d'un lieu, le Palais-

Bourbon, devenu Palais national et une forme, l'hémicycle. En passant

en revue ces différentes salles, on voudrait, dans cette entreprise de

réintroduction des médiations entre l'architecture des salles des séances

parlementaires et les députés qui en usent, retracer l'inventaire des qua-

lités et surtout des défauts, manifestes pour les parlementaires révolu-

tionnaires. Ces qualifications, on les trouve essentiellement dans les

moments d'objectivation réalisée par les députés quand ils tâchent

notamment de décrire leur salle d'assemblée — c'est-à-dire précisément

dans les moments de confrontations entre une situation, les « prises »5

1. L'ouvrage essentiel sur ce sujet reste celui de A. Brette, Histoire des édifices où siégèrent les Assemblées par-

lementaires de la Révolution française, t. 1, Paris, 1902 ; on consultera également P. Brasart, C. Malécot, P. Pinon,

Des Menus plaisirs aux droits de l'Homme, Pans, Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1989;

pour la période 1789-1794, voir P. Brasart, Paroles de la Révolution. Les assemblées parlementaires, 1789-1794,

Paris, Minerve, 1988. On se référera, en outre, au catalogue édité par le mimstère de la Culture et de la Com-

munication, des Grands travaux et du Bicentenaire : Les architectes de la liberté. 1789-1799, Paris, École nationale

supérieure des Beaux-Arts, 1989, ainsi qu'à W. Szambîen, Les projets de l'an 11. Concours d'architecture de la période

révolutionnaire, Paris, École nationale supéneure des Beaux-Arts, 1986.

2. Cf. F. Boyer, Le Conseil des Cinq-Cents au Palais-Bourbon, Bulletin de la société de l'histoire de l'art

français, 1935, p. 59-82 et Note sur les architectes Jacques-Pierre Gisors, Charles Percier, Pierre Vignon, ibid.,

1933, p. 258-269.

3. 11 faut bien convemr cependant de l'arbitraire relatif de cette date, puisque, comme on le verra, la

forme hémicyclique des salles d'assemblées avait déjà fait l'objet de multiples projets, et ce dès 1791. Pour

autant, 1795 apparaît comme une date commode en ce qu'elle est la première réalisation de ce type de salle.

4. Cf. le tableau chronologique page précédente.

5. Par « prise », on entendra, à la suite de Ch. Bessy et F. Chateauraynaud, le produit d'une connexion à

la fois mentale et corporelle des députés avec l'architecture de leur salle d'assemblée. La prise est en même temps

un processus de projection de représentations sur le monde et le résultat émergeant d'une rencontre entre des

corps: elle est « le produit de la rencontre entre un dispositif portée par la ou les personnes engagées dans

l'épreuve et un réseau de corps fournissant des saillances, des plis, des interstices ». Cf. Ch. Bessy, F. Chateauray-

naud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception. Pans, Métailié, 1995, p. 236-239.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

69

qu'elle propose, et une forme préexistante attribuée à l'activité parle-

mentaire. Si l'on se concentre ainsi sur les comptes rendus des prises sur

ces objets particuliers que sont les salles de délibérations parlementaires,

on voit se manifester de 1789 à l'an VI, toute une gamme de difficultés

d'accord entre les architectures successives et leurs usagers.

C'est à Versailles que furent tout d'abord convoqués les états géné-

raux, et c'est en toute hâte qu'il fallut aménager une salle propre à rece-

voir plus d'un millier de délégués. Dans l'hôtel des Menus-Plaisirs du

roi, avait été aménagé un édifice servant de magasins; c'est là que

s'étaient déroulées, en 1787 et 1788, la première puis la seconde

assemblée des notables. En 1789, au cours des deux mois précédant la

convocation des états généraux, on augmenta la longueur du bâtiment,

sur les plans de l'architecte, P.-A. Pâris et on fit élever des tribunes et

des galeries pour le public. Le modèle architectural de Pâris fut certai-

nement la basilique civile romaine telle qu'elle est décrite par Vitruve

dans ses Dix Hures d'Architecture - traduit par Perrault en 16731. A l'une

des extrémités de la salle, sur une estrade, on plaça le trône du roi, avec

devant lui une table pour les secrétaires d'État. Les bancs des députés

étaient ensuite disposés de la manière suivante: à gauche du roi, se

trouvait la noblesse ; à sa droite, le clergé ; au fond, perpendiculaire-

ment aux autres bancs, ceux du Tiers État (fig. 1).

Ce type de dispositif architectural a suscité immédiatement des

critiques:

« La salle est majestueuse, mais fort mal disposée pour que les députés s'y

expliquent et s'y entendent. [...]. Comment une Assemblée de douze cents per-

sonnes pourra-t-elle conférer d'une manière intelligible à tous, lorsqu'il faudra

que la voix de celui qui parlera rase et plane sur les têtes. Les spectateurs sont infi-

niment mieux placés, car ils sont dans deux rangs de loges, entre des colonnes et

sur des sièges en forme de gradins qui s'élèvent chaque rang de 12 à 18 pouces au-

dessus du précédent. »2

L'un des députés du Tiers remarqua de même, le 11 mai 1789, que

« la disposition de la salle était très incommode ; que les bancs étaient

tous de niveau et placés les uns derrière les autres, il y avait toujours

une grande partie des membres de l'Assemblée qui ne pouvait voir, ni

entendre celui qui portait la parole. En conséquence, il a demandé

1. C£ P. Pinon, L'architecte Pâris et les premières salles d'assemblée, des Menus-Plaisirs au Manège, in

Les Architectes de la liberté. î789-1799, op. cit., p. 77-84 et du même, La salle des états généraux à Versailles, in

P. Brasart et al., Des Menus plaisirs aux droits de l'Homme, op. cit., p. 15-73.

2. Gaultier de Bauziat, 5 mai 1789, publié dans les Mémoires de l'Académie de Clermont, 1890, cité par

A. Brette, Histoire des édifices..., op. cit., p. 63.

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70 L'espace public parlementaire

FlG. 1. — P.-A. Paris, Plan de la salle d'Assemblée aux Menus-Plaisirs,

première configuration (juillet-octobre 1789).

Bibliothèque mumcipale de Besançon, Fonds Paris, S. IV 16.

© Photographie J.-Paul Tupin.

qu'on envoyât au grand-maître des cérémonies pour lui demander que,

sans aucun délai, les places fussent disposées dans une forme circulaire

et amphithéâtrale »1.

Il semble qu'un concours ait été organisé en février 1789 par

l'Académie royale d'architecture pour trouver des solutions à la réu-

nion d'une aussi vaste assemblée2. On peut lire de nombreux opuscu-

les, proposant tous des solutions pour pallier ces défauts : « Il faut que la

salle soit disposée par gradins de deux pieds et demi de hauteur, afin

que la tête de ceux qui sont debout sur les gradins inférieurs n'aille qu'à

mi-hauteur de ceux qui sont pareillement debout sur les gradins supé-

1. Récit des séances des députés des communes, séance du 11 mai 1789 cité par P. Brasart, Paroles de la révolu-

tion..., op. cit., p. 19.

2. Il ne subsiste que les dessins du gagnant, A.-M. Lelong (Archive de l'Institut, B19), qui s'il semble

opter pour une salle commune en hémicycle, propose trois salles différentes pour les trois ordres, cf. J. A. Leith,

Space and Rei'olution. Projects for Monuments, Squares and Public Buildings in France. 1789-1799, Montreal-London,

McGill-Qeen's University Press, 1991.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

71

rieurs et ne cache pas la tête de ceux qui demeurent assis. Il faut encore

que les gradins soient disposés, s'il est possible, circulairement ou au

moins elliptiquement, pour que chacun puisse parler de sa place et être

vu et entendu de toute l'assemblée. »' Mais toutes ces propositions

furent écartées, en attendant la réunion des trois ordres, « la forme [ne

devant] être changée que par la volonté générale ».

La constitution des états généraux en Assemblée nationale, a cons-

titué en effet une condition nécessaire à la transformation de la salle, ce

n'est pourtant qu'après le 23 juillet, date à laquelle l'Assemblée natio-

nale s'ajourna que celle-ci fût réalisée. P.-A. Paris fit construire dans le

même espace un amphithéâtre en gradins ; au milieu de sa longueur et

se faisant face, on installa, d'une part, une place pour le président avec

au-dessus de lui la table des secrétaires sur une estrade de quelques mar-

ches et, d'autre part, une tribune en hauteur pour les orateurs et, au-

dessous d'elle, la barre, un espace entre les gradins où étaient reçues les

délégations (fig. 2).

L'Assemblée s'étant déclarée inséparable du roi, le rejoignit à Paris

et s'installa le 9 novembre 1789 dans le bâtiment du Manège des

FlG. 2. — P.-A. Paris, Plan de la salle d'Assemblée aux Menus-Plaisirs,

deuxième configuration (juillet-octobre 1789).

Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds Paris, S. IV 10.

© Photographie J.-Paul Tupin.

1. De la meilleure manière de délibérer et de voter dans une grande assemblée, s.d. (1789), BN, Lb39 6961.

L'auteur en est peut-être Dupont de Nemours.

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72 L'espace public parlementaire

Tuileries1. Le dispositif architectural de la salle du Manège était iden-

tique à celui que les députés venaient de quitter à Versailles. Cepen-

dant, sa forme « en carré long », cinq fois plus long que large2, conti-

nuait de poser des problèmes acoustiques. Ainsi, peut-on lire dans le

numéro du 10 novembre 1789 du Journal de Paris3:

« [Ce local] est un carré long et très étroit ; la voûte, très épaisse, a ces formes

qui au lieu de répercuter la voix, la gardent et l'absorbent. On a beau placer la tri-

bune et les orateurs au milieu, les voix les plus fortes et les plus distinctes ont peine,

au milieu même d'un grand silence, à parvenir aux extrémités de ce carré long. Par

un autre effet de cette disposition sans doute de la voûte, les murmures, et il y en a

souvent, ne s'élèvent pas et ne se perdent dans l'air ; ils restent bas et fatiguent sin-

gulièrement, tandis qu'on a beaucoup de peine à démêler la voix des orateurs.

Peut-être les gens de l'art pourront-ils trouver des moyens pour rendre la salle un

peu plus sonore et l'on voit qu'il importe extrêmement qu'ils le cherchent. »

L'élection de la législative a encore modifié la prise de la salle des

séances par les nouveaux députés. En effet, aux problèmes d'acous-

tique, va s'ajouter le fait que la salle prévue pour les 1160 constituants

était devenue trop grande pour les 745 nouveaux membres de la Légis-

lative. S'étant déclarée constituée le 1" octobre 1791, ce n'est cepen-

dant que le 27 décembre que l'Assemblée approuva les modifications à

apporter à la salle, sur un rapport de Callon, au nom du Comité des

inspecteurs de la salle. Aux yeux de Callon, le meilleur projet paraissait

être une salle « de forme demi-elliptique », le président étant « au

centre de l'ellipse » ; toutefois, il aurait fallu, pour le réaliser, aller siéger

trois semaines à l'archevêché. Aussi adopta-t-on le projet suivant:

« M. Calon, au nom du comité des inspecteurs de la salle, fait un rapport sur les

modifications à apporter dans l'aménagement de la salle des séances ; il s'exprime ainsi:

« Messieurs, vous avez chargé votre comité d'inspection de s'occuper, avec

les deux commissaires que vous lui avez adjoints, et l'architecte de l'Assemblée, de

la révision des trois projets que j'ai eu l'honneur de soumettre, il y a quelques

jours, à votre délibération, sur des changements à faire dans votre salle

d'assemblée, et de vous présenter un nouveau plan. Après avoir examiné et com-

paré ces trois projets, votre comité et les deux commissaires ont pensé que si la

forme demi-elliptique à donner aux banquettes en plaçant le président au centre

de l'ellipse, paraissait être, et était de fait la plus avantageuse, le grand inconvé-

1. Le roi rentra à Paris le 6 octobre 1789. En attendant la fin des travaux de la salle du Manège,

l'Assemblée s'installa provisoirement dans le palais de l'Archevêché, dans l'île de la Cité, du 19 octobre au

7 novembre.

2. Le plan de P.-A. Paris établit un rapport des dimensions de 21 sur 4, 5. Cf. P. Brasart, Paroles de la révo-

lution..., op. cit., p. 230. La longueur de la salle du Manège excédait par ailleurs, selon l'architecte de « 14 pieds

celle de la salle de Versailles », Rapport au ministre de la maison du Roi sur le choix d'un local à Paris pour y installer

l'Assemblée nationale, cité par A. Brette, Histoire des édifices..., op. cit., p. 165.

3. Cité par P. Brasart, Paroles de la révolution..., op. cit., p. 23-24.

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nient de vous déplacer et de vous éloigner de vos comités pour aller pendant trois

semaines tenir vos séances à l'archevêché, devait faire rejeter ce plan. Cette consi-

dération les a engagés à adopter le troisième projet, à quelques modifications près.

Ces nouvelles dispositions contiennent neuf articles, qui font l'objet du projet de

décret suivant:

« L'Assemblée nationale voulant établir une circulation plus facile et com-

mode au sommet des gradins et dans le pourtour de la salle, multiplier les issues,

dégager l'arène par la suppression de poêles, et écarter tout ce qui peut distraire

l'attention ; voulant porter et fixer le nombre des places à 760, et les limiter aux

deux extrémités de la salle, pour qu'il y ait entre les membres plus d'ensemble et

de rapprochement, et que le jugement des épreuves par assis et levés soit moins

conjectural; considérant enfin qu'une bonne disposition produit l'accord et

l'ordre, et influe essentiellement sur les délibérations, décrète qu'elle autorise son

comité d'inspection à faire exécuter dans le plus court délai, conformément aux

plans et devis de l'architecte de l'Assemblée, et d'après les soumissions jointes à la

minute du présent projet, les articles suivants : [...]

« Art. 5. — Pour obvier à l'inconvénient qu'aucun des membres de

l'Assemblée soit placé derrière le président, son fauteuil sera placé près du mur et

une portion de la tribune publique au-dessus de sa tête, sera retranchée. Les deux

portions restantes exigeant deux escaliers au lieu d'un, la difficulté de les cons-

truire dans l'espace de terrain trop resserré du côté sud, nécessite la translation du

président et des secrétaires du côté nord, et réciproquement celle de la tribune des

orateurs et de la barre du côté opposé. »'

Malgré les modifications apportées à la suite de ce décret, la salle

présentait les mêmes défauts acoustiques et visuels. En témoigne le rap-

port présenté par Vergniaud, le 13 août 1792:

«Je n'ai pas besoin, Messieurs, de vous rappeler le résultat de votre expé-

rience :je veux dire qu'il est impossible d'établir et de fixer le silence dans la salle

actuelle de vos séances et dans toutes autres ayant une forme aussi vicieuse. [...].

Par exemple, votre salle forme un carré long ; il y a une grande quantité de places

où l'on ne peut ni voir le président, ni en être aperçu. [...]. Il est d'autres places

d'où l'on ne voit pas et d'où l'on entend mal l'orateur qui est la tribune. [...].

« J'ajouterais trois observations dont la vérité est incontestable:

« La première c'est que les corridors qui entourent la salle étant communs à

vous et aux citoyens qui vont dans une partie des tribunes, on y est souvent arrêté

par des engorgements incommodes et que même ici vous êtes tourmentés par le

bruissement sourd qu'excite ce passage continuel; [...]; la troisième, c'est que,

malgré toutes les précautions qu'on a prises pour établir des courants d'air,

l'insalubrité de celui qu'on respire est prouvée par l'expérience de l'Assemblée

constituante et par la nôtre; c'est que nous vivons continuellement dans le

méphitisme et que les affections de l'âme se ressentent toujours du malaise du

corps, il ne serait pas déraisonnable de voir là une des causes de cette grande irasci-

bilité que nous avons montrée dans nos passions et des discordes qui nous ont

quelquefois agités.

1. 27 décembre 1791, Archives parlementaires, vol. XXXVI, p. 450.

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74 L'espace public parlementaire

« Votre commission extraordinaire a soumis ces diverses considérations à une

discussion profonde et elle a unanimement pensé que vous deviez aux circonstan-

ces, à la liberté, au peuple français de chercher un autre édifice pour les séances de

la Convention nationale. »'

La Législative, puis la Convention, ont malgré ces défauts continué

de siéger dans cette salle du Manège jusqu'au 10 mai 1793 ; date à

laquelle elle se transporte dans une nouvelle salle située dans l'ancienne

salle de spectacles et des machines aux Tuileries, dite « salle des Machi-

nes » (fig. 3):

« L'amphithéâtre où siègent les députés occupe toute la partie qui est à

gauche en entrant, et présente dix rangs de banquettes qui s'élèvent en gradins et

se multiplient aux deux angles qui sont de ce côté de la salle. Son plan ne forme ni

FlG. 3. — « Assassinat du député Ferraud dans la Convention nationale

le 1" Prairial an II », gravure d'après Duplessi-Bertaux.

Bibliothèque nationale, cabinet des estampes, QB1 1795 mai M 103 071.

Cliché Bibliothèque nationale de France

1. Vergniaud, au nom de la commission extraordinaire des douze, Archives parlementaires, 13 août 1792,

vol. XLIX, p. 107.

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un demi-ceintre ni une demi-ellipse, mais une figure mixte composée au centre

de lignes droites qui se courbent aux extrémités [...]. En face de ce vaste et long

amphithéâtre et au milieu du mur latéral de la salle s'élève une construction en

bois qui comprend le bureau du président, la tribune des orateurs, les bureaux des

secrétaires et des commis ; de manière que le président, placé sur la partie élevée,

domine la tribune qui est en avant de son bureau où l'on monte par deux rampes

qui sont aux deux côtés. Deux autres rampes parallèles aux premières, mais plus

éloignées, mènent aux deux bureaux des secrétaires placés aux deux côtés du

président. »'

Si l'on note que « de toutes les parties de la salle, on peut voir sans

peine l'orateur et le président », on observe la critique rémanente de la

mauvaise acoustique de la salle. Ainsi Danton, qualifiant cette salle de

« véritable sourdine », s'exclame-t-il : « Il conviendrait que les législa-

teurs de la République française délibérassent dans un local où la raison

pût être entendue par les organes humains. »2 La nouvelle salle présen-

tait, en effet, les mêmes inconvénients pour la voix des orateurs:

« Cette salle trop longue et trop étroite n'a que ce seul défaut ; elle pré-

sente un grand nombre de renfoncements et de percées où la voix

s'étouffe et se perd. Si l'on ne parle pas assez haut, on n'entend pas ; si

on parle trop haut, les murs étant lisses et sans draperies, la voix devient

alors trop éclatante et fait écho. »3

2 / Catégories de « prise », catégories d'intention

2.1 — Les effets moraux de l'architecture

On voit, au travers des différentes réalisations, les difficultés des

« prises » occasionnées par la matérialité même des architectures de ces

successives salles d'assemblée. Déjà cependant, dans l'expression de ces

troubles — de la vue et de l'ouïe — on voit se dessiner un certain nombre

de prescriptions concernant l'univers dans lequel doit s'insérer la salle

des délibérations. Par rapport au mot d'ordre général de « Construire

une salle d'Assemblée », la signalisation de défauts révèle des directives

spécifiques : que l'on puisse voir le président, l'orateur ; que l'on puisse

les entendre. Surtout, on voit se dessiner deux mondes, celui de l'objet,

1. Le Thermomètre du jour. 13 mai 1793, cité par P. Brasart, Paroles de la révolution..., op. cit., p. 127.

2. Le Moniteur universel, ventôse an II, vol. LXI, p. 393-394.

3. Le Thermomètre du jour, 13 mai 1793. Le 30 mai 1793, un député s'écne à son tour : « Il n'est pas pos-

sible que la Convention tienne plus longtemps ses séances dans cette salle, où on n'entend absolument rien »,

ArchiVes parlementaires, vol. LXIV, p. 606.

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de l'architecture interne, autorisant — et ici interdisant — des comporte-

ments et celui d'usagers cherchant à réaliser un « scénario » particulier,

une intention particulière.

Les difficultés du commerce entre ces deux mondes ont été très

nettement perçues et analysées par les acteurs, parlementaires ou non.

Ainsi, chaque fois qu'ils ont réfléchi sur la forme donnée ou à donner à

la salle d'assemblée parlementaire, ils ont mis l'accent de manière extrê-

mement appuyée sur les effets moraux' de l'architecture. Par cette idée se

trouve exprimée très précisément le constat de l'emprise de l'archi-

tecture sur la forme du lien social entre les usagers des bâtiments et son

influence formatrice ou éventuellement déformatrice2. L'architecture

est ainsi considérée, parce qu'elle fait tenir certaines situations, comme

un objet moral. On trouve, par exemple, cette idée de moralité de

l'architecture exprimée de manière tout à fait nette par Quatremère de

Quincy — qui fut député à la Constituante: « [L'aspect moral] dont

cette théorie veut donner l'idée, ne signifie que l'opposé du matériel

ou du sensuel. Ainsi l'art et l'ouvrage sont utiles d'une utilité morale,

quand l'imitation, au Heu de viser uniquement au plaisir des sens, a

pour effet spécial d'agrandir la pensée, de réveiller en nous de nobles

affections. »3 Les notations convergentes à propos de la configuration

des salles d'assemblée sont innombrables, telle celle de Callon affirmant

« qu'une bonne disposition produit l'accord et l'ordre, et influe essen-

tiellement sur les délibérations »4. Plus précisément, on retrouve de

mêmes remarques dans les critiques des salles « en carré long » : Il en va

ainsi de Mathieu Dumas: « Dans une salle de forme carrée et

oblongue, il est très difficile de produire, si l'on peut s'exprimer ainsi,

une disposition d'esprit uniforme »5; ou, à nouveau, Quatremère de

Quincy:

« Quatremère, persuadé que c'est la sagesse et la décence des membres d'une

assemblée qui doit y maintenir un ordre, a senti que la disposition de la salle doit

puissamment influer sur les dispositions que chaque membre doit avoir, soit en parlant, soit

1. L'expression est de la femme de l'architecte Brogniart, après avoir vu le projet d'É. L. Boullée d'un

Palais national : «Je vous en avais bien entendu parler quelques fois, mais je ne pouvais pas me figurer qu'on

pouvait produire des effets moraux en architecture » (19 Prairial an 11 - 7 juin 1794).

2. Ce que percevait W. Churchill quand il disait : « We shape our buildings and afterwards our buildings

shape us », cité par C. T. Koehler, « City Council Chamber Design... », art. cité.

3. Quatremère de Quincy, Considération morale sur la destination des ouvrages de l'art ou De l'influence sur le

génie et le goût de ceux qui les produisent ou qui les jugent et sur le sentiment de ceux qui en jouissent et en reçoivent les

impressions, Paris, Imprimerie Crapelet, 1815.

4. Archives parlementaires, 27 décembre 1791, vol. XXVI, p. 450.

5. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, 7 mars 1792, Archives

parlementaires, vol. XXXIX, p. 454 et s.

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en écoutant ; il a donc demandé que l'on donnât une autre forme à la salle et que les

commissaires fussent nommés pour déterminer les changements à faire, avec

l'architecte de l'Assemblée nationale. »'

C'est encore Vergniaud, qui dans son rapport déjà cité, insiste sur

l'influence de l'architecture sur le calme des débats — l'architecture

devient alors un puissant auxiliaire de l'expression de la Raison, en ce

qu'elle peut aider à brider les passions:

«Je n'ai pas besoin, Messieurs, de vous rappeler le résultat de votre expé-

rience : je veux dire qu'il est impossible d'établir et de fixer le silence dans la salle

actuelle de vos séances et dans toutes autres ayant une forme aussi vicieuse.

« Sans doute, il y aurait de folie, ce serait méconnaître le cœur humain que

de souhaiter dans une assemblée délibérante une tranquillité d'automates. [...].

Quand de grands dangers menacent la patrie ou la liberté, et que les opinions se

heurtent, la violence dans les discussions qu'est-elle autre chose que la manifesta-

tion d'un patriotisme ardent ? Dans ces occasions importantes, peut-être faudrait-

il plus redouter ce calme qu'on décore du beau nom de dignité. Il pourrait être,

de la part des représentants du peuple, un signe de corruption ou d'une lâche

apathie et, pour le peuple, l'agonie de la liberté.

« Cependant il importe de ne pas augmenter le tumulte inévitable des pas-

sions par celui qui peut dériver de la distribution du local où l'on délibère. »2

De manière également nette, Vergniaud met en cause l'architec-

ture « vicieuse », selon ses propres termes, de la salle dans sa dénoncia-

tion de la division en droite et gauche de l'Assemblée : « La forme en

carré long et la position du fauteuil du président, en établissant une

division physique dans la salle, ont peut-être commencé à y amener

une division morale et pourrait encore, lorsqu'il est devenu si néces-

saire de réunir les opinions, favoriser dans une nouvelle Assemblée

l'introduction de l'esprit de parti. »3 Et Volney d'ajouter : « Il faut que

les rangs des délibérants forment une masse continue, sans division

matérielle qui en fasse des quartiers distincts: car ces divisions maté-

rielles favorisent et même fomentent des divisions morales de partis et

de factions. »4

1. Journal de Paris, 26 octobre 1791. Nous soulignons.

2. Vergniaud, au nom de la commission extraordinaire des douze, 13 août 1792, déjà cité, p. 107.

3. Ibid.

4. C. F. Volney, Leçons d'histoire prononcées à l'École normale en l'an III de la République française, 3e éd.,

Paris, Chez Courcier, 1810. Nous soulignons.

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2.2 — Les usages pervertis d'une architecture vicieuse:

de la violence à la privatisation

Au regard des troubles engendrés par l'architecture des premières

salles d'assemblée, on verra que les parlementaires ont pu adopter deux

types d'attitudes. La première tente de passer outre le trouble et

cherche à imposer en force l'intention — on assiste alors à l'irruption de

la « violence » dans les rapports avec l'architecture interne des salles

délibératives. La seconde attitude consiste non pas tant à s'adapter à

l'objet mais surtout à oublier le « scénario » et à se caler dans les pers-

pectives que l'architecture impose — on a alors un régime particulier de

rapport aux objets, stigmatisé sous la dénonciation des « personnalités »,

terme qui marque bien l'écart au contenu collectif de l'intention.

Dans les récits ou les témoignages des premières séances des assem-

blées parlementaires révolutionnaires, on observe de nombreuses des-

criptions d'emportements des députés face aux défauts acoustiques des

salles de délibération : la violence, la passion, l'irascibilité qui sont alors

pointées, rendent bien compte de la tension créée entre le dispositif

architectural et l'intention des parlementaires:

« La forme actuelle de la salle a bien d'autres inconvénients; elle est très

sourde, et la voix, cependant, a besoin de s'y répandre à de grandes distances ; on

n'y parle pas, on y crie; l'homme qui crie est dans un état forcé, et par cela même il est

prêt à entrer en violence; cette disposition où il est, il la communique à ceux qui

l'écoutent [...] »'

On saisit bien le problème que pose la réduction en force du

trouble : faute d'un examen des circonstances et, par là, faute de pou-

voir objectiver les défauts du dispositif, le redressement individuel du

cours d'action devient, à son tour, cause de trouble:

« Le plus petit désordre excité dans une assemblée nombreuse, s'accroît et se pro-

longe par les moyens mêmes employés pour les réparer. »2

« Ces salles où par la nécessité de faire du bruit pour être entendu, l'on pro-

voque le bruit qui empêche d'entendre, de manière que par une série de consé-

quences étroitement liées, la construction du vaisseau favorisant et même nécessi-

tant le tumulte, et le tumulte empêchant la régularité et le calme de la

délibération, il arrive que les lois qui dépendent de cette délibération et que le sort

d'un peuple qui dépend de ces lois, dépendent réellement de la disposition phy-

sique d'une salle. »3

1. Quatremère de Quincy, Journal de Paris, 12 octobre 1789. Nous soulignons.

2. Condorcet, Révision des travaux de la première législature, in Œuvre de Condorcet, éd. A. Condorcet-

O'Connor, F. Arago, Paris, Firmin-Didot, 1849, vol. X, p. 373-383.

3. C. F. Volney, Leçons d'histoire..., op. cit.

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La seconde prise possible du dispositif architectural consiste dans un

réaménagement individuel de l'intention aux contraintes objectives

qu'emporte la salle : le corps à corps est alors réduit en une accommo-

dation, suivant un régime de convenances personnelles pour que

personnes et choses s'épousent à nouveau1. C'est ainsi que de manière

fort logique, ce type de prise fait l'objet de critiques connectées à celle

des « personnalités ». Ainsi, Mathieu Dumas, dans son rapport du

7 mars 1792, observe-t-il : « Il est d'autres places d'où l'on ne voit pas

et d'où l'on entend mal l'orateur qui est à la tribune. Dès lors, l'intérêt

diminue, l'attention se lasse ; bientôt naissent les murmures et, à leur

faveur, il s'introduit une loquacité d'individu à individu, que le président

et l'orateur ne parviennent à étouffer qu'après de pénibles efforts et une

grande et perte de temps. »2 L'écart à l'intention initiale est bien mar-

qué quand il ajoute:

« Oui, Messieurs, c'est dans la disposition physique du local qu'est le secret

du silence, cette observation est plus importante qu'on ne le pense.

« Par exemple, votre salle forme un carré long ; il y a une grande quantité de

places où l'on ne peut ni voir le président, ni en être aperçu. Il arrive de là que si

on abandonne les grands objets d'intérêt public pour se livrer à des conversations particulières,

le président se trouve dans l'impossibilité de les interrompre par un rappel à

l'ordre. [...]. En général, quelque place qu'on occupe dans notre salle, on n'est pas

assez sous les yeux du président, ou sous les regards de l'Assemblée. Il en résulte

naturellement que l'on doit s'observer moins, que l'on néglige, si je puis

m'exprimer ainsi, le respect que l'on se doit et, il devient extrêmement difficile à

une assemblée nombreuse de faire de bonnes lois, quand les individus qui la com-

posent croient pouvoir s'affranchir de leur propre dignité, et perdent ainsi le senti-

ment de ce que leurs fonctions ont de sublime. »3

2.3 — Objectiver les défauts architecturaux,

modéliser l'activité parlementaire

Aux deux types de « prise » décrites s'oppose l'objectivation des

défauts de la salle des séances. Mais cette objectivation nécessite un lan-

gage de description, quand les autres se réduisaient à un corps à corps.

C'est dire que la description de l'objet, du dispositif architectural et la

1. Sur cette accommodation, cf. L. Thévenot, L'action qui convient, in P. Pharo, L. Quéré (dir.), Les

Formes de l'action. Sémantique et sociologie, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 52 et s.

2. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, déjà cité. Cf. égale-

ment l'article 12 du règlement du service des huissiers du 5 mai 1792 : « Lorsque les parlementaires parleront

trop haut ou si, par des conversations particulières, ils empêchaient leurs voisin d'entendre l'orateur, les huissiers

s'approcheront d'eux pour les prier d'observer le silence » (AN, Cl77-476). Nous soulignons.

3. ïbid. Nous soulignons.

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possibilité de faire valoir ces défauts emportent en même temps l'objecti-

vation du monde dans lequel ce dispositif doit s'insérer : le trouble n'est

trouble qu'à la lumière de la forme de l'activité parlementaire et son

intensité est relative à la force de rappel des conventions collectives qui

informent principiellement cette activité. Ce n'est que par cette opéra-

tion qu'il devient possible, pour les parlementaires, d'objectiver

l'incongruité de l'architecture, d'en traiter et de la traiter. Elle suppose,

ainsi, que cette incongruité puisse être transportée dans l'espace public,

que l'on puisse en débattre ; ce qu'exprime à merveille la remarque sui-

vant laquelle on ne saurait changer la forme de la salle « autrement que

par la volonté générale ». Il y a donc une nécessité de former un accord

général sur la nature du défaut et sur les moyens d'y porter remède.

Cela signifie encore que soit explicitée la forme du lien social qui unit

les parlementaires et la mise à l'épreuve de ce lien dans la salle. Il faut,

en d'autres termes, « modéliser » l'activité parlementaire. La question

de la congruence des prises de l'architecture avec le monde parlemen-

taire s'en trouve modifiée : les défauts doivent être traduits dans cette

forme. Sont donc déployés et confrontés deux mondes, celui de l'objet

avec ses prises, prédéterminant ou autorisant certains types de compor-

tement, et celui exprimé en général, théoriquement décrit, du monde

des acteurs parlementaires qui à son tour cherche à interdire certaines

actions et à en conditionner d'autres. C'est la confrontation de ces deux

mondes qui mettra à jour leurs éventuelles incompatibilités.

Au regard des premières salles d'assemblée, la première et récur-

rente critique qui fut soulevée est ainsi, on l'a vu, relative au problème

de l'acoustique de ces salles : on entend mal et les orateurs sont souvent

obligés de forcer leur voix. Cet inconvénient est en soi suffisant pour

constituer une directive, il est cependant à noter que la critique, et son

envers, l'éloge d'une bonne acoustique, sont connectés à deux princi-

pes plus généraux qui sont parties constitutives d'une théorie de la déli-

bération politique. Les solutions architecturales, du coup, ne remédie-

ront pas seulement à un défaut tout technique, mais constitueront

également, à proprement parler, des objectivations de ces principes

théoriques. Le premier principe est relatif au rôle de la raison dans la

délibération. C'est ce qu'exprimait Quatremère de Quincy, lorsqu'il

mettait en cause la violence et la passion provoquée par l'architecture.

On trouve de semblables remarques chez Volney:

« Il serait à désirer que [l'architecture] s'occupât d'un genre de construction

devenu le besoin le plus pressant de notre situation, la construction des salles

d'assemblée, soit délibérantes, soit professantes. Novices à cet égard, nous n'avons

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encore obtenu, depuis cinq ans, que les essais les plus vicieux ; [...] je désigne ces

salles où [...] il faut des voix de Stentor pour être entendu [...] ; encore qu'une

voix faible et une poitrine frêle soient souvent les signes présumés de

l'instruction ; tandis qu'une voix trop éclatante, et de forts poumons, sont ordinai-

rement l'indice d'un tempérament puissant, qui ne s'accommode guère de la vie

sédentaire de cabinet, et qui invite, ou plutôt entraîne malgré soi à cultiver ses

passions plutôt que sa raison. »'

Le second principe introduit de manière rémanente, c'est, de

manière plus radicale, le principe d'égalité entre les représentants. La

difficulté de parler conduit, comme le soulignait encore Volney, à « une

aristocratie de poumons, qui n'est pas l'une des moins dangereuses »:

« Toute voix faible, ajoutait-il, est exclue de fait, est privée de son droit

de conseil et d'influence [et] [est] dépouillée de fait de [son] droit de

voter. »2 De même Quatremère de Quincy remarquait-il : « Dans une

pareille salle, la parole devient bientôt comme un privilège exclusif des

hommes à qui la nature a dispensé une voix puissante. »3 C'est encore

Vergniaud qui, dans l'exposé de son rapport déjà cité, insistait:

« Vous avez encore remarqué, Messieurs, combien notre salle est ingrate et

fatigante pour l'orateur. Elle condamne à un silence funeste pour la chose publique, les

hommes qui n'ont pas, dans l'organe de la voix, la même force que dans leur âme,

la même étendue que dans leur esprit, et donne trop d'avantages à ceux qui, avec

moins de lumières, ont une voix plus sonore, ou une constitution physique plus

vigoureusement prononcée. »4

On saisit comment la prise difficile que constitue le défaut acous-

tique est traduit dans les termes d'une théorie de la délibération. Cette

traduction inscrit ou, plus exactement, prescrit un type de prise adéquat

permettant à tout un chacun de parler, de contribuer par la parole à la

formation de la décision.

La seconde critique que l'on a trouvée dans la description des salles

existantes, c'est celle des « personnalités » engendrées par l'oubli de soi

et de sa « dignité », comme le disait Mathieu Dumas, résultant de

l'accommodement individuel aux contraintes des dispositifs architectu-

raux. Il est à noter que cette critique est encore connectée — même si

ce n'est pas toujours explicite - à une théorisation de la délibération

politique : l'élaboration de la loi, expression de l'intérêt général, néces-

1. C. F. Volney, Leçons d'histoire..., op. cit.

2. Ibid. Nous soulignons.

3. Journal de Paris, 12 octobre 1789. Nous soulignons.

4. Vergniaud, au nom de la commission extraordinaire des douze, 13 août 1792, déjà cité. Nous

soulignons.

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82 L'espace public parlementaire

site qu'on fasse taire les appropriations privées de l'espace public parle-

mentaire, et ici, concrètement, qu'on fasse faire silence aux paroles ou

aux conversations particulières. Cette connexion se lit dans la préoccu-

pation qui lui est associée d'une focalisation des attentions des parle-

mentaires et, plus profondément, d'une uniformité des comportements ou,

comme le dit encore Mathieu Dumas, dans le souhait d'obtenir « une

disposition d'esprit uniforme »', qui apparaît bien comme un principe

de rappel face aux écarts des « personnalités ». On retrouve cette préoc-

cupation dans de nombreux écrits, ainsi, entre beaucoup d'exemples,

cette préface d'un anonyme de 1789: « L'auteur désire, avec raison,

que les gens éclairés qui doivent composer notre auguste assemblée

puissent s'entendre, se communiquer pour n'avoir tous qu'un même esprit,

tous qu'une même opinion. »2

Parmi les conditions architecturales de cette focalisation sur l'inté-

rêt public, est avancée d'abord la possibilité de voir le président3. C'est

ensuite et, surtout, la possibilité d'un regard réciproque des parlemen-

taires qui est jugée nécessaire. On voit ainsi se développer toute une

théorie quasi panoptique du regard, par exemple chez Volney : « Il faut

[...] que les délibérants siègent dans l'ordre le plus propre à mettre en évi-

dence tous leurs mouvements : car sans respect public, il n'y a point de

dignité individuelle. »4 C'est également Quatremère de Quincy qui

remarquait: « Dans un carré long et dont les angles fuient dans les

extrémités, les députés sont très peu en présence les uns des autres, ils

ne s'en imposent point parce qu'ils ne se font point spectacle, ils

n'exercent point les uns sur les autres cette utile censure des regards et des

impressions manifestées sur les physionomies : la moitié de la salle peut

être dans le désordre, sans qu'on voit l'autre moitié qui l'occasionne. »5

Cette remarque est encore convergente avec la notation de Condorcet

appelant de ses vœux une salle de forme telle qu'elle puisse permettre

que « les membres exercent une censure réciproque, utile au maintien

de l'ordre et du silence »6.

1. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, déjà cité.

2. Préface à la Lettre d'un gentilhomme au P. de S. sur la manière de voter, 1789, BN, Lb39 6961. Nous

soulignons.

3. On a déjà souligné, dans le premier chapitre, le rôle du président dans l'instauration de la publicité de

l'espace parlementaire.

4. Volney, Leçons d'histoire, op. cit.

5. Journal de Paris, 12 octobre 1789, nous soulignons.

6. Condorcet, Révision des travaux de la première législature, in Œuvre complète, op. cit. On retrouve encore la

même idée de regard collectif chez Boullée dans son projet de Colisée : « Que l'on se figure trois cent mille per-

sonnes réunies sous un ordre amphithéâtral où nul ne pourrait échapper aux regards de la multitude »

(É. L. Boullée, Architecture. Essais sur l'art, Paris, Hermann, 1968, p. 121-122).

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

83

3 / Le cercle comme solution architecturale

On a vu que l'objectivation des défauts des salles d'assemblée révé-

lait, en même temps, celle de quelques-unes des conventions collecti-

ves régissant les comportements des parlementaires : usage de la raison

dans la délibération, participation de tous à l'élaboration de la volonté

commune, effacement des intérêts particuliers. A chaque fois, ces

conventions collectives sont avancées comme autant de pré-scriptions

devant informer les choix architecturaux pour les salles d'assemblée. Si

l'on a étudié jusqu'à maintenant les réalisations successives de ces salles,

l'analyse des projets qui ont jalonné les premières années de la révolu-

tion vont permettre de saisir d'autres pré-scriptions. Parmi celles-ci,

quelques-unes trouvent leur métaphore et leur convenance architectu-

rale dans la forme circulaire. Métaphore et convenance, car comme on

va le voir, le cercle constitue à la fois un support de signes, objet-

symbole d'une forme d'action parlementaire et un outil transmettant

les instructions morales qu'elle contient.

On a pu recenser quelque dix-sept projets de salle d'assemblée

entre 1789 et 1795. Parmi ceux-ci, trois ne comportent pas de plan, ni

d'explication susceptible de fournir une indication sur la forme de leur

salle de délibération1. Si l'on excepte, par ailleurs, le projet de Perrard

et Allais (22 octobre 1792) qui proposait une salle carrée, terminée à ses

deux extrémités par un demi-cercle, l'ensemble des projets utilise le

cercle complet, le demi-cercle — ou la forme en fer à cheval — ou,

comme dans le cas du projet, réalisé, de Gisors pour la salle du Manège,

une demi-ellipse. Chronologiquement, P.-A. Paris, architecte de la

salle des Menus-Plaisirs, est le premier à avoir pensé à une salle utilisant

le cercle comme élément essentiel de sa forme. On peut s'étonner,

d'abord, qu'il n'ait pas donné à la première salle des états généraux une

forme amphithéâtrale, et ce d'autant qu'il avait étudié à Rome le

Colisée, le théâtre de Marcellus ou le cirque de Caracalla2. Il existait,

par ailleurs, des antécédents à ce type d'édifice, tel l'amphithéâtre de

J. Gondoin à l'École de chirurgie (1773-1775) et celui de E. Verni-

1. Il en est ainsi des projets de Thomas (AN, N III, Seine 789), de Mangin et Corbet (Plan d'un projet

J'embellissement nécessaire à une partie de la ville de Paris entre les Champs-Élysées et la rue Saint-Antoine, sur laquelle

sont projetés différents édifices, places, monuments publics relatifs à la nation, présenté à l'Assemblée nationale le

14 avril 1791, AN, N III, Seine 1197) et de Raguin-frères (Adresse à l'Assemblée nationale destinée à l'Assemblée,

s.d., BN, V, p. 3670).

2. Sur ce point, cf. P. Pinon, La salle des états généraux à Versailles, in P. Brasart, C. Malécot, P. Pinon,

Des Menus plaisirs aux droits de l'Homme, op. cit., 1989, p. 57 et s.

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84 L'espace public parlementaire

FlG. 4-1. — Esquisse de P.-A. Paris, juillet 1789.

Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds Paris, S. III 2.

© Photographie J.-Paul Tupin.

quet, J. G. Legrand etj. Molinos au Jardin des Plantes (1787-1795). La

raison en est qu'en 1789, au moment de la convocation des états géné-

raux, il s'agissait essentiellement de distinguer spatialement les ordres,

d'où une forme en parallélogramme susceptible de recueillir cette

intention. A partir du 27 juin et de la proclamation de l'Assemblée

nationale, le contenu de la directive générale change, et il devient pos-

sible d'envisager une forme différente. En attestent des esquisses datées

de juillet 1789 de P.-A. Paris (fig. 4-1 et 2). La configuration de la salle

des Menus comme celle de la salle du Manège ne lui permettait pas de

développer un amphithéâtre. On conserve cependant un projet pour le

Manège de salle demi-elliptique (fig. 5).

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FlG. 4-2. — Esquisse de P.-A Paris, juillet 1789.

Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds Paris, S. III 3.

© Photographie J.-Paul Turpin.

FlG. 5. — P.-A. Paris, Projet de la salle du Manège aux Feuillants.

Bibliothèque municipale de Besançon, Fonds Paris, S. V 7.

© Photographie J.-Paul Tupin.

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FlG. 6. —J. G. Legrand et J. Molinos, Projet de Palais national

(in A.-G. de Kersaint, Discours sur les monuments publia, 1972,

Bibliothèque de l'Assemblée nationale)

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

87

Une forme circulaire permet de bien entendre, donc ; elle permet

également de bien voir, ainsi que le souligne Kersaint, à l'appui du

projet de Legrand et Molinos, salle en fer à cheval à l'emplacement de

la Madeleine: « Les représentants de la nation placés sur les gradins

circulaires de la salle seront presque tous à égale distance du président

de l'Assemblée; tous les regards se dirigeront vers lui et l'orateur

pourra de la tribune, apercevoir ses collègues »' (fig. 6). On retrouve

ce choix d'une salle circulaire dans le projet de Mouillefarine le fils

(fig. 7) daté du 9 avril 1790 - qui sature par ailleurs de cercles son

FlG. 7. — Mouillefarine le fils, Projet de Palais national.

Document conservé au Centre historique des Archives nationales, N IV Seine 87.

projet —, dans celui de L. Combes du 6 février 1789 (fig. 8) ; égale-

ment dans le projet de Boullée de 1794 ou de Poyet de 1790. Cette

option de salle circulaire est par ailleurs défendue par des parle-

mentaires qui y voient la solution aux problèmes d'ordre et de

1. Description du projet de Legrand et Molinos, in Kersain, Discours sur les monuments publics, 1792, BN,

Lb40 1263.

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88 L'espace public parlementaire

silence. Ainsi, Quatremère de Quincy argumentant pour une salle cir-

culaire, expliquait-il: « En donnant à la salle une forme à peu près

circulaire ou la forme d'une ellipse, chaque membre de l'Assemblée

sera sous le regard de tous les autres, et l'Assemblée, développée tran-

quillement et tout entière devant elle-même, sentira mieux sa dignité,

la respectera et la fera respecter d'avantage. » Il en va de même pour

Mathieu Dumas dans sa critique des salles « de forme carrée et

oblongue »:

« Dans une salle de forme circulaire, et dans laquelle les membres seraient

plus rapprochés, les moyens établis seraient suffisants pour maintenir le silence, et

pour prévenir ces fréquentes explosions de paroles, ces débats particuliers qui

retardent sans aucun fruit la marche des délibérations; mais dans une salle de

forme carrée et oblongue, il est très difficile de produire, si l'on peut s'exprimer

ainsi, une disposition d'esprit uniforme, une manière de parler et de se taire qui

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soit semblable ; car il y a nécessairement trois salles, trois régions séparées, dans

chacune desquelles l'ordre se trouble ou se rétablit à des temps inégaux, et qui

n'ont l'une sur l'autre aucune influence, aucune force d'attraction. »'

Une autre option a été également envisagée qui est celle de

l'hémicycle ; option utilisée par Pierre Rousseau (25 décembre 1789)

en face du Louvre sur la rive gauche, également dans les projet de

J.-J. Lequeu et de Pierre Vignon en septembre 1792. C'est le projet de

ce dernier qui fut initialement retenu pour la salle de la Convention au

Palais des Tuileries, dans la salle des Machines. Brissot, au nom du

comité d'instruction publique, le décrit en ces termes : « [Il s'agit] d'un

projet demi-circulaire de 62 pieds de rayon, décoré d'un rang de

colonnes corinthiennes, surmonté d'une coupole à caissons et rosaces,

éclairées par une lanterne. Les banquettes formeraient un amphithéâtre

au pied des colonnes, derrière lesquelles s'étageraient les bancs du

public avec 2 500 places. »2 Ce projet était opposé à celui de Perrard et

Allais, proposant un projet de salle sensiblement identique à celle du

Manège. Les critiques adressées à ce dernier sont désormais classiques et

résument celles que l'on a pu étudier plus haut:

« Un projet de salle identique à celle du Manège a plusieurs inconvénients

notables dont les principaux sont:

« 1 / de placer un très grand nombre de députés qui ne peuvent ni voir le

président ni en être vus, ni l'entendre ni en être entendus;

« 2 / d'éloigner tellement les spectateurs du président et de l'orateur qu'il

n'y en aurait seulement qu'un fort petit nombre à portée de participer aux

discussions. »3

En revanche, les arguments avancés à l'appui du projet de

P. Vignon (fig. 9) recoupent ceux avancés pour la forme entièrement

circulaire.

« Quant au dessin de la salle, nous pensons que la forme adoptée par le

citoyen Vignon est une de celles qui peuvent convenir le mieux ; en ce qu'elle

réunit les moyens faciles de voir et d'entendre. »4

« Il résulte de mon examen, par rapport au plan que cet artiste [Vignon] m'a

communiqué que la forme d'un amphithéâtre en demi-cercle, telle que celle qu'il

a adoptée, est une forme avantageuse sous tous les rapports possibles.

« Premièrement parce que le président et les orateurs qui doivent être vus et

entendus facilement étant placés au centre, appellent nécessairement par leur posi-

tion, tous les regards et fixent toutes les attentions.

1. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, déjà cité.

2. Rapport au comité d'instruction publique, septembre 1792, AN, F13 1240.

3. A. C. Aubert, P. Garrez, Rapport à la commission des inspecteurs de la salle, 1" octobre 1792, AN, C354.

4. au.

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90 L'espace public parlementaire

FlG. 9. — P. Vignon, Projet pour la salle des Machines.

Document conservé au Centre historique des Archives nationales, C II 1850.

« Secondement parce que l'ensemble fait des spectateurs sages pour ofrrir aux

yeux dans quelque point du demi-cercle que ce soit un spectacle tout à la fois

grand, noble et imposant. »'

Le projet de Vignon est accepté le 14 septembre 1792 et les tra-

vaux commencèrent le 16. Mais, début octobre, sur intervention de

David, Vignon est remplacé par Jacques-Pierre Gisors. C'est ce dernier

qui mènera à bien la construction de la salle des Machines avec sa

forme demi-elliptique. C'est également lui, associé à Etienne-Charles

Leconte, qui fut chargé d'aménager la salle des Cinq-Cents au Palais-

Bourbon. Il s'agissait alors non plus d'aménager une salle, mais d'en

construire une. Commencée en Vendémiaire an IV et achevée en jan-

1. Heurtier, Rapport sur le projet de construire une salle pour la Convention nationale dans le local connu sous le

nom de salle des Machines aux Tuilleries, AN, F13 1240.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

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vier 1798, la salle a pour forme un véritable hémicycle, les architectes

ayant suffisamment d'espace pour le développement de cette forme.

C'est, à quelques modifications près, la salle des députés actuelle1.

L'idée d'une adéquation entre forme et destination des édifices, qui

est centrale dans les critiques des premières salles de délibération parle-

mentaires et, plus encore, dans les réflexions sur les effets moraux de

l'architecture, n'est pas une nouveauté en cette fin du XVIIIe siècle.

L'abbé Laugier avait ainsi déjà posé les bases d'un fonctionnalisme

architectural. Le traité de Nicolas Le Camus de Mézières, Le génie de

l'architecture ou l'analogie de cet art avec nos sensations, publié en 1780,

avait, en outre, ouvert une voie nouvelle dans la théorie de

l'architecture. Le Camus examinait les ordres, la décoration, la distribu-

tion des édifices en se fondant sur la conviction que l'architecture

devait toucher les sens et éveiller des impressions profondes, devait

avoir « pour effet spécial d'agrandir la pensée, de réveiller en nous de

nobles affections », comme le disait Quatremère de Quincy2. Dans le

Génie de l'architecture, Le Camus écrit ainsi : « Chaque objet possède un

caractère qui lui est propre. Ce sont la disposition des formes, leur

caractère, leur ensemble qui deviennent le fond inépuisable des illu-

sions [...]. La véritable harmonie en architecture dépend de l'accord des

masses et de celui des différentes parties. Le style et le ton doivent se

rapporter au caractère de l'ensemble et l'ensemble doit être pris dans la

nature, dans l'espèce et dans la destination de l'édifice qu'on veut éle-

ver. »3 On retrouve l'influence de Le Camus chez Boullée. Selon lui,

« l'impression subite que nous éprouvons à la vue d'un monument

d'architecture naît de la formation de son ensemble. Le sentiment qui

en résulte constitue son caractère. Ce que j'appelle mettre du caractère

dans un ouvrage, c'est l'art d'employer dans une production quelconque tous

les moyens propres et relatifs au sujet que l'on traite, en sorte que le spectateur

n'éprouve d'autres sentiments que ceux que le sujet doit comporter, qui lui sont

essentiels et dont il est susceptible »4. Comme le souligne B. Baczko, il ne

s'agit pas à proprement parler d'un fonctionnalisme architectural,

1. Entre 1829 et 1832, l'architecte Joly, reconstruisit la salle des séances en lui donnant son aspect actuel.

La nouvelle salle était plus vaste, d'un diamètre de 32 m, et plus élevée, mais gardait dans ses grandes lignes la

structure de l'ancienne salle. En outre, Joly aménagea les couloirs et les salons attenant à la salle des séances, per-

mettant de passer d'une aile à l'autre du bâtiment en évitant l'hémicycle. De part et d'autre, furent aménagées

deux grandes salles : la salle des pas perdus et la salle des conférences. On reviendra sur ces modifications et les

débats qu'elles suscitèrent dans le chapitre 3.

2. Quatremère de Quincy, Considération morale sur la destination des ouvrages de l'art, op. cit.

3. N. Le Camus de Mézières, Le génie de l'architecture ou l'analogie de cet art avec nos sensations, 1780, p. 3-7.

4. É. L. Boullée, Architecture. Essais sur l'art, op. cit., p. 73-74. Nous soulignons.

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92 L'espace public parlementaire

comme pouvait le prôner Laugier, mais bien plutôt d'un symbolisme1,

s'accordant bien par ailleurs à l'esthétique sensualiste dominante à

l'époque2. Comme le souligne J.-M. Pérouse de Montclos, « le symbo-

lisme de la fonction fait partie intégrante de la fonction elle-même »3.

Le programme d'une convenance entre forme et destination est

ainsi doté, par les « architectes révolutionnaires », d'un contenu très

novateur en faisant des formes élémentaires du vocabulaire architectu-

ral le principal instrument de l'expression du caractère. On a en effet à

faire à la mise en place d'une architecture fondée sur une géométrie

modulaire articulant les formes simples : « Le cercle, le carré, voilà les

lettres alphabétiques que les auteurs emploient dans la texture des meil-

leurs ouvrages. »4 Ainsi particulièrement révélatrices, les pages que

Boullée consacre à la sphère : « Le corps sphérique sous tous ses rap-

ports est à l'image de la perfection. Il réunit l'exacte symétrie, la régula-

rité la plus parfaite, la variété la plus grande ; il a le plus grand dévelop-

pement; sa forme est la plus simple; sa figure est dessinée par le

contour le plus agréable [...]. Voilà des avantages uniques qu'il tient de

la nature et qui ont sur nos sens un pouvoir illimité. »5 S'il y a, on le

voit, un naturalisme chez ces architectes, au service d'un impact sur les

sens — « l'architecte doit être le metteur en œuvre de la nature : c'est de

ses effets que naît la poésie de l'architecture. C'est là vraiment ce qui

constitue l'architecture en art, et c'est aussi ce qui porte cet art à la

sublimité », écrit Boullée6 —, c'est que les formes élémentaires sont

considérées comme autant de signes, comme autant de symboles : « La

sphère est l'image de la perfection »; de même, le cube, pour

N. Ledoux, est-il le symbole de l'immutabilité7. Construire, pour les

architectes consiste, dès lors, à agencer de la manière la plus cohérente

et la plus systématique, ces formes élémentaires devenues signifiantes.

Le « caractère » des édifices devient, ainsi, lié à leur exemplarité

morale. L'architecture de Boullée veut être une architecture de carac-

tère en ce qu'elle exprime la destination des édifices, mais aussi en ce

1. Cf. B. Baczko, Lumière de l'utopie, Paris, Payot, 1978, p. 286 et s.

2. Sur ce point, cf. D. Del Pesco, Entre projet et utopie : les écrits et la théorie architecturale. 1789-

1799, in Les architectes de la liberté, op. cit., p. 325-349 et B. Baczko. Lumière de l'utopie, op. cit.

3. J.-P. Pérouse de Montclos, É. L. Boullée, 1728-1799. De l'architecture classique à l'architecture révolution-

naire, Paris, Arts et métiers graphiques, 1969, p. 203.

4. Ibid., p. 135.

5. E. L. Boullée, Architecture. Essais sur l'art, op. cit., p. 33-34. Voir l'usage qu'en 6t Boullée, notamment

pour son cénotaphe de Newton.

6. Ibid., p. 73.

7. N. Ledoux, L'architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804,

p. 332.

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qu'elle est une architecture parlante chargée de symboles propres à pro-

mouvoir des vertus morales et civiques : « Oui, je crois que nos édifi-

ces, surtout les édifices publics, devraient être, en quelque façon, des

poèmes. Les images qu'ils offrent à nos sens devraient exciter en nous

des sentiments analogues à l'usage auquel ces édifices sont consacrés. »'

Le caractère des monuments comme leur nature sert à la « propagation

et à l'épuration des mœurs », écrit encore C-N. Ledoux2. De même,

Boullée conçoit son projet de Colisée « pour remplir des vues morales

et politiques » et « ramener aux bonnes mœurs »3 la foule. La recherche

d'une adéquation entre la forme et la destination de l'édifice est guidée

par un objectif éducatif: en regardant tel monument, le spectateur

s'imprègne de son message moral. Et un monument architectural est

susceptible de véhiculer un message moral, parce que ces formes élé-

mentaires qui composent le vocabulaire du langage de l'architecture

sont autant de signes et que leurs signifiés sont des valeurs morales. En

ce qui concerne le cercle, les valeurs morales signifiées par son tracé

apparaissent diverses : l'égalité, l'accord, l'unité et l'indivisibilité.

« Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, être réunis, comme les premiers Francs nos

pères, dans ces fameux champs de Mars, où tout un peuple délibérait sur les inté-

rêts simples de tout un peuple. Là, chacun avait sa voix: toutes les opinions

étaient accueillies, puisqu'il s'agissait de l'intérêt de tous ; toutes les voix se comp-

taient, puisqu'elles étaient toutes égales. On se gardait bien, en ces temps heureux

de diminuer le nombre de rayons pour augmenter le foyer de la lumière, on ne se

rassemblait que pour reprendre de nouvelles forces et l'on n'imaginait pas de divi-

ser ce qui pour être fort avait besoin d'être uni [...]. t4

« Point de haut bout, ni de droite ni de gauche. L'Assemblée sera rangée en

forme de cercle pour peindre l'étemelle égalité. »s

« Si j'ai un peu multiplié dans mon projet les formes rondes, non pas que

j'en sois plus partisan que d'autres formes, mais suivant moi elle sont plus symbo-

liques au fait à immortaliser dont la solidité vient d'une réunion et d'un accord

unanime. »6

Dans ce symbolisme généralisé, le centre devient, enfin, un point

surdéterminé. En cela, il rend bien compte de l'une des premières diffi-

cultés des révolutionnaires: à partir du moment où la figure du roi

1. Ibid., p. 47-48.

2. N. Ledoux, L'architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation, op. cit., p. 3.

3. Ibid., p. 120.

4. Discours de M. Le Mis de Gouy d'Arcy à l'Assemblée nationale à l'occasion de sa première séance à

Paris, 19 octobre 1789.

5. La bouche de fer, 28 juin 1791.

6. Mouillefarine le fils, projet daté du 9 avril 1790, AN, N IV Seine 87.

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94 L'espace public parlementaire

Projet d'un Palais de la Nation

dédié à l'Assemblée nationale

L'édifice destiné à la tenue de l'Assemblée nationale doit être un monu-

ment majestueux et durable qui puisse attester à la postérité l'importance et la

grandeur de la révolution qui s'opère parmi nous. Toute la France semble exiger

que par une heureuse expiation le même sol surchargé trop longtemps du

repaire affreux du despotisme puisse s'enorgueillir désormais de servir de vase au

temple de la Liberté.

Ce projet conçu sur l'emplacement de la Bastille présente au milieu d'une

place circulaire d'un diamètre de cent toises et percée par deux grandes rues prin-

cipales et par deux boulevards, une vaste rotonde formant le Palais de la Nation.

Quatre frontispices de six colonnes d'ordre dorique élevées sur un soubas-

sement ou stylobate continu et auxquels on monte par de grands perrons, sont

disposés en face des quatre issues principales. Une colonnade circulaire d'ordre

ionique formant péristyle au pourtour extérieur du monument les réunit don-

nant entrée à quatre salons qui précèdent la salle nationale ; trois de ces salons

sont destinés pour le public, le quatrième est réservé pour le roi, lorsqu'il vien-

dra dans l'Assemblée nationale.

La salle nationale est au centre du monument ; elle a cent quatre-vingt pieds

de diamètre comprenant une galerie publique qui environne l'amphithéâtre où

seront les députés de la nation ; cet amphithéâtre est formé par des gradins circulai-

res, ayant un dossier et au-devant un bureau sur lequel chaque député pourra

déposer des papiers et écrire les notes dont il aura besoin ; au milieu un espace

libre de trente-six pieds de diamètre permet d'y établir les bureaux du président

et des secrétaires et la tribune pour l'orateur ; placés ainsi, ils seront vus et enten-

dus de toute l'assemblée. Il serait peut-être heureux d'élever sur le point central

l'autel de la Patrie et d'en faire le dépôt sacré du livre des lois et les monuments

où tous les serments seraient prononcés. Le trône est formé d'une portion circulaire

prise dans l'amphithéâtre vis-à-vis de l'entrée qui fait face au faubourg Saint-

Antoine.

La décoration de la salle nationale est une colonnade circulaire d'ordre corin-

thien qui environne l'amphithéâtre et qui forme la galerie publique. Une

immense voûte en hémisphère embrasse le grand diamètre de la salle et couronne

le monument ; cette voûte représente l'état du ciel sur notre horizon le 15 juil-

let 1789, époque mémorable de notre liberté ; ce sera la date astronomique qui

transmettra le plus sûrement à la postérité cette révolution heureuse.

Mouillefarine le fils (projet daté du 9 avril 1790, AN, N IV Seine 87).

n'était plus la figure centrale légitime se posait le problème, avec la

rémanence d'une conception centrée de la représentation, de la confi-

guration que la nation pouvait créer. Question que L. Hunt formule

ainsi : « Quel était le nouveau centre de la société, et comment pou-

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vait-il être représenté ? Pouvait-il même y avoir un centre qui fut désa-

cralisé ? La nouvelle nation démocratique pouvait-elle être localisée en

quelque institution ou par quelque moyen de représentation. »' Dans la

géométrie régulière du cercle ou de la sphère, quelle sera la fonction

dévolue au centre? On s'attend à y trouver un principe bénéfique,

régissant souverainement l'ensemble comme le globe lumineux dans le

cénotaphe de Newton, la chapelle dans l'hôpital circulaire de Poyet ou

la maison du directeur dans la ville de Ledoux2:

« Il serait peut-être heureux d'élever sur le point central l'autel de la Patrie et d'en

faire le dépôt sacré du livre des lois et le monument où tous les serments seraient

prononcés. »3

« Au milieu de ce cercle, on aura soin de placer une pierre qui servira,

comme à Lacédémone d'éminence et de tribune. »4

« Le président de l'Assemblée nationale est un pivot central, sur lequel tour-

nent sans cesse les 750 volontés circonférentes. »5

4 / Le cercle et les théories architecturées

de la décision parlementaire

Mais le programme d'une convenance entre forme et destination

ne se limite pas à la seule symbolisation, à des fins pédagogiques, de

principes moraux — ainsi, avec le cercle, l'égalité, l'unité, l'indivi-

sibilité, etc. Il y a, a-t-on déjà souligné, chez les architectes révolu-

tionnaires la recherche d'une adéquation entre la forme et la destination

des édifices. C'est à ce titre que l'on peut considérer les choix archi-

tecturaux comme des formes de vie réifiées ou encore, des grammaires

d'action à l'état solide. Il convient, dès lors, d'examiner précisément et

d'expliciter les divers types de convenances que peut entretenir un

cercle avec la destination d'un Palais national. L'on voudrait, ainsi,

montrer que les formations circulaires sont susceptibles de convenir

avec plusieurs formes antagonistes de comportements des députés:

selon que l'on s'appuie sur le regard ou sur la parole, mais aussi que

l'on choisisse le cercle complet ou l'hémicycle, on informera differem-

1. L. Hunt, Politics, Culture and Class in the French Revolution, London, University of Califomia Press,

1984, p. 44, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, p. 362.

2. Cf. J. Starobinski, 1789. Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1979, p. 49-59.

3. Mouillefarine le fils, projet déjà cité.

4. La Bouche de fer, 28 juin 1791.

5. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, déjà cité.

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96 L'espace public parlementaire

ment l'activité parlementaire — ici, et dans un premier temps, saisie

sous l'angle de la formation de la délibération commune, c'est-à-dire

de la volonté générale1.

4.1 — Le cercle des regards et l'épiphanie émotionnelle

de la volonté générale

Si l'on s'attache au premier modèle, celui des projets entièrement

circulaires, deux grammaires différentes de l'activité parlementaire peu-

vent être dégagées, suivant que l'accent est porté sur la parole ou sur le

regard. Dans les deux cas, en effet, les interactions tenues par l'archi-

tecture ne sont pas les mêmes. A titre de contrepoint immédiat, un

premier modèle de formation de la décision commune, relativement

marginal par rapport à l'activité parlementaire, peut être abordé. Carac-

téristique des premiers moments de la révolution, il prend certes appui

sur la forme circulaire, mais cette solution architecturale n'entend pas

d'abord proposer un remède aux problèmes relatifs à la diffusion du son

et à la parole, mais se constitue essentiellement par rapport à la question

du regard et, plus précisément, du regard collectif que le cercle favorise.

Comme le souligne P. Pinon, « [l'amphithéâtre] n'est pas seulement un

espace clos, c'est aussi un espace tourné vers lui-même, dont les parties

se renvoient les unes aux autres dans un vis-à-vis sans fin, aucune

d'elles ne pouvant se soustraire à la vue des autres »2. L'association entre

cette propriété de la figure circulaire et la commodité de la vision est, à

dire vrai, beaucoup plus fréquente que l'accent que l'on verra mettre

par Sieyès sur les propriétés acoustiques du cercle. Ainsi, entre beau-

coup d'exemples, à l'article « Amphithéâtre » de L'Encyclopédie, peut-

on lire: « Amphithéâtre signifie proprement un lieu d'où les specta-

teurs rangés circulairement voient également bien. »3

On va voir que la forme circulaire de l'édifice, avec l'accent mis sur

ses propriétés relatives au regard, reçoit une signification spécifique et

instruit, dès lors, une convenance avec la représentation qu'elle offre

d'un lien social tout à fait particulier. M. Ozouf a bien montré que cette

convenance était notamment recherchée pour les fêtes révolutionnaires

et que la même disposition spatiale fut souvent adoptée en ce qu'elle

1. On examinera, dans le chapitre 3, la façon dont le cercle est susceptible d'informer systématiquement

un ordre de comportements parlementaires.

2. P. Pinon, La stratification des formes architecturales et urbaines. L'exemple des théâtres et amphithéâtres antiques

en France et en Italie, Thèse de troisième cycle d'architecture, Université François-Rabelais, Tours, s.d., p. 337.

3. Nous soulignons.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale 97

« permet aux spectateurs de partager équitablement leurs émotions dans

une parfaite réciprocité »1. Ce détour par la fête révolutionnaire va per-

mettre de comprendre mieux cette moralité particulière prêtée au

cercle. La réciprocité des regards engagée dans la circularité de

l'architecture apparaît d'abord comme un adjuvant aux plaisirs du spec-

tacle, comme une confirmation et un encouragement à le goûter. C'est

ainsi que Charles de Wailly défend « la forme la plus avantageuse aux sal-

les de spectacle », le cercle: « L'ensemble des auditeurs devient sous

cette forme [l'amphithéâtre] un spectacle superbe, où chacun des specta-

teurs vu de tous les autres contribue aux plaisirs qu'il partage. »2 Appuyés

sur la médiation des regards réciproques, les théoriciens de la fête révo-

lutionnaire déplacent l'objet de la fête ; cet objet du plaisir devient le

peuple assemblé lui-même: « Les fêtes nationales ne peuvent avoir

d'autres enceintes que la voûte du ciel puisque le souverain, c'est-à-dire

le peuple, ne peut jamais être renfermé dans un espace circonscrit et

couvert et que seul il en est l'objet et le plus bel ornement. »3 C'est probable-

ment Rousseau, dans sa Lettre à d'Alembert, qui, en modélisant la fête, a

le mieux cerné ce déplacement. Les regards réciproques permettent

l'ouverture des coeurs et des consciences et, à son tour, c'est la commu-

nauté qui se réfléchit et prend conscience d'elle-même dans l'immé-

diateté transparente des regards. Comme le note J. Starobinski, ce

moment émotionnel de l'expression de la communauté a la même struc-

ture que l'émergence de la volonté générale du contrat social : « La fête

exprime sur le plan "existentiel" de l'affectivité tout ce que le Contrat

formule sur le plan de la théorie du droit. Dans l'ivresse de la joie

publique, chacun est à la fois acteur et spectateur ; on reconnaît aisément la

double condition du citoyen après la conclusion du contrat : il est à la

fois "membre du souverain" et "membre de l'État", il est celui qui veut

la loi et celui qui obéit à la loi. [...]. Regarder tous ses frères, et être

regardé par tous : il n'est pas difficile de retrouver ici le postulat d'une

aliénation simultanée de toutes les volontés, où chacun finit par recevoir

en retour tout ce qu'il a cédé à la communauté. »4

On voit, dès lors, de quelle manière les propriétés spatiales du cercle

peuvent enfermer une théorie émotionnelle de l'expression de la

volonté générale : c'est bien celle que défend Saint-Just, le 24 avril 1793,

1. M. Ozouf, La file révolutionnaire. 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976, p. 213.

2. C. de Wailly, Observations sur la forme la plus avantageuse aux salles de spectacle, BN, ms. NAF 2479, cité

par M. Ozouf, La fête révolutionnaire, op. cit., p. 213.

3. Sarrette, 30 Brumaire an II, cité par M. Ozouf, La Fête révolutionnaire, op. cit., p. 210. Nous soulignons.

4^ j, Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 121.

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98 L'espace public parlementaire

contre le projet constitutionnel de Condorcet, jugé trop intellectuel et

« trop purement spéculatif »' ; une volonté générale parlant au cœur,

faite d'unité, de transparence et d'immédiateté. C'est encore ce

qu'exprime à merveille le Jacobin Sismond, le 27 juillet 1792, à propos

des séances du club des Jacobins : « Il ne faut plus de discours, plus de

correspondance, il nous faut des séances muettes où chacun se devine

dans les yeux ce qu'il a à faire, et où il ne faille plus que s'en rapporter à

soi. »2 On saisit, en même temps, à quel point ce mode d'émergence de

la volonté générale s'oppose à la « chaleur » et à l ' « éclat » des débats

parlementaires tels que pouvait les envisager Sieyès. On est dans un

modèle qui réprime la polyphonie des opinions et qui cherche l'una-

nimité. On retrouve, là encore, Rousseau qui, dans un passage du

Contrat social, indique: « Plus le concert règne dans les assemblées,

c'est-à-dire plus les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la volonté

générale est dominante; mais les longs débats, les dissensions, le

tumulte, annoncent l'ascendant des intérêts particuliers et le déclin de

l'État. »3 Au silence du concert des âmes, concert vérifié dans les regards

réciproques, s'oppose le tumulte des opinions différentes et simultanées.

4.2 — Le cercle de la discussion des opinions

Parallèlement à cette première convention morale avec la forme

circulaire, il en est une seconde qui n'entend pas d'abord proposer une

prise architecturale au regard collectif, mais qui se constitue essentielle-

ment par rapport à la diffusion de la parole dans une grande assemblée

et, en même temps, aux problèmes acoustiques qui lui sont liés. On

trouve ainsi chez Sieyès, avant même la réunion des états généraux,

une réflexion sur le type de convention morale associant cercle et

parole, sur laquelle repose le choix d'une forme à donner à l'Assemblée

nationale ; forme dont la circularité est, là encore, associée explicite-

ment au principe d'égalité:

« Sur la liberté et les formes de l'Assemblée Nationale

« Arrêté: que les places seront occupées par les Députés, sans distinctions

d'Ordres, de Provinces ou de Dépuration, que si les états généraux veulent

1. Pour une analyse approfondie de ce discours qui le replace, par ailleurs, dans son contexte polémique,

voir L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 318-323.

2. Cf. F. A. Aulard, La société des Jacobins. Recueil de documents pour l'histoire du Club des Jacobins de Pans,

Paris, Jouaust, Noblet, Quentin, 1889-1897, vol. IV, p. 149, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie,

op. cit., p. 177.

3. J.-J. Rousseau, Du Contrat social, liv. IV, chap. II, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard, 1964,

p. 439.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

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observer des divisons d'Ordres, de Provinces, ou de Députations, il faut au moins

chercher à éviter tout ce qui pourra laisser présumer quelque prééminence de l'un

sur l'autre, parce que dans une Assemblée de Représentans, il ne peut y avoir ni

supériorité, ni infériorité, sous aucun rapports possibles.

« A cet égard il est facile de disposer l'Assemblée en rond ou en ovale, afin

qu'il n'y ait pas de haut bout, et qu'aucune Province ou aucun Ordre ne puisse

être regardé comme étant la suite d'un autre. Quant au rang des opinions, on

n'auroit qu'à placer le fauteuil du Président hebdomadaire à la droite ou à la

gauche de sa division provinciale, et les avis se recueilleront de la droite à la

gauche ; par là chaque province, à son tour, aura le premier rang d'opinion, les

jalousies seront prévenues, et ce sera un obstacle de moins à l'utilité des états

généraux.

« Dans le cas où les Chambres resteroient séparées, le Tiers observera chez lui

ces différentes règles, pour jouir de la plus parfaite égalité. »'

On remarquera, tout d'abord, que, dans le dispositif proposé par

l'auteur, chaque parlementaire parlerait de sa place - on reviendra sur

ce point important dans le chapitre suivant. Dans le projet de Sieyès,

comme dans ceux que l'on a pu retrouver, optant pour une forme cir-

culaire, il n'y a, en effet, pas de tribune. Ce dernier point met bien en

avant une caractéristique de la théorie sieyessienne de la délibération,

qui parvient à exprimer une volonté commune à partir d'une diversité

des opinions dans le cadre d'un pluralisme accepté des intérêts2.

L'intérêt général, dans ce cas, se découvre dans une discussion qui con-

fronte des opinions particulières qui ont, dès lors, une expression légi-

time, en tant qu'elles participent à l'émergence de cet intérêt commun

qui n'est rien d'autre, selon Sieyès, que « celui des intérêts particuliers

qui se trouve commun au plus grand nombre des votans ». Comme le

souligne C Clavreul, « il s'agit de tirer des lumières de tous, un avis de la

pluralité, c'est-à-dire de la volonté commune qui fait la loi. C'est ce

brassage des volontés qui permet d'écarter les volontés particulières et qui

permet de former la volonté générale. Celle-ci n'est pas addition de

volontés individuelles mais brassage de foyers politiques échelonnés »3.

1. E. Sieyès, Instruction donnée par SAS Monseigneur le duc d'Orléans a ses Représentans aux bailliages. Suivies

de délibérations à prendre dans les assemblées, s.I., 1789, p. 35, in Œuvres, Paris, EDHIS, vol. 1, 1989. n° 4. Cette

réflexion est concordante avec le projet de Sieyès pour la police et la nouvelle organisation de l'Assemblée,

daté de juin 1788 (AN, 284 AP4, 1) : un dessin propose une salle disposée en ellipse avec 5 ou 6 rangs de gra-

dins formant un ovale capable de contenir 600 personnes réparties en 30 divisions de 20 personnes. Cf. Direc-

tion des Archives, Naissance de la souveraineté nationale, Catalogue de l'exposition aux Archives nationales, Paris,

1989.

2. Sur ce point, cf. S. Rjals, Sieyès ou la délibération sans prudence. Éléments pour une interprétation de

la philosophie de la Révolution et de l'esprit du légicentnsme. Droits. Revue française de théorie juridique, n° 13,

avril 1991, p. 123-138.

3, C. Clavreul, L'influence de la théorie d'Emmanuel Sieyès sur les origines de la représentation en droit public,

Thèse pour le doctorat d'État en Droit, Université Paris I, 1982, p. 238.

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100 L'espace public parlementaire

4.3 — L'inconvenance du cercle à la figuration

de la souveraineté populaire

Au-delà de ce symbolisme de la délibération parlementaire et de

l'expression de la volonté générale que dessine adéquatement le cercle,

si le cercle complet n'a pas été retenu, c'est peut-être qu'une autre de

ses propriétés spatiales s'est trouvée en contradiction avec une des

dimensions du lien social parlementaire, et plus exactement, avec la

nature de la relation de l'Assemblée avec ses « commettants ». Le cercle,

en effet, par sa convexité, emporte une clôture par rapport à son exté-

rieur : il y a une autonomie, une autosuffisance du cercle. Ce caractère

vient donc rencontrer la question du statut du cercle de l'Assemblée

nationale au regard de la localisation de la souveraineté1.

A l'époque de la Constituante, la représentation est le seul mode de

formation de la volonté commune. Les arguments en sont connus : le

rejet de la démocratie directe s'appuie sur le principe de division du

travail et, surtout, cette volonté commune n'est pas la sommation des

volontés originaires des individus ou des bailliages, mais surgit de la

délibération des députés. La nation n'a donc pas une volonté originaire

qui précéderait le moment de la délibération des députés. C'est ainsi

que Sieyès pouvait avancer après le débat sur le veto royal : « Le peuple

ne peut pas vouloir en commun, donc il ne peut faire aucune loi ; il ne

peut rien en commun puisqu'il n'existe pas de cette manière [...]. [La

représentation] seule est le peuple réuni, puisque l'ensemble des asso-

ciés ne peut se réunir autrement. »2 Et Mounier précisait : « La nation

n'exerçant pas elle-même sa puissance, et ne devant pas l'exercer, ne

peut avoir d'autre volonté que celle des personnes qu'elle en a rendu

dépositaires, à moins qu'elles n'en abusent pour la retenir dans

l'oppression. Ainsi la volonté de la nation française se formera par le

concours des volontés de son Roi et de ses représentants. »3 On voit

que, dans ce dernier extrait, Mounier associe le roi à la formation de la

volonté générale ; de là les projets de Combes et de Rousseau — tous

deux de 1789 — où l'on voit, face à face, le roi et les députés. Notons

dans le projet de P. Rousseau, la curieuse place de la tribune parlemen-

taire qui reproduit, adapté à un hémicycle, le dispositif des états géné-

1. Sur cette question, cf. L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, op. cit. et P. Guénnifey, Les Assem-

blées et la représentation, in C. Lucas, The French Revolution and the Creation of Modem Political Culture, vol. 2:

The Political Culture qf The French Revolution, Oxford, Pergamon Press, 1988, p. 233-257.

2. AN, 287 AP 5, cité par Guéniffey, « Les Assemblées et la représentation », art. cité. Cf. chap. 1.

3. Archives parlementaires, vol. VIII, p. 407-422.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale 101

FlG. 10. — Projet Pierre Rousseau.

Document conservé au Centre historique des Archives nationales, N II Seine 190.

raux, première manière (fig. 10). Mais, dès lors que sera mise en cause

la souveraineté de l'Assemblée par la réintroduction d'une notion de

souveraineté du peuple, la forme circulaire va devenir incongrue du fait

de cette clôture qu'elle organise par rapport à son extérieur. Dans un

premier temps, on le sait, la critique de la représentation s'appuie sur

un refus de délégation de la souveraineté par le peuple, du fait de son

caractère inaliénable1. On a là, comme l'a souligné L. Jaume, la reprise

de la conception rousseauiste de la représentation : « La souveraineté ne

peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée;

elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se

représente point : elle est la même ou elle est une autre ; il n'y a point

de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses

représentants, ils ne sont que ses commissaires: il ne peuvent rien

conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas

ratifiée est nulle ; ce n'est point une loi. »2

j. Cf. L. Jaume. Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 75 et s.

2. J.-J- Rousseau, Du Contrat social, in Œuvres complètes, op. cit., p. 248-249.

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102 L'espace public parlementaire

On trouve une expression de cette non-congruité dans le célèbre

discours de Robespierre du 10 mai 1793 qui, explicitement, cherche à

contrecarrer la fermeture de la salle sur elle-même:

« Il faudrait, s'il était possible, que l'assemblée des délégués du peuple délibé-

rât en présence du peuple entier. Un édifice vaste et majestueux, ouvert à

12 000 spectateurs, devrait être le lieu des séances du corps législatif. Sous les yeux

d'un si grand nombre de témoins, ni la corruption, ni l'intrigue, ni la perfidie

n'oseraient se montrer ; la volonté générale serait seule consultée, la voix de la rai-

son et de l'intérêt public serait seule entendue. Mais l'admission de quelques cen-

taines de spectateurs, encaissés dans un local étroit et incommode, offre-t-elle une

publicité proportionnée à l'immensité de la nation ? Les hommes superficiels ne

devineront jamais quelle a été sur la Révolution l'influence du local qui a recelé le

corps législatif, et les fripons n'en conviendront pas ; mais les amis éclairés du bien

public n'ont pas vu sans indignation qu'après avoir appelé les regards publics

autour d'elle pour résister à la cour, la première législature les ait fuis autant qu'il

était en son pouvoir, lorsqu'elle a voulu se liguer avec la cour contre le peuple;

qu'après s'être en quelque sorte cachée à l'archevêché, où elle porta la loi martiale,

elle se soit enfermée dans le Manège, où elle s'environna de baïonnettes pour

ordonner le massacre des meilleurs citoyens au Champ-de-Mars [...]. Ses succes-

seurs se sont bien gardés d'en sortir. [...]. Celle-même où [la représentation natio-

nale] vient d'entrer est-elle plus favorable à la publicité et plus digne de la

Nation ? Non ; tous les observateurs se sont aperçus qu'elle a été disposée avec

beaucoup d'intelligence par le même esprit d'intrigue, sous les auspices d'un

ministre pervers, pour retrancher les mandataires corrompus contre les regards du

peuple. On a fait des prodiges en ce genre ; on a enfin trouvé le secret, recherché

depuis si longtemps, d'exclure le public tout en l'admettant [...]. Pour moi, je

pense que La Constitution ne doit pas se borner à ordonner que les séances du

corps législatif et des autorités constituées soient publiques, mais encore qu'elle ne

doit pas dédaigner de s'occuper des moyens de leur assurer la plus grande publicité

[...]. Elle doit pourvoir à ce que la législature réside au sein d'une immense popu-

lation et délibère sous les yeux de la plus grande multitude de citoyens possible. »'

4.4 — L'hémicycle et la forme critique d'expression

de la volonté du peuple

Mais à partir du 10 août 1792 et, plus spécialement, à partir des

récits jacobins de l'événement, la critique de la représentation se

déplace, et est potentiellement légitimée la position de représentant2:

celui-ci peut ne pas apparaître comme un « ennemi de la Constitution »

que dans la mesure où, non seulement il parlera au nom du peuple,

mais surtout où il réussira à faire coïncider, par la parole, peuple et

1. M. de Robespierre, Sur kgouvernement représentatif, 10 mai 1793. in Textes choisis, éd. J. Poperen, Paris,

Éditions Sociales, 1957, p. 150-152.

2. Voir chap. 1.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

103

représentant dans un « langage de vérité ». La fermeture architecturale

de la salle des débats ne devient ainsi admissible que dans la mesure où

il existe une analogie — ou, pour mieux dire, une isotopie - entre

l'extérieur et l'intérieur de l'espace parlementaire, où les représentants

sont « peuple eux-mêmes ». Le discours parlementaire ne devient légi-

time que dans la mesure où il consiste en la figuration du peuple par

l'orateur : le protocole de la parole robespierriste, en effet, comme le

souligne J. B. Natali, s'énonce comme une métaphore par laquelle le

représenté est fait présent par l'intermédiaire du représentant1. Le

député, du fait de la scission entre représentant et représenté, devient,

au contraire de l'orateur sieyessien qui ne représente que lui-même, un

porte-parole. J. Guilhaumou a bien montré en étudiant, dans les écrits

robespierristes, le travail d'enchaînements discursifs, décrivant les étapes

de cette identification du représentant au peuple par laquelle ils pour-

ront « dire la vérité au peuple »2. C'est ainsi que le 1er septembre 1792,

Robespierre pouvait déclarer: « Vos représentants vous doivent du

moins la vérité ; ils vont vous la dire... Eux seuls ont été peuple, sous

tous les rapports. » La condition de possibilité de cette opération par

laquelle les « délégués immédiats du peuple » peuvent « être peuple

sous tous les rapports » et tenir un « langage de vérité » reste le lien

« privilégié », comme le dit L. Jaume, des représentants au peuple ; lien

privilégié, autorisé par la probité, la vertu de ces délégués. Mais cette

opération est d'abord essentiellement discursive. Comme le note

F. Furet : « Puisque c'est le peuple qui est seul en droit de gouverner,

ou qui doit au moins, faute de pouvoir le faire, ré-instituer sans cesse

l'autorité publique, le pouvoir est aux mains de ceux qui parlent en son

nom. Ce qui veut dire à la fois qu'il est dans la parole, puisque la

parole, publique par nature, est l'instrument qui dévoile ce qui voudrait

rester caché, donc néfaste ; et qu'il constitue un enjeu constant entre les

paroles, seules qualifiées pour se l'approprier, mais rivales dans la

conquête de ce lieu évanescent et primordial qu'est la volonté du

peuple. »3 Dans le mouvement de nomination du peuple, le représen-

tant permet, comme on l'a souligné, la figuration du peuple, « tel qu'il

doit être ». C'est par le discours que le peuple empirique devient le

Peuple, source de la souveraineté. On voit que la légitimité dépend,

dès lors, de la construction essentiellement discursive du peuple dans

1. Cf. J.-B. Natali, Une approche sémiologique du discours révolutionnaire (Robespierre), Thèse de l'École des

Hautes études en sciences sociales, 1976, p. 35 et s.

2. J. Guilhaumou, La langue politique et la révolution française, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989, p. 114.

3. F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 85.

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104 L'espace public parlementaire

une opération circulaire d'institution (du peuple) et d'autorisation (du

représentant à parler en son nom). Ces éléments concourent à une foca-

lisation de l'espace parlementaire par un pôle de parole tenue par les parle-

mentaires qui figureront le mieux le peuple et seront le mieux à même

de se faire les porte-parole de sa volonté. Ce modèle de la parole poli-

tique tel qu'il est introduit par la conception jacobine de la souverai-

neté populaire, présuppose, en même temps, une distance interne au

peuple, entre peuple empirique et Peuple souverain. F. Furet a bien

montré, à cet égard, le rôle central de la « vigilance populaire », chargée

de détecter et de dénoncer tout écart entre l'action et les valeurs1. Cette

distance devient dramatisée dès lors qu'elle est confrontée à la question

de la représentation : à l'Assemblée, elle se retrouve retraduite en dis-

tance entre les députés qui figurent le peuple et sont peuple eux-

mêmes et les mauvais représentants du peuple, entre la « partie saine de

la Convention », défenseur de la vérité, et les corrompus, les méchants.

Cet aspect se retrouve, chez Robespierre, dans son discours aux Jaco-

bins: « Une assemblée qui fut quelque temps révolutionnaire, a fait

cette grande œuvre [la Constitution de l'an I], mais elle avait aupara-

vant subi de grandes altérations. Le double miracle de son renouvelle-

ment est dû tout entier au foyer de lumière, dont le peuple l'avait

entouré et au centre de probité qui existe au sein même de la Conven-

tion nationale. »2 Au total, on voit que cette forme de parole dessine

une position d'orateur séparé, à distance, et qui trouve dans cet écart

les conditions d'énonciation d'un discours essentiellement critique.

Comme l'a noté, en effet, M. Walzer, « où devons-nous nous tenir

pour être un critique de la société ? L'opinion conventionnelle veut

que l'on se tienne à l'écart des circonstances communes de la vie col-

lective. La critique est une activité extérieure ; c'est un détachement

radical qui la rend possible [...] »3

Figuration du peuple par l'orateur, focalisation de l'espace par le

Heu de la parole, distance critique entre orateur et auditeur, on a, avec

ces éléments, la mise en place d'une grammaire de l'activité parlemen-

taire spécifique et nouvelle, à laquelle va convenir un dispositif archi-

tectural précis : l'hémicycle. On retrouve, en effet, dans le dispositif de

1. Cf. F. Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 55 et C. Lefort, Penser la révolution dans la Révo-

lution française, in Essais sur le politique. XIX-XX siècles, Paris, Le Seuil, 1986, p. 131.

2. Cf. F. A. Aulard, La société des Jacobins. Recueil de documents pour l'histoire du Club des Jacobins de Paris,

Paris, Jouaust, Noblet, Quentin, 1889-1897, vol. V, p. 277, cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie,

op. cit., p. 468.

3. M. Walzer, L'exercice de la critique, in Critique et sens commun, Pans, La Découverte, 1990, p. 48.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

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l'hémicycle, d'une part, une même distance entre acteur et spectateur.

Dans la partie courbe de la salle, les sièges des députés se trouvent dis-

posés en demi-cercle autour de l'axe plan de la salle et sont partagés en

huit travées ; en face, le côté tribune est un mur plan divisé en trois

parties par deux avant-corps composés de colonnes ioniques. L'oppo-

sition entre orateur et auditeurs est donc clairement inscrite dans le

plan : le lieu de la parole, la tribune, qui regarde vers la partie courbe

de la salle fait face à l'espace des gradins qui regardent vers l'axe plan de

la salle. Cette mise à distance s'accompagne, d'autre part, de la cristalli-

sation d'un type de construction scénique, imaginée à partir des

réflexions et des expériences ordonnant l'espace à partir de la perspec-

tive : le plan des volumes et les lignes de l'espace convergent toutes de

manière à focaliser le regard vers le centre de l'axe plan de la salle, la

tribune — la « place royale ». Le dispositif de la scène est un dispositif

qui oriente le regard dans la même direction, une machine à organiser

le regard : l'espace de l'assistance est centripète, le volume impose au

mobilier une disposition telle que les usagers regardent vers l'intérieur

de la salle et, plus précisément encore, vers le point central de l'axe plan

occupé par la tribune. Le dispositif hémicyclique contribue à détourner

le regard interpersonnel, relationnel du public et, en réorientant fronta-

lement la relation entre spectateur et orateur, à individualiser la récep-

tion du discours1.

De fait, la tribune, sous la Convention, est devenue le lieu exclusif

de la parole : « On ne pourra parler que de la tribune », proclame ainsi

l'article 2 du chapitre III du règlement de la Convention nationale,

adopté le 28 septembre 1792. Cette tribune, singularisée et séparée,

convenait parfaitement à l'énonciation de la distance entre les députés

vertueux et les « députés infidèles »; distance systématiquement pro-

duite par le discours qui simultanément en promet l'annulation2. Mais

il faut immédiatement noter enfin, avant d'y revenir3, le paradoxe de

cette parole déléguée qui, avec les demandes du peuple, inscrit la cri-

tique dans l'espace parlementaire : l'opération de légitimation du repré-

sentant ne peut s'accomplir avec succès que dans l'oblitération de la

position même du représentant, dans l'effacement de l'origine singu-

lière de l'énonciation. Si le discours politique ouvre un champ auto-

référentiel qui va du peuple au peuple, qui s'autorise du peuple pour

1. D. de Kerckhove. « Des bancs et du parterre : la réception du spectacle au xvIII e siècle », in D. Trou,

N. Boursieu, L'Age du théâtre en France, Edmonton, Academie Printing & Publishing, 1988, p. 316.

2. Cf. C. Lefort, « Penser la révolution dans la Révolution française », art. cité.

3. Voir le chapitre 4.

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106 L'espace public parlementaire

instituer le peuple, dans ce mouvement qui est seul susceptible de légi-

timer le représentant, celui-ci est toujours surabondant, la particularité

de son point de vue menaçant toujours de réapparaître contre la « voix

générale » : dans le circuit sémiotique du discours, le représentant est

toujours un corps en trop. Ce dernier point indique le caractère paradoxal

et la difficulté logiquement insurmontable de l'activité parlementaire:

le député doit parler pour marquer son identité au peuple et assurer

ainsi sa légitimité ; en même temps, il doit laisser la place de la parole

— c'est-à-dire la place du pouvoir — vide. Pointer ce paradoxe constitue

bien un des traits de la critique dévastatrice adressée par Jean-Baptiste

Louvet à Robespierre:

« Quant à toi, Robespierre, d'abord sous mille différents prétextes, et bientôt

par le seul effet de ta volonté souveraine, tu parlais tous les jours, et chaque jour

plus que les membres de la société tout entière. »'

« Représentants du peuple, une journée à jamais glorieuse, celle du 10 août,

venait de sauver la France. Deux jours encore s'étaient écoulés ; membre de ce

conseil général provisoire, j'étais à mes fonctions; un homme entre, et tout à

coup il se fait un grand mouvement dans l'assemblée. Je regarde et j'en crois à

peine mes yeux: c'était lui, c'était lui-même! il venait s'asseoir au milieu de

nous... Je me trompe ; il était déjà allé se placer au bureau : depuis il n'y avait plus

d'égalité pour lui. »2

Comme l'indique C Lefort, la Révolution française se caractérise

par le fait que « le pouvoir émigre d'un lieu fixe, déterminé, dans un

lieu qui ne s'indique que dans l'ouvrage de son énonciation »3. Le lieu

du pouvoir, auparavant occupé par le roi, devient un lieu vacant, « éva-

nescent », signifié seulement par son centre, dans le circuit sémiotique

du discours4. Et c'est bien ce que va figurer la tribune vide au centre

géométrique de l'hémicycle où s'énonce — concurrentiellement — la

volonté du peuple.

Une première exploration des formes architecturales des salles

d'assemblées délibératives telles qu'elles furent imaginées ou réalisées à

la fin du XVIIIe a permis d'explorer — encore de manière rudimentaire —

la façon dont ces objets contribuent à confectionner des situations par-

lementaires en imposant des conditions à la coordination des conduites

des députés. On a ainsi avancé que le cercle complet comme l'hémi-

1. Jean-Baptiste Louvet, A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, 5 novembre 1792, Archives parlemen-

taires, vol. LUI, p. 173-174.

2. Archives parlementaires, séance du 29 octobre 1792, p. 54.

3. C. Lefort, « Penser la révolution dans la Révolution française », art. cité, p. 134.

4. J'emprunte cette expression à F. Furet dans Penser la Révolution française, op. cit., p. 84.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

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cycle recèlent des ensembles systématiques de règles prescriptives, per-

mettant aux parlementaires de mener en ordre une activité commune.

L'idée de « convenance » indique, en même temps, qu'il ne s'agissait

pas de contraintes toute matérielles, mais des agencements investis de

représentations symboliques différentes de l'activité parlementaire légi-

time et, surtout, de véritables systèmes de consolidation réciproque

d'ordres possibles de l'activité des députés. Si l'on résume les acquis de

cette première recherche, on peut opposer deux à deux ces différents

modèles, ces différentes grammaires d'action parlementaire. Une pre-

mière opposition s'établit en fonction du choix du cercle complet ou

du demi-cercle. On a vu que cette opposition qui peut se comprendre

à partir de la clôture acceptée ou refusée du cercle, recoupait des

conceptions antagonistes de la localisation de la souveraineté et, plus

exactement, de la relation différentielle du représentant aux représen-

tés, des députés à leur commettants. A l'intérieur du premier ensemble

qui s'identifie au choix du cercle entier, une distinction se révèle par

rapport au mode de communication : un premier modèle privilégie le

regard, quand le second, à l'instar du modèle reposant sur l'hémicycle,

s'appuie sur la parole; cette divergence renvoyant à une opposition

entre transparence des cœurs dans la présence à soi affective des copar-

ticipants et la mise à distance critique du jugement d'opinion. Le pre-

mier modèle, plus marginal, proche de la communion des réunions fra-

ternelles, s'est trouvé déployé, relativement à l'écart de la sphère

politique, dans la théorie des fêtes révolutionnaires. Le second modèle,

constitué autour de la parole, trouve sa métaphore chez Sieyès dans la

délibération du for intérieur; mettant en avant la confrontation des

points de vue des seuls membres de l'assemblée et leur discussion, il

s'oppose au troisième modèle, celui de l'hémicycle qui, à partir d'une

construction dont l'architectonique a été cherchée dans la tradition des

théâtres antiques, promeut une parole ne pouvant légitimement se

réclamer que d'une instance extérieure à l'assemblée : le Peuple. Comme

on le verra dans les chapitres suivants, qui se centreront sur ces deux

derniers modèles, s'opposent, ainsi, deux grammaires de l'activité parle-

mentaire, l'une où les orateurs ne représentent qu'eux-mêmes, l'autre

où les orateurs ne seront ou ne voudront passer que pour de simples

porte-parole ; dans le premier modèle, il s'agira de confronter des opi-

nions, quand, dans le second, la parole cherchera à s'imposer avec la

force coercitive de la vérité.

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3

UN THÉÂTRE DES OPINIONS.

DE LA CONVERSATION

A LA DISCUSSION PARLEMENTAIRE

« Non, Messieurs, je ne réponds à l'honorable membre

que pour lui rappeler que les clameurs de rage et la pétu-

lance des invectives servent peu aux desseins de cette

assemblée, et que la pompe de la diction et les gesticula-

tions théâtrales ne contribuent guère à la découverte de la

vérité ou à l'affermissement du repos public. [...]. Si la

chaleur de son tempérament lui permettait d'écouter

ceux à qui l'habitude des affaires a acquis une supériorité

incontestable, il pourrait apprendre à raisonner au lieu de

déclamer, à préferer la justesse de l'argument et l

a

connaissance exacte des faits au ronflement des périodes

et à l'accumulation des épithètes, qui peuvent troubler

l'imagination pour un moment, mais ne laissent aucune

impression durable dans l'esprit. >

Robert Walpole à Lord Chatam.

L'hypothèse sur laquelle on s'est appuyé dans le chapitre précédent

était que chacune des solutions circulaires présentées réalise des formes

grammaticales différentes fixant des ordres parlementaires légitimes et

contradictoires. Jusqu'à maintenant, l'on a essentiellement relié ces for-

mes architecturales qu'avec des modes antagonistes de confection de la

décision parlementaire. On se propose dans la suite de cette investigation

de continuer à déployer ces ordres parlementaires appuyés sur les agen-

cements architecturaux. Tout l'effort va donc ici consister dans

l'explicitation de ces ensembles, constitutifs d'autant de grammaires du

lien parlementaire permettant l'identification pour les députés des

modes ajustés d'actions à l'Assemblée. L'approche choisie pour ce faire,

dans ce chapitre, comme dans le suivant, sera de partir des critiques

adressées à une forme du lien parlementaire à partir de l'autre forme.

C'est avec ces critiques que l'on pourra expliciter les éléments gramma-

ticaux de chacune de ces grammaires de l'activité parlementaire. Le

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Un théâtre des opinions 109

présent chapitre sera consacré, ainsi, à l'explicitation de la grammaire

de la discussion à travers la dénonciation de la « théâtralité » de la gram-

maire critique. Le chapitre suivant effectuera le trajet inverse et tentera

de dégager les ressorts de la grammaire critique dans les attaques portées

contre la grammaire de la discussion.

Pour formaliser maintenant la grammaire de la discussion parlemen-

taire, on continuera, certes, de s'appuyer sur les dispositifs architecturaux

et sur les conditions et les contraintes qu'ils imposent à l'activité parle-

mentaire ; on fera également appel à un ensemble de problèmes et de

controverses autour de ces dispositifs — controverse autour de la forme

de la salle des séances telle qu'elle a pu resurgir entre 1828 et 1832, polé-

mique à propos de l'existence et de la place de la tribune —, qui, tout au

long du XIXe siècle, au Conseil des Cinq-Cents du Directoire, au Tribu-

nat, dans les Chambres des députés de la monarchie parlementaire ou au

Corps législatif impérial, ont contribué à l'explicitation des principes

régissant les comportements des députés. On reliera, en outre, ces ques-

tions à des disputes connexes qui ont toutes trait à divers éléments de la

conduite parlementaire légitime : débat sur la nature et la forme de la

parole parlementaire ; débat sur la légitimité des discours écrits ; débat

sur les marques acceptables de l'approbation, etc.

1 / La critique de la théâtralisation

de l'activité parlementaire

1.1 — La critique de « l'appareil théâtral de la tribune »

Le principe de la critique de la théâtralisation de l'activité parle-

mentaire s'appuie tout d'abord sur le fait que le dispositif architectural

de la salle des séances est calqué sur le modèle du théâtre. On pourrait

objecter qu'au XVIIIe siècle, l'architecture des théâtres n'est pas celle de

l'hémicycle1, mais plutôt celle du théâtre à l'italienne. Le seul exemple

d'hémicycle existant en France à l'époque est celui de l'amphithéâtre

de l'École de chirurgie de Jacques Gondoin (1773-1775) - il est vrai

qu'on l'appelait alors « théâtre anatomique ». Pourtant, le développe-

ment des sciences acoustiques et optiques avait conduit les architectes à

1. Sur ce point cf. D. Rabreau, Architecture et tète dans la Nouvelle Rome. Note sur l'esthétique

urbaine de la fin de l'Ancien Régime et de la Révolution - le colisée, le cirque, l'amphithéâtre, in J. Ehrard,

P. Viallanex (dir.), Les fîtes de la révolution. Actes du colloque de Clemtont-Ferrand, Paris, Société des Études robes-

pienistes, 1977, p. 355-375.

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110 L'espace public parlementaire

poursuivre leur recherche et, à partir du milieu du XVIIIe siècle, ils

étaient arrivés à la conclusion que la forme la plus favorable était le plan

demi-circulaire qui s'accordait bien, par ailleurs, avec le mot d'ordre

général de l'époque de retour à l'antique : « Que les théâtres que nous

aurons à élever désormais, deviennent tout à fait semblables à ceux des

anciens. Que ce soit celui d'Herculanum ou d'Otricoli ou, si l'on veut,

celui que Palladio a reproduit à Vicence : mais qu'un seul amphithéâtre

de banquette, couronné d'une élégante colonnade, assigne en demi-

cercle des places égales à la majeure partie des spectateurs. »' Il est ainsi

révélateur que Robespierre comparait - et l'on verra que cette compa-

raison même deviendra un point critique — la construction d'une salle

d'assemblée à celle d'une salle d'opéra : « Les rois ou les magistrats de

l'ancienne police faisaient bâtir en quelques jours, une magnifique salle

d'Opéra, et, à la honte de la raison humaine, quatre ans se sont écoulés

avant qu'on eût préparé une nouvelle demeure à la représentation

nationale. »2 De même, Le Moniteur, décrivant la nouvelle salle des

Cinq-Cents, utilise le vocabulaire de l'architecture théâtrale, indiquant

que « [sa] forme est celle d'un demi-cercle. La tribune et le siège du

président sont dans la partie droite appelée par les anciens proscenium »3.

Entre 1827 et 1832, à la faveur de projets de reconstruction de

l'ancienne salle des Cinq-Cents qui « menaçait ruine », resurgit une

véritable controverse sur la forme architecturale la plus adéquate à la

délibération parlementaire. Quatre projets sont présentés par l'archi-

tecte Dejoly. Et le choix définitif de conserver la forme demi-circulaire

pour la salle des séances fit l'objet dès 1828 d'un débat animé à la

Chambre des députés qui précisément met en relation la forme archi-

tecturale et les principes de coordination de l'activité parlementaire:

« Les choses sont en harmonie avec les circonstances et les besoins qui

les accompagnent », précise ainsi le marquis de Grammont dans une

intervention de 1828. Dans la suite de son discours, il fait le lien entre

les formes de la vie politique et les édifices — ainsi que les costumes —

destinés aux parlementaires. Au terme d'un parcours historique cava-

lier, il appuie la nécessité de modifier la distribution de la salle des

1. J. N. L. Durand, Recueil et parallèles des édifices de tout genre anciens et modernes, Paris, an VIII. On pour-

rait également citer Quatremère de Quincy dans son Dictionnaire d'architecture à l'article « Théâtre » : « Il paraît

que lorsque le terrain et l'emplacement permettent le choix de la forme à donner aux salles de spectacle, la

mieux appropriée à leur destination, la plus simple et dès lors la plus belle sera la forme en demi-cercle. C'est

celle qui établit en tous les points où les spectateurs sont placés le plus à égalité de distance [...], celle d'où cha-

cun peut voir librement [...], celle où le son est reçu plus également. »

2. M. de Robespierre, Sur le gouvernement représentatif, 10 mai 1793, discours déjà cité, p. 147.

3. Le Moniteur, 11 Pluviôse an VI (mardi 30 janvier 1798). Nous soulignons.

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séances par l'explicitation de la forme contemporaine légitime de

l'activité parlementaire centrée, selon lui, sur la discussion ; discussion à

quoi s'oppose, explique-t-il, l'enceinte de la salle défavorable à la pro-

pagation de la voix, la voûte qui confond et assourdit les sons, la reléga-

tion du public, l'air condensé et malsain et, surtout, mettant l'accent sur

le modèle implicite qui avait présidé à la construction de la salle,

« l'appareil théâtral de la tribune »:

M. le marquis de Grammont. Messieurs, un projet de nouvelle distribution de

notre salle a été déposé sur le lieu de nos conférences. Le plan qui s'y rapporte ne

me paraissant pas remédier à des inconvénients forts essentiels à éviter, puisque

nous en sourirons tous, je viens proposer de soumettre ce plan à l'examen d'une

commission spéciale, ayant pour objet de recueillir avec soin les observations que

chacun d'entre nous aurait à lui présenter.

Généralement, Messieurs, il faut que les choses soient en harmonie avec les

circonstances et les besoins qui les accompagnent.

Lors de l'établissement de la Constitution de l'an III, modelée à quelques

égards sur les constitutions des républiques anciennes, les hommes en possession

du pouvoir chargèrent les architectes de les habiller en Romains, et les architectes

de disposer des édifices analogues, aussi bien que les costumes, aux formes politi-

ques que l'on voulait mettre en vogue.

Sous l'Empire, lorsque la politique eut remplacé le principe de la représenta-

tion nationale par des simulacres d'assemblée, par des réunions d'hommes muets;

lorsque, en dédommagement du droit de parler, on les revêtit d'oripeaux qu'on

appela habit fiançais, il y avait encore harmonie entre les choses en les plaçant, ces

législateurs, dans une Chambre où l'on ne pouvait les entendre ; il était naturel

qu'ils n'y puissent pas respirer en liberté ; il n'y avait pas grand mal à ce qu'on ne

les vît pas bien. La salle des séances, les personnages qui la peuplaient, l'atmo-

sphère épaisse qui les environnait et la politique du jour, tout était d'accord. [...].

Toutefois, Messieurs, les temps ont changé, ce n'est plus aux Grecs et aux

Romains que nous empruntons nos formes politiques, ce n'est plus chez eux que

nous allons puiser nos règles et nos habitudes, nous les recevons de l'état moderne

et actuel de la société ; ce n'est plus comme sous les mœurs du despotisme, au plus

ou moins de broderie qui décore les habits des députés, aux panaches qui flottent

sur leur coiffure, aux dorures de leurs manteaux, que l'on attache quelque impor-

tance : c'est à ce qu'ils disent dans cette Chambre, aux opinions qu'ils y dévelop-

pent, au talent dont ils font preuve, aux lumières qu'ils répandent sur la discussion

des lois ; il y a donc et relativement à leur rapport entre eux, et relativement au vif

intérêt que chacun prend à les écouter, utilité, convenance, nécessité à les placer

dans un local où leurs paroles soient saisies avec facilité ; enfin où l'on aperçoive,

aussi bien que sous les temps précédents, quelque analogie avec les principes et la

situation du moment. La salle que nous occupons est un véritable contresens à

cette condition : une enceinte défavorable à la propagation de la voix ; une voûte

qui confond et assourdit les sons, un appareil théâtral de tribune où l'orateur tourne

le dos au président ; un public relégué dans les combles ; un air condensé, malsain,

et qui produit parmi nous plus de maladies qu'on en vit jamais dans les autres

assemblées ; tout nous fait un devoir de changer les dispositions de ce local. [...]. Je

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signale encore un inconvénient : celui d'être obligé de se tourner vers le président

quand il fait une observation à l'orateur; il serait préférable que le fauteuil fût

placé en face de la tribune.'

Parmi les éléments de la critique du marquis de Grammont, on voit

ainsi celui de l' « appareil théâtral de la tribune ». Les années suivantes,

au-delà même de 1832, date à laquelle la nouvelle salle construite par

Dejoly a été mise en service, les débats sur l'agencement de la nouvelle

salle — mais donc, de manière inséparable, sur la forme du débat parle-

mentaire — sont également focalisés sur l'existence de la tribune, sa

place et son influence sur le type de discours qui avait cours dans la

Chambre des députés. On se souvient qu'au début de la première

Constituante, les députés parlaient de leur place ; ce n'est qu'à partir du

20 juin 1790, dans la salle du Manège, que la tribune fut régulièrement

installée. Ainsi, l'article 3 du chapitre III du règlement de l'Assemblée

nationale législative du 18 octobre 1791 posait-il que « la tribune ne

sera occupée que par l'opinant. Aucun des membres de l'Assemblée,

surtout ceux placés sur les bancs voisins de la tribune, ne pourront lui

adresser la parole. Les opinions de quelque étendue y seront toujours

prononcées. Les membres ne pourront proposer de leur place que de

très simples et courtes observations ; et ils passeront à la tribune lors-

qu'ils ne seront pas suffisamment entendus et que le président les y

invitera ». Sous la Convention nationale, la tribune devient, on l'a dit,

le lieu exclusif de la parole : « On ne pourra parler que de la tribune »,

proclamait ainsi l'article 2 du chapitre III du règlement de la Conven-

tion nationale, adopté le 28 septembre 1792. De même, les divers

règlements du Corps législatif et du Tribunat de l'an VIII, des cham-

bres des députés de la Restauration et de la monarchie de Juillet déci-

dèrent que nul ne pourrait parler de sa place, mais seulement de la

tribune.

Parler de la tribune confère tout d'abord à la forme de l'activité

parlementaire un tour plus solennel - on verra plus loin que l'oppo-

sition simplicité/solennité ou l'opposition simplicitéA art » est un élé-

ment essentiel de différenciation des types d'éloquence à la Chambre

des députés:

M. Larabit. Notre règlement actuel exige qu'on parle toujours de la tribune;

les exceptions ne sont rien que par tolérance de la chambre ; mais elles sont rares.

Ne serait-il pas préférable que la tribune fût au contraire l'exception ? Elle exige

plus de solennité, elle exclut presque toujours la simplicité ; laissons chacun de nos

1. Séance du 22 mai 1828, Archives parlementaires, 2' série, vol. LIV, p. 191-193. Nous soulignons.

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Un théâtre des opinions 113

collègues faire ses observations de sa place, après avoir obtenu la parole du prési-

dent et réservons la tribune pour certains moments plus solennels et pour les gran-

des questions qui exigent de longs développements1.

M. Le comte de Vaublanc. Une autre difficulté vient de la crainte de venir à

cette tribune pour se placer entre le ciel et la terre, annoncer la prétention de faire

ce qu'on appelle un discours. Dans la Chambre des pairs on parle de sa place, et

même très longuement. En outre, la tribune se trouve placée de manière qu'elle

n'intimide pas autant les personnes qui n'en ont pas l'habitude. Il résulte de cette

possibilité de parler de sa place, qu'on présente sans embarras des observations qui

sont le fruit d'études spéciales, et qui viennent à propos éclairer la discussion.

Comme cet usage n'est pas introduit dans cette chambre, vous vous trouvez privés

d'une foule d'observations utiles2.

La tribune, ensuite favorise la passion des débats alors qu'il s'agit de

modérer la délibération parlementaire:

M. Desmousseaux de Givré. On a oublié, dis-je, et votre règlement l'oublie à

chaque page, et votre commission n'y a pas songé une seule fois, que le but d'un

règlement parlementaire, c'est la modération du débat public confié à une

assemblée choisie et rassemblée dans une chambre ; et c'est un contresens d'avoir

une tribune dans cette assemblée. Mais je me trompe, cette tribune n'est pas dans

une chambre. On l'a apporté, pour ainsi dire de la place publique ici. Je vous

supplie, Messieurs, des bancs où vous siégez, levez les yeux sur ces loges et

dites-moi si l'on n'a pas apporté la tribune dans une salle de spectacle. Et voilà

comment on a voulu modérer le débat public. [...]. Je dis qu'il y a là un

contresens3.

Surtout, c'est bien la forme théâtralisée de l'activité parlementaire

accordée au dispositif architectural de la tribune qui est visée dans la

critique de sa place et de son usage. Les interventions qui suivent, cel-

les du comte de Sade en 1830 et de Desmousseaux de Givré en 1839,

mettent essentiellement l'accent sur ce point, dénonçant la « copie

assez exacte de l'Opéra », la « salle de spectacle », « l'influence de cet

appareil théâtral, dramatique » et la façon dont ce dispositif contami-

nait les comportements, décrits dès lors dans le registre du spectacle;

les deux députés fustigeant le « penchant à l'effet », la transformation

du public des séances en « spectateurs » attirés par « l'affiche de la

représentation ».

M. le comte de Sade. Tant que nous serons obligés de monter à cette tribune

en toute occasion, de vous adresser la parole avec cet imposant appareil, nous nous

croirons tenus à ne prononcer que des discours en règle, d'une juste longueur, et

la plupart du temps émis par écrit. Nos séances en auront toujours un certain air

1. Chambre des députes, séance du 30 janvier 1838. Le Moniteur universel, 1838, p. 187.

2. Chambre des députés, séance du 22 février 1826, Le Moniteur universel, 1826, p. 211.

3. Chambre des députés, séance du 22 janvier 1839, Le Moniteur universel, 1839, p. 142.

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L'espace public parlementaire

académique et, si j'ose le dire, quelque chose même d'un peu théâtral. [...]. On ne

peut se dissimuler qu'un certain penchant à l'effet n'ait prédominé pendant notre

révolution. L'empire est ensuite venu avec sa lourde pompe et son faste de mau-

vais goût. Il ne voulait que quelque parure à son despotisme : costume et décora-

tions, tout rut soigneusement maintenu. Il a été finalement copié par le gouverne-

ment déchu, qui aspirait à être en tout ce qu'il pouvait, son humble imitateur. Il

est temps de revenir maintenant à la simplicité et aux véntables habitudes d'un

peuple libre et des assemblées chargées sans fiction de faire les affaires du pays.

Notre nouveau souverain vous en donne un noble exemple. Vous avez vous-

même déjà commencé à faire justice de cette friperie qui nous avait été léguée. Il

ne s'agit que d'appliquer ce principe à l'arrangement de votre salle. S'il me tardait

de ne plus voir vos orateurs vous adresser la parole dans une salle ornée des plâtres

de Brutus, je crois, et de Léonidas, et montés sur une tribune ornée de je ne sais

quelles divinités païennes, je n'en suis pas plus pressé de voir cette décoration

remplacée par une copie assez exacte de l'Opéra'.

M. Desmousseaux de Givré. Maintenant, Messieurs, le second inconvénient

que je signalai, je le touche des mains, c'est cette tribune dans cette chambre. Et je

vous prie, Messieurs, de rapprocher ces deux expressions, une tribune et une

chambre ; Mirabeau vous disait que ce sont là des paroles qui hurlent de se trou-

ver ensemble. [...] Je vous supplie, Messieurs, des bancs où vous siégez, levez les

yeux sur ces loges et dites-moi si l'on n'a pas apporté la tribune dans une salle de

spectacle. [...]. (C'est vrai ! C'est vrai !) [...].

M. Vivien. Nous ne pouvons démolir la salle. (Bruit.)

M. Desmousseaux de Givré. Ainsi, ne pouvant pas laisser la tribune sur la place

publique, on l'a placée dans le lieu le plus disposé à reproduire et à recueillir ces

impressions qu'il s'agissait d'éviter. Et, Messieurs, l'influence de cet appareil théâtral,

dramatique, donne à nos délibérations, savez-vous quel résultat elle a eu au-dehors

de nos délibérations ? Savez-vous le résultat qu'elle a eu, par exemple, pour la

presse, et par conséquent pour l'opinion publique ? C'est qu'on s'est attaché sur-

tout à ce que la forme de la chambre et les habitudes de la discussion produisent

d'effets et d'émotions dramatiques, et voici ce qui arrive en France. Il y a en France

plus de cent mille journaux. (Marques d'étonnement.)

Il y a en France plusieurs milliers de feuilles qui vont porter tous les jours nos

séances dramatiquement arrangées selon le goût des diverses espèces de spectateurs.

On ne cherche pas comme dans un pays plus sérieux, on ne cherche pas dans nos

débats ce qui peut instruire ; on ne cherche pas à connaître les affaires du pays,

mais on cherche ce qui peut amuser; et quand ce que j'appellerai l'affiche de la

représentation parlementaire promet de l'intérêt, vos tribunes sont remplies, tandis

que s'il s'agit de discuter d'un règlement fort ennuyeux, elles sont vides.

M. Deslongrais. Et la salle aussi. (On rit.)2

1. Chambre des députés, séance du 25 août 1830, Le Moniteur universel. 1830, p. 891-892. Nous

ignons. La proposition du comte de Sade est répertoriée aux Archives nationales sous la cote C747,

e 105.

2. Chambre des députés, séance du 22 janvier 1839, Le Moniteur universel, 1839, p. 141. Nous soulignons.

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Un théâtre des opinions 115

1.2— «Le désir de faire effet »

On a noté, parmi les critiques du comte de Sade, celle du « pen-

chant à faire effet ». Déjà, en 1798, Benjamin Constant pouvait-il

dénoncer ironiquement « le désir puéril de faire effet »1. Certes, cette

dénonciation renvoie à l'idée, fort commune à l'époque, de la perver-

sion du langage consécutive à la révolution, mais elle vise, de manière

plus radicale, l'éloquence, comme « talent d'émouvoir ». Cette défini-

tion est l'une des plus courante, ainsi dans cet anonyme de 1789 : « Le

premier talent de l'Éloquence, c'est celui d'émouvoir ; je veux dire de

transmettre aux autres la chaleur et l'enthousiasme dont on est soi-

même pénétré. »2 C'est bien déjà cette dénonciation qui est présente

dans l'accusation contre Robespierre d'avoir voulu régner par l'élo-

quence. On reviendra sur cette question de l'éloquence3, mais notons

immédiatement que ce qui est dénoncé précisément, c'est un pacte

social de sensibilité, scellé dans l'émotion communément éprouvée à

l'écoute d'un discours politique ; pacte qui marque la contiguïté de la

grammaire critique des assemblées politiques avec le théâtre4. La

dénonciation du penchant à l'effet que l'on retrouve d'une manière

plus systématiquement développée chez Benjamin Constant5, participe

bien de cette volonté de déconnecter la forme de l'activité parlemen-

taire de la grammaire critique. C'est dans un des chapitres de ses Prin-

cipes de Politique, intitulé « De la discussion dans les assemblées représen-

tatives » que Benjamin Constant a le plus clairement exprimé cette

volonté:

« Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et la liberté, ce n'est pas

l'exagération, ce n'est pas l'erreur, ce n'est pas l'ignorance, bien que toutes ces

choses ne nous manquent pas : c'est le besoin de faire effet. Ce besoin qui dégé-

nère en une sorte de fureur, est d'autant plus dangereux qu'il n'a pas sa source

dans la nature de l'homme, mais est une création sociale, fruit tardif et factice

d'une vieille civilisation et d'une capitale immense. En conséquence, il ne se

1. B. Constant, De la force du gouvernement actuel, Paris, 1796, cité par J. Starobinski, « Benjamin Cons-

tant : comment parler quand l'éloquence est épuisée », in F. Furet, M. Ozouf (dir.), The French Revolution and the

Creation of Modem Political Culture, vol. 3 : The Transformation of Political Culture. 1789-1848, Oxford, Pergamon

Press, 1989, p. 187-201.

2. M. C***, Pourquoi l'éloquence est-elle moins florissante dans les Républiques modernes, qu'elle ne

l'était dans les anciennes. Tablettes d'un curieux, Bruxelles-Paris, 1789, p. 221. J. Droz dans son manuel de rhéto-

rique. Essai sur l'art oratoire (Paris, Renouard, 1800, p. 27) donne une définition équivalente: « Le talent

d'émouvoir et de faire passer dans les autres le sentiment dont on désire les animer, est l'éloquence. »

3. Voir infra.

4. Sur cette contiguïté, cf. A. Vincent-Buffault, Histoire des larmes. XVtlf-XIX siècles, Paris, Rivage, 1986,

P' 74'

5. Cf. J. Starobinski, « Benjamin Constant : comment parler quand l'éloquence est épuisée », art. cité.

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modère pas lui-même, comme toutes les passions naturelles qu'use leur propre

durée. Le sentiment ne l'arrête point, car il n'a rien de commun avec le senti-

ment : la raison ne peut rien contre lui, car il ne s'agit pas d'être convaincu, mais

de convaincre. La fatigue même ne le calme pas; car celui qui l'éprouve ne

consulte pas ses propres sensations, mais observe celles qu'il produit sur d'autres.

Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et l'homme lui-même se méta-

morphose en un instrument de sa propre vanité.

« Dans une nation si disposée, il faut, le plus qu'il est possible, enlever à la

médiocrité l'espoir de produire un effet quelconque, par des moyens à sa portée:

je dis un effet quelconque, car notre vanité est humble, en même temps qu'elle est

effrénée : elle aspire à tout, et se contente de peu. A la voir exposer ses préten-

tions, on la dirait insatiable : à la voir se repaître des plus petits succès, on admire

sa frugalité.

« Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous que nos assemblées

représentatives soient raisonnables ? Imposez aux hommes qui veulent y briller, la

nécessité d'avoir du talent. Le grand nombre se réfugiera dans la raison, comme

pis aller ; mais si vous ouvrez à ce grand nombre une carrière où chacun puisse

faire quelque pas, personne ne voudra se refuser cet avantage. Chacun se donnera

son jour d'éloquence, et son heure de célébrité. Chacun pouvant faire un discours

écrit ou le commander, prétendra marquer son existence législative, et les assem-

blées deviendront des académies, avec cette différence, que les harangues acadé-

miques y décideront et du sort, et des propriétés, et même de la vie des citoyens.

[...] En bannissant les discours écrits, nous créerons dans nos assemblées ce qui leur

a toujours manqué, cette majorité silencieuse, qui disciplinée, pour ainsi dire, par

la supériorité des hommes de talent, est réduite à les écouter faute de pouvoir par-

ler à leur place ; qui s'éclaire, parce qu'elle est condamnée à être modeste, et qui

devient raisonnable en se taisant. »'

L'accusation de la grande ville et de la « vieille civilisation » apparaît

ici clairement — quoique paradoxalement2 — comme une référence à

Rousseau. Cette référence fait donc bien pointer la dénonciation in fine

du côté de la théâtralité, caractéristique de l'espace public au

XVIIIe siècle3: chez Benjamin Constant, comme chez Rousseau, la

capitale est bien cette ville « où les mœurs et l'honneur ne sont rien;

parce que chacun, dérobant sa conduite aux yeux du public, ne se montre

que par son crédit »4. Comme l'indique le commentaire que fait

R. Sennett de la Lettre à M. d'Alembert, « dans une grande ville, la pour-

suite de la célébrité devient une fin en soi. Les moyens en sont les

impostures, les conventions, les manières que tout un chacun peut

1. B. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements (1815), chap. VII : « De la discussion

dans les assemblées représentatives », in Œuvres, éd. A. Roulin, Paris, Gallimard, 1957, p. 1155-1157.

2. On se souvient en effet des préventions très fortes - exprimées par exemple dans ces mêmes Principes

de politique — qu'avait Benjamin Constant à l'égard de l'auteur du Contrat social.

3. Cf. D. Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement. XVIf-XVlIf siècles, Paris, Fayard, 1989.

4. J.-J. Rousseau, Lettre à M. d'Alembert, Genève, Droz, 1948, p. 78. Nous soulignons.

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employer et adopter dans la cité [...]. La grande ville est un théâtre [...].

Tous les citadins deviennent des artistes d'un genre particulier: des

acteurs. En jouant leur vie publique, ils perdent tout contact avec les

vertus naturelles »1. La rupture, ou plutôt l'indépendance, marquée par

Benjamin Constant, entre l'apparence, la représentation, et le « senti-

ment naturel », c'est-à-dire l'inauthenticité fondamentale de l'effet

(« Ce besoin [de faire effet]... n'a pas sa source dans la nature de

l'homme »; « Il ne se modère pas comme toutes les passions natu-

relles » ; « Celui qui l'éprouve ne consulte pas ses propres sensations »)

renvoie à l'idée d'un dédoublement du sujet parlant entre son appa-

rence, sa présentation, et ce qu'il est2. Comme le souligne L. Quéré,

« l'homme public [au XVIIIe siècle] est capable de faire abstraction de sa

subjectivité, de créer une distance par rapport à lui-même pour

s'investir dans le jeu social, sans faire intervenir directement ses senti-

ments et ses désirs »3.

On reconnaît là un écho direct et une illustration du Paradoxe sur le

comédien de D. Diderot: ce qui est premier dans l'ordre du discours

cherchant l'effet, ce n'est pas le sujet qui profère la parole qui est pre-

mier, mais celui qui écoute4 et l'effet peut être obtenu par la mise en

œuvre de moyens, de signes impersonnels (« opinions, éloquence, émo-

tions », comme le dit Constant), c'est-à-dire non reliés à la personnalité

de celui qui parle ou aux circonstances particulières dans lesquelles il

parle5. Ces « moyens », ces signes signifient en et par eux-mêmes,

comme le note R. Sennett ; ils ont une vie propre, une forme indépen-

dante de celui qui les prononce et de celui qui le reçoit : ils ont une

crédibilité interne. On verra quel aspect prend particulièrement cette

idée d'autonomie et d'autosuffisance du signe verbal dans la critique de

l'éloquence parlementaire. Notons cependant immédiatement que c'est

cette indépendance qui conduit Benjamin Constant à observer que

même la fatigue ne calme pas l'orateur; observation qui semble ren-

voyer directement à la notation de Diderot selon laquelle « si le comé-

dien était sensible, de bonne foi, lui serait-il permis de jouer deux fois

1. R. Sennett, Les tyrannies de l'intimité, Paris, Le Seuil, 1979, p. 102-103.

2. Une des fonctions sociales du vêtement au xvIII e siècle était de proposer un repérage social, puis « psy-

chologique » - que l'on se souvienne du langage des « mouches » —, de l'interlocuteur ; repérage qui permet

l'économie d'une présentation personnelle.

3. L. Quéré, Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris, Aubier-Montaigne,

1982, p. 47.

4. Cf. F. Markovits, L'ordre des échanges. Philosophie de l'économie et économie du discours au XVllf siècle en

France, Paris, PUF, 1986, p. 41 et s.

5. Sur le Paradoxe sur le comédien, voir R. Sennett, Les tyrannies de l'intimité, op. cit., p. 95-99 et Y. Belaval,

L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Paris, Gallimard, 1950, p. 236-265.

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de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très

chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid à la troi-

sième »1. L'autosuffisance et la complétude interne du signe autorisent

la répétabilité de l'effet, par les mêmes moyens, les mêmes signes2.

Surtout, cette idée d'autosumsance du signe qui autorise la distance

interne de l'orateur est également un élément qui contribue à faire que

l'énonciation ne recouvre pas de point de vue — cet élément est essentiel,

on y reviendra. C'est bien ce que note ailleurs Benjamin Constant:

« Les factions n'ont qu'un style, elles n'appliquent pas les invectives aux

noms, elles attachent des noms à des invectives, elles pourraient se pas-

ser de main en main les accusations qu'elles prodiguent, et une seule

philippique servirait à tous les partis »' ; de là également sa critique des

formules convenues et des stéréotypes oratoires4.

L'inauthenticité de la parole théâtrale semble dans un premier

temps entrer en contradiction avec la revendication jacobine de parler

un « langage de vérité ». Cette revendication remplit cependant les

mêmes prérequis d'abstraction de la subjectivité et de distance interne

du locuteur. Qu'il ne s'agisse pas, à l'évidence, de la vérité des scientifi-

ques, mais de la fidélité des porte-parole du peuple ou de l'opinion

publique ne change rien à l'affaire : elle destitue de toute pertinence la

question du point de vue de l'énonciateur — on a vu, au chapitre précé-

dent, qu'elle réclame même l'oblitération de ce point de vue. Si la pré-

dication d'opinion exige la présence de l'énonciateur dans le jugement,

la parole de vérité est susceptible, au contraire, de faire l'objet d'une

prédication absolue, indépendante de qui est et de ce que pense le sujet

de l'énonciation. Comme le souligne L. Quéré, la prédication absolue

« n'est pas affaire de point de vue particulier; elle ne requiert pas

l'adoption d'une perspective, à partir de laquelle les choses sont consi-

dérées sous un certain angle ou dans un certain sens »5.

On comprend dès lors que la volonté de déconnecter l'activité des

assemblées politiques de toute forme théâtralisée de la parole prend,

chez Benjamin Constant, le tour de la répudiation de l'éloquence elle-

1. D. Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1968, p. 381.

2. On voit comment cette idée a pu conduire des linguistes du XVUIe siècle comme De Brosses, Diderot

ou l'abbé Pluche, à tenter d'établir des théories linguistiques fondées sur des « mécaniques » de la communica-

tion, cf. F. Markovits, L'ordre des échanges..., op. cit., p. 20.

3. B. Constant, De la force du gouvernement actuel, cité par J. Starobinski, « Benjamin Constant : comment

parler quand l'éloquence est épuisée », art. cité, p. 190.

4. Ibid, p. 195.

5. L. Quéré, L'opinion : l'économie du vraisemblable. Introduction à une approche praxéologique de

l'opinion publique, Réseaux, n° 43, septembre-octobre 1990, p. 43.

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même : « Le Tribunat n'est point une assemblée de rhéteurs, n'ayant

pour occupation qu'une opposition de tribune, et pour but que des

succès d'éloquence. Organe unique de la discussion nationale, le Tri-

bunat est intéressé, comme tous les corps de l'État, chacun de ses mem-

bres est intéressé, comme tous les autres citoyens, à ce que les proposi-

tions utiles ne rencontrent aucun obstacle et n'éprouvent aucun

délai. »' C'est bien un refus de l'effet qui est au principe de cette répu-

diation et la mise à distance de la sensibilité au profit de l'austérité de

« l'analyse partielle, détaillée, peut-être minutieuse »:

«J'ai rempli, Tribuns du peuple, la pénible tâche que mon devoir m'avait

commandé. Je l'ai remplie, en m'interdisant tout recours à l'éloquence, tout déve-

loppement qui pouvait émouvoir les passions, toute description même des consé-

quences terribles de ces institutions temporaires dont les effets vous sont connus.

Dans la question la plus propre à remuer, je ne dirais pas seulement les âmes

ardentes, mais les esprits prévoyants, je me suis imposé le joug sévère d'une ana-

lyse partielle, détaillée, peut-être minutieuse ; je n'ai pas voulu courir la chance

d'interprétations sinon malveillantes, du moins inexactes ; j'ai désiré les éviter,

non pas pour moi, mais pour vous, mes collègues ; je n'ai pas voulu prononcer

dans cette enceinte un mot qui pût servir de prétexte à des défiances, ou nécessiter

des explications. »2

1.3— Applaudissements et trouble du jugement

On trouve un dernier élément de l'activité parlementaire ressortis-

sant du théâtre, précisément dans la forme même de la manifestation de

l'effet dans l'espace parlementaire : l'approbation collective s'y marque

par des applaudissements, de la part du public des tribunes d'abord,

mais également de la part des députés eux-mêmes. On saisit immédia-

tement que la critique des applaudissements vise le trouble du jugement

qu'ils occasionnent. Il y a trouble du jugement dans les assemblées poli-

tiques parce que la manifestation - bruyante donc - de l'émotion, les

applaudissements, mais également les huées, menace l'expression poly-

phonique des discours ; elle menace la liberté d'expression des opinions

divergentes. C'est bien le propos d'André, en 1791, dans sa diatribe

contre les applaudissements des tribunes:

M. d'André. Je demande qu'une fois pour toutes on impose silence aux tribu-

nes. Où est donc la liberté due aux opinions? Où est donc le respect dû à la

volonté nationale ? Nous ordonnons tous les jours qu'on respectera les tribunaux,

1. B. Constant, Discours du 15 nivôse an VIII (5 janvier 1800), in Écrits et discours politiques, éd. O. Pozzo

di Borgo, vol. 1, Paris, Pauvert, 1964, p. 188.

2. B. Constant, Discours du 5 pluviôse an IX (25 janvier 1801), ibid.

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qu'on respectera les corps admimstratifs, qu'on ne se permettra dans la salle

d'audience aucune marque d'approbation ou d'improbation ; et ici, où réside la

volonté nationale, ici où des hommes font des lois, quelques personnes, peut-être

soldées, osent applaudir.

Je demande, Monsieur le Président qu'à la première marque d'approbation

ou d'improbation les tribunes soient exclues de l'Assemblée.

Plusieurs membres. Aux voix ! Aux voix!

Un membre. La motion de M. d'André est trop véhémente. Il convient sans

doute d'empêcher ces témoignages d'improbation qui, je le conçois, sont très

gênants ; il convient de ramener au silence la personne ou les personnes qui se

permettent des écarts contraires au respect dû à l'Assemblée nationale ; mais il ne

faut pas porter le dépit et l'intolérance au point d'expulser les tribunes : car, par un

décret, vous avez ordonné que les discussions seraient publiques et qu'en excluant

les tribunes, vous vous rendriez suspects.

M. d'André. Je demande que mon opinion soit connue de toute la France.

Plusieurs membres demandent que la discussion soit fermée.

M. le Président. On fait la motion que la discussion soit fermée.

M. d'André. L'Assemblée ne peut fermer la discussion quand il s'agit de notre

liberté.

Un membre. Le premier devoir de l'Assemblée est de se faire respecter.

M. Vieillard. Il y a un décret rendu ; je demande qu'on passe à l'ordre

du jour.

M. d'André. Rien n'est si facile que de s'entendre, lorsqu'on parle en silence.

J'ai dit et je pense que les tribunes doivent être contenues par l'autorité et la

dignité de l'Assemblée nationale ;je dis que ceux qui manqueraient dans les tribu-

nes doivent en être punis et exclus.

S'il est permis aux assistants à nos séances, non seulement d'applaudir, mais

encore d'improuver, je conviens, quoique pour ma part je n'aie guère

d'applaudissements des tribunes, je conviens que ce ne sont pas les applaudisse-

ments qui gênent la liberté des opinions : car dans ce moment où je suis bien sûr

de n'en pas recevoir, je ne crains pas cependant de m'énoncer. Mais ce qui gêne

l'Assemblée, ce sont ces huées indécentes qu'on se permet depuis quelques jours.

Quel est celui d'entre nous qui ne se le rappelle pas ? Et lorsque j'ai fait la proposi-

tion tout à l'heure, c'est lorsque les huées sont venues de cette tribune là. (Il montre

une tribune.)

Oui, ce sont les huées qui contraignent la liberté ; et certainement je prouve

bien dans ces moments-ci que les huées ne m'empêchent pas de parler ;je prouve

bien que je m'embarrasse fort peu de ce qu'on dit ; mais le public qui saurait que

l'on se permet de huer ou d'applaudir pourrait croire que les délibérations ne sont

pas libres.

Il faut donc pour l'Assemblée, pour la tranquillité publique, pour la

confiance générale, que l'Assemblée soit tranquille. J'ai donc eu raison de

m'élever contre les huées que j'avais entendues ; d'après cela, j'ai donc bien fait de

dire qu'à la première marque d'improbation, il fallait que les personnes qui

l'auraient donnée fussent exclues.

Ainsi je demande que l'on passe à l'ordre du jour, la motion subsistante telle

que je l'ai faite, et que M. le Président ait la bonté de transmettre cet ordre à

l'officier de garde.

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M. le Président. Je prie Monsieur d'André de rédiger sa motion dans les ter-

mes où il l'a exprimée.

M. d'André. Je fais la motion expresse de défendre aux personnes qui sont ou

qui seront admises dans les tribunes de donner aucune marque d'approbation ou

d'improbation, et d'ordonner que celles qui s'écarteraient de cette règle par des

clameurs ou des murmures indécents soient sur-le-champ contraintes d'en sortir.

(Cette motion, mise au voix, est décrétée.)'

Ce danger par rapport à la liberté des opinions n'était sans doute

pas sous-estimé. Ainsi, Young, dans ses Voyages en France, décrivait-il le

rôle des tribunes : « On permet aux spectateurs des tribunes de se mêler

aux débats par leurs applaudissements et d'autres expressions bruyantes

d'approbation, ce qui est d'une grossière inconvenance, et a même son

danger; car, s'ils peuvent exprimer leur approbation, ils peuvent, en

conséquence, exprimer leur déplaisir, c'est-à-dire siffler aussi bien que

battre des mains, ce qui, dit-on, s'est produit quelquefois : de la sorte,

ils domineraient les débats et influenceraient la délibération. »2 De plus,

on aura remarqué l'incidente dans le discours d'André, relative aux

« personnes peut-être soldées ». Cette claque - autre élément qui relie

assemblées politiques et théâtre — fait d'ailleurs l'objet d'une violente

dénonciation dans un pamphlet de Louvet contre Robespierre ; pam-

phlet qui décrit également bien la façon dont les applaudissements de

cette claque forçaient au silence les opinions divergentes:

« Tu n'oses demander ce que c'est que le despotisme d'opinion? Je

l'expliquerais et même j'essaierais de rendre comment tu l'exerçais avec les tiens;

je l'essaierais pour l'instruction de ceux qui n'ont pas eu la douleur de le voir.

« Les tiens qui n'étaient pas membres de l'Assemblée législative, pouvaient ne

s'occuper que de la société, arrivaient de bonne heure, et se retiraient les derniers:

ils avaient le soin de se diviser par pelotons dans toutes les parties de la salle. [...].

« Et quiconque [parmi les partisans de Robespierre] parlait, bien sûr de repar-

tir quand il lui plairait, trouvait dans chaque partie de la salle des mains complai-

santes qui réglaient la dose de leurs applaudissements sur celle de flatteries prodi-

guées au peuple et à l'idole. [...]. Et tes compères, distribués comme je l'ai dit sur

tous les points de la salle, commençaient à jouer des mains, et se renvoyaient le

signal ; et ton peuple, car tu as ton peuple comme il avait son armée, ce Lafayette,

qu'il fallait bien pour ton intérêt propre, que tu poursuivisses, puisque lui aussi

était une idole, et que les idoles de secte opposée ne se souffrent point: ton

peuple que tu avais tellement accoutumé aux dénonciations violentes, que, quand

on ne déchirait personne, il n'écoutait plus, à moins qu'on ne fît ton apothéose;

ton peuple applaudissait avec transport. [...]

1. Archives parlementaires, l" série, vol. XXVI, p. 677-678.

2. A. Young, Voyages en France, Paris, 1882, cité par P. Brasard, Paroles de la Révolution. Les Assemblées par-

lementaires. 1789-1794, Paris, Minerve, 1988, p. 70.

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122 L'espace public parlementaire

« Toi, cependant, Robespierre, dans tes moments de relâche où ta langue se

reposait, ton corps en travail faisait représentation. [...] De [la tribune] tu faisais

passer tes ordres par tes aides de camp, qu'on voyait constamment voltiger du

centre sur les ailes, et, dans les occasions majeures, changeant vingt fois de place

en vingt minutes, parcourir tous les rangs. De là tu ne craignais pas d'indiquer du

geste ceux qu'il convenait de laisser passer, ceux dont il fallait forcer le silence. »'

La proscription des applaudissements est ainsi une constante dans

les règlements des assemblées françaises. E. Pierre notait ainsi que « les

applaudissements qui éclatent au moment de la proclamation d'un vote

constituent des manifestations interdites par le règlement ; elles sont de

nature à troubler l'ordre et doivent être réprimées par le président ». Il

cite également un certain nombre d'occurrences où se trouve justifiée

cette interdiction. Ainsi, par exemple, le 10 janvier 1895: «Je prie

d'une façon générale tous mes collègues de vouloir bien s'abstenir de

toute appréciation sur les votes de la Chambre. La discussion étant

libre, la même déférence est due à toutes les délibérations, c'est-à-dire à

tous votes de la Chambre. »2 Le règlement de l'Assemblée actuelle,

quoique moins précis, reprend les mêmes interdictions. En ce qui

concerne les députés eux-mêmes, l'article 58, alinéa 6, pose : « Toute

attaque personnelle, toute interpellation de député à député, toute mani-

festation ou interruption troublant l'ordre sont interdites »; de même,

l'article 8, alinéas 3 et 4, de l'Instruction générale du Bureau, indique

que « le public admis dans les tribunes se tient assis, découvert et en

silence. [...]. Toute personne donnant des marques d'approbation ou

d'improbation est exclue sur le champ par les huissiers chargés de

maintenir l'ordre ».

Au-delà du danger que les applaudissements ou les huées font peser

sur la liberté des opinions, il est sans doute possible d'aller plus loin dans

l'explicitation de l'illégitimité fondamentale de l'expression des émo-

tions. Si l'on suit, en effet, R. Sennett, il y a au XVIIIe siècle une

connexion entre le partage des émotions et le caractère de présentation

publique de ces émotions3; présentation qui doit concorder avec un

modèle préétabli de l'émotion, une convention commune définissant la

face publique de cette émotion. Ainsi, explique l'auteur, l'homme

racontant, par exemple, la mort de son père devra recomposer l'événe-

1. J.-B. Louvet, A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, 5 novembre 1792, Archives parlementaires,

1" série, vol. LUI, p. 173-174.

2. Cf. E. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1902

(2' éd.), n° 463, p. 515-516.

3. Cf. R. Sennett, Les tyrannies de l'intimité, op. cit., p. 91-92.

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ment de telle façon qu'elle puisse correspondre à l'image d'un « événe-

ment éveillant la pitié ». De la même façon, la pitié ne change pas de

forme selon le type de mort dont il est question; elle existe comme

une émotion indépendante de chaque expérience particulière: elle

fonctionne comme un invariant1. C'est dire que la production de

l'émotion nécessite un travail expressif intense, un encodage qui per-

mettra sa socialisation. On retrouve donc ce qu'on a pu dire à propos

du langage comme signe impersonnel. Cette théorie de la présentation

de l'émotion, comme théorie de l'expression publique, interdit en effet

l'idée d'une expression personnelle : le caractère conventionnel, autre-

ment dit général, du code émotionnel, détaché de toute expérience

individuelle, interdit la représentation expressive d'un point de vue

particulier sur l'événement émouvant. La répression des émotions col-

lectives dans les assemblées révolutionnaires doit donc, peut-être,

s'entendre, autant que la nécessité de protéger la pluralité des points de

vue, comme la revendication de conférer un caractère privé à l'espace

d'interlocution — par opposition donc au mode public et théâtralisé

d'expression — qui demande, comme on le verra, une expression arti-

culée à un point de vue : il s'agit donc de faire entrer le discours parle-

mentaire dans l'univers des usages privés du langage.

2 / Éloquence et contre-éloquence

A travers la critique du dispositif et de l'usage de la tribune, on a

donc constaté la façon dont était redessinée et précisée la dénonciation

de la grammaire de l'activité parlementaire que, dans le chapitre précé-

dent, on a nommé « grammaire critique ». Tandis qu'à rebours, on a vu

émerger - en creux - des traits caractéristiques, et jusque-là non vus,

d'un second modèle qui correspond à celui de la discussion parlementaire.

La grammaire critique a été ainsi dénoncée avec la thématisation de la

recherche de l'effet et de la mise en œuvre d'une forme du langage

codifiée s'articulant à partir d'un ensemble de signes, c'est-à-dire de

conventions réglant de manière préétablie le processus de signification.

Le caractère conventionnel de cet usage du langage est rejeté comme

permettant l'économie d'un engagement personnel dans la parole, sus-

ceptible dès lors de ne recouvrir aucun point de vue. Cette critique du

caractère conventionnel du discours s'enracine, en même temps, dans

1. Ibid.

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124 L'espace public parlementaire

les réaménagements de la rhétorique à la fin du XVIIIe siècle1. Ainsi Ber-

nard Lamy dans son Art de parler déplace-t-il la rhétorique de

l'expression de l'état affectif, de la passion du sujet parlant, vers une

grammaire des tropes, visant à objectiver et à stabiliser leur mode de

désignation des « choses », « choses qui se laissent ainsi saisir à travers

des "faces" partielles qu'on pourrait envisager comme autant d'abrévia-

tions symboliques »2. Cette stabilisation et cette objectivation empor-

taient immanquablement une contradiction avec l'éloquence comme

manifestation spontanée d'une subjectivité. Critique du « penchant à

l'effet », critique de l'absence de point de vue, la construction de la

grammaire de la discussion ne pouvait que rencontrer la question de la

rhétorique et de l'éloquence et leur dénonciation.

2.1- Timon et les deux régimes de la parole parlementaire

Pour aborder cette question de l'éloquence parlementaire, le Livre

des orateurs de Timon3, avec les portraits de parlementaires qu'il livre,

en même temps que la description de leur éloquence, offre un riche

matériel. Ces portraits vont permettre de déployer différents types de

parole à l'Assemblée nationale et, notamment, de saisir deux régimes

distincts de parole parlementaire, intimement associés aux deux gram-

maires d'activité parlementaire. L'ensemble de ses jugements, souvent

contradictoires dans leurs louanges ou leurs critiques, est traversé par

une série d'oppositions binaires qu'il convient d'expliciter ; chacune de

ces oppositions étant chaînée l'une à l'autre.

Théâtre vis Assemblée d'affaires. Les éléments principiels que l'on

trouve dans les portraits de Timon opposent Théâtre et « Assemblée

d'affaires », action oratoire et discussion. A un premier pôle, celui du

théâtre, l'orateur parlementaire est comparé à l'acteur : « Les autres ora-

teurs laissent passer dans la coulisse quelque petit bout de cothurne, et,

par le reflet de la glace, on voit s'agiter les plumes de leur cimier. Ils sont

1. Sur ce point, cf. J.-P. Sermain, La part du diable. La rhétorique et ses enjeux pendant la Révolution

française, fl Confronto letterario. Quademi del dimpartiemento di lingue e letterature straniere moderne dell'Universita di

Pavia, vol. VI, n° 11, mai 1989, p. % et s.

2. Ibid., p. 97.

3. Timon est le pseudonyme de Louis de Cormenin (1788-1868), juriste et député d'opposition sous

Charles X et Louis-Philippe, puis représentant à la Constituante. Son Livre des orateurs est un des grands succès

de librairie du XIXe siècle et connut nombre d'éditions. La première date de 1836 et la dernière et dix-huitième

en deux volumes de 1869. La première partie du livre est un essai sur l'art oratoire en général et la seconde est

composée de portraits d'orateurs parlementaires depuis Mirabeau, jusqu'à Lamartine, Guizot, Thiers, etc.

Cf. J. Starobinski, La chaire, la tribune, le barreau, in P. Nora, Les lieux de mémoire, II : La nation, vol. 3, Paris,

Gallimard, 1986, p. 425-485.

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lacés, habillés, et la pointe du pied en avant. Ils n'attendent que le lever

du rideau pour faire leur entrée. » A l'opposé, dans les « assemblées

d'affaires », la parole doit se soumettre aux prérequis de la conversation:

« Mais dans une assemblée sérieuse, dans un gouvernement d'affaires,

l'homme véritablement éloquent n'est pas celui qui a de l'éclat, de la passion, des

larmes dans la voix, mais celui qui discute le mieux. Or, Garnier-Pagès était un

homme de discussion. C'était la raison même, assaisonnée d'esprit. »

« Lafàyette n'était pas orateur, si l'on entend par oraison ce partage empha-

tique et sonore qui étourdit les auditeurs. C'est une manière de conversation

sérieuse et familière. »

« Ce n'est pas si vous voulez, de l'oraison, c'est de la causerie, mais de la cau-

serie vive, brillante, légère, volubile, animée, semée de traits historiques, d'anec-

dotes et de réflexions fines ; et tout cela est dit, coupé, brisé, lié, délié, recousu

avec une dextérité de langage incomparable. Il ne parle pas comme les autres ora-

teurs, parce qu'il parle comme tout le monde. Les autres orateurs se préparent plus

ou moins, mais lui il improvise. Les autres orateurs pérorent, mais lui il cause... »

Orateur populaire vis Orateur d'affaires. Ce couple est d'abord saisi,

chez Timon, à travers l'opposition entre la volonté de provoquer un

effet, comme au théâtre, et le mouvement de déprise de l'émotion:

« On ne doit pas parler devant une chambre comme on parlerait devant un

peuple. Le peuple aime les gestes expressifs qui s'aperçoivent de loin et par-dessus

les têtes. Il aime les voix chaudes et vibrantes. [...]. Si vous sentez des larmes rouler

dans vos yeux, orateur populaire, ne les retenez pas! Si quelque mouvement

d'indignation bat dans votre poitrine, qu'il en sorte et qu'il se répande ! Soyez

vrai, remuant, pathétique [...]. Figures saisissantes, émotions rapides, entremêlées

de repos, voilà l'éloquence qui convient, en tout pays, au peuple [...]. Que vos

pensées ne restent pas à l'état de squelette, et de manière à ce qu'on en puisse

compter les muscles, les tendons et les os. Mais couvrez-les de chair, qu'elles mar-

chent, qu'elles se déploient, qu'elles se colorent, et qu'on sente en elles les tressail-

lements de la vie ! »'

C'est bien ce qu'en d'autres termes, Desmousseaux de Givré, affir-

mait quand il associait la modération et le caractère représentatif de

l'assemblée, opposés à la passion du débat populaire:

« On a dit qu'il ne convenait pas à la France de se modeler sur ses voisins. Et

sur quoi donc s'est-on donc modelé ? On s'est modelé sur les Anciens ; c'est sur le

Forum, c'est sur la place publique d'Athènes qu'on est allé chercher les formes des-

tinées à régler les discussions des assemblées délibérantes. On a méconnu ce prin-

cipe, cette vérité, que le système représentatif est précisément la substitution du

débat public au débat populaire, et que le but d'un règlement parlementaire, c'est

la modération de ce débat dans une chambre et non pas dans une place publique,

c'est la modération de ce débat dans une chambre. (Très bien !)

1. Timon, Livre des orateurs, Paris, Pagnerre. 1842 (12e éd.), p. 8-9.

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126 L'espace public parlementaire

« On a oublié, dis-je, et votre règlement l'oublie à chaque page, et votre

commission n'y a pas songé une seule fois, que le but d'un règlement parlemen-

taire, c'est la modération du débat public confié à une assemblée choisie et ras-

semblée dans une chambre. »'

Qualités corporelles vis Qualités intellectuelles. Le succès de l'orateur

« théâtral » dépend de ses qualités physiques, de sa « figure » : « L'ora-

teur se drape, il gesticule, il pérore comme au théâtre, devant des spec-

tateurs qui le considèrent comme on regarde un mime, de la tête aux

pieds. On ne demande compte à l'écrivain que de sa pensée. On

demande compte à l'orateur de sa figure. » L'action oratoire s'appuie

donc sur le geste et la voix:

« Le général Foy avait les dehors, la pose et les gestes de l'orateur, une

mémoire prodigieuse, une voix éclatante. »

« M. de Martignac modulait sur tous les tons sa voix de sirène, et son élo-

quence avait la douceur et l'harmonie d'une lyre. »

« Ce que Berryer a d'incomparable, et par-dessus tous les autres orateurs de la

Chambre, c'est le son de sa voix, la première des beautés pour les acteurs et les

orateurs. Les hommes rassemblés sont extrêmement sensibles aux qualités physi-

ques de l'orateur et du comédien. Talma et mademoiselle Mars n'ont dû leur

renommée qu'au charme divin de leur voix. Donnez à mademoiselle Mars, don-

nez à Talma une voix commune, quels que fussent la profondeur de leur jeu et le

sentiment exquis de leur art, mademoiselle Mars et Talma eussent vécu ignorés.

C'est par l'organe, souvent plus que par les raisonnements, qu'on agit sur une

assemblée. M. Barthe lui-même, si vide d'idée, si faible de dialectique, ébranlait

les centres par l'accent pathétique de sa voix, et nous ne croyons pas qu'il soit des-

cendu une seule fois de la tribune sans exciter des bruissements laudatifs. »

J. Droz, l'auteur du seul traité de rhétorique de la période révolu-

tionnaire, précisait:

« Le talent d'émouvoir et de faire passer dans les autres le sentiment dont on

désire les animer, est l'éloquence. [...]. Si le meilleur discours ne produit point à la

lecture autant d'effet que lorsqu'on l'entend prononcer, c'est parce que le geste, la

physionomie, les inflexions de la voix, tous les mouvements ont de l'éloquence.

[...]. Quand le geste n'est pas accompagné des paroles, il se rapproche de la langue

des signes, cette langue si puissante qui se fait comprendre des plus ignorants et

frappe les plus éclairés. »2

Et E. Paignon fait, dans son livre Éloquence et improvisation, un éloge

de l'énergie, de la chaleur (on parle alors d'« énergie oratoire » et de

véhémence):

« Une assemblée délibérante est une arène de passions. Les passions sont donc

le principe des vices comme la source des passions. Il n'y a donc rien de blâmable

à les exciter comme à les suivre. Telle est souvent la tâche et la condition des suc-

1. Chambre des députés, séance du 22 janvier 1839, Le Moniteur universel, 1839, p. 142.

2. J. Droz, Essai sur l'art oratoire, Paris, Renouard, 1800, p. 27.

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cès de l'orateur parlementaire. Qu'il soulève donc les passions, c'est son droit et

même son devoir, qu'il les soulève pour nous faire craindre les maux que nous

devons redouter, haïr les actions que la raison condamne et embrasser celles

qu'elle prescrit. Qu'il imagine vivement, qu'il peigne avec force. Énergie, élé-

gance, chaleur, voilà ses armes pour arracher un peuple aux passions cruelles qui le

dévorent, et ramener les cœurs aux nobles inspirations de la liberté ! L'énergie est

cette qualité, par laquelle les expressions se gravent profondément dans l'esprit, et

laissent après elles comme un long souvenir. »'

L'orateur d'affaires au contraire « ne multiplie pas trop ses gestes,

de peur qu'on ne fasse que le regarder, au lieu de l'entendre ». Ainsi,

Manuel « ne s'emportait pas de cris et de gestes, comme ces rhéteurs

apoplectiques tout suants et tout pantelants sous leur manteau ». La dis-

cussion n'admet pas l'éclat.

Persuader vis Convaincre. L'objet de l'orateur d'affaire n'est pas de

persuader, mais de convaincre2 ; ses instruments sont les raisonnements

solides et rigoureux, les démonstrations, « la précision vigoureuse des

déductions logiques » : « Garnier-Pagès déduisait nettement ses propo-

sitions les unes des autres, en commençant par les principales pour arri-

ver aux secondaires, et ses raisonnements se pressaient et s'unissaient,

sans se confondre » ; « Il ne substitue pas les épigrammes aux raisonne-

ments, et les hypothèses aux réalités de la question, sa marche est tou-

jours progressive, logique et ferme. »

L'orateur théâtral substitue aux raisonnements l'imagination

( « Cette imagination qui donne corps à la pensée, et qui fait la fortune

de tous les grands maîtres de l'art divin de la parole » ). On retrouve

bien chez Timon l'idée d'une autosuffisance, d'une autonomie de

l'éloquence par rapport au sens de la parole, autonomie que dessine la

figure de l'emportement éloquent: « Ne cherchez pas la liaison des

mots, mais la liaison des idées, ou plutôt ne la cherchez pas si vous vou-

lez la trouver ; car la passion a sa logique plus serrée, plus entraînante encore

que le raisonnement. »3

Genre sublime vis Genre simple. Cette polarité entre raisonnement et

emportement trouve son homologie dans la polarité des genres

1. E. Paignon, pseud. Gorgias, Éloquence et improvisation. Art de la parole au barreau, à la tribune, à la chaire,

Paris, Cotillon, 1846, p. 454.

2. Alors que la persuasion, s'attachant aux particularités de l'auditoire, ne « rompt pas avec la violence ordi-

naire qui règle et dérègle les rapports entre les hommes : il la traduit et la transfigure, et partant, la voile en

l'exploitant », le fait de chercher à convaincre suppose « des règles, des valeurs et des principes que [l'orateur] veut

non seulement communs, mais aussi universalisables : il faut que ses décisions soient fondées sur des règles qui doi-

vent valoir pour toute l'humanité, c'est-à-dire qu'elles puissent obtenir l'adhésion de l'auditoire universel », lequel

est « composé de tous les hommes à la fois raisonnables et compétents. » Sur cette distinction, voir P.-A. Taguieff,

L'argumentation politique. Analyse du discours et Nouvelle Rhétorique, Hermès, n° 8-9, 1990, p. 270-273.

3. Nous soulignons.

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128 L'espace public parlementaire

« simple » et « sublime »' : « Entrez en matière avec simplicité », conseille

ainsi Timon ; « Sa diction était tout à fait parlementaire, point chargée

d'ornements ambitieux » ; « M. de Villèle n'avait point de fleurs dans son

style, de pompe dans ses images... Mais il était clair, plein, ferme, raison-

nable, positif » ; « Autant sa parole est pompeuse quand il pérore, trop

pompeuse, autant elle est simple, élégante et belle quand il discute. »

Dans le manuel du P. Mestre2, il est indiqué que le genre simple

sert à instruire l'affaire, mais, ajoute l'auteur, « tout le succès dépend du

genre sublime »:

« Le sublime est à la véritable éloquence ce que l'enthousiasme est à la bonne

poésie [...]. Le genre sublime sera facile à reconnaître:

« 1° Par la grandeur des idées.

« 2° Par la noblesse de l'expression.

« 3° Par la véhémence des sentiments.

« La grandeur des idées suppose celle des objets, puisqu'elles n'en sont que les

images. »'

Art vis Naturel. Il faut noter que la dialectique du genre simple et du

genre sublime recoupe l'opposition entre le naturel - celui de la conver-

sation - et l'art - celui du théâtre —, voire l'artificiel. Ainsi, Timon mul-

tiplie-t-il les notations telles « Royer-Collard avait une manière de style

vaste et magnifique, une touche ferme, des artifices de langage savants et

prodigieusement travaillés » ; et les conseils : « Tirez naturellement votre

exorde de votre sujet. N'affectez pas une fausse modestie ni un dédain

superbe. Ne soyez ni humble ni fier, soyez vrai. »4

Préméditation vis Improvisation. Cette opposition est, à son tour, arti-

culée au contraste entre les discours improvisés et les discours écrits;

contraste qu'on verra, plus loin, développé et argumenté de manière

récurrente chez un Benjamin Constant:

« On peut admettre trois grandes divisions d'orateurs : ceux qui improvisent

sans trop savoir ce qu'ils vont dire, ceux qui récitent ce qu'ils ont appris, et ceux qui

Usent ce qu'ils ont écrit. La puissance de l'Improvisation vient de ce qu'elle est tou-

1. « Les traits qui frappent vivement notre âme, et qui nous élèvent au-dessus de nous-mêmes, on les

nomme sublimes » (J. Droz, Essai sur l'art oratoire, op. cit., p. 86). On se souviendra en outre que, chez Kant, les

catégories d'enthousiasme et de sublime, sont des catégories uniquement esthétiques qui naissent, non chez un

acteur, mais chez des spectateurs. Cf. V. Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989.

2. P. Mestre, Préceptes de rhétorique, Paris, 1883.

3. Ibid., p. 6-7. Il y a de manière assez cocasse, chez Timon, une relativisation de cette polarité : « Les

pensées de l'orateur doivent être grandes, mais simples. »

4. Le naturel ou la simplicité peut parfois confiner, selon Timon, à la trivialité : « Vues à la loupe du

goût, les saillies de M. Dupin paraissent un peu raboteuses, mais à distance elles saisissent par leur naturel et par

leur grossièreté même. Il tire ses comparaisons des choses communes, des habitudes de la vie, des usages, des

mœurs, des termes de droit et des façons de parier proverbiales, et il fait rire ses auditeurs d'un rire franc et natio-

nal. Il a parfois l'éloquence du gros bon sens... Malheureusement, M. Dupin est souvent inégal et il tombe dans

le trivial et le bas. »

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jours en situation. Tel discours écrit peut se réciter indifféremment dans le parle-

ment, dans un salon, dans une académie, dans un banquet. Mais l'Improvisation

n'est bonne que pour le moment où on la prononce et pour ceux qui l'entendent. »

Cette propriété d'être « toujours en situation » éclaire en même

temps l'opposition entre les formes vives des deux topiques de la parole

parlementaire. Dans un premier cas — celui de l'enthousisame —, on a

affaire à l'emportement ou la véhémence ; tandis que dans le cas de la

parole « naturelle », celle de la conversation, il s'agit beaucoup plus de

« flexibilité », d'« à propos », de « souplesse naturelle », de « prestesse

ingénieuse des réparties ».

La critique de l'éloquence parlementaire a donc permis de distin-

guer deux types d'usage de la parole dans les assemblées parlementaires

et de déployer leurs caractéristiques opposées deux à deux. Il est pos-

sible de dresser un tableau résumant les différentes qualités d'une élo-

quence associée à la grammaire critique et d'une contre-éloquence

centrée sur la discussion:

Les deux régimes de parole à l'Assemblée

Théâtre

Action oratoire

Éblouir, émouvoir, frapper, entraîner,

persuader

Art

Effets oratoires prémédités, artifices de

langage savant et prodigieusement

travaillé

Gestes expressifs, pose

Qualités physiques (voix)

Genre sublime

Figures, métaphores, les images colorées,

le parlage emphatique et sonore, la

pompe des mots, la diction ornée,

l'enluminure de la rhétorique, les

fleurs dans le style, le brillant

L'imagination, les hypothèses

S'émouvoir soi-même, ne plus

s'appartenir

Emportement

Enthousiasme, passion, véhémence,

personnalité des injures

Assemblée d'affaires

Discussion, conversation simple, causerie

Convaincre

Naturel

Improvisation

Pas de cris, pas de gestes

Qualités intellectuelles (raison)

Genre simple (parler comme tout le

monde)

Netteté, précision, fermeté, concision,

solidité, clarté, le terme propre, le

mot juste, l'élocution substantielle

Les choses que les mots expriment, la

réalité

Raisonner, démontrer, déduire

Animation, vivacité, à propos, les

formes vives de l'apostrophe, la souplesse

Modération

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C'est sur la base de telles typifications qu'ont été élevées, pendant

et surtout après la révolution — dans le moment thermidorien — un

ensemble de critiques, depuis la grammaire de la discussion, de

l'éloquence, considérée comme caractéristique des formes critiques

d'activité parlementaire.

2.2 — Les critiques de l'éloquence

Alors même que la tradition prérévolutionnaire liait éloquence et

démocratie1, le XIX' siècle, notamment, au moment de la mise en

forme de ce qu'il est convenu d'appeler le « gouvernement repré-

sentatif », a vécu l'éloquence sous l'espèce du « despotisme ». Ainsi, J.-

P. Sermain note-t-il : « Trois siècles durant, on avait allégué les exem-

ples d'Athènes et de Rome pour montrer le dépérissement de

l'éloquence dans les monarchies. Reléguée dans les marges du pouvoir

elle ne peut plus prétendre jouer un rôle politique. » Il est, dans cette

perspective, particulièrement révélateur que le dernier discours de

Saint-Just, non prononcé, cherchant à défendre Robespierre d'avoir

voulu régner par la parole sur l'opinion, apparaît justement, dans sa

péroraison, comme une défense de l'éloquence:

« On le [Robespierre] constitue en tyran de l'opinion: il faut que je

m'explique là-dessus, et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à

faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l'opinion, vous qui

trouvez un crime dans l'art de toucher les âmes ? Trouvez-vous mauvais que l'on

soit sensible ? Etes-vous donc de la cour de Philippe, vous qui faites la guerre à

l'éloquence ? Un tyran de l'opinion ? Qui vous empêche de disputer l'estime de la

patrie, vous qui trouvez mauvais qu'on la captive ? Il n'est point de despote au

monde, si ce n'est Richelieu, qui se soit offensé de la célébrité d'un écrivain. Est-il

triomphe plus désintéressé ? Caton aurait chassé de Rome le mauvais citoyen qui

eût appelé l'éloquence, dans la tribune aux harangues, le tyran de l'opinion. Per-

sonne n'a le droit de stipuler pour elle ; elle se donne à la raison, et son empire

n'est pas le pouvoir des gouvernements.

« La conscience publique est la cité ; elle est la sauvegarde des citoyens : ceux

qui ont su toucher l'opinion ont tous été les ennemis des oppresseurs. Démos-

thène était-il tyran? Sous ce rapport, sa tyrannie sauva cependant la liberté de

toute la Grèce. Ainsi, la médiocrité jalouse voudrait conduire le génie à l'écha-

faud ! Eh bien, comme le talent d'orateur que vous exercez ici est un talent de

tyrannie, on vous accusera bientôt comme des despotes de l'opinion. Le droit

1. Cf. J.-P. Sermain, Raison et révolution : le problème de l'éloquence politique, in W. Busse, J. Trabant

(dir.), Les idéologues. Sémiotique, théorie et politiques linguistiques pendant la Révolution française, Amsterdam/Phila-

delphia, John Benjamins Publishing Compagny, 1986, p. 148-165.

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d'intéresser l'opinion publique est un droit naturel, imprescriptible, inaliénable, et

je ne vois d'usurpateur que parmi ceux qui tendraient à opprimer ce droit.

« Avez-vous vu des orateurs sous les sceptres des rois ? Non. Le silence règne

autour des trônes ; ce n'est que chez les peuples libres qu'on a souffert le droit de

persuader ses semblables. N'est-ce point une arène ouverte à tous les citoyens?

Que tout le monde se dispute la gloire de se perfectionner dans l'art de bien dire,

et vous verrez rouler un torrent de lumières qui sera le garant de notre liberté,

pourvu que l'orgueil soit banni de notre République.

« Immolez ceux qui sont les plus éloquents, et bientôt arrivera à celui qui les

enviait et qui l'était le plus après eux. Un censeur royal se serait contenté de dire:

"Vous avez écrit contre la cour et contre monseigneur l'archevêque." Mais

qu'avons-nous donc fait de notre raison ? On dit aujourd'hui à un membre du

souverain : "Vous n'avez pas le droit d'être persuasif. »'

C'est, pour l'essentiel, après Thermidor que se cristallise cette

question de l'éloquence. Et les Montagnards, qui avaient pourtant prê-

ché une éloquence attique, ont été critiqués pour avoir usé d'une élo-

quence fanatisante2. Ainsi, Garat, en 1800, pouvait-il écrire: « C'est

elle qui a prêté aux impostures [...] ce langage éclatant et violent qui,

après avoir égaré ou fait taire la raison, a soumis ou entraîné les volon-

tés [...] ; elle dont les conquêtes sur les esprits ont établi toujours le

règne du mensonge et de l'erreur, comme les conquêtes des grands

guerriers ont toujours établi la servitude et le despotisme. »3 La critique

de l'éloquence se déploie dans deux directions relativement différentes.

La première direction de la critique est celle de la « dénaturation de

la langue française »4. C'est Laharpe, par exemple, dès 1797, qui écrit

une dénonciation du « fanatisme dans la langue française » ; c'est Benja-

min Constant qui, en 1807, affirme: « Il y a longtemps que nous

savons que les agitations révolutionnaires ont dénaturé la langue »5 ou,

en 1814, décrivant les éléments de l'usage, selon lui, perverti de la

langue sous la révolution. Cette thématique est devenue un appoint

argumentatif de l'antiparlementarisme sous la Restauration. Ainsi, Lau-

rentie, dans son livre De l'Eloquence politique et de son influence dans les

gouvernements populaires et représentatifs:

« Une des causes qui ont le plus contribué à rendre l'éloquence politique

dangereuse, et même fatale parmi nous, c'est, à mon avis, l'introduction subite

d'un système nouveau de gouvernement. Les esprits peu accoutumés aux effets de

1. L. L. de Saint-Just, Œuvres complètes, éd. M. Duval, Paris, Éd. Gérard Lebovici, 1984, p. 914-915.

2. J.-P. Sermain, « La part du diable. La Rhétorique et ses enjeux pendant la Révolution française », art.

cité, p. 101.

3. D. J. Garat, Séances des écoles normales, 1800, p. 36-37, cité par J.-P. Sermain, ibid., p. 148.

4. Sur ce point, cf. F. Brunot, Histoire de la langue française, vol. X, 1" partie, « La langue française dans la

tourmente », Paris, A. Colin, 1839.

5. B. Constant, Recueil d'articles. 1795-1817, éd. E. Harpaz, Genève, Droz, 1978, p. 78.

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la tribune, frappés toutefois des souvenirs historiques de l'Antiquité, se sont trom-

pés eux-mêmes sur la manière de paraître dans une assemblée populaire et d'y

porter la parole. Ils connaissaient les transports d'admiration que les Démosthène

et les Cicéron avaient autrefois excités, et sans avoir trop étudié leur génie, sans le

connaître même, ils se sont imaginé qu'il suffisait de se présenter avec un air de

conviction et un ton d'enthousiasme pour conquérir tous les suffrages. Ils ont cru

que l'audace du langage était de l'inspiration, et tout fiers d'une liberté sans limi-

tes, ils ont pensé qu'en ne respectant rien ils seraient vraiment éloquents. De là les

déclamateurs ampoulés qui ont changé le langage, pour rendre avec plus d'énergie

des pensées extravagantes, et cette trivialité recherchée pour affecter la simplicité,

et ces misérables sophismes, et ces lieux communs rajeunis avec lesquels on pou-

vait faire impression sur l'esprit de la multitude, mais que l'homme de bon sens ne

pouvait plus entendre sans dédain. [...] Quant à moi, je le dis parce que j'en suis

profondément convaincu, je ne connais rien de plus facile et de plus superflu que

ces sortes de déclamations vagues qu'on prit longtemps pour de l'éloquence poli-

tique, et je ne comprends pas qu'elles puissent encore produire quelque effet sur

les esprits ordinaires. Il faut croire que c'est la passion qui applaudit dans ces sortes

de cas, et non pas le goût. Qu'est-ce en effet que ces morceaux oratoires, qu'un

lieu commun où un rhéteur ampoulé accumule toute espèce de figure, et se met

hors de lui-même en prononçant certains mots qui sont comme les grands ressorts

de son éloquence. »'

Le seconde direction de la critique vise l'éloquence comme « art

ornemental », utilisant les images et parlant aux sens, qui émeut, mais ne

vise pas à convaincre. Cette conception s'appuie sur une anthropologie

mettant l'accent sur l'homme comme être sensible. Ainsi, Cabanis pou-

vait-il expliquer : « L'homme en sa qualité d'être sensitif, est mené bien

moins par des principes rigoureux, qui demandent de la méditation pour

être saisis sous toutes leurs face, que par des objets imposants, des images

frappantes, de grands spectacles, des émotions profondes. [...]. [il] obéit

plutôt à ses impressions qu'au raisonnement. Ce n'est pas assez de lui

montrer la vérité : le point capital est de le passionner pour elle. C'est

peu de le servir dans les objets de nécessité première si l'on ne s'empare

encore de son imagination. Il s'agit moins de la convaincre que de

l'émouvoir. »2 Aussi, l'orateur substitue aux raisonnements l'imagi-

nation — ou y supplée par ce que Condorcet appelait l'enthousiasme:

« L'enthousiasme est le sentiment qui se produit en nous, lorsque nous nous

représentons à la fois tous les avantages, tous les maux, toutes les conséquences

qui, dans un espace indéterminé, peuvent naître d'un événement, d'une action,

1. P. S. Laurentie, De l'éloquence politique et de son influence dans les gouvernements populaires et représentatifs,

Paris, Méquignon, 1821, p. 408-410.

2. Cabanis, Travail sur l'éducation publique, in Œuvres complètes, vol. II, Paris, Bossange & Dîdot, 1823,

p. 451 et 442 et s., cité par J.-P. Sermain, « Raison et révolution : le problème de l'éloquence politique », art.

cité, p. 152.

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d'une production de l'esprit ; tout ce que cette action, cette production ont exigé

de talents, et coûté d'efforts ou de sacrifices. Il est utile, s'il a pour base la vérité, et

nuisible, s'il s'appuie sur l'erreur. Une fois excité, il sert l'erreur comme la vérité;

et dès lors il ne sert que l'erreur, parce que sans lui la vérité triompherait encore

par ses propres forces. Il faut donc qu'un examen froid et sévère, où la raison seule

soit écoutée, précède le moment de l'enthousiasme. »'

Cette conception de l'éloquence l'installe ainsi dans une série

d'oppositions binaires (analyse v/s peinture, jugement v/s sensation,

convaincre v/s émouvoir et persuader) qui, à leur tour, débouchent sur

les dichotomies savant v/s peuple. Il s'agit de « substituer le raisonne-

ment à l'éloquence, les livres aux parleurs », comme le disait Condor-

cet. L'éloquence n'a aucune place dans l'espace politique et, notam-

ment, parlementaire. On en retrouve une expression chez Condorcet,

dans son Rapport sur l'instruction civique de 1792:

« Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice peut égarer quelque-

fois les assemblées populaires, ceux qu'elle trompe n'ont à prononcer que sur leurs

propres intérêts. Leurs fautes ne retombent que sur eux-mêmes ; mais des repré-

sentants d'un peuple qui, séduits par un orateur, céderaient à une autre force qu'à

celle de leur raison, prononçant sur les intérêts d'autrui, trahiraient leur devoir, et

perdraient bientôt la confiance publique, sur laquelle toute constitution représen-

tative est appuyée. Ainsi cette même éloquence, nécessaire aux institutions

anciennes, serait dans la nôtre le germe d'une corruption destructrice. »2

C'est également Sieyès qui répudie l'éloquence pour les questions

législatives:

« L'éloquence est au nombre des Beaux-arts, comme la poésie et la pein-

ture, elle frappe les sens, l'imagination, elle entraîne, elle séduit. Mais pour traiter

des affaires de ce monde, pour connaître les intérêts civils et politiques, que faut-

il ? La raison, l'équité. C'est se moquer des hommes de les juger comme on les

amuse. [...]. Il me semble que c'est mépriser les auditeurs politiques que de ne

leur parler raison. Les législateurs ne sont pas autre chose qu'un jury de jugement

dont la loi est puisée dans la grande source des loix naturelles. [...] [On ne fait

pas entrer] des marionnettes ou [donner] un concert pour décider de leur ver-

dict. Pour être éloquent, il faut abonder dans son sens, n'être capable de voir que

d'une manière, attacher son idée aux préjugés les plus puissants, aux modes

intellectuelles et linguales les plus en vogue. Il faut être fanatique, superstitieux,

délirant. [...]. Vous êtes donc écœuré de l'éloquence ?J'aime l'éloquence comme

tous les beaux-arts, mais placez la où elle doit être, aux spectacles, aux temples,

1. Condorcet, Écrits sur l'instruction publique, vol. 1 : Cinq mémoires sur l'instruction publique, éd. C. Coutel,

C. Kintzler, Paris, Édilig, 1989, p. 120, note E.

2. Condorcet, Écrits sur l'instruction publique, vol. 2 : Rapport sur l'instruction publique éd. C. Coutel,

Paris, Édilig, 1989, p. 465.

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dans les institutions morales et sentimentales. [...]. Quoiqu'en amour de musique,

je ne la crois pas propre à décider par la seule mélodie les intérêts législatifs. Lais-

sons chaque chose à sa place. »'

Cet ensemble de critiques s'adosse, en même temps, à une

méfiance de plus en plus marquée, aux lendemains de la Révolution,

pour la rhétorique, entendue dans son sens d'art de bien parler et de

convaincre. La prise de conscience métadiscursive des lieux communs

rhétoriques et des stéréotypies argumentatives, qui faisaient le fonds

commun des acteurs de la Révolution, a entraîné la constitution d'un

usage polémique de la critique de la rhétorique permettant de dénon-

cer le discours adverse comme recourant à des techniques frauduleuses

et comme générateur d'illusion. Comme le souligne J.-P. Sermain, « la

reconnaissance d'un principe rhétorique dans le discours de l'adversaire

permettait tout à la fois de le déconsidérer et d'empêcher la persuasion

qu'il aurait pu produire »2.

La dénonciation que faisait Constant de l'usure du langage doit se

comprendre essentiellement dans ce sens : « Un signe infaillible de la fin

des révolutions, c'est lorsque les hommes d'esprit et de talent qui appar-

tiennent aux partis, éprouvent à en parler le langage une répugnance qui

devient invincible. Tous les partis ont leurs symboles convenus, leurs

professions de foi, pour ainsi dire, stéréotypés. Comme c'est la condition

nécessaire pour se faire reconnaître et pour être appuyé, tout le monde

commence par s'y soumettre [...] mais au bout d'un temps plus ou moins

long [...] les hommes dont l'esprit ne saurait se fausser, même pour leur

intérêt, sont forcés, malgré eux, de s'en affranchir. »3 Les critiques de

l'éloquence se déploient ainsi dans deux dimensions : celle de la tyrannie

de l'effet, par quoi est soulignée la dimension perlocutoire de l'usage du

langage ; celle du caractère artificiel des procédés rhétoriques et la possi-

bilité d'un dédoublement du sujet parlant et, corrélativement, d'une

impossibilité d'identifier le point de vue personnel de l'orateur. Ces cri-

tiques pointent deux éléments essentiels de la grammaire de la discus-

sion : celle-ci poursuit, par les actes de langage, des objectifs seulement

illocutoires4 et requiert, pour que la validité des opinions puisse être

appréciée, l'engagement d'un point de vue identifiable.

1. AN, 284 AP5, D4 (2).

2. J.-P. Sermain, « La part du diable. La rhétorique et ses enjeux pendant la Révolution française », art.

cité, p. 100.

3. B. Constant, Recueil d'articles. 1820-1824, éd. E. Harpaz, Genève, Droz, 1981, p. 80.

4. Rappelons que dans la terminologie d'Austin, le terme « locutoire » renvoie au contenu objectif des

énoncés. En parlant d'actes illocutoires, Austin indique que le locuteur accomplit une action en disant quelque

chose. Cf. J.-L. Austin, Quand dire c'est faire, Paris, Le Seuil, 1970.

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2.3 — Le modèle de la conversation

Mais, avec la dénonciation de l'éloquence, quel genre oral est-il

défendu ? Quel type de parole peut être, dans le cadre de cette gram-

maire, légitimement prononcé dans l'enceinte parlementaire ? Timon

met sur la voie de la réponse quand il oppose systématiquement l'action

oratoire à la causerie, ou à la conversation simple. L'hypothèse qu'il est

ainsi possible de formuler est que le modèle de la parole parlementaire

défendu par les critiques de la théâtralité de l'activité législative

s'enracine dans la tradition, fort vivace jusqu'au XVIIIe siècle, de « l'art

de la conversation »1. La conversation apparaît tout d'abord comme

une forme rhétorique, systématiquement opposée à l'éloquence

publique. Elle désigne ensuite une forme de socialité2 réglée par le

naturel, la simplicité et l'improvisation — autant de qualités que l'on a

vu présentées comme des prérequis de la parole parlementaire par les

orateurs de la Restauration. Ainsi, loin d'être arhétorique, la conversa-

tion, que l'abbé Mallet appelait aussi « éloquence privée », est celle « où

l'art paroît avoir beaucoup moins de part que la nature, quoiqu'il n'y

néglige ni ses avantages ni ses ressources. Seulement il les déploye

moins ouvertement, ou s'il m'est permis de m'exprimer de la sorte, il

les affiche moins que dans l'éloquence publique »3. Parmi les principes

de cet « art de la conversation », on trouve également une égalité de

principe des participants ; égalité qui voyait par exemple, un Voiture,

sans naissance, ni situation, se confronter au Prince de Condé. Cet

aspect est bien mis en évidence par Marivaux, dans la Vie de Marianne,

décrivant le salon de Mme Dorsin:

« Il n'était pas question de rangs, ni d'états [chez Madame Dorsin] ; personne

ne s'y souvenait du plus ou moins d'importance qu'il avait ; c'était des hommes

qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons

l'emportaient sur les plus faibles ; rien que cela. Ou si vous voulez que je vous dise

un grand mot, c'était comme des intelligences d'une égale dignité, sinon d'une

force égale, qui avaient tout uniment commerce ensemble ; des intelligences entre

1. Sur l'histoire de la conversation, voir M. Fumaroli, La conversation, in Trois institutions littéraires, Paris,

Gallimard, 1992.

2. Ce n'est que tardivement, au XVIIIe siècle, que le terme de « conversation » prend comme sens

premier le fait de s'entretenir. Auparavant, il gardait d'abord celui, issu du latin, de « fréquentation habi-

tuelle ». Voir S. Pujol, De la conversation à l'entretien littéraire, in A. Montandon (dir.), Du goût, de la conver-

sation et des femmes, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines, 1994,

p. 131-147.

3. Abbé Mallet, Essai sur les bienséances oratoires, Amsterdam, Leipzig, 1753, p. 128, cité par Ch. Stro-

setzki, La place de la théorie de la conversation au XVIIIe siècle, in B. Bray, Ch. Strosetzki (dir.), An de la lettre,

art de la conversation, Paris, Klincksieck, 1995, p. 147.

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lesquelles il ne s'agissait plus des titres que le hasard leur avait donnés ici bas, et qui

ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les unes

qu'enorgueillir les autres. »'

La conversation est encore comprise comme un lieu de modéra-

tion des passions. Comme le souligne Ch. Strosetzki, dans la conversa-

tion la bienséance veut que « les passions [soit] dominées par la raison,

afin de ne pas livrer les actes et les contributions de la conversation à

des passions et à une humeur momentanée »2. La conversation, enfin,

est, pour reprendre l'expression de J.-P. Sermain, un « art d'agréer », au

double sens de plaire et d'adhérer. La place accordée à la notion de

« bienséance » désigne précisément les conditions d'une « adaptation de

l'énoncé à la situation, aux circonstances, au caractère des personnes »,

permettant de déployer une « éloquence définie comme le talent de

s'insinuer, de plaire, de séduire »3. Et E. Mallet, dans son Essai sur les

bienséances oratoires, rappelait que l'esprit de conversation, consistait à

savoir « se concilier les esprits », et « intéresser les cœurs »4. La conversa-

tion, entendue comme « art de communiquer ses idées », puis comme

« art d'agréer », devient la source d'un apprentissage et le principe

d'idées nouvelles, inattendues et collectivement découvertes, comme le

soulignait M. de La Chapelle:

« On ne sçaurait croire ce qu'il résulte du commerce avec les autres hommes.

Du sein des discussions, du choc des opinions et de l'émulation, des charmes de la

conversation prennent naissance les productions les plus inattendues. Je les com-

parerois volontiers à ces mélanges chimiques dont la fermentation ne manque

jamais de produire de nouveaux êtres. »5

Simplicité, improvisation, égalité des participants, modération,

recherche de l'accord, l'ensemble de ces éléments s'accorde donc bien

avec les principes de la dénonciation de la théâtralité de l'activité parle-

mentaire. On objecterait, cependant, que nombre d'éléments de cet

« art de la conversation » s'oppose radicalement à la forme parlementaire

1. Marivaux, La vie de Marianne, Paris, Deloffre, 1963, p. 226-227, cité par J.-P. Sermain, La conversa-

tion au dix-huitième siècle : un théâtre pour les Lumières ?, in A. Montandon (dir.), Convivialité et politesse. Du

gigot, des mots et autres savoir-vivre, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines,

1993, p. 124.

2. Ch. Strosetzki, Rhétorique de la conversation. Sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du

XVlf siècle, Paris-Seattle-Tubingen, « Biblio 17 », 1984, p. 181.

3. J.-P. Sermain, « La conversation au dix-huitième siècle : un théâtre pour les Lumières ? », an. cité.

4. E. Mallet, Essai sur les bienséances oratoires, Paris, 1753, cité par J.-P. Sermain, « La conversation au dix-

huitième siècle... », art. cité, p. 111.

5. M. de La Chapelle, L'art de communiquer ses idées, enrichi de notes historiques et philosophiques, Londres,

Paris, 1763, p. 193, cité par Ch. Strosetzki, « La place de la théorie de la conversation au XVIIIe siècle », art. cité,

p. 148.

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de la parole. La conversation est tout d'abord une forme restreinte de

sociabilité: elle ne saurait concerner qu'un petit nombre d'individus

(« pas plus que le nombre des Muses, pas moins que le nombre des Grâ-

ces », selon le précepte de Guazzo) ; elle est aussi un genre oral privé

— n'oublions pas que la conversation est indissociable des théories de

l' « honnêteté », qui décrivent les règles d'un art de vivre dans le loisir et

la condition privée. Ensuite, la conversation se doit d'éviter le « sérieux »

et met l'accent sur l'esprit (comme le soulignait le chevalier de Méré la

conversation « où l'on ne pense qu'à se divertir » s'oppose aux moments

où l'on « s'assemble pour délibérer, ou pour traiter d'affaire », c'est-à-

dire aux « Conseil et Conférence où d'ordinaire il ne faut ni rire ni badi-

ner »') ; de manière plus générale, comme le souligne M. Fumaroli, la

conversation, par exemple chez Gazzo, affaire de loisirs, s'oppose sans

doute à la solitude, mais aussi « à toute vie d'affaire, y compris les affaires

savantes propres aux érudits »2. Le contenu même des conversations est,

par ailleurs, défini de manière conventionnelle: c'est une affaire de

« lieux communs », série de topoi rhétoriques, sans doute vivifiés par

l'esprit, mais, quoi qu'il en soit, toujours généraux et roulant sur des

« affaires indifférentes » : « Pour les matières du discours, toutes me sont

bonnes pourvu qu'elles soient indifférentes. »3 Ce caractère conduit à

une impersonnalité des échanges de conversation, favorisant le « retrait »

du moi: « Il se retire au profit du plaisir social dont il faut gratifier

l'interlocuteur, et s'affirme comme indépendance, droit à la superficia-

lité et au primesaut, désir du divertissement. »4 Cet aspect est d'ailleurs

au principe de la critique rousseauiste de la conversation, notamment

quand il écrit dans la Nouvelle Héloïse: « Ainsi les hommes à qui l'on

parle ne sont point ceux avec qui l'on converse ; leurs sentiments ne

partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont point dans leur esprit,

leur discours ne représentent point leurs pensées ; on n'aperçoit d'eux

que leur figure, et l'on est dans une assemblée à peu près comme devant

1. Chevalier de Méré, De la conversation, in Œuvres, Paris, 1930, vol. H, p. 103, cité par A. Montandon,

Les bienséances de la conversation, in B. Bray, Ch. Strosetzki (dir.), Art de la lettre, art de la conversation, op. cit.,

p. 64.

2. M. Fumaroli, L'art de la conversation, ou le Forum du royaume, in La diplomatie de l'esprit. De Mon-

taigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, p. 294.

3. F. de Grenaille, La mode, ou caractère de la religion, de la vie, de la conversation, de la solitude, des compli-

ments, des habits et du style du temps, Paris, 1642, p. 268, cité par Ch. Strosetzki, RJiétorique de la conversation..., op.

cit., p. 240.

4. C. Reichler, L'âge libertin, Paris, Minuit, 1987, p. 34 ; voir également E. Bury, Civiliser la « personne »

ou instituer le « personnage ». Les deux versants de la politesse selon les théoriciens français du XVIIe siècle, in

A.. Montandon (dir.), Étiquette et politesse, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des lettres et sciences

humaines, 1992, p. 125-138.

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un tableau mouvant où le spectateur paisible est le seul être mû par lui-

même. »' La conversation, enfin, est comprise, du moins en France, et

dès le XVIe siècle, d'abord comme un « art de plaire », et ce faisant, tend à

cantonner cette forme rhétorique à la convivialité mondaine des salons,

au divertissement, à la frivolité, et au jeu galant.

Mais ces caractéristiques de la conversation sont celles du

XVIIe siècle, et déjà le XVIIIe siècle avait fait évoluer les éléments de cet

« art ». Les Lumières, comme l'a bien montré J.-P. Sermain, ont, en

effet, interrogé la conversation sous un double aspect moral et intellec-

tuel. En témoigne la critique de C. Duclos, qui vise la futilité d'une

conversation devenue pur exercice verbal:

« Le bon ton dans ceux qui ont le plus d'esprit, consiste à dire agréablement

des riens, et à ne pas se permettre le moindre propos sensé, si l'on ne le fait excu-

ser par les grâces du discours ; à voiler enfin la raison quand on est obligé de la

produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois, quand il s'agissait

d'exprimer quelque idée libre. [...] Ce prétendu bon ton qui n'est qu'un abus de

l'esprit, ne laisse pas d'en exiger beaucoup ; ainsi il devient dans les sots un jargon

inintelligible pour eux-mêmes ; et comme les sots font le grand nombre, ce jargon

a prévalu. C'est ce qu'on appelle le Persiflage, amas fatiguant de paroles sans idées,

volubilité de propos qui font rire les fous, scandalisent la raison, déconcertent les

gens honnêtes ou timides, et rendent la société insupportable. »2

C'est également le caractère rhétorique de la conversation, et, avec

lui, l'extériorité des participants à la conversation qui trouve chez

Rousseau, comme on l'a vu, la plus forte des dénonciations. Pour lui,

le détachement rend indifférent à la vérité, et la conversation ne peut

jamais arriver à universaliser ses résultats:

« On y apprend à plaider avec art la cause du mensonge, à ébranler à force de

philosophie tous les principes de la vertu, à colorer de sophismes subtils ses pas-

sions et ses préjugés, et à donner à l'erreur un certain tour à la mode selon les

maximes du jour. [...] Ainsi, nul ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui

convient de faire penser à autrui ; et le zèle apparent de la vérité n'est jamais en

eux que le masque de l'intérêt. [...] Chaque coterie a ses règles, ses jugements, ses

principes, qui ne sont point admis ailleurs. L'honnête homme d'une maison est un

fripon dans la maison voisine : le bon, le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la

vertu, n'ont qu'une existence locale et circonscrite. »'

Ces critiques de la conversation ont d'une part débouché sur des

projets de réforme (dont témoignent les multiples traités de la conver-

1. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Hèloïse, in Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Gallimard, 1964, p. 234.

2. C. Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, Amsterdam, 1767, p. 202, cité par J.-P. Sermain, « La

conversation au dix-huitième siècle... », art. cité, p. 119.

3. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, op. cit., p. 232-233.

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sation du XVIIIe siècle) et, d'autre part, provoqué un infléchissement des

pratiques. Celui-ci s'est déployé autour de trois axes essentiels : la réaf-

firmation de l'exigence de « naturel »; la redéfinition du « désir de

plaire »; l'accent mis sur les sujet traités1. D'abord, la revendication,

proprement aristocratique, du naturel va favoriser une expression plus

libre et spontanée, où chacun peut se révéler dans sa simplicité: elle

tend à re-personnaliser la conversation, permettant à chacun de se pré-

senter dans son authenticité. Ensuite, la première fonction assignée à la

conversation « réformée » est de nourrir le sens de la communauté.

Dans ce cadre, le « désir de plaire » change de sens : dénoncé comme

hypocrisie courtisane qui fait s'effacer soi-même pour mettre en relief

l'interlocuteur, il devient le fait de véritablement prendre en compte le

besoin de l'autre. Comme le suggère F.-A. de Moncrif, le désir de

plaire est « un sentiment que nous inspire la raison [...] ; une sensibilité

que nous faisons naître dans les cœurs, un mobile qui nous porte à rem-

plir avec complaisance les devoirs de la société, à les étendre même,

quand la satisfaction des autres en peut raisonnablement dépendre »2. A

ce titre, il s'agit bien d'un principe de sociabilité politique, qui pousse à

« rechercher le bien public » et qui « attache de plus en plus à l'État, à

ses concitoyens »3. Comme le souligne J.-P. Sermain, le sentiment de la

communauté au principe du plaire est à la fois la condition qui rend la

conversation possible et son contenu: ce qu'elle actualise, renforce,

dont elle fait prendre conscience4. Enfin, une seconde dimension de la

conversation est redéfinie comme celle de favoriser l'exercice de la rai-

son. En effet, si au XVIIe siècle l'accent est mis sur le respect des bien-

séances, le XVIIIe siècle s'intéresse aux sujets traités. La conversation, qui

avait une valeur d'agrément, prend une valeur cognitive. Elle permet

de vérifier ses propres connaissances, en les soumettant à l'épreuve du

discernement et du jugement d'autrui : « Vous vous entretenez avec un

ami, [...] que pouvez-vous faire de mieux que [...] de vous entre-

communiquer vos idées, de vous aider l'un l'autre à résoudre les diffi-

cultés qui vous embarrassent, d'aiguiser en quelque sorte vos esprits, en

les frottant l'un contre l'autre, comme le rasoir sur la pierre. »5 Les

1. Sur ce point, voir J.-P. Sermain. « La conversation au dix-huitième siècle... », art. cité, passim.

2. F. A. Moncrif, Essai sur la nécessité et les moyens de plaire (1738), in Œuvres, Paris, 1791, p. 75, cité par

J.-P. Sermain, « La conversation au dix-huitième siècle... », art. cité, p. 121.

3. C. Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, op. cit., p. 194, cité par J.-P. Sermain, « La conversa-

tion au dix-huitième siècle... », art. cité, p. 122.

4. J.-P. Sermain, « La conversation au dix-huitième siècle... », art. cité, p. 122.

5. Formey, Les lois de la conversation, discours sur le sujet proposé par l'Académie des jeux jloraux pour

l'année 1746, cité par S. Pujol, « De la conversation à l'entretien littéraire », art. cité, p. 144.

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traités de conversation du XVIIIe siècle ont ainsi fait l'apologie des

contenus de conversation : on passe ainsi d'une pragmatique de la bien-

séance à une sémantique de la conversation, recherchant à retirer un

profit des échanges. Ainsi, pour l'abbé Batteux « tout ce qui n'est [dans

la rhétorique] que pour l'ornement, est vicieux. La raison est que ce

n'est pas un amusement qu'on leur demande, mais un service »1. En

même temps que l'espace des conversations se diversifie des salons vers

les cafés, les clubs et les académies, la conversation tend à devenir ce

que A. H. Dampmartin nomme une « éloquence d'administration »,

dont la fin est l'utilité:

« Les états particuliers, les assemblées provinciales, devinrent autant de

champs nouveaux dans lesquels ont été discutés avec force, avec clarté, les revenus

du royaume, ses besoins, ses ressources, les moyens de protéger l'agriculture, de

rendre le commerce florissant, de soutenir le crédit. Cette arène, dont nous ne

voyons aucune trace chez les anciens, ouverte par la raison pour l'humanité, où le

talent n'obtenait de couronne, que lorsqu'il se rendait utile. »2

C'est ce type de conversation, véritable « théâtre des idées », selon

l'expression de Moncrif, qui est ainsi pensé sous la Restauration

- c'est-à-dire aussi au moment de la décadence de la conversation

mondaine — comme le modèle de la parole parlementaire.

3 / Éléments systématiques pour une pragmatique

de la discussion parlementaire

3.1— L'affirmation d'un point de vue dans la discussion

Il convient maintenant d'examiner et d'expliciter de manière plus

approfondie les caractéristiques pragmatiques de cette seconde gram-

maire de l'activité parlementaire, celle de la discussion, inscrite en

creux dans les critiques adressées aux manifestations de la grammaire

critique. Pour ce faire, il est possible de faire usage de la description que

pouvait en dresser Sieyès en 1789:

« Revenons au public, qui quelque fois confondant toutes les idées, et joi-

gnant l'injustice à ses censures a été jusqu'à blâmer les auteurs des opinions qu'il

nomme hardies, et a paru, choses honteuses !, consentir au danger qu'ils ont

couru, à la peine que le despotisme leur a infligé.

1. Abbé Bateux, Principes de littérature, t. 1, p. 68, cité par Ch. Strosetzki, « La place de la théorie de la

conversation au XVIIf siècle », art. cité, p. 149.

2. A. H. Dampmartin, Essai de littérature à l'usage des dames, Amsterdam, vol. 1, 1794, p. 75, cité par

Ch. Strosetzki, « La place de la théorie de la conversation au XVIIIe siècle », art. cité, p. 149.

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Un théâtre des opinions 141

« Raisonnons froidement. Quelque ardentes, quelque indiscrètes que puis-

sent paraître les opinions particulières, pourquoi ne pas faire attention qu'il en est

d'elles, dans un corps délibérant, comme de toutes les velléités plus ou moins fugi-

tives qui précèdent dans l'individu, sa décision sur une affaire importante ? Que

deviendrait, je ne dis pas l'homme étourdi dans ses pensées, mais l'homme le plus

sage, s'il fallait lui imputer les extravagances, les idées injurieuses, disons mieux, les

bonnes iniquités qui lui passent quelque fois par la tête, avant qu'il s'arrête à une

détermination digne d'un esprit sensé, et d'un cœur honnête?

« Eh bien ! cette foule de mouvements aussi multipliés qu'inappréciables, qui

agitent en tous sens, les fibres du cerveau dans un seul individu, sont l'image des

avis particuliers dans une assemblée délibérante. »'

Il n'est pas indifférent que Sieyès ait assimilé cette discussion

publique à la délibération du for intérieur. L'assemblée politique,

espace public, apparaît ainsi, pour reprendre l'expression de R. Kosel-

leck, comme une « dilatation du for intérieur privé »2. Rappelons que

la catégorie de « privé », au XVIIIe siècle, n'a pas le même sens

qu'aujourd'hui, mais renvoie beaucoup plus à la signification de la

notion de « particulier »3, distinctement opposée à l'époque à la caté-

gorie de « public ». Ainsi, Kant définit-il l'usage privé de la raison

comme celui que l'on peut faire dans « une réunion de famille, si

grande que celle-ci puisse être »4. Il y a une insistance notable dans le

texte de Sieyès sur le caractère particulier des opinions : « opinions par-

ticulières », « avis particuliers », « intérêts particuliers » y sont des

expressions récurrentes. « Les avis particuliers sont, dit Sieyès, les maté-

riaux de la délibération, les éléments dont elle se compose, les prélimi-

naires du jugement ; ils offrent les motifs qui concourent à déterminer

cette dernière combinaison de l'esprit et de la volonté qui constitue ce

qu'on appelle un parti pris. Une assemblée ne formerait jamais un vœu

commun sans les opinions particulières qui le préparent, et dont il se

forme. »5 On voit se dessiner, du coup, avec cette insistance, un usage

« de particuliers », un usage privé du langage à l'opposé de celui, théâ-

tralisé, que l'on a pu voir critiqué précédemment6 : le texte de Sieyès

ne saurait, en effet, insister plus sur le caractère idiosyncrasique de

1. E. Sieyès, Vues sur les moyens d'exécution dont les Représentons de ta France pourront disposer en 1789, s.I.,

1789, in Œuvres, Paris, EDH1S, vol. 1, n° 2, p. 99.

2. R. Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979 [1" éd., 1959], p. 43.

3. Sur ce point, cf. M. Ozouf, Le concept d'opinion au XVIIIe siècle, in L'homme régénéré. Essais sur la

Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 22.

4. E. Kant, Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, in La philosophie de l'histoire. Opuscules,

Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 46-55.

5. E. Sieyès, Vues sur les moyens..., op. cit., p. 99.

6. Cf. supra.

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142 L'espace public parlementaire

l'expression. Les opinions émises lors d'une discussion sont, comme il

le souligne, à proprement parler « indiscrètes » : elles s'enracinent dans

un point de vue particulier que l'usage public et théâtralisé du langage

réclamait de laisser tu. On peut résumer par le tableau suivant les pro-

priétés des deux formes de communication:

Critique de la parole théâtrale

Usage public du langage

Accent sur celui qui écoute

Pas de point de vue personnel engagé

Produire un effet (une émotion)

Caractère conventionnel du code de la

communication (existence de

« mécaniques de la communication »)

Discussion

Usage privé (de « particulier ») du langage

Accent sur celui qui parle

Affirmation d'un point de vue personnel

Vivre l'émotion

Caractère personnel (« asocial ») de la

communication

L'usage « privé » du langage, au XVIIIe siècle, a d'abord été articulé

à un mode de sociabilité particulier, celui des clubs, des sociétés de

pensée, des Académies ou des loges maçonniques1. Cette sociabilité

est bien décrite par le marquis d'Argenson quand il décrit le « Club de

l'entresol » : « C'est une espèce de club à l'anglaise ou de société poli-

tique parfaitement libre, composée de gens qui aimaient se réunir, et

dire leur avis sans crainte d'être compromis, parce qu'ils se connais-

saient tous les uns les autres et savaient avec qui et devant qui ils par-

laient. »2 On voit ici que ce qui est important est de savoir qui parle:

l'interconnaissance personnelle permet de passer outre aux apparences

— en l'occurrence aux coordonnées sociales des interlocuteurs3 — et,

par conséquent, de répudier la distance interne des participants entre

ce qu'ils sont et ce qu'ils paraissent. On voit bien, qu'à l'inverse de

l'espace public jacobin, l'espace parlementaire ordonné par la gram-

maire de la discussion, ne se pose pas la question de l'authenticité des

députés. C'est dire que dans la discussion, « être et apparaître sont une

1. Sur ce point, voir F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978 ; D. Roche, Les républi-

cains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVilf siècle, Paris, Fayard, 1988 ; R. Koselleck, Le règne de la critique,

op. cit. ; R. Halévy, Les loges maçonniques dans la France d'Ancien régime aux origines de la sociabilité démocratique,

Paris, Armand Colin, 1984.

2. Marquis d'Argenson, Mémoires, Paris, 1825, p. 230, cité par R. Koselleck, Le règne de la critique, op. cit.,

p. 55.

3. C'est en cela que la sociabilité des Académies, des clubs ou des loges a pu être analysée comme les pré-

misses d'une sociabilité démocratique, cf. R. Halévy, Les loges maçonniques dans la France d'Ancien régime aux origi-

nes de la sociabilité démocratique, op. cit.

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Un théâtre des opinions 143

seule et même chose »1. On est alors dans un espace où, comme le

souligne É. Tassin, « la politique se déploie dans un ordre de visibilité

publique qui, par principe, reste étranger à l'ordre des motivations

intimes, des intentions personnelles, des convictions privées et des

adhésions confessionnelles ou culturelles par lesquelles se tissent,

s'affirment et s'expriment les communautés de monde particulières »2.

Dans l'espace de la discussion, il ne s'agit donc pas, comme pour

l'espace public jacobin, ainsi que l'indique Furet reprenant Cochin, de

respecter « une forme de socialisation dont le principe est que ses

membres doivent, pour y tenir un rôle, se dépouiller de toute particularité

concrète et de leur existence sociale réelle »3, mais, au contraire, d'accepter la

dimension de pluralité de l'espace public dans lequel sont élevés des

discours dont la caractéristique est d'être des discours de particuliers,

des discours de personnes privées. Que l'objet de leurs discours, avis

ou opinions, soit « du domaine public », c'est-à-dire touchant à des

objets jusque-là publics, c'est-à-dire soumis sans exception à la loi de

l'État, ne change pas le caractère privé des personnes. Comme le sou-

ligne Kant, l'exercice public de la raison s'identifie aux jugements

produits et communiqués par les individus privés agissant « comme

savants »4. Mais c'est souligner précisément le caractère personnel — aso-

cial, comme le dit Sennett — de la communication à l'opposé de

l'impersonnalité de l'usage public du langage tel qu'on a pu l'analyser:

la discussion parlementaire oblige à ce que l'énoncé soit relié à un

sujet de l'énonciation. Comme on l'a souligné ailleurs, « l'activité opi-

nante exige, grammaticalement, la mise en œuvre d'un point de vue

impliquant l'énonciateur dans le jugement »5. Elle institue un lien

intime entre l'énonciation et un sujet responsable et sa validité ne peut

dès lors être questionnée en détachant le thème de sa modalité pour le

soumettre à une prédication absolue — qui se laisserait apprécier dans

les catégories du vrai ou du faux. Le jugement de validité d'une opi-

nion engage par conséquent une évaluation de l'association d'éléments

hétérogènes que constitue la « prédication originelle » — la complétive,

1. H. Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 141.

2. É. Tassin, Espace commun ou espace public ? L'antagonisme de la communauté et de la publicté, Her-

mès, n° 10, 1992, p. 35.

3. F. Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 272. Nous soulignons.

4. Sur ce point, cf. R. Charrier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990,

p. 36-41.

5. Cf. D. Cardon, J.-P. Heurtin, Risquer son opinion. La mise à l'épreuve de la parole des auditeurs à

RTL, communication au Colloque du CEVIPOF, L'engagement politique : déclin ou mutation ?. Paris, 4-6 mars 1993.

De nombreux éléments de ce chapitre sont redevables aux longues discussions que j'ai eu avec D. Cardon.

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144 L'espace public parlementaire

par exemple, d'un verbe d'opinion du type «Je trouve que... » -

autant qu'une évaluation de la perspective, du point de vue, du «Je »

où s'origine la prédication1.

3.2 — Un espace polyphonique de discussion

Mais dès lors qu'il s'agit d'avis personnels, d'« opinions particuliè-

res », la validité du jugement ne peut être appréciée indépendamment

du sujet de l'énonciation. Dans un énoncé d'opinion du type «Je

trouve que x est p », la qualification tient compte des caractéristiques

de x telles qu'elles sont estimées par le locuteur. Comme le souligne

L. Quéré, « il ne s'agit pas de subsumer l'objet particulier sous une

classe ou de lui appliquer un concept. L'universel [la catégorie de x] en

fonction duquel le particulier [x] est jugé ici, au lieu d'être donné préa-

lablement, émerge de l'activité de jugement elle-même [...] par une

spécification circulaire de la grandeur de référence »2. La validité d'un

tel type de jugement sans concept, jugement « réfléchissant » au sens de

Kant, ne saurait ressortir de la vérité de l'énoncé : elle concerne, pour-

suit L. Quéré, la « vérité de l'énonciation », c'est-à-dire « la capacité de

garantir une large adhésion, d'instaurer un sens commun »\ Faute de

concept ou de critère absolu pour décider de la validité de la prédica-

tion effectuée, l'instauration de ce sens commun ne peut s'effectuer

que par la prise en compte des différents points de vue possibles sur la

question : « Je forme une opinion en considérant une question donnée

à différents points de vue, en me rendant présentes à l'esprit les posi-

tions de ceux qui sont absents ; c'est-à-dire que je les représente. »4 On

a ainsi, de manière logique, la justification d'une légitimité de la poly-

phonie des opinions5 dans l'espace parlementaire. C'est précisément ce

1. Sur ce point, voir D. Cardon, Comment se faire entendre ? La prise de parole des auditeurs de RTL,

Politix. Travaux de science politique, n° 31, 1995, p. 145-186.

2. L. Quéré, « L'opinion du vraisemblable... », art. cité, p. 42. Ainsi, dans cet article L. Quéré prend-il

l'exemple suivant : « Je trouve que la voiture de Paul est chère. » Le jugement sur le rapport qualité-prix, ne se

tait pas en fonction d'un universel, la catégorie de voiture, mais au regard de son état. Mais, ajoute L. Quéré,

l'évaluation de cet état de la voiture particulière, prend en considération le prix effectivement payé et une idée

d'ensemble de ce qu'est une voiture en état et de son coût approximatif. « Au lieu du concept, c'est une idée

relativement indéterminée (le caractère de cherté d'une voiture), produite dans et par le jugement, qui tient lieu

d'universel » (ibid.).

3. Ibid., p. 50.

4. H. Arendt, La crise de la culture, Paris Gallimard, 1992, p. 307.

5. On a vu au contraire, dans le chapitre précédent, que la grammaire critique tendait vers la monophonie.

C'est bien le sens de la dénonciation de Louvet : « Quant à toi, Robespierre, d'abord sous mille différents pré-

textes, et bientôt par le seul effet de ta volonté souveraine, tu parlais tous les jours, et chaque jour plus que les

membres de la société tout entière » (|.-B. Louvet, A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, op. cit.).

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qu'indique Sieyès dans un texte de 1789. Il prend acte de l'absence

d'autorité chargée de régir la délimitation du pensable et du non-

pensable, du dicible et de l'indicible ( « On serait tenté de désirer que

quelqu'un qui aurait sur tout ce monde une grande supériorité fut

appelé pour mettre d'accord des gens qui, sans cela, consumeront tout

leur temps » ) et affirme que l'avis général est bien « celui des intérêts

particuliers qui se trouve commun au plus grand nombre des votans ».

Seule la discussion, selon lui, peut, parce qu'elle est le moment de

l'expression de la polyphonie des opinions, conférer une valeur géné-

rale à la solution trouvée:

« Dans toutes les délibérations il y a comme un problème à résoudre, qui est

de savoir dans un cas donné, ce que prescrit l'intérêt général. Quand la discussion

commence, on ne peut point juger de la direction qu'elle prendra pour arriver

sûrement à cette découverte. Sans doute, l'intérêt général n'est rien s'il n'est pas

l'intérêt de quelqu'un ; il est celui des intérêts particuliers qui se trouvent com-

muns au plus grand nombre des votans. De là, la nécessité du concours des opi-

nions. Ce qui vous paraît un mélange, une confusion propre à tout obscurcir, est

un préliminaire indispensable à la lumière. Il faut laisser tous ces intérêts particu-

liers se presser, se heurter les uns les autres, se saisir à l'envi de la question et la

pousser, chacun suivant ses forces, vers le but qu'il se propose. Dans cette épreuve,

les avis utiles, et ceux qui seraient nuisibles se séparent, les uns tombent, les autres

continuent à se mouvoir, à se balancer jusqu'à ce que, modifiés, épurés par leurs

efforts réciproques, ils finissent par se concilier, par se fondre en un seul avis;

comme on voit dans l'univers physique un mouvement unique et plus puissant se

composer d'une multitude de forces opposées.

« Alors, j'en conviens, vous marquerez avec certitude dans la foule des opi-

nions celles qu'on aurait pu se dispenser de mettre au jour. Mais auparavant, pou-

viez-vous en exiler une seule du lieu où toutes ont le droit de se faire entendre,

où toutes se disaient fortes de leur alliance avec l'intérêt général, où toutes préten-

dent l'identité avec la décision inconnue vers laquelle vous tendez ? En écartant

arbitrairement l'une ou l'autre, n'auriez-vous pas risqué de détourner plus ou

moins cette direction finale qui porte enfin l'assemblée à son véritable but ? »'

Placer le lieu de la parole à chacune des places de la salle, c'est bien

figurer cette légitimité des expressions polyphoniques des opinions par-

ticulières que l'on peut avoir sur « un problème à résoudre », c'est-à-

dire la légitimité des différents points de vue que l'on peut en avoir.

Ainsi, dans la dispute de 1828-1832 et, au-delà, le modèle parlemen-

taire de la discussion est-il constitué à partir d'un refus de la tribune.

Desmousseaux de Givré pouvait, à ce titre, avancer: « Maintenant,

1. E. Sieyes, Vues sur les moyens d'exécution dont les Représentons de la France pourront disposer en 1789,

,. cit., P- 91-99.

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Messieurs, le second inconvénient que je signalai, je le touche des

mains, c'est cette tribune dans cette chambre. Et je vous prie, Mes-

sieurs, de rapprocher ces deux expressions, une tribune et une

chambre. Mirabeau vous disait que ce sont là des paroles qui hurlent de

se trouver ensemble. »' La forme de l'activité parlementaire centrée par

l'idée de discussion s'oppose à la théâtralité inhérente au dispositif de la

tribune et suppose que chaque député parle de sa place. Cette possibi-

lité de parler de sa place devient ainsi synonyme de débat contradic-

toire, comme l'indique le comte de Vaublanc : « Dans toutes les assem-

blées qui ont existé depuis la révolution, on a toujours eu la faculté de

parler de sa place. L'obligation contraire a pris naissance sous le dernier

gouvernement, où il n'y avait que des orateurs du gouvernement qui

eussent la parole, et qui parlaient sans aucun contradicteur, et par

conséquent avec beaucoup d'assurance. »2 Comme le soulignait encore

le comte de Sade, « je maintiens hautement que nous n'entrerons fran-

chement dans les voies de la délibération parlementaire [...], qu'il ne

s'établira de véritable discussion que lorsque nous pourrons dans le débat sur

les articles parler chacun de notre place »3.

Notons, enfin, que la reconnaissance des prétentions à la validité ne

peut en même temps qu'être assortie d'une prudence. Celle-ci est

constitutive des limites politiques à la rationalité libérale4. Le premier

argument a trait à la nécessité pragmatique d'arrêt de la discussion : la

décision se fait à la majorité — comme le dit Sieyès, « à la pluralité des

voix »5 - et, dès lors il faut toujours faire place à l'erreur, à la corruption

issue des siècles d'oppression, à la rémanence des intérêts particuliers6.

On trouve ainsi la source principale de la méfiance libérale continue

1. Chambre des députés, séance du 22 janvier 1839, Le Moniteur universel, 1839, p. 141.

2. Le Moniteur universel, 22 février 1826, p. 211.

3. Nous soulignons.

4. Cf. Ph. Raynaud, Locke et les limites de la raison libérale, in Ph. Raynaud, S. Riais (dir.), Une prudence

moderne ?, Paris, PUF, 1992, p. 21-33.

5. « L'établissement public [de l'association politique] est le résultat de la volonté de la pluralité des asso-

ciés. [...]. On sent bien que l'unanimité étant une chose très difficile à obtenir dans une collection d'hommes

tant soit peu nombreux, elle devient impossible dans une société de plusieurs millions d'individus. L'union

sociale a ses fins ; il faut donc prendre les moyens possibles d'y arriver ; il faut donc se contenter de la pluralité

[...]. La pluralité se substitue avec raisons aux droits de l'humamté » (Préliminaires de la Constitution française

(1789), in Œuvres, Paris, EDH1S, 1989, vol. 2, n° 9, p. 18 et 38).

6. La question est cependant plus compliquée chez Sieyès. On a vu, en effet, dans le premier chapitre, les

rapports étroits qui, selon lui, doivent unir science et politique. Dans cette perspective d'une politique scienb-

fique, il ne saurait y avoir d'imperfection du moment évidentiel de la reconnaissance des prétentions à la validité

(cf. sur ce point, S. Riais, Sieyès ou la délibération sans prudence. Eléments pour une interprétation de la philo-

sophie de la Révolution et de l'esprit du légicentrisme, in Ph. Raynaud, S. Riais (dir.), Une prudence moderne ?,

op. cit., p. 45-73).

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vis-à-vis des majorités stabilisées et durables. Ainsi, par exemple, à la fin

du XIXe siècle, cette observation de Saleilles:

«Je crois que cette intervention de la majorité parlementaire dans la besogne

législative est des plus funestes. Elle a pour effet d'introduire la politique dans une

œuvre d'où il est difficile sans doute de l'exclure absolument, mais dont ce devrait

être l'idéal de l'y introduire le plus rarement possible. Il y a des lois politiques;

c'est malheureux, car tout ce qui est l'œuvre d'une majorité politique devrait

prendre un caractère provisoire et temporaire comme cette majorité elle-même, et se

faire par décrets. Les majorités ne sont pas de cet avis-là ; elles croient bâtir pour

l'éternité, elles veulent engager l'avenir. Elles fixent leur politique dans des lois. Il

y en a de cette catégorie, il faut bien l'accepter. Acceptons-les. Mais qu'il y en ait

le moins possible. La prédominance de l'idée de majorité politique a donc cet effet

fâcheux de fausser le caractère d'une grand nombre de lois qui prennent une cou-

leur politique, alors que par leur objet elles ne dussent en comporter aucune de ce

genre. »'

Le second argument tient précisément au caractère réfléchissant du

jugement politique. Si la contrainte normative résulte non d'une

déduction, mais de l'activité même de jugement, elle ne peut s'imposer

à la façon d'une catégorie établie en vérité, mais parce que la solution

retenue a été reconnue valide au cours d'une discussion, c'est-à-dire

qu'elle a pu être argumentée et justifiée « en épuisant la série des "parce

que", du moins dans la situation d'interrogation et d'interlocution où

[la] question a été posée »2. Mais si cette validité est précisément limitée

à la « situation d'interrogation et d'interlocution » — c'est-à-dire à la

discussion —, cela signifie que la « solution » ne peut être reconnue que

de manière prudentielle, en attente de meilleurs arguments, de meil-

leures justifications.

3.3 — La discussion parlementaire comme procédure

pour détacher les opinions des personnes

On voit bien que, chez Sieyès, la discussion se satisfait et même

requiert les heurts des « 750 opinions circonférentes », comme le disait

Mathieu Dumas3, «jusqu'à ce que, modifiées, épurées par leurs efforts

réciproques, [elles] finissent par se concilier, par se fondre en un seul

1. R. Saleilles. La représentation proportionnelle, deuxième article. Revue du droit public et de la science

politique, t. IX, 1898, p. 408. Nous soulignons.

2. P. Ricœur, La raison pratique, in Du texte à l'action. Essais d'herméneutique 11, Paris, Le Seuil, 1986,

p. 237-259.

3. M. Dumas, Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale, 7 mars 1792, Archives

parlementaires, 1" série, vol. XXXIX, p. 454 et s.

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148 L'espace public parlementaire

avis ». Comme le souligne F. Furet, à propos de la société de pensée:

« Le but de la société de pensée [...], c'est de dégager d'entre ses mem-

bres et de la discussion une opinion commune, un consensus, qui sera

exprimé, proposé, défendu. [...]. [Une société de pensée], c'est un ins-

trument qui sert à fabriquer de l'opinion unanime. »' On a affaire à une

conception procédurale de la discussion parlementaire: celle-ci va

« épurer » la polyphonie en une voix unique — « comme on voit [sou-

ligne Sieyès], dans l'univers physique un mouvement unique et plus

puissant se composer d'une multitude de mouvements opposés ». La

discussion en régime d'opinion tend, comme le dit Arendt, à « libérer

des "conditions subjectives privées", c'est-à-dire des idiosyncrasies qui

déterminent naturellement la perspective de chaque individu en privé

et sont légitimes tant qu'elles restent des opinions soutenues en privé,

mais qui ne sont pas faites pour la place du marché et perdent toute

validité dans le domaine public »2. Autrement dit, les opinants de la dis-

cussion vont chercher, dans la discussion, à désintéresser leur point de

vue, à l'élargir et à lui conférer une dimension générale irréductible à

l'origine particulière et personnelle de leur énonciation. La discussion

va vers la dissolution des particularités : elle « départicularise » les opi-

nions, les fait passer du privé au public ; elle les publicise. Et cette opé-

ration de publicisation passe, de façon interne à l'opinion, par « un

report de l'énonciation en arrière du sujet, vers un avis général. [...].

Sous les apparences d'un jugement personnel, le sujet de l'énonciation

produit ainsi un acte d'évaluation "sous le nom d'un autre sujet" »3.

Ce mouvement de « départicularisation » ouvre, par conséquent,

avec l'obligation de considérer une question donnée « à différents

points de vue », la possibilité d'examiner les opinions indépendamment

des personnes qui les énoncent. Au contraire, un régime de discours où la

concurrence pour la parole légitime est ordonné par l'imposition de sa

vérité, fait immanquablement retour sur les « intentions » des per-

sonnes. Le soupçon sur les « motivations cachées » si coutumières chez

Robespierre4, apparaît comme un moyen de dénoncer, dans le même

temps, le caractère non véridique des discours concurrents : la critique

des intentions fait resurgir le caractère singulier et situé du locuteur, lui

redonne une place et un point de vue dont l'existence l'éloigne du

caractère objectif de la « vérité ». Ainsi, Louvet pouvait-il dénoncer ce

1. F. Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 272.

2. H. Arendt, 1972, La crise de la culture, op. cit., p. 281-282.

3. L. Quéré, « L'opinion du vraisemblable », art. cité, p. 50.

4. Cf. L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, p. 194 et s.

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Un théâtre des opinions 149

retour des personnes dans les discours politiques: « L'ordre du jour

n'était pour vous qu'un prétexte dont vous aviez encore besoin pour

prononcer de longs discours, où vous traitiez tout, excepté l'objet à

discuter. Des choses, vous n'en parliez pas ; vous nous entreteniez continuelle-

ment des personnes : des bons ministres pour les censurer, des bons dépu-

tés pour les dénoncer. »' La dénonciation vient fixer le locuteur dans

une position particulière et en la faisant apparaître, il la signale comme

irréductible à la « voix du peuple » et partant la destitue de toute légiti-

mité. On touche là à l'une des plus discriminantes différences entre les

deux grammaires de la parole parlementaire. Ainsi, Condorcet pouvait-

il dénoncer ce soupçon : « Pourquoi juger les opinions par les person-

nes, quand ce sont les opinions qu'il faut juger. »2 C'est Sieyès encore

qui insiste sur le détachement entre opinions et personnes pour con-

clure à l'immunité de ces dernières, à l'issue de la discussion:

« L'assemblée ne connoît et ne répond que de son ouvrage, et son ouvrage

n'est que la commune décision. Si les pensées qui ont servi à la détermination de

l'individu restent à son gré dans le secret impénétrable du cerveau, tandis que dans

un corps collectif, les avis qui ont excité et préparé son jugement sont nécessaire-

ment voués à la publicité, ceux-ci n'en doivent pas moins être regardés comme

incapables de compromettre leurs auteurs. Il doit y avoir pour toutes les opinions,

comme un droit d'asile, sacré et inviolable, attaché au lieu où elles ont eu un

moment nécessaire existence. »3

De même Desmousseaux de Givré dénonce-t-il la propension à

associer opinion et personne ( « On nous appelle à choisir tel ou tel

nom, parce que l'on suppose que tel ou tel nom représentera l'opinion

que nous voulons faire prévaloir ; en d'autres termes, on nous appelle à

traduire une opinion par un nom propre » ) qui substitue au débat des

opinions un « tournoi des noms propres »:

M. Desmousseaux de Givré. Ainsi, je dis que, sur ce point essentiel de notre

constitution, on nous a posé, si l'on peut s'exprimer ainsi, sur un contresens et ce

contresens ne s'est pas borné à l'imitation du Forum antique. On est arrivé tou-

1. J.-B. Louvet, A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, 5 novembre 1792, op. cit. Nous soulignons.

2. Cité par L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 195.

3. E. Sieyès, Vues sur les moyens d'exécution dont les représentans de la France pourront disposer en 1789, op. cit.,

p. 99. Bentham parmi les règles de prudence parlementaire indiquait : « Ne jamais supposer de mauvais motifs »

(J. Bentham - E. Dumont, Tactique des assemblées législatives, vol. 1, Paris, Bossange-frères, 1822 [seconde édition],

p. 166). La règle de l'inviolabilité de la salle des délibérations a été édictée dès 1789 : « L'Assemblée déclare que la

personne de chacun des députés est inviolable ; que tout particulier, toute corporation, tribunal, cour ou commis-

sion, qui oserait, pendant ou après la présente session, poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou

faire détenir un député pour raison d'aucune proposition, avis, opinion ou discours faits par lui aux Etats-

Généraux, [...] sont infâmes et traîtres envers la Nation et coupables de crime capital » (décret du 23 juin 1789),

cité parE. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, op. cit., p. 1259. Aujourd'hui, l'article 26, alinéa 1,

de la Constitution dispose que « Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu

ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions. »

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150 L'espace public parlementaire

jours par méconnaissance du principe, à un autre inconvénient de la même

nature, c'est ce vote que nous sommes perpétuellement appelés à établir sur des

noms propres. Notre règlement nous appelle sans cesse à voter les uns contre les

autres [...]. Nous votons contre l'opinion les uns des autres, mais non pas contre

les personnes les uns des autres. (Interruptions.) Voter contre les personnes les uns

des autres est une chose mauvaise dans tous les sens; car pourquoi, Messieurs,

sommes-nous appelés ? Pourquoi nous appelle-t-on à choisir tel ou tel nom ? Eh

bien ! On nous appelle à choisir tel ou tel nom, parce que l'on suppose que tel ou

tel nom représentera l'opimon que nous voulons faire prévaloir ; en d'autres ter-

mes, on nous appelle à traduire une opinion par un nom propre.

Eh bien ! Qu'arrive-t-il de cette position où l'on met la chambre, c'est qu'il

y a telle circonstance où tel nom propre ne prévaudrait pas s'il exprimait bien

exactement une opinion bien nette.

Ce sont les opinions mixtes, quelques fois les opinions douteuses qui, dans

cette espèce de tournoi de noms propres, ont l'avantage'.

Avec l'obligation de détacher les opinions des personnes qui les

élèvent, on a le principe de l'interdiction des « personnalités ». Ainsi,

parmi beaucoup de cas, E. Pierre cite-t-il quelques exemples d'applica-

tion de cette interdiction : « Les interpellations de collègue à collègue

sont interdites comme constitutives de personnalités » ; « Il est permis

de discuter à la tribune les actes publics des hommes publics, mais il

n'est pas permis d'y apporter par voie directe ou indirecte les échos de

la presse concernant la vie privée des hommes publics » ; « Ne pas faire

dégénérer le débat en débat personnel » ; « Un orateur manquerait aux

convenances parlementaires et aux prescriptions du règlement, si, en

posant une question à un ministre, il mettait en cause la personne de ce

ministre et le prenait directement à partie. »2

3.4 — Offre de significations et forclusion des intentions:

deux catégories constitutives de la grammaire parlementaire

de la discussion

La façon dont les intentions des personnes font retour et se substi-

tuent à la signification des énoncés ou au contraire sont mises entre

parenthèses dans et par la discussion, introduit en même temps au pro-

blème des conditions de félicité des activités conformes à la grammaire

parlementaire de la discussion. Pour cette grammaire, la revendication

d'un examen des opinions détaché des personnes qui les ont émises, on

1. Le Moniteur universel, 22 janvier 1839, p. 141-142.

2. E. Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1902

[2- éd.], n° 463, p. 514-516.

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Un théâtre des opinions 151

cherche à enraciner l'activité langagière dans le seul milieu topique de

sa signification manifeste — il s'agit d'examiner « les choses », comme le

dit Louvet, les opinions dans leur objectivité. Le refus de l'effet parti-

cipe de la même démarche: la volonté de retirer toute dimension

« perlocutoire »' aux actes de langage cherche à réduire les intentions

communicationnelles à la seule offre modalisée2 de significations de

l'énoncé.

A l'inverse, dans la critique du discours « théâtral », on voit que la

recherche de l'effet, souligne un usage de la dimension perlocutoire des

actions langagières comme autant de moyens dans un contexte

d'interaction stratégique. Mais cette dénonciation de la dimension per-

locutoire de la parole théâtrale recouvre celle d'un type de prétention à

la validité dont le succès dépendrait de raisons fondamentalement

externes et contingentes à la dimension illocutionnaire d'offre de signi-

fication de l'action langagière3. Comme le résume Habermas, c'est

« l'intention de l'acteur [qui] est constitutive pour les actions téléologi-

ques [i.e. perlocutoires] comme l'est la signification de l'énoncé pour

les actes illocutoires »4. La prétention au pouvoir de la parole dans la

grammaire critique, pendant la Révolution française, est en outre

dénoncée comme résidant dans un potentiel de sanctions : la Terreur5.

Mais au-delà de ce contexte historique, on voit bien aussi que la situa-

tion de parole déléguée confère au discours une force que sa seule

signification n'a pas : parler au nom d'un... groupe ou d'une autre per-

sonne, c'est conférer à sa parole un surcroît de poids issu du potentiel

de mobilisation de ce groupe ou de cette personne. On voit en tout cas

qu'alors c'est la reconnaissance du potentiel de sanction qui permet de

relier les actions les unes aux autres, qui assure, en d'autres termes, la

coordination de l'activité. On voit ainsi que la forclusion des intentions

recouvre bien une spécification du type d'agir caractéristique de la

1. Les actes perlocutoires recouvrent, selon Austin, ceux qui organisent un effet sur l'auditeur.

Cf. J.-L- Austin, Quand dire c'est faire, Paris, Le Seuil, 1970.

2. La modalisation de ces énonciations étant opéré par les actes illocutoires qui transforment les locutions

en assertions, questions, jugements, etc.

3. Comme le note Austin, les effets perlocutoires demeurent extérieurs à la signification de ce qui est dit.

Cf. J.-L- Austin, Quand dire c'est faire, op. cit., p. 134. L'analyse qui suit est redevable aux commentaires que fait

J. Habermas de l'œuvre d'Austin dans la Première considération intermédiaire de sa Théorie de l'agir communicationnel

(Paris. Fayard, vol. 1, p. 296 et s.).

4. J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, op. cit., p. 299.

5. Il est vrai que la Terreur n'est pas toujours explicite, ni toujours même présente. Il reste frappant que

s'y substitue alors la revendication d'un langage de vérité, ce qui conserve le caractère coercitif du langage, ainsi

qUC le soulignait H. Arendt, indiquant que « toute prédication de vérité [est] soustraite à l'accord, à la discussion,

à l'opinion ou au consentement » et exige « péremptoirement d'être reconnue » (H. Arendt, La crise de la culture,

op. cit. p. 300).

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152 L'espace public parlementaire

grammaire parlementaire de la discussion : celle-ci se rattache bien à ce

qu'Habermas a nommé l' « agir communicationnel » qu'il définit

comme « les interactions médiatisées par le langage où tous les partici-

pants poursuivent par leurs actions langagières des objectifs illocutoires,

et seulement de tels objectifs »1.

4 / La discussion

a l'épreuve des technologies parlementaires

d'organisation de la parole

F. Jacques a bien montré, dans le cas de la conversation ordinaire,

que c'est la dimension illocutoire de l'énonciation qui assure à une telle

action langagière l'efficacité d'un mécanisme de coordination des

actions2. Une assertion, une question ou une opinion — préfacée, par

exemple, par «J'asserte », «Je demande » ou «Je juge » — institue de

manière performative un espace d'interlocution caractérisé par une

organisation séquentielle de la locution par couple de places alternan-

tes3. Dans ce jeu de langage, les actes illocutoires instituent donc des

tours de parole à prendre dans la conversation, chaque place obligeant

ou appelant l'occurrence d'un autre énoncé. Accompagnant l'idée

d'alternance, comme « règle institutionnelle », H. Sacks et E. Schegloff,

proposent un certain nombre d'observations caractéristiques des

conversations ordinaires, notamment celle suivant laquelle « l'ordre des

tours de parole n'est pas fixe » et celle qui spécifie que « la répartition

des tours de parole entre les énonciateurs n'est pas spécifiée à

l'avance »4.

Or, de ce point de vue, le discours d'assemblée présente de nota-

bles différences, puisque aussi bien l'alternance des orateurs et de leur

discours est soumise à un contrôle de la part du président de séance

- suivant un principe posé dès 1791, une fois en possession de la parole,

1. J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard, vol. 1, op. cit., p. 304.

2. F. Jacques, Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979.

3. Cf. à ce sujet les travaux de H. Sacks et de E. Schegloff, par exemple E. Schegloff, Sequencing and

Conversationnal Openings, American Anthropoligist, vol. 70, n° 6, 1968, p. 1075-1095 ; H. Sacks, E. Schegloff,

Opening up Closings, Semiotica, n° 8, 1973, p. 289-327 ; H. Sacks, E. Schegloff, G. Jefferson, A Simplest Syste-

matics for the Organisation of Turn Taking for Conversation, Langage, n° 50, 1974, p. 696-735. Pour une pré-

sentation de ces travaux, voir B. Conein, Le parler d'assemblée : remarques pour une analyse du discours public.

Bulletin du Centre d'analyse des discours, n° 5, 1981, p. 65-104.

4. B. Conein, « Le parler d'assemblée : remarques pour une analyse du discours public », art. cité.

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un orateur ne peut être interrompu que par le président et aucune des

questions qui, en vertu du règlement, suspendent la délibération ne

peut se produire tant que le membre qui est à la tribune n'a pas achevé

son discours. La parole est accordée par lui et seulement par lui d'une

part et les tours de parole sont, d'autre part, distribués selon une procé-

dure, celle de l'inscription préalable. Cela signifie donc, comme le sou-

ligne B. Conein, que le discours d'assemblée « tend à retenir ou à sus-

pendre ou même à exclure les relations d'interlocution directe: le

discours public fonctionne comme un processus de restriction de

l'interlocution »1. Mais, c'est dire aussi que les discours, à l'inverse de la

conversation, « alternent en surface sous une forme différente, par

interventions successives et non par séquences couplées. [...]. En

d'autres termes, la deuxième place est toujours marquée par un tour

antécédent, mais rien n'oblige un énonciateur à s'adresser ou à

répondre au locuteur précédent »2.

Ces caractéristiques du discours d'assemblée s'opposent donc fron-

talement à la grammaire de l'activité parlementaire centrée autour de la

discussion, et il est justement frappant que ces technologies de la parole

parlementaire aient été critiquées ou aient fait l'objet de controverses.

On examinera essentiellement deux de ces controverses, celle autour

de l'ordre fixe des tours de parole et celle relative aux discours écrits,

qui toutes deux ont été élevées parce qu'elles apparaissaient en contra-

diction avec la forme de la conversation.

4.1 - La critique de la fixation préalable des tours de parole

En ce qui concerne l'ordre fixe des interventions, le texte qui suit

de J. Bentham — revu et corrigé par Dumont, l'un des membres de

l ' « atelier » de Mirabeau — est éclairant:

« Un ordre fixe de priorité, quel qu'il soit, est une des règles les plus nuisibles

qu'on puisse établir dans une assemblée politique. Ordre apparent, désordre réel;

égalité apparente, inégalité réelle ; mais ceci demande à être traité en détail. [...].

« Cet ordre fixe tend à renverser le véritable ordre du débat. Ce qui le cons-

titue, c'est l'alternative entre les antagonistes. Je ne dis pas que cette alternative

soit toujours d'une nécessité absolue, mais c'est la marche la plus naturelle, la plus

agréable, et la plus propre à conduire au but.

« Avance-t-on un fait erroné ou un argument sophistique, il importe que la

réfutation soit immédiate. Un discours a-t-il produit un effet sensible en faveur

1. lbid., p. 66.

2. lbid.

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154 L'espace public parlementaire

des uns, il faut que les autres cherchent à le combattre au moment même. Sans

cela, point d'égalité : et qu'il y a-t-il de plus propre à mettre les juges en état de

prononcer avec connaissance de cause, que ce plaidoyer contradictoire, où l'on

oppose sans cesse préjugés à préjugés, faits à faits, arguments à arguments. Ce choc

des esprits fait jaillir la lumière, et produit l'évidence.

« Dans l'Assemblée nationale, tous ceux qui voulaient parler sur un sujet

donné se faisaient inscrire d'avance, et cette liste fixait l'ordre de la parole. Quel

en était le résultat ? Nombre d'orateurs parlant dans le même sens, et faisant des

discours préparés, fatiguaient l'assemblée par des redites étemelles. Point

d'analogie et de correspondance entre eux. L'attaque et la défense n'étaient

jamais dans leur ordre naturel. Telle imputation faite dans un des premiers dis-

cours n'était réfutée que dans un des derniers. C'était un contresens de débat ; et

l'ennui de ces harangues isolées, toutes indépendantes les unes des autres, produi-

sait une impatience, une lassitude qui disposait à précipiter les conclusions les

plus importantes. »'

On trouve ici une illustration très claire de l'alternance de surface

que provoque l'ordre préalablement fixé de la parole: il s'agit bien

d'une défense de la forme d'alternance des conversations ordinaires où

chaque énoncé appelle, performativement, un énoncé pertinent en

seconde place : « Cet ordre fixe tend à renverser le véritable ordre du

débat. Ce qui le constitue, c'est l'alternative entre les antagonistes. » On

saisit en même temps le sens des technologies correctrices de cette res-

triction du fait de l'alternance dans les séances parlementaires. Ainsi, par

un arrêté de la Constituante en date du 3 août 1789, l'inscription préa-

lable des orateurs fut-elle prescrite sur des feuilles pour et contre ; le pré-

sident étant tenu d'appeler alternativement un orateur pour et un orateur

contre2. Cet arrêté vise bien à restaurer une organisation séquencielle de

la discussion parlementaire, par couple de places articulées l'une à

l'autre. Brisson, président de séance, en 1885, indiquait clairement:

« Ce que veulent le règlement et le bon sens, c'est que les orateurs se

réfutent alternativement. »3

Une autre manière de contrecarrer la déformation de l'alternance,

a été de rendre possible un tour de parole non fixé préalablement. Dans

ce cas, indique E. Pierre, « dès qu'un débat est ouvert, les demandes de

1. J. Bentham - E. Dumont, Tactique des assemblées législatives, op. cit.

2. Ces règles de la Constituante ont servi de base à tous les règlements qui se sont succédé jusqu'à la

IIIe République. Le principe était le suivant : les inscriptions valent dans l'ordre dans lequel elles ont été reçues.

Les orateurs sont appelés par le Président suivant l'ordre de leur inscription. La priorité est acquise au premier

orateur porté sur la feuille du côté contre; en effet, explique E. Pierre, « il est naturel qu'un projet soit attaqué

avant d'être défendu. La parole est ensuite donnée à un orateur du côté pour, et ainsi de suite, de manière à ce

que les opinions pour et contre soient alternativement exposées ». Cf. E. Pierre, Traité de droit politique, électoral et

parlementaire, op. cit., n° 893, p. 1036-1027.

3. Chambre des députés. Débats, 9 lévrier 1885.

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parole peuvent se produire de deux manières: soit à haute voix en

séance — elles sont alors recueillies par le président — soit par des ins-

criptions silencieuses également recueillies par le président. Lorsque

deux membres ont demandé la parole de leur place au cours d'un

débat, c'est au président de décider lequel des deux l'a demandée le

premier et auquel des deux la parole revient, suivant le sens dans lequel

il est présumé devoir être entendu ».

4.2 — La critique des discours écrits

La question des discours écrits, leur autorisation ou leur proscrip-

tion, s'inscrit dans la même perspective de restauration du jeu de lan-

gage de la discussion et, notamment encore, l'alternance de la conver-

sation ordinaire. Depuis les débuts de l'Assemblée constituante, les

discours étaient généralement écrits. Il s'agissait même semble-t-il

d'une pratique généralisée, si l'on excepte quelques personnalités tel

Danton. Si les discours restèrent généralement écrits jusqu'en 1848, on

assiste sous la Restauration, puis sous la monarchie de Juillet à un

nombre croissant de propositions — malgré tout systématiquement

repoussées — visant à les interdire. Ainsi, en va-t-il de la proposition de

du Hamel, le 21 février 1826, et de celle presque identique du

20 février 1829 ; au début de la monarchie de Juillet, le 23 juillet 1830,

la commission chargée de réviser le règlement de la Chambre des

députés proposa d'interdire les discours écrits dans la discussion des arti-

cles et des amendements; on recense également une proposition de

Duvergier de Hauranne, le 18 août 1830, et, dans le même sens, une

proposition du 22 janvier 1839. Reste que les discours écrits devinrent

de plus en plus rares, jusqu'à presque disparaître dans les Assemblées de

la IIe république. Ils tendaient à reparaître au commencement du

Second Empire.

La critique des discours écrits ressortit de plusieurs ordres. Le pre-

mier reste largement lié à la critique de l'éloquence et recoupe l'oppo-

sition entre le Naturel et l' « Art » ou l'Artifice. Ainsi, le comte de Vau-

blanc pouvait-il avancer en 1826 : « Parmi les membres de la chambre,

il en est beaucoup remplis de talent, et qui pourtant ne parlent jamais,

même dans les questions où ils pourraient apporter des lumières spécia-

les. D'où vient l'obstacle qui empêche ces députés de venir nous faire

part de leurs connaissances. J'en rencontre ici plusieurs. D'abord les dis-

cours écrits sont nécessairement montés sur un certain ton de style qui

fait que l'homme qui improvise après un discours écrit, éprouve beau-

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156 L'espace public parlementaire

coup plus d'embarras à exprimer ses idées qu'il cherche à s'élever au

ton du discours qu'on vient d'entendre. » La principale raison de la cri-

tique reste cependant que, selon les différents intervenants, la prépara-

tion des discours et leur lecture vont contre le principe de la discussion

parlementaire : « Ils [les textes écrits] sont contraires, affirme ainsi un

article du Temps, à l'esprit de la discussion parlementaire qui doit tenir de

la conversation plus que de la rhétorique. »' Cet article était suscité par une

intervention de Momy, président du Corps législatif sous le Second

Empire, qui avait dénoncé la lecture de discours écrits, le 28 juil-

let 1862, dans un discours lui-même... écrit. La proscription des dis-

cours écrits est ici explicitement faite au nom de la « discussion simple

et presque familière »:

M. le Président de Momy. Un discoure écrit arrive bien rarement, quel que soit

son mérite, en harmonie avec le point de la discussion. S'il est long et diffus, il

glace le débat et se poursuit devant des bancs dégarnis. Dans ce cas, c'est le temps

et la dignité de l'Assemblée qui se trouvent sacrifiés à la prétention d'un seul. Si le

discours est amer ou violent, il cause une irritation profonde, car rien ne produit

une impression plus pénible que l'amertume calculée et la violence qui n'a pas

l'excuse de l'improvisation. La préparation écrite, qui semblerait la compagne

obligée de la réflexion et du calme, n'a jamais été un apaisement politique ; et l'on

est frappé d'étonnement quand on songe qu'aux temps les plus sinistres de notre

histoire parlementaire, presque tous les discours étaient écrits. Le Parlement

anglais, dont l'expérience et l'esprit pratique sont incontestables, interdit d'une

manière absolue dans son sein la lecture d'un discours ; à peine y tolère-t-il la lec-

ture d'un document. Ainsi les formes oratoires y ont à peu près fait place à une discussion

simple et presque familière, et quelques mots d'un homme de bon sens y sont écoutés

avec faveur. Je souhaiterais que le Corps législatif voulût bien, dans son intérêt,

adopter la même discipline. Quant à moi, voici comment j'entends mes devoirs et

mes droits de président : je ne me considère que comme l'interprète des volontés

de la Chambre; je dois faire écouter avec respect tout ce qu'il lui plaît

d'entendre ; mais je ne laisserais pas continuer la lecture devant une Chambre

inattentive ou déserte. Nos discussions sont faites pour nous éclairer et non pour

figurer au Moniteur. Le compte rendu, ainsi que la sténographie, ne sont pas établis

pour recueillir des manuscrits.

Là encore, à l'appui de l'improvisation, les arguments font généra-

lement valoir que, quand il s'agit d'un discours écrit, l'alternance des

orateurs reste de façade et que les énoncés de secondes places ne

« répondent » pas à ceux de premières places. C'est bien ce que

soulignait Benjamin Constant — qui avait déjà fait inscrire l'obliga-

tion d'improviser dans l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Em-

1. Le Temps, 30 janvier 1862. Nous soulignons.

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Un théâtre des opinions 157

pire: « Nul doute que les discours écrits ne soient déplacés dans les

délibérations. Les mêmes choses y seraient dix fois répétées en termes

différents. Une séance entière peut être ainsi consumée sans que les

objections soient pesées, puisqu'elles n'ont pas été prévues. »' Déve-

loppant ce point dans ses Principes de politique, il ajoute que « les ora-

teurs se succèdent sans se rencontrer » et qu' « ils n'écoutent point car

ce qu'ils entendraient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dirent. Ils

attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait fini »:

« Un article qui paraît d'abord minutieux, et qu'on a blâmé dans la constitu-

tion qui va nous régir, contribuera puissamment à ce que les discussions soient

utiles. C'est celui qui défend les discours écrits. Il est plus réglementaire que cons-

titutionnel, j'en conviens ; mais l'abus de ces discours a eu tant d'influence, et a

tellement dénaturé la marche de nos assemblées qu'il est heureux qu'on y porte

enfin remède.

« Ce n'est que lorsque les orateurs sont obligés de parler d'abondance,

qu'une véritable discussion s'engage. Chacun, frappé des raisonnements qu'il

vient d'entendre, est conduit naturellement à les examiner. Ces raisonnements

font impression sur son esprit, même à son insu. Il ne peut les bannir de sa

mémoire : les idées qu'il a rencontrées s'amalgament avec celles qu'il apporte, les

modifient, et lui suggèrent des réponses qui présentent les questions sous leurs

divers points de vue.

« Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils ont écrits dans le silence du

cabinet, ils ne discutent plus, ils amplifient: ils n'écoutent point car ce qu'ils

entendraient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dire. Ils attendent que celui

qu'ils doivent remplacer ait fini; ils n'examinent pas l'opinion qu'il défend, ils

comptent le temps qu'il emploie et qui leur paraît un retard. Alors il n'y a plus de

discussion, chacun reproduit des objections déjà réfutées ; chacun laisse de côté

tout ce qu'il n'a pas prévu, tout ce qui peut déranger son plaidoyer déjà terminé

d'avance. Les orateurs se succèdent sans se rencontrer ; s'ils se réfutent, c'est par

hasard ; ils ressemblent à deux armées qui défileraient en sens opposé, l'une à côté

de l'autre, s'apercevant à peine, évitant même de se regarder, de peur de sortir de

la route irrévocablement tracée. »2

On retrouve la même argumentation à l'appui de la proposition de

du Hamel, en 1826, au terme de laquelle « excepté dans les discussions

générales des lois ou des propositions, nul discours écrit ne pourra être

lu à la chambre sur les chapitres, titres ou articles de loi ou de proposi-

tion. Des notes seules pourront être consultées ». S'il préfère les « dis-

cussions improvisées, [où] il s'établit une controverse sage, véritable-

ment parlementaire », c'est qu' « un discours écrit succède à un autre

1. B. Constant, Le courrier, 19 octobre 1815, in Recueil d'articles. 1795-1817, op. cit., p. 252.

2. B. Constant, Principes de politique (1815), chap. VII : « De la discussion dans les assemblées représen-

tatives », in Œuvres, op. cit., p. 1155.

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158 L'espace public parlementaire

sans y répondre, et souvent la réponse ne vient que trois jours après,

tandis qu'il importait beaucoup de répondre sur-le-champ »:

« M. du Hamel. D'où vient donc le reproche qu'on nous adresse de n'être

pas présents à nos discussions ? cela ne tient-il pas à notre manière de discuter. Il

est évident qu'en proscrivant les discours écrits, il y aurait dans nos discussions un

intérêt toujours croissant qui nous retiendrait sur nos bancs. Qu'arrive-t-il dans

l'état actuel des choses? c'est qu'un discours écrit succède à un autre sans y

répondre, et souvent la réponse ne vient que trois jours après, tandis qu'il impor-

tait beaucoup de répondre sur-le-champ. Dans les discussions improvisées, au

contraire, il s'établit une controverse sage, véritablement parlementaire. Qu'on

ne soit pas arrêté par la crainte de ne pas s'exprimer avec élégance à la tribune, il

suffit qu'on y vienne émettre une opimon franche et loyale pour être écouté

avec indulgence. [...]. »'

Un dernier ordre d'explication de la proscription des discours écrits

est livré par le Constitutionnel en 1862 : « Le plus grand inconvénient

des lectures, c'est qu'elles permettent de se passer du talent oratoire et

même du talent d'écrivain ; c'est qu'elles peuvent donner lieu à des substi-

tutions de personnes, et ouvrir l'enceinte législative à des idées ou à des opinions

que le suffrage universel avait voulu écarter. »2 De même, on a vu que Ben-

jamin Constant parlait de la possibilité de lire des « discours comman-

dés ». Presque un siècle plus tard, J. Isorni, ironisait sur ces « Présidents

du Conseil, ministres, chefs de partis qui ne peuvent trouver le temps

de préparer eux-mêmes leurs discours » ou croquait J. Duclos, discou-

rant et jetant un « coup d'œil sur son texte entièrement écrit, peut-être

par lui »3 (sic !). Critiquer les possibles substitutions de personnes et la

possibilité que des « écrivains » extérieurs à l'espace parlementaire y

viennent porter leurs opinions, c'est insister sur la double exigence de

la parole parlementaire qu'emporte la grammaire parlementaire de la

discussion : la première consiste dans l'engagement d'un point de vue

personnel, la seconde en un impératif de fermeture de l'espace de la

discussion4.

On a vu, à partir de la critique du dispositif et de l'usage de la tri-

bune, s'élever une dénonciation de la grammaire critique de l'activité

parlementaire. Mais avec l' « appareil théâtral de la tribune », c'est pré-

cisément la contiguïté de cette grammaire particulière des assemblées

1. Séance du 21 février 1826, Le Moniteur universel, 22 février 1826, p. 210-211.

2. Le Constitutionnel, 30 janvier 1862. Nous soulignons.

3. J. Isorni, Le silence est d'or ou la parole au Palais-Bourbon, Paris, Flammarion, 1957, p. 56-57.

4. Cf. chap. 1.

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Un théâtre des opinions 159

politiques avec le théâtre que l'on a vu dénoncée : le « penchant à faire

effet », les applaudissements, l'éloquence, la rhétorique codifiée. A

l'inverse, on a vu émerger, en creux, certains traits pragmatiques carac-

téristiques du second modèle de la discussion parlementaire.

Au contraire de la grammaire critique, dont on a montré que la

référence à la vérité l'apparentait à une prédication absolue, indépen-

dante de qui est et de ce que pense le sujet de l'énonciation, la gram-

maire de la discussion est caractérisée par une prédication d'opinion qui

exige un engagement personnel de l'énonciateur dans l'énoncé de son

opinion, c'est-à-dire requiert l'adoption d'une perspective, d'un point

de vue pour lequel, à l'inverse de la pratique jacobine, on ne se pose

pas la question de l'authenticité des députés — on ne leur soupçonne pas

d'intentions cachées. Une conséquence pragmatique immédiate pour la

grammaire de la discussion est l'acceptation de la pluralité de l'espace

public et la légitimité d'une polyphonie des opinions. Et, à ce titre, on

voit bien dans quelle mesure le dispositif circulaire, sans tribune, peut

convenir à cette grammaire : placer le Heu de la parole à chacune des

places de la salle, c'est bien figurer cette convention morale qui admet la

légitimité des expressions polyphoniques des opinions ou des perspec-

tives particulières.

Ces éléments vont à leur tour déboucher sur une conception pro-

cédurale de la discussion parlementaire, dont l'objet est de réduire la

pluralité en l'unicité d'une volonté commune. Cette réduction va

essentiellement consister en une libération des opinions de leurs

« conditions subjectives privées », en un détachement de l'origine parti-

culière de leur énonciation. La discussion parlementaire a pour fin le

désintéressement des points de vue et la généralisation des perspectives.

Ce mouvement de « départicularisation » ouvre, on l'a vu, la possibilité

d'examiner le contenu significatif des opinions indépendamment des

personnes qui les énoncent et de leurs intentions.

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4

LE PEUPLE TOUJOURS MALHEUREUX.

GRAMMAIRE CRITIQUE ET OUVERTURE

DE L'ESPACE PARLEMENTAIRE

« Et qu'êtes-vous donc ? N'êtes-vous point les protec-

teurs du pauvre, n'êtes-vous point les promulgateurs des

lois du législateur éternel ? [...]. Et si vous n'êtes point les

promulgateurs de ces lois, si vos sentiments ne sont point

conformes à leurs principes, vous n'êtes plus les législa-

teurs, vous êtes plutôt les oppresseurs des peuples. »

M. de Robespierre.

On a pu montrer que la grammaire de la discussion appuyait sa

dénonciation de la grammaire critique de l'activité parlementaire préci-

sément à partir de la construction de la séance comme spectacle et de la

position du parlementaire comme celle d'un spectateur. Mais cette cri-

tique dissimule, au vrai, la véritable et la plus fondamentale différence

entre grammaire de la discussion et grammaire critique. Le but de ce

chapitre est de montrer, en effet, que la discussion parlementaire ins-

talle aussi le parlementaire dans une position de spectateur, mais que

c'est à la fois la position de spectateur et la nature du « spectacle » qui,

dans un cas et dans l'autre, sont essentiellement différents. Dans la

grammaire critique, le spectateur est fixé au parterre et engagé dans un

face-à-face avec l'orateur ; dans la grammaire de la discussion, on avan-

cera, au contraire, que le spectateur est circulant, susceptible de saisir,

sous tous les angles, le point fixé d'un orateur, par rapport auquel il

apparaît sans contrainte d'engagement. C'est ensuite la nature même du

spectacle qui diffère : dans la grammaire de la discussion, c'est le point

de vue sur un état de choses tel qu'il est exprimé par l'orateur qui est

l'objet du spectacle. On a vu, en effet, que cet état de chose ne fait pas

l'objet d'une prédication absolue, mais toujours d'une prédication

seconde, une prédication d'opinion toujours préfacée par un « Je trouve

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que... » ou un « Il me semble... ». La qualification de l'état de choses

n'est appréciable dans sa validité qu'à la condition de l'engagement de

ce point de vue. Dans la grammaire critique, ce qui est donné en spec-

tacle, ce n'est pas une opinion, mais un monde et un monde extérieur à

l'enceinte de l'Assemblée : ce que l'orateur livre, c'est une prédication sur

l'état de choses, une prédication absolue dont la validité se mesure à

son degré de vérité. On verra, en particulier, que ce monde proposé

par l'orateur est le plus souvent le spectacle d'une souffrance étrangère

à l'arène parlementaire. La nature de ce spectacle confère à ce théâtre

de la vérité de la parole parlementaire une configuration et des con-

traintes particulières, celles de l'accusation publique. L'on s'attachera par

conséquent, dans un premier temps, à spécifier pour chacune des deux

grammaires la position du spectateur, engagée ou détachée, qu'elles sup-

posent: on verra ainsi que la grammaire de la discussion postule un

parlementaire-spectateur, à proprement parler invisible, détaché à la fois

du fieu de l'expression de l'opinion et de tous réseaux préconstitués

qu'ils soient sociaux ou politiques — ce dernier point mettra notam-

ment en avant la question des partis et des groupes parlementaires, et

leur caractère incompatible avec l'indépendance et l'impartialité du

parlementaire défini par la grammaire de la discussion. La position du

spectateur de la grammaire critique apparaît, quant à elle, immédiate-

ment engagée — et l'architecture hémicyclique, on le verra, oblige déjà

à cet engagement par le face-à-face qu'il impose avec l'orateur. Mais

cet engagement est également requis par la nature du spectacle

qu'emporte la grammaire critique et dont on montrera qu'il consiste

dans le spectacle d'une souffrance. La décomposition analytique que

l'on effectuera à partir de ces éléments permettra de dégager les élé-

ments essentiels de cette grammaire critique1.

1 / Engagement ou détachement du spectateur

1.1 — Le parterre ou le club :fixation

ou circulation des points de vue

Les analyses précédentes ont permis d'établir que la critique de la

grammaire critique de l'activité parlementaire à partir de la grammaire

de la discussion, s'appuyait essentiellement sur la métaphore du spec-

1. Ma dette pour nombre d'éléments de ce chapitre va à L. Boltanski, en particulier pour son livre La

souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.

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162 L'espace public parlementaire

tacle et sur la construction de la position du parlementaire comme une

position de spectateur théâtral. Pour autant, c'est moins cette position

de spectateur qui, dans le cadre de la grammaire de la discussion, fait

problème, car après tout, la discussion a pu être comparée elle aussi à

un « théâtre des idées »' qui, dans le cadre parlementaire, deviendrait un

« théâtre des opinions ». La tension est surtout occasionnée par le carac-

tère engagé du spectateur, tel qu'il est signifié architecturalement dans le

caractère phonocentré de la salle des délibérations, dans la convergence

des lignes de fuite de l'hémicycle vers la tribune et, par conséquent,

dans l'orientation uniment centripète des regards.

On peut mieux spécifier maintenant une différence fondamentale

entre la grammaire de la discussion et celle que l'on a nommée critique.

On saisit en effet que dans cette dernière, l'accent est mis sur l'orateur

— la centration architecturale de l'hémicycle vers la tribune en est une

illustration. Et il n'est pas surprenant, dès lors, que ce dispositif théâtral

fasse si aisément resurgir le topos critique de l'inauthenticité de l'ora-

teur-acteur ; topos traditionnel depuis le XVIIe siècle de la critique des

spectacles. De plus, dans le dispositif théâtral de l'hémicycle, la fronta-

lité du rapport orateur/auditeurs oblige à l'engagement de ces derniers,

fixés dans la polarité discursive du destinateur qui prononce le discours

et des destinataires face à lui qui l'écoutent et qui ne peuvent échapper

à ce rôle. Dans la première grammaire, au contraire, celle de la discus-

sion, l'accent est mis sur le spectateur, sur la place du public des parle-

mentaires, architecturalement organisée comme étant sans point de vue

ou, plus exactement, comme pouvant embrasser tous les points de vue.

Dans un dispositif entièrement circulaire, le discours prononcé en un

des points du cercle — rappelons que dans sa forme topique, la gram-

maire de la discussion suppose que l'on parle de sa place et non d'une

quelconque tribune - n'est fixé par aucune frontalité vis-à-vis du

public des députés, réparti sur la totalité du cercle et auquel il ne s'adresse

pas. Si c'était le cas, on serait, en effet, dans une situation de sous-

détermination spatiale de l'allocutaire ; sous détermination qui oblige-

rait les orateurs à un balayage visuel à 360° pour tenter, de manière

pourtant nécessairement inefficace, de stabiliser l'adresse de leurs dis-

cours, s'il n'était précisé réglementairement que tout discours doit

s'adresser au seul président de séance. On perçoit d'emblée que cette exi-

gence réglementaire n'a de sens que dans une salle circulaire, puisque

aussi bien, dans un hémicyle, l'orateur se trouve dans la situation para-

1. Cf. chap. 3.

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Le peuple toujours malheureux 163

doxale de tourner le dos à son allocutaire réglementaire. Mais c'est dire

que, la relation allocuteur/allocutaire étant fixée dans le couple ora-

teur/président, les autres parlementaires se trouvent dans une situation

de spectateurs dégagés de cette relation : un dispositif architectural cir-

culaire autorise un retrait du « lieu de l'action », pour reprendre

l'expression gorfinanienne1, un non-engagement et la possibilité

d'observer, comme de nulle part, l'orateur et ceux qui l'écoutent. Ce

dispositif permet ici la constitution d'un spectateur sans point de vue

prédéterminé, d'un pur spectateur2.

La circularité des projets de salle d'assemblée associée à la grammaire

de la discussion ne contraint aucune direction au regard ; elle autorise le

balayage visuel embrassant l'ensemble des points de vue d'où sont expri-

mées les opinions. En ce sens elle signifie et réalise pour chaque député

la possibilité d'adopter une vue totalisante, au principe d'une « objecti-

vité a-perspective »3. Cette absence de point de vue est encore renforcée

par la possibilité, au moins au début de l'expérience parlementaire fran-

çaise, de circuler dans la salle des débats, de changer de place. Ainsi, appa-

raît-il révélateur que dans ses Souvenirs, E. Dumont, décrivant les pre-

mières séances des Communes, trouve immédiatement la comparaison

imagée du Club : « Quand j'entrai dans la salle des états généraux, il n'y

avait ni sujet de délibération, ni ordre quelconque [...] [les députés] pas-

saient le jour à attendre, à débattre sur de petits incidents [...]. Comme

ils n'étaient pas constitués, ils se regardaient plutôt comme faisant partie

d'un club que d'un corps politique. »4 Le Club est précisément un lieu

où, par la discussion, s'opère une circulation entre tous les points de vue.

Le baron de Gauville, le 29 août 1789, indiquait ainsi qu'il avait « essayé

de [se] placer dans les différentes parties de la salle et de ne point adopter

d'endroit marqué, afin d'être plus le maître de [son] opinion »5. La

« mise en ordre de l'Assemblée » a tendu, par la suite, à interdire ces

déplacements. Pour autant la rémanence des prescriptions réglementai-

1. Cf. E. Gofinun, La mise en scène de la vie quotidienne, vol. 2 : Les relations en publique, Paris, Minuit,

1973.

2. Sur la position de « pur spectateur », voir L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 48 et s.

3. L'expression est de L. Daston qui, dans son article [Objectiviry and the Escape trom Perspective, Social

Studies of Science, vol. 22, n° 4, novembre 1992, p. 597-618], fait l'histoire de cette association entre « objecti-

vité » et « absence de point de vue », depuis la philosophie morale et esthétique de la seconde moitié du

XVIIIe siècle, jusqu'à son importation et sa naturalisation dans les sciences naturelles au milieu du XIXe siècle.

4. E. Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, Paris, PUF, 1951, p. 47, cité par P. Brasart, Paroles de la Révolution.

Les Assemblées parlementaires. 1789-1794, Paris, Minerve, 1988, p. 26.

5. Cf. Journal du Baron de Gauville, député de la noblesse aux États généraux depuis le 4 mars 1789 jusqu'au

1" juillet 1790, édité patr Barthélémy, Paris, 1864, cité par A. Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante.

Les techniques délibératives de l'Assemblée nationale. 1789-1791, Paris, PUF, 1989, p. 28, n. 84.

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164 L'espace public parlementaire

res à ce sujet marque bien les réticences ou les résistances à la fixation des

parlementaires à leur place. L'article 3 du chapitre III du règlement de

l'Assemblée constituante, comme celui de l'Assemblée nationale législa-

tive, adoptée le 18 octobre 1791, précise ainsi : « La séance ouverte cha-

cun restera assis » ; de même, l'article 7 du chapitre II du règlement de la

Convention nationale, daté du 28 septembre 1792, indique que

« chaque membre sera tenu de rester en place et assis ». D'une manière

plus révélatrice encore, le règlement sur le service des huissiers marque

bien, dans le détail, la persistance tardive des déplacements des parle-

mentaires pendant les séances mêmes:

« 10 - Quand les députes seront debout dans l'arène ou qu'ils se rassemble-

ront auprès de la grille des poêles, les huissiers les prieront de se rendre chacun à

leur place.

« 11 — Les députés qui s'asserront sur les chaises destinées aux ministres, ou

sur les marches du Bureau des secrétaires seront priés par les huissiers de quitter

ces places. »'

1.2 - L'invisibilité du pur spectateur

La position du pur spectateur, en même temps que le détachement

par rapport au lieu de l'action, emporte donc l'individualisation d'un

point de vue circulant — ce que vient marquer le déplacement physique

individuel du député. C'est aussi la mise en suspens des relations exis-

tantes entre les acteurs. L'Assemblée se rattache bien à un modèle de

l'espace public comme « réseau sans frayage préalable », pour reprendre

l'expression de L. Boltanski2. C'est un idéal d'invisibilité, comme il le

montre, qui est au principe du spectateur pur. On trouve une illustra-

tion de cet idéal d'invisibilité dans l'interdiction faite aux parlementai-

res de se livrer à des personnalités, c'est-à-dire de faire saillir leur per-

sonne et de la faire remarquer par des conversations particulières ou

toutes autres attitudes qui localement la signaleraient au reste de

l'Assemblée. Cette invisibilité se réalise aussi dans une « capacité à

changer d'identité »3 : spectateur changeant de place, sans identité et,

plus précisément, sans identité sociale, désocialisé4. On comprend alors

1. Règlement sur le service des huissiers, 5 mai 1792, AN, C177 (476).

2. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 53.

3. OU., p. 50.

4. On verra, plus loin, que cette exigence est naturellement un point vulnérable de la grammaire de la

discussion et que, nombre des critiques qu'on lui adresse s'appuient précisément sur le dévoilement de

l'origine sociale des parlementaires et le caractère illusoire de sa mise entre parenthèses ou celui frauduleux de

sa dissimulation.

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Le peuple toujours malheureux 165

le caractère crucial de deux controverses qui ont agité les premiers par-

lementaires français : la première, dans les premiers mois des états géné-

raux, puis de la Constituante, à propos du vêtement des députés ; la

seconde, plus rémanente - ô combien ! —, relative à la fixation, en un

point particulier de la salle, d'acteurs laissant subsister entre eux des

engagements préalables et constituant ce qui sera bientôt dénoncé

comme « coalition », « faction » et encore comme « groupe parlemen-

taire », comme « parti ».

Si la grammaire de la discussion exige la visibilité, l'apparition, du

point de vue de l'orateur, elle va chercher, dans la mesure où elle

emporte une exigence d'objectivité aperspective, à éliminer tous les

éléments de visibilité sociale du spectateur. On trouve une illustration

exemplaire de cet effort dans les débats récurrents sur le costume parle-

mentaire. Au vrai, ce débat se situe à deux niveaux : le premier tend à

différencier les députés du reste de la nation. C'est ainsi que le 16 juil-

let 1789, l'archevêque de Vienne propose que les députés portent une

marque distinctive, « qui les fit connaître et respecter du peuple »1. Ce

souhait est rejeté car il pouvait aux yeux de la Constituante comporter

un risque d'aristocratie, et le 15 octobre, on décrète que les députés

n'auront pas de costume particulier2. A un second niveau, la question

du vêtement avait déjà été évoquée non pas pour différencier les cons-

tituants du reste de la population, mais pour différencier les députés

entre eux. Dès l'ouverture des états généraux, les députés du Tiers

avaient dû revêtir un costume officiel noir alors que les représentants

des ordres privilégiés étaient habillés d'une façon beaucoup moins

modeste3. La séance du 25 mai 1789 est révélatrice des luttes qui oppo-

sent les différents ordres pour imposer ces différences ou au contraire

pour faire admettre l'indifférenciation des députés, du moins au regard

de leur ordre d'appartenance4: certains députés voulaient qu'on

n'entrât dans la salle qu'en habit noir afin de faire disparaître la « vanité

des riches » ; d'autres militaient pour la liberté de costume. C'est cette

dernière solution qui fut adoptée, permission étant même donnée à

chacun de porter l'épée ou l'habit de couleur. Les tenants de l'indiffé-

1. Cf. A. Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante..., op. cit., p. 151 et s.

2. Un débat de même nature a eu lieu relativement à « l'uniforme civil national ». Cf. AN, AFII66, dos-

sier 489, pièce 15. Et encore en 1795, voir le rapport tait par Grégoire, Du costume des fonctionnaires publia,

28 fructidor an III. Sur ces débats, on se reportera à L. Hunt, Polilitics, Culture and Class in the French Revolution,

London, University of California Press, 1984, p. 74-79.

3. Ibid., voir également le costume des trois ordres aux états généraux de 1789 dans les Archives historiques,

1889-1890, vol. 1, p. 30.

4. A. Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante..., op. cit., p. 117.

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166 L'espace public parlementaire

renciation ne réussirent donc pas à l'imposer au plan vestimentaire, du

moins évitèrent-ils qu'un vêtement particulier fut imposé à une caté-

gorie particulière de députés, et vînt la signifier.

1.3 — Identités spatiales et factions

Reste que les identités sociales, et, plus précisément, ordinales,

étaient également signifiées spatialement. Ainsi, le clergé, le 5 mai 1789,

avait été appelé à siéger à la droite du trône et, après le 27 juin, à la droite

du président1. La noblesse, quant à elle, était située à la gauche du prési-

dent et le Tiers, en face. P. Brasart note en outre que les députés, à

l'intérieur de ces trois distinctions ordinales, étaient enfin regroupés sui-

vant leur origine géographique, par gouvernement. Ce n'est semble-t-il

qu'après le 22 juillet 1789, date à laquelle la salle fut réorganisée que ces

positions spatiales devinrent moins précises. Significativement, c'est le

15 octobre, au moment même où fut abolie l'obligation, pour le Tiers,

de porter un costume particulier, et que fut instaurée la liberté vestimen-

taire, que furent également supprimées les distinctions de place. Ainsi,

dans la Correspondance des députés d'Anjou, le rédacteur fait-il immédiate-

ment le lien : « Nous croyons devoir rapprocher ici, pour ceux à qui il

pourrait rester quelque doute sur l'entière abolition des ordres, un autre

décret rendu à la fin de la séance, lequel décret porte que toutes les dis-

tinctions de costume et de place entre les députés seront supprimées dans

la salle des séances, et même dans les cérémonies. »2

L'exigence de non-engagement suppose, on l'a dit, la mise en sus-

pens des frayages locaux des réseaux d'interconnaissance, dans lesquels

les députés peuvent être pris. On a vu que cette exigence était au prin-

cipe de l'indistinction non seulement des costumes, mais également et

sans doute surtout, des places dans la salle des séances et de la possibilité

de se déplacer pour être « le plus maître de son opinion ». Le problème

s'est retrouvé posé dès lors que se sont cristallisées des positions spatiales

correspondant à la reconnaissance, préalable à toute discussion, de

communauté d'opinions.

1. On reprend ici la mise au point de P. Brasart [Paroles de la Révolution. Les Assemblées parlementaires.

1789-1794, Pans, Minerve, 1988, p. 240-241], qui observe, par ailleurs que là se trouve l'origine du nom d'un

des côtes, celui des « Noirs », par réference à la soutane des membres du clergé ; caractéristique très visible sur le

tableau de Halman, La nuit du 4 août 1789 (Bibbothèque nationale), où le côté droit occupé par le clergé et

presque entièrement monocolore et noir. Sur ce point, voir également le livre de G.-A. de Halem, Paris

en 1790. Voyage de Halem, éd. A. Chuquet, Paris, L. Chailley, 1896, p. 216.

2. Correspondance des députés d'Anjou, t. 2, p. 585, cité par A. Castaldo, Les méthodes de travail de la Consti-

tuante..., op. cit., p. 152, n. 84. Nous soulignons.

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On situe habituellement, suivant Buchez et Roux, au

28 août 1789, lors de la discussion sur le veto royal, la constitution de

distinction spatiale d'un autre ordre entre « patriotes » ou « démocra-

tes », puis « enragés », d'une part, et « aristocrates » ou « parti des modé-

rés », d'autre part ; prélude à la désignation polaire en droite et gauche:

« Ce fut à la suite de cette séance [celle du 28 août 1789] que

l'Assemblée se sépara définitivement en côté gauche et côté droit. Tous

les partisans du veto allèrent s'asseoir à droite du président, tous les anta-

gonistes se groupèrent dans la partie opposée. Cette séparation rendait

plus facile le calcul des voix dans le vote par assis et levé [...]. »' Mais, semble-

t—il, de tels rapprochements s'étaient déjà opérés auparavant, puisque

l'on identifiait un « coin du Palais-Royal » pour la « partie la plus

avancée de l'Assemblée », opposé au « fauxbourg Saint-Germain »

regroupant les « noirs » et les « royalistes »2:

« Il est remarquable que la salle est partagée de manière que dans une partie

sont placés les hommes qui, quelques fois, sans doute ont des opinions exagérées,

mais qui, en général, ont de la liberté et de l'égalité une idée très élevée. »3

« Nous commencions à nous reconnaître : ceux qui étaient attachés à la révolution

et au Roi s'étaient cantonnés à la droite du président, afin d'éviter les cris, les pro-

pos et les indécences qui se passaient dans la partie opposée. »4

A partir du moment où ces reconnaissances étaient opérées dans

la salle même et où elles pouvaient se stabiliser dans un système de

place, on voit émerger, en contradiction avec la labilité du spectateur,

des points de vue obligés ; la géographie de la salle devenant l'espace

de dispositifs d'intéressement et, en même temps, de principes de

vision: « J'avais essayé de me placer dans les differentes parties de la

salle et de ne point adopter d'endroit marqué, afin d'être plus le

maître de mon opinion; mais je Jus obligé d'abandonner absolument la

partie gauche. »5

Comment le parti ou la faction ont-ils partie liée à la grammaire

critique de l'activité parlementaire ? C'est probablement P.-L. Roede-

rer qui a le mieux saisi cette connexion dans un article de son Journal

d'économie publique, de morale et de politique, intitulé « De la faction et du

1. Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, 1834, p. 349-350, cité par

R. Rémond, La vie politique en France. 1789-1848, Paris, A. Colin, 1965, p. 137.

2. Sur ce point, cf. P. Rétat, Partis et factions en 1789 : émergence des désignants politiques, Mots, n° 16,

1988, p. 69-89.

3. Journal d'Adrien Lequesnoy, député du Tiers de Bar-le-Duc, sur l'Assemblée constituante (3 mai 1789-

avril 1790), éd. R. de Crèvecœur, Paris, 1894, vol. 1, p. 311.

4. Cité par A. Castaldo, Les méthodes de travail de la Constituante..., op. cit., p. 28, n. 84. Nous soulignons.

5. Ibid.

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168 L'espace public parlementaire

parti (synonyme) »1. Il l'explicite en fait à partir d'un commentaire du

De Cive de Hobbes et d'une exploration étymologique - parfois fantai-

siste - du terme « faction »: « Hobbes, le plus analytique de tous les

écrivains politiques, dit dans son traité De Cive, que le mot faction vient

de l'art que les orateurs, chefs de partis, employent pour faire, pour

façonner le peuple à leur gré. »2 Et dans une note, il cite le texte de

Hobbes:

« Lorsque les suffrages ne sont pas assez inégalement partagés pour que le

vaincu ne puisse espérer de prendre le dessus dans une autre assemblée, moyen-

nant le concours d'un petit nombre de votants de même avis, les chefs convo-

quent les autres, ils délibèrent sur les moyens de faire rapporter le décret rendu ; ils

conviennent de se rendre les premiers et en grand nombre à la prochaine séance;

ils arrêtent ce que chacun aura à dire, dans quel ordre il devra parler, pour

remettre à nouveau la matière en délibération, et faire annuler l'ouvrage de la

majorité, en profitant de la négligence des absents. La manœuvre et le mouvement

qu'ils pratiquent ainsi pour façonner le peuple, s'appelle faction. »3

La faction consiste, à proprement parler, à « faire le peuple » par la

puissance métaphorique de la rhétorique. On retrouve par là deux élé-

ments centraux de la grammaire critique: l'éloquence4, d'abord, et

cette façon, ensuite, qu'a l'orateur jacobin d'instituer le peuple « tel

qu'il doit être »5. Comme le souligne L. Jaume, « par l'action des ora-

teurs, on confond le peuple réel qui est la voix majoritaire de

l'Assemblée, avec le peuple factice, qui est création de la rhétorique et à

laquelle, séduite, l'Assemblée peut venir s'identifier »6. On rejoint ainsi

directement la composante de théâtralité de la faction, du parti, en ce

que, toujours suivant L. Jaume, « faire le peuple » doit s'entendre au

double sens d'agir, de façonner le peuple - et son opinion - et d'incar-

ner le peuple. Ce sont là bien les principaux traits de l'action parlemen-

taire robespierriste, tels que les précédents chapitres l'ont dessinée.

Peu à peu, points de vue et points de passages obligés, le coin du

« fauxbourg Saint-Germain » et le « coin du Palais-Royal », la droite et

la gauche, objets de délégations morales, sont devenus les éléments

1. P.-L. Roederer, De la faction et du parti (synonyme), Journal d'économie publique, de morale et de poli-

tique, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, an V (1797), p. 367-386. Ce texte date du 20 brumaire an V. On se

référera au commentaire que Lucien Jaume fait de ce texte dans Représentation et faction de la théorie de

Hobbes à l'expérience de la Révolution française, Revue d'histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1989,

n° 8, p. 269-288.

2. Ibid., p. 369.

3. Ibid., p. 371.

4. Cf. chap. 3.

5. Cf. chap. 1.

6. L. Jaume, « Représentation et faction... », art. cité, p. 275.

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d'une géographie des opinions, indépendamment même des personnes

qui viennent occuper les places de la salle. Naturalisé, le système de

place va devenir un dispositif d'engagement préalable à toute discus-

sion. En témoigne la description que fit Mathieu Dumas de

l'installation de la Législative, où les députés — qui n'étaient pas ceux de

la Constituante — retrouvèrent immédiatement la géographie politique

de l'ancienne assemblée:

« Les places qu'avaient occupées au côté gauche, dans l'Assemblée consti-

tuante, les vrais défenseurs de la liberté furent envahies, emportées d'assaut par les

plus fougueux novateurs, [...] un beaucoup plus grand nombre d'hommes éclairés

et d'opinions modérées, prétendus sages, observateurs presqu'indifférents, se jetè-

rent dans le centre où leur masse et leurs rangs serrés pouvaient par le poids et la

force numérique, avoir à leur propres yeux l'apparence d'une immense majorité

et rassurer leur timidité. Il ne resta aux amis consciencieux de la Constitution que

les places qu'avaient occupés à la droite, dans l'Assemblée précédente, les défen-

seurs de l'Ancien Régime. »'

C'est bien à l'encontre de cette contrainte d'engagement que s'est

élevé La Rèvellière-Lépeaux, le 14 septembre 1795. Dans une proposi-

tion de réforme du règlement, il avance notamment l'idée de tirer les

places des parlementaires au sort tous les mois, livrant au passage la

vérité du principe de non-engagement:

« Une [proposition] surtout nous a semblé d'un grand intérêt : c'est celle qui

tend à rompre ces groupes de partis qui présentent l'enceinte du corps législatif

comme un champ de bataille où plusieurs armées sont en présence et se disputent

avec acharnement la victoire, en employant la force et la ruse [...]. Convenons

que la partie de notre enceinte où nous étions assis nous a quelque fois fait

émettre, non pas notre vœu propre, mais le vœu que le public et les membres de

l'Assemblée eux-mêmes croyaient devoir sortir de la place que nous occupions.

« Cet inconvénient nous paraît extrêmement grave et seul, à notre avis, il

peut être une source de discordes civiles et l'un des plus puissants obstacles à la

félicité publique. En effet, indépendamment de l'immense inconvénient de mettre

un législateur dans le cas d'émettre un vœu local, et non un vœu qui lui soit

propre, observez que l'habitude de se placer toujours à côté des mêmes hommes,

de les entretenir et de les voir journellement, en vous rapprochant d'eux, vous

isole des autres ; alors les opinions personnelles se fondent en une masse partielle

d'opinions. On identifie ses vues et ses passions, bientôt on finit par se regarder

comme un peuple, pour ainsi dire, différent de lui qui occupe une autre partie de

la même enceinte. On dit : ils veulent, et nous voulons. [...].

« Lorsqu'au contraire par une sage institution, tous les membres d'une

assemblée se trouvent, dans le cours d'un certain temps, placés les uns à côté des

1. M. Dumas, Souvenirs, Paris, 1839, vol. 2, p. 4-5, cité par M. Gauchet, La droite et la gauche, in

P. Nora, Les lieux de mémoire, III : Les Frances, vol. 1 : Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992, p. 399.

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autres, le député est moins influencé, les opinions se fondent plus aisément en une

opinion tout à fait générale. [...]. Nous vous proposons de décréter que tous les

mois les places seront tirées au sort et que chaque membre de l'un et l'autre

conseil sera tenu d'occuper uniquement la place qui lui sera échue. »'

L'agglutination, à des places fixées, de députés de même opinion

s'inscrit en pleine contradiction avec l'impératif de circulation et

d'invisibilité du parlementaire-spectateur. En enrôlant des choses, des

places dans la salle, en intéressant les acteurs à les occuper, la Consti-

tuante a contribué à les associer solidement et, du même coup, à don-

ner quelque réalité à leur ordre. En s'assurant de la robustesse de

l'association place/député, les acteurs ont permis à un équipement

encore rudimentaire d'assurer plus facilement la reconnaissance du sens

de la situation (ne serait-ce, comme le soulignaient Buchez et Roux,

que par la plus grande facilité du calcul des voix) ; ils ont donc contri-

bué à faire tenir cette situation et à lui conférer une plus grande stabilité.

C'est en cela que l'on peut dire que cette association d'acteurs humains

et d'objets est une forme de délégation morale aux choses, et c'est ce qui fait

dire à La Révellière-Lépeaux que c'est la place même qui émet le vœu.

Ce n'est pas tout. La robustesse de cette association a permis, d'une part

sa pérennité, d'autre part sa naturalisation: la division en gauche et

droite fait aujourd'hui partie de ces « toiles de signification » dont parle

M. Dobry2, et dont la caractéristique est d'être perçue sur le mode du

« cela va de soi ». A une négociation du sens en situation sans cesse à

recommencer, elle substitue son intelligibilité directe, un cadre de per-

ceptions et d'appréciations quasi automatiques. Les conséquences de

cette substitution en sont une coordination des acteurs dépourvue de

toute négociation consensuelle - telle qu'elle se présente chez les eth-

nométhodologues. Pour comprendre une situation, il ne faut plus

désormais se concentrer sur des personnes, mais sur les choses qui les

condensent et les représentent; ce sont ces choses qui envahissent la

situation et qui entrent en relation de façon quasi automatique : ce sont

la gauche et la droite de l'hémicycle qui applaudissent, s'apostrophent,

protestent, votent, approuvent, censurent ou quittent l'hémicycle...

La robustesse d'un tel arrangement se signale, en outre, par sa résis-

tance à la mise en crise. A tel point que c'est seulement durant

l'hiver 1958-1959 que l'on a pu précisément tenté de déclasser ce dis-

1. Le Moniteur universel, vol. XXV, séance du 28 fructidor-17 septembre 1795, p. 748-749. Nous

soulignons.

2. M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presse de la

fNsp, 1986, p. 104 et s.

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positif de représentation. La dispute sur le dispositif est ouverte par

l'UNR1 : si l'on s'en tenait à la solution classique d'une disposition des

groupes de la gauche à la droite, l'UNR revendiquait d'être placée après

les communistes, les socialistes et les radicaux. Le MRP ne pouvait se

satisfaire de cette redéfinition, ne voulant être rejeté à droite — à droite

de l'hémicycle, mais par association à droite de l'échiquier politique.

On a l'occasion de voir à l'épreuve la solidité de l'association entre des

choses et des opinions. C'est alors que R. Triboulet, au nom de l'UNR,

proposa de substituer un autre dispositif de représentation à celui, clas-

sique, en droite et gauche, ainsi que de modifier les associations entre

objets, places et opinions : « Il s'agirait de décider que la future majorité

gouvernementale, lorsqu'elle sera formée après un vote sur une décla-

ration du nouveau cabinet, siégerait d'un côté de l'Assemblée et

l'opposition de l'autre, à l'exemple du Parlement britannique. »2 Ce

nouvel arrangement voulait effacer en même temps le dispositif précé-

dent. En effet, à la question des socialistes et radicaux de savoir laquelle

des deux parties [majorité et opposition] siégera à gauche, il est

répondu que « dans l'esprit des promoteurs de cette suggestion, il

semble bien que l'opposition devrait être placée à la droite du prési-

dent. Ce qui du coup va obliger les communistes à changer de cap, et de

permettre d'en terminer avec "les notions périmées de droite et de gauche" »3.

La critique de ce nouvel arrangement se situe sur deux plans. Le

premier consiste à souligner que le principe d'équivalence mis en

oeuvre n'est pas adéquat : « Il paraît exclu que sur tous les problèmes la

majorité puisse être de même composition. Enfin, où placerait-on, par

exemple le groupe socialiste s'il venait à pratiquer une opposition

"nuancée et non systématique ?". »4 D'une part, l'arrangement rap-

proche des positions qui ne se ressemblent pas, mais d'autre part, cet

arrangement, durci dans un dispositif objectivé, risque à terme

d'accentuer les ressemblances: « Les socialistes et les radicaux [affir-

ment] : "Ne va-t-on pas installer l'opposition, confondre et souder les

opposants systématiques et les autres ?". »5 Le second type d'argument

tire partie des contraintes pratiques liées à la forme même de l'objet, à

l'hémicycle lui-même. On fait valoir que « la Chambre des communes

1. Cf. Le Monde, 18 janvier 1958.

2. Combat, 17 décembre 1958. On remarque que cette nouvelle association apparaît comme

l'instrumentation de l'article 49 de la Constitution... encore un cas où il s'agit de compter!

3. Le Monde, 4-5 janvier 1959 et Le Figaro, 19 décembre 1958. Nous soulignons.

4. Le Monde, 18 décembre 1958.

5. Le Monde, 19 décembre 1958.

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[qui, donc dispose, d'un arrangement semblable] est rectangulaire ; un

hémicycle se prête moins aisément à ce système »1. La robustesse de

l'association traditionnelle des places à la couleur politique des députés,

robustesse liée à résistance pratique des choses, de l'arrangement objec-

tif des places dans la salle des séances comme à la forme de l'hémicycle,

a en fait, dès janvier 1959, eu raison de la tentative de créer une nou-

velle association place/député. L'unr va renoncer à cette proposition:

« En ce qui concerne la répartition des députés dans l'hémicycle, et

bien qu'on n'ait opposé que des objections d'ordre matériel à notre

idée de séparer majorité et opposition, nous nous rallions, à titre

d'expérience là aussi, au mode traditionnel : droite et gauche. »2

1.4. Le problème des frayages préalables

Au total, la figure du député construite par la grammaire de la dis-

cussion, cette figure de « jugeur silencieux », pour reprendre l'expres-

sion de Pussy en 1789 dans son Courrier national3, est celle d'un acteur

détaché au multiple sens d'insensible4, d'impartial, de désintéressé et

d'indépendant. Cette « indépendance » et cette « impartialité » doit se

marquer, d'une part, à l'intérieur du « cercle parlementaire », dans

l'évitement des frayages5 domestiques issus des réseaux d'interconnais-

sances déjà constitués ; d'autre part dans la fermeture de l'espace parle-

mentaire aux déterminations extérieures des intérêts particuliers, c'est-à-

dire aussi des liens communautaires.

L'indéterminantion sociale que vient souligner la liberté du cos-

tume et celle, plus problématique, du placement spatial dans la salle des

débats, au principe de la constitution du pur spectateur, renvoie de

manière plus générale à une exigence de non-engagement antérieur du

parlementaire. Cette exigence première est d'abord remplie par la pros-

cription des mandats impératifs. L'absence de point de vue, comme

condition de l'objectivité et de l'impartialité, suppose que le député ne

soit pas fixé par une opinion antérieurement constituée, et qui l'obli-

1. Ibid.

2. M. Habib Deloncle, Le Monde, 21 janvier 1959.

3. Cité par P. Rétat, « Partis et factions en 1789 : émergence des désignants politiques ». art. cité.

4. Cf. chap. 3.

5. « Frayer » est ici pris au sens d'ouvrir, de tracer un chemin, une voie. Les frayages préalables dési-

gnent ainsi les relations sociales ou politiques déjà constituées entre parlementaires, avant toute débbération en

séance publique. Le modèle de l'espace que suppose la grammaire de la discussion est donc bien celui d'un

espace « sans frayage préalable », c'est-à-dire où les députés ne sont pas engagés préalablement et où, dans un

second temps, Us vont prendre parti et s'agréger autour d'une opinion. Cf. L. Boltanski, La souffrance à dis-

tance..., op. cit., p. 52-56.

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gerait. La grammaire de la discussion suppose que l'on puisse changer

d'avis, comme le soulignait E. Sieyès:

« Les pouvoirs ne sont jamais limités ; ils sont ou ils ne sont pas l'objet de ma

procuration ; je n'ai point de pouvoirs dans l'objet de ma Procuration, ou vous

me chargez de faire de mon mieux, comme vous feriez vous-mêmes, dans ce cas;

je suis votre représentant : ou vous me chargez seulement de manifester votre avis;

alors je ne suis qu'un porteur de vote. Or la fonction d'un député aux états géné-

raux ne peut pas se borner à celle d'un simple porteur de vote. Quelle est l'objet

de cette Assemblée ? De faire sortir une volonté commune des volontés indivi-

duelles. Comment cela pourrait-il, si chaque individu votant ne pouvait rien

changer à ce qu'il a une fois dit ? Ici revient la comparaison par laquelle j'ai com-

mencé cet article. Les membres de l'Assemblée représentante, sont entr'eux ce

que sont sur la place publique les citoyens d'une petite peuplade ; ils ne se réunis-

sent pas seulement pour connaître l'opinion que chacun pouvait avoir la veille, et

se retirer ensuite ; ils s'assemblent pour balancer leurs opinions, pour les modifier,

les épurer les unes par les autres et pour tirer enfin des lumières de tous, un avis à

la pluralité; c'est-à-dire la volonté commune, qui fait la loi. Le mélange des

volontés individuelles, l'espèce de fermentation qu'elles éprouvent dans cette opé-

ration, sont nécessaires pour composer le résultat qu'on en attend. Il faut donc que

les opinans puissent se concerter, céder, en un mot, se modifier les uns les autres;

sans quoi ce n'est plus une Assemblée délibérante, mais un rendez-vous de Cour-

riers prêts à repartir après avoir remis leur dépêches. »'

La fonction initiale des députés aux états généraux consistait à

représenter ceux qui les avaient commis pour exposer leurs « doléan-

ces ». C'est ainsi que se trouvait défini le rôle des députés. Et c'est sur

ce motif que la majorité de la Chambre de la noblesse se fondait pour

refuser la vérification en commun des pouvoirs et le vote par tête:

« Aucun de nous n'est venu ici pour plaire à tel ou tel parti, pour suivre telle

ou telle bannière et s'asservir à l'opinion de qui que ce puisse être : nous n'y som-

mes pas venu porter nos opinions mais celles de nos commettants, quand leur

volonté suprême a prononcé des mandats rigoureux. »2

C'est contre cette conception que se développe une redéfinition de

la fonction de représentant. Ainsi, de Le Chapelier le 13 mai 1789:

« Un député n'est plus, après l'ouverture des états généraux, le député

d'un ordre ou d'une province, mais le représentant de la nation, prin-

cipe qui doit être accueilli avec enthousiasme par les députés des classes

privilégiées, puisqu'il agrandit leurs fonctions. »3 Reste que Louis XVI,

lui-même, avait pris ses distances avec cette pratique traditionnelle de

1. E. Sieyès, Instructions données par S.A.S. Monseigneur le Duc d'Orléans à ses représentons aux Baillages,

1789, p. 69-71.

2. Cité par P. Brasart, Paroles de la révolution..., op. cit., p. 53.

3. Ibid.

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174 L'espace public parlementaire

l'Ancien Régime. En atteste la lettre de convocation des états du

24 janvier 1789 : « Lesdits députés [seront] munis d'instructions et pou-

voirs généraux et suffisants pour proposer, remontrer, aviser et consen-

tir tout ce qui peut concerner les besoins de l'État, la réforme des abus,

l'établissement d'un ordre fixe et durable dans toutes les parties de

l'administration, la prospérité générale de notre royaume et le bien de

tous et de chacun de nos sujets. »' Et de manière plus précise dans le

préambule du règlement du 27 janvier : « Sa Majesté [...] attend surtout

que la voix de la conscience sera seule écoutée dans le choix des dépu-

tés [...]. Sa Majesté est persuadée que la confiance due à une assemblée

représentative de la nation entière empêchera qu'on ne donne aux

députés aucune instruction propre à arrêter ou troubler le cours des

délibérations. »2 C'est bien cette conception qui conduira à la déclara-

tion du 23 juin, lors de la « séance royale »:

« Article 3. Le Roi casse et annule, comme anticonstitutionnelles, contraires

aux lettres de convocation et opposées à l'intérêt de l'État, les restrictions de pou-

voir qui, en gênant la liberté des députés aux états généraux, les empêchaient

d'adopter les formes de délibération prises séparément par ordre, ou en commun,

par le vœu distinct des trois ordres. [...].

« Article 6. Sa Majesté déclare que, dans les tenues suivantes d'états généraux,

elle ne souffrira pas que les cahiers ou mandats puissent être jamais considérés

comme impératifs; ils ne doivent être que de simples instruments confiés à la

conscience et à la libre opinion des députés dont on aura fait le choix. »3

L'Assemblée consacra à la question des mandats impératifs ses séan-

ces des 7 et 8 juillet. Sieyès obtint la décision de ne pas statuer sur les

mandats:

« Mon avis a été et est encore que, sur cette matière, relativement à

l'Assemblée, il n'y a pas même lieu de délibérer sur le fond. Les principes sur lesquels

mon opinion est fondée ont déjà été consacrés par l'arrêté du 17 juin. Mais j'ai

déjà exprimé en même temps, qu'à cause des circonstances je croyais nécessaire,

sinon de faire un arrêté nouveau, du moins de représenter les principes par une

simple déclaration à peu près dans les termes suivants:

« L'Assemblée nationale, instruite par les déclarations de plusieurs de ses

membres, que quelques bailliages ont tellement lié leurs députés par des mandats

indiscrets, qu'ils ne pensent pouvoir prendre part à la délibération commune ; et

considérant que ces bailliages ont, par cette erreur, préjudicié à leurs propres inté-

rêts, puisqu'ils se sont privés ainsi de leurs représentants directs à l'Assemblée.

1. Cf. A. Brette, Recueil des documents relatifs à la convocation des États-généraux de 1789, vol. 1, Paris, 1894,

p. 64 et s., cité par A. Castaldo, Les Méthodes de travail de la Constituante..., op. cit., p. 143.

2. Ibid.

3. Déclaration du Roi concernant la présente tenue des états généraux, le 23 juin 1789, Le Moniteur,

vol. 1, p. 79.

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« Juge digne de sa sollicitude générale, d'inviter les bailliages à rendre à leurs

députés la liberté nécessaire à de vrais représentants de la nation. Au surplus,

l'Assemblée déclare que la nation française étant toujours tout entière légitime-

ment représentée par la pluralité de ses députés, ni les mandats impératifi, ni

l'absence volontaire de quelques membres, ni les protestations de la minorité ne

peuvent jamais ni arrêter son activité, ni altérer la liberté, ni atténuer la force de

ses statuts, ni enfin restreindre les limites des lieux soumis à sa puissance législative,

laquelle s'étend essentiellement sur toutes les parties de la nation et des possessions

françaises. »'

1.5 — Des degrés de sectorisation

de l'espace parlementaire

Mais il est maintenant possible justement, après avoir pointé ces

différents éléments, de réexaminer et d'enrichir la question, soulevée

précédemment2, de la clôture de l'espace parlementaire et de

l'articulation de l'activité des députés à l'extériorité de l'Assemblée

nationale. On a d'abord entrepris d'élucider cette question à partir du

problème de la localisation de la souveraineté, indiquant que le cercle

complet dans la fermeture de l'espace qu'il organise était mieux à

même de figurer une notion de souveraineté nationale assumée par une

assemblée représentative. On a aussi suggéré que l'hémicycle, dans sa

contiguïté avec l'architecture « théâtrale », convenait sans doute mieux

à l'exercice d'une parole déléguée, appuyée sur un principe extérieur à

l'Assemblée, et figurait dès lors de manière plus adéquate la revendica-

tion d'une souveraineté populaire.

On voit bien dans quelle mesure, l'engagement préalable — par des

frayages domestiques ou par le lien juridique du mandat impératif -

vient préciser l'ensemble de ces traits grammaticaux dans leurs contri-

butions au « désenclavement » — pour reprendre une expression de

M. Dobry3 — de l'espace parlementaire. Le paradigme d'un tel désen-

clavement pourrait être le fonctionnement des assemblées représenta-

tives révolutionnaires soumises au club des Jacobins qui, dès 1790,

cherchait à apparaître comme « l'image symbolique du peuple contrô-

lant l'Assemblée constituante, et préparant ses décisions »4. Dans ce cas

d'application du modèle critique d'activité parlementaire, la coordina-

tion des plans d'actions dépendait fondamentalement d'éléments exté-

1. E. Sieyès, Œuvres, Paris, EDHIS. 1989. vol. 1, n° 7.

2. C£ chap. 1 et 2.

3. M. Dobry, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 143.

4. F. Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 89.

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rieurs à l'activité discursive. A savoir, on l'a dit, des conditions de sanc-

tions ressortissant de la Terreur, de la vérité de l'état de chose, objet

d'une prédication absolue ou, on va le voir, de l'émotion, qui rendent

acceptable la prétention au pouvoir contenu dans l'usage de la dimen-

sion perlocutoire de l'activité langagière et qui expliquent qu'on est

persuadé de se soumettre à cette prétention1.

A l'inverse, dans la grammaire de la discussion, le statut détaché ne

doit pas seulement se comprendre du spectateur circulant et invisible,

mais aussi de l'état de chose, objet de la prédication d'opinion. L'état

de chose extérieur à l'Assemblée ne saurait plus faire retour dans

l'enceinte parlementaire, mais c'est seulement le point de vue exprimé,

amené à la visibilité et, pour reprendre l'expression de H. Arendt,

apparu qui fait l'objet de la discussion. C'est, dès lors, à ce titre que la

coordination de l'activité parlementaire peut se faire par la reconnais-

sance d'une prétention à la validité fondée sur une compréhension du

sens illocutionnaire de l'action langagière elle-même. Celle-ci se pour-

suit de manière autoréférentielle et fonde ce que M. Dobry appelle un

« endodéterminisme »2 de l'espace parlementaire. Notons, à cet égard,

que l'on peut observer un grand nombre de technologies de protection

de cet endodéterminisme de la discussion des députés. Ainsi, par

exemple, l'obligation signalée par E. Pierre selon laquelle : « L'orateur

doit se renfermer dans la question ; s'il s'en écarte, le président l'y rap-

pelle. »3 I1 en va de même des prescriptions suivantes : « Lorsqu'un ora-

teur veut lire un document absolument étranger à la matière qui fait

l'objet du débat, le président a le droit d'interdire la lecture » ; « Il ne

convient pas de raconter à la tribune ce qui se passe dans les commis-

sions » : « Il est de règle dans chacune des chambres de ne pas critiquer

les actes de l'autre chambre. » Encore à titre d'exemple, E. Pierre rap-

porte significativement une intervention de Brisson, comme président

de séance, le 6 décembre 1882 : « Votre président, messieurs, ne peut

pas introduire ici des réclamations de personnes étrangères à l'Assemblée. Par

conséquent, si on veut qu'il demeure dans ce qui est véritablement la

règle parlementaire, il ne faut pas qu'on apporte à la tribune des faits qui ne

peuvent devenir l'objet d'une controverse dans cette enceinte. »4 De manière

1. Cf. chap. 3.

2. M. Dobry, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 102.

3. Il s'agit d'une disposition réglementaire toujours en vigueur, cf. l'article 54-6, du Règlement de

l'Assemblée nationale : « L'orateur ne doit pas s'écarter de la question sinon le président l'y rappelle. S'il ne défère

pas à ce rappel [...], le Président peut lui retirer la parole. »

4. Nous soulignons.

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plus générale, on saisit que la question de la clôture ou au contraire du

« désenclavement » de l'espace parlementaire, dépend grammaticalement

du mode de coordination de l'activité des députés.

2 / La grammaire CRITIQUE DE L'ACTIVITÉ parlementaire

ET LES PLAINTES DU DEHORS

2.1 — La dépendance partisane des parlementaires

et la « crise du régime parlementaire »

On observe nulle part mieux les éléments grammaticaux des

modèles d'activité parlementaire que dans les moments de leur crise.

Ainsi a-t-on pu saisir quelques-uns des traits de la grammaire critique

au travers de la critique qu'en dressaient les tenants de la grammaire de

la discussion. De même, les traits de cette dernière grammaire que l'on

vient de mettre en lumière n'apparaissent jamais aussi clairement qu'au

tournant du siècle, avec ce que l'on a appelé la « crise du régime parle-

mentaire » qui n'est autre, on le verra, que celle de la grammaire de la

discussion — dans la mesure même où elle est l'élément constitutif du

régime parlementaire classique. Le thème de la « crise du régime repré-

sentatif» est, en fait, un des topos de la doctrine publiciste entre 1880

et 1914. Sans revenir sur les multiples aspects de cette « crise »,

dénoncée essentiellement par des juristes, mais également par des hom-

mes politiques, et décrite minutieusement par M.-J. Redor1, il

convient de noter que l'élément central de la critique a consisté dans la

dénonciation de l'universalisation du suffrage. Précisément, le suffrage

universel aurait brisé l'indépendance des gouvernants, c'est-à-dire des

parlementaires en réintroduisant le mandat impératif, d'une part; en

favorisant l'introduction et l'institutionnalisation des partis, d'autre part.

Le premier élément que l'on retrouve est justement celui de

l'indépendance des gouvernants - c'est-à-dire des parlementaires - par

quoi sont signifiées, d'une part, la position du parlementaire comme

pur spectateur et, d'autre part, la représentation de l'espace parlemen-

taire comme « réseau sans frayage préalable ». La thématique majeure

autour de laquelle s'adosse cet élément reste bien, dans les travaux des

publicistes, la dénonciation du mandat impératif. C'est même en des

1. M.-J. Redor, De l'État légal à l'État de droit. L'evolution de la doctrine publiciste française. 1879-1917, Paris,

Economica-PUAM, 1992.

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termes fort voisins de ceux de Sieyès, plus d'un siècle auparavant, que

l'on retrouve les qualifications du député en « mandataire », en « délé-

gué » ou en « intermédiaire docile »:

« Pendant la durée de ses fonctions, le représentant choisi joue un rôle très

simple. Lorsqu'une question se pose, il lui donne la réponse qu'il a reçue toute

faite de ses électeurs. [...]. Si la question posée n'a pas été prévue lors de l'élection,

le bon représentant selon l'opinion vulgaire essaie de découvrir quelle est la

volonté de ses électeurs, et il a toujours la ressource de consulter son comité. Il est

au pied de la lettre un mandataire ; mieux encore il est un commissionnaire, au

sens familier du mot. Comme vous donnez au Savoyard du coin une lettre à por-

ter chez un ami, le peuple confie au député le soin de dire les paroles et de faire les

actes qu'il ne peut accomplir sur la place publique. [...]. En dernière analyse, le

député consent à être le commissionnaire des électeurs influents qui tiennent entre

leurs mains le sort de l'élection future, et ici on doit confesser que l'expression

devient entièrement exacte : le député ne s'en tient pas à répéter les formules poli-

tiques qui lui sont apprises ; il est allé souvent faire des achats dans les grands

magasins de Paris pour ses amis [...]. Au reste, il n'y a pas à s'en scandaliser : que le

représentant se charge de porter au Parlement une opinion toute faite, au Louvre

ou chez Potin une commande de chaussettes ou de chocolat, son rôle n'est-il pas

le même ? Et quelle différence mettre qui ne soit que snobisme ou pharisaïsme?

« C'est à ce point que nos députés ont été conduits par la notion fausse qui

domine parmi le Français au sujet de la représentation. »'

Cette indépendance brisée du parlementaire s'explique essentielle-

ment par l'apparition de partis politiques et, surtout, des partis cherchant

à représenter la classe ouvrière. Dénoncée ou, au contraire, mise en

avant, la dépendance des parlementaires vis-à-vis du parti est décrite le

plus souvent comme un « embrigadement », une « annihilation » de la

liberté du député, une « tyrannie » assise sur une « discipline militaire »:

« Le député est contraint de modeler sa conduite au Parlement sur les princi-

pes politiques que professe le Parti, de conformer ses votes aux résolutions, adop-

tées par ses commettants en toute circonstance qui motive de leur part une réunion

et une délibération. [...]. Au milieu de cette surveillance [du parti] qui, certes peut

s'exercer différemment ici et là, mais en tout cas s'exerce en haut comme en bas,

individuellement et collectivement, que deviennent, demanderons-nous, cette

indépendance, cette autonomie de jugement préconisées et soutenues de tant de

façon par les théoriciens du gouvernement représentatif? Mais, à vrai dire,

l'évolution ne semble pas s'être arrêtée à une limitation plus ou moins accentuée de

la liberté du député ; et parfois, les mots d'embrigadement, de discipline militaire,

d'annihilation, ne seraient pas trop forts, à notre avis, pour dépeindre certaines pra-

tiques qui se sont fait jour dans l'histoire surtout des partis avancés. C'est ainsi qu'on

a pu en ces dernières années assister au spectacle de conseils nationaux de partis se

comportant de tous points à la façon de tribunaux, jugeant des demandes de

1. F. Moreau, Pour le régime parlementaire, Paris, Fontemoing, 1903, p. 270-272.

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contrôle, infligeant des peines, avertissements prives ou publics, blâme, exclusion

du parti, etc. Nous avions pu prononcer le mot d'arinihilation : est-ce donc autre-

ment que s'analyse le fait pour un groupe (ce fait s'est produit dans le parti socialiste

unifié), de réclamer la libre et entière disposition, sur ses manifestes et documents

publics, de la signature individuelle et collectives de ses élus législatifs. »'

La crainte qu'a suscité l'universalisation du suffrage et l'émergence

de partis politiques organisés, a été fondamentalement celle d'un désen-

clavement structurel de l'espace parlementaire. Comme le souligne

Jaurès dans son intervention au congrès de Toulouse de 1908, « le Par-

lement n'est pas un foyer, il n'est pas une source, il n'est qu'un aboutis-

sant » ; il est soumis à des forces extérieures qui font « vibrer [ses] portes

et pénètrent jusque dans l'enceinte ». Le travail parlementaire devient

l'enregistrement de solutions élaborées à l'extérieur de l'espace parle-

mentaire et les députés de « simples traducteurs, les enregistreurs de

voix du dehors sans cesse plus impérieuses »2:

« En vérité, vous parlez comme si nous prétendions réaliser les réformes par

des combinaisons dans les couloirs, par des groupements de formules et de mots

qui viendraient ensuite se coucher sur le papier du Bulletin des Lois. Non ce n'est

pas ainsi que les réformes se conquièrent. Nous savons mieux que vous que le

Parlement n'est pas un foyer, il n'est pas une source, il n'est qu'un aboutissant ; ce

n'est pas là que se créent les forces, ce n'est pas là qu'elles s'engendrent, mais lors-

qu'elles ont été créées, lorsqu'elles ont été engendrées, lorsqu'un groupement de

la masse a été déterminé dans le prolétariat et dans la partie de la démocratie voi-

sine que le prolétariat peut ébranler de son effort, alors cet ébranlement se propage

jusqu'au Parlement, il en fait vibrer les portes, il pénètre jusque dans l'enceinte, et

nous, vos délégués parlementaires, nous ne sommes que des ingénieurs de la der-

nière heure chargés d'ajuster aux mieux les derniers rouages de la machine pour

que la force vive du prolétariat organisée ait le plus clair de son emploi et de son

énergie. »3

Dès lors, on comprend que parmi les analyses des publicistes, l'un

des éléments centraux de cette crise a été celle de la « discussion parle-

mentaire »:

« [A propos de la délégation des gauches] Ce n'est pas là un trait normal du

gouvernement parlementaire. On ne saurait soutenir cependant qu'il soit consti-

tutionnellement incorrect, pourvu qu'il respecte certaines conditions: 1 / Il ne

faut point que ces pratiques aient pour effet de supprimer ou d'écarter la discus-

sion dans la Chambre, car c'est l'honneur du gouvernement parlementaire d'être

un régime de libre discussion, et bien que rarement les débats décident des votes

1. H. Charau, Essai sur l'évolution du système représentatif, Thèse pour le Doctorat de sciences politiques et

économiques, Dijon, Darantière, 1909, p. 281-289.

2. au, p. loi.

3. Intervention de J.Jaurès au Congrès de Toulouse, 1908, p. 330-331.

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et fassent changer les opinions arrêtées d'avance, il importe essentiellement qu'ils

soient amples et complets. Chaque parti parle alors surtout pour le pays tout

entier, pour l'opinion publique à qui restera le dernier mot ; 2 / Il faut que les

membres de chaque groupe conservent l'entière liberté de leurs opinions et de

leurs votes ; 3 / Il ne faut point qu'il y ait entre le ministère et l'union des groupes

un véritable contrat qui puisse enchaîner la liberté d'action soit de chaque groupe,

soit du ministère. »'

« Les Chambres ont cessé de considérer la discussion, même tumultueuse,

comme leur fonction naturelle. Elles veulent la remplacer par l'emploi pur et

simple de la force matérielle. Chaque parti veut non pas combattre et réfuter les

arguments de ses adversaires, mais empêcher ses adversaires de parler. Le bruit, qui

est devenu permanent, n'est pas l'explosion grossière d'une passion vive et sincère,

il est un procédé employé à dessein pour couvrir la voix des orateurs, procédé

dont la majorité et la minorité usent tour à tour, avec un succès égal. Les cris, les

claquements de pupitres et de couteaux à papier, les frappements de pieds de quel-

ques dizaines d'hommes suffisent pour submerger les voix tonitruantes. La discus-

sion est supprimée par la force. Au besoin la tribune est envahie, et l'orateur en est

arraché. Le triomphe est obtenu quand le président se voit contraint de suspendre

ou de lever la séance. »2

On voit donc dans quelle mesure l'idée de « crise du régime parle-

mentaire » peut s'analyser comme recouvrant une autre crise, celle de la

grammaire de la discussion. Elle en thématise les éléments centraux,

celui de la fin d'une « indépendance » des députés, provoquée par

l'universalisation du suffrage et l'apparition de parti politique liant leurs

membres parlementaires dans l'arène de l'Assemblée par un mandat

impératif. Cette hétéronomie des députés vient s'inscrire contre la

construction du parlementaire comme pur spectateur et contre celle de

l'espace parlementaire comme réseau sans frayage préalable. C'est

encore la clôture de cet espace - dont on a compris le rôle et

l'importance dans la grammaire de la discussion - qui semble être mise

en danger avec le risque d'un désenclavement structurel de l'arène

législative.

2.2 — La configuration de la grammaire critique

par le spectacle du « peuple toujours malheureux »

On a souligné, dans les analyses de cette « crise du régime parle-

mentaire », la place accordée à l'émergence d'entreprises politiques

représentant la classe ouvrière. L'examen de l'action des parlemen-

1. L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Fontemoing, 1921, vol. 2, p. 265 [lre éd., 1911].

2. F. Moreau, Pour le régime parlementaire, op. cit., p. 198-201.

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taires socialistes à la Chambre, durant cette période de crise de la

grammaire de la discussion, démontre aussi qu'elle s'inscrit bien dans

l'ordre de la grammaire critique d'activité parlementaire. Cette gram-

maire, en même temps qu'elle s'est formulée dans le retournement

critique de la grammaire de la discussion, a été configurée de manière

typique par la nature même du spectacle qu'elle propose, celui de la

misère et de la souffrance de malheureux. L'on voudrait, en effet,

montrer que, dès la Révolution française, la construction de cette

grammaire critique ne peut se comprendre que par rapport à une

entreprise de défense du peuple, selon le mot de Robespierre, « tou-

jours malheureux ». En cela, cette configuration critique de l'activité

parlementaire déploie ses éléments grammaticaux dans les formes

d'une « politique de la pitié », au sens où Hannah Arendt utilise cette

expression1. H. Arendt suggère, en effet, de manière forte, l'idée que

la pitié pour le peuple souffrant, dont Saint-Just et Robespierre se sont

fait les hérauts, est devenue — essentiellement après l'éUmination des

Girondins — le moteur de l'action révolutionnaire2. La pitié est ainsi

devenue le ressort d'une politique, à partir du moment où le peuple

devint essentiellement défini dans les termes du malheur et de la souf-

france, par des hommes qui observent ce malheur sans le partager.

Comme le souligne Arendt: « La définition même du mot [Peuple]

procède de la compassion et le terme devient synonyme de malheur et

infortune. De même la légitimité propre de ceux qui représentaient le

Peuple et restaient convaincus que tout pouvoir légitime découlait

d'eux ne pouvaient résider que dans ce zèle compatissant, "dans cet élan

impérieux qui nous attire vers les hommes faibles" (Robespierre,

adresse aux Français, juillet 1791). »3

On trouve une illustration exemplaire de cette politique de la pitié

dans le débat des 9 et 10 mai 1791, sur la réglementation du droit péti-

tion4. Le fond du débat qui va aboutir à l'interdiction des pétitions en

nom collectif, porte sur la nature de ce droit. Le Chapelier, rapporteur

sur cette question du comité de Constitution, va asseoir et justifier le

1. H. Arendt. Essais sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 82-165. Cf. également L. Boltanski, La

souffrance à distance..., op. cit., p. 15-21.

2. H. Arendt, Essais sur la Révolution, op. cit., p. 107.

3. Ibid.

4. Archives parlementaires, Ve série, vol. XXV, p. 678-685 (pour le 9 mai) et p. 687-701 (pour le 10 mai).

Sur ce débat, voir G. Sautel, Droit de pétition, doctrine sociale et perspective révolutionnaire, mai 1791, in His-

toire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 483-492. Voir également R. Monnier,

L'espace public démocratique. Essai sur l'opinion publique à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994,

p. 37-42.

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182 L'espace public parlementaire

projet de réglementation à partir de la distinction entre pétition et

plainte:

M. Le Chapelier. Le droit de pétition est le droit individuel de tout membre

du corps social. Il est l'apanage de la liberté. Tout à fait diffèrent de la plainte et de

la requête, il ne peut exister que chez un peuple libre.

Sous un gouvernement despotique, on supplie, on se plaint rarement, parce

qu'il y a du danger à se plaindre ; on ne fait jamais de pétition. Sous une constitu-

tion libre, on ne supplie jamais. On se plaint hautement d'une injustice particu-

lière; on forme une pétition, soit pour demander la réforme d'une institution

qu'on croit vicieuse, soit pour provoquer ce qu'on regarde comme utile.

Déjà nous avons en peu de mots marqué une distinction entre la plainte et la

pétition ; elle se trouvera mieux posée encore par ce que nous allons dire.

Le droit de pétition est le droit de tout citoyen actif de présenter son vœu au

Corps législatif, au roi, aux administrateurs, sur les objets de législation d'ordre

public et d'administration. La plainte est le droit de recours de tout homme qui se

croit lésé dans ses intérêts particulièrement par une autorité quelconque ou par un

individu. Le droit de pétition est le droit que le citoyen peut et doit, par consé-

quent, exercer par lui-même, suivant cette maxime sacrée que le peuple ne peut

déléguer que les pouvoirs qu'il ne peut pas exercer par lui-même'.

Et il ajoute plus loin : « Cette part presque active que peut prendre

un citoyen dans toutes les matières générales du gouvernement, peut-

elle appartenir à d'autres qu'à des membres du corps social ? c'est ici

que doit reparaître la distinction entre la plainte et la pétition: la

plainte est le droit de tout homme ; il ne s'agit point, pour la recevoir

et pour la répandre, d'examiner l'existence politique de celui qui la

présente ; la pétition est le droit exclusif du citoyen. »2

Comme le souligne P. Samuel, « la plainte tend à obtenir la cessa-

tion ou la réparation d'un préjudice individuel. La pétition, au con-

traire, s'en prend directement à la loi, source des injustice particulières

et en demande sa réformation »3. En un mot, le droit de pétition est un

droit politique : il est une « espèce d'initiative du citoyen pour la loi et

les institutions sociales »4, réservé donc aux seuls citoyens actifs. Au

contraire, pour l'autre intervenant principal dans le débat, Robespierre,

la pétition n'est pas un droit politique : elle est la plainte même des plus

misérables invoquant leur droit à l'existence. De ce fait, elle est un

1. Archives parlementaires, 1" série, vol. XXV, p. 678.

2. Ibid., p. 680.

3. P. Samuel, Du droit de pétition sous la révolution, Thèse pour le Doctorat en droit. Université de Paris -

Faculté de droit, Paris, Giard & Brière, 1909, p. 40-41.

4. Rapport de Le Chapelier, au nom du Comité de Constitution, Archives parlementaires, 1" série, vol. XXV,

p. 680.

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Le peuple toujours malheureux 183

véritable droit naturel, et sa nécessaire généralisation aux citoyens non

actifs, est gagée sur la nécessité1:

Robespierre. Si, en décrétant le droit de pétition, vous avez pensé accorder

aux Français un droit nouveau, vous vous êtes trompés. Le droit de pétition est

le droit imprescriptible de tout homme en société. Il n'est autre chose que la

faculté qui appartient à tout citoyen d'émettre son vœu et de demander à ceux

qui peuvent subvenir à ses besoins ce qui lui est nécessaire. Les Français jouis-

saient de ce droit avant que vous fussiez assemblés ; aucune loi ne l'avait limité,

et le décret que vous rendriez pour mettre des bornes à ce droit serait la seule

chose nouvelle que vous eussiez faite à cet égard. [...]. D'après ce principe

incontestable, comment peut-on faire à cet égard une distinction entre les

citoyens actifs et les citoyens non actifs ? [...]. Je déclare donc que je tiens encore

à ces principes que j'ai défendus sans cesse dans cette tribune : j'y tiens jusqu'à la

mort, et nous serions réduits à une condition bien misérable, si l'on pouvait avec

succès nous peindre comme des perturbateurs du repos public et comme les

ennemis de l'ordre, parce que nous continuerons à défendre avec énergie les

droits les plus sacrés dont nos commettants nous ont confiés la défense ; car nos

commettants sont tous des Français, et je les défendrai tous, surtout les plus pau-

vres (Applaudissements).

Je pourrais peut-être dire à M. le rapporteur : si vous reconnaissez le droit de

plainte aux citoyens non actifs, pourquoi n'en pas faire mention dans votre projet

de décret. [...]. Qu'est-ce qu'en effet que la plainte si ce n'est une demande, une

pétition accompagnée de douleur, accompagnée d'une dénonciation, d'une lésion

qu'on a soufferte ? Ainsi donc cette distinction que M. le rapporteur fait entre

plainte et pétition est absurde2.

Et il ajoute le lendemain:

«J'insiste pour obtenir la permission de prouver que l'article doit être rédigé

de manière que le droit de pétition soit formellement reconnu appartenir à tous

les citoyens sans distinctions. La pétition, la demande, la requête, la plainte, voilà

bien quatre mots ; mais M. Le Chapelier, ni personne, ne nous a prouvé la dis-

tinction qui existe entre eux; et encore moins que l'un doit être appliqué aux

seuls citoyens actifs, et les autres aux citoyens non actifs. [...]. D est évident que

le droit de pétition n'est autre chose que la faculté accordée à un homme quel

qu'il soit, d'émettre son vœu, de demander ce qui lui paraît plus convenable, soit

à son intérêt particulier, soit à l'intérêt général. Il est évident qu'il n'y a point là

de droit politique, mais le droit de tout être pensant; parce que, en adressant

une pétition, en omettant son vœu, son désir particulier, on ne fait aucun acte

d'autorité ; on exprime à celui qui a l'autorité en main, ce que l'on désire qu'il

vous accorde.

1. En quoi l'on voit, comme le souligne G. Sautel, que ce débat anticipe, sur un autre terrain, les princi-

pes du gouvernement révolutionnaire : « [Le gouvernement révolutionnaire] est appuyé sur la plus sainte des

lois, le salut du peuple ; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité » (Rapport sur les principes du gouverne-

ment révolutionnaire, in Œuvres complètes, vol. X, p. 275). Cf. G. Sautel, « Droit de pétition, doctrine sociale et

perspective révolutionnaire, mai 1791 », art. cité.

2. Archives parlementaires, 1" série, vol. XXV, p. 684-685.

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184 L'espace public parlementaire

« Bien loin d'être, comme on vous l'a dit, l'exercice de la souveraineté qui

doit être exclusivement attribué aux citoyens actifs, remarquez, Messieurs, que

l'exercice du droit de pétition suppose au contraire, chez celui qui l'exerce,

l'absence de toute autorité, de toute activité ; il suppose au contraire, l'inferiorité

et la dépendance ; car celui qui a quelque autorité en main, celui qui a quelque

pouvoir, ordonne et exécute; celui qui n'a pas de pouvoir, qui est dans

l'inactivité, dans la dépendance, désire, demande, adresse ses vœux, adresse des

pétitions (Applaudissements). La pétition n'est donc point l'exercice d'un droit

politique, c'est l'acte de tout homme qui a des besoins (Applaudissements dans les

tribunes) [...].

« Le droit de pétition doit surtout être assuré dans toute son intégrité à la

classe des citoyens la plus pauvre et la plus faible. Plus on est faible, plus on a

besoin de l'autorité protectrice des mandataires du peuple. »'

A partir de cette définition de la pétition comme plainte, Robes-

pierre développe les ressorts légitimes de l'activité parlementaire en les

inscrivant immédiatement dans le cadre d'une politique de la pitié. Les

législateurs en tant que « promulgateurs du législateur éternel », doivent

être les « protecteurs du pauvre »:

« Eh! Messieurs, le droit de pétition ne devrait-il pas être assuré d'une

manière plus particulière aux citoyens non actifs ? Plus un homme est faible et

malheureux, plus il a de besoins, plus les prières lui sont nécessaires. Et vous refu-

seriez d'accueillir les pétitions qui vous seraient présentées par la classe la plus

pauvre des citoyens ! Mais Dieu souffre bien les prières, Dieu accueille bien les

vœux non seulement des plus malheureux des hommes, mais encore des plus cou-

pables. Et qu'êtes-vous donc? N'êtes-vous point les protecteurs du pauvre,

n'êtes-vous point les promulgateurs des lois du législateur éternel? Oui, Mes-

sieurs, il n'y a de lois sages, de lois justes, que celles qui sont conformes aux lois de

l'humanité, de la justice, de la nature, dictées par le législateur suprême. Et si vous

n'êtes point les promulgateurs de ces lois, si vos sentiments ne sont point confor-

mes à leurs principes, vous n'êtes plus les législateurs, vous êtes plutôt les oppres-

seurs des peuples (Applaudissements). »2

Dans ce discours de Robespierre, se profilent donc les éléments

centraux de la politique de la pitié3 : le déploiement de deux classes

d'hommes inégaux sous le rapport du bonheur et la possibilité d'un

contact, par le biais de la pétition, entre ces deux classes pour que « les

gens heureux puissent observer directement la misère des malheu-

reux »4. On saisit l'ampleur du divorce entre une telle politique de la

pitié et une politique de la justice, pour reprendre l'expression de

L. Boltanski, définie comme « une action menée d'en haut, par des

1. Ibid., p. 691.

2. Ibid., p. 684-685.

3. Sur ces éléments, cf. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 18 et s.

4. Ibid., p. 18.

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L'espace public parlementaire

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dirigeants, dans le cadre d'un État et visant à promouvoir la justice »1.

Or, c'est précisément, dans le cadre d'une politique de la justice que

s'inscrit le rapport de Le Chapelier. Constitutive de la grammaire de la

discussion, on la voit poindre dans la dénonciation de malheureux cou-

pables, de « ceux qui, presque toujours par leur faute, sont tourmentés

par la misère », « ceux qui, se faisant un métier de leur paresse, ont

choisi ces honteux états de vagabondage, de mendicité ou de vol »:

Le Chapelier. La deuxième objection [au projet] peut paraître sous un air plus

imposant, elle n'est que plus dangereuse sans être plus solide, elle porte sur le droit

de pétition, reconnu aux citoyens actifs. Je ne sais quelle erreur coupable attache,

depuis quelque temps, ses efforts aux bases d'une constitution naissante, et cherche

à révolter contre la nation les hommes que leur vagabondage, leur inertie, leur

éloignement pour toute occupation utile, séparent de la société, pour ne leur lais-

ser nulle part à ses bienfaits ; sans leur communiquer l'exercice de ses droits. C'est

méconnaître tous les principes de l'association politique: on ne peut y entrer

qu'on n'y est rien, et lorsqu'on grève la société au lieu de la servir, lorsqu'on ne

contribue pas à la dépense, lorsque le défaut de contribution vient du défaut de

travail et d'industrie, on ne doit pas être considéré comme membre. On est

comme les étrangers, avec cette différence que, toujours habiles à entrer dans le

corps social, on peut d'un moment à l'autre en faire partie: on n'a qu'à se

dévouer au travail et gagner honorablement sa subsistance, car les impôts étant

presque tous directs, et l'imposition, équivalente à trois jours de travail, étant si

faible que dans les lieux les plus opulents elle s'élève à 3 livres, et qu'elle est à

30 sols dans les deux tiers de la France, il n'y a pas d'homme digne du nom de citoyen,

il n'y a pas d'ouvrier sans talents, sans industrie, sans autre moyen que ses bras, qui ne

puisse supporter cette taxe commune et qui ne soit glorieux de la payer.

Il n'y aura qu'à faire paraître sur le rôle des impositions publiques, que ceux

qui, se faisant un métier de leur paresse, ont choisi ces honteux états de vagabon-

dage, de mendicité ou de vol. Je dis donc que les déclamations à cet égard appel-

lent tous les vices à la révolte contre les citoyens. Il faudrait dire à ceux qui, presque

toujours par leur faute, sont tourmentés par la misère : remuez utilement vos bras,

prenez du travail, labourez cette terre fertile, et vous recevrez d'elle le titre de

citoyen. En vous regardant comme étrangers, on n'a voulu que vous porter au

travail, on a répandu dans la nation une semence d'encouragement, d'industrie et

de vertu. Si le nom de citoyen français, de membre d'un Etat libre est le titre le

plus précieux, il ne vous faut que très peu d'efforts pour l'acquérir ; et quand on

peut faire finir en un instant l'exclusion prononcée, nul n'a le droit de se plaindre

(Applaudissements).

Il est faux que la nation soit, par ce point de notre Constitution, séparée en

deux parties ; ou si l'état vicieux de nos anciens impôts, l'engourdissement que

nos anciennes institutions et l'exécrable despotisme avaient été jetés parmi nous,

rendent sensible cette séparation, elle disparaîtra presque tout à fait par la meilleure

organisation des taxes publiques, et par la liberté, cette mère de l'industrie. Non, il

1. tbid., p. 16.

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186 L'espace public parlementaire

n'y aura plus que les hommes rongés de tous les fices et de toutes les calamités qu'ils atti-

rent, qui ne seront pas citoyens ; et je ne sais quel genre d'intérêt peut conduire à

regretter de ne les avoir pas pour associés : quelle spéculation peut inviter à jeter

dans leur âme quelque envie contre une Constitution qui les invite à se réunir au

corps social et qui, plus que toutes les constitutions de la terre, a reconnu, a res-

pecté les droits des hommes1.

Comme le souligne L. Boltanski, une politique de la justice

n'oppose pas des gens heureux et malheureux, mais des grands et des

petits. Or la pétition, dans le discours de Le Chapelier, est précisément

définie comme un moyen de poser le problème du caractère juste ou

injuste de l'ordonnancement des grandeurs. Les qualités de grand et de

petit ne sont pas, en outre, attachées définitivement aux personnes.

« Les personnes sont qualifiées selon leur grandeur [ici, selon leur

citoyenneté, leur appartenance à l'association politique, au corps

social], mais le fait d'être grand ne définit pas une condition. Les grands

et les petits ne sont pas assemblés par la taille. Il n'existe pas, au moins

formellement, de classes de grands et de petits »2 : « Il est faux que la

nation soit, par ce point de notre Constitution, séparée en deux par-

ties ; ou si l'état vicieux de nos anciens impôts, l'engourdissement que

nos anciennes institutions et l'exécrable despotisme avaient été jetés

parmi nous, rendent sensible cette séparation, elle disparaîtra presque

tout à fait par la meilleure organisation des taxes publiques, et par la

liberté, cette mère de l'industrie. » D'où également l'insistance de Le

Chapelier sur la possibilité de devenir sinon grand, du moins,

d'acquérir « ce titre le plus précieux », « le nom de citoyen français, de

membre d'un État fibre » : « On ne peut y entrer qu'on n'y est rien, et

lorsqu'on grève la société au lieu de la servir, lorsqu'on ne contribue

pas à la dépense, lorsque le défaut de contribution vient du défaut de

travail et d'industrie, on ne doit pas être considéré comme membre.

On est comme les étrangers, avec cette différence que, toujours

habiles à entrer dans le corps social, on peut d'un moment à l'autre en

faire partie: on n'a qu'à se dévouer au travail et gagner honorable-

ment sa subsistance. » Le travail, l'industrie sont constitués en une

épreuve pour manifester la grandeur des personnes, mesurée à l'aune

de leur gain et de leur capacité contributive : « L'imposition, équiva-

lente à trois jours de travail, étant si faible que dans les lieux les plus

opulents elle s'élève à 3 livres, et qu'elle est à 30 sols dans les deux

1. Archives parlementaires, 1" série, vol. XXV, p. 680. Nous soulignons.

2. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 17.

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tiers de la France, il n'y a pas d'homme digne du nom de citoyen, il

n'y a pas d'ouvrier sans talents, sans industrie, sans autre moyen que

ses bras, qui ne puisse supporter cette taxe commune et qui ne soit

glorieux de la payer. » L'hypothèse que l'on forme, c'est qu'il est

impossible de comprendre le déploiement de la grammaire critique en

la détachant d'une politique de la pitié. Une telle grammaire est, en

effet, incompréhensible dans le cadre d'une politique de la justice;

elle ne prépare jamais une épreuve en justice cherchant à statuer sur le

point de savoir si le sort malheureux des « plus pauvres » et des « plus

faibles » est justifié. On verra, dans l'action des orateurs socialistes à la

Chambre, que lorsque la question de la souffrance et du malheur est

confrontée à la question de la justice - c'est le cas quand le prolétariat

est constitué en victime1 - c'est toujours une injustice qui est

dénoncée. Cette confrontation entre pitié et justice configure, dès

lors, la grammaire critique dans le ressort d'une accusation publique.

2.3 — Souffrance ouvrière et accusation en séance publique

Ainsi, la configuration de la grammaire critique à partir du dévoi-

lement spectaculaire de la souffrance ouvrière, a-t-elle déployé ses

éléments grammaticaux dans les formes d'une politique de la pitié.

On a également avancé que nulle part on ne pouvait saisir mieux ces

éléments que dans les moments de crises des ordres parlementaires

d'activité. Un des ces moments saillant de crise a été, on l'a vu, celui

de la « crise du régime parlementaire » au tournant du siècle. On a en

outre montré que cette crise était inséparable de l'émergence, certes

encore minoritaire, de partis politiques visant à défendre, dans l'arène

parlementaire, le prolétariat exploité. On souhaite montrer que

l'action des parlementaires socialistes s'inscrit de manière typique dans

une référence à la grammaire critique d'activité parlementaire: elle

relève, la suite le montrera, d'une politique de la pitié et ne se

comprend que par référence à un bien commun extérieur à la dis-

cussion de séance publique ; l'ensemble de ces éléments contribuant à

un désenclavement de l'espace parlementaire. L'examen de l'activité

des parlementaires socialistes de cette période va permettre de

restituer les éléments centraux de la grammaire critique d'activité

parlementaire.

1. Cf. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 17-18.

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188 L'espace public parlementaire

Analytiquement, la défense, par les députés socialistes, de la classe

ouvrière et des « ouvriers des champs » se présente d'abord comme le

dévoilement d'une souffrance:

« Des règles générales [...] président à notre tactique, à notre attitude dans les

élections comme dans les assemblées à tous les degrés. [...]

« 3 / C'est une protestation permanente et véhémente, la plainte irritée du

prolétariat misérable et spolié, que les élus feront entendre dans l'enceinte des

assemblées. »'

La tâche des orateurs socialistes à la Chambre est bien de représen-

ter — au double sens de « parler au nom » et de « donner à voir » — des

individus souffrants à distance des parlementaires, et d'affirmer et conso-

lider l'obligation politique de porter remède à cette souffrance.

L'analyse des contraintes que rencontrent les acteurs pour rendre

compte de cette souffrance éloignée à laquelle se livrent les orateurs

socialistes, va permettre de préciser le modèle critique d'activité parle-

mentaire, comme l'un des éléments centraux d'une grammaire de

l'accusation publique.

De manière presque programmatique, l'action des parlementaires

se réclamant du socialisme est d'abord, on l'a vu, marquée émotionnel-

lement par la colère. Il s'agit d'une « protestation permanente et véhé-

mente » ; c'est « l'irritation du prolétariat misérable et spolié » que les

élus doivent faire entendre. Cependant, dans l'enceinte parlementaire,

la colère ne peut déboucher sur la violence physique de l'action venge-

resse, mais se traduit par une violence seulement verbale. Celle-ci va

qualifier comme indignation la relation de l'orateur à la souffrance2. Et

la visée de la prédication est de faire partager cette indignation aux par-

lementaires auxquels l'orateur s'adresse. La coordination recherchée

dans la grammaire de l'accusation est celle des affects, des émotions. La

nature de l'acte de parole est ainsi caractérisée comme une accusation

des responsables de la souffrance. C'est très exactement ce que précise

Paul Louis, en 1912, dans son exposé de la tactique du Parti socialiste:

« Nos élus sont justement là pour lutter contre les tentatives de régression,

pour dénoncer les abus d'autorité, les violations de la légalité commises contre la

classe ouvrière, pour protester à chaque instant contre l'écrasement systématique

des grèves et contre les arrestations des propagandistes. [...]. Même lorsqu'ils accu-

seront et attaqueront des personnalités plus particulièrement responsables, ils dénonce-

ront les rouages sociaux qui ont permis à ces personnalités de faire leur jeu ; ils

1. P. Louis, Le parti socialiste en France, in A. Compère-Morel, Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative

de l'internationale ouvrière, Paris, A. Quillet, vol. 2, 1912, p. 283.

2. A.-J. Greimas, Du sens II, Paris, Le Seuil, 1983, p. 91 et s.

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imputeront au régime économique et politique tout entier les crimes des individus

dirigeants. Us montreront que si la sanction est nécessaire contre ces individus, elle

s'impose autant contre le régime. »'

On saisit, du coup, que cette grammaire va emprunter, pour

l'accusateur, nombre de traits à la forme sociale de l'affaire2. L'orateur

socialiste, par exemple, doit « convaincre d'autres personnes, les asso-

cier à sa protestation, les mobiliser et pour cela, non seulement les assu-

rer qu'il dit vrai, mais aussi que cette vérité est bonne à dire et que

l'accusation, qui désigne un être [...] à la vindicte populaire, est à la

mesure de l'injustice dénoncée »3. Mais l'accusation pour faire affaire,

pour mobiliser l'opinion, doit déplacer l'attention du scandale locale-

ment repéré : pour faire grandir le nombre de personnes enrôlées dans

l'accusation, il faut désingulariser le malheur et montrer qu'il enferme

des ressorts universels. On trouve une illustration de cette nécessité

pragmatique dans une intervention de J. Guesde à la Chambre, sur le

non-respect des lois protectrices du travail:

Jules Guesde. Chez M. Louis Hubinet, à Glageon, la journée était de treize

heures vingt, chez MM. Deval-Hardy-Dégousée frères, à Ohain, la journée est de

treize heures vingt-cinq.

Mais laissez-moi, je vous prie, dépersonnaliser le débat. Vous verrez tout à

l'heure comment nous autres, socialistes, qu'on donne couramment comme exci-

tant à la haine de tels ou tels patrons, que l'on essaye de transformer en adversaires

personnels des employeurs, nous sommes au contraire ceux qui non seulement

admettent, mais ont toujours proclamé, ici et ailleurs, l'irresponsabilité des indivi-

dus, de façon à créer l'irresponsabilité de l'institution.

Jaurès. Très bien ! Très bien!

Jules Guesde. Les patrons, comme individus, nous préoccupent fort peu ; ils

sont eux-mêmes victimes d'une société qu'ils n'ont pas faite, et dans laquelle,

naturellement, ils essayent de maintenir une situation, en apparence du moins,

privilégiée ; c'est le patronat, c'est l'institution elle-même que nous visons et que

nous avons toujours visée, elle seule4.

Cette désingularisation signifie l'allongement des chaînes de res-

ponsabilité et l'éloignement entre ceux qui souffrent et leurs oppres-

seurs. Typiquement, l'introduction de l'interpellation de Jaurès, lors de

la séance du 28 février 1883, marque bien cette exigence de généralisa-

tion et l'éloignement qui en résulte: «Je veux seulement dire à la

1. P. Louis, Le parti socialiste en France, op. cit., p. 323, p. 283-284. Nous soulignons.

2. L. Boltanski, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de faction, Paris, Métailié,

1990, p. 255 et s.

3. Ibid., p. 256.

4. J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la chambre. 1893-1898. vol. 1, Paris, G. Jacques, 1901,

p. 235-327.

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190 L'espace public parlementaire

Chambre, en quelques mots très rapides, quels sont les faits qui ont

déterminé la grève de Rive-de-Gier, et préciser en quelques mots aussi

les deux points sur lesquels la responsabilité gouvernementale me paraît

engagée. »' Révélatrice de cette opération de désingularisation, la façon

dont, dans l'intervention de Jaurès, la désignation du (des) respon-

sable^) est généralisée par synecdoques successives, passant du nom

propre, M. Marrel, au désignant « le patron », puis, « les patrons »,

bientôt le patronat, puis à un préfet, aux préfets, au président du

conseil, enfin à l'attitude gouvernementale:

« Messieurs, je n'ai qu'un mot à dire. M. le président du conseil plaide avec

une merveilleuse habileté ; il sait mettre en lumière certains côtés de la question et

laisser dans l'ombre le côté essentiel. Il a paru croire que la grève avait été

provoquée par la prétendue exigence des ouvriers relativement aux commissions

syndicales.

« J'affirme tout d'abord que le texte même rédigé sur ce point par les ouvriers

ne prêtait à équivoque que pour ceux qui voulaient faire sortir la question de son

chemin, voiler l'origine et ce qui fait l'essentiel de la grève, c'est-à-dire non seule-

ment le renvoi injuste, mais encore, par la façon dont il s'est produit, le renvoi

dérisoire, insultant, injurieux de l'ouvrier Gagnat.

« Tout est là, et l'on aura beau faire, dans ces mouvements qui se déroulent et

qui une fois produits ne peuvent plus être gouvernés au jour le jour que par le

hasard des passions ou des faits, ce qui détermine les responsabilités, c'est l'origine

du conflit, c'est la cause première ; dans l'espèce, c'est l'attitude provocante du

patronat au début et ce délai de quinze jours pendant lequel vous l'avez laissez faire.

« Et maintenant il est établi, Monsieur le président du conseil, que lorsque les

préfets auront l'adresse d'intervenir avec des phrases en apparence bien équilibrées

(Exclamations sur divers bancs), lorsqu'ils auront l'adresse de piper les dés de la phrase

pour qu'en réalité tout l'effet moral retombe sur les ouvriers, tout en ayant l'air de

ménager les deux parties ; tant que vous aurez des préfets qui seront des rédacteurs

aussi habiles (Marques d'assentiment au centre), qui sauront à ce point vous permettre

de montrer, dissimulant une partialité effective, une fausse et trompeuse impartia-

lité, vous ne vous rendrez pas compte des faits ; et il sera établi que par des formes

habiles, par des périodes plus ou moins subtiles, il est permis de peser sur ceux-là

mêmes - le silence de monsieur le président du conseil sur ce point en est la

démonstration — qui n'ont pas eu les premiers torts.

« Et maintenant, si après toute cette action exercée contre eux, ils ne reçoi-

vent pas satisfaction ; si les ouvriers qui ont commis le crime de ne pas vouloir se

séparer de Gagnat, au moment où on le frappait, parce qu'il avait été leur plénipo-

tentiaire réclamé par le patron lui-même, si les ouvriers qui ont commis ce crime

restent à la porte de l'usine, et s'il n'y a pas dans la loi ou dans l'attitude gouverne-

mentale de quoi réprimer de pareil abus, il est entendu que ce qu'on appelle

Démocratie et République n'est plus qu'une apparence et qu'un nom. »2

1. J. Jaurès, Discours parlementaires, Paris, E. Comély, 1904, p. 390.

2. Bief., p. 402.

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Mais la construction de la relation du particulier au général, au

principe d'une accusation devant l'opinion publique, exige pragmati-

quement une distance entre l'accusateur et la victime, afin que soit

accréditée l'idée d'un désintéressement de l'accusation. Dans un

espace public, où il s'agit de mobiliser l'opinion dans la reconnaissance

d'une injustice, l'efficacité de sa dénonciation, « la puissance de cau-

tionnement qu'un individu peut mettre au service d'un autre [...]

dépend du degré d'éloignement entre la victime et son défenseur

Et, poursuit L. Boltanski, « les proches, membres d'une même famille,

d'une même communauté, d'un même groupe, participent dans leur

singularité de la singularité de la victime et la façon dont ils font corps

avec elle est suspecte parce qu'elle tend toujours à ramener, par le

biais de l'intérêt caché, l'altérité à l'unité [...]. Il faut, pour que le sou-

tien apporté à une victime exerce un effet de mobilisation sur d'autres

personnes, que rien ne puisse être relevé qui permettrait de suspecter

l'existence d'un lien entre l'accusateur et la victime, capable de soute-

nir un intérêt qui leur serait commun »2. Cette exigence est très

lourde de conséquences au regard de la nature de la représentation.

Elle met en lumière les problèmes cruciaux de la fondation du Parti

socialiste, ceux de la définition des qualités de la représentation

ouvrière, ceux des « blouses contre les redingotes », pour reprendre

l'expression de M. Offerlé3. Elle explique le curieux projet de struc-

ture bifédérative que pouvait prôner Jules Guesde en 1880, avec la

constitution, à côté de la fédération du parti ouvrier, d'une fédération

des groupes socialistes: « La raison d'être de l'une, de l'association

ouvrière, sera la communauté des souffrances, tandis que celle de

l'autre, de l'association socialiste, sera la communauté d'aspirations. La

première ne renfermera que ceux qui, directement, pâtissent de

l'organisation du milieu social, la seconde tous ceux qui visent à la

même transformation de ce milieu. »4 La déconnexion entre ces deux

fédérations, vient bien remplir la nécessaire distance entre les malheu-

reux souffrants, ouvriers exploités et aliénés, et ceux, non ouvriers,

qui se font révélateurs de ces injustices et accusateurs. De même, la

1. L. Boltanski, L'amour et la justice comme compétence..., op. cit., p. 284.

2. Ibid., p. 284-285.

3. M. Offerlé, Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914, Annales.

ESC, 39 (4), juillet-août 1984, p. 691.

4. J. Guesde, L'egalité, 11 novembre 1881, cité par M. Moissonnier, La Longue marche vers un parti

ouvrier (fin du XIXe siècle), in M. Dion et ai, La classe ouvrière française et la politique (Essais d'analyse historique et

sociale), Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 70.

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192 L'espace public parlementaire

division du travail au sein de la SFIO, dans l'espace parlementaire, pri-

vilégie, comme le montre M. Offerlé, les députés issus des classes

supérieures: « [Ceux-ci] interviennent plus fréquemment dans les

grands débats de politique générale et sont plus représentés dans les

bureaux du groupe, des intergroupes ou des commissions parlemen-

taires ou dans le parti. »' La reproduction de la logique de la sélection

politique à l'intérieur de la SFIO, tant au niveau de sa direction que

dans les rapports qu'entretenait cette direction au champ politique et

parlementaire, satisfait, avec l'homogénéisation tendancielle des bio-

graphies sociales des députés socialistes au regard des profils parlemen-

taires les plus légitimes, la distance aux ouvriers aliénés; distance

nécessaire au déploiement dans un régime d'opinion de la dénoncia-

tion du capitalisme.

3 / Éléments systématiques pour une pragmatique

de la critique parlementaire

3.1 — Le problème du destinataire du discours parlementaire

Les traits que l'on vient de préciser introduisent à la question du

destinataire de l'accusation. L'attention du dénonciateur dans cette

grammaire de l'accusation publique, est tournée vers le persécuteur;

d'autre part, son discours se déploie dans un espace public. Les con-

traintes que connaît, dès lors, le discours parlementaire accusatoire,

apparaissent proches de celles décrites par M. Angenot pour les dis-

cours qu'il nomme agoniques: « Face à l'énonciateur, l'allocutaire se

dédouble grosso modo en un témoin neutre du débat plus ou moins

identifié à l'auditoire universel et un adversaire-destinataire qu'il

convient alternativement de convaincre et de réfuter, et qui est donc

tour à tour un élément actif ou passif du procès d'énonciation. »2 Une

fois posées ces contraintes, on voit surgir la possibilité de deux

configurations de discours d'accusation, dont le principe tient à la

définition différentielle de ces deux types d'allocutaires. Dans une pre-

mière configuration, le témoin neutre du débat, figure de l'auditoire

1. Ibid., p. 706.

2. M. Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 34.

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universel, est l'assemblée elle-même devant laquelle on vient désigner

un coupable extérieur à elle1. Ainsi, dans cette intervention de Jaurès:

« Messieurs, M. le président du conseil a été très modeste en dérobant aux

méditations et à l'examen de la Chambre la longue table des matières qui cons-

titue la déclaration ministérielle. Mais mes amis et moi nous ne nous plaignons

nullement que la discussion immédiate ait été ordonnée. [...]. Il y a dès mainte-

nant deux résultats acquis : le premier, c'est que M. le président du conseil a dû,

dès la première journée, peser sur la Chambre pour obtenir un débat écourté et

diminué (Applaudissements à l'extrême gauche. Réclamations à gauche et au centre).

« Le second, c'est que dès le premier jour aussi, pour former une majorité

avec des déclarations qui restent vagues, il a fallu sonner la fanfare contre le parti

socialiste ; dès le premier jour, il a fallu remplacer par une tactique et une diver-

sion, un exposé clair et précis de la politique gouvernementale (Nouveaux applau-

dissements à l'extrême gauche).

« Ah! Messieurs, cette tactique ne réussira probablement pas longtemps

auprès de la Chambre. »2

La dimension polémique de la grammaire de l'accusation publique

se révèle souvent par l'internalisation dans le discours de la position

adverse, celle du persécuteur ou de ses défenseurs, sous forme générale-

ment dialogique. Le discours d'accusation, comme le pamphlet, est de

fait, comme le souligne M. Angenot, une forme dialogique: « S'y

affrontent des discours divers, opposés, par certains aspects inconcilia-

bles, en tension les uns avec les autres. [...]. A l'occasion, l'énonciateur

se dédouble, se fait à lui-même objections et réponses. [...]. Toutes ces

"figures" de l'ancienne rhétorique qui entrent dans la catégorie des fic-

tions de prise de parole ne peuvent être étudiées, comme des phéno-

mènes localisés, destinés à mettre en valeur tel ou tel énoncé. Elles tis-

sent un réseau d'échange de paroles; elles ne sont que des moments

particuliers d'une polyphonie constitutive du genre. »3 Ainsi, parmi de

multiples exemples, encore dans une intervention de Jaurès à la

Chambre, lors de la séance du 21 novembre 1893:

M. Jaurès. Quand vous avez fondé les syndicats ouvriers, qu'avez-vous pré-

tendu taire?

L'autre jour, un homme politique considérable [...] disait que les syndicats

avaient été détournés de leur véritable destination. Qu'est-ce que cela signifie

pour un esprit aussi positif et aussi clair que le sien ? Est-ce que vous vous imagi-

1. Ce caractère d'extériorité peut être relatif. Il peut certes s'agir d'un député, mais le dénonciateur

s'expose à la dénonciation de faire des « personnalités » ; il peut également s'agir d'une dénonciation d'une partie

de l'Assemblée - d'un parti ou d'un groupe parlementaire. L'essentiel, dans cette configuration reste que le des-

tinataire de l'accusation ne soit pas confondu avec l'assemblée dans son entier.

2. J.Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 481-482.

3. M. Angenot, La parole pamphlétaire, op. cit., p. 284. Outre cet aspect, le dialogisme a également la pro-

priété de présentifier les scènes passées, c'est-à-dire ici, de rapprocher le malheureux et les spectateurs.

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194 L'espace public parlementaire

niez, lorsque vous avez fait la loi sur les syndicats ouvriers, qu'ils seraient simple-

ment ou une société de secours mutuels ou je ne sais quel ébauche de société coo-

pérative de consommation? Non, toutes ces institutions d'assistance et autres

existaient à côté et en dehors des syndicats ouvriers, avant eux. En instituant les

syndicats ouvriers, vous ne pouviez faire qu'une chose : donner aux travailleurs,

dispersés jusque-là, le sentiment d'une force plus grande, par leur réunion et par

leur cohésion [...]. Si vous n'avez pas voulu cela, je ne sais pas ce que vous avez

voulu'.

La seconde configuration prend appui sur une dénonciation de la

Chambre elle-même depuis sa tribune. Cette dénonciation est naturel-

lement connectée avec le dévoilement des intérêts cachés et, la plupart

du temps, c'est la composition sociale de la Chambre qui est mise en

exergue. Le parlementarisme devient ainsi la « forme gouvernementale

que revêt la dictature de la classe capitaliste », qui cache ainsi « sa brutale

domination » sous le « masque » du libéralisme2. Ce dévoilement a pour

fin de démontrer le caractère communautaire de l'espace parlementaire

et de destituer toute prétention à le constituer en espace public:

«Je suis de ceux qui ont soutenu que le parlementarisme était la forme de

gouvernement propre à la classe bourgeoise, celle qui met entre les mains de la

bourgeoisie les ressources budgétaires et les forces militaires, judiciaires et politi-

ques de la nation. Les socialistes ne sont pas des parlementaires, ils sont au con-

traire des antiparlementaires qui veulent renverser le gouvernement parlemen-

taire, le régime du mensonge et de l'incohérence. »'

L'auditoire universel, dès lors, ne peut se situer qu'à l'extérieur de

l'Assemblée: on « parle aux fenêtres » — pour reprendre la critique

adressée au général Foy4 — en direction d'un allocutaire non parlemen-

taire ; allocutaire qu'il faut convaincre ou amener à la conscience:

« Chaque succès que le socialisme remporte dans l'enceinte de la Chambre,

en lui valant la confiance accrue des foules laborieuses, en mesurant les progrès de

son influence, accélère au-dehors la concentration de forces qui préparent les

bouleversements suprêmes. »5

« Quand il y aura trente-cinq députés socialistes dans la Chambre, ils pour-

ront se servir de la tribune parlementaire pour parler au pays et porter la propa-

gande jusqu'au sein des campagnes qui commencent à venir à nous, et préparer les

élections de 1897. »6

1. J.Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 493-495.

2. P. Lafargue, Le socialisme et la conquête des pouvoirs publies, cité in Textes choisis, éd. J. Girault, Paris, Édi-

tions Sociales, 1970, p. 11.

3. Intervention de P. Lafargue au congrès de Toulouse de 1908 {V Congrès national tenu à Toulouse les 15-

18 octobre 1908, Pans, Hachette, 1975, p. 134-135).

4. Cf. chap. 3.

5. P. Louis, Le parti socialiste en France, op. cit., p. 337-338.

6. P. Lafargue, Le socialiste, 29 juillet 1893.

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Cette configuration prend pour forme topique celle de l'appel à

l'opinion publique. Il s'agit de « signaler à l'attention du pays »,

« d'avertir l'opinion publique et [de] l'émouvoir »' : « C'est à [nos élus],

par les débats qu'ils provoquent et qu'ils multiplient, de saisir l'opinion

publique des honteuses pratiques que les ministres édictent pour réfré-

ner la poussée prolétarienne. [...]. Aux députés socialistes, il appartient

de défendre pied-à-pied, fut-ce par l'obstruction la plus caractérisée, les

libertés virtuellement acquises. »2

3.2 — Accusation et ellipse de la prédication d'opinion

D'un point de vue pragmatique, la spécificité des énoncés

d'accusation se distingue des énoncés d'opinion en ce que la modalisa-

tion de l'énoncé n'emporte pas une qualification ou une évaluation d'un

état de choses, mais la qualification de l'énonciateur. Mais c'est dire,

pour reprendre le vocabulaire d'O. Ducrot, que l'on n'a plus à faire à

une prédication originelle, mais à une prédication seconde3. Ainsi quand

Jaurès proteste contre l'attitude patronale lors de la grève de Rive-de-

Gier4 et dit : «Je suis scandalisé par le renvoi de Gagnat », il présuppose

un premier énoncé du type : «Je trouve que le renvoi de Gagnat est

injuste. » On voit, en même temps, que le déplacement de l'attention de

l'état de choses vers la qualification de l'énonciateur cherche, de

manière performative, à fixer et rendre indiscutable la qualification de

l'état de choses. Pragmatiquement, le discours émotif veut oblitérer le

fait qu'il s'agit d'un état de choses valide sous une description. L'ellipse du

jugement originel, tend à faire du prédicat de l'indignation - prédication

seconde, donc — une prédication absolue, démodalisée, ne requérant

l'adoption d'aucune perspective et d'aucun point de vue particulier : le

renvoi injuste de Gagnat, objet de l'émotion est présupposé, comme un

trait constitutif de la réalité, insusceptible de faire l'objet de discussion.

Les énoncés émotifs apparaissent ainsi vulnérables, en quelque sorte

par les deux bouts : du côté des conditions d'authenticité de l'acte de

langage, comme du côté des conditions relatives au contenu proposi-

1. A. Zévaes, Le socialisme en France depuis 1871, Paris, Fasquelle, 1908, p. 155 et 158.

2. P. Louis, Le parti socialiste en France, op. cit., p. 323.

3. Rappelons que pour Ducrot, une prédication est « originelle » quand « le locuteur prend la décision

d'attribuer un prédicat nouveau à un objet : il colle une étiquette sur quelque chose qui, auparavant, n'était pas

étiqueté. Et en disant Je trouve que..., il revendique la responsabilité de cet étiquetage ». Au contraire, une « pré-

dication seconde » correspond à une situation « où les jugements préalables sont considérés comme acquis et où

l'on se fonde sur eux sans en faire l'objet même de l'activité de parole ». Cf. O. Ducrot et ai, Les mots du discours,

Paris, Minuit, 1980, p. 78.

4. J. Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 390 et s.

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196 L'espace public parlementaire

tionnel. Cette double vulnérabilité constitue, au vrai, les deux épreuves

de l'accusation publique, à quoi vont correspondre deux formes de

partage des émotions. On verra que la première épreuve repose sur

l'appropriation de l'expérience de l'orateur/spectateur essayant de faire

partager son indignation, et que le succès de cette épreuve dépend

d'une intropathie entre l'orateur et le parlementaire ; la seconde repose

sur la reconnaissance de la qualification de l'état de choses, et cette

reconnaissance se marque par l'émergence d'une sympathie du parle-

mentaire avec celui qui souffre. Ces deux moments spécifient, en

même temps, le type d'agir impliqué par la grammaire parlementaire de

l'accusation. Il s'agit, en fait, d'une double implication correspondant

aux deux épreuves que l'on vient de dégager. A l'appropriation de

l'expérience de l'orateur correspond un agir que l'on peut qualifier de

« dramaturgique », mettant en jeu des actes de paroles expressifs, ayant

une fonction d'autoreprésentation de la subjectivité de l'orateur et

orienté par une prétention à l'authenticité. A la reconnaissance de la

qualification de l'état de chose, va correspondre un agir « stratégique »

qui cherchera à influer efficacement sur les auditeurs et à leur imposer,

de manière performative, le caractère elliptique de la prédication.

Dans ce dernier aspect, on trouve, en effet, une source importante

de la tension interne du discours accusatoire. Malgré l'ellipse, dans le

discours émotif, d'une prédication originelle sur l'état de choses, la

mise en cause de la réalité des attributs de cet état de choses risque de

faire retour; mais également la validité de sa qualification en injuste,

scandaleux, illégitime, etc. Or, précisément, l'énonciation va se

déployer dans un espace polémique où, comme le souligne L. Bol-

tanski, « le persécuteur désigné peut, lui aussi, faire l'objet d'une

défense qui, s'appuyant sur les souffrances qui lui sont infligées du fait

même qu'il se trouve accusé, l'investit à son tour dans la place du

malheureux »1. Le discours d'accusation va donc devoir se « déployer

dans une enquête »2 pour asseoir en vérité l'état de choses, source du

malheur, et fondant l'accusation : il va s'agir de déployer et d'établir des

preuves de la persécution et de la souffrance:

Jean Jaurès. Je veux simplement dire à la Chambre, en quelques mots très

rapides, quels sont les faits qui ont déterminé la grève de Rive-de-Gier, et préciser

en quelques mots aussi les deux points sur lesquels la responsabilité gouvernemen-

tale me paraît engagée. [...]. Je raconte les faits : la Chambre jugera3.

1. L. Bolcanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 101.

2. /M., p. 102.

3. J. Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 390, p. 392. Nous soulignons.

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C'est ainsi que, dans l'enceinte de l'Assemblée, on va voir exhiber

des documents, des rapports, des chiffres, des données d'enquête;

autant de pièces d'un rapport, établissant les preuves des faits allégués.

Ainsi, entre de nombreux exemples, cet extrait d'un discours de

J. Guesde:

Jules Guesde. A Fourmies, à Glageon, à Ohain, la journée de travail est de

treize heures vingt minutes, quand elle n'est pas de treize heures vingt-cinq.

M. Guillemin. C'est inexact ! (Une note dans le texte de ces Quatre ans de lutte

de classe ajoute : « C'était si peu inexact que Guesde avait en main la distribution

des heures de travail, à la date de décembre dernier, dans les deux établissements

qu'on allait l'obliger à nommer »].

Jules Guesde. Voulez-vous des noms? (Oui, oui !) Je vais vous les donner.

[...]. J'ai établi, par le cri des ateliers, que la limitation des heures de travail

n'était respectée nulle part. Mais avais-je besoin de ce témoignage des victimes?

J'aurais pu aussi bien coudre les bouches ouvrières et m'en tenir à ce qui

échappe, à ce qui émane malgré eux de rapports de vos inspecteurs. Relative-

ment à l'âge d'admission, qu'est-ce que dit l'inspecteur divisionnaire de la 6e cir-

conscription?

« La mature de coton et de lin » - je puis ici donner les noms, puisqu'ils sont

imprimés en toutes lettres dans le volume qui vous a été distribué, sans paraître

prendre ce rôle de dénonciateur de la personne des patrons auquel j'ai toujours

répugné (Exclamations) [...]. « La mature de coton et de Un à Barentin, 1" section

de la 6e section, emploie 34 garçons et 33 filles de moins de treize ans et dont un

certain nombre - un certain nombre seulement - possède le certificat d'études.

Les autres, embauchés sous le régime de la loi du 2 novembre 1874, n'ont pas été

congédiés », c'est-à-dire ont été maintenus en violation de la loi du 2 novem-

bre 1892, et cela depuis trois années ! [...). Je continue la lecture de ces rapports,

aussi officiels qu'instructifs, sur lesquels s'appuyait l'autre jour l'optimisme de

M. Sibille1.

3.3 - L'orateur entre la présence et l'effacement

Mais cette obligation d'enquête objective a pour conséquence que

les preuves doivent être établies en toute généralité et, par conséquent,

« ne pas dépendre d'un intérêt personnel, ni même d'une perspective

ou d'un point de vue »2. La réalité de la description de l'état de choses

au principe de l'accusation doit être décidable indépendamment du

sujet de l'énonciation : le régime de cette énonciation doit donc être

caractérisé par une démodalisation, c'est-à-dire un effacement de

1. J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la chambre..., op. cit., vol. 1, p. 235-239.

2. L. Bohanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 102.

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l'énonciateur. Jules Guesde dans une profession de foi de 1893, mar-

quait bien cet effacement:

« Citoyens,

« Choisi comme porte-programme du Parti ouvrier par l'unanimité de vos

groupements socialistes et syndicaux, je croirais être indigne du mandat qui m'a

été imposé en vous entretenant de ma personne.

« Peu importe en effet qui je suis et ce que j'ai pu tenter, depuis que j'ai

l'âge d'homme, pour l'émancipation de la grande famille humaine! Peu

importe qu'après avoir été condamné à plusieurs mois de prison par l'Empire

pour avoir voulu faire la République avant Sedan, j'ai payé de cinq années d'exil

mes efforts pour arracher le Paris du dix-huit mars aux mitrailleuses versaillaises!

Peu importe que depuis ma rentrée en France en 1876, j'aie repris le bon

combat dans les Droits de l'Homme, l'Égalité, le Cri du Peuple, le Socialiste, sans un

jour de faiblesse ou d'hésitation, heureux de mettre treize nouveaux mois de pri-

son et des années de misère au service de la France du travail ! Peu importe enfin

que, devenu l'ouvrier de la classe ouvrière, j'aie déchaîné contre moi les colères

et les calomnies de la classe capitaliste en organisant d'un bout à l'autre du pays

ses victimes et en les mettant en mesure d'obtenir bientôt satisfaction et justice!

« C'est de vous qu'il s'agit ; et c'est des travailleurs de l'usine et du champ,

qui crient vers vous et font appel à votre intelligence pour les affranchir en vous

affranchissant vous-mêmes. »'

Mais l'accusation publique s'ordonnant à partir du spectacle d'une

souffrance, la dénonciation de l'injustice de cette souffrance et du per-

sécuteur interdit en même temps une objectivité aperspective : il y a,

comme le souligne L. Boltanski, un « interdit du tel quel ». La descrip-

tion objectivante, réaliste, sans engagement, sans point de vue moral,

apparaîtrait en effet inhumaine ou scandaleuse à son tour : la descrip-

tion factuelle s'inscrit dans une économie de la représentation reposant

sur un dispositif de type sujet-objet. Ce dispositif qui convient à la

représentation de la nature, mais qui est toujours critiquable au nom de

l'exigence de commune humanité, lorsque la description porte sur des

personnes, parce qu'il est asymétrique et qu'il distribue inégalement

l'humanité des différents partenaires, est particulièrement vulnérable

lorsque les personnes décrites sont dans la souffrance. En effet, dans ce

cas, outre l'effet déjà objectivant par soi seul de la souffrance, un rap-

prochement peut être opéré entre l'asymétrie du système de place sur

lequel repose la description et l'asymétrie de la relation, dans la réalité,

entre le malheureux et ceux qui sont responsables de la souffrance2. On

1. J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la chambre..., op. cit., vol. 1, p. I—11.

2. Sur ce point, cf. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 43.

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trouve une parfaite illustration de cette difficulté dans un discours de

J. Guesde:

Jules Guesde. J'ai maintenant à indiquer comment l'économat est en même

temps un instrument de servitude.

Du moment que l'employeur nourrit, à l'aide de son économat, son bétail

humain... (Vives protestations sur un grand nombre de bancs).

M. le comte de Bemis. Exprimez-vous convenablement ! Il est honteux de par-

ler ainsi du peuple. C'est vous qui le rabaissez en tenant un pareil langage.

M. le comte Christian d'Elva. Vous insultez le peuple!

Jules Guesde. ... il n'y a plus de liberté pour l'ouvrier... (Nouvellesprotestations

au centre. Bruit prolongé).

M. Femand de Ramel. Si les travailleurs vous entendaient, ils protesteraient!

M. le comte de Bemis. C'est ce « bétail » qui vous a nommé, Monsieur Guesde.

M. le Président. Vous savez bien que dans certaines écoles il y a des violences

de langage préméditées ; opposez à ces préméditations le sang froid et le dédain

(Très bien ! Très bien !).

M. le comte de Bemis. On n'a pas le droit de traiter le peuple de bétail. C'est

honteux ! Je ne suis pas un patron, moi ! Je suis élu par le peuple et non par un

bétail!

M. le Président. Continuons, Messieurs ! Cela ne vaut pas la peine que nous

nous y arrêtions!

Sur divers bancs. Si ! Si !1.

On voit ici la façon dont l'expression « bétail humain » contrevient

à l'interdiction du tel quel. Cette expression ne respecte en effet pas

l'exigence de commune humanité et installe l'orateur dans une position

comparable à celle du persécuteur vis-à-vis de sa victime. Elle peut se

prêter, à ce titre, à la dénonciation : « C'est honteux », « Vous insultez

le peuple. » Mais, on saisit maintenant mieux la tension interne du dis-

cours de l'accusation publique. Il est soumis à deux exigences contra-

dictoires : une présence de l'énonciateur ému dans l'énonciation et, en

même temps, un effacement de cet énonciateur. La réduction de

l'asymétrie est réalisée par l'expression de l'émotion; expression par

laquelle se trouve réaffirmé un point de vue.

3.4 — Intropathie et ouverture de l'espace parlementaire

Cette expression de l'émotion ne peut pas prendre un tour direct

par le biais d'un style émotif qui met l'accent, dans la relation entre le

locuteur et la référence du discours, sur le locuteur. Parce que ces

1. J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la chambre..., op. cit., vol. 2, p. 38-40.

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200 L'espace public parlementaire

motifs émotifs sont plus vulnérables à la dénonciation - l'authenticité

de l'émotion est en effet plus facilement révocable en doute, puisque

aussi bien l'expérience du spectacle de la souffrance n'est pas dans

l'actualité de l'énonciation - l'expression de la subjectivité émue va

prendre un tour plus distancié par la description de l'état interne du

spectateur:

J. Jaurès. Savez-vous ce qu'ont eu l'audace, l'ignominie de dire... (Exclama-

tions sur un grand nombre de bancs. Applaudissements à l'extrême gauche).

M. le Président. Monsieur Jaurès, ce mot n'est certainement pas indispensable

à l'expression de votre pensée. [...].

J.Jaurès. Monsieur le président, il ne s'applique à aucune des paroles pronon-

cées dans cette enceinte, et je suis tout prêt à le retirer, si vous me le demandez, à

la condition de dire que si je l'ai prononcé, c'est parce que de ma conscience il

n'en est pas venu d'autre.

Après avoir renvoyé ces travailleurs âgés dont M. Millerand vous a fait le

compte à la tribune, on a eu l'audace d'aller dire aux autres ouvriers : « De quoi

vous plaignez-vous ? Le renvoi des plus vieux soulagera la caisse des retraites ! »

[...]. Je crois que M. le président ne m'aurait pas arrêté tout à l'heure s'il avait su

quel acte et quelles paroles se cachaient derrière ce mot ignominie que j'ai pro-

noncé et que je maintiens (Vifs applaudissements à l'extrême gauche)'.

La description de la vie intérieure du spectateur ému propose un

monde où, par la médiation, ici, de la conscience, il se distancie et

s'objective. Mais la position de spectateur décrite livre à celui qui

écoute une proposition imaginative d'existence ouverte à sa com-

préhension, à son appropriation potentielle, à « la projection d'un de

ses possibles les plus propres »2, c'est-à-dire encore à la possibilité de

reconnaître cette position de spectateur décrite, et jusqu'alors étran-

gère, comme contemporaine et semblable, en un mot, propre2. L'ima-

gination est essentielle dans ce « couplage » des expériences. C'est par sa

médiation que sont transférées les significations d'ici et de là-bas, de Je et

de Tu, et que se réalise ce que P. Ricœur nomme une intropathie reliant

1. J.Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 700.

2. Pour reprendre l'expression de P. Ricœur, dont on transpose ici l'élucidabon qu'il propose, à propos

du texte, de la fonction herméneutique de la distanciation. Cf. P. Ricœur, Du texte à l'action. Essais

d'herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 101-117.

3. Cette possibilité de reconnaissance ne peut se comprendre que si l'on accepte l'existence de frayages

stabilisés dessinant des sensibilités communes (cf. sur ce point L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit.,

p. 80-87). La convergence imaginative de ces sensibilités au principe de l'appropriation dépend certainement de

« préconventions littéraires [...] [qui] dégagent des régularités de coordination » (ibid., p. 84). Elle s'ordonne,

comme le souligne P. Ricœur, « par le grand détour des signes d'humanité déposés dans les œuvres de culture.

Que saurions-nous de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appe-

lons le soi, si cela n'avait été porté au langage et articulé par la littérature ? » (P. Ricœur, Du texte à l'action...,

op. cit., p. 116). Sur ce type de reconnaissance, voir D. Cardon, J.-Ph. Heurtin, C. Lemieux, Parler en public,

Politix. Travaux de science politique, n° 31, 1995, p. 5-19.

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les expériences du spectacle de la souffrance et de parlementaire en

séance : « L'autre [qui rapporte la souffrance] est un autre moi, un moi

comme moi. »' Cette aperception analogique qui fait de l'autre un autre

moi ouvre la possibilité d'imaginer ce que je penserais et éprouverais si

j'étais à sa place.

L'appel à la conscience, opérateur commun de mise en suspens de

la subjectivité — de distanciation objectivante —, apparaît ainsi égale-

ment comme un opérateur de cette intropathie, c'est-à-dire également,

comme un opérateur de rapprochement qui ouvre la possibilité de

construction d'un monde commun ; un monde commun, mais égale-

ment et surtout, un monde actuel. P. Ricceur y insiste ajuste titre, sou-

lignant « le caractère "actuel" de l'appropriation »2. Celle-ci marque

l'effectuation des possibilités sémantiques — et l'on pourrait ajouter

émotives — du spectacle de la souffrance. Cette actualisation, c'est aussi

l'abolition des distances — temporelles et spatiales — entre l'Assemblée et

la situation de souffrance. Alors ce spectacle absent, mais actualisé, pré-

sentifié, trouve comme le dit Ricœur « une ambiance et une audience;

il reprend son mouvement intercepté et suspendu de référence vers un

monde et vers des sujets »3. Le mouvement intropathique a ainsi la pro-

priété de désenclaver l'espace parlementaire.

3.5 — Le discours d'accusation entre l'enquête et la fiction

Mais on saisit immédiatement une seconde tension potentielle.

L'enquête objectivante assise sur des preuves est tout entière du côté de

l'explication et se détourne de la possibilité de provoquer chez

l'auditeur parlementaire une sympathie envers le malheureux, et le

déploiement d'un jugement moral. Pour ce faire, l'explication des faits

et des causes ne suffit pas, tout comme l'administration des preuves : il

faut, de plus, un déchiffrement des intentions, des projets, des motifs.

C'est dire qu'il faut conjoindre à l'explication, une compréhension de

la situation de souffrance. Cette compréhension appelle l'engagement

de l'auditeur et de sa subjectivité, au sens où comprendre, c'est se com-

prendre devant le tableau de la souffrance4. Ce n'est que par la voie de

la compréhension, et non de la seule explication, que peut être produit

le jugement sur l'état de choses et le concernement sympathique avec

1. P. Ricœur, Du texte à l'action..., op. cit., p. 227.

2. OU., p. 153.

4. Au sens de s'inclure soi-même, de se tenir en propre devant lui.

3. m.

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202 L'espace public parlementaire

le malheureux. Ici, c'est encore par la médiation de l'imagination que

la compréhension va se faire jour. L'orateur ne peut donc se contenter

d'aligner les faits et les preuves, à la manière de la constitution adminis-

trative d'un dossier; il va lui falloir refigurer la situation et, à cette fin,

« nourrir l'imagination » de l'auditeur1. Cette obligation va conférer au

discours parlementaire d'accusation une caractéristique formelle parti-

culière, celle d'un mixte, d'un entrecroisement de fiction et de réalité.

A la façon dont l'écriture de l'histoire imite les mises en intrigue reçues

de la tradition littéraire2, le discours accusatoire à l'Assemblée met sou-

vent en intrigue et en scène la situation du malheureux souffrant,

n'hésitant pas, comme dans l'extrait suivant du discours de Jaurès, à

faire tenir aux protagonistes des discours inventés qu'aucun document

et aucune preuve ne viennent garantir:

J. Jaurès. M. Marrel leur dit : « Je ne peux pas conférer avec les délégués du

syndicat [...]. Puisque vous avez envoyé au congrès des métallurgistes l'ouvrier

Gagnat, [...], c'est avec lui que je veux conférer de vos intérêts. » Les ouvriers se

retirent, Gagnat pénètre seul, et dans la maison, le patron lui dit : « Ce n'est déci-

dément pas pour délibérer avec vous sur des intérêts qui ne vous regardent plus

que je vous ai appelé, mais pour vous signifier que je vous ai chassé de l'usine. »3

Ces procédés de fictionalisation de la situation vont permettre de

dépeindre la situation et la rendre vivante, par quoi l'on retrouve un

effet proprement théâtral, théorisé par Aristote dans sa Rhétorique, celui

de « placer sous les yeux » et de « faire voir » : « Un pas est ainsi franchi,

indique P. Ricoeur, au-delà du simple "voir-comme" qui n'interdit pas

le mariage entre la métaphore qui assimile et l'ironie qui distancie.

Nous sommes entrés dans l'aire de l'illusion qui, au sens précis du

terme, confond le "voir-comme" avec un "croire-voir". Ici le "tenir-

pour-vrai", qui définit la croyance, succombe à l'hallucination de la

présence. »4

On tient à ce point, une explication du surgissement de certaines

des émotions parlementaires5. On voit que par la médiation de

l'intropathie avec l'orateur qui rapporte son indignation, et de la sym-

pathie pour les malheureux, le monde dans lequel le parlementaire se

comprend est devenu présent : la situation qui était rapportée depuis le

1. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 80-87.

2. Cf. à ce sujet H. White, Tropics of Discourse, Baltimore-London, The Johns Hopkins University

Press, 1978.

3. J. Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 393.

4. P. Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, p. 271.

5. On reviendra de manière plus complète sur cette question des émotions dans le dernier chapitre.

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Le peuple toujours malheureux 203

passé et/ou le dehors de l'enceinte parlementaire est « crue-vue » dans

le présent de l'hémicycle. Cela suppose une transformation de la cons-

cience du monde; transformation brutale, massive. C'est une telle

transformation qui, comme l'explique Sartre, produit l'émotion : « La

conscience peut "être-dans-le-monde" de deux façons différentes. Le

monde peut lui apparaître comme un complexus organisé d'ustensiles

tels que si l'on veut produire un effet déterminé, il faut agir sur des élé-

ments déterminés du complexus. Dans ce cas, chaque ustensile renvoie

à d'autres ustensiles et à la totalité des ustensiles ; il n'y a pas d'action

absolue ni de changement radical qu'on puisse introduire immédiate-

ment dans ce monde. [...]. Mais le monde peut lui apparaître comme

une totalité non ustensile, c'est-à-dire modifiable sans intermédiaire et

par grande masse. En ce cas, les classes du monde agiront immédiate-

ment sur la conscience, elles lui sont présentes sans distance. [...]. Cet

aspect de monde est entièrement cohérent, c'est le monde magique.

[...]. Il y a émotion quand le monde des ustensiles s'évanouit brusque-

ment et que le monde magique apparaît à sa place. [...]. L'émotion

n'est pas un accident, c'est un mode d'existence de la conscience, une

des façons dont elle comprend son "être-dans-le-monde". »'

Il va de soi que l'authenticité de telles expressions d'émotions col-

lectives est très vulnérable à la critique ; critique qui rejoue, à un degré

second, celle susceptible d'atteindre l'accusateur tâchant de mobiliser

autour d'une souffrance. Ici, le caractère situé de l'expression collective

de l'émotion vient en quelque sorte amplifier le soupçon. Toutes pro-

venant de l'extrême gauche, les exclamations peuvent être dénoncées

— à la manière d'une claque — comme ressortissant d'une stratégie col-

lective. La dénonciation s'appuiera sur le lien communautaire — le

groupe politique - qui unit non pas tant ceux qui s'indignent aux

malheureux, que celui qui les unit à l'accusateur. Elle vise à destituer

l'impartialité et l'objectivité de ces parlementaires. En dénonçant

l'expression collective de l'émotion dans l'hémicycle, on stigmatisera la

transformation du malheureux souffrant, de sujet de l'indignation

- ouverte à n'importe quelle personne - en instrument d'une action

politique réservée à quelques groupes parlementaires. On s'efforcera de

montrer que ceux qui marquent ainsi leur émotion ne sont pas concer-

nés comme ils le prétendent, mais qu'ils cherchent à enrôler le

malheureux dans une lutte qui ne le concerne plus, une lutte politique

et parlementaire.

1. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions. Pans, Hermann, 1965, p. 61-62.

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204 L'espace public parlementaire

3.6 — Accusation et exodéterminisme de l'activité parlementaire

Les mouvements sympathiques et intropathiques, tels qu'on les a

décrits, ont consisté essentiellement en des changements de place en

imagination du parlementaire pris à témoin par rapport à la victime et à

l'orateur. Il s'agit d'un moment de reconnaissance analogisante où, dans

le rapprochement de deux conditions éloignées, s'affirme une équiva-

lence. Pour autant, cette reconnaissance est encore limitée, on l'a dit, à

l'imagination du parlementaire et constitue une expérience purement

individuelle. A ce titre, elle constitue un moment éthique ; moment

certes nécessaire, mais qui n'ouvre encore aucun débouché à un par-

tage collectif de ces mouvements de sympathie et d'intropathie, et à

aucune réciprocité des reconnaissances. C'est dire que de ce moment

ne saurait sortir encore aucune action visant à réparer l'injustice,

aucune décision collective de porter remède à la souffrance.

Le passage du fait éthique à la communauté politique suppose un

« second degré de reconnaissance, une reconnaissance de la reconnais-

sance réciproque »' ou encore, une « métaphysique — comportant deux

niveaux distincts — qui est celle de la cité [...] avec au-dessus du niveau

occupé par des êtres individuels, un niveau occupé par des conventions

permettant de faire entre eux équivalence »2. Avec P. Ricœur, l'on

peut poursuivre, en disant que pour passer de l'éthique au politique, il

faut la médiation d'une institution intervenant en tiers extérieur3 par

rapport au parlementaire. Cette institution qui permet d'ouvrir la voie

à ces reconnaissances réciproques et de faire des plaintes l'objet d'un

concernement collectif, c'est un principe supérieur commun justifiant

les équivalences. Avec ce dernier point, on tient un élément de des-

cription des références à ces grands êtres métaphysiques que sont la

République, la Patrie et la Démocratie:

J. Jaurès. Et maintenant, si après toute cette action exercée contre eux, ils ne

reçoivent pas satisfaction; si les ouvriers qui ont commis le crime de ne pas

vouloir se séparer de Gagnat, au moment où on le frappait, parce qu'il avait été

leur plénipotentiaire réclamé par le patron lui-même, si les ouvriers qui ont

commis ce crime restent à la porte de l'usine, et s'il n'y a pas dans la loi ou dans

l'attitude gouvernementale de quoi réprimer de pareil abus, il est entendu que ce

1. J.-M. Ferry, Les puissances de l'expérience, vol. 2 : Les ordres de la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 1993,

p. 162.

2. L. Boltanski, La Souffrance à distance..., op. cit., p. 105.

3. Cf. P. RJcoeur, Le problème du fondement de la morale, Sapienza. Rivista intemazionale di filosofia e di

teologia, 28 (3), juillet-septembre 1975.

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qu'on appelle Démocratie et République n'est plus qu'une apparence et qu'un

nom'.

J. Jaurès. La pays sait que vous désirez la justice, et lorsqu'il verra que non

seulement vous la désirez, mais que vous la voulez ; lorsque l'idée de justice ces-

sera d'être une idée pure, quand elle prendra un corps, quand le suffrage universel

pourra voir devant lui la justice marchant et respirant, alors messieurs [...], vous

pouvez être assurés de l'avenir, car vous aurez affirmé, bien au-dessus des Césars

hybrides, d'où qu'ils viennent, vous aurez affirmé, bien au-dessus de tous les pré-

tendants avoués ou inavoués, la République impérissable ! (Vifs applaudissements à

gauche. L'orateur, en retournant à son banc, reçoit des félicitations)2.

Par là, est retrouvée et remise au centre du débat parlementaire une

définition du bien commun par rapport à laquelle pourront être établis

le juste et l'injuste. Ce point invite à décrire ces références non comme

des moments essentiellement rhétoriques, mais comme répondant à

une exigence pragmatique. Au contraire de la construction du bien

commun dans la grammaire de la discussion à partir du heurt des

« 750 volontés circonférantes » — construction dont on a montré qu'elle

était au principe d'un endodéterminisme de l'espace parlementaire —, le

bien commun de la grammaire de l'accusation publique est toujours

déjà là, extérieur à cet espace parlementaire, et intervenant en tiers dans

l'activité des députés. Cette définition du bien commun fonde bien un

exodéterminisme de l'activité parlementaire.

3.7 — Une exigence de reconnaissance péremptoire

des énoncés d'accusation

Mais l'intervention en tiers extérieur de ce régime de justice

confère aux énoncés d'accusation un caractère bien particulier. A

l'inverse des jugements d'opinion, dont on a vu le caractère réfléchis-

sant, la qualification indignée de l'état de fait le subsume sous une classe

générale définie préalablement et indépendamment de l'activité de

jugement: le jugement rapporte le particulier de la situation à ce

concept général et en apparaît dès lors comme une application. Cette

application a les caractères de ce que Kant nommait un «jugement

déterminant ». Par ailleurs, en tant que réglée par un tel concept, cette

application se situe dans l'ordre du nécessaire : au regard de tel juge-

ment, il est exclu, comme le souligne L. Quéré, que l'on adopte « le

1. J.Jaurès, Discours parlementaires, op. cit., p. 402.

2. Vbii., p. 264.

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206 L'espace public parlementaire

type d'attitude manifestée par les verbes d'opinion »1. La situation est

scandaleuse indépendamment du sujet de Vinondation. De ce fait, elle

apparaît comme insusceptible de faire l'objet d'une discussion : elle est,

à proprement parler, indiscutable, et exige, de ce fait, non une recon-

naissance prudentielle, affaire de point de vue, de libre consentement,

mais bien une reconnaissance péremptoire2. Comme le souligne

L. Boltanski, marquant bien en cela la différence qui oppose ce type

d'énoncé des énoncés d'opinion, « il serait bizarre, et même choquant,

de dire "à mon avis, il est inhumain et scandaleux de laisser des enfants

mourrir de faim", car cela consisterait à rapporter à un point de vue,

donc à relativiser, une affirmation qui tire précisément sa force de son

caractère absolu et qui, par là, exclut la possibilité d'une affirmation

contraire (il n'existe pas de point de vue d'où il ne serait pas inhumain

et scandaleux de laisser des enfants mourir de faim) »3. Ces types

d'énoncés ont, en eux-mêmes, un caractère coercitif, et leur prétention

à la reconnaissance est assise, comme on l'a déjà souligné4, sur un

potentiel de sanctions. En effet, la non-reconnaissance de la prédication

accusatoire — soit qu'on conteste l'authenticité de l'émotion de

l'orateur, soit qu'on remette en cause la réalité même de la situation de

souffrance — ouvre au risque de se voir dénoncer comme occupant la

place du persécuteur : en ne reconnaissant pas le malheur et en ne s'en

indignant pas, le parlementaire peut être accusé de complicité avec les

responsables de la souffrance. C'est ainsi que l'on trouve souvent dans

les discours d'un Jaurès de telles « menaces » de dénonciation:

M. Jaurès. Si vous maintenez toute la charge de l'impôt foncier qui pousse

peu à peu le paysan à la ruine tout en abaissant les difficultés qui empêchent la

transmission de la terre, vous n'aurez fait qu'une chose, vous n'aurez fait qu'accumuler

encore la terre de France aux mains des quelques capitalistes puissants5.

M. Jaurès. Je dis que la situation qu'on fait aux fonctionnaires est une

situation difficile, inférieure, que vous allez aggraver encore. Et je le répète en

terminant, je ne comprends pas que vous, socialistes ou républicains démocrates,

vous vouliez faire une situation inférieure à cette bourgeoisie pauvre qui n'a pas

1. Quéré L., L'opinion : l'économie du vraisemblable. Introduction à une approche praxéologique de

l'opinion publique, Réseaux. Communication, technologie, société, n° 43, p. 43. Ainsi, l'auteur prend l'exemple sui-

vant : « "La nouvelle voiture de Paul est une Citroën XM grise". Il s'agit là de prédicats définis indépendamment

de tout jugement ; leur attribution n'est pas affaire de point de vue particulier ; elle ne requiert pas l'adoption

d'une perspective, à partir de laquelle les choses sont considérées sous un certain angle ou dans un certain sens;

ce sont des traits constitutifs de la réalité objective du phénomène » (ibid.).

2. Pour reprendre l'expression de H. Arendt (La crise de la culture, op. cit., p. 300).

3. L. Boltanski, La souffrance à distance..., op. cit., p. 68.

4. Cf. chap. 3.

5. J. Jaurès, Discours parlementaire, op. cit., p. 537. Nous soulignons.

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Le peuple toujours malheureux 207

de capital [...], qui ne peut vivre que de son travail au service de l'État, et qui

parce qu'elle travaille au service de l'État, ne mérite ni d'être humiliée ni d'être

brutalisée'.

M. Jaurès. Le meilleur moyen peut-être d'être utile aux paysans, c'est de

faire, sous une forme ou sous une autre, le présent projet ; car, d'une part, il sera

impossible dès lors que le Parlement, sans manquer à la justice, ne concentre pas

tous ses efforts sur les travailleurs des campagnes2.

M.Jaurès. Si vous avez un idéal de justice sociale, [...] si vous voulez résoudre

véritablement la question sociale et amener l'apaisement social en faisant peu à

peu descendre dans les profondeurs du peuple, par la progression incessante de sa

responsabilité, cette fierté mesurée, également éloignée de la docilité muette et

des colères soudaines, cette fierté qui est une condition absolue de l'égalité vraie et

du rapprochement entre les hommes, si vous voulez cela - et vous le voulez, j'en

suis convaincu —, évitez, messieurs, dès votre premier pas, le plus grand écueil:

faire médiocre !3

On retrouve, dans ces exemples, la possibilité évoquée plus haut

d'un changement de destinataire du discours accusatoire: la non-

reconnaissance de la situation de souffrance, le refus de partager

l'émotion de l'orateur est susceptible d'entraîner un basculement des

allocutaires depuis la position de témoins neutres, devant qui l'orateur

vient dénoncer un coupable extérieur à elle, vers celle d'accusés devant

le tribunal de l'opinion publique.

Dans ce chapitre on a poursuivi l'enquête sur les deux grammaires

d'activité parlementaire. On a tout d'abord découvert une de leurs

essentielles différences dans la position du spectateur assignée au député

par chacune d'elles. Ainsi, dans la grammaire critique, l'accent est-il mis

sur l'orateur. Le spectateur fixé dans un face-à-face avec lui

- l'hémicycle est, rappelons-le une « machine à organiser le regard »

vers la place de l'orateur —, est d'emblée engagé. Dans la grammaire de la

discussion, à l'inverse, l'accent est déplacé sur la place du spectateur. Si

la grammaire de la discussion exige, avec l'expression de l'opinion,

l'apparition d'un point de vue, celui de l'orateur, le dispositif architec-

tural associé à la grammaire de la discussion construit le parlementaire

qui ne parle pas comme un pur spectateur. Celui-ci est conçu comme

circulant - en accord avec l'architecture circulaire —, susceptible de sai-

sir, sous tous les points de vue, la relation discursive qui se noue exclu-

1. OU., p. 450.

2. Ibid., p. 377. Nous soulignons.

3. Oid., p. 225.

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208 L'espace public parlementaire

sivement entre l'orateur et le président : par rapport à cet engagement

discursif, les autres parlementaires se trouvent dans une situation de

spectateurs sans point de vue, détachés. Il s'agit d'abord d'un détache-

ment par rapport au lieu de l'action langagière, mais également par rap-

port aux relations existantes entre les acteurs, soit préalables à la séance,

soit pendant la séance même. Cette exigence pointe le problème

qu'ont pu susciter les frayages domestiques issus des réseaux d'inter-

connaissances déjà constitués, d'une part et, d'autre part, la cristallisa-

tion de positions spatiales correspondant à la fixation de communautés

d'opinions, et plus loin, à l'émergence et la fixation spatiale de partis.

La grammaire de la discussion emporte une clôture de l'espace par-

lementaire vis-à-vis de toutes déterminations extérieures, communau-

taires ou juridiques - les mandats impératifs. Au contraire, la grammaire

critique d'activité a emporté immédiatement un principe d'ouverture,

de désenclavement de l'espace parlementaire, par la contemplation de

la misère du peuple. On a, en effet, montré que la construction histo-

rique de la grammaire critique ne pouvait se comprendre indépendam-

ment du spectacle de la souffrance de malheureux. Alors que la gram-

maire de la discussion s'est constituée autour d'une politique de la

justice, la grammaire critique a été configurée par une politique de la

pitié qui en est devenue le ressort. On a vu, dès les premières interven-

tions de Robespierre, se déployer les éléments centraux d'une telle

politique, définie par l'existence de deux classes d'hommes inégaux

sous le rapport du bonheur et par le spectacle du « peuple toujours mal-

heureux » pour des hommes qui, à distance, ne souffrent pas.

L'analyse des contraintes et des tensions qu'ont rencontrées, au

tournant du siècle, les entreprises politiques socialistes naissantes, dans

la défense parlementaire du prolétariat exploité et dans le dévoilement

de la souffrance ouvrière, a permis de préciser le modèle critique

d'activité parlementaire avec la configuration que lui prête cette entre-

prise d'accusation publique. Ces contraintes sont, pour l'essentiel, celles

engagées dans le montage de la forme sociale de l'affaire et dans la

mobilisation de l'opinion autour d'une souffrance: déplacement de

l'attention de la souffrance localement repérée, désingularisation du

malheur, démonstration de ses ressorts universels. Ces tensions sont

tout d'abord par rapport au destinataire de l'accusation : soit l'Assem-

blée est installée dans la position de témoin devant lequel on vient dési-

gner un coupable extérieur à elle, et que l'on cherche à mobiliser ; soit,

c'est la Chambre elle-même qui est dénoncée - notamment par le

dévoilement des intérêts sociaux cachés des membres de l'Assemblée —

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Le peuple toujours malheureux 209

et le témoin, alors extérieur à l'arène parlementaire, est l'opinion

publique. Ces tensions sont ensuite liées à la spécificité des énoncés

d'accusation. Ceux-ci font l'objet d'une prédication absolue sur l'état

de choses, et leur validité se mesure à leur degré de vérité, se distin-

guant ainsi des énoncés d'opinion en ce que la modalisation de

l'énoncé n'emporte pas une qualification ou une évaluation d'un état

de choses, mais la qualification comme indignée de l'énonciateur. On a

saisi, dès lors, la double vulnérabilité des énoncés accusatoires dans

l'enceinte parlementaire, à la fois du point de vue de leur authenticité

et de celui de leur vérité — puisque aussi bien la mise en cause de la réa-

lité de l'état de choses est toujours possible et, avec elle, la validité de sa

qualification comme un scandale ou une honte. On a montré que c'est

dans cette tension entre deux exigences contradictoires que reposaient

les deux épreuves que la grammaire critique peut rencontrer. Ces deux

épreuves ne peuvent se résoudre que dans une double appropriation:

celle de l'expérience de l'orateur indigné, et le succès de cette épreuve

est marqué par un mouvement d'intropathie entre l'orateur et le parle-

mentaire; celle de la reconnaissance de l'expérience rapportée de la

souffrance, marquée par l'émergence d'une sympathie du parlementaire

avec celui qui souffre.

Les mouvements sympathiques et intropathiques, tels qu'on les a

décrits ont consisté essentiellement en des changements de place du

parlementaire pris à témoin, de la victime et de l'orateur. Pour autant,

ces changements de place en imagination ne constituent encore que

l'expérience purement individuelle d'un moment éthique qui n'offre

aucune ouverture à l'affirmation et à la consolidation d'une obligation

politique de porter remède à la souffrance. Le passage du fait éthique à

la communauté politique suppose la médiation d'une définition du

bien commun, intervenant en tiers par rapport aux parlementaires, par

rapport à laquelle pourront être établis le juste et l'injuste. Cette insti-

tution qui permet de faire de la souffrance de malheureux un souci

proprement politique, c'est un principe de justice permettant de mon-

trer à chaque fois l'injustice de cette souffrance.

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5

MOUVEMENTS DE SEANCE

ET ÉMOTIONS PARLEMENTAIRES.

UN TEST CONTEMPORAIN DE LA PLURALITÉ

DES ORDRES DE LA SÉANCE PUBLIQUE

« Ce monde est difficile. Cette notion de difficulté

n'est pas une notion réflexive qui impliquerait un rapport

à moi. Elle est là, sur le monde, c'est une qualité du

monde qui se donne dans la perception (exactement

comme les chemins vers les potentialités et les potentiali-

tés elles-mêmes et les exigences des objets : livres devant

être lus, souliers devant être ressemelés, etc.), c'est le cor-

rélatif noématique de notre activité entreprise ou seule-

ment conçue. »

J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions.

On a jusqu'à maintenant montré qu'il existait deux grammaires

antagonistes possibles auxquelles peut se référer l'activité parlementaire

à l'Assemblée nationale. On peut également observer des formes de

compromis entre ces deux grammaires. Le premier point de compromis a

pu être noué autour de la question de l'indépendance des gouvernants

— c'est-à-dire des parlementaires. La représentation de l'espace parle-

mentaire comme réseau sans frayage préalable a pu être ainsi remise en

cause par des défenseurs mêmes de la discussion parlementaire. C'est au

nom de la complexité croissante de la société qu'a pu être justifiée

l'existence de partis, l'individu isolé étant considéré comme incapable

de la saisir et d'en rendre compte. Ainsi dans cet article de La Chesnais

défendant au début du siècle la représentation proportionnelle, comme

condition de représentation des partis:

« Non, les partis politiques ne sont pas une institution regrettable, ils ne sont

pas une institution factice. Ils sont nécessaires, ils sont utiles. Une Chambre ne

peut pas être une réunion de quelques centaines d'hommes à la pensée isolée. Ils

existent parce qu'ils ont une raison d'être profonde dans la complexité de la vie

politique actuelle. Ils sont nombreux parce que les traditions se sont accumulées et

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Mouuements de séance et émotions parlementaires 211

parce que la société s'est compliquée. Il est naturel qu'il y ait des agrariens et des

industriels ; il est naturel qu'il y ait des cléricaux autoritaires et des anticléricaux

libéraux ; [...] ; il est naturel qu'il y ait un parti de révolution sociale. Devant tou-

tes ces questions, ce n'est pas l'organisation de partis qui est factice ; ce serait au

contraire l'isolement d'un homme politique qui affecterait d'ignorer toute

conception générale afin de ne pas laisser entamer sa liberté de jugement. »'

Ce compromis n'abandonne pas la discussion. Il est certes admis

que les députés, en séance, ne pourront plus changer d'avis comme le

supposait la grammaire de la discussion (« Le député, au moment du

vote, n'agit pas en pleine liberté, selon sa conscience, son jugement,

mais se trouve dirigé, dominé par une volonté étrangère », admet, dans

l'extrait suivant, H. Charau), et les votes seront effectivement décidés à

l'extérieur du Parlement. Mais ce fait peut être compris comme ne sup-

primant pas toute discussion. Simplement, comme le souligne

B. Manin, « la possibilité de la discussion délibérative se déplace vers

d'autres lieux que les séances plénières »2. C'est ce que soulignait

d'ailleurs Abel Ferry dans le débat de 1910, relatif à la désignation par

les partis des membres des commissions parlementaires : « Au sein de

chaque parti, il y aura une discussion après laquelle les bureaux de partis

apporteront leur texte. » Il s'agit, à proprement parler, d'une transposi-

tion de la grammaire de la discussion ou, comme l'indique à nouveau

H. Charau, d'un « déplacement du travail parlementaire » vers les cer-

cles dirigeants du parti, où « le député [a] toute faculté d'exposer ses

opinions dans l'assemblée préparatoire, de parler, de chercher à gagner

ses collègues »:

« Arrivés à ce point, nous en aurions fini avec notre démonstration, si, pour

ne pas éclairer d'un faux jour la transformation subie par le système représentatif,

nous ne devions faire une réserve, très importante, croyons-nous parce qu'elle

donne la vision exacte du rôle que joue actuellement le représentant.

« Le progrès démocratique, avons-nous écrit, en suscitant des organisations

de parti, produit ce résultat d'une portée générale, que le député, au moment du

vote, n'agit pas en pleine liberté, selon sa conscience, son jugement, mais se

trouve dirigé, dominé par une volonté étrangère. Est-ce à dire cependant que le

député n'intervient à aucun titre et personnellement dans la décision qu'il émet?

C'est là une question qui mérite d'être examinée et il nous faut pour cela pénétrer

un peu plus avant dans la complexité de la vie extra-parlementaire.

« C'est chose ancienne, déjà, que la stratégie des partis au Parlement ; et si, de

nos jours, elle a pris un développement considérable, si de plus en plus, suivant la

1. P.-G. La Chesnais, La représentation proportionnelle et les partis politiques, Paris, Société nouvelle de

librairie et d'édition, 1904, p. 38-50.

2. B. Manin, Métamorphoses du gouvernement représentatif, in D. Pécaut, B. Sorj (dir.), Métamorphoses

de la représentation politique au Brésil et en Europe, Paris, Éd. du CNRS, 1991, p. 56.

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212 L'espace public parlementaire

définition donnée par M. Louis Blanc du mot discipline, "les votes dans

l'Assemblée sont soumis au joug d'une consigne, la conduite du député est

asservie à un plan convenu, la politique avant de se montrer à la tribune doit ram-

per dans les couloirs", depuis longtemps les partis ont pris l'habitude de se réunir

avant la séance, à chaque fois que les circonstances exigent qu'ils se concertent et

adoptent une ligne de conduite commune. Cette pratique du "caucus législatif',

pour lier le député à la décision préliminaire du groupe, et priver sa raison du fruit

de libres débats, constitue sans aucun doute une atteinte à cette règle du gouver-

nement représentatif, d'après laquelle le député se décide librement, selon sa

conviction personnelle, éclairé par une décision indépendante. Mais enfin, remar-

quons-le, et ce détail mis à part, elle se réduit à un déplacement du travail parle-

mentaire. Le député n'a-t-il pas toute faculté d'exposer ses opinions dans

l'assemblée préparatoire, de parler, de chercher à gagner ses collègues ? [...]. Par-

courons le manifeste publié en 1907, lors de la fameuse déclaration des 18, par le

Conseil national du Parti socialiste unifié : il y est rappelé que "nul n'a le droit de

se substituer au parti lui-même pour la détermination de sa politique; que la

liberté de discussion étant entière dans le parti, c'est dans les groupes, dans les

fédérations dont ils dépendent, dans le conseil national où les élus sont représentés

par une délégation collective, dans les congrès nationaux où ils peuvent être délé-

gués par leurs fédérations, que les élus et les militants ont le pouvoir et le devoir

d'affirmer leur pensée". Ce texte est la preuve qu'on n'attend point du représen-

tant une attitude résignée, et réellement, de nombreuses occasions lui sont offertes

d'exercer son activité ; il a une part effective dans cette préparation à laquelle, sous

des formes variées, un parti sagement organisé procède avant d'engager la lutte à

l'intérieur des Chambres. »'

C'est encore contre l'agglutination et la fixation des députés, carac-

téristique de la grammaire critique d'activité parlementaire qu'a été

inventée l'idée de « majorité d'idées ». A partir de la critique de toute

majorité stable, et plus généralement de tout groupe à qui les députés

délégueraient leurs décisions, R. Salleilles invente cette « majorité spé-

ciale », « indépendante de la majorité parlementaire, prise dans tous les

groupes et pour la formation de laquelle il ne serait tenu compte que de

l'intérêt général, en dehors de toute majorité politique », produisant

une « œuvre transactionnelle ou plutôt contractuelle entre les tendances

diverses qui se partagent le pays », et seule capable d'une « synthèse par-

tielle ». Cela ne signifie pas le refus des partis politiques, et significative-

ment l'auteur précise : « Il faut que les groupements sociaux soient sor-

tis de la masse confuse où ils restent submergés dans toute votation

individualiste : il faut que les opinions aient pris corps et qu'elles puis-

sent se trouver engagées ; or elles ne peuvent l'être que par des repré-

sentants qui soient issus d'elles et qui sachent la mesure des transactions

1. H. Charau, Essai sur l'évolution du système représentatif. Thèse pour le Doctorat de sciences politiques et

économiques, Dijon, Darantière, 1909, p. 281-289.

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et des sacrifices partiels qu'on peut leur demander. » Simplement, c'est

la possibilité d'un compromis entre partis qui est ouverte : « Il faut sur-

tout que la loi puisse être discutée, ou plutôt élaborée, entre représen-

tants de groupes difFérents : puisque c'est le seul moyen de fonder les

bases d'un accord et de faire apparaître les points qui rapprochent

encore plus que ceux qui divisent. » C'est grâce à ce compromis entre

partis — mais aussi entre grammaires — que « la loi n'est pas une oeuvre

politique qui doive subir la tyrannie d'une majorité politique; mais

une œuvre nationale à laquelle doivent concourir tous les éléments

représentatifs des intérêts nationaux »:

« En tant qu'il ne s'agit pas de la fonction politique qui appartient aux assem-

blées parlementaires, mais en tant qu'elles s'occupent du travail législatif, non seu-

lement l'intervention d'une majorité de gouvernement susceptible d'introduire

partout l'élément politique, et par suite de lier les générations à venir au système

passager et transitoire de la majorité d'un moment, n'est nullement désirable ; ce

serait la chose la plus tyrannique du monde. Et ce qu'il faut précisément c'est bri-

ser au contraire, pour la besogne législative, la discipline des cadres politiques afin

de faire surgir une majorité spéciale, emprunter à tous les cadres, et n'inspirant que

des intérêts généraux du pays. La loi n'est pas une œuvre politique qui doit subir

la tyrannie d'une majorité politique ; mais une œuvre nationale à laquelle doivent

concourir tous les éléments représentatifs des intérêts nationaux. [...]. Et c'est ainsi

que les lois ne se font plus ou se font si mal ; elles soulèvent des oppositions artifi-

cielles. Elles se présentent comme la mainmise de la majorité sur l'avenir; car

toute loi engage l'avenir et pour longtemps. Elle l'engage encore bien après que la

majorité qui l'a faite a disparu pour faire place à une majorité toute différente.

« C'est tout le contraire qui devrait avoir lieu : en principe et sauf exception

pour les lois qui auraient un caractère politique, la loi ne devrait plus être l'œuvre

de la majorité politique, mais l'œuvre d'une majorité spéciale prise en dehors de

tout cadre politique.

« Il n'y a plus de majorité politique en présence d'une proposition de loi : il

ne doit y avoir qu'une majorité spéciale à la loi en cause, indépendante de la

majorité parlementaire, prise dans tous les groupes et pour la formation de laquelle

il ne serait tenu compte que de l'intérêt général, en dehors de toute majorité poli-

tique. Ce qu'il faut avoir en vue ce sont tous les intérêts particuliers qui peuvent

se trouver engagés par la loi en cause.

« Ce qu'il faut dégager c'est la volonté particulière du pays par rapport à cette

loi spéciale et cela n'a rien de commun avec la majorité politique dominante dans

le pays.

« Pour aboutir à cette synthèse particulière et pour dégager cette orientation

spéciale il est indispensable que tous les éléments de décision soient mis en cause,

que tous les intérêts soient représentés, que toutes les opinions assez fortes pour

fournir l'un des éléments de la conscience publique puissent se faire entendre. Tout

cela n'a rien à voir avec la majorité parlementaire et avec le principe majoritaire.

« Avec le système majoritaire, la loi est une victoire de la politique; c'est

comme je l'ai déjà dit la mainmise violente et brutale sur l'avenir par le fait d'une

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214 L'espace public parlementaire

majorité d'un jour: c'est un procédé de révolution ou de doctrinaire, ce qui

revient au même.

« La loi, au contraire doit être le résultat d'un compromis entre les partis, une

œuvre transactionnelle ou plutôt contractuelle entre les tendances diverses qui se

partagent le pays. [...]. Si tous sont assurés de coopérer par l'intermédiaire de leurs

représentants à l'œuvre législative, non seulement tous s'y intéresseront, mais tous

prendront le respect de la loi, au lieu de ce mépris et de cette indifférence que l'on

a forcément pour l'œuvre d'une majorité qui est seule à dicter ses ordres. [...].

Pour que la loi ait précisément ce caractère d'accord social que je viens de décrire,

il faut que les groupements sociaux soient sortis de la masse confuse où ils restent

submergés dans toute votation individualiste : il faut que les opinions aient pris

corps et qu'elles puissent se trouver engagées ; or elles ne peuvent l'être que par

des représentants qui soient issus d'elles et qui sachent la mesure des transactions et

des sacrifices partiels qu'on peut leur demander.

« Mais il faut surtout que la loi puisse être discutée, ou plutôt élaborée, entre

représentants de groupes différents: puisque c'est le seul moyen de fonder les

bases d'un accord et de faire apparaître les points qui rapprochent encore plus que

ceux qui divisent.

« Tout cela c'est la fonction même du gouvernement représentatif, mais d'un

gouvernement représentatif qui, lui aussi, soit un organe correspondant sociologi-

quement aux différents éléments du corps social, au Heu d'être cet instrument de

sanction artificielle et factice qui résulte du système majoritaire. »'

Si l'on a vu la construction historique de ces deux grammaires anta-

gonistes de l'activité parlementaire et, rapidement, d'un compromis

entre ces grammaires, on peut chercher à savoir quelle est celle qui s'est

finalement imposée pour la reconnaissance de la séance publique à

l'Assemblée nationale aujourd'hui. Contre les modèles de salle des séan-

ces circulaires, associés à la grammaire de la discussion, on a préféré,

d'abord en 1795, puis entre 1827 et 1832, le modèle hémicylique. Est-

ce à dire que la grammaire critique s'est imposée comme le seul ordre

pour l'activité des députés ? L'hypothèse que l'on va avancer est qu'au

contraire, ce choix architectural n'a pas emporté une telle détermina-

tion. On en trouve un indice dans la place et l'usage de la tribune.

L'usage de cette tribune, dont on a vu le caractère saillant dans la cons-

truction de la grammaire de la discussion a connu, au cours de l'histoire

parlementaire, un destin quelque peu chaotique. L'article 26 du règle-

ment de la Constituante de 1848 établissait le droit, pour le président,

d'autoriser un orateur à parler de sa place ; ce droit fut maintenu dans

l'article 34 du règlement de la Législative. En 1852, la tribune fut sup-

primée : au Corps législatif, la tribune des orateurs était remplacée par

1. R. Saleilles, La représentation proportionnelle, deuxième article, Revue du droit public et de la science

politique, t. IX, 1898, p. 405-412.

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un banc avec pupitres, auquel prenaient place, en uniforme, les mem-

bres du Conseil d'État chargé de soutenir la discussion des projets du

gouvernement1. Au terme de l'article 61 du décret du 22 mars 1852,

« aucun membre ne [pouvait] prendre la parole sans l'avoir demandée et

obtenue du président, ni parler d'ailleurs que de sa place ». Ce décret

cependant fut peu appliqué. Ainsi, lors de la séance du 9 février 1861, le

président de Morny contredisait-il la lettre de cet article 61 : «J'engage

les orateurs qui prendront la parole à se rapprocher du centre. » De

même, pendant la séance du 18 février 1861, il invitait un « honorable

membre à descendre de son banc ; il y a, entre les bancs inférieurs, une

place qui ressemble à une tribune ». La séance du 3 mai 1852, permet de

comprendre les raisons d'acoustique de cette application à éclipse:

« M. le marquis d'Andelarre a la parole contre le projet de loi. Dès ses pre-

mières paroles, il est interrompu par plusieurs membres qui se plaignent de ne pas

l'entendre. Il va en conséquence se placer au banc d'où M. Véron [le précédent

orateur] vient de parler.

« M. Walerled fait remarquer que la tribune a été supprimée et que les mem-

bres de l'Assemblée doivent parler de leur place. Si chaque orateur quitte sa place

pour aller se mettre à un autre banc, la tribune se trouve rétablie.

« M. le président reconnaît qu'en effet le règlement porte que les membres

parleront de leur place. Mais il fait observer qu'il faut concilier cette règle avec la

nécessité d'entendre les orateurs. M. le président ne voit donc aucun inconvénient

à ce que les membres qui prennent la parole se placent aux bancs d'où l'acoustique

de la salle leur permet de se faire le mieux entendre de leurs collègues. En suppri-

mant la tribune, on a voulu supprimer un apparat théâtral inutile, parfois fâcheux

pour les affaires et nullement de les entraver par des difficultés d'audition qui ne

permettraient pas de délibérer. »2

En 1867, la tribune fut rétablie. Reste que la possibilité demeurait

ouverte de parler de sa place. Aujourd'hui encore, l'article 54, alinéa 4

du Règlement de l'Assemblée nationale, pose que « l'orateur parle de la

tribune ou de sa place; le président peut l'inviter à monter à la tri-

bune ». Cette double possibilité de parler de sa place et de la tribune

fournit un indice de la coexistence, dans les assemblées parlementaires

d'aujourd'hui - Sénat et Assemblée nationale - des deux grammaires

d'activité parlementaire. On retrouve un autre indice de cette coexis-

tence dans la juxtaposition - et l'opposition - commune dans l'univers

parlementaire entre « débat politique » et « débat technique » ; ce der-

nier étant un moment de mise entre parenthèses des éléments gramma-

1. Cf. C. Guyho, Études d'histoire parlementaire, Paris, Calmann-Lévy, 1892, vol. 3: L'Empire inédit,

p. 40-41.

2. Corps législatif. Procès verbal de la séance du 3 mai 1852, Le Moniteur universel, 1852, p. 680.

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ticaux du modèle critique d'activité. Significativement, dans le débat

du 14 juin 1990 sur les professions judiciaires, la définition « tech-

nique » du débat fait resurgir des éléments grammaticaux du modèle de

la discussion parlementaire (consensus, majorité d'idée, absence de

délégation de décision au groupe politique):

M. Philippe Marchand. A l'examen du rapport, on s'aperçoit que des amende-

ments sont signés à la fois par un membre de la majorité et un membre de

l'opposition.

M. Pierre Mazeaud. Quel beau consensus!

M. Philippe Marchand. Cela ne me paraît pas condamnable, surtout si

l'amendement est bon.

M. Pierre Mazeaud. Il l'est!

M. Philippe Marchand. On s'aperçoit aussi que sur certains points - je ne ferais

pas de commentaire car c'est la vie du Parlement — des votes sont loin d'être una-

nimes au sein de chaque groupe. On retrouve des majorités que je qualifierai bien

sûr de majorités d'idées.

M. Pascal Clément. Mais oui, c'est la richesse démocratique ! Nous ne som-

mes pas des automates!

M. Pierre Mazeaud. C'est bien pour cela qu'il faut continuer à travailler!'

A l'inverse, certaines séances sont marquées par une forte référence

à la grammaire critique d'activité parlementaire. Ainsi, par exemple, cet

extrait de la discussion sur la loi Devaquet le 6 décembre 1986, où l'on

retrouve nombre de ses éléments (accusation publique, marques

d'émotion, recherche des intentions cachées, etc.):

M. François Asensi. Je voudrais faire part à l'Assemblée nationale de l'émotion

du groupe communiste devant les brutalités policières...

M. Hector Rolland. Il ne faut pas exagérer!

M. François Asensi. ... commises hier soir contre les étudiants et les lycéens ras-

semblés sur l'esplanade des Invalides (Protestations sur les bancs des groupes du RPR et

UDF) [...]. Ainsi, non contents de s'opposer à l'exigence du retrait du projet de loi

sur l'enseignement supérieur exprimée par la jeunesse de ce pays, le gouvernement

a pris la lourde responsabilité d'y ajouter la répression, les charges de CRS et les tirs

tendus de grenades offensives (Murmures sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

D'un côté il y a eu le calme de la manifestation toute la journée, le sérieux

des jeunes de notre pays, unanimes contre ce projet de loi inégalitaire et injuste

[...] et de l'autre le gouvernement qui n'a pas hésité à déclencher le cycle infernal

de la violence (Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

Il y a de nombreux blessés. Cette attitude est intolérable et confirme bien en

fait les intentions profondes [...] qui animent le gouvernement dans le cas de

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 14 juin 1990, p. 2452, cité par D. Maerker, La

question de la légitimité d'un débat « technique » au Parlement. Le cas de l'examen à l'Assemblée nationale de la réforme des

professions juridiques et judiciaires (14-21juin 1990), Mémoire pour le DEA de systèmes politiques comparés, Uni-

versité Paris I, 1990-1991, p. 136.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 217

l'Université. Elle illustre parfaitement la hargne obsessionnelle à imposer plus

d'inégalité encore devant l'accès au savoir, l'accès à l'enseignement supérieur et à

empêcher qu'un très grand nombre de jeunes, issus des milieux les plus

défavorisés...

M. Gabriel Kaspereit. Ça y est!

M. François Asensi. ... puissent accéder à l'Université et obtenir des diplômes

qualifiés. [...].

Devant cette émotion légitime, monsieur le président, je demande, au nom

du groupe communiste, une suspension de séance d'une demi-heure (Protestations

sur les bancs des groupes du RPR et UDF) à laquelle je donne la valeur d'une protesta-

tion contre les brutalités policières et la signification de l'exigence que le projet du

gouvernement soit unanimement condamné et retiré (Applaudissements sur les bancs

du groupe communiste)'.

1 / Pluralité des ordres parlementaires,

crises de coordination et surgissements des émotions

Ce travail a été ouvert par le constat du caractère visiblement

ordonné de l'activité des parlementaires, à l'Assemblée nationale. Tout

l'effort a précisément consisté à tenter de rendre compte de la façon

dont cet ordre structure l'activité parlementaire en séance publique.

On a supposé jusqu'à maintenant qu'investir ce type d'activité,

publique et parlementaire, c'est respecter pragmatiquement des exi-

gences spécifiques et orienter l'activité, notamment langagière, « de

manière univoque conformément à un type de rationalité par justesse

[Richtigkeitrationalitât] »2 : il faut aux députés ajuster leurs actions à cet

ordre. De ce point de vue, l'activité langagière parlementaire apparaît

très différente des situations d'interlocution ordinaire. A l'Assemblée

nationale, les conditions pragmatiques de confection d'une parole qui

convient à la situation sont bouleversées : il faut se dégager des exi-

gences plus lâches de la coordination familière et épouser celles qui

conviennent à un usage public et parlementaire. Se soumettre à

l'épreuve de la parole parlementaire, cela signifie suspendre le cours de

l'activité ordinaire pour effectuer un intense travail de mise en forme.

Mais, par ailleurs, l'un des acquis de l'analyse a été de montrer qu'il

n'existe pas, à l'Assemblée, un seul principe de mise en forme, que

l'activité parlementaire est susceptible, au contraire, de s'ajuster à une

pluralité d'ordres moraux. Cette pluralité de grammaires dont est sus-

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 5 décembre 1986, p. 7143.

2. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Pion, 1965, p. 334.

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218 L'espace public parlementaire

ceptible de relever l'activité parlementaire, est grosse de dangers pour la

stabilité de l'ordre parlementaire : les exigences pragmatiques contra-

dictoires que ces grammaires emportent, apparaissent comme autant de

menaces de crises de coordination entre les parlementaires.

C'est à de tels moments de crises de coordination qu'est consacré

ce présent chapitre. L'hypothèse centrale en est qu'ils constituent une

entrée propice à la démonstration des ressorts concurrents de l'activité

parlementaire. Cela ne signifie pas qu'ils soient toujours explicités. On

constate, en effet, au contraire, la rareté des situations où la crise est

résolue par un véritable retour réflexif collectif et par la formation d'un

jugement en commun sur l'état de la situation. C'est dire que rares sont

les moments de déploiements des justifications et des réductions des

divergences d'interprétation par la délibération. Cette rareté s'explique,

en partie, par le coût d'une remise en état de l'ordre des situations:

celle-ci suppose, en effet, dans un cadre collectif, un arrêt du cours des

activités et l'orientation de l'ensemble des participants dans un procès

pour établir en commun la réalité pertinente de la situation1.

L'hypothèse de ce chapitre est bien qu'en l'absence de cet arrêt, c'est

par le truchement de ce que l'on nomme les « émotions parlementai-

res », qu'il est possible de repérer les moments de crises de coordina-

tion. A ce titre, l'analyse de ces émotions constitue un test de la des-

cription proposée tout au long de ce livre, selon laquelle la séance

publique à l'Assemblée nationale est, encore aujourd'hui, le siège d'une

pluralité d'ordres de conduite, de « grammaires » de l'activité. C'est le

caractère antagoniste de ces grammaires qui occasionne les moments de

désordre, de crise, de chahut que connaît parfois la séance publique.

Les mouvements de séance seront ainsi compris comme autant de

moments de repérage des crises de coordination et de modalités de

conversion des conduites, associées au basculement des situations d'un

ordre parlementaire dans un autre.

1.1— Désobjectivation des situations et mouvements de séance

Les moments de crise sont, le plus souvent, signalés par l'empor-

tement, les invectives et le jaillissement des émotions, cherchant à

imposer en force une solution au trouble de la situation. Le Journal offi-

1. Sur ce point, cf. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Galli-

mard, 1991, p. 427-430 ; voir également L. Thévenot, L'action qui convient, Raisons pratiques, n° 1, 1990, Les

formes de l'action. Semantique et sociologie, p. 39-69.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 219

ciel les marque de façon récurrente. Les figures de mouvements de

séance sont très souvent retranscrits comme exclamations, protestations ou

applaudissements. Ces figures apparaissent bien représentatives de ce

qu'il est convenu d'appeler les « émotions parlementaires », elles en

condensent les représentations ordinaires : le caractère corporel ou la

contiguïté avec les manifestations du corps, le sentiment de l'urgence

de la situation que marque l'ellipse des arguments et le caractère inarti-

culé de l'expression. Elles répondent bien à ce que L. Boltanski et

L. Thévenot, décrivent comme une « tension créée par l'impossibilité

de délibérer»'. Une lecture attentive du Journal officiel montre que

l'apparition de ces émotions est avant tout liée à l'irruption d'éléments

qui viennent pragmatiquement tenter de défaire une situation ou d'en

imposer une définition differente. Le système émotionnel est ainsi

déclenché pour, comme l'écrit Sartre, « masquer, remplacer, repousser

une conduite »2. Les émotions parlementaires interviennent donc face à

une difficulté de coordination que rencontrent les députés. En

témoigne, parmi tant d'autres, cette page du Journal officiel:

M. le président. Personne ne demande plus la parole (Exclamations sur les bancs

du groupe socialiste).

Plusieurs députés du groupe socialiste. Si!

M. le président. Je constate!

M. Pierre Joxe. Monsieur le président, moi j'ai demandé la parole!

M. le président. Mais vous ne leviez pas la main, monsieur Joxe ? (Vives protes-

tations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Hugues Colonna. Enfin, vous le faites exprès ou quoi?

M. Jean-Claude Cassaing. C'est vraiment scandaleux, ce parti pris!

M. Raymond Douyère. Incroyable!

M.Jean-Claude Cassaing. Scandaleux ! Vous aviez dit vous-même : « Après le

vote », monsieur le président ! Mauvais président!

M. PierreJoxe. J'ai levé la main tout à l'heure et j'ai pensé que c'était suffisant!

M. le président. Monsieur Joxe, plusieurs mains se sont levées. Je donne la

parole à M. Joxe qui me l'a demandée.

M. Jean-Claude Cassaing. Monsieur le président, vous aviez annoncé que

M. Joxe aurait la parole après le scrutin!

M. le président. Monsieur Joxe, vous avez la parole.

M. Pierre Joxe. Monsieur le président, tout à l'heure vous m'avez répondu

vous-même que j'aurais la parole après le vote. Et après le vote vous constatez que

personne ne demande plus la parole!

M. le président. Vous avez le droit de revenir sur votre demande, monsieur

Joxe! (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Claude Cassaing. Vous êtes ridicule.

1. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 429.

2. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1965, p. 42.

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220 L'espace public parlementaire

M. Pierre Joxe. Monsieur le président, un jour viendra où vous serez minori-

taire dans cette Assemblée (Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF. Rires

sur les bancs du groupe socialiste).

M. le président. Cela m'est déjà arrivé!

M. Pierre Joxe. Oui, et cela va vous arriver encore...

M. Arthur Dehaine. Pour l'instant, c'est vous qui êtes minoritaires.

M. Pierre Joxe. ... et vous paierez durement, monsieur le président, les crises

d'autoritarisme qui vous prennent ce soir, où, exceptionnellement, vous venez

présider l'Assemblée (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. Vives protesta-

tions sur les bancs des groupe UDF et du RPR).

M. Jean Ueberschlag. C'est vrai pour vous ; vous parlez d'or!

M. Pierre Joxe. Monsieur le président, si vous imaginez que vous allez mener

l'Assemblée nationale comme vous aviez peut-être l'habitude de le faire dans

l'administration, vous vous trompez.

M. Raymond Douyère. Très bien!

M. Pierre Joxe. Vous allez vous en apercevoir, monsieur Mestre. Si je peux

vous donner un conseil, ce serait de vous faire remplacer ce soir.

M. le président. Pour ma part, je vous conseille de ne pas me donner de

conseil, si vous ne voulez pas avoir de rappel à l'ordre, et il viendra vite!

M. Pierre Joxe. Oui, mais moi je vais vous apprendre que, quand on a une

majorité aussi étroite, on reste prudent et poli, monsieur Mestre (Protestations sur

les bancs des groupes du RPR et UDF).

M. le président. Et il viendra vite.

M. Pierre Joxe. Vous allez baisser d'un ton ce soir! (Exclamations sur les bancs

des groupe UDF et du RPR). Tout à l'heure, vous allez vous apercevoir que vous avez

eu tort de perdre votre sang-froid! (Mêmes mouvements).

M. le président. Je crois avoir été d'une politesse totale. Mais venez-en à votre

rappel au règlement ! Sinon je vais vous retirer la parole, monsieur Joxe!

M. Pierre Joxe. Vous pouvez me la retirer, mais je vous la redemanderai, et

vous me la redonnerez : vous apercevrez au fil de la soirée, monsieur Mestre, qu'il

va falloir baisser d'un ton (Protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF). Où

vous croyez-vous ? Vous êtes le représentant dévalué d'une majorité fragile et

divisée. Vous n'êtes rien d'autre! (Mêmes mouvements). Il y a un règlement dans

cette assemblée ! (Mêmes mouvements).

M. le président. Monsieur Joxe, vous n'avez pas à prendre à partie le président

de séance ! Venez-en à votre rappel au règlement!

M. Pierre Joxe. Je ne prends pas à partie le président de séance, je prends à

partie un homme partisan qui s'imagine parce qu'il occupe le fauteuil présidentiel

(Protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF), qu'il peut se permettre

n'importe quoi et, qui dans le prochain quart d'heure va s'apercevoir qu'il a eu

tort de se conduire comme un petit caporal! (Applaudissements sur les bancs du

groupe socialiste. Vives protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF)'.

On voit que dans ce dernier exemple, la façon dont la prise à partie

du président de séance - il s'agissait de Philippe Mestre - trouble la

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 23 juin 1987, p. 3084.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 221

situation et fait surgir de multiples interruptions individuelles et collec-

tives, et toutes sortes d'émotion : l'attaque ad hominem contrevient ainsi

à la généralité normative d'une situation ordonnée par la question émi-

nemment civique du respect de la loi et l'anonymat des arrangements

institutionnels. Cette situation, en l'occurrence met l'accent sur la diffi-

culté, pour un vice-président de rester, par ailleurs, un parlementaire

actif. Comme l'affirmait R. Forni: « Moi, depuis que je suis vice-

président, je n'interviens pas — ou une ou deux fois sur des questions

d'actualité, c'est à peu près tout. Et puis je pense aussi que l'on doit

préserver une certaine indépendance, une certaine hauteur par rapport

à nos collègues. Si on ne le fait pas, le risque c'est qu'on perde son

autorité vis-à-vis des autres. Si vous vous cognez sur la figure dans

l'hémicycle à longueur d'heure et puis qu'un instant après vous vous

retrouvez au Perchoir pour rétablir l'ordre, c'est un peu difficile. »' On

se souvient des remarques précédentes sur le rôle du président de

séance comme tiers témoin et, dès 1ors, comme première instance de

publicité de l'activité parlementaire2. La mise en cause du président

atteint, dans l'extrait cité, cet élément central de l'ordre de la séance

parlementaire, sa publicité, et désorganise le regard parlementaire sur la

situation.

L'irruption d'objets extérieurs au monde parlementaire fait surgir

les mêmes difficultés de coordination et partant l'émotion:

M. Jean-Pierre Chevènement. Quand j'ai quitté le ministère de l'Éducation

nationale, on travaillait dans les universités. Pendant deux ans, je n'ai pas connu

une seule heure de grève dans l'enseignement supérieur. S'agissant du texte qui

vient d'être renvoyé en commission, je souhaite qu'il le soit dans l'esprit que Clé-

menceau préconisait quand il disait: « Quand on veut enterrer un texte, on le

renvoie en commission » (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Je souhaite par conséquent que le repli de M. Monory soit vraiment un repli élas-

tique (Rires sur les bancs du groupe socialiste), comme on disait jadis.

Un mot pour dire que la protestation de la jeunesse était évidemment

tournée contre ce texte, mais plus généralement, à mon sens, contre une politique

réactionnaire (Protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF), qui s'est mani-

festée dans différentes mesures, comme par exemple, la suppression de

l'autorisation administrative de licenciement (Nouvelles protestations sur les bancs des

groupes du RPR et UDF)...

Mme Françoise de Panafieu. Ne mélangez pas tout!

M. Jean-Pierre Chevènement. ... la suppression de l'impôt sur les grandes fortu-

nes, les privatisations (Mêmes mouvements).

M. Gabriel Kaspereit. Ce n'est pas un rappel au règlement!

1. Entretien avec R. Forni, vice-président de l'Assemblée, 5 novembre 1992.

2. Cf. chap. 1.

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222 L'espace public parlementaire

M. Jean-Pierre Chevènement. Et je veux répondre à M. Kuster (Exclamations sur

les bancs des groupes du RPR et UDF).

M. Gabriel Kaspereit. C'est un véritable discours ! Retirez-lui la parole, mon-

sieur le président.

M. Jean-Pierre Chevènement. J'ai cherché dans ma mémoire...

M. Gabriel Kaspereit. Qu'il se taise!

M.Jean-Pierre Chevènement. ... les gouvernements les plus réactionnaires ayant

existé avant le vôtre (Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

Il y a bien eu celui de M. Barre, le Premier ministre qui s'en prenait aux

« porteurs de pancartes » : c'était en fait un gouvernement conservateur!

Il y a eu celui de M. Messmer, l'homme de « Lip c'est fini », qui n'était certes

pas un gouvernement progressiste!

Il y a eu encore celui de M. Laniel que l'on accusait de faire la dictature à

« tête de bœuf», ce qui était peut-être injuste!

Mais je n'ai pas trouvé de gouvernement plus réactionnaire que le vôtre

depuis celui de Vichy ! (Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

M. Bernard Debré. Ces propos sont honteux!

M. Jean-Pierre Chevènement. Voilà ce que je tenais à dire (Applaudissements sur

les bancs du groupe socialiste. Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF)'.

M. Pierre Joxe. Monsieur le président, c'est pour répondre au gouvernement

que je vous ai demandé la parole, car il est tout de même très préoccupant de

constater (Exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF)...

M. Emmanuel Aubert. Ce n'est pas un rappel au règlement!

M. Pierre Joxe. ... que le même gouvernement qui, la semaine dernière (Nou-

velles exclamations et claquements de pupitres sur les bancs des groupes du RPR et UDF),

croyait pouvoir affirmer que les étudiants n'avaient pas lu le projet de loi...

M. Gabriel Kaspereit. Ça suffit maintenant!

M. Pierre Joxe. ... nous démontre aujourd'hui qu'un au moins de ses membres

n'a pas lu le projet Devaquet (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. Vives

exclamations sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

M. Gabriel Kaspereit. Le président n'est pas capable de présider!

M. le président. Monsieur Kaspereit, ne vous énervez pas comme ça!

M. Gabriel Kaspereit. Et l'ordre du jour?

M. Pierre Joxe. Nous sommes aujourd'hui réunis alors que des centaines de

milliers de jeunes s'inquiètent pour leur avenir, et le membre du gouvernement

ici présent ne sait pas que le projet de loi Devaquet va effectivement démanteler

les grands établissements d'enseignement. Il ne sait pas que l'Académie des

sciences s'est exprimée à propos de ce démantèlement. Il ne sait pas que

l'ensemble des présidents d'université critiquent ce projet précisément sur ce

point (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. Exclamations sur les bancs des

groupes du RPR et UDF).

M. Emmanuel Aubert. Vos propos sont scandaleux!

M. Pierre Joxe. Il n'a pas lu le projet Devaquet (Vifs applaudissements sur les

bancs du groupe socialiste. Nouvelles protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 28 novembre 1986, p. 6993.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 223

M. Emmanuel Aubert. Présidez, monsieur le président!

M. le président. La parole est à M. le ministre chargé du commerce, de

l'artisanat et des services.

M. le ministre chargé du commerce, de l'artisanat et des services. Monsieur Joxe,

j'ai sans doute lu plus que vous le projet de loi Devaquet (Rires et exclamations sur

les bancs du groupe socialiste) et je le connais sûrement mieux que vous (Mêmes

mouvements).

M. Roger Corrèze. M. Joxe ne sait pas lire!

M. Joxe se lève et apporte un exemplaire du projet à M. le ministre (Applaudisse-

ments sur les bancs du groupe socialiste)'.

Dans le monde parlementaire, « les objets à "réaliser" apparaissent

comme devant être réalisés par certaines voies »2 : il y a un « ordre du

jour ». Quand un parlementaire vient à s'appuyer sur un objet telle une

manifestation de rue, les routines d'interprétation, les modes standardisés

de définition du jugement, l'ensemble des instruments habituels

d'appréciation et d'anticipation deviennent inopérants dans le cadre par-

lementaire. On a à faire, strictement, à ce que M. Dobry appelle un phé-

nomène d'« incertitude structurelle » — souligné par l'intervention de

Françoise de Panafieu : « Ne mélangez pas tout ! » Comme conséquence

du processus de désobjectivaion, cette incertitude a pour « principale

composante l'effacement ou le brouillage des indices et repères et la

perte d'efficacité des instruments d'évaluation qui, en tant qu'éléments

des logiques sectorielles, servent de supports aux appréciations et calculs

routiniers des acteur. Il s'agit là d'un effet direct du décloisonnement et de la

multisectorisation des confrontations »3. Ainsi, dans de telles séances, même

les rappels au règlement ne sont plus des « rappels au règlement »,

comme le dit Gabriel Kaspereit. Mais, quand l'action réalise une situa-

tion qui devient hors de portée d'un jugement en commun, apparaissent

également les émotions associées au basculement d'une situation par-

tagée à une autre, mais aussi aux efforts accomplis pour maintenir la

situation et y rester — en témoigne les multiples « Qu'il se taise ! », « Ça

suffit maintenant ! », et les exhortations au président de rétablir la situa-

tion troublée : « Présidez, monsieur le président !» ; « Le président n'est

pas capable de présider ! » L'inarticulation de l'émotion rend bien

compte, en même temps, de l'impossibilité de représenter dans l'instant

la réalité des choses par le langage, tant l'identification et surtout le par-

tage des situations sont devenus problématiques.

1. OU., séance du 4 décembre 1986, p. 7093.

2. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, op. cit., p. 42.

3. M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la

FNSP, 1986, p. 150. Nous soulignons.

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224 L'espace public parlementaire

Ces interruptions, si elles font à l'évidence du bruit, on peut égale-

ment les considérer comme le bruit (de fond) inhérent à l'existence de

la pluralité des ordres parlementaires; bruit venant manifester les

erreurs, les anicroches au regard du respect d'un de ces ordres et le bas-

culement des actions et, dès lors, des situations toutes entières, d'une

grammaire dans une autre. Il semble que ces échecs constituent une

bonne entrée pour l'étude des contraintes pragmatiques — que l'on a dit

fondamentalement antagonistes — de l'activité parlementaire, au sens où

l'on peut analyser ces interruptions comme autant de moments de repé-

rages des anicroches, des moments critiques par rapport aux attentes des

députés, au regard de la tournure de la situation et, plus précisément,

au regard des exigences, jusque-là inexprimées, d'une action parlemen-

taire qui convienne1. Reste que, contrairement à la procédure institu-

tionnalisée de rappel au règlement qui, ayant toujours priorité sur la

question principale, suspend l'activité parlementaire et permet donc le

déploiement des rapports et des justifications, les interruptions

s'analysent comme des moments de tentative de redressement dans le

cours de l'action : il s'agit, comme le soulignent L. Boltanski et L. Théve-

not, de « réduire [l'anicroche] en redressant en force le cours d'action,

sans examiner les circonstances, au risque de l'emportement »2. Les

émotions qui surgissent alors, apparaissent « provoquées par l'apparition

ou la disparition d'événements désirables ou douloureux, par les atten-

tes quant aux probabilités d'occurrence de tels événements et par des

événements inattendus »3. Leur expression semble ainsi s'inscrire réacti-

vement dans des situations marquées par l'urgence qui interdit l'arrêt

de l'action nécessaire à la délibération : elles ne respectent pas les tours

de parole et viennent trancher le développement d'une argumentation.

Ce dernier point n'interdit cependant nullement de tenter d'utiliser ce

type de matériaux — ce qui, dans le cours d'action, a fait surgir les

émotions — pour voir se déployer les ressorts des interruptions, c'est-à-

dire a contrario les ordres parlementaires propres à l'arène parlementaire,

auxquels il a été contrevenu.

1. Cf. L. Thévenot, « L'action qui convient », art. cité.

2. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 428-429.

3. N. H. Frijda, Les théories des émotions. Un bilan, in B. Rimé, K. Scherer (dir.), Les émotions, Neu-

châtel-Paris, Delachaux & Nieslé, 1989.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 225

1.2 — La restriction de l'alternance comme règle constitutive

de la parole parlementaire

Si la question est donc bien de vérifier les exigences pragmatiques

qu'emporte chacun de ces ordres, se pose d'emblée la question des outils

disponibles pour ce faire : comment est-il possible d'analyser la parole

parlementaire en tant que parole ordonnée ? Il faut déjà souligner une

particularité de ce type d'acte de parole. A partir du modèle de la

conversation, les analyses des discours ordinaires, de Goffman à Sche-

gloff, ont mis l'accent sur la prise de parole alternée comme une dimension

constitutive des actes de parole. Ainsi Goffman, pouvait-il suggérer que

« l'acte de parole doit être rattaché à la conversation que le tour de

parole contribue à produire, et que cette conversation implique un

cercle de personnes, coparticipants ratifiés »1. De ce point de vue, la

parole parlementaire, comme le souligne B. Conein, « fonctionne

comme un processus de restriction de l'interlocution »2. « L'alternance

des énonciateurs, ajoute-t-il, est soumise à un contrôle réglé, la parole

est accordée et les tours de parole distribués selon une procédure. »3

Cette procédure est explicite. Ainsi, l'article 54, alinéas 1 et 2, pose-t-il:

« Aucun membre de l'Assemblée ne peut parler qu'après avoir demandé la

parole au président et l'avoir obtenue, même s'il est autorisé exceptionnellement

par un orateur à l'interrompre. En ce dernier cas, l'interruption ne peut dépasser

cinq minutes.

« Les députés qui désirent intervenir s'inscrivent auprès du président qui

détermine l'ordre dans lequel ils sont appelés à prendre la parole. »

Le corrélat de cette procédure de distribution de la parole est

l'existence de règles de restriction de l'alternance4. De fait, l'article 58,

alinéa 6, dispose que « Toute attaque personnelle, toute interpellation

de député à député, toute manifestation ou interruption troublant

l'ordre sont interdites » ; de même, l'article 8 de l'Instruction générale

du Bureau précise que « le public admis dans les tribunes se tient assis,

découvert et en silence [...]. Toute personne donnant des marques

d'approbation ou d'improbation est exclue sur-le-champ par des huis-

siers chargés de maintenir l'ordre ». Autrement dit, la parole parlemen-

1. E. Goffman, The Neglected Situation, American Anthropologist, vol. 66, n° 6, part II (Special Issue),

1964, p. 136.

2. B. Conein, Le parler d'Assemblée. Remarques pour une analyse du discours public. Bulletin du Centre

d'analyse des discours, n° 5, 1981, p. 66. L'ensemble de l'analyse présentée ici doit beaucoup à ses remarques.

3. Ibid.

4. Voir chap. 3.

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226 L'espace public parlementaire

taire peut être caractérisée par la qualification d'une position autorisée

d'énonciation et pas la restriction corrélative de l'alternance: d'une

part, la prise de parole est l'objet d'une procédure spéciale d'autori-

sation et, d'autre part, nul ne doit interrompre celui qui parle. Pour

autant, l'observation des séances publiques à l'Assemblée nationale

montre la récurrence des violations de ces règles. On assiste, en effet,

de manière très fréquente, à des phénomènes d'autosélection de locu-

teurs — hors procédure d'attribution, donc — venant interrompre l'ora-

teur qualifié. Ces interruptions peuvent être des interruptions indivi-

duelles, des énoncés collectifs, elles peuvent encore prendre la forme de

manifestations collectives d'émotions:

M. Pascal Arrighi. Voilà pourquoi je m'interroge, et ce sera ma seconde obser-

vation liminaire, sur la portée des manifestations d'hier. Des nostalgiques de 1968

ont encouragé et poussé à la grève des étudiants et surtout des jeunes lycéens...

M. François Loncle. Vous n'avez rien compris!'

M. Jean-Pierre Sueur. Pour que votre discours soit crédible, monsieur le

ministre, il aurait fallu augmenter le nombre des bourses avant d'accroître les

droits d'inscription.

De nombreux députés du groupe socialiste. Retirez le projet !2

M. le ministre de l'Éducation nationale. Toute l'action du gouvernement

aujourd'hui est tournée vers cette jeunesse (Rires et exclamations sur les bancs du

groupe socialiste).'

On voit dans quelle mesure ces interruptions marquent la mise en

échec de cette règle constitutive explicite de la parole à l'Assemblée

nationale. Mais, comme le soulignait M. Weber, « plus une activité est

orientée de manière univoque conformément à un type de rationalité

par justesse, moins son développement se laisse comprendre d'une

manière significative par des considérions d'ordre psychologique,

quelles qu'elles soient »4. De ce point de vue, le retour de ces singulari-

tés que constituent les marques de jaillissements émotionnels, qui vien-

nent parfois saturer les comptes rendus des débats parlementaires au

Journal officiel, trahit bien un écart de l'activité langagière de députés par

rapport aux règles du jeu de la parole parlementaire : le non-respect de

l'alternance institutionnalisée de la prise de parole, l'interruption de

l'orateur, « sous le coup de l'émotion », signale bien une rupture de la

coordination des acteurs. Quelque chose s'est passé, qui est venu

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 28 novembre 1986, p. 6982.

2. Ibid.

3. OU

4. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 334.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 227

brouiller l'identification de l'action ; celle-ci tout à coup ne convient

plus, ne vient plus s'inscrire dans un répertoire de conventions géné-

rales, ne s'y ajuste plus.

Reste qu'il y a loin de ces transcriptions d'émotions, de « mouve-

ments de séance », à ce qui, lors de ces séances, s'est effectivement

passé. Le passage par l'écrit fait certainement perdre beaucoup de la

réalité des situations, objets de troubles. En ce qui concerne les trans-

criptions des marques d'émotions parlementaires, il convient de noter

que celles-ci ne font l'objet que d'une nomenclature tacite, laissée au

sens pratique des rouleurs et des réviseurs du « compte rendu intégral »

des séances. Elles sont en outre variables en fonction d'une politique de

service1. L'ensemble de ces transcriptions est modalisé, d'abord géogra-

phiquement, en fonction des groupes parlementaires — ainsi peut-on

lire : Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste ou Protestations sur

les bancs des groupes du RPR et UDF ; Exclamations sur les bancs des groupes

du RPR et UDF, etc. Les transcriptions sont ensuite modalisées en fonc-

tion de leur intensité : exclamations, vives exclamations, très vives exclama-

tions. Malgré la difficulté que constitue l'exercice, il est possible de

reconstituer à quoi renvoie chaque expression d'émotion, et leur mode

d'emploi. Les sourires signalent en général un lapsus de l'orateur ou la

réaction à une plaisanterie ; les rires marquent souvent l'ironie des audi-

teurs et pointent parfois éventuellement vers l'exclamation — mais les

rires peuvent également être des « rires francs », en réaction à une plai-

santerie. Les exclamations recouvrent des interjections (Ah ! Oh !)2, ou

de courtes interruptions dont le caractère de protestations reste relati-

vement faible. En revanche, les protestations constituent un « mouve-

ment d'humeur » plus fort ; toujours plus vigoureuses, en effet, que des

exclamations, elles marquent un désaccord ostensible. Elles peuvent être

accompagnées de tapements sur les pupitres — ceux-ci restent cepen-

dant généralement spécifiés. Les protestations peuvent également être

spécifiées en huées. Si les interruptions individuelles sont généralement

notées — elles coupent l'orateur et interviennent sur le fond. La men-

tion générale d'interruptions — peut-être aujourd'hui désuète, comme on

l'a noté — marque l'impossibilité pour le rouleur ou le réviseur de

1. Ainsi, actuellement les mentions « interruptions », présentes dans les séances que l'on a étudiées, sont,

d'après les entretiens que l'on a pu faire, systématiquement retirées par le directeur du service.

2. Ces interjections sont parfois spécifiées. Ainsi dans cet exemple:

M. Jean-Louis Masson. Pour conclure (Ah !sur les bancs des socialistes et des communistes) cette première partie

de mon intervention (Oh !sur les même bancs) [...]. J'en viens maintenant à la seconde partie de mon intervention

(Oh ! sur les bancs des socialistes et des communistes), mais rassurez-vous, elle sera brève (Ah ! sur les même bancs)...

(Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, ? séance du 24 mai 1983, p. 1359).

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prendre l'ensemble des interruptions individuelles ; elle marque de ce

fait une intensité plus grande. On rencontre, dans des cas semblables, la

mention de Bruit : celle-ci recouvre les cas où rien de distinct n'a pu

être noté, où trop d'interruptions ont eu lieu pour pouvoir l'être, et

renvoie à une contestation plus « politique ». Les Applaudissements,

enfin, sont la plupart du temps situés géographiquement selon les grou-

pes politiques ; les applaudissements individuels sont parfois transformés

en « Très bien ! » dans le compte rendu intégral1.

Si l'on s'emploie à graduer chacune de ces expressions d'émotion

en fonction de leur intensité croissante, on obtient le schéma suivant:

1 1 1 1 1 1 1 ►

Sourires rires exclamations Protestations Huées Interruptions Bruits

Pour traiter des émotions parlementaires dans leurs rapports aux

ordres d'activités parlementaires, on a choisi deux débats relatifs à des

réformes universitaires particulièrement riches en mouvements de

séance : le débat sur la loi Savary du 24 mai 1983 et celui sur la loi

Devaquet du 28 novembre 19862. On a, dans chacun de ces débats,

découpé des séquences, c'est-à-dire déterminé des couples (des utterance

pairs, selon l'expression de H. Sacks) où l'énoncé interrompu constitue

la première place et l'interruption, la seconde. On a entrepris de traiter

au moyen de mêmes instruments ces séquences, au nombre de 417. La

première opération a consisté à coder l'ensemble de ces séquences,

c'est-à-dire à réduire leur relative diversité en les soumettant toutes à

un même traitement, en leur appliquant un questionnement standard.

En ce qui concerne le codage, un parti pris a été adopté qui a

consisté à ne pas tenir compte du savoir d'arrière-plan qu'ont les parle-

mentaires des coordonnées sociales et politiques des intervenants, à

moins qu'elles ne fassent l'objet d'un accomplissement pratique3 par les

personnes engagées dans les situations — ce qui, au vrai, n'est pas rare;

de même, on n'a pas retenu a priori les circonstances contextuelles qui

encadraient la situation à moins que ces éléments n'aient été introduits

par les députés eux-mêmes dans la situation. La raison en est que l'on

ne saurait présumer que le chercheur a accès à un degré d'objectivité

1. Tous ces éléments sont issus de deux entretiens avec D. Anglès-d'Aurillac, « rouleur » au service du

compte rendu intégral, les 14 et 20 octobre 1994.

2. Pour ces deux débats, on n'a retenu que les discussions générales, et n'avons pas étudié les discussions

des articles, ceci afin de conserver une certaine homogénéité au corpus, le projet de loi Devaquet ayant été retiré

à la fin de la discussion générale.

3. Sur ce point, cf. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Clins, Prentice Hall, 1967.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 229

supérieur à celui des personnes engagées. Au surplus, en ce qui

concerne les données de contexte, le problème reste qu'il est toujours

possible d'en effectuer une infinité de descriptions; ce n'est que par

l'activité même des parlementaires, et par leurs discours, qu'il sera pos-

sible de saisir ce que E. Schegloff appelle « les pertinences internes du

dispositif»'.

Les codifications ont porté:

1 / Sur les caractéristiques formelles des séquences. On a enregistré le sys-

tème d'adresse de l'énoncé de première place selon qu'il recelait une multiplicité

de destinataires, un seul, ou qu'au contraire, il n'en révélait aucun; le type

d'interruption, individuelle ou collective, le type d'émotion exprimée - « inter-

ruptions », « exclamations », « protestations » ou « applaudissements »2 ; la présence

d'une prise à partie de l'interrupteur ou d'un rappel à l'ordre du président de

séance ; la présence d'injures.

2 / Sur le contenu des énoncés de première place. On a enregistré les cons-

tructions des états de choses auxquels les parlementaires s'adossent dans leurs argu-

mentations. Pour les personnes, on a distingué leur mode de qualification (noms,

titre, appartenance partisane), les dénonciations dont ils sont l'objet - notamment

les dénonciations de leur non-sincérité. Pour les objets, on a distingué les objets

présents dans la situation de ceux hors de l'enceinte de l'Assemblée nationale

(manifestations, déclarations de personnes publiques non parlementaires, etc.) ; on

a, en outre, isolé un certain nombre de « grands êtres », tels le Sénat, la Constitu-

tion, la France, le Service publique, etc. On a enregistré les principes auxquels fai-

saient référence les parlementaires: la démocratie, la liberté, l'égalité, l'intérêt

général... On a enfin enregistré les difïèrentes formes d'appréciation de la validité

des projets de loi et des opinions.

3 / Sur le contenu des interruptions. On a enregistré les différentes assertions

concernant la sincérité des personnes, la validité des opinions et des textes, la

vérité concernant les états de choses ; les dénonciations des personnes, et notam-

ment de l'orateur ; les dénonciations des comportements parlementaires (obstruc-

tion, absence des députés). On a enfin isolé les qualifications de l'énoncé inter-

rompu et celles de l'orateur.

Le premier axe de l'analyse factorielle des correspondances — qui

représente 5,13 % de l'inertie totale —, oppose les séquences, en fonction

de la nature des épreuves qu'elles enferment3. S'opposent, ainsi, deux

types de discours : ceux, à droite du graphe, qui concernent les textes

des projets de loi en discussion, et ceux, à gauche, signalés parfois par des

1. E. A. Schlegoff, Between Micro and Macro: Contexts and Other Connections, in J. Alexander,

B. Giesen, R. Miinch, N. J. Smelser, The Micro-Macro Link, Berkeley, University of California Press, 1987,

p. 219.

2. On n'a pu prendre en compte séparément les Sourires et Rires, trop rares lors de ces débats « dramati-

ques », et les avons regroupés dans une variable « ironie » (dans le quadrant (C) du graphe factoriel).

3. Une épreuve consiste, rappelons-le, à effectuer des « rapprochements sur ce qui importe, à identifier

des êtres détachés des circonstances et à s'accorder sur des formes de généralité », cf. L. Boltanski, L. Thévenot,

De la justification..., op. cit., p. 48.

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caractéristiques formelles spécifiques, enfermant des éléments du

contexte de la discussion. Se déplaçant de droite à gauche sur le premier

axe, on passe de situations où l'adresse du discours interrompu est col-

lective et où est éprouvée la validité des projets de loi comme les risques

qu'ils comportent, à des situations où l'adresse du discours est singula-

risée vers une partie de l'Assemblée, où sont dénoncées, de manière

congruente, cette adresse ainsi que l'opposition parlementaire d'alors,

voire de manière plus partisane, les « socialistes » ou le « socialisme ». Par

ailleurs, ce premier axe oppose les interruptions individuelles aux inter-

ruptions collectives. L'hypothèse qu'il s'agit de vérifier, au cours de ce

chapitre, c'est que ce premier axe oppose, en fait, les deux grammaires

de l'activité parlementaire : à gauche du graphe, la grammaire critique

d'activité parlementaire ; à droite, la grammaire de la discussion.

Le second axe — représentant 4,73 % de l'inertie totale — oppose les

séquences selon qu'en bas du graphe, elles comportent des descriptions

des états de fait auxquels s'adossent les projets de loi ou selon qu'en

haut de ce graphe, elles enferment des appréciations de la validité de ces

projets de loi ou des opinions émises lors des débats. Sont donc oppo-

sées les épreuves sur la vérité des énoncés (ou l'exactitude des proposi-

tions d'existence) à celles sur la justesse normative des énoncés.

On peut donc nommer les axes comme suit:

Justesse normative

Grammaire

cndque

Grammaire

de la discussion

Vérité

Dans le quadrant (A), les séquences ont pour objet les états de fait

qui motivent les projets de loi. Il s'agit de construire ces états de fait, et

les parlementaires convoquent alors différentes sortes de preuve pour ce

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faire : chiffres, comparaisons internationales. Il s'agit également de qua-

lifier ces états de fait soit au regard de la législation existante, soit par

rapport à des principes, civique (l'égalité des chances, par exemple), ou

industriel (l'efficacité de la gestion centralisée de l'enseignement uni-

versitaire). A ces constructions, les interruptions le plus souvent indivi-

duelles opposent des descriptions antagonistes ou mettent en procès

leur vérité. On se situe dans l'espace où ces interruptions se limitent

souvent à l'exclamation « C'est faux !» ou « Ce n'est pas vrai ! ».

Dans le quadrant (B), les séquences s'organisent autour des épreu-

ves de validité des énoncés. Les projets de loi ou les opinions sont ainsi

appréciés au regard de leur justesse normative: on se situe dans

l'univers où nombre d'interruptions prennent la forme d'un « c'est

juste ! » péremptoire. Les arguments ou les dénonciations de la validité

et de la cohérence des textes et opinions sont ainsi mesurés à l'aune de

principes, à l'aune de la démocratie, de la liberté ou de l'égalité. Les

arguments peuvent être également jugés plus rapidement par un « C'est

un peu faible »' ou un « Votre copie est nulle »2, par exemple. Les criti-

ques des projets de loi — on est dans l'univers des interruptions deman-

dant le retrait des deux projets de loi - s'appuient sur la mise en évi-

dence de risques et la dénonciation du corporatisme, du passéisme ou

du pouvoir excessif des syndicats.

A ces séquences relatives à la validité des textes en discussion,

s'opposent, dans le quadrant (C), celles repérées par les variables qui

font référence aux acteurs — présents ou non dans la situation. On se

situe dans l'univers des adresses individualisées et des dénonciations

nominales ; également dans celui de la dénonciation des partis nomina-

lement désignés, des gouvernements, présents ou passés. Les manifes-

tants dans les rues sont encore convoqués en soutien ou en dénoncia-

tion dans la discussion parlementaire. Ces références aux acteurs sont

enfin dominées par la mise en question de leur sincérité : on est dans

l'univers du soupçon sur les intentions des personnes (par exemple,

sont souvent dénoncées les intentions électoralistes ou celles de vouloir

diminuer artificiellement le chômage). Notons que ne sont pas incluses

dans cette description les modalités relatives à l'examen de la validité

juridique, et notamment constitutionnelle, des projets de loi qui sont

— seules dans ce quadrant (C) avec la variable signalant la référence à la

Constitution — isolées et regroupées sur le troisième axe.

1. Interruption de J.-M. Boucheron. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 24 mai 1983,

p. 1386.

2. Interruption de A. Soury, ibid.

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Les modalités rassemblées dans le quadrant (D) signalent les

séquences ayant pour objet le cadre même de la discussion. On se

trouve dans l'univers des dénonciations de l'activité de certains parle-

mentaires, de leur absentéisme ou de leur manœuvre d'obstruction ; les

adresses des discours y sont dirigées vers une partie seulement de

l'Assemblée et sont éventuellement dénoncées comme telles. On est

encore dans l'espace où surgissent les injures. Enfin, c'est un univers où

les interruptions provoquent souvent une intervention du président de

séance destinée à réduire ce bruit, à réinstaurer l'ordre de l'Assemblée.

1.3 — Un partage des émotions

Avant d'étudier plus précisément le partage des mouvements de

séance tel que le fait apparaître l'analyse factorielle, il convient de préci-

ser la façon dont il est possible d'envisager ce phénomène bizarre que

sont les émotions. Il faut bien reconnaître que la sociologie s'est

montrée assez économe d'analyses de cette bizarrerie1. La première

tentation reste bien, en effet, de réduire ce « bruit » comme un

ensemble de manifestations idiosyncrasiques, renvoyant à des singulari-

tés psychologiques. La seconde tentation, au regard des émotions parle-

mentaires et eu égard à leur caractère collectif, serait d'inscrire ces

manifestations dans un registre purement dramaturgique : ces émotions

ne seraient, somme toute, que feintes, et ne se justifieraient, parties

intégrantes du jeu parlementaire, que comme un mode de gestion, par-

ticulier certes, de la façade collective des différents groupes parlemen-

taires. L'idée serait donc que les colères ou les indignations parlemen-

taires seraient jouées et non ressenties. On pourrait, en premier lieu,

rétorquer qu'il est difficile pour l'analyste d'entreprendre le partage

entre émotions réelles et émotions feintes. Mais là n'est pas le point

central, car le fond des arguments, correspondant aux deux tentations

évoquées, est que les émotions ressortiraient en fait essentiellement de

sentiments, d'états de conscience. On avancera qu'au contraire, les émo-

tions sont le produit d'une activité dont le déroulement est inséparable

des traits d'ordres de la situation qui permettent de la configurer et de

l'identifier. En ce sens, ce qui importe dans l'analyse des émotions, c'est

le rapport qu'elles entretiennent avec les situations dans lesquelles elles

1. A contrario, pour ce qui concerne les émotions parlementaires, cf. A. Collovald, B. Gaïti, Discours sur

surveillance : le social à l'Assemblée, in D. Gaxie (dir.), Le « social » transfiguré. Sur la représentation politique des

préoccupations «sociales », Paris, PUF-CURAPP, 1990, p. 9-54.

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interviennent. Ainsi, le caractère feint d'une émotion apparaît secon-

daire par rapport à son caractère plausible. Il faut bien, avant tout, que la

situation apparaisse appropriée à l'expression de cette émotion. C'est dire

que pour dégager les rapports qu'entretiennent les expressions

d'émotions avec les ordres parlementaires, la difîérence entre le carac-

tère feint et le caractère sincère de l'émotion, n'apparaît pas comme

une distinction pertinente, pourvu que cette émotion soit plausible1.

Au lieu donc d'analyser les émotions comme des sentiments ou des

états de conscience, on voudrait avancer qu'elles se caractérisent

d'abord par leur intentionnalité2. Les émotions ont des objets, et elles

sont motivées par ces objets : comme l'argumente B. Boruah, les émo-

tions sont associées à des pensées assertatives (penser que) et non à des

rêveries, correspondant à l'état consistant à penser <P. Une émotion ne

peut être identifiée hors de son objet qui est à chercher dans le monde,

dans la situation. Et si l'émotion surgit, c'est que la situation, de

manière urgente, apparaît ne plus convenir: c'est face à un problème

soudain de coordination que vient l'émotion. Cette dernière expres-

sion n'est cependant guère satisfaisante. Si elle met bien l'accent sur le

caractère intentionnel de l'émotion, elle laisse entendre que celle-ci

serait une pure réaction au défaut de la situation. C'est introduire une

relation causale depuis la situation vers l'émotion qui, confondant

l'objet et la cause de celle-ci, risque de faire retomber l'analyse dans

une conception de l'émotion comme état de conscience. On veut au

contraire, on l'a dit, concevoir l'émotion comme une action, ou pour

reprendre l'expression de A. R. Hochschild, comme un « travail »4.

Ainsi que le souligne R. Barbaras, il est impossible d'isoler un moment

de pure passivité: « Le corps n'est pas une réalité déployée dans

l'étendue, transitivement soumise à l'action du monde extérieur: il

témoigne d'une [...] orientation, et le monde auquel il se rapporte n'est

pas une réalité en soi, mais bien une constellation signifiante. »5 Bien

1. Sur ce point, cf. R. C. Solomon, Emotions and Choice, in A. O. Rorty, Explaining Emotions, Berke-

ley, University of California Press, 1984, p. 269 et s.

2. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, op. cit., p. 38-39. Cf. également R. Harré, An Outline of

the Social Constructionnist Viewpoint, in R. Harré (dir.), The Social Construction of Emotions, Oxford, Basil

Blackwell, 1986, p. 2-14.

3. B. Boruah, Fiction and Emotion. A Study in Aisthetics and the Philosophy of Mind, Oxford, Clarendon

Press, 1988, cité par L. Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,

1993, p. 219.

4. A. R. Hochschild, Emotion Work, Feeling Rules and Social Structure, American Journal of Sociology,

vol. 85, n° 3, 1979, p. 551-575.

5. R. Barbaras, De la phénoménologie du corps à l'ontologie de la chair, mJ.-Ch. Goddard, M. Labrune

(dir.), Le corps, Paris, Vrin, 1992, p. 257-258.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 235

entendu, cette intentionnalité n'est pas claire pour elle-même, l'orien-

tation n'est pas une représentation : « La visée [...] n'est pas distincte des

mouvements effectifs en lesquels elle s'accomplit, et ce qui la sollicite,

loin d'être une unité de sens, se confond avec l'effectivité du monde

environnant. »' Elle a, dès lors, une signification pratique plutôt que

théorique : elle doit être caractérisée comme une vue « préobjective »2

du monde.

La seconde affirmation centrale que l'on voudrait soutenir est que

ces émotions, au-delà même du fait qu'elles peuvent apparaître parfai-

tement répertoriées et leur expression ritualisée, supposent déjà et

toujours un système de jugements antérieurs à toute réflexion et à

toute délibération. Elles sont définies essentiellement par leur juge-

ment constitutif. C'est ainsi que ces émotions ne se comprennent que

par rapport à une mise en contexte. Elles acquièrent, par là, un carac-

tère rationnel3. Ainsi que le souligne R. C Solomon, « c'est la situa-

tion et non l'émotion qui est irrationnelle »4. Simplement, le juge-

ment dont il est question n'est pas propositionnel mais, pourrait-on

dire, corporel et actionnel5 ; de ce point de vue le jugement émotion-

nel s'analyse comme un jugement à l'état inchoatif qui ne s'ordonne

pas à partir d'une représentation6: il n'est pas présent dans la cogni-

tion, préexistant à l'expression de l'émotion, mais plus que son prin-

cipe, il est le travail émotionnel même. Dans l'urgence propre aux

émotions, l'emportement émotionnel, le « saisissement » qu'il suscite,

ne cherche pas la réparation du défaut; l'urgence suspend en effet

l'exigence, difficile dans ce cadre collectif, de formation d'un juge-

ment bien assis, et le lourd et coûteux travail de délibération néces-

saire à la réparation du défaut. L'émotion est, en ce sens, un jugement

plus stratégique que cognitif, qui s'ordonne donc selon les prégnances

des situations7. Ce jugement sur la situation fait ressortir, sous une

certaine description, la crise de coordination. Comme le pointe

P. Ricceur, « le nouveau désorganise un cours régulier et adapté de

pensée et de vie. A son irruption, correspond par conséquent une

1. OU., p. 259.

2. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976, p. 95.

3. Sur ce point, cf. H. Parret, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Margada,

1990, p. 141 et s.

4. R. C. Solomon, « Emotions and Choice », art. cité, p. 265.

5. H. Parret, Les passions..., op. cit., p. 142-143.

6. Cf. R. Barbaras, Motricité et phénoménalité chez le dernier Merleau-Ponty, in M. Richir, É. Tassin

(dir.), Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences, Grenoble, Millon, 1992, p. 31.

7. Comme le suggère J.-P. Sartre, l'émotion est un « système organisé de moyens qui visent une fin »

(Esquisse d'une théorie des émotions, op. cit., p. 38).

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236 L'espace public parlementaire

évaluation-éclair de la nouveauté, un jugement implicite et contra-

rié »1. L'émotion est bien, comme il le souligne, une « évocation

immobile [de ce qui n'est] pas là »2. L'hypothèse que l'on va faire, par

conséquent, repose sur l'idée que c'est à travers les émotions que se

manifeste la rémanence d'un ordre parlementaire d'activité dans une

situation marquée par la crise de son objectivité. Ces crises sont sou-

vent associées au basculement des situations d'une référence, d'un

ordre à un autre. Le surgissement d'émotions devient analysable, à la

suite de L. Boltanski, comme « le produit de la conversion des

conduites, associée au basculement d'un régime dans l'autre »\ et il

ajoute, « c'est bien le caractère corporel de l'émotion qui fait d'elle le

support de la rémanence. Chose du corps, soustraite à la délibération

et à la volonté, elle peut conserver la mémoire d'un état qui n'est plus

celui où s'installe la personne et qui la submerge ou la prend malgré

elle »4. C'est ainsi que le programme émotionnel peut être considéré

comme un scénario5, et la rationalité des émotions se mesure à ce

qu'elles se développent comme tel, comme un scénario qui trahit

téléologiquement une capacité de jugement. Mais ce jugement n'est

pas ailleurs que dans l'action du scénario dont les éléments sont utiles

aussi longtemps qu'ils reflètent les stratégies d'une faculté de juge-

ment6 : l'émotion apparaît bien dans cette analyse comme correspon-

dant à un système générateur, une matrice — toute corporelle — de

perceptions et d'anticipations judiciaires.

Dans l'analyse factorielle, les émotions ne surgissent que dans les

quadrants (B) (C) et (D), hors donc de l'espace des séquences où sont

discutées en vérité les différentes constructions des états de fait sur les-

quels s'appuient les projets de textes juridiques visant à réformer le

monde universitaire.

On se propose de passer en revue chacune des modalités d'émo-

tion dans les rapports qu'elles entretiennent avec les autres variables

dans chaque espace. Afin de comprendre ce partage des émotions, il

s'agira de spécifier, à chaque fois, les composantes de la situation qui

1. P. Ricoeur, Philosophie de la volonté, vol. 1 : Le volontaire et Vinvolontaire, Paris, Aubier-Montaigne,

1967, p. 239.

2. ïbid., p. 241, cité par L. Boltanski, L'amour et la justice comme compétence..., op. cit., p. 247.

3. tout.

4. Ibid., p. 248.

5. Sur ce point, cf. R. De Sousa, The Rationality of Emotions, in A. O. Rorty, Bxplaining Emotions,

op. cit., p. 127-151.

6. Cf. H. Parret, Les passions..., op. cit., p. 143. Comme le remarque encore R. C. Solomon, dans

l'expression « je suis furieux de ce que John ait pris ma voiture », le jugement n'est pas un jugement sur ma

fureur : ma fureur est mon jugement (R. C. Solomon, « Emotions and Choice », art. cité, p. 257).

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Mouvements de séance et émotions parlementaires

237

(Q

Applaudissements

(B)

Protestations

Exclamations

Interruptions

P)

(A)

peuvent être analysées comme autant de difficultés, appelant à leur

tour une requalification de cette situation par la convocation d'une

forme typique d'émotion.

2 / LES « EXCLAMATIONS » COMME TENTATIVES D'ÉPURATION

DES SITUATIONS D'ÉPREUVES

Il est tout d'abord frappant de constater l'absence de toute marque

d'émotion dans le quadrant (A). Rappelons que ce quadrant constitue

l'espace des séquences ayant pour objet l'établissement d'un savoir sur

l'état de fait motivant les projets de loi. Cette absence semble ressortir

du mode particulier de jugement engagé par la question de la vérité. Il

s'agit, en effet, de jugements en vrai ou en faux qui n'ont à faire

qu'avec l'objectivité des associations que les énoncés réalisent. L'objet

du jugement est donc fondamentalement indépendant de l'auteur de

l'énoncé, et particulièrement, des opinions qu'il peut avoir1. Les énon-

cés en vérité ne font tendanciellement pas, de ce fait, l'objet d'une dis-

cussion mais celui d'une prédication absolue appelant des épreuves de

réalité appuyées par des preuves. Il est à cet égard révélateur que les

séquences du quadrant (A) ne sont accompagnées, la plupart du temps,

1. Sur ce point comme sur ce qui suit, cf. L. Quéré, L'opinion : l'économie du vraisemblable. Introduc-

tion à une approche praxéologique de l'opinion publique, Réseaux, n° 43, septembre-octobre 1990, p. 33-58.

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238 L'espace public parlementaire

que d'interruptions individuelles, se limitant souvent de surcroît à de

maigres « C'est faux !» ou « C'est vrai ! ». C'est encore dans ce même

quadrant (A) que résident les modalités de preuves, caractéristiques de

l'assiette des jugements de réalité: les chiffres, les pourcentages, les

comparaisons internationales. L'hypothèse que l'on voudrait avancer,

c'est que l'absence d'émotion dans ce quadrant a partie liée avec

l'indiscutabilité des propositions requérant un jugement en vérité et,

plus généralement, avec ce que H. Arendt nomme le « caractère coer-

citif » des jugements de réalité : les énoncés perçus ou déclarés comme

vrais « ont en commun d'être au-delà de l'accord, de la discussion, de

l'opinion ou du consentement », et l'adhésion qu'ils suscitent suspend

les appréciations sur la situation dans laquelle ils sont émis et des acteurs

présents, mais dépend de leur vérité qui « exige péremptoirement

d'être reconnue »1.

Il en va tout autrement dès lors que l'on glisse vers le quadrant (B)

qui trace les contours des séquences recelant des jugement relatifs à la

validité des textes discutés ou des opinions émises lors de la discussion

parlementaire. Ce type de jugements est, toujours selon H. Arendt,

fondamentalement différent des jugements en vérité évoqués plus haut.

Au contraire des questions relatives au savoir, l'appréciation de la val-

i-

dité des opinions « ne peut être décidée indépendamment du sujet de

l'énonciation, car la quafification proposée incorpore grammaticale-

ment l'adoption d'un point de vue. Il procède en outre selon la

méthode du "jugement réfléchissant", c'est-à-dire sans concept, sans

loi ou sans règle d'association ; l'universel sous lequel le particulier est

subsumé dans le jugement étant défini circulairement, comme idée

mdéterminée, dans et par l'activité de juger »2. Ce dernier point

indique que l'appréciation de la validité est inséparable d'une discus-

sion, en ce que l'absence de critère de dernière instance pour stabiliser

le jugement, celui-ci ne peut être assis, au moins de manière provisoire,

que par le biais d'un échange intersubjectif d'arguments et de bonnes

raisons. On fera l'hypothèse que ces spécifications configurent la situa-

tion d'épreuve de l'appréciation de la justesse normative des opinions

et des projets de lois, comme relevant de ce que l'on a nommé la gram-

maire de la discussion parlementaire. Celle-ci, on l'a vu, définit des

conditions typiques d'acceptabilité de la parole en séance3. L'hypothèse

1. Cf. H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 307.

2. L. Quéré, « L'opinion : l'économie du vraisemblable... », art. cité.

3. Cf. chap. 3.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 239

avancée va conduire à tenir que cette expression particulière

d'émotion, marquée par les notations d'exclamations au Journal officiel,

dénotent autant de moments de tentatives de redressement et de recon-

figuration de la situation, afin de la rendre conforme aux exigences de

cette grammaire de la discussion. Les exclamations apparaissent comme

un moyen d'épurer la séance publique en écartant les éléments qui sont

étrangers à l'univers grammatical de la discussion, et d'asseoir son ordre

pour l'épreuve. Comme le notent L. Boltanski et L. Thévenot, « lors-

qu'un litige fait appel à une épreuve, la situation est aménagée de façon

à lever une incertitude et à régler un désaccord [...]. Ces moments de

vérité supposent une situation clarifiée de toutes les équivoques qui

pourraient laisser s'introduire des grandeurs alternatives. La situation

n'accède à la pureté que si des dispositions ont été prises et des disposi-

tifs mis en place pour l'établir dans un monde commun »1. Au terme de

cette hypothèse, les exclamations constituent de tels dispositifs.

Dans le cadre d'une discussion portant sur la validité, le caractère

inacceptable du tour qu'elle prend peut tout d'abord consister dans une

contravention à l'exigence de généralité. L'accord en effet sur la justesse

normative d'une proposition ne peut être acquis que par l'effacement

des singularités liées aux acteurs participant à la discussion, et de celles

attachées localement à la situation : il réclame que soient avancés des

arguments à valeur générale, irréductibles aux particularités situation-

nelles et subjectives. C'est ainsi qu'un discours en forme de témoignage,

en ce qu'il rabat l'énoncé sur la singularité de l'orateur et bloque toute

montée en généralité, peut provoquer des exclamations comme formes

de récusation de leur caractère acceptable dans la discussion:

M. Jean Foyer. Il y a malheureusement beaucoup de médiocrité, des maîtres

recrutés trop vite, mal formés et insuffisamment motivés, des élèves qui

s'ennuient ; la culture générale tend à devenir inexistante.

Il n'y a pas longtemps, je l'ai vérifié personnellement, m'adressant à vingt-cinq

étudiants de troisième cycle et d'une très bonne qualité intellectuelle, j'ai eu la stu-

péfaction attristée, monsieur le rapporteur, de constater qu'aucun d'entre eux ne

savait qui était Aristote (Exclamations sur les bancs des socialistes et des communistes).

Après dix minutes d'efforts, l'un d'eux a fini par me dire qu'il avait été le

précepteur de Platon.

Devant un autre auditoire, ayant dit que Bismarck avait été, à la fin du siècle

dernier, l'organisateur du premier système général d'assurances sociales, j'ai cons-

taté que vingt-quatre de mes auditeurs sur vingt-cinq ignoraient qui était Bis-

marck (Nouvelles exclamations sur les bancs des socialistes et des communistes).2

1. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. rif., p. 174.

2. Journal ojfkiel. Assemblée nationale. Débats, 2' séance du 24 mai 1983, p. 1363.

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240 L'espace public parlementaire

Pour autant, parce que ce quadrant est caractérisé par un régime

d'opinion, engager sa parole dans le débat public suppose que soit

épousé un certain nombre de contraintes propres à la sphère de publi-

cité. Si l'activité opinante est orientée, de façon performative, vers

l'évaluation, la qualification, l'appréciation ou l'approbation, elle exige,

grammaticalement, la mise en œuvre d'un point de vue impliquant

l'énonciateur dans le jugement. La prédication « originelle » que cons-

titue cette activité opinante doit instituer un lien intime entre l'énon-

ciation et un sujet responsable. Les exclamations sont ainsi susceptibles

d'intervenir pour qualifier et tenter de repousser le non-respect de

cette contrainte, quand, par exemple, ce n'est pas en leur nom propre

que les parlementaires interviennent, quand ils n'engagent pas leur

point de vue, mais, parlent comme par délégation:

M. Bruno Bourg-Broc. Les étudiants sont contre la loi Savary, comme le sont

nombre d'enseignants (Vives exclamations sur les bancs des socialistes et des communis-

tes). En cette journée du 24 mai, ce n'était pas un groupuscule, ces garçons et ces

filles qui espéraient, par le nombre, leur cœur et leurs cris, seulement se faire

entendre, seulement vous dire, monsieur le ministre, qu'ils ne veulent pas voir

leur avenir coulé dans le moule d'une réforme que vos amis eux-mêmes ont bien

du mal à accepter (Mêmes mouvements). Si la jeunesse est un état d'esprit, votre loi,

elle, est déjà sûrement poussiéreuse. Oui, les étudiants sont contre la loi Savary,

d'abord parce qu'elle les inquiète. Pourquoi? Parce qu'on la leur impose. Un

petit dépliant ne suffit pas à convaincre. Cette loi, monsieur le ministre, vous

déclarez ne l'avoir élaborée qu'après une large concertation des parties intéressées.

Rien ne vous empêche de le dire, car vous pensez peut-être que les jeunes, que

leurs enseignants se reconnaissent dans des syndicats politisés et minoritaires

(Exclamations vives et prolongées sur les bancs des socialistes et des communistes)'.

Cela étant, dans une discussion, le jugement de validité d'une opi-

nion engage une évaluation de l'association des éléments hétérogènes

que constitue la « prédication originelle », en détachant le motif de sa

modalité : les opinions, comme on l'a souligné, dans la grammaire de la

discussion doivent être examinées indépendamment de la personne qui

les a émises. Les exclamations peuvent alors intervenir pour résister à une

situation où ce détachement ne serait pas opéré. Ainsi, dans cet

exemple:

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur Barre, le service public vous inspire une

infinie tristesse. Vous aviez presque des sanglots dans la voix en en parlant tout à

l'heure ; eh bien nous, nous sommes pour le service public, pour l'Université au

service de tous les publics et c'est cela qui vous gêne et c'est d'abord cela que vous

refusez (Exclamations sur les bancs de l'Union pour la démocratie française et du rassemble-

1. OU., p. 1385.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 241

ment pour la République. Applaudissements sur les bancs des groupes socialistes et commu-

nistes) [...]. Monsieur Barre, je n'ai pas entendu depuis longtemps de discours aussi

mandarinal que le vôtre (Exclamations sur les bancs de l'Union pour la démocratie fran-

çaise et du rassemblement pour la République. Applaudissements sur les bancs des groupes

socialistes et communistes) [...].

M.Jacques Dominati. Adressez-vous à l'Assemblée nationale tout entière, vous

êtes un provocateur.

M.Jacques Toubon. Faites votre discours!

M. le président. Messieurs, je vous en prie!

M. Jacques Dominati. Il fait de la provocation!

M. Yves Lancien. Qu'il parle du texte... s'il a quelque chose à dire!'

Dans la grammaire de la discussion, les opinions sont également

examinées sur un arrière-fond de modération du débat. Les exclama-

tions peuvent de ce fait intervenir pour repousser les écarts à cet impé-

ratif de modération. Dans l'exemple suivant, on voit que la qualifica-

tion en « scandale » d'un point du débat, comme le caractère outrancier

de l'expression « les théoriciens du socialisme antinational », provoque,

d'une part, les exclamations et, d'autre part, l'intervention réprobatrice

du président de séance:

M. Jean-Louis Masson. Des étrangers pourraient, par le fait même, être ordon-

nateurs de l'argent public et dépenser l'argent des contribuables français (Exclama-

tions sur les bancs des socialistes) [...]. Cette disposition est déjà scandaleuse dans son

principe (Mêmes mouvements sur les mêmes bancs), mais elle ne me surprend pas car

elle caractérise les excès auxquels peuvent conduire les théoriciens du socialisme

antinational (Exclamations sur les bancs des socialistes et des communistes. Applaudisse-

ments sur les bancs du rassemblement pour la République et de l'Union pour la démocratie

française).

Plusieurs députés socialistes. C'est indigne ! [...].

M. le président. Monsieur Masson, vous avez probablement été un peu au-

delà de ce que vous pensiez, non?

M. Jean-Louis Masson. Pas tout à fait, je suis resté dans les limites.

M. le président. J'estime que vous les avez franchies2.

Les exclamations peuvent également venir qualifier en doute la cohé-

rence du projet de loi ou de l'opinion. A la façon des conversations de

vie quotidienne, il est demandé aux parlementaires de convaincre de la

solidité de leurs propos. Il faut que les opinions soient « bien construi-

tes », qu'elles puissent « se tenir », qu'elles restent « bien assises »,

qu'elles se montrent « bien charpentées » et solidement « étayées », etc.3

Les exclamations viennent sanctionner les effondrements malheureux

1. Ibid., p. 1382.

2. Ibid., p. 1359.

3. Sur ce type de métaphore, cf. G. Lakoff, M. Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris,

Minuit, 1985 [1" éd. américaine. 1980], p. 61-63.

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242 L'espace public parlementaire

de tels édifices portant atteinte à l'ordre des situations — les échecs sont

généralement marqués par le jugement du caractère « peu adapté » ou

« flou » de l'opinion ou du projet de loi — ou dénier la réalité de leur

côté peu solide:

M. Jean-Louis Masson. Votre projet n'est pas un bon projet, et cela pour plu-

sieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il est entouré d'un flou artistique (Exclama-

tions sur les bancs du groupe socialiste)'.

M. Alain Madelin. Pour toutes ces raisons, et parce que la concertation a été

plus qu'insuffisante, ce renvoi s'impose. Maxs il est une autre raison qui justifie

cette demande. Ce texte a été mal préparé. Dans la forme d'abord. Je passe sur le

verbiage, sur les fautes de français, les fautes d'orthographe... (Exclamations sur les

bancs des socialistes)2.

Souvent les exclamations marquent l'appréciation de dévoilements,

c'est-à-dire de mises en valeur de personnes ou d'objets ne relevant pas

du monde dans lequel l'épreuve doit être agencée pour être valable3.

Dans le débat sur la loi Savary, ces dévoilements qualifiés d'illégitimes

par les exclamations sont organisés, par exemple, autour de la dénon-

ciation du pouvoir syndical:

M. Raymond Barre. Vous ne faites ni ne dites rien. Vous préférez humilier les

professeurs, dévaloriser les conseils, syndicaliser et politiser l'université (Exclama-

tions sur les bancs des socialistes et des communistes)4.

Les exclamations peuvent aussi condenser un désaccord sur la forme

de généralité sur laquelle s'appuie l'argumentation. Parmi beaucoup

d'exemples, voici deux moments où l'exclamation vient statuer sur deux

types de mises à l'épreuve des projets de loi ; mises à l'épreuve adossées

respectivement à un principe civique (dénoté, notamment, par la cri-

tique du corporatisme) et à un principe domestique (avec la critique

d'un formalisme inadapté):

M. Jean-Pierre Sueur. Ce dispositif est très grave car il conduit, à terme, à la

mort des universités. L'enseignement supérieur sera balkanisé. Il sera structuré non

plus selon les nécessités de l'enseignement et de la recherche, mais au gré des cor-

poratismes, des groupes de pression de toute nature qui pourront librement s'insti-

tutionnaliser au nom de la loi (Exclamations sur les bancs du groupe Front national)5.

M. Raymond Barre. Le souffle novateur de votre projet doit-il effacer le passé

et les traditions ? Quand vous allez à Heidelberg, à Tùbingen, à Harvard, à Cam-

bridge, à Uppsala, qu'observez-vous ? Des institutions modernes, des communau-

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 24 mai 1983, p. 1356.

2. Ibid., \" séance du 25 mai 1983, p. 1417.

3. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 267.

4. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 24 mai 1983, p. 1381.

5. Ibid., séance du 28 novembre 1986, p. 6978.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 243

tés fortes qui puisent dans leur histoire la vigueur de leur renouvellement. Déjà

par le découpage absurde des années 69 et 70, par le numérotage — la France est le

seul pays du monde dans lequel on numérote les universités — on a contribué à

affaiblir les particularités, les liens des hommes entre eux (Exclamations sur les bancs

des socialistes)'.

L'examen du quadrant (B) a permis de dégager, en creux, un certain

nombre d'exigences que doit respecter la parole parlementaire. Dès lors

que l'on glisse vers ce quadrant, on rencontre des séquences recelant des

jugements relatifs à la validité des textes discutés ou des opinions émises

lors de la discussion. Ce type d'épreuve dessine un certain nombre de

conditions typiques relatives à la configuration de la situation. Le non-

respect de ces conditions menace à tout instant de porter atteinte à l'ordre

de la séance ; atteinte ici repérée par le surgjssement des exclamations. On

a vu que ces exclamations survenaient dès lors que n'était pas acquis

l'effacement des singularités liées aux acteurs participant à la discussion;

que n'était engagé aucun point de vue impliquant l'énonciateur dans

l'activité opinante ; que l'appréciation de la validité des opinions n'était

pas effectuée en détachant les assertions de leur auteur ; que le débat ne

respectait pas un impératif de modération ; que la solidité du projet de loi

ou de l'opinion était mise en doute ; qu'étaient mises en valeur des per-

sonnes ou des objets ne relevant pas du monde parlementaire.

L'ensemble de ces exigences que viennent pointer les exclamations

recouvrent autant de traits de ce que l'on a appelé la grammaire de la

discussion parlementaire : parole exprimée intuitu personae, engagement

d'un point de vue, examen contradictoire des opinions détachées des

personnes, destinataire du discours non individualisé — si ce n'est vis-à-

vis du président de séance —, nature réfléchissante du jugement, carac-

tère généralisable des assertions, modération du débat. C'est dire que

dans le quadrant (B), quadrant de la mise à l'épreuve de la validité des

opinions, on se situe à l'intérieur de la grammaire de la discussion, et que les

exclamations viennent, en fait, signifier les écarts aux exigences de cette

grammaire.

3 / Les « protestations » comme modes de refoulement

des différends sur la validité de l'épreuve

On a vu que les deux précédents quadrants (A) et (B) dessinaient

les contours de deux types d'épreuves : dans le premier, les épreuves en

1. Ibid., séance du 24 mai 1983, p. 1378.

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vérité relatives à la connaissance des états de faits auxquels sont adossés

les textes en discussion et, dans le second quadrant, les épreuves rela-

tives à la validité normative de ces textes de projets de loi et des opi-

nions élevées lors de leur discussion. Chacun de ces deux univers de

séquences recouvre des situations où la validité de ces épreuves n'est,

en général, pas remise en question. Les débats et les litiges se déroulent

à l'intérieur de situations qui se tiennent, « parées pour l'épreuve »1. On

a vu que dans le cas du quadrant (B), une telle situation en ordre pour

l'épreuve se caractérisait par la démonstration d'exigences propres à la

grammaire parlementaire de la discussion. On a également montré que

les exclamations viennent, en fait, y pourvoir : celles-ci tendent précisé-

ment à signaler et à tenter d'écarter les comportements susceptibles de

troubler la conformité grammaticale des situations. Elles contribuent à

purger les situations de ces éléments étrangers dont la présence déran-

gerait le déroulement de l'épreuve de la justesse normative de tel texte

de loi en discussion. L'expression de ces exclamations apparaît comme

des moyens de mise en ordre des situations pour l'épreuve2; elles y

imposent leur puissance clarificatrice. A l'inverse, on va voir que

l'univers du quadrant (C) délimite un espace de jugements critiques sur

la validité même de l'épreuve de la discussion parlementaire. La notation

de protestations apparaît ainsi comme le signe judicatif de ces moments

où certains parlementaires tendent à se dérober à l'épreuve inscrite dans

la grammaire de la discussion pour engager un autre type d'épreuve,

qui, on le verra, ressortit de la grammaire critique d'activité. Les

séquences de ce quadrant recouvrent, par conséquent, des hypothèses

de conflits entre les grammaires parlementaires d'activité: il ne s'agit

plus seulement de disputes sur la pureté de l'épreuve, mais de différends,

au sens où L. Boltanski et L. Thévenot entendent ce terme, c'est-à-dire

de désaccord sur l'ordre parlementaire même dans lequel l'épreuve doit

être agencée pour être probante3.

De manière typique, les protestations surgissent à l'occasion

d'opérations de dévoilement, quand un discours est amené à mettre en

valeur un objet ne relevant pas du monde parlementaire de la discussion.

Ces objets d'une autre nature ont été, notamment dans les débats

1. Selon l'expression de L. Boltanski et L. Thévenot (De la justification..., op. cit., p. 172).

2. Les exclamations acheminent, activent et disposent les êtres et les objets et préparent les personnes dans

l'état convenant pour soutenir valablement l'épreuve du jugement (cf. ibid., p. 174).

3. Ibid., p. 275 et s. Les auteurs ajoutent : « La visée [du différend] ne sera plus de refaire l'épreuve de

façon à ce qu'elle soit plus pure et plus juste [...], mais de démystifier l'épreuve en tant que telle pour placer les

choses sur leur vrai terrain et instaurer une autre épreuve valide dans un monde différent » (p. 276).

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de 1983 et 1986, des manifestations de rue — les deux débats étudiés ont

connu, pendant leur déroulement, la présence de telles manifestations.

On retrouve là un élément typique de la grammaire critique d'activité,

essentiellement dans sa dimension de désenclavement de l'espace parle-

mentaire. On assiste, dans ces cas, à toutes sortes de manœuvres légiti-

mant ou au contraire dénonçant la présence de tels objets dans l'épreuve.

L'intervention de Pierre Zarka est ainsi révélatrice des opérations de

résistance à ce désenclavement, comme la tentative de reverser ces

manifestations dans la contingence — il s'agit d'une manifestation « bien

petite ». Si les dénonciations de la référence aux manifestations

s'organisent généralement autour de la thématisation de la manipulation

politique des manifestants, la légitimité de la mise en valeur des manifes-

tations est appuyée, dans un registre civique, comme une manifestation

de l'opinion publique, indépendante de toute pression politique:

M. Bruno Bourg-Broc. Il y a loin entre l'utopie et le rêve. Monsieur le

ministre, collègues socialistes et communistes, vous souvenez-vous du slogan d'il y

a quinze ans : vous avez oublié dans votre réforme que la fougue de la jeunesse ne

peut se dompter, n'apprend et ne construit que quand on lui fait confiance. Ecou-

tez, mesdames et messieurs du gouvernement et de la majorité, les jeunes de

France vous demandez de vous en aller... (Vives protestations sur les bancs des socia-

listes et des communistes)'.

M. Pierre Zarka. Voilà pourquoi nous considérons cette agitation comme

vaine, même celle, messieurs, que vous vouliez organiser, aujourd'hui, à la porte

de l'Assemblée nationale, laquelle, soit dit en passant, semble bien petite... (Protes-

tations sur les bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie

française).

M. Philippe Séguin. Vous l'avez bien matraquée!

M. Pierre Zarka. ... et me tait penser que, décidément, à l'endroit ou à

l'envers, le mois de mai n'est pas avec vous...

M. Robert-André Vivien. Allez donc à cette manifestation !Je vous y emmène.

M. Pierre Zarka. ... et qu'il reste avec la gauche (Nouvelles protestations sur les

bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française)2.

De même, les protestations accompagnent les moments où l'orateur

abandonne le discours en toute généralité des prétentions à la validité

pour relever des éléments qui affectent la capacité des contradicteurs à

participer à l'épreuve. Comme le notent L. Boltanski et L. Thévenot,

« la mise en cause de la validité de l'épreuve s'appuie toujours sur le

dévoilement d'une discordance entre l'état dans lequel se trouvent les

personnes engagées dans l'épreuve et la nature des objets qu'elles doi-

1. Journal officiel Assemblée nationale. Débats, 3e séance du 24 mai 1983, p. 1388.

2. OU., p. 1371.

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246 L'espace public parlementaire

vent mettre en valeur »1. La dénonciation de l'activité de tel ou tel par-

lementaire prendra ainsi le tour d'un « transport de misère »2, compte

tenu de l'engagement préalable — et médiocre — de ces acteurs dans un

autre type d'épreuve. Dans les extraits suivants, c'est l'absence de

l'opposition dans les débats en commission qui est soulevée pour refu-

ser sa capacité à participer de façon valable à la discussion:

M. Jean-Pierre Sueur. Nous avons auditionné toutes les parties prenantes, alors

que les bancs de l'opposition restaient désespérément vides au sein de notre

commission (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes. Protesta-

tions sur les bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie

française)^.

M. Roland Dumas. Qu'il s'agisse de l'article 31, des garanties d'indépendance

des carrières, pour lesquelles la commission des affaires culturelles propose des

amendements d'amélioration...

M. Robert Galley. Et voilà!

M. Roland Dumas. ... ou de l'article 9 du projet de loi, je ne vois rien là qui

blesse la Constitution de notre pays, et quelqu'un a eu raison de dire: « Et

voilà ! », car si les députés de l'opposition avaient été présent lors des travaux de la

commission des aâaires culturelles au lieu de faire de l'agitation dans la rue, ils

auraient pu en rendre compte à leur groupe (Applaudissements sur les bancs du groupe

socialiste. Protestations sur les bancs des groupes du RPR et UDF}4.

Mais on trouve encore d'autres « transports de misère » qualifiés par

les protestations. Dans le quadrant (C), on dénonce en effet souvent,

sous différentes formes, les faillites dans d'autres épreuves des acteurs

engagés, qu'ils soient des individus éventuellement désignés nominale-

ment ou qu'il s'agisse d'êtres collectifs comme « la droite » ou les gou-

vernements, présents et passés:

M. Pierre Zarka. Que je sache, monsieur Foyer, dans ce bilan accablant que

vous avez vous-même dressé, on trouve l'empreinte de MM. Edgar Faure, Michel

Debré, Fontanet ou Mme Alice Saunier-Séité qui, tout comme le voleur qui crie

au voleur, sont parmi les plus véhéments aujourd'hui. Vous avez perdu une belle

occasion de vous taire (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.

Protestations sur les bancs du rassemblement pour la République et de l'union pour la démo-

cratie française)5.

M. Jean-Pierre Sueur. Nous n'oublions pas ! Souvenez-vous, monsieur Barre,

de l'amendement Rufenacht; souvenez-vous de la loi de M. Sauvage derrière

1. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 270.

2. Les « transports de misère » recouvrent les cas où < la misère d'une personne dans un autre monde l'a

suivi [...] dans l'épreuve et [affecte] sa performance » {ibid., p. 271).

3. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, 3e séance du 24 mai 1983, p. 1382.

4. Ibid., 2' séance du 24 mai 1983, p. 1360.

5. Ibid., p. 1369-1370.

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laquelle Mme Saunier-Séïté s'abritait ; souvenez-vous de ces réformes qui n'osaient

pas dire leur nom, ni avouer leurs opinions. Peut-être était-ce cela la concertation?

(Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes. Protestations sur les bancs

du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française)'.

M. le ministre de l'Éducation nationale. Écoutez messieurs ! Vous avez été cinq

ans au gouvernement et vous n'avez pas apporté la preuve que vous étiez capables

de résoudre les problèmes de l'emploi des jeunes (Applaudissements sur les bancs des

groupes du RPR et UDF. Protestations sur les bancs du groupe socialiste)2.

Les protestations accompagnent cependant massivement les opéra-

tions de critique qui visent les participants de la situation parlementaire.

Les dénonciations croisées sont, en effet, constitutives du différend sur

la nature de l'épreuve en ce qu'elles visent le dévoilement de la peti-

tesse, de la misère des adversaires. Dans les débats étudiés, la dénoncia-

tion va prendre le tour d'accusations publiques, classant les personnes

en persécuteurs et victimes — et du coup inscrivant cette forme de

dénonciation dans cet élément déterminant de la grammaire critique

d'activité parlementaire qu'est une politique de la pitié3. C'est bien à

la fois à une dénonciation de persécuteurs que l'on a à faire (une

droite « hargneuse, destructrice, n'acceptant pas le verdict populaire

de 1981 », « refusant la démocratie », usant de « provocations » et de

« violences », « ironique », « privilégiée » et « méprisante » ; une gauche

« policière » et incitant à la « délation ») et à une présentation véri-

dique des souffrances de malheureux (des étudiants matraqués, des

professeurs déqualifiés):

M. Pierre Zarka. La droite jette le masque et apparaît à visage découvert, telle

qu'elle est. Ecoutez-la; hargneuse, destructrice, n'acceptant pas le verdict

populaire de 1981, refusant que la démocratie permette au pays de s'emparer des

grandes questions (Protestations sur les bancs du rassemblement pour la République et de

l'union pour la démocratie française). A travers la provocation, la violence, cette ironie

propre aux aristocrates (Rires sur les bancs du rassemblement pour la République et de

l'union pour la démocratie française), elle affiche son mépris pour la population et le

Parlement (Protestations sur les mêmes bancs). Ce que nous entendons confine au

déchaînement aveugle et intolérant. Il ne reste plus rien de votre élégance, mes-

sieurs de la droite, qui était de mise quand vous étiez au gouvernement ! Nous

n'avons plus à faire qu'avec un clan de privilégiés, hostile à toute idée neuve et

démocratique, qui fait tout pour gagner du temps (Protestations sur les bancs du ras-

semblement pour la République et de l'union pour la démocratie française)4.

1. Ibid., y séance du 24 mai 1983, p. 1382.

2. Ibid., p. 6991.

3. Cf. chap. 4.

4. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, 2' séance du 24 niai 1983, p. 1369.

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248 L'espace public parlementaire

M.Jean Foyer. Consensus plus vaste : on se demande bien où il se trouve. Et si

consensus il y a, il me paraît plutôt contre le projet. En effet, au-delà de tout clivage

politique, juristes, économistes et médecins ont été à peu près unanimes à le

condamner et, pour obtenir le consensus des étudiants, le gouvernement a mis en

œuvre il y a quelques semaines des procédés renouvelés du Médecin malgré lui. Il a

cherché à forcer l'adhésion à coups de matraque et de crosse de mousqueton, dans

une ambiance de gaz lacrymogène. C'est sans doute la forme socialiste de la concer-

tation (Applaudissements sur les bancs du rassemblement pour la République et de l'union

pour la démocratie française. Protestations sur les bancs des socialistes et des communistes)'.

Révélatrices enfin de ces situations de différends sur la validité de

l'épreuve, les protestations viennent souvent repousser les mises en doute

de l'authenticité des personnes - caractéristique ainsi, dans l'un des

extraits suivants, la dénonciation du « machiavélisme ». Chacun de ces

extraits montre des moments où l'orateur requiert les parlementaires

d'ouvrir les yeux sur d'autres mondes en dénonçant les intentions

cachées des acteurs — celles de dissimuler le chômage, de défendre des

corporatismes, de vouloir gagner les élections ; dénonciations de tels

intérêts cachés, si coutumières chez Robespierre, sont caractéristiques,

comme on l'a vu, des dénonciations de la grammaire de la discussion

depuis la grammaire critique d'activité parlementaire2:

M. Jean-Pierre Sueur. La pire des impostures, monsieur Barre, c'est ce para-

graphe qui est venu après votre couplet sur les professeurs. Vous essayez en effet

de nous faire croire qu'en défendant votre catégorie, vous défendez la liberté,

alors que vous défendez tout simplement votre corporation (Protestations sur les

bancs de l'union pour la démocratie française et du rassemblement pour la République)*.

M. Bruno Bourg-Broc. Nous avons un texte qui tait ou dissimule des disposi-

tions essentielles touchant l'avenir des étudiants mais qui prend un soin maniaque

à fixer les règles qui permettront au gouvernement d'imposer ses volontés aux

université, un texte minutieusement dosé où le flou est un effet de l'art et où les

intentions avouées sont en contradiction avec les dispositions pratiques. Bref, un

texte méprisant qui laisse tout craindre et qui porte la volonté d'asservir. Enfin

sous des dehors généreux, un texte machiavélique (Protestations sur les bancs des

socialistes et des communistes)4.

M. Jean-Louis Masson. Ces mesures transformeraient en effet les universités

en vastes garderies prolongées, ce qui ne permettrait nullement de régler les pro-

blèmes de formation et aurait pour seul effet de permettre au gouvernement de

diminuer artificiellement le niveau de chômage (Protestations sur les bancs du groupe

socialistef.

1. mi., p. 1363.

2. Cf. chap. 3.

3. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, 3' séance du 24 mai 1983, p. 1383.

4. OU., p. 1386.

5. BU., ? séance du 24 mai 1983, p. 1356.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 249

Avec les protestations, on voit manifestés, de manière générale, les

transports d'éléments objectifs ou concernant les acteurs, relevant

d'autres situations. Ces formes d'émotion parlementaire, ces mouve-

ments de séance viennent signaler et tenter de repousser les opérations

de dévoilement qui installent un différend sur la validité de l'épreuve

en cours. Il en va ainsi, on l'a vu, quand un discours est amené à mettre

en valeur un objet ne relevant pas du monde parlementaire de la dis-

cussion. De même, les protestations accompagnent les moments où

l'orateur dévoile une discordance entre l'état dans lequel se trouvent les

personnes engagées dans l'épreuve et la nature des objets qu'elles doi-

vent mettre en valeur — le plus généralement sous l'espèce de « trans-

ports de misère ». Ces « transports de misères » articulent le plus sou-

vent des opérations de dénonciation des adversaires parlementaires

comme des persécuteurs face à des victimes malheureuses. Les protesta-

tions viennent également souvent juger et repousser les dénonciations

de l'inauthenticité des personnes par le soupçon explicite de l'existence

d'intentions cachées.

L'ensemble de ces éléments — désenclavement de l'espace parle-

mentaire, présentation véridique de malheureux souffrants, dénoncia-

tion de persécuteurs, dénonciations des intérêts cachés — ressortissent

bien de ce que l'on a nommé la grammaire critique d'activité parle-

mentaire. Les situations où interviennent les protestations peuvent ainsi

s'analyser comme autant de moments de résistance à leur basculement

d'un régime d'activité dans l'autre, de la grammaire de la discussion à

cette grammaire critique d'activité parlementaire. Les protestations vien-

nent bien tenter de préserver la pureté de l'épreuve et le principe qui

doit régler sa réalisation1. Ce que les protestations montrent en effet,

c'est bien ce travail de forclusion de l'épreuve et, par conséquent,

d'oubli des épreuves déployées ailleurs ou en d'autres temps. Ce travail

d'oubli réclame de la part des acteurs un travail sans doute important, il

reste que l'institution parlementaire contribue de manière souvent

importante, par son objectivité propre, à interdire le passage d'une

grammaire à l'autre. Cet aspect éclaire l'intensité des moments critiques

où cette objectivité de la situation parlementaire semble entrer en crise.

1. Cf. L. Bokanski. L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 275.

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250 L'espace public parlementaire

4 / LES « INTERRUPTIONS »

COMME FORMES DE REPÉRAGE DU CHAOS DES SITUATIONS

ET COMME REMÈDES AUX CRISES DE COORDINATION

En passant du quadrant (C) au quadrant (D), on pénètre, en effet,

dans un univers marqué par une intensité plus forte des interruptions et

de la force expressive des émotions. De fait, les séquences caractéristi-

ques de ce quadrant semblent bien près de basculer dans la violence.

C'est ainsi que l'on relève la présence typique des injures (« godillot ! »,

« paltoquet ! », « provocateur ! »', « fasciste ! »2) ; de même le caractère

corporel de l'expression des émotions est encore plus fortement

affirmé : les parlementaires font du bruit en frappant sur les objets. La

violence n'est pas décelable dans la seule contiguïté plus affirmée de

l'émotion aux manifestations du corps ; on la retrouve dans les autres

modalités de son expression. Les députés font ainsi violence aux objets

en les détournant des formes habituelles de leur usage, en oubliant leur

fonctionnalité : ils font claquer les pupitres ; on utilise crayons et dos-

siers comme autant d'instruments percussifs. On voudrait avancer que,

plus que dans aucun autre quadrant, l'intensité des manifestations de

l'émotion rend compte de la difficulté d'asseoir une réalité commune

des situations, dès lors que les participants se réfèrent à des ordres parle-

mentaires antagonistes d'activité.

Dans ces moments critiques, à la limite de la violence, le désordre

engendré par l'expression de l'émotion trahit la confusion « intérieure »

au regard d'un autre désordre, celui décelé dans l'agencement de la

situation. Plus que pour aucun autre mouvement de séance, apparaît la

congruence de son expression avec la désobjectivation de la situation

où elle émerge, qu'elle qualifie et à laquelle elle cherche à porter une

forme particulière de remède : le désordre de l'expression émotionnelle

désigne, rend manifeste le désordre de la situation et la coordination

contrariée des acteurs. Il est possible de prolonger cette idée en avan-

çant qu'il est une pareille congruence entre l'usage non conventionnel

des objets et la nature de la situation. Dans l'univers des séquences du

quadrant (D), les situations semblent marquées par une brusque déper-

dition de leur objectivation : l'effervescence émotionnelle inventant de

1. Jot4mal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 28 novembre 1986, p. 6988.

2. Ibid., 2' séance du 24 mai 1983, p. 1362.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 251

nouveaux usages aux objets correspond bien de ce point de vue à la

désobjectivation de la situation parlementaire.

Cette désobjectivation se marque tout d'abord dans le non-respect

de la règle de droit — du moins, dans le jugement que le règlement n'a

pas été respecté. Or, le droit parlementaire, comme répertoire clos et

rigide d'objets spécifiques, contribue fortement à la fixation d'une

objectivité des situations parlementaires. Les dénonciations de cas de

non-respect du règlement pointent dès lors vers autant de situations à

l'objectivité défaite. Avec cette appréciation, survient le constat qu'un

puissant instrument d'anticipation est devenu inopérant, rendant ins-

tables les calculs. C'est dès lors l'incertitude sur la réalité de la situation

qui prévaut:

M. Gérard Kuster. Qui a décidé la suppression de la subvention d'État à la

sécurité sociale étudiante, si ce n'est le gouvernement de M. Fabius (Protestations

sur les bancs du groupe socialiste). [...]. Qui a augmenté les droits d'inscription de

32 %, si ce n'est ce même ministre du gouvernement socialiste ? (Interruptions sur

les bancs du groupe socialiste. Bruit).

De nombreux députés du groupe socialiste. Il n'est pas inscrit ! Il n'a pas le droit à

la parole!

M. Gérard Kuster. Ce que je dis ne vous fait pas plaisir, et je vous comprends!

(Applaudissements sur les bancs des groupes du RPR et UDF).

De nombreux députés du groupe socialiste. Vous n'êtes pas inscrit!

M. Michel Sapin. C'est un détournement de procédure!

M. Gérard Kuster. Enfin, mes chers collègues, comment avez-vous pu carica-

turer à ce point le projet de loi qui vous est soumis aujourd'hui?

Mme Véronique Neiertz. Vous n'avez pas le droit à la parole!

M. Michel Sapin. On n'a jamais vu ça!

M. Gérard Kuster. J'ai écouté l'orateur socialiste. Il est pour le moins surpre-

nant... (Bruit prolongé sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Hugues Colonna. Provocateur!

M. Jean-Claude Cassaing. Il n'est pas inscrit!

Mme Paulette Nevoux. Ils ne veulent pas de vous, les étudiants!

M. Michel Sapin. C'est un détournement du règlement!

M. Gérard Kuster. Si vous me laissez poursuivre, j'en arriverai au fond du

débat...

M. Michel Sapin. On n'a jamais vu ça, c'est un détournement de procédure!

Mme Paulette Nevoux. Allez-vous en!

M. Gabriel Kaspereit. Regardez la pétroleuse!

Mme Paulette Nevoux. Vous êtes un ringard, monsieur Kaspereit!

M. le président. Mes chers collègues, M. Kuster a la parole en application du

troisième alinéa de l'article 56 du règlement qui me permet d'autoriser un orateur

à répondre à la commission (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Michel Sapin. C'est un détournement du règlement ! On n'a jamais vu ça!

M. le président. Je vous demande de respecter sa parole!

Mme Véronique Neiertz. C'est arbitraire!

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252 L'espace public parlementaire

M. Jean-Claude Cassaing. C'est une interprétation!

M. Michel Sapin, C'est un détournement du règlement!

M. Gérard Kuster. Je réponds à la commission1.

M. le président. La parole est à M. Jacques Barrot, président de la commission

des affaires culturelles, familiales et sociales (Retirez ! retirez ! sur les bancs du groupe

soàaliste) [...].

M. Philippe Bassinet. J'ai demandé la parole pour un rappel au règlement!

M. Jean-Pierre Sueur. Rappel au règlement ! Nous l'avions demandé avant le

vote!

Mme Paulette Nevoux. Cela fait plusieurs fois que nous demandons la parole!

M. le président. Monsieur le président de la commission a la parole (Nouvelles

protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. François Loncle. Vous nous interdisez de parler!

Plusieurs députés du groupe socialiste. C'est scandaleux!

M. Joseph Franceschi. Renvoi en commission!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Je dois dire qu'il est plus facile de

parler avec les lycéens du Puy qu'avec nos collègues socialistes (Très vives interrup-

tions sur les bancs du groupe socialiste).

M. François Loncle et M. Michel Sapin. On ne respecte pas le règlement!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Ceux-ci auraient des leçons de

courtoisie à recevoir ! (Mêmes mouvements)2.

La dénonciation de l'obstruction parlementaire peut être lue

comme le signe de la désobjectivation des situations3. Cette dénoncia-

tion signale autant de moments où les acteurs suivent des lignes non

concordantes d'activité, à dessein, et sans rechercher la quelconque res-

tauration d'un ordre commun. Dans l'extrait suivant, on voit combien

l'usage, jugé abusif par le président de la commission, de la procédure

d'amendement, marque le désaccord entre les lignes d'action des parti-

cipants au débat — la majorité cherchant à faire voter le texte de la loi

Devaquet ; l'opposition cherchant son retrait. L'absence de recherche

de coordination engendre bien une forme de chaos:

M. Jacques Barrot, président de la commission. Et puis notre jeunesse, sans le

vouloir, a réveillé en sursaut une opposition socialiste qui, pourtant, ne semble

pas avoir grand-chose à faire de ses problèmes (Vives exclamations sur les bancs du

groupe socialiste).

M. Roland Carraz. N'importe quoi ! C'est scandaleux!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Elle vous a stimulés, mes chers

collègues!

1. Ibid., séance du 28 novembre 1986, p. 6986.

2. Ibid., p. 6988.

3. On a rencontré cette situation dans les cas notamment de rappels au règlement itératifs, où certains

parlementaires cherchent à ouvrir les yeux de l'Assemblée sur des événements extérieurs à l'enceinte parlemen-

taire (par ex. des manifestations de rue), cas typique de ces moments de désobjectivation de la situation de séance

publique.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 253

M. Jean-Claude Cassaing. Retirez ce texte!

De nombreux députés du groupe socialiste. Retirez ! retirez!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Le résultat est là: plus de

1 000 amendements (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste).

M. Gérard Kuster. Obstruction!

M.Jacques Barrot, président de la commission. Je vais vous en lire quelques-uns.

M. Louis Mexandeau. Non ! Ce n'est pas la peine!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Mais si!

M. Jean-Hugues Colonna. Et les 2 000 amendements de la loi Savary, vous les

avez oubliés?

M. Jacques Barrot, président de la commission. Mes chers collègues, j'ai la parole

et vous n'arriverez pas à me priver du droit de m'exprimer. Je lis : « Le présent

article ne s'applique pas à l'académie d'Aix-Marseille. » « Le présent article ne

s'applique pas à l'académie d'Amiens. »

M. François Loncle. C'est très bien.

M. Jacques Barrot, président de la commission. « Le présent article ne s'applique

pas à l'académie d'Anulles-Guyanes » (Applaudissements sur les bancs des groupes UDF

et du RPR. Interruptions sur les bancs du groupe socialiste).

M. Bernard Debré. De tels amendements sont scandaleux!

M. Jean-Hugues Colonna. Et les cocotiers de M. Toubon?'

Cette désobjectivation, on peut également la lire dans le non-

respect systématique des conventions relatives à l'usage des objets. Dans

l'exemple qui suit, la tonalité essentiellement critique du discours et le

fait que son adresse soit orientée uniquement vers le groupe socialiste

— il ne s'agit manifestement pas simplement de l'usage du « vous » qui

est dénoncé par les interruptions, mais également la direction corpo-

relle de l'élocution, comme celle du regard — sont jugés comme

contrevenant à l'usage convenable de la tribune: celle-ci n'est pas

employée comme elle devrait l'être. Cependant, on a vu que la parti-

cularisation de l'adresse d'un discours d'accusation publique vers une

partie de l'Assemblée, est un élément typique de la grammaire critique

d'activité parlementaire2. Ce point apporte un éclairage particulier sur

la séquence suivante. Tout se passe en effet comme si les interruptions

cherchaient à se dérober à l'inscription de leurs auteurs - ici, le groupe

socialiste — dans cette grammaire critique d'activité. Les interruptions

visent à diriger l'adresse du discours vers la commission ; la récurrence

des « Répondez à la commission ! », des « Commission ! Commission ! »

ou des « En bas ! En bas ! » est ici très claire. Ce qu'elles cherchent,

c'est à préserver une position de spectateur détaché du Heu de l'action

oratoire, une position de pur spectateur caractéristique de la grammaire

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, 2e séance du 28 novembre 1986, p. 6989.

2. Cf. chap. 4.

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254 L'espace public parlementaire

de la discussion parlementaire. Les interruptions dans cette séquence

s'analysent donc comme une forme de résistance éruptive à la pré-

gnance des références à la grammaire critique dans la situation:

M. Gérard Kuster. Vous critiquez les future diplômés d'université, mais un de

vos collègues socialistes (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)...

M. Jean-Claude Cassaing. Répondez à la commission!

M. Michel Sapin. La commission c'est en bas de l'hémicycle ! adressez-vous à elle!

M. Gérard Kuster. L'un de vos collègues socialistes, disais-je, expliquait au

Sénat : « Les universités proposent déjà des diplômes d'université et assurent des

formations originales dans de très nombreux cas » (Vives interruptions sur les bancs du

groupe socialiste).

Et je dis à la commission que l'on ne peut pas nous reprocher d'allier le droit

au fait!

M. Michel Sapin. La commission siège en bas de l'hémicycle, ne nous regar-

dez pas ! (En bas ! En bas ! sur les bancs du groupe socialiste).

M. Joseph Franceschi. Ne regardez pas les socialistes!

M. Gérard Kuster. Vous critiquez les accréditations ? Mais ce même collègue

socialiste affirmait au Sénat: « L'accréditation existe déjà puisque nombre de

diplômes d'université peuvent être transformés au bout d'un certain temps en

diplômes nationaux ! »

De nombreux députés du groupe socialiste. Répondez à la commission!

M. Jean-Claude Cassaing. C'est une mascarade ! Vous ne répondez pas à la

commission!

M. Gérard Kuster. Je dis donc à la commission : pourquoi nous reproche-t-on

d'allier le droit au fait ? Vous vous érigez contre l'apport d'argent privé.

M. Jean-Claude Cassaing. Vous ne répondez pas à la commission!

M. Michel Sapin. Ne nous regardez pas ! La commission c'est en bas!

M. Gérard Kuster. Mais votre collègue au Sénat déclarait qu'il y a déjà une

large gamme de financements (Commission ! Commission ! sur les bancs du groupe

socialiste).

M. Jean Prouveux. Pourquoi s'adresse-t-il à nous ? [...].

De nombreux députés du groupe socialiste. Répondez à la commission!

M. Gérard Kuster. Je rappelle donc à la commission que j'ai ainsi entendu, il y

a quelques jours, les propos tenus devant l'ensemble des députés socialistes par le

secrétaire général d'une association d'enseignants socialo-syndicale (Commission!

Commission ! sur les bancs du groupe socialiste. Claquements de pupitres).

De nombreux députés du groupe socialiste. Est-il membre de la commission?

M. Gérard Kuster. Ce personnage comparait la politique du gouvernement

aux heures noires de Vichy. J'ai aussi entendu - il est présent et il m'entendra si

vous me laissez parler - sur une chaîne de télévision...

M. Michel Sapin. Il n'est pas membre de la commission!

M. Gérard Kuster. Il y a quelques jours, et je tiens à le dire à la commission, le

ministre de l'Éducation nationale du précédent gouvernement déclarait: « Le

projet Devaquet, c'est Vichy ! »

M.Jean-Pierre Chevènement. Mais c'est faux ! Vous racontez n'importe quoi!

M. Gérard Kuster. Passe encore pour un dirigeant syndical pour le moins

excité, mais pour un ancien ministre de l'Education nationale de la République

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 255

quel manque de dignité! Quelle démagogie! Quelle bassesse surtout. Et aussi

quelle erreur ! (Applaudissements sur les bancs des groupes du RPR et UDF. Commission!

Commission ! sur les bancs du groupe socialiste).

M. Gabriel Kaspereit. Ce sont des chacals!

M. le président. Messieurs!

M. Gérard Kuster. Quelle erreur, car la commission sait bien que ce type de

déclaration est précisément ce que rejette le plus la jeunesse dans le monde poli-

tique (Mêmes mouvements).

M. Jean-Claude Cassaing. Répondez à la commission!

M. Michel Sapin. Adressez-vous donc à la commission! [...].

M. Gérard Kuster. S'est-on demandé à quoi pensaient les jeunes? (Interrup-

tions sur les bancs du groupe socialiste). [...].

M. Jean-Claude Cassaing. Répondez à la commission!'

Les bruits, les claquements de pupitres, les interruptions ne sont pas

seulement analysables en termes d'instruments de signalement de la

désobjectivation des situations, ils ont en outre la propriété...

d'interrompre l'activité - dans l'extrait suivant il y a bien un « refus du

débat parlementaire », comme le souligne J. Barrot. Par là se trouve

affirmée une intention de porter remède à l'échec de la coordination

en rétablissant la réalité troublée de la situation. Cet aspect confère à ce

type de situations dans lesquelles interviennent les interruptions, non plus

tant le caractère d'un chaos que celui d'une crise2: l'interruption, ici,

cherche bien une coordination des activités. Cette modalité de réduc-

tion du chaos reste cependant bien paradoxale, puisque aussi bien elle

reste précisément isolée et que chacun des groupes de participants

continue à œuvrer suivant des lignes d'action non coordonnées: le

caractère isolé de l'interruption cherche à imposer, en effet, en force, le

coût d'une délibération réduisant le caractère divergeant des lignes

d'action. Et malgré les interruptions, J. Barrot peut annoncer: «Je

continue quoi qu'il en soit ! » Les formes de violence si caractéristiques

des séquences du quadrant (D) résultent d'une intention qui n'est pas

commune, et contribuent, en retour, non à réduire la crise, mais à

entretenir le chaos. La seule modalité de réduction possible de ce chaos

reste dans ce type de situation, l'intervention d'un tiers extérieur aux

groupes en interaction déréglée. On a de fait noté, dans les exemples

1. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, ? séance du 28 novembre 1986, p. 6987.

2. Si l'on veut bien se souvenir que, comme le soulignent L. Boltanski et L. Thévenot, le chaos se carac-

térise par une situation où des acteurs suivent « chacun leur chemin sans aucune recherche de coordination »

(c'était le cas de l'extrait précédent) et que la crise, quant à elle est un « moment paradoxal où, à la différence du

moment de l'action, la question de l'accord sur la réalité occupe tous les esprits mais où, en l'absence de réalisa-

tion dans un présent rempli par des engagements et des attentes, le sens de la réalité fait défaut » (L. Boltanski,

L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 429-430).

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256 L'espace public parlementaire

précédents, l'intervention du président de séance — la modalité est pré-

sente dans le quadrant (D). On peut analyser ces interventions comme

autant de « solutions institutionnelles », pour reprendre l'expression de

M. Dobry1, contribuant, dans ces contextes de désobjectivation, à « sta-

biliser la valeur des diverses ressources et lignes d'action mises en

œuvre, c'est-à-dire, en d'autres termes, [à] provoquer une réduction

sensible de la fluidité »2. L'intervention présidentielle — invoquant

éventuellement le règlement de l'Assemblée nationale —, en restaurant

une objectivité commune de la situation parlementaire, vient rappeler

les parlementaires à l'ordre ou, pour le dire autrement, vient rappeler à

un ordre parlementaire:

M. Jacques Barrot, président de la commission. Il est inadmissible que le groupe

socialiste donne ce soir dans la contestation et refuse le débat parlementaire (Très

vives interruptions sur les bancs du groupe socialiste). Je continue quoi qu'il en soit!

Nous ne pouvons pas ignorer la crainte, la peur d'une jeunesse...

M. François Loncle. Votre discours est lamentable!

M.Jacques Barrot, président de la commission. ... qui est confrontée aux incerti-

tudes actuelle...

Mme Paulette Nevoux. Navrant!

M. Jacques Barrot, président de la commission. Nous ne pouvons y répondre

par des affrontements par trop politicien (Exclamations sur les bancs du groupe

socialiste)...

Plusieurs députés du groupe socialiste. C'est la dérobade!

M. Jacques Barrot, président de la commission. ... où les querelles de procédure

obscurciraient le débat et dénatureraient le dialogue.

M. François Loncle. Tartuffe!

M.Jacques Barrot, président de la commission. Une bataille parlementaire engagé

dans un climat d'excessif affrontement.

M. André Billardon. L'affrontement, c'est vous!

M. Jacques Barrot, président de la commission. ... accroîtrait le sentiment d'un

décalage entre la jeunesse et la classe politique (Applaudissements sur les bancs des

groupes UDF et du RPR. Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Voilà pourquoi

j'appelle au dialogue. Et je suis convaincu que les jeunes, ce soir, ne me donne-

ront pas tort (Vives interruptions sur les bancs du groupe socialiste).

M. André Billardon. Monsieur Barrot, vous êtes le plus mal placé pour parler

ainsi.

M. Jacques Barrot, président de la commission. Monsieur le président, ne pour-

riez-vous inviter l'Assemblée au calme et à la sagesse?

M. le président. Ce ne sera ni la première fois, ni, je le crains, la dernière ! Mes

chers collègues, écoutons M. le président de la commission!'

1. M. Dobry, Sociologie des crises politiques..., op. cit., p. 211 et s.

2. Ibid.

3. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 28 novembre 1986, p. 6989.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 257

Le quadrant (D) ouvre donc sur un univers marqué par une

intensité plus forte des interruptions : celles-ci, collectives, se dévelop-

pant en chapelets interminables, sont également plus violentes et

contiennent parfois des injures. Dans ces moments critiques, le

désordre engendré par l'expression de l'émotion trahit un autre

désordre, celui proche du chaos, décelé dans l'agencement de la situa-

tion : les interruptions viennent signifier l'incertitude occasionnée par

les ruptures de coordination entre les différents intervenants dans la

séance publique. Ces ruptures de coordination s'expliquent par de

brusques moments de désobjectivation des situations ; désobjectivation

marquée par la crise des repères routiniers — ainsi dans les cas de

dénonciations de non-respect du règlement; par les dénonciations

d'une obstruction parlementaire ; par le mésusage d'objets parlemen-

taires qu'ils soient physiques ou juridiques. Si les acteurs ne partagent

plus la même situation, c'est aussi que leurs lignes d'actions ne

s'inscrivent plus dans la référence à une même grammaire d'activité:

on a ainsi vu que les interruptions surviennent comme un mode de

résistance au basculement des situations dans des registres d'accusation

publique relevant de la grammaire critique d'activité. Reste que ces

interruptions doivent aussi s'analyser comme un moyen d'arrêt des

cours d'actions, tendant à transformer le chaos en simple crise, c'est-à-

dire en moment où la question de l'accord serait à nouveau devenue

centrale. Cependant, la tentative d'imposer en force une coordination

renouvelée des actions, est susceptible de faire perdurer le chaos dont

la résolution ne peut plus, dès lors, résulter que d'une intervention

extérieure aux participants de la séance, soit, ici, le président de

séance.

5 / Les « applaudissements » et l'économie des difficultés

de la discussion parlementaire

Les marques d'applaudissements, à l'intersection des quadrants (B)

et (C), peuvent sembler à première vue poser problème par rapport à la

conception avancée ici de l'émotion. L'applaudissement ne vient pas,

en effet, qualifier le défaut dans une situation de séance publique, ne

vient pas pointer la difficulté soudaine de coordination, ou encore ne

vient pas marquer une conversion des conduites, associée au bascule-

ment d'un régime de situation dans l'autre. L'approbation manifestée

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258 L'espace public parlementaire

de façon si corporelle vient systématiquement appuyer un énoncé jugé

désirable':

M. Raymond Barre. Permettez-moi de vous citer deux textes - car ils sont

fondamentaux et nous permettent de nous élever au-dessus de cette agitation qui

n'est pas à la mesure du débat que nous devons avoir (Applaudissements sur les bancs

du rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française)2.

M.Jean Foyer. Aucun pays au monde n'a eu, comme nous, l'idée démentielle

de faire administrer, à partir de la capitale, un million d'enseignants et quelque

douze millions d'élèves et étudiants (Applaudissements sur les bancs du rassemblement

pour la République et de l'union pour la démocratie française)*.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, il faut retirer ce projet de loi!

(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

De nombreux députés sur les bancs du groupe socialiste. Retirez-le !4

On saisit bien, immédiatement cependant, le caractère d'impatience

de ces applaudissements: il y a loin de tels énoncés à l'élévation du

débat, à l'abandon de la gestion centralisée de l'Éducation nationale, à

la réalisation effective du retrait du projet de loi Devaquet. Les applau-

dissements n'interviennent pas seulement comme un moment judicatif

d'approbation, mais tendent à escamoter l'ensemble des procédures, des

difficultés et la durée nécessaires à la réalisation de l'événement dési-

rable. Par analogie avec ce que dit Sartre sur la joie, on peut analyser les

applaudissements comme une conduite qui « tend à réaliser par incan-

tation la possession de l'objet désiré comme totalité instantanée »5. Les

applaudissements n'ignorent sans doute pas les difficultés de l'épreuve

parlementaire et de la réalisation de l'accord, mais veulent s'en détour-

ner: ils en miment l'économie. C'est à un « comme si » qu'invitent les

applaudissements; « comme si », sans avoir été passée au crible de la

discussion, la validité de l'assertion était reconnue dès son énonciation.

On reconnaît, en même temps, la nature de ces interventions mar-

quées par des applaudissements : il s'agit à chaque fois d'énoncés rele-

vant d'une accusation publique. L'hypothèse que l'on veut faire est que

le surgissement des applaudissements marque une tentative d'élider de

la situation les références à la grammaire de la discussion et, au

1. On n'a pas retenu dans l'analyse les applaudissements intervenant en clausule d'un discours. Ce choix

est dicté par le caractère rituel, automatique, de ce type de mamfestation qui le rend moins intéressant pour

l'analyse. Par ailleurs, ce type d'applaudissements ne pouvait que difficilement rentrer dans le cadre du matériel

qui ne recèle que des séquences d'alternance.

2. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 24 mai 1983, p. 1381.

3. Ibid., p. 1366.

4. Ibid., séance du 28 novembre 1986, p. 6981.

5. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, op. cit., p. 49.

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Mouvements de séance et émotions parlementaires 259

contraire, de reverser l'ensemble des interactions dans la grammaire cri-

tique d'activité parlementaire. On se souvient que les applaudissements

étaient un élément déterminant de la grammaire critique et un point

très clair d'opposition avec la grammaire de la discussion1. On a égale-

ment déjà vu que l'un des éléments centraux de cette dernière gram-

maire était bien l'accusation publique2. Il en est un autre qui est la défi-

nition préalable d'un bien commun, toujours déjà là, extérieur à

l'espace parlementaire, et intervenant en tiers dans l'activité des dépu-

tés3. On en avait déduit l'exigence pragmatique que connaissent les dis-

cours relevant de la grammaire critique d'activité parlementaire de

références à de grands êtres métaphysiques. Or, il est frappant de cons-

tater la présence de tels « êtres » (la démocratie, l'égalité des chances,

l'intérêt général, la tradition républicaine) dans les séquences ponctuées

par des applaudissements:

M. Jean-Pierre Sueur. Les jeunes, les enseignants, les parents et l'opinion

publique ont très bien compris que ce qui est enjeu aujourd'hui, c'est l'égalité des

chances et le droit de chacun à faire des études ! (Applaudissements sur les bancs du

groupe socialiste)4.

M. Jean-Pierre Sueur. Si vous réussissez à m'expliquer que le processus que je

viens de décrire est conforme au principe d'égalité, je serai heureux d'entendre

vos arguments (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste^.

M. Raymond Barre. Aucune démocratie ne peut vivre sans élites. Cela ne

signifie pas limiter l'accès au savoir dans un but malthusien et égoïste ; cela signifie

donner sa chance à quiconque satisfait à l'exigence de qualité. Telle a toujours été

la tradition républicaine (Applaudissements sur les bancs du rassemblement pour la

République et de l'union pour la démocratie Jrançaisef.

La position modale de l'applaudissement, entre les quadrants (B)

et (C), signale en même temps l'existence de figures mixtes, applaudisse-

ments et exclamations ou applaudissements et protestations:

M. Jean Foyer. Votre projet prépare une mainmise politico-syndicale sur

l'enseignement supérieur tout entier. La loi que vous voulez faire est une loi de

colonisation (Applaudissements sur les bancs du rassemblement pour la République et de

l'union pour la démocratie française. Exclamations sur les bancs des socialistes et des

communistes)7.

1. Cf. chap. 3.

2. Cf. chap. 4.

3. m.

4. Journal officiel. Assemblée nationale. Débats, séance du 28 novembre 1986, p. 6975.

5. Ibid., p. 6977.

6. Ibid., séance du 24 mai 1983, p. 1382.

7. Ibid, p. 1366.

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260 L'espace public parlementaire

M. le ministre de l'Éducation nationale. Écoutez messieurs ! Vous avez été cinq

ans au gouvernement et vous n'avez pas apporté la preuve que vous étiez capables

de résoudre les problèmes de l'emploi des jeunes (Applaudissements sur les bancs des

groupes du RPR et UDF. Protestations sur les bancs de groupe socialiste)'.

On a vu, dans les sections précédentes, d'une part, que les exclama-

tions viennent, en fait, signifier les écarts aux exigences de la grammaire

de la discussion; d'autre part, que les situations où interviennent les

protestations peuvent s'analyser comme autant de moments de résis-

tances à leur basculement de la grammaire de la discussion vers la gram-

maire critique d'activité. L'expression concomitante d'applaudissements

et d'exclamations, d'applaudissements et de protestations peut être ainsi

décrite comme le heurt de deux lignes d'actions contradictoires: la

première, résistant aux écarts à la grammaire de la discussion; la

seconde cherchant, au contraire, à faire basculer la situation dans le

cadre d'une grammaire critique d'activité parlementaire.

Ainsi, les applaudissements appellent l'effacement, dans la situation

parlementaire, des éléments grammaticaux de la grammaire de la discus-

sion. Cet effacement est en même temps réclamé de manière péremp-

toire : le basculement de la situation dans le cadre de la grammaire cri-

tique d'activité est cherché, pour paraphraser Sartre « sans intermédiaire,

par grande masse »2. On retrouve, ainsi, un dernier élément de cette

grammaire critique : celle de comporter des assertions insusceptibles de

faire l'objet d'une discussion. Les propositions, comme on l'a souligné

ailleurs3, sont à proprement parler, indiscutables, et exigent, de ce fait,

d'être reconnues de manière absolue, excluant la possibilité d'une affir-

mation contraire. C'est souligner le caractère coercitif des applaudisse-

ments ; ils forcent au silence les opinions divergentes, et c'est à ce titre,

on s'en souvient, que J.-B. Louvet en faisait un élément déterminant du

despotisme d'opinion d'un Robespierre4.

Le propos de ce chapitre était de tester l'hypothèse selon laquelle

une pluralité d'ordres parlementaires — dont les précédents chapitres

ont tâché de dégager les principaux éléments grammaticaux — est sus-

ceptible de servir d'instrument de description de l'activité des députés

en séance publique. On avait supposé que cette pluralité de grammaires

antagonistes de l'activité parlementaire pouvait mettre en danger la sta-

1. ffiirf., séance du 28 novembre 1986, p. 6991.

2. J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, op. cit., p. 62.

3. Cf. chap. 4.

4. Cf. chap. 3.

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bilité de l'univers parlementaire, tant leur caractère antagoniste pouvait

emporter des moments de crise de coordination entre les députés. C'est

à de telles crises de coordination que l'on s'est intéressé, comme autant

de moments où pouvaient émerger ces ensembles concurrents, structu-

rant l'activité parlementaire. Il restait cependant que ces moments de

crise ne sont pas, la plupart du temps, accompagnés de véritables expli-

citations des ressorts de l'activité parlementaire ordonnée : le coût d'un

véritable retour réflexif et de la formation collective d'un jugement sur

l'état de la situation, empêche le plus souvent les réductions explicites

et délibérées des divergences d'interprétation. On a cependant main-

tenu ce choix, en s'attachant même aux expressions les plus inarticu-

lées, les plus corporelles de ces crises de coordination que sont les mou-

vements de séance, ce qu'il est convenu parfois de nommer les

« émotions parlementaires ».

Pour l'essentiel, les mouvements de séance pris en compte ont été

les exclamations, les protestations, les interruptions, et les applaudissements.

On a tout d'abord montré que les exclamations étaient tendancielle-

ment inséparables des discussions parlementaires dont le propos est

l'appréciation de la justesse normative des opinions et des projets de

lois. Tout se passe en effet comme si les notations d'exclamations au

Journal officiel dénotent autant de moments de tentatives de redresse-

ment et de reconfiguration de la situation, afin de la rendre conforme

aux exigences de ce type d'épreuve. Ces exigences sont celles de la

nécessaire universalisation des arguments utilisés dans la discussion, de

l'engagement d'un point de vue dans l'activité opinante ; elles suppo-

sent également que l'appréciation de la validité d'une opinion soit

effectuée en la détachant de celle de la personne ayant élevé l'opi-

nion; elles supposent encore la modération des débats et la clôture,

enfin, de ceux-ci sur les seuls objets qu'ils comportent — le règlement

de l'Assemblée traduit cette dernière exigence par la règle de « se

refermer sur la question » (art. 54, al. 6). Mais l'ensemble de ces exi-

gences — caractère généralisable des assertions, parole exprimée intuitu

personae, engagement d'un point de vue, examen contradictoire des

opinions détachées des personnes, modération du débat — recouvrent

autant de traits de ce que l'on a appelé la grammaire de la discussion

parlementaire. C'est dire que la mise à l'épreuve de la validité des opi-

nions suppose une inscription de l'activité dans cette dernière gram-

maire et que les exclamations manifestent, en fait, les écarts à ses exi-

gences. Cette forme particulière de mouvement de séance apparaît

comme un dispositif destiné à épurer la séance publique en écartant les

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262 L'espace public parlementaire

éléments qui sont étrangers à l'univers grammatical de la discussion et

à asseoir son ordre pour l'épreuve.

Au contraire des exclamations dont le but est l'épuration de

l'épreuve, les protestations visent à signaler et juguler des moments de

différends quant à la validité même de l'épreuve. Elles apparaissent, dès

1ors, comme la démonstration de ces opérations par lesquelles certains

parlementaires tendent à se dérober à l'épreuve inscrite dans la gram-

maire de la discussion pour engager un autre type d'épreuve. Avec les

protestations, on voit manifesté, en général, le transport d'éléments

objectifs ou concernant les acteurs, relevant d'autres situations. Les pro-

testations accompagnent, ainsi, les opérations de dévoilement, menées

par des parlementaires, dont le but est de mettre en valeur un être ne

relevant pas du monde parlementaire de la discussion. De même les pro-

testations signalent les « transports de misère » par lesquels un orateur

cherche à montrer une discordance entre l'état des personnes engagées

dans l'épreuve et la nature des objets qu'elles doivent mettre en valeur;

ces transports de misères consistent en général en autant de dénoncia-

tions soit de l'inauthenticité des adversaires parlementaires, soit de leur

caractère de persécuteurs responsables du malheur d'autrui. Ces événe-

ments - désenclavement de l'espace parlementaire, présentation véri-

dique de malheureux souffrants, dénonciation de persécuteurs, dénon-

ciation des intérêts cachés - constituent autant de traits relevant de ce

que l'on a appelé la grammaire critique d'activité. Les protestations

recouvrent, par conséquent, des hypothèses de conflits entre les gram-

maires parlementaires d'activité : les situations où interviennent les pro-

testations peuvent donc s'analyser comme autant de moments de résis-

tance à leur basculement du régime d'action relevant de la grammaire

de la discussion à celui relevant de la grammaire critique.

Avec les interruptions, dont on a noté le caractère plus fortement

expressif, plus corporel et, dès lors, plus proche de la violence, il semble

que l'on se situe dans des situations où se marque de façon plus intense

la difficulté d'accord sur la réalité de la situation. Dans ces moments

hautement critiques, les situations apparaissent proches du chaos tant les

parlementaires continuent de suivre des lignes d'action antagonistes,

sans chercher la restauration d'un ordre commun. Ces lignes d'actions,

on a vu qu'elles étaient susceptibles de relever des deux grammaires

d'activité parlementaire. En ce sens, les interruptions cherchent souvent

à dérober leurs auteurs à une accusation publique, c'est-à-dire à cet élé-

ment déterminant de la grammaire critique d'activité. Elles s'analysent

donc comme une forme de résistance éruptive à la prégnance, dans ce

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genre de situation, des références à cette grammaire critique. Le

désordre, que ces interruptions manifestent, tente bien d'arrêter les cours

d'action, afin d'en recoordonner les lignes. Mais, le caractère non

concerté de cet arrêt a en même temps de grande chance d'entretenir le

chaos, sans le réduire. Les seules possibilités, dans ces cas, de restaura-

tion d'une réalité commune restent bien les interventions du président

de séance.

Les applaudissements apparaissent comme la marque d'une impa-

tience vis-à-vis de la réalisation d'un énoncé jugé désirable : ils ne mar-

quent pas seulement une approbation, mais cherchent à escamoter la

difficile marche de la discussion parlementaire et ses procédures réglées.

A ce titre, il est frappant en effet de constater que souvent les énoncés

applaudis ressortissent d'une accusation publique ; de même, on a vu la

présence frappante dans ce type de discours de références à des biens

communs préexistants, intervenant en tiers extérieurs dans la détermi-

nation du juste et de l'injuste. Chacun de ces éléments relève bien des

éléments de la grammaire critique d'activité. On a analysé le surgis-

sement des applaudissements comme des tentatives d'effacement

péremptoire, dans la situation parlementaire, des éléments grammati-

caux de la discussion, et de reversement de l'ensemble des interactions

dans la grammaire critique d'activité parlementaire.

Au terme de ce chapitre, on a bien relié, à chaque fois, une expres-

sion d'émotion particulière à une modalité de confrontations d'activités

relevant de grammaires parlementaires antagonistes. Leur surgissement

est toujours associé à un moment de mise en crise de la référence de

l'activité collective à une de ces grammaires et au basculement des

interactions dans un autre ordre. Les expressions des exclamations, les

protestations, les interruptions et les applaudissements sont donc bien sus-

ceptibles de servir d'instruments de description de tels moments de cri-

ses de référence de l'ordre parlementaire. Elles permettent également

de valider la pertinence de la décomposition grammaticale de ces ordres

(ordre de la discussion, ordre critique), dont les éléments permettent de

voir les ressorts contradictoires et instables de l'ordre de l'Assemblée.

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Conclusion

« Delacroix l'indique souvent ; il travaille ses tableaux

par morceaux. Mais ces morceaux ne sont pas des détails.

Les morceaux de Delacroix sont des moments successifs

d'une élaboration d'ensemble de type organique, d'une

gestation de l'œuvre où l'improvisation entre pour une

large part, où l'idée se "trouve en se faisant", où l'esquisse

se fait "sur le tableau même, au moyen du vague où on

laisse les détails" et, si les morceaux sont progressivement

assemblés, c'est au terme d'un "tripotage". »

D. Arasse, Le détail.

Pour une histoire rapprochée de la peinture.

Au terme de ce travail, il convient de dresser un bilan de la

recherche. Le propos de départ était de rendre compte des diverses for-

mules de coordination au principe de ce que l'on perçoit immédiate-

ment comme un « ordre de l'Assemblée ». Cette entreprise supposait

donc que l'on puisse expliciter les exigences que l'engagement dans

une forme de coordination spécifique fait peser sur l'activité des parle-

mentaires. L'entrée choisie pour mener à bien cette entreprise a été

celle du dispositif matériel et architectural de la séance publique, en

partant de l'hypothèse qu'il ne s'agissait pas d'un support arbitraire

offert au déploiement de l'activité parlementaire, mais un complexe de

« prises » ou, encore, de « saillances situationnelles », articulées les unes

aux autres. L'approche génétique adoptée a, en même temps, fait

découvrir la difficile fixation d'une forme architecturale pérenne et les

multiples débats que cette fixation a suscités.

On a essayé de montrer que cette diversité des dispositifs maté-

riels recouvrait autant de moyens de réalisation et de consolidation

d'ordres antagonistes pour l'activité parlementaire. A partir de

l'analyse des dispositifs architecturaux, envisagés ou réalisés, de la salle

des séances, on a mis au jour deux investissements de formes, deux

« mondes communs », stabilisés, le premier par le choix architectural

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du cercle, le second par celui de l'hémicycle, et orientés par deux

modèles référentiels: respectivement, celui de la délibération du for

intérieur et celui de la critique. Ces « mondes » en contradiction

réciproque articulent, selon l'expression de N. Dodier, « des êtres

dans une totalité englobante, autosufBsante et exclusive »1. On a cher-

ché à en expliciter les éléments grammaticaux. La première gram-

maire, que l'on a nommée « grammaire de la discussion », se caracté-

rise par une signification de la publicité au terme de laquelle l'activité

parlementaire est définie comme la représentation ou, encore,

l' « apparition » des besoins et des intérêts. Les parlementaires apparais-

sent, ainsi, marqués par une déliaison réciproque, un détachement les

uns des autres, comme de tout réseaux ou de toute communauté pré-

constituée. Dans ce type d'espace public parlementaire, le commun

n'est donc jamais déjà-là, mais toujours à construire par la médiation

précisément d'une discussion. A l'inverse, pour la seconde grammaire

d'activité parlementaire, celle que l'on a appelée « grammaire cri-

tique », la définition de la publicité repose sur la préexistence d'une

communauté, et l'espace parlementaire s'institue à partir d'un bien

commun toujours déjà-là, extérieur, ne requérant aucun procès inter-

subjectif de découverte et intervenant en tiers extérieur dans l'activité

parlementaire.

Le détachement réciproque constitutif de la définition des parle-

mentaires dans la grammaire de la discussion invite à saisir la séance,

comme l'espace d'une polarisation circulante, provoquée par l'appa-

rition d'un point de vue qui est constituée en spectacle pour des parle-

mentaires détachés — dans les dispositifs caractéristiques de cette

grammaire, chaque député parle au président et de sa place. En tant

qu'espace d'apparition dans lequel le bien commun est toujours à

définir, l'Assemblée est ordonnée par une polyphonie des opinions

que la discussion épurera en une « voix unique » — le résultat de la

délibération sera l'opinion ayant convaincu. L'espace parlementaire

référé à la grammaire critique d'activité est, au contraire, immédiate-

ment polarisé par le point fixe de la tribune. Cette polarisation

emporte un engagement des parlementaires qui font face à l'orateur et

qui, dès lors, sont les allocutaires de son discours. Cette polarisation

confère à l'espace une dimension monophonique, gagée sur le carac-

tère délégué de la parole : en effet, même si cette délégation est sou-

1. N. Dodier, Les appuis conventionnels de l'action. Éléments de pragmatique sociologique, Réseaux,

n° 62, novembre-décembre 1993, p. 74.

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mise à la concurrence, c'est toujours au nom du bien commun que

l'orateur parle. Et l'épreuve de cette parole n'est pas de convaincre

mais de persuader.

L'activité parlementaire n'a pas non plus la même visée que l'on se

réfère à la grammaire de la discussion ou à la grammaire critique. La

première est commandée par ce que l'on a appelé, à la suite de L. Bol-

tanski, une « politique de la justice ». L'objet du discours d'assemblée

en régime de discussion est, on l'a dit, la représentation d'opinions, et

le débat consiste alors en l'épreuve de qualification d'êtres, suivant leur

grandeur, par référence à un principe d'équivalence. La discussion sup-

pose, donc, à chaque fois, un ensemble de prédications originelles,

d'attributions de prédicats, de qualifications, à un état de choses, à partir

d'un point de vue engageant la responsabilité du locuteur. C'est,

ensuite, l'examen, dans une discussion contradictoire et argumentée,

du caractère universalisable des qualifications qui, dans la discussion,

permettra la reconnaissance prudentielle — parce que sous réserve

d'arguments supplémentaires — de la justesse normative de la qualifica-

tion. En revanche, l'action de l'orateur de la grammaire critique

recouvre une « politique de la pitié », cherchant le concemement des par-

lementaires pour des malheureux. Ordonnée à partir de la présentation

des plaintes d'hommes souffrant à des parlementaires qui, à distance, ne

souffrent pas, la prédication typique de la grammaire critique est, quant

à elle, une prédication seconde, correspondant à ces situations où les

qualifications sur la souffrance sont considérées comme acquises et où

l'on se fonde sur elles, sans en faire l'objet même de l'activité de parole.

La visée d'une telle prédication est la coordination des émotions entre

l'orateur et ses collègues parlementaires : elle cherche, par sa dimension

dramaturgique, à provoquer une intropathie avec l'orateur, par quoi est

ouverte la possibilité d'une appropriation de l'expérience de l'orateur

indigné devant le spectacle de la souffrance ; elle cherche, en outre, par

sa dimension stratégique, à provoquer une sympathie avec ceux qui

souffrent, c'est-à-dire l'appropriation d'une autre expérience, celle-là

même de la souffrance.

Cette différence de visée et de nature des grammaires parlementai-

res d'activité emporte également une série de conséquences quant au

degré de sectorisation de l'espace parlementaire. En effet, la grammaire

de la discussion, parce qu'elle est autoréférentielle, entraîne une clôture

de l'espace parlementaire. A l'inverse, la grammaire critique, dans sa

visée de présentation de souffrances extérieures à l'Assemblée et par la

référence qu'elle suscite à un bien commun toujours déjà-là, .donc tou-

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jours tiers par rapport au débat, organise un désenclavement structurel

de la séance publique.

On a également observé le caractère hétérogène de l'action dans

l'univers parlementaire. Cette hétérogénéité résulte de la pluralité des

grammaires d'activité. Malgré la fixation d'une forme pérenne de la

salle des séances — contre le modèle des salles entièrement circulaires,

associé à la grammaire de la discussion, on a préferé le modèle hémi-

cyclique primitivement associé à la grammaire critique — le choix

architectural n'a pas emporté la détermination fixée d'une grammaire

légitime pour l'activité parlementaire. Il y a toujours ainsi, au-delà des

moments de leur genèse, une coexistence, dans les assemblées parle-

mentaires d'aujourd'hui, des deux grammaires d'activité parlementaire.

Dès lors, les députés ont toujours la possibilité et la capacité de s'en-

gager dans une activité se référant à l'une des deux grammaires. Cette

coexistence des grammaires marque une instabilité systématique de

l'activité parlementaire, puisque les députés ont à leur disposition deux

modes antagonistes d'action ajustée dans les assemblées. Il n'est pas

rare ainsi d'être en situation de confrontation de parlementaires enga-

gés dans des formes antagonistes d'activité. Les possibilités de basculer

d'une grammaire légitime à l'autre apparaissent comme autant de

menaces d'interruptions du débat et de mise à l'épreuve de l'ordre de

l'Assemblée.

Ce travail sur la séance publique n'apparaît que comme un « mor-

ceau » d'une sociologie de l'institution parlementaire. D'autres chantiers

doivent être ouverts. Ainsi des formes de compromis entre grammaires

dont on a eu l'intuition dans le chapitre 5. Il faut également souligner

que l'élaboration de ces pragmatiques de l'activité parlementaire ne sau-

rait être à elle-même sa propre fin. Elle décrit seulement les conditions

de félicités des actions référées à leur ordre et appelle l'analyse de

l'investissement des acteurs. Si les grammaires dessinent des lignes

d'action, des chemins à suivre, des raisons du législateur, elles ne disent

rien des conditions sociales et politiques qui font que les parlementaires

s'y intéressent et les peuplent: rien, dans ce travail, des processus de

socialisation — ou de « dressage », comme le disait Wittgenstein — des

députés à l'ordre qu'elles engendrent ; rien des dispositions qui président

à l'adoption de telle ou telle ligne pragmatique. Enfin ce travail reste

étroitement limité par le choix d'une analyse des situations publiques

d'activité, et l'on ne saurait limiter l'institution parlementaire à celles-ci.

Il est des coulisses, des commissions, des salles de réunions de groupe

parlementaire, des « couloirs » ; mais aussi, des circonscriptions, des per-

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Conclusion 269

manences locales, des électeurs ; mais encore, des partis politiques, un

gouvernement, le Conseil constitutionnel, le Sénat : tout un ensemble

d'autres secteurs avec lesquels l'institution parlementaire entre en rap-

port. Chacun de ces lieux de l'action dessinent d'autres grammaires,

d'autres pragmatiques de l'activité. Ce n'est qu'au prix de leur explicita-

tion et de leur articulation que l'on pourra, un jour, restituer cet

« ensemble de type organique », ce « tableau même », quelque chose

comme le parlementarisme.

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COLLECTION « DROIT, ÉTHIQUE, SOCIÉTÉ »

Sous la direction de François Terré — Le suicide

Jean Hilaire — La vie du droit

Jacques Commaille - L'esprit sociologique des lois. Essai de sociologie poli-

tique du droit

Renato Trêves — Introduction à la sociologie juridique

Cari Schmitt — Les trois types de pensée juridique

Richard A. Posner — Droit et littérature

Georges Kalinowski — La logique déductive

Jean-Christophe Merle — Justice et progrès

Jean Clam — Droit et société chez Niklas Luhmann

Bruno Oppetit - Essai sur la codification

Pierre Catala — Le droit à l'épreuve du numérique

Sous la direction de Bernard Teyssié — Les sources du droit du travail

Pierre Catala - Le droit à l'épreuve du numérique

Dominique Grillet-Ponton — La famille et le fisc

Bruno Oppetit — Théorie de l'arbitrage

John Coase — Le coût social du droit (à paraître)

Sous la direction de Jean-Marie Chevalier, Ivar Ekeland et Marie-Anne

Frison-Roche — L'idée de service public est-elle encore soutenable?

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Imprimé en France

Imprimerie des Presses Universitaires de France

73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme

Octobre 1999 — N° 46 202

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Quand on observe l'activité des parlementaires en séance

publique, on est confronté d'emblée à une impression ins-

tantanée «d'ordre». L'activité se déroule, la plupart du temps,

sans surprise, sans à-coup, de manière prévisible : le prési-

dent ouvre la séance, l'odre du jour est déterminé et suivi, la

discussion des textes a une durée fixée, les orateurs s'inscri-

vent, les tours de parole sont distribués, les temps de parole

répartis, la discussion des articles suit la discussion généra-

le, etc. Pour autant bien souvent, cet ordre apparaît égale-

ment fragile. La séance publique semble fréquemment prise

dans des moments de folie : cris, bruits, mouvements de

séance, émotions viennent brouiller les repères que l'on peut

avoir. L'ordre est menacé, interrompu, au point que le prési-

dent doit intervenir, parfois en vain, pour en restaurer le

cours ordinaire. L'objectif de ce livre est de comprendre, à

partir d'une démarche de sociologie historique, comment

l'ordre de l'Assemblée tient et comment il peut se rompre.

L'expression « l'ordre de l'Assemblée » que l'on rencontre dès

les premiers règlements des assemblées parlementaires

révolutionnaires rend compte du respect d'un ensemble de

dispositions réglementaires, mais aussi de conventions non-

codifiées : dispositions relatives aux lieux, à l'emplacement

des tribunes, à l'attitude des députés et du public des

séances, etc. L'analyse de l'architecture de l'Assemblée

Nationale et des formes du discours des députés, permet de

déployer et d'expliciter certains des ressorts d'ordre de l'es-

pace public parlementaire.

Chercheur au Centre national d'études des télécommunica-

tions, membre du Groupe de sociologie politique et morale

(EHESS), Jean-Philippe Heurtin participe au Comité éditorial de la

Revue Politix, Revue des sciences sociales du politique.

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