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LA PRODUCTION DE L’ESPACE PUBLIC COMME POSSIBLE COMPOSITION COLLECTIVE. L’affaire Flagey, réussites et échecs d’une mobilisation citoyenne RAFAELLA HOULSTAN-HASAERTS, ARCHITECTE, CHERCHEUSE PROSPECTIVE RESEARCH FOR BRUSSELS. DOCTORANTE AU CLARA, FACULTE D’ARCHITECTURE LA CAMBRE-HORTA, UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES. ______________________________________________________________________________________ Résumé : Pour certains d’entre nous, l’espace public constitue un bien commun qui contribue au bien commun. Il est donc potentiellement l’affaire de tous. Si l’on se place sous cet horizon normatif, penser « la ville juste » comporte à tout le moins l’exigence de s’interroger sur les possibilités de chacun de participer à sa production. Plus spécifiquement, cela implique de s’interroger sur les possibilités d’inclure dans les dynamiques de production de l’espace public des sujets qui n’y ont pas automatiquement accès. De nombreux débats et efforts actuels vont dans le sens de ces interrogations. De fait, ces dernières années ont vu l’idéal démocratie intégrer la demande d’une plus grande implication des citoyens aux faits de la Cité, notamment en ce qui concerne la production des espaces publics (Sintomer, 2011). Cette demande se traduit au niveau de l’action publique par la mise en place de toute une série de politiques, dispositifs, mécanismes et initiatives qui encouragent la participation des citoyens en synergie avec divers acteurs urbains. A la fois cause et conséquence de l’émergence de ce paradigme, on assiste également depuis les années ’60-’70 à une certaine montée en puissance de la société civile, qui agit de plus en plus sur l’espace public, pour se l’approprier ou se le réapproprier ou depuis l’espace public, se mobilisant pour revendiquer des productions qui tendent vers une composition collective (Garber, 2000). Cependant, cette recherche de composition collective n’a rien d’évident. En externe, elle se heurte aux intérêts et aux modes opératoires respectifs de ceux, nombreux, qui ne partagent pas ce référent. Même lorsque chacune des parties prenantes l’appelle de ses vœux, elle doit faire face en interne à une diversité de nécessités, de contraintes et de points de vues. Plus que tout, elle est assujettie à la différence de ressources qui subsiste entre ceux qui détiennent majoritairement le pouvoir et la légitimité, généralement des « responsables » politiques, économiques ou techniques, et ceux qui en sont moins pourvus, habituellement des citoyens « ordinaires ». A mi-chemin entre ces factualités en tension, cette communication aura un double objet : l’exploration des raisons pour lesquelles et des manières dont des citoyens peu ou pas institutionnalisés mettent en cause l’hégémonie de ceux qui produisent l’espace public (des « sujets ») et questionnent le bien-fondé de ce qu’ils produisent (des « objets ») et des façons dont cette production est menée (des « processus ») ; l’observation des modalités selon lesquelles et avec quel degré d’efficacité les contenus des revendications ou des propositions émises par ces citoyens ont percolé (ou non) dans des débats et des formalisations de l’espace public ultérieurs. Pour ce faire, je décrirai la trajectoire prise par l’ « affaire Flagey » , un conflit ayant mobilisé plusieurs franges de la société civile autour de la construction d’un bassin d’orage sous la place Flagey et du réaménagement de sa surface sur une période comprise entre 1990 et 2008. A partir de la description de cette trajectoire, l’objectif de cette communication sera de dégager une série d’hypothèses sur les conditions de réussite ou d’échec de la prise en compte de la parole et de l’action citoyennes dans des dynamiques de production de l’espace public. Mots clés : espace public, affaire, mobilisation citoyenne, effets de la critique, démocratie participative. Bibliographie sélective : Boltanski L. (2009), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, Paris. Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris. Boltanski L. et Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris. Chateauraynaud F. (2011), Argumenter dans un champ de forces; Essai de balistique sociologique, Petra, Paris. Cefaï D. (2007), Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective, La Découverte, Paris. Dewey J (2010), Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris. Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris. Pignarre P. et Stengers I. (2007), La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris. Stengers I. (2009), Au temps des catastrophes: Résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs de penser en rond/ La Découverte, Paris.

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LA PRODUCTION DE L’ESPACE PUBLIC COMME POSSIBLE COMPOSITION COLLECTIVE.

L’affaire Flagey, réussites et échecs d’une mobilisation citoyenne

RAFAELLA HOULSTAN-HASAERTS, ARCHITECTE, CHERCHEUSE PROSPECTIVE RESEARCH FOR BRUSSELS.

DOCTORANTE AU CLARA, FACULTE D’ARCHITECTURE LA CAMBRE-HORTA, UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES. ______________________________________________________________________________________ Résumé : Pour certains d’entre nous, l’espace public constitue un bien commun qui contribue au bien commun. Il est donc potentiellement l’affaire de tous. Si l’on se place sous cet horizon normatif, penser « la ville juste » comporte à tout le moins l’exigence de s’interroger sur les possibilités de chacun de participer à sa production. Plus spécifiquement, cela implique de s’interroger sur les possibilités d’inclure dans les dynamiques de production de l’espace public des sujets qui n’y ont pas automatiquement accès.

De nombreux débats et efforts actuels vont dans le sens de ces interrogations. De fait, ces dernières années ont vu l’idéal démocratie intégrer la demande d’une plus grande implication des citoyens aux faits de la Cité, notamment en ce qui concerne la production des espaces publics (Sintomer, 2011). Cette demande se traduit au niveau de l’action publique par la mise en place de toute une série de politiques, dispositifs, mécanismes et initiatives qui encouragent la participation des citoyens en synergie avec divers acteurs urbains. A la fois cause et conséquence de l’émergence de ce paradigme, on assiste également depuis les années ’60-’70 à une certaine montée en puissance de la société civile, qui agit de plus en plus sur l’espace public, pour se l’approprier ou se le réapproprier ou depuis l’espace public, se mobilisant pour revendiquer des productions qui tendent vers une composition collective (Garber, 2000).

Cependant, cette recherche de composition collective n’a rien d’évident. En externe, elle se heurte aux intérêts et aux modes opératoires respectifs de ceux, nombreux, qui ne partagent pas ce référent. Même lorsque chacune des parties prenantes l’appelle de ses vœux, elle doit faire face en interne à une diversité de nécessités, de contraintes et de points de vues. Plus que tout, elle est assujettie à la différence de ressources qui subsiste entre ceux qui détiennent majoritairement le pouvoir et la légitimité, généralement des « responsables » politiques, économiques ou techniques, et ceux qui en sont moins pourvus, habituellement des citoyens « ordinaires ».

A mi-chemin entre ces factualités en tension, cette communication aura un double objet : • l’exploration des raisons pour lesquelles et des manières dont des citoyens peu ou pas

institutionnalisés mettent en cause l’hégémonie de ceux qui produisent l’espace public (des « sujets ») et questionnent le bien-fondé de ce qu’ils produisent (des « objets ») et des façons dont cette production est menée (des « processus ») ;

• l’observation des modalités selon lesquelles et avec quel degré d’efficacité les contenus des revendications ou des propositions émises par ces citoyens ont percolé (ou non) dans des débats et des formalisations de l’espace public ultérieurs.

Pour ce faire, je décrirai la trajectoire prise par l’ « affaire Flagey » , un conflit ayant mobilisé plusieurs franges de la société civile autour de la construction d’un bassin d’orage sous la place Flagey et du réaménagement de sa surface sur une période comprise entre 1990 et 2008. A partir de la description de cette trajectoire, l’objectif de cette communication sera de dégager une série d’hypothèses sur les conditions de réussite ou d’échec de la prise en compte de la parole et de l’action citoyennes dans des dynamiques de production de l’espace public. Mots clés : espace public, affaire, mobilisation citoyenne, effets de la critique, démocratie participative. Bibliographie sélective : Boltanski L. (2009), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, Paris. Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris. Boltanski L. et Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris. Chateauraynaud F. (2011), Argumenter dans un champ de forces; Essai de balistique sociologique, Petra, Paris. Cefaï D. (2007), Pourquoi se mobilise-t-on ? Théories de l’action collective, La Découverte, Paris. Dewey J (2010), Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris. Latour B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris. Pignarre P. et Stengers I. (2007), La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris. Stengers I. (2009), Au temps des catastrophes: Résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs de penser en rond/ La Découverte, Paris.

Rafaella Houlstan-Hasaerts

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Résumé : Au centre des interrogations concernant la ville contemporaine se tient la question de la production de l’espace public. Penser « la ville juste » comporte à tout le moins la nécessité de s’interroger sur les possibilités de chacun de contribuer à produire ces espaces publics. Or, cette recherche de composition collective est fréquemment entravée par la grande différence de ressources qui subsiste entre ceux qui détiennent majoritairement la parole et le pouvoir, généralement des « responsables » politiques, techniques ou économiques, et ceux qui en sont moins pourvus, généralement des citoyens pas ou peu institutionnalisés. Mais il est également des cas où ces citoyens montrent que quelque chose d’autre est possible là où les institutions ont tendance à réifier ce qui doit être et indiquent des voies originales pour produire des espaces publics et redéfinir le politique. Cette communication s’attache à décrire la trajectoire prise par l’ « affaire Flagey », un conflit bruxellois ayant mobilisé plusieurs franges de la société civile autour de la construction d’un bassin d’orage sous la place Flagey et du réaménagement de sa surface sur une période comprise entre 1990 et 2008. A partir de cette description, l’objectif sera de dégager une série d’hypothèses sur les conditions de réussite ou d’échec de la prise en compte de la parole et de l’action citoyennes dans des dynamiques de production de l’espace public, dans une perspective d’apprentissage et de relais. A mi-chemin entre la pensée urbanistique et la pensée politique, la communication se veut une contribution au débat et aux efforts actuels qui concernent les possibilités d’émergence d’une démocratie participative en matière de production de l’espace public. Mots-clés : espace public, affaire, mobilisation citoyenne, effets de la critique, démocratie participative. 1. CADRE GENERAL

Pour certains d’entre nous, l’espace public constitue un bien commun qui contribue au bien commun. Il est donc potentiellement l’affaire de tous. Si l’on se place sous cet horizon normatif, penser « la ville juste » comporte à tout le moins l’exigence de s’interroger sur les possibilités de chacun de participer à sa production. Plus spécifiquement, cela implique de s’interroger sur les possibilités d’inclure dans les dynamiques de production de l’espace public des sujets qui n’y ont pas automatiquement accès.

De nombreux débats et efforts actuels vont dans le sens de ces interrogations. De fait, ces dernières années ont vu l’idéal démocratie intégrer la demande d’une plus grande implication des citoyens aux faits de la Cité, notamment en ce qui concerne la production des espaces publics (Bacqué et Sintomer, 2011). Cette demande se traduit au niveau de l’action publique par la mise en place de toute une série de politiques, dispositifs, mécanismes et initiatives qui encouragent la participation des citoyens en synergie avec divers acteurs urbains. A la fois cause et conséquence de l’émergence de ce paradigme, on assiste également depuis les années ’60-’70 à une certaine montée en puissance de la société civile, qui agit de plus en plus sur l’espace public, pour se l’approprier ou se le réapproprier ou depuis l’espace public, se mobilisant pour revendiquer des productions qui tendent vers une composition collective (Garber, 2000).

Cependant, cette recherche de composition collective n’a rien d’évident. En externe, elle se heurte aux intérêts et aux modes opératoires respectifs de ceux, nombreux, qui ne partagent pas ce référent1. Même lorsque chacune des parties prenantes l’appelle de ses vœux, elle doit faire face en interne à une diversité de nécessités, de contraintes et de points de vues. Plus que tout, elle est assujettie à la différence de ressources qui subsiste entre ceux qui détiennent majoritairement le pouvoir et la légitimité, généralement des « responsables » politiques, économiques ou techniques, et ceux qui en sont moins pourvus, habituellement des citoyens « ordinaires ».

A mi-chemin entre ces factualités en tension2, cette communication aura un double objet : • l’exploration des raisons pour lesquelles et des manières dont des citoyens peu ou pas

institutionnalisés mettent en cause l’hégémonie de ceux qui produisent l’espace public (des « sujets »)

1 Une abondante littérature concernant l’urbanité contemporaine met en évidence la montée en puissance d’autres référents tels que le néo-libéralisme, l’individualisme, le repli sécuritaire, la société du spectacle, l’ère du loisir, la patrimonialisation, etc. dont les conséquences seraient la mainmise sur l’espace public par et pour des groupes spécifiques, conduisant à sa privatisation, sa neutralisation, sa sécurisation, sa « festivalisation », sa « touristification » ou encore sa muséification. (SENNET, 1974, 1990 ; AUGÉ, 1992 ; KOOLHAAS, 1995, 2000 ; DE CAUTER, 2004 ; DAVIS, 1990). 2 Sans naïveté démesurée sur les possibilités effectives de citoyens ordinaires de participer aux faits de la Cité mais sans prendre pour inévitables les effets de domination exercés par des catégories (aux contours par ailleurs flous) telles que l’Etat, le Marché ou les Experts sur la Société Civile.

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et questionnent le bien-fondé de ce qu’ils produisent (des « objets ») et des façons dont cette production est menée (des « processus ») ;

• l’observation des modalités selon lesquelles et avec quel degré d’efficacité les contenus des revendications ou des propositions émises par ces citoyens ont percolé (ou non) dans des débats et des formalisations de l’espace public ultérieurs.

Pour ce faire, je décrirai la trajectoire prise par l’ « affaire Flagey » , un conflit ayant mobilisé plusieurs franges de la société civile autour de la construction d’un bassin d’orage sous la place Flagey et du réaménagement de sa surface sur une période comprise entre 1990 et 2008.

A partir de la description de cette trajectoire, l’objectif de cette communication sera de dégager une série d’hypothèses sur les conditions de réussite ou d’échec de la prise en compte de la parole et de l’action citoyennes dans des dynamiques de production de l’espace public. 2. OUTILS CONCEPTUELS ET METHODOLOGIQUES

Pour aborder ce cas d’études et les questions qui animent cette communication, j’ai retenu une série de sondes épistémologiques et méthodologiques issues d’un ensemble de travaux qui ont en commun d’appartenir à un programme relativement hétérogène que l’on a qualifié de « pragmatisme » et plus particulièrement au courant de la sociologie pragmatique qui s’est développé en France et dans d’autres pays francophones depuis les années ‘80. En effet, un des versants de ce vaste programme possède déjà une longue tradition descriptive, compréhensive et analytique de la forme « affaire », sans pour autant l’avoir épuisée.

• Une première sonde consiste à considérer les acteurs du monde social non pas comme des agents entièrement dominés par des forces extérieures mais comme des êtres, certes soumis à différents « champs de force », mais dotés de capacités et d’un sens de la justice (Boltanski, 1990 ; Boltanski et Thévenot, 1991). Cette posture implique de prendre au sérieux les discours que ceux-ci tiennent et soutiennent et les actions qu’ils entreprennent et assument (Bénatouïl, 1999 : 293). Nous porterons donc une attention particulière aux arguments avancés et aux actes posés par les citoyens lorsqu’il s’agit de rentrer dans le débat et se mobiliser pour une cause.

• Une deuxième sonde d’intérêt issue de la sociologie pragmatique est l’application généralisée du principe de symétrie. Dans le sillage d’auteurs comme Michel Callon et Bruno Latour, l’idée qui est défendue par les tenants du pragmatisme est que l’ interaction humaine est le plus souvent indissociable d’une interaction avec des « non-humains », qui offrent à la fois des prises et des entraves à l’action. Ainsi, les discours et les actes des sujets ne relèvent pas seulement d’une espace intersubjectif mais se prolongent dans la matérialité des situations. Je m’intéresserai donc aux moyens, aux ressources, à l’outillage en somme sur lequel les citoyens s’appuient pour donner consistance à une mobilisation mais aussi à ceux qui les contraignent. Je porterai également une attention particulière aux matérialisations (typologies d’objets) et aux processus (de décision, de conception, de réalisation ou de gestion) qui sont revendiqués par la parole et l’action citoyennes.

• Dans le même ordre d’idées, la sociologie pragmatique propose d’opérer un retour aux « choses mêmes » et donc de s’intéresser aux contextes et aux situations dans lesquels les acteurs évoluent et les compétences que ces derniers mettent en œuvre pour s’y adapter. En effet, les affaires ne sont pas des situations idéalisées où les discours et les actions naissent, s’échangent et percolent sans rapport à un contexte. Ceux-ci sont soumis à toutes sortes de zones troubles, de turbulences. Ils se modifient donc au gré du développement même de l’objet mis en cause, de l’entrée en scène de nouveaux sujets individuels ou collectifs, des effets des actions des contestateurs mêmes, des contre-actions menées par leurs opposants, de l’apparition dans le débat de nouvelles preuves, d’un changement dans l’équilibre politique, etc. Je m’attacherai donc à décrire au plus près la trajectoire empruntée par l’affaire, en mettant en évidence les arènes, les événements, « les moments forts, les épreuves marquantes, qui imposent aux protagonistes un changement de perspective » (Chateauraynaud, 2011 : 18).

• Une autre sonde peut être puisée dans les travaux qui se sont attachés à saisir les effets de la critique « ordinaire » (sa force mais aussi les difficultés qu’elle rencontre) sur des systèmes ou des structures à géométries variables tels que le « capitalisme » ou « l’institution » et, a contrario, à expliciter comment ces systèmes ou structures donnent (ou ne donnent pas prise) à la critique (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski, 2009). Dans le cas qui nous occupe, ces analyses sont intéressantes dans la mesure où elles permettent de tenter d’appréhender les conditions de réussite et d’échec mais aussi l’effectivité des revendications citoyennes dans la reconfiguration des processus de décision, de conception, de réalisation et de pérennisation qui ont trait à la production de l’espace public et dans leur capacité à donner corps aux objets produits in fine.

• Le point précédent nous mène à une dernière sonde, plus normative, qui répond néanmoins à la question pragmatique de « comment faire prise » en tant que citoyens ordinaires (Pignarre et Stengers,

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2007 ; Stengers, 2009). Elle a comme toile de fond la reconnaissance explicite de la parole et de l’action citoyennes comme voies originales de produire la ville et de fabriquer du politique. En effet, interroger les conditions de réussite ou d’échec d’une mobilisation citoyenne, réussie ou perdue, ouvre des perspectives pratiques d’apprentissage et de relais.

La méthode d’enquête adoptée relève du « pistage » des traces observables de l’affaire. Le corpus se compose donc :

• d’éléments médiatiques (tracts, lettres ouvertes, articles de presse, documentaires, sites Web, brochures, expositions, etc.), considérés comme des comptes-rendus des espaces discursifs ou d’action créés lors du déroulement de l’affaire ;

• de « traces » qui témoignent du degré de percolation de la parole et de l’action citoyennes dans les modalités de production ou la formalisation de l’espace public (changements juridiques, création de nouveaux dispositifs, production d’objets inspirés de revendications citoyennes, etc.).

3. L’« AFFAIRE FLAGEY » - TRAJECTOIRE 3.1 Le bassin d’orage

La Place Flagey est l’une des plus grandes places de Bruxelles. Située au centre de la commune d’Ixelles, elle est au carrefour de diverses activités commerçantes, culturelles et associatives et relie entre eux des quartiers aux statuts socio-économiques variés. Elle se situe également au sein de la vallée du Maelbeek, un ruisseau que l’urbanisation a fait disparaître de la carte mais qui se rappelle au bon souvenir des habitants en cas de fortes pluies. Dès l’après-guerre, des projets – réalisés ou incantatoires – se succèdent pour tenter de pallier aux problèmes d’inondations dont souffre le quartier Flagey. En 1993, la commune d’Ixelles et la jeune Région de Bruxelles-Capitale mandatent l’association momentanée des bureaux d’ingénieurs Bagon et B-Group pour mener une étude technique et trouver une solution définitive pour l’assainissement de la vallée du Maelbeek : la décision prise sera de construire un bassin d’orage sous la place Flagey. Ce bassin d’orage viendrait compléter un réseau plus large de dispositifs du même genre, établis ou à établir sur l’ensemble du territoire bruxellois. Après une série de contretemps, une demande de permis est introduite en 1999 pour la construction d’un bassin d'orage comprenant un « vide technique », dont la fonction ne sera pas précisée3. Malgré des avis mitigés en Commission de concertation, le permis d’urbanisme est délivré le 13 juin 2000. En mars 2002, le chantier démarre. C’est pendant cette période-là que diverses associations actives dans le quartier mais aussi des riverains et des commerçants commencent à se mobiliser à l’encontre du projet. Les critiques et les revendications qu’ils avancent peuvent être résumées comme suit :

• En ce qui concerne l’ « objet », la solution du bassin d’orage sera disqualifiée pour son inadéquation aux problèmes d’inondations, sa possible inefficacité sur le long terme, son onérosité et son irrespect des cycles naturels de percolation et d’évaporation des eaux. De l’avis des détracteurs, la construction d’un bassin d’orage correspond à de l’artillerie lourde en matière d’urbanisme et de politique de gestion pluviale. Ils demandent à ce que soient considérées des alternatives plus légères, plus en phase avec les cycles naturels.

• Au sujet des « processus » sous-tendant la construction du bassin d’orage, on pointera le manque d’information et de consultation publiques ainsi que le non-respect des règles qui s’appliquent aux procédures de demande de permis (le « saucissonnage » du projet). Ce découpage du projet en entités séparées sera aussi disqualifié dans la mesure où il empêche d’avoir une vision synthétique, jugée indispensable à une conception efficace. De la même manière, le processus d’exécution du bassin d’orage sera dénoncé, puisque d’aucuns pointeront le caractère lacunaire des études techniques préliminaires au chantier qui induisent sa mauvaise gestion (cahier des charges dérogé, horaires non respectés, etc). Le chantier sera également critiqué pour les nuisances réelles ou probables qu’il occasionne : congestion automobile, manque de parking, perte d’attractivité du lieu, affaissement des bâtiment avoisinants, etc. Seront donc revendiquées une plus grande transparence dans la gestion du

3 Dès le début du projet, la commune d’Ixelles souhaitait y aménager un parking d’environ trois-cents places. Or, en cas de construction simultanée du bassin d’orage et du parking, le projet serait tombé dans la catégorie des projets mixtes et aurait dû faire l’objet d’une demande de permis d’urbanisme et d’environnement introduits ensemble. De plus, en Région de Bruxelles-Capitale, l'ouverture d'un parking de plus de 200 places ne peut se faire qu'après la réalisation d’une étude d'incidences. Pour éviter ces procédures longues et fastidieuses, qui auraient retardé les travaux du bassin d'orage d'au moins un an, la Région et la commune se sont accordées sur la dénomination «vide technique» lors de l’introduction de la demande de permis d’urbanisme. La commune se gardait néanmoins la possibilité d’aménager par la suite le vide technique à sa guise, moyennant l’introduction d’un nouveau permis d’urbanisme et la réalisation d’une étude d’incidence. Voir, par exemple: « Pas de parking sous Flagey sans permis d'urbanisme », Le Soir, 27 octobre 1999.

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dossier, une large concertation citoyenne, un traitement global du projet et l’arrêt provisoire du chantier dans l’attente d’études d’incidences complètes.

• Concernant les « sujets » prenant part à cette production, les experts et leurs capacités à étudier la faisabilité d’un projet et à en estimer l’utilité seront mises en cause. Aux pouvoirs publics, Région et commune confondus, il sera reproché de prôner des solutions peu compatibles avec un développement durable et une vision adéquate de la politique de l’eau mais surtout d’agir dans le secret et de manière démagogique pour assouvir d’autres intérêts que ceux qu’ils annoncent publiquement. La revendication principale sera de donner légitimité aux citoyens en les impliquant plus activement aux décisions publiques.

Allant dans le sens de ces critiques et revendications, les sujets mobilisés vont prendre appui sur des outillages divers, avancer des preuves et mener toute une série d’actions :

• En novembre 2001, inquiet du manque de transparence du dossier Flagey, le Comité Cité organise une première réunion d’information sur le bassin d’orage à l’Institut Supérieur d’Architecture de la Cambre. Une centaine de personnes assistent à la réunion. Un échevin communal (Ecolo) est également présent. Face au flux de questions, il propose aux personnes présentes de composer un ensemble de vingt questions auxquelles il s’engage à répondre4.

• En décembre de la même année, l’association l’Assemblée des Gens du Maelbeek organise une soirée sur le thème « Rivières amies, rivières ennemies » où seront formulées cent vingt questions adressées aux pouvoirs publics. Ces questions, remises le 18 janvier 2002 au Conseil communal d’Ixelles, restent sans réponses. Elles paraissent néanmoins dans le premier numéro du « Journal des gens d’Ixelles » publié par une autre association : Parcours Citoyen5.

• Les réunions mentionnées précédemment conduisent un groupe de riverains à former le Comité Flagey. Il prend notamment en charge la diffusion des informations concernant le chantier auprès des habitants. Un stand est mis en place sur le marché et toute une série d’informations sont relayées. Au cours de l’hiver, le Comité distribuera des toutes boîtes et des tracts qui titrent : « Non au bassin d’orage, oui aux alternatives ».

• En février 2002, inquiet notamment des risques d’affaissement que le chantier pourrait occasionner aux bâtiments avoisinants, le Comité Flagey mandate de manière indépendante un ingénieur civil pour réaliser une expertise géotechnique des sols. L’expert va confirmer leurs inquiétudes, ce qui mènera le Comité à introduire un recours en référé pour suspendre le chantier. Cette action sera déboutée par le tribunal de première instance.

• Le 16 mai 2002, une riveraine et deux commerçants de la place Flagey déposent un recours en suspension au Conseil d’Etat. Les trois plaignants fondent leur requête sur la volonté affichée de longue date par la commune d'Ixelles d'aménager les soubassements du bassin d'orage pour les transformer ultérieurement en un parking qui soulagerait la place Flagey de la pression automobile. Ils estiment que le permis d'environnement relatif au parking aurait dû être concomitant à la délivrance du permis d'urbanisme du bassin d'orage. Ce recours n’aura pas de suite.

Ces dénonciations, revendications et actions menées jusque là par certaines franges de la société civile ne modifient en rien la poursuite de la construction du bassin d’orage ou de ses modalités et la demande de concertation accrue des citoyens n’est que faiblement relayée. Les principaux sujets visés par la critique (en l’occurrence les pouvoirs publics) tenteront plutôt de « minimiser » la cause, en prêtant aux citoyens mobilisés des motivations Nimby, en mettant en cause leur représentativité, en contredisant leurs diagnostics et en les renvoyant à leur méconnaissance des responsabilités des pouvoirs publics6 (l’obligation de respecter les délais de chantier –le temps -, le budget – l’argent - et

4 Kohlbrenner A. (2010), Le chantier de la place Flagey : rupture ou continuité ?Approche historique des transformations dans la conception del’espace public bruxellois (1958-2008), Mémoire de licence, présenté sous la direction de Mme le professeur Chloé Deligne, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, Bruxelles, p.48. 5 Comité Flagey (2005), «La Ville pour qui, par qui ? Le cas Flagey et son Appel à Idées » in Collectif, Les Cahiers de La Cambre Architecture n°3, De la Participation Urbaine. La Place Flagey, La Lettre Volée/ISACF La Cambre, Bruxelles, p.29. 6 Comme le témoigne cet extrait de l’article : « Ixelles Nouveau recours contre le bassin d'orage C'est la guerre à Flagey ! » paru dans la journal Le Soir du 25 mai 2002, suite au recours en référé introduit par trois riverains de la place : « Le ministre Didier Gosuin prend la menace très au sérieux. Il fulmine: Je m'insurge contre l'irresponsabilité de ces requérants qui privilégient leur intérêt particulier. Ils risquent de mettre en péril l'intérêt général. Un nombre infime d'opposants tentent le tout pour le tout dans le seul but de faire arrêter le chantier et laisser la place Flagey en friche. Des habitants ont naturellement le droit d'introduire un recours. Mais, personnellement, je trouve cette action irresponsable. S'ils gagnent, le seul effet de la suspension sera de bloquer à nouveau le chantier durant au moins deux ans. Pas de l'arrêter. Ni la Région ni la commune ne remettront les travaux en cause. Aujourd'hui, nous avons la possibilité de raccourcir la durée du chantier et voilà que certains font

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les contrats signés avec les entrepreneurs – la loi -). Elles auront cependant pour effet de médiatiser la cause (notamment dans les journaux) et de permettre à différentes personnes et associations actives dans le quartier de se connaître et de se fédérer autour de celle-ci. 3.2 Le couvercle

La construction du bassin d’orage entraîne également la nécessité de revoir l’aménagement de surface de la place. En 2002, l’association Bagon/B-group confie au bureau d’architectes Agora le réaménagement des places Flagey et Sainte-Croix, moyennant un avenant à leur contrat de maîtrise d’ouvrage. Le bureau d’études étudiera plusieurs options, qui seront discutées notamment lors de trois réunions publiques où sont présents des riverains. Selon les dires de certains participants7, les débats se déroulent dans une relative cacophonie, faisant apparaître une diversité d’envies et d’intérêts. Parmi eux, des commerçants souhaitaient que le projet conserve au maximum les fonctions de carrefour et de parking, ce qui correspondait à la situation initiale. En effet, avant le chantier, la place Flagey était majoritairement dédiée au stationnement. Elle prenait la forme d’un îlot cerné par la circulation (automobile, bus, tramway). Sa voisine, la place Sainte-Croix faisait également office de parking. Certains habitants, eux, désiraient plutôt un espace libéré des voitures.

Au final, le projet d’Agora s’appuiera sur la possibilité du parking sous-terrain pour réduire le stationnement en surface, élargir les trottoirs en périphérie et proposer un terre-plein central dégagé faisant ainsi la part belle à la circulation piétonne et à un usage polyvalent de la place. La circulation automobile garde son caractère annulaire mais est limitée à un sens unique, tandis que celle des tramways est rationalisée en la ramenant sur le flanc Sud-Est de la place. Le parking sur la place Sainte-Croix est également réduit à son strict minimum, rendant à l’espace sa fonction de parvis. Les plantations sont disposées de manière à encadrer les trois axes majeurs de pénétration et à uniformiser visuellement l’espace, notamment en structurant le côté ouvert de la place via un ensemble végétal plus dense. Un édicule et une fontaine sont disposés sur le flanc Nord-Ouest de la place, au milieu des pavés en grès et de la pierre bleue.

Figures 1 et 2 Les places Flagey et Sainte-Croix, avant le réaménagement.

Dans ses grandes lignes, on peut dire que le projet élaboré par Agora découle d’un modèle d’aménagement hérité des luttes urbaines bruxelloises des années ’60-’70 et de ladite école de la « reconstruction de la ville européenne ». A Bruxelles, ce modèle8 s’est opposé (sans pour autant le supplanter totalement) au modèle « fonctionnaliste » basé sur la prédominance de l’infrastructure et du tout-à-la-voiture. Il se caractérise par plusieurs principes généraux d’aménagement9: limiter l’empreinte de la voiture en favorisant d’autres modes de déplacements et d’occupation, rendre claire la

tout pour l'allonger démesurément. Quant au bourgmestre Willy Decourty (PS), il estime que les populations (pauvres) du bas d'Ixelles et singulièrement celles de la rue Gray méritent d'avoir les pieds au sec.» 7 Comité Flagey (2005), Ibid, p.23. Je me réfère également ici à un entretien réalisé avec Pierre Lorand, paysagiste et chef de projet dans le bureau Agora à Bruxelles, le 9 juillet 2010. 8 Moritz, B. (2011) « Concevoir et aménager les espaces publics à Bruxelles », Brussels Studies, Numéro 50, Bruxelles. 9 Pour une vision complète de ces principes d’aménagement, voir notamment Demanet M. et Majot J.-P (1995), Manuel des espaces publics bruxellois, AAM, Bruxelles.

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lisibilité et la structure de la ville historique en puisant notamment dans un registre archétypal et rendre ses lettres de noblesse à l’espace public, notamment en utilisant des matériaux de qualité.

Figure 3 Agora - Projet de réaménagement des places Flagey et Sainte-Croix. En juin 2003, le projet d’Agora est introduit à la Commune d’Ixelles pour une demande de permis

d’urbanisme. Il devra être soumis à Enquête Publique durant le mois de septembre, pour être ensuite discuté en Commission de concertation au mois d’octobre suivant. De manière plus ou moins concomitante, l’objet de la mobilisation va se déplacer et passer de la construction du bassin d’orage au réaménagement de son « couvercle »10. En juillet 2003, la section ixelloise du parti Ecolo organise une table ronde au sujet du réaménagement de la place Flagey à la demande de divers représentants associatifs. Suite à cette réunion, des structures aux profils divers tels que le Comité Flagey et Parcours Citoyen (un comité d’habitants et une association actifs au niveau local) Inter-Environnement Bruxelles et Habitat et Rénovation (un groupement de comités d’habitants et une association actifs au niveau régional) s’allient au centre culturel Elzenhof, à Disturb (un collectif de professionnels du territoire), à l’Institut Supérieur d’Architecture La Cambre et à son centre de recherches, le CRAC pour créer la Plateforme Flagey.

Les critiques émises par la Plateforme étaient les suivantes : • L’objet « place » proposé par le bureau Agora sera disqualifié pour son manque d’ambition et

son incapacité à faire de ce lieu remarquable un signe fort, un projet phare, exemplaire au niveau régional. Il sera également critiqué pour sa banalité et son manque d’inventivité dans la mesure où il met en œuvre des options d’aménagement éprouvées. Certains acteurs de la plateforme pointeront également le fait que ces options d’aménagement ne sont que la résultante des contraintes du bassin d’orage, du parking ou encore du rayon de giration du tram, en d’autres termes, que la définition de la place est sacrifiée à des contraintes techniques.

• Au-delà des critiques visant l’objet, ce sont surtout les « processus » qui seront mis en cause. La plupart des acteurs vont disqualifier la désignation du bureau Agora, qui s’est faite moyennant un avenant au contrat des bureaux d’ingénieurs chargés de la construction du bassin d’orage. En effet, non seulement ce modus operandi rompt avec les conventions législatives qui prescrivent le recours à une procédure de marché public avec publicité européenne pour un espace public de cette envergure, mais il subordonne les concepteurs aux techniciens et ne permet pas la confrontation de diverses options architecturales et urbanistiques, seule garante de l’obtention d’un projet de qualité. D’autres

10 En avril 2002, suite à l’attribution du contrat de réaménagement de la place Flagey au bureau Agora, le collectif Disturb interpelle le ministre Jos Chabert par le biais d’une lettre ouverte dans laquelle il demande qu’un concours international d’architecture soit organisé pour le réaménagement de la place. En mars 2003, une étudiante en architecture, inquiète de l’absence d’appel d’offre public, contacte le Comité Flagey dans le but de lancer un appel à projet au public.

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dénonceront également l’insuffisance et l’inadéquation des procédures qui permettent d’associer les citoyens dans la définition du projet.

• En ce qui concerne les « sujets », les bureaux d’étude d’ingénieurs, les auteurs de projet ainsi que les pouvoirs publics se verront accusés de technocratisme, de clientélisme, de démagogie et de manque d’ambition et d’imagination.

Dans la lignée de ces critiques, les différents acteurs de la Plateforme ont des revendications de deux types: du côté des associations et des comités d’habitants, elles portent sur une plus grande (et meilleure) place laissée à la participation citoyenne dans le cadre des processus d’élaboration de projets, tandis que de la part des milieux professionnels et académiques, les revendications vont dans le sens de l’ambition architecturale et de la nécessité de mettre en concurrence des concepteurs afin de susciter la créativité et d’aboutir à des projets de qualité. Dans les deux cas de figure cependant, les revendications visent la substitution d’un urbanisme technocratique et démiurge par une nouvelle étique des pratiques publiques.

Malgré ces différences de points de vue, les membres de la Plateforme vont réussir à synthétiser leurs revendications en mettant sur pied un « Appel à idées » adressé tant à des professionnels qu’à des amateurs. Les projets, remis anonymement, seront appelés à faire l’objet d’une exposition et soumises à l’appréciation de deux jurys. Le premier sera composé de professionnels du territoire, d’artistes et de représentants associatifs. Celui-ci remettra trois prix symboliques. Trois autres prix seront attribués par un « jury citoyen » suite aux votes des visiteurs de l’exposition. Des sessions d’information et des tables-rondes sont également organisées. Elles brasseront des thèmes aussi généraux que la mobilité ou l’urbanité et aussi particuliers que les modalités de fonctionnement des procédures de concertation instituées telles que les enquêtes publiques et les mesures particulières de publicité en matière d’aménagement du territoire.

L’opération prend donc la forme à la fois d’un dispositif didactique, visant l’information et la sensibilisation des personnes intéressés par l’avenir de la place et d’un dispositif proche du concours, visant à « créer un réservoir d’idées, d’images, de concepts inventifs et contemporains »11 afin de dégager une définition programmatique forte pour ce site d’exception. L’objectif est de préparer la Commission de concertation d’octobre, en nourrissant une argumentation critique sur le projet d’aménagement du bureau Agora et en débattant d’autres alternatives.

Figure 5 et 6 Appel à idées pour l’aménagement de la place Flagey – couverture et règlement.

Le 8 août 2003, la Plateforme lance officiellement l’Appel à idées lors d’une conférence de presse. Là débute une large opération de communication à plusieurs niveaux: création d’un site Web, référencement et diffusion de l’appel sur des sites nationaux et internationaux, distribution de tracts, campagne d’affichage, ouverture d’une antenne d’accueil, présentation de l’action au niveau politique, relais au niveau des médias, etc. L’opération est un succès : 96 projets venus de 22 pays différents sont réceptionnés. Le 15 septembre, l’inauguration de l’exposition des projets dans l’entrée de l’Institut Supérieur d’Architecture La Cambre attire quelques 500 personnes et sera amplement relayée dans les médias. Le 27 septembre a lieu la délibération du jury « professionnel » et le comptage des votes des visiteurs. 5 projets seront primés (le troisième prix du jury correspondant également au deuxième prix des visiteurs). 200 personnes assistent à l’annonce des lauréats et à la remise des prix, en présence de Jos Chabert, Ministre de la Mobilité et des Travaux publics et de Willy Decourty bourgmestre de la 11 Plateforme Flagey (2003), Appel à Idées pour l’aménagement de la place Flagey, Bruxelles, p.6.

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commune d’Ixelles. Ces derniers s’engagent à tenir compte des résultats de l’Appel à idées. Au total, l’exposition aura attiré plus de 2500 personnes.

Figures 7, 8 et 9 Appel à idées pour l’aménagement de la place Flagey – invitation, exposition des projets et tenue du jury

Une autre action de la plateforme sera de synthétiser les débats qui ont eu lieu durant le jury. En

ressortent des grandes lignes de définition pour la place, dont les projets lauréats sont à la fois les catalyseurs et les témoins12. Ces lignes peuvent être résumées comme suit :

• le projet doit arriver à synthétiser l’ensemble des problématiques posées par l’aménagement de la place dans un concept, une idée forte,

• le projet doit permettre de relier et d’articuler les diverses composantes sociales (entre un quartier plus populaire et un quartier plus bourgeois) et spatiales (comprendre paysagères) de la place.

• le projet doit permettre de renforcer l’identité et les atouts existants et de la place et, enfin, • le projet doit être modulable afin de permettre des usages multiples et spontanés.

Ces grandes lignes sont traduites par des préférences pour diverses options d’aménagement : • l’utilisation de l’amplitude (et notamment l’extension aux espaces adjacents –les étangs, la place

Sainte-Croix, le square Pessoa-). Sont donc disqualifiées des options qui segmentent la place, la ferment ou remplissent le vide par un exercice de composition,

• un traitement isomorphe et horizontal de la surface, matérialisé notamment par le travail sur un revêtement unique. Sont donc disqualifiées des options qui mettent l’accent sur un des côtés de la place au détriment des autres mais aussi l’ajout d’éléments en trois dimensions (passerelles, arbres, objets architecturaux) et les marquages par dénivellations (bordures),

• l’établissement de continuités et la mise en valeur d’éléments existants (les façades Art Déco, les qualités paysagères de l’étang, les fonctions existantes – dont une célèbre friterie -…). Sont donc disqualifiées des options d’aménagement qui transgressent les logiques de la place ou qui dissimulent ses qualités (un bouquet d’arbres denses devant les façades Art-Déco, par exemple),

• un transit « diagonal », qui permet de ne pas délier la place de ses façades. L’option de la circulation annulaire, qui transforme la place en rond-point est donc disqualifiée.

Figure 10 1er prix du jury – Ceux qui m’aiment prendront le tram. Figure 11 2 ème prix du jury – Proposition non-séductive

12 Collectif (2005), Les Cahiers de La Cambre Architecture n°3, De la Participation Urbaine. La Place Flagey, La Lettre Volée/ISACF La Cambre, Bruxelles, p.29.

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Figure 12 et 13 3ème prix du jury (2ème prix du public) – Eugène a soif

Le 8 octobre 2003 a lieu la Commission de concertation autour du projet d’Agora. Outre les pouvoirs publics concernés, quatre-vingt riverains sont présents. Lors de cette réunion, l’appropriation par les citoyens du travail accompli par la Plateforme est manifeste : ceux qui prennent la parole s’appuient sur des arguments consolidés par les débats amorcés dans le cadre de l’Appel à idées. Le 11 novembre 2003, la Commission émet un avis défavorable sur le projet, en se basant partiellement sur les remarques émises par les riverains. Forte de cet avis défavorable, la Plateforme va réitérer ses revendications: elle demandera entre autres une définition participative de la place via une méthodologie adéquate, un nouveau programme et un cahier des charges clairs et la sélection d’un nouvel auteur de projet (par le biais d’un concours). A ces revendications, les pouvoirs publics opposeront des contraintes temporelles (repartir à zéro prend du temps et le chantier, déjà fortement retardé, ne peut souffrir de retard supplémentaire), économiques (repartir à zéro a un coût) et légales (il sera difficile de rompre le contrat avec les concepteurs). Un comité est cependant mis sur pied pour accompagner le bureau Agora dans la révision de sa copie. La Plateforme y reçoit 3 des 45 sièges. Elle s’en retirera cependant le 5 avril 2004, estimant que ses possibilités de contribuer au débat sont en réalité inexistantes. A ce stade, la situation semble bloquée. Deux circonstances vont permettre d’inverser la vapeur : le retard, de plus en plus conséquent, pris par le chantier du bassin d’orage qui rend caduque l’argument temporel et surtout, un changement dans les équilibres politiques. Lors des les élections régionales de juin 2004, Pascal Smet est élu ministre de la Mobilité et des Travaux publics, Evelyne Huytebroek ministre de l’Environnement, de l’Energie, de la Politique de l’Eau, des Primes à la Rénovation et des Espaces verts et Françoise Dupuis devient la nouvelle secrétaire d’Etat chargée de l’Urbanisme et du Logement. Ces trois représentants régionaux seront dès lors chargés du dossier Flagey. C’est là que se rendront manifestes les retombées effectives des dénonciations, revendications et actions de la Plateforme.

• Au niveau des « processus » d’une part, puisque les trois ministres s’engagent à organiser un concours international pour désigner un auteur de projet pour le réaménagement de la place. Deux mois seront consacrés à une réflexion sur la définition de la place afin de proposer un cahier des charges qui aille au-delà de simples recommandations techniques. La note de synthèse élaborée par le jury de l’Appel à idées servira, entre autres, comme base de réflexion. En décembre 2004, un appel à projet est lancé. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un concours (il s’agit en réalité d’un appel d’offre restreint ouvert exclusivement aux architectes européens ayant réalisé un projet similaire dans les trois dernières années), cette procédure permet de mettre en concurrence des bureaux internationaux. En février 2005, une commission externe composée de trois architectes, d’un urbaniste, d’un sociologue et d’un artiste est chargée de sélectionner les meilleures propositions parmi les quarante-cinq projets introduits. Sept d’entre eux sont retenus par cette commission. C’est finalement le projet de l’association momentanée du bureau belge D+A International et du bureau allemand Latz & Partner qui sera retenue par les pouvoirs publics, sur base du rapport émis par le comité d’avis. En ce qui concerne la participation citoyenne, les pouvoirs publics mandatent dès 2004 les associations Habitat et Rénovation et Inter-Environnement Bruxelles (toutes deux, rappelons-le, membres de la Plateforme Flagey) pour réaliser, coordonner et animer un Point Info. Un ancien tram sera aménagé sur la place pour recueillir les réactions, les questions du public et mettre à sa disposition des documents divers : les plans du chantier, le projet d’aménagement lauréat, les projets non-retenus, le calendrier des travaux, etc. L’objectif est de favoriser la communication entre les usagers de la place, les concepteurs et les maîtres de l’ouvrage. Les auteurs de projet sélectionnés organiseront de concert une large information et concertation pour faire avancer leur projet.

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Figures 14, 15, 16 et 17 Point Info Flagey

• Au niveau des « sujets », une des percolations les plus notoires va donc être la plus grande légitimité accordée aux citoyens dans le processus d’aménagement de la place mais surtout l’implication de certains membres de la Plateforme (Habitat et Rénovation, IEB) dans un dispositif d’information – consultation – concertation initiés par les pouvoirs publics.

• Au niveau de l’ « objet », la première esquisse remise par D+A International et Latz & Partner lors de l’appel d’offre possède une parenté évidente avec les grandes lignes de définition et les options d’aménagement dégagées dans la note de synthèse du jury de l’appel à Idées. Le projet met en place une esplanade relativement libre, où peuvent se dérouler toute une série d’activités. Les espaces attenants (les étangs, la place Sainte-Croix et le square Pessoa) sont intégrés à cette amplitude. Seuls quelques éléments (des bancs aux profilés différenciés, un abri-bus et une fontaine sèche aux jets d’eau modulables) apportent au lieu des suggestions fonctionnelles. Ces éléments de mobilier adoptent un langage résolument contemporain et sont choisis pour leur côté sculptural et la diversité d’usages qu’ils proposent. Les plantations supplémentaires s’inscrivent dans la continuité de la végétation existante et n’obstruent pas la vue sur le cadre offert par les parois Art-Déco de la place. L’ensemble de la place est de plain-pied, sans dénivelés pour marquer les fonctions et le sol est traité de manière uniforme, formé par un tapis de pierres bleues (matériau également présent dans les soubassements des immeubles de la place) orientées dans le sens d’écoulement du Maelbeek. Si l’on ne retrouve pas la proposition d’une circulation unique en diagonale, la circulation automobile est reléguée à deux versants de la place, tandis que seuls les trams peuvent emprunter les deux autres. Cela permet de relier une partie de l’esplanade centrale à un des versants de la place, de la prolonger sur la place Sainte-Croix et donc d’éviter l’effet rond-point tant redouté. L’espace dans son ensemble est donc traité comme un paysage, « déplaçant l’attention du spectateur de la fonction même de la place comme carrefour vers une lecture du lieu »13.

Figures 18 et 19 D+A International et Latz & Partner –Esquisse pour l’aménagement des places Flagey et Sainte-Croix.

Cette esquisse subira évidemment une série de modifications, en la confrontant aux futurs usagers

de la place bien sûr, mais également à une série d’autres intervenants : les représentants des pouvoirs régionaux et communaux, les bureaux d’ingénieurs Bagon et B-Group, que l’AED14 a adjoints à l’auteur de projet pour le support technique, la STIB15, etc. Des études techniques, notamment concernant la résistance des matériaux, la composition des sols, sont également réalisées. Le projet 13 Leloutre G. (2008), « Le mobilier urbain : point de vu » in Parckdesign 2008, Recyclart/IBGE, Bruxelles. 14 Administration des Equipements et des Transports. 15 Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles.

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final, tel que nous le connaissons, présente quelques changements dans les options d’aménagement prises : le retour à une circulation annulaire, la différentiation de niveaux entre les différents éléments de composition (place, trottoirs, voiries, etc.) et l’abandon du choix d’un matériau unitaire.

Figure 20 D+A International et Latz & Partner –Projet définitif pour l’aménagement des places Flagey et Sainte-Croix.

Mais la portée des dénonciations, revendications et actions liées à l’affaire Flagey ne s’arrête pas

là. En effet, le dossier Flagey est un cas d’école qui a « fait école » dans les manières dont on a produit l’espace public à Bruxelles ultérieurement. Au niveau des « processus » par exemple, on remarque une nette augmentation de la propension des pouvoirs publics à mettre en concurrence des bureaux de concepteurs lorsqu’il s’agit d’aménager des espaces publics et à intégrer plus largement les citoyens, les usagers, les habitants, les riverains à la définition d’un projet, dans des processus qui peuvent aller jusqu’à la co-production. L’affaire Flagey marque également un tournant dans la façon dont les espaces publics sont effectivement matérialisés : on assiste depuis ce moment-là à une disqualification encore plus grande du modèle d’aménagement « fonctionnaliste » (hérité des années ’50-’60) et à une cohabitation du modèle dit de la « reconstruction de la ville européenne » (hérité des luttes urbaines) avec un modèle d’aménagement « par projet », conjuguant dans une plus ou moins grande mesure ambition et volonté de qualité architecturale, définition par les usages, contemporanéité du langage et composition paysagère. Au niveau des « sujets », on observe un double phénomène : d’une part une augmentation de plusieurs acteurs issus de la société civile (et notamment des groupements de comités d’habitants) en tant que « pilotes » de processus participatifs dans des dispositifs institués et l’apparition de nouveaux acteurs parapublics dont l’objectif est de fixer des lignes de conduite et d’accompagner les pouvoirs publics dans la définition et l’élaboration de projets urbanistiques et architecturaux de qualité (l’Agence de Développement Territorial, la cellule du Maître Architecte).

4. CONDITIONS DE REUSSITE ET D’ECHEC

Suite à ce descriptif de la trajectoire prise par l’affaire Flagey, le moment est venu de tenter d’émettre des hypothèses sur les éléments qui, dans ce dossier, ont permis ou non la percolation des causes portées par certaines franges de la société civile sur la production de l’espace public et son inscription dans des débats ultérieurs. Certaines de ces conditions, relativement contingentes, dépendent de la conjonction d’une série aléatoire d’événements, d’autres ont trait à des structures ou des réalités socio-historiques existantes, enfin, les dernières sont liées aux capacités (argumentatives,

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stratégiques) des sujets en présence (autant les tenants de la cause que ses opposants) de prendre appui sur un donné existant ou sur des variables contextuelles. 4.1 Le bon, le mauvais moment Une première condition de réussite ou d’échec dépend de l’état ou du changement d’état des choses au moment où les dénonciations, les revendications et les actions menées par les citoyens ont lieu. Dans la première phase de l’affaire Flagey, celles-ci vont avoir pour cible le bassin d’orage. Or, lorsque les citoyens vont se manifester dans l’arène publique, le chantier est déjà en cours. Ils arrivent, d’une certaine façon, trop tard. Dans le cas du réaménagement de la place, la situation est un peu différente : certes, les contrats sont passés, certes, les décisions sont prises mais pas une pierre n’a été posée. Qui plus est, le chantier a déjà pris un retard considérable. Cela laissait donc plus de place à une réorientation du projet. En ce sens, le changement d’équilibre politique induit par les élections régionales de 2004 et la volonté des nouveaux pouvoirs en place de se démarquer de leurs prédécesseurs arrive à point nommé pour faire percoler la cause dans des dynamiques de production de l’espace public ultérieures. 4.2 Un terreau plus ou moins fertile

Une autre condition qui peut être élevée au rang d’hypothèse de réussite ou d’échec des mobilisations citoyennes autour de Flagey est la présence ou l’absence d’un terreau fertile. En effet, à l’époque où débute la controverse, il existe déjà à Bruxelles une longue tradition participative en ce qui concerne l’aménagement de l’espace public. Fruit des luttes urbaines des années ’60 et ’70, toute une série de procédures instituées sont sensées garantir l’information et la concertation des habitants (il s’agit des fameuses enquêtes publiques et des mesures particulières de publicité, dont les Commissions de concertation font partie). Plus particulièrement, un dispositif comme le « contrat de quartier », instauré en Région de Bruxelles-Capitale au début des années ’90, intègre dans ses procédures la nécessité d’organiser une vaste participation habitante avant et pendant la conception d’un projet d’aménagement. Qui plus est, Bruxelles possède un large réseau associatif, qui a développé dans ces matières diverses formes d’expertise et de vigilance. Ceci est d’autant plus vrai dans les alentours de la place Flagey, où, au moment de la construction du bassin d’orage, on dénombrait déjà toute une série d’associations œuvrant sur des questions concernant la ville et avait fait l’objet d’un contrat de quartier16. Cependant, si cette tradition participative s’applique à des questions de cadre de vie, elle ne s’étend pas forcément à des considérations « techniques », comme peuvent l’être la construction d’un bassin d’orage, le choix d’un matériau de pavement ou le rayon de giration des trams. Cela peut expliquer pourquoi, dans l’affaire Flagey, toutes les tentatives des citoyens pour se rendre crédibles sur des modalités d’expertises « dures » – lors de la construction du bassin d’orage, mais aussi, bien plus tard, lors de la conception du projet d’aménagement de D+A et Latz and Partner – seront couronnées d’insuccès. A contrario, leur légitimité sera moins remise en cause sur des modes d’expertise que l’on pourrait qualifier d’ordinaires. 4.3 L’assise du nombre

Tous les sujets qui portent un « problème » au sein d’une arène publique possèdent un intérêt à être suivis - sinon par tous – du moins par ceux qui comptent (Boltanski, 1990). Cela est d’autant plus vrai si ces sujets ne bénéficient pas a priori de la même légitimité que ceux auxquels ils s’opposent. Dans l’affaire « Flagey », l’assise du nombre a constitué un élément décisif dans la prise en compte des causes relayées par certaines franges de la société civile et la modification du rapport de forces existant entre les contestataires, d’une part et les pouvoirs publics et les experts, d’autre part. Dans la première phase, les acteurs de la contestation seront peu nombreux. Les pouvoirs publics s’essayeront d’ailleurs à « dégonfler » la mobilisation citoyenne, en mettant en cause sa représentativité. Dans un deuxième temps, le pouvoir fédérateur de l’Appel à Idées pour le réaménagement de la place Flagey, son succès auprès de groupes différents (professionnels internationaux et nationaux, habitants, citoyens, etc.) ainsi que sa grande inscription dans l’espace médiatique changent la donne, obligeant par exemple les pouvoirs publics à considérer la Plateforme Flagey comme un interlocuteur incontournable dans la définition ultérieure de la place. On assiste ici à une situation où une mobilisation conséquente confère à un problème public et à ses porteurs une légitimité qu’ils ne possédaient pas auparavant. 16 Le contrat de quartier Gray-Maelbeek, 1994-1998.

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4.6 Faire « prise »

Une des conditions de réussite ou d’échec dépend donc de la capacité des acteurs mobilisés à faire « prise » sur la réalité en s’appuyant sur des moyens ou des outillages divers. Cela concerne par exemple l’activation par les acteurs de ressources qui permettent de communiquer l’objet de leurs causes: informatives (par le biais de tracts, de toutes-boîtes, de réunions, de tables-rondes, d’expositions), juridiques (par l’introduction d’actions en justice et la mise en évidence de failles dans les procédures), médiatiques (par les journaux et Internet), politiques (par l’interpellation de représentants de pouvoirs publics), administratives (en profitant des espaces de débats offerts par des dispositifs institués), graphiques (par exemple par la médiation de projets d’architecture), etc. Dans le cas de l’affaire Flagey, le recours des acteurs à ce type de ressources visant la publicisation de leurs dénonciations et revendications est omniprésent mais ne garantit pas forcément l’atteinte de la cible, il s’agit donc d’une condition nécessaire mais non suffisante. Les acteurs peuvent également actionner des réseaux en place ainsi que des savoirs et des capacités qui leur sont inhérents et trouver des preuves ou des précédents qui viennent à la rescousse de leurs dénonciations ou revendications. Là où il semble difficile de faire prise, les ressources peuvent également être acquises ou inventées, chemin faisant. Ainsi, par la discussion et le contact à d’autres, de nouvelles connaissances ou compétences peuvent naître. De la même manière, l’expérimentation de certaines formes d’action peuvent aboutir à l’élaboration de nouveaux arguments, de nouvelles preuves. L’élaboration de l’Appel à idées est particulièrement éclairant des façons de faire « prise » sur l’état des choses en s’appuyant sur des ressources existantes ou créées pour l’occasion: les acteurs ont communiqué sur une série de fronts différents et ont notamment mené à bien le processus d’élaboration du dispositif en vue de prendre part à l’espace de débat constitué par la Commission de concertation. Ils ont également tiré parti de réseaux associatifs déjà en place et mobilisé leur expertise – expertise pour lesquelles ils possédaient déjà une certaine forme de légitimité - : une expertise du quartier et de ses besoins, dans le cas du Comité Flagey, de Parcours Citoyen et d’Elzenhoff, une expertise de la participation et de ses procédures instituées, dans le cas d’IEB ou d’Habitat et Rénovation et une expertise professionnelle et théorique en matière d’aménagement, dans le cas du Collectif Disturb, de l’Institut d’Architecture La Cambre et de son centre de recherches, le Crac. Leurs connaissances et compétences se sont « hybridées » et solidifiées par la confrontation des points de vue. Le débat qui a eu lieu lors de la Commission de concertation témoigne d’ailleurs des compétences critiques acquises par toute une série d’acteurs (internes ou externes à la Plateforme) grâce à ce processus. Mais une des plus grandes forces des acteurs qui ont mis en place l’Appel à idées a été l’élaboration en cours de route de nouvelles ressources, qui ont agi comme médiateurs et preuves d’autres voies possibles. Dans son ensemble, l’Appel à idées en lui-même est une « démonstration » qui témoigne de l’intérêt potentiel de ce type d’outils comme catalyseurs de participation et créateurs de possibilités architecturales. Les « idées » (projets) d’architecture présentés et évalués vont par exemple servir à la fois de soutien au débat public et de support à un processus de définition de la place. La note de synthèse élaborée par le jury va d’ailleurs être utilisée comme véritable outil pour influencer par la suite le politique dans le travail autour de cette question de définition. 4.4. Monter en généralité

A la base de l’ « affaire Flagey », on retrouve d’abord l’indignation de sujets « proches » de la place (habitants, riverains, associations de quartier), inquiets du sort de leur environnement direct et des nuisances qu’ils endurent ou endureront. Or, si l’indignation peut puiser ses sources dans l’expérience concrète d’un milieu, sa publicisation provoque une mise à l’épreuve de ses motifs. Dans ce type de situations, que Boltanski et Thévenot ont dénommé des « épreuves en justice », les sujets doivent monter en généralité en honorant un certain nombre de contraintes formelles pour éviter que leurs paroles et leurs actes ne soient dénoncés comme arbitraires ou subjectifs. Une des contraintes formelles que les auteurs mettent en évidence est la convocation de principes, d’équivalences, de grandeurs qui dépassent les simples motivations personnelles des sujets pour tendre vers le bien commun. Une première façon de mobiliser, nécessaire mais non suffisante, a été que les contestataires ont assis leurs dénonciations, revendications et actions sur des critères issus de registres certes divers, mais potentiellement partageables par d’autres, à d’autres endroits et en d’autres temps.

Ainsi, les critiques de la non-prise en compte de la voix citoyenne et le manque d’ambition et d’inventivité du projet proposé, tout autant que les revendications visant le droit des citoyens d’influer sur les processus d’aménagement et la mise en place de concours pour mettre en concurrence des idées visent des biens potentiellement partageables par d’autres tels que la « participation » ou encore la « créativité ». Mais il ne faut pas seulement que les dénonciations et les revendications tendent le plus

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possible vers le bien commun, il faut également que les actions menées soient congruentes avec celles-ci. Ainsi, à un répertoire d’arguments justifiables, on pourrait superposer un répertoire d’actions légitimes. A ce titre, l’Appel à Idéee fait figure d’exemple. En prenant à la fois la forme d’un dispositif didactique, visant à tout le moins la sensibilisation des citoyens à la problématique de la place Flagey et d’un dispositif proche du concours, propre à faire émerger les imaginaires, il constitue un apprêtement du monde qui s’aligne aux dénonciations et revendications susmentionnées. 4.5 Résister à la critique et aux contre-arguments

Ces biens, la participation et la créativité vont cependant entrer en concurrence avec d’autres biens défendus par leurs opposants, notamment la représentativité et l’efficacité. Ce qui se joue d’ailleurs dans l’affaire Flagey, ce sont des luttes entre démocratie représentative et démocratie participative, entre expertise dure et expertise ordinaire, entre inspiration artiste et compétence technique. Pour les personnes mobilisées, il va donc falloir trouver la légitimité contre ou à côté de ses opposants. Ainsi, pour parer les critiques de non-représentativité, la Plateforme assumera son côté partiel et non représentatif. Elle appuie sa légitimité sur le droit de chacun de participer à la définition de son cadre de vie. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la Plateforme s’est dirigée vers une démarche e résistance constructive, qui permet le débat public : avec l’Appel à idées, il ne s’agit pas de donner une forme substantielle à un projet de place (comme cela aurait été le cas par exemple avec l’élaboration d’un contre-projet) ni de substituer une « démagogie » par une autre. Le dispositif n’a d’ailleurs pas la prétention d’élire un véritable projet mais bien de proposer des alternatives et des idées à débattre, le choix final étant laissé aux élus, seuls à même d’engager une décision. D’autre part, pour contrer les critiques d’ « amateurisme » et d’ « idéalisme », les membres de la Plateforme frayeront des compromis entre leurs savoirs familiers et savoirs conventionnels, entre leurs désirs de créativité et contraintes opérationnelles, notamment en donnant à l’Appel à idées une forme relativement professionnelle. Enfin, l’Appel à Idées va agir comme une preuve que les arguments avancés par les pouvoirs publics ne tiennent pas la route. Réalisé sans subsides et en moins d’un mois, ce dispositif va petit à petit se muer en véritable outil stratégique et politique permettant de démontrer aux pouvoirs publics que leur frilosité à organiser un concours d’architecture et à intégrer les citoyens dans la définition de la place pour des raisons temporelles, légales et budgétaires est discutable. 5. CONCLUSION

Malgré quelques écueils, la mobilisation citoyenne autour de l’ « affaire Flagey » et son point d’inflexion le plus notoire – le dispositif de l’Appel à Idées - semblent exemplaires de la manière dont une frange de la société civile peuvent montrer que quelque chose d’autre est possible là où les institutions ont tendance à réifier ce qui doit être et indiquent des voies originales pour produire des espaces publics et redéfinir le politique. Une piste à explorer serait de mettre en variation ce cas d’étude avec d’autres exemples, notamment des affaires où les causes citoyennes ont été « perdues ». En effet, une modélisation des éléments qui font qu’une cause est exemplaire ou perdue ouvre au niveau urbanistique et politique des perspectives à la fois compréhensives et pratiques. Compréhensives, dans la mesure où ils permettent d’appréhender plus finement les effets de la critique citoyenne sur les façons dont s’organisent l’urbain et le politique. Pratiques, dans la mesure où ils constituent une boîte à outils, un réservoir de précédents dans lequel il est possible de puiser. Il ne s’agit pas en faisant cela de réifier ou de codifier les mobilisations citoyennes mais bien de s’inscrire dans une culture d’apprentissage et de relais au niveau urbain et politique, dans le but jamais achevé et toujours renouvelable de composer la ville juste. 6. BIBLIOGRAPHIE Augé M. (1992), Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris. Bénatouïl T. (1999), « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture » in Annales. Histoire. Sciences Sociales, 54ème année, N°2, pp. 281-317. Baqué M. et Sintomer Y. (dir.) (2011), La démocratie participative. Histoires et généalogies, La Découverte, Paris. Boltanski L. (1990), L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Métailié, Paris. Boltanski L. (2009), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, Paris. Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.

Rafaella Houlstan-Hasaerts

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