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287 Ethnoscience Une dénition de lethnoscience Approche historique et épistémologique Pierre Le Roux Approche historique Le terme ethnobotany fut créé en 1895 par John William Harshberger, de lUniver- sité de Pennsylvanie. Daprès Serge Bahuchet (2011, p. 2), cest dans la conclusion de son livre L Homme et les plantes cultivées (avec Louis Hédin, 1987 [1943], p. 203) quAndré-Georges Haudricourt crée son équivalent français : « ethnobotanique ». Les précurseurs des recherches en ethnobotanique furent anglo-saxons, comme le botaniste britannique Isaac Henry Burkill, qui publia en 1935 son chef-dœuvre A Dictionary of the Economic Products of the Malay Peninsula, certes traitant princi- palement de botanique, géographie et agronomie, mais avec une dimension écono- mique et ethnologique originale pour son époque, même si la raison de cet intérêt est coloniale en vue de lexploitation du milieu. Lapproche ethnoscientique en France, alors concentrée sur la seule ethnobo- tanique, a débuté en 1912 avec la création au Muséum national dhistoire naturelle de Paris du « Laboratoire de productions végétales coloniales », dirigé par Auguste Chevalier (1873-1956), qui était, comme lexplique Patrick Petitjean (2012, p. 61), « une gure centrale des sciences coloniales françaises pendant la première moitié du XX e  siècle. [...] Son laboratoire a été une pépinière des premiers ethnobotanistes français dès les années 1960 et 1970 ». Au début, le fonds documentaire et les recherches du Laboratoire de produc- tions végétales coloniales concernaient surtout lagronomie tropicale et coloniale, ce que lon appelait à lépoque les « plantes utiles », à la suite des grands travaux des botanistes voyageurs des siècles passés (Sur cette épopée, voir Allorge, Ikor, 2003). Puis ils se sont diversiés, en souvrant à lhistoire et la géographie des ressources végétales et animales, lutilisation humaine de ces ressources et les savoirs qui sy

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EthnoscienceUne définition de l’ethnoscience

Approche historique et épistémologique

Pierre Le Roux

Approche historiqueLe terme ethnobotany fut créé en 1895 par John William Harshberger, de l’Univer-sité de Pennsylvanie. D’après Serge Bahuchet (2011, p. 2), c’est dans la conclusion de son livre L’Homme et les plantes cultivées (avec Louis Hédin, 1987 [1943], p. 203) qu’André-Georges Haudricourt crée son équivalent français : « ethnobotanique ». Les précurseurs des recherches en ethnobotanique furent anglo-saxons, comme le botaniste britannique Isaac Henry Burkill, qui publia en 1935 son chef-d’œuvre A Dictionary of the Economic Products of the Malay Peninsula, certes traitant princi-palement de botanique, géographie et agronomie, mais avec une dimension écono-mique et ethnologique originale pour son époque, même si la raison de cet intérêt est coloniale en vue de l’exploitation du milieu.

L’approche ethnoscientifique en France, alors concentrée sur la seule ethnobo-tanique, a débuté en 1912 avec la création au Muséum national d’histoire naturelle de Paris du « Laboratoire de productions végétales coloniales », dirigé par Auguste Chevalier (1873-1956), qui était, comme l’explique Patrick Petitjean (2012, p. 61), « une figure centrale des sciences coloniales françaises pendant la première moitié du XXe siècle. [...] Son laboratoire a été une pépinière des premiers ethnobotanistes français dès les années 1960 et 1970 ».

Au début, le fonds documentaire et les recherches du Laboratoire de produc-tions végétales coloniales concernaient surtout l’agronomie tropicale et coloniale, ce que l’on appelait à l’époque les « plantes utiles », à la suite des grands travaux des botanistes voyageurs des siècles passés (Sur cette épopée, voir Allorge, Ikor, 2003). Puis ils se sont diversifiés, en s’ouvrant à l’histoire et la géographie des ressources végétales et animales, l’utilisation humaine de ces ressources et les savoirs qui s’y

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rattachent, la transformation des systèmes naturels par les sociétés humaines et les représentations de la nature, en incluant les animaux* sous tous leurs aspects, directs et indirects, pratiques et idéels (taxonomies, relations homme-animal, symbolisme, etc.).

Peu avant la Seconde Guerre mondiale, André-Georges Haudricourt (1911-1993), agronome, botaniste puis technologue et finalement linguiste, officia dans ce laboratoire surnommé d’« agronomie tropicale » comme « travailleur libre », équivalent de l’actuel « vacataire » au sein du CNRS, dans la section botanique, auprès d’Auguste Chevalier, pour traduire du russe les travaux de Nicolas Vavilov. Il y fit la rencontre de Roland Portères (1906-1974), spécialiste de l’Afrique. Licencié ès sciences naturelles, formé comme ingénieur agricole et ingénieur d’agronomie tropicale à l’Institut national agronomique Paris-Grignon (INA-PG), avant de se spécialiser dans l’ethnobotanique, Portères était autant botaniste que géographe, linguiste et ethnologue, et acheva sa carrière comme professeur au Muséum. Il trans-forma en 1963, après la retraite de Chevalier, sous l’influence d’Haudricourt, sa chaire d’agronomie tropicale en chaire d’ethnobotanique ; la première en France et l’une des premières dans le monde. Dans un article fondateur, « L’ethnobotanique. Place-objet-méthode-philosophie », Portères écrit (1961, p. 104) : « on peut clas-ser l’ethnobotanique dans les sciences humaines ».

Haudricourt avait été formé par Marcel Mauss à l’ethnologie à l’Institut d’eth-nologie du Musée de l’Homme, initialement créé au Musée d’ethnographie du Trocadéro en 1925 par le même Mauss et Lucien Lévy-Bruhl, tous deux collabora-teurs et successeurs d’Émile Durkheim, le fondateur de l’École sociologique fran-çaise. Au début des années 1930, Mauss envoya Haudricourt en mission en URSS pour deux ans, en Russie actuelle (notamment à Saint Petersbourg et en Sibérie), afin de se former à la botanique avec le maître mondial et fondateur de la génétique, le russe Nicolas Vavilov. Haudricourt revint d’URSS avec des idées de recherche très novatrices mais sans doute trop en avance sur son temps – ce fut le cas de tout l’œuvre d’Haudricourt, quelle que soit la discipline considérée –, et il se heurta aux réticences de certains caciques du Muséum qui firent un accueil mitigé à ses projets. Haudricourt traduisit donc au Muséum pour la première fois et publia en 1935-1936 en français, sans conséquence notable en France, les travaux inédits dans le monde, hors la Russie, de Vavilov, et il poursuivit lui-même de son côté, aboutissant en 1943 à un chef-d’œuvre (avec l’agronome Louis Hédin qui lui servait de plume), ouvrage révolutionnaire toujours non dépassé à ce jour et fondateur de la génétique en France : L’homme et les plantes cultivées.

Dans un bref article publié en 1956 (p. 294 sq.), Haudricourt tient à associer à la botanique statique et systématique, en vue de la description soigneuse de l’usage des plantes dans les sociétés humaines et au rapport des groupes humains avec leur milieu végétal qui prévalait jusque-là, une ethnobotanique dynamique et histo-rique « explorant les plantes cultivées et utilisant la génétique, née avec Vavilov et cherchant à élucider le sens des migrations ou de la propagation de l’agriculture ». Pour Haudricourt, l’étude de l’histoire des plantes ainsi que celle de leur place dans

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les sociétés humaines implique nécessairement l’usage de la linguistique. C’est la raison pour laquelle, dans le manuel en trois volumes, Enquête et description des langues à tradition orale, indispensable aux enquêtes de terrain, publié en 1976 au sein du Laboratoire des langues et civilisations à tradition orale (LACITO) créé par Jacqueline M.C. Thomas et Luc Bouquiaux au sein du CNRS, encouragés par Haudricourt, ce que l’on a l’habitude en France de nommer « les ethnosciences », c’est-à-dire l’ethnobotanique, l’ethnozoologie, etc., dans la quête de «  l’ethnos-cience » ou de savoirs globaux d’une société donnée sur l’univers, sont présentées comme relevant d’abord et avant tout de l’ethnolinguistique.

Le premier colloque international d’ethnoscience fut organisé en France pendant quatre jours, du 23 au 26 novembre 1976, à l’instigation du Laboratoire d’ethnobo-tanique et d’ethnozoologie du Muséum national d’histoire naturelle, de la Société d’ethnozootechnie et de l’Institut international d’ethnosciences, sous la présidence de l’ornithologue Jean Dorst, alors directeur du Muséum, de Robert Gessain, de Jean Guiart, de Paul Mercier et de Georges-Henri Rivière. Plus de 130 communi-cations y furent présentées, réparties selon quatre thèmes, comme suit : 1) (23 nov.) L’homme et le milieu animal et végétal (ethnoécologie, écomusées, conservation des espèces, ethnobotanique, ethnozoologie  ; 2)  (24  nov.) Journée d’étude sur le porc domestique  ; 3) (25 nov.) Animaux domestiques (cheval et chien). Les ani-maux dans la pensée et le langage : aspects psychologiques, classifications, mytho-logies et croyances  ; 4) (26 nov.) Ethnoscience  : anthropologie de l’alimentation, ethnominéralogie, ethnopharmacologie et ethnopharmacognosie, ethnomédecine. La version écrite de l’ensemble des communications représentait plus d’un mil-lier de pages. À ma connaissance, il n’a finalement pas été publié. En 1983, se tint encore la table ronde Ethnosciences. Dialogue et coopération entre sciences naturelles et sciences de l’homme et de la société, organisée à Nice / Sophia-Antipolis (France), par le Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud-Est et le monde insu-lindien (CeDRASEMI), avec de nombreuses contributions ethnozoologiques, sous la présidence de Georges Condominas, Raymond Eches et Marie-Josée Tubiana, et la participation de Jacques Barrau, André-Georges Haudricourt et Bernard Sellato, entre autres. Les actes n’en furent jamais publiés (Voir Condominas, 1998, p. 6-7).

Un bel exemple classique de recherche d’ethnoscience et de travail collectif interdisciplinaire de longue haleine qui milite pour la recommandation, défendue par Mauss, d’œuvrer si possible en équipe, est, en France, l’Encyclopédie des Pygmées Aka de Centrafrique et du Congo du LACITO-CNRS, dirigée par Jacqueline M.C. Thomas, Serge Bahuchet, Alain Epelboin et Suzanne Fürniss, dont 11 volumes et 2828 pages ont déjà été publiés depuis 1983.

En 1965 fut créée à Paris la Société d’ethnozoologie et d’ethnobotanique par Jacqueline M.C. Thomas, Roland Portères et André-Georges Haudricourt. Elle est constituée, selon ses statuts publiés en 1968 dans son bulletin (en fait une section régulière du JATBA –Journal d’Agronomie Tropicale et de Botanique Appliquée), « à l’effet de procéder d’abord à la constitution d’un fichier interdisciplinaire, ethno-logique, linguistique, ethnobotanique et ethnozoologique, d’effectuer la recherche

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et la collecte, par des missions scientifiques, des matériaux et de la documentation nécessaire, de fournir à tous chercheurs le maximum d’informations correspondant à leurs travaux et orientation en matière d’ethnobotanique et d’ethnozoologie ».

Après la création de la section «  ethnozoologie  », le laboratoire fondé par Roland Portères prit le nom de Laboratoire d’ethnobotanique et d’ethnozoologie, puis, en 1986, celui de Laboratoire d’ethnobiologie et biogéographie.

À la suite de Roland Portères, Jacques Barrau (1925-1997), botaniste et anthro-pologue rentré en 1956 d’un long séjour dans le Pacifique Sud, en prit la direction en 1965, jusqu’à sa disparition. Professeur au Muséum de 1981 à 1997, il fut un auteur prolixe (plus de 300 ouvrages et articles), reçut la médaille d’argent du CNRS en 1980 pour l’ensemble de son œuvre et le prix international Cosmos pour ses tra-vaux sur les relations entre les sociétés humaines et la nature. Il enseigna l’écolo-gie des sociétés humaines notamment dans les Universités de Panthéon-Sorbonne, René Descartes et Paris  7, à l’École des Hautes Études et à l’Université de Yale. Parallèlement, en 1985, Claudine Berthe-Friedberg, collaboratrice d’Haudricourt elle aussi, créa l’équipe APSONAT (Appropriation et socialisation de la Nature, UMR 8575, CNRS et Muséum national d’histoire naturelle), déplaçant, comme le dit Serge Bahuchet (2012, p. 4), « le regard de la plante ou de l’animal vers la société qui les utilise ».

C’est surtout la création, en 2001, de la chaire d’« anthropologie de la Nature » au Collège de France par Philippe Descola, et la parution, en 2005, de son ouvrage Par-delà nature et culture – qui contribua à lui valoir la médaille d’or du CNRS en 2012 pour son œuvre –, qui, non seulement ont redynamisé récemment les études ethnoécologiques, mais les ont élevées dans le débat scientifique international au même rang que celles qui portent spécifiquement sur la structure sociale ou la lin-guistique, même si, en France, comme regretté par Serge Bahuchet (2012, p.  5), l’ethnoécologie demeure encore trop peu valorisée dans les grandes revues d’anthro-pologie comme L’Homme.

L’organe du laboratoire initialement créé par Auguste Chevalier fut inti-tulé Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture Coloniale, renommé Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture Coloniale, renommé en 1946 Revue Internationale de Botanique Appliquée et d’Agriculture Tropicale. En 1954, la revue prit le nom de Journal d’Agriculture Tropicale et de Botanique Appliquée, puis celui de Journal d’Agriculture Traditionnelle et de Botanique Appliquée, avant de se trans-former à compter de 1963 en Journal d’Agriculture Traditionnelle et de Botanique Appliquée. Travaux d’Ethnobotanique. À compter de 1966, la revue ajouta «  et d’Ethnozoologie » à ce sous-titre. En 1973, Jacques Barrau en prit la direction, lui impulsant un nouvel élan. Suivant l’évolution du laboratoire, en 1986 il la renomma Journal d’Agriculture Traditionnelle et de Botanique Appliquée. Travaux d’Ethno-biologie et Biogéographie, puis JATBA. Revue d’Ethnobiologie, jusqu’en 2005. En 2012, le journal a été relancé sous un nouveau nom : Revue d’Ethnoécologie (Voir Bahuchet, 2012 ; Hoare, 2012).

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En janvier 2009, le Laboratoire d’ethnobiologie et biogéographie a été transformé en laboratoire « Éco-anthropologie et ethnobiologie. Environnements, populations, sociétés (ethnoécologie et usage des ressources naturelles) », UMR 7206 du CNRS (Département « Hommes, Natures, Sociétés »), du Muséum national d’histoire naturelle (Unité scientifique  104) et de l’Université Paris  7. Il est actuellement dirigé par Serge Bahuchet. Ses thèmes interdisciplinaires de recherche concernent : peuplement et migrations, constitution et transmission des savoirs, territoires, biodiversité et productions localisées. Les recherches actuelles effectuées en son sein portent sur la biodiversité, l’ethnoécologie, la forêt tropicale, les chasseurs-cueilleurs, et l’adaptation de l’homme au milieu tropical.

Au sein de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), divers cher-cheurs comme Pierre Grenand ou Edmond Dounias poursuivent dans le même élan en ethnoécologie et écologie humaine, de même qu’au CNRS, en relation à d’autres institutions (INRA, CIRAD, Université de Montpellier, etc.), le Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE, UMR  5175). Au CNRS encore, l’ethnologue Nicole Revel a prolongé leurs travaux (1990 ; 1991 ; 1992) en rendant compte de l’histoire naturelle palawan (Philippines) d’une manière tout à fait nouvelle, dans la lignée de l’enseignement informel d’Haudricourt et de l’ethnoécologiste améri-cain, considéré comme le fondateur de l’école ethnoscientifique outre-atlantique, Harold C. Conklin. Titulaire d’un PhD intitulé The Relation of Hanunóo Culture to the Plant World, soutenu à l’Université Yale (États-Unis) en 1954, et auteur, en 1980, de ce que Georges Condominas (1984) a appelé un chef-d’œuvre de l’ethnogra-phie : Ethnographic Atlas of Ifugao : A Study of Environment, Culture and Society in Northern Luzon, il a consacré l’essentiel de ses recherches de terrain aux Philippines. Il reçut le Prix international Fyssen (sciences cognitives) en 1983. Citons encore les recherches ethnoécologiques innovantes de l’anthropologue britannique Tim Ingold, notamment The Appropriation of Nature. Essays on Human Ecology and Social Relations (1986), les recherches d’Éric Navet (2007) sur les conceptions des rapports homme  / nature au sein des sociétés traditionnelles, les travaux compa-ratifs de Jean Boulbet (École française d’Extrême-Orient) sur les forêts tropicales d’Asie du Sud-Est ; ceux de Bernard Koechlin (CNRS) sur Madagascar – avec une approche privilégiant l’ethnogestique et l’anthropologie visuelle, dont il fut l’un des grands pionniers  –, ceux de Pierre Grenand (IRD) sur la Guyane française. Mentionnons enfin l’école de Bernard Sellato, essentiellement interdisciplinaire, bien représentée dans la somme sur la vannerie traditionnelle qu’il a dirigée concer-nant Bornéo mais dont la portée heuristique est plus large (Plaited Arts from the Borneo Rainforest, 2012). Liste non exhaustive.

Approche épistémologiqueAu regard de ce qui fut longtemps nommé « ethnoscience » (au singulier), d’une part, et « ethnosciences » (au pluriel), d’autre part, il est important de noter que de nombreux auteurs font une confusion entre les disciplines et méthodes utilisées, que l’on résume usuellement sous le vocable « ethnosciences » (au pluriel), et l’objectif

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final de ces méthodes, démarches et pratiques associant ethnologie et sciences naturelles, appelé globalement « ethnoscience » (au singulier). L’erreur vient de ce qu’un seul terme, « ethnoscience(s) » (au singulier ou pluriel) est utilisé pour désigner deux objets totalement différents. Dans un cas (singulier), le terme désigne en fait l’objet de l’enquête menée : les savoirs locaux. Dans l’autre cas (pluriel), il nomme la démarche technique et les instruments qui sont utilisés pour y parvenir par association de divers outils conceptuels, démarches et approches naturalistes (zoologie, botanique, etc.) et ethnologiques, et qui aboutissent à l’émergence de ce que l’on voit à leurs débuts comme nouvelles disciplines, telles l’ethnobotanique ou l’ethnozoologie, alors qu’elles ne sont, pour cet exemple, que le sous-ensemble formé par la réunion de deux ensembles  : zoologie et ethnologie, c’est-à-dire une addition de savoirs et pratiques antérieurs plus qu’une création ex nihilo.

André-Georges Haudricourt et Jacques Barrau ont tenu à expliquer ainsi qu’il n’existe pas réellement d’« ethnoscienceS » avec un « s » final et que ce qu’il faut prendre en compte c’est essentiellement le but de toute démarche de cet ordre  : l’« ethnoscience » au singulier. Selon André-Georges Haudricourt :

« L’ethnoscience est l’ensemble des connaissances qu’une population a de son milieu naturel, interne et externe, animé et inanimé. L’ethnoscience d’une société donnée sera donc décrite à un stade déterminé de son histoire et constituera une portion de l’histoire générale des sciences et des techniques. Les connaissances qu’une population a de son milieu impliquent une relation particulière de la société à celui-ci, qui fait également l’objet de l’étude ethnoscientifique. D’autre part, l’ethnoscience a également pour objectif de déterminer les influences et les contraintes que le milieu exerce sur la société et inversement les types d’exploitation et les répercussions de son implantation et de son action sur son environnement » (1985, p. 7).

André-Georges Haudricourt avait d’ailleurs l’habitude de lancer des boutades à ses collaborateurs et disciples. Parmi celles-ci, citons-en deux relevées par Serge Bahuchet (2011, p. 4) : « il n’y a pas d’ethnosciences, il n’y a que de la bonne ethno-logie » et « la botanique, c’est l’ethnobotanique des botanistes, qui ont une langue secrète, comme toutes les ethnies... ». Pour Serge Bahuchet, au contraire, l’ethnos-cience est une vision plutôt dépassée, issue d’une école de pensée américaine, cher-chant à mettre à jour une folk science ou science locale, populaire, indigène, appelée ethnoscience dans les débuts, dans les années 1950 :

« Je retiendrai ici une étape qui m’a personnellement frappé, celle qui correspond à l’émergence de l’ethnoscience aux États-Unis […] et surtout les études des Folk classifications et des taxonomies vernaculaires, visant à dégager des principes universels […]. À cette ethnoscience américaine, les chercheurs français opposaient “les ethnosciences”, plus globales et fondées sur l’enseignement transdisciplinaire d’Haudricourt […], et aussi plus proche de la démarche ethnographique d’un Conklin et d’un Bulmer… Et ils reliaient dans une même formule les deux aspects indissociables, “les savoirs et les savoir-faire”. Il s’agit finalement plus d’une méthodologie pour aborder les relations des sociétés avec

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le monde et entre elles, que d’une discipline en elle-même. Claudine Friedberg […] et Marie Martin […] opposent cette approche holistique et, finalement, tout à la fois plus naturaliste et plus sociale, à l’ethnoscience considérée comme par trop réductrice. [...] La réconciliation des deux écoles viendra plus tard, par la reprise du concept d’ethnobiologie proposé par Castetter […] et qui, en réunissant à la fois ethnobotanique, ethnozoologie et ethnoécologie (on disait aussi, en souriant, les “ethno-X”), permet cette approche globale, à l’échelle d’une société. [...] Ainsi, l’ethnobiologie a supplanté l’ethnoscience, dont le terme n’apparaît d’ailleurs presque plus » (2012, p. 7-8).

D’après Serge Bahuchet (2012), il faut retenir plutôt l’intérêt des «  ethnos-ciences  », telles que les nomment l’école française, issues de l’amalgame réussi entre sciences naturelles comme zoologie, botanique, météorologie, etc., et sciences humaines, notamment l’ethnologie, qui induisent une approche interdisciplinaire, holiste, à dominante et sur le modèle ethnolinguistique, des savoirs autochtones, notamment sur le plan des taxonomies et de la systématique locales, que l’on résume désormais en France, selon Serge Bahuchet, sous la formule «  ethnoécologie  ». Elle est aujourd’hui appelée dans le monde anglo-saxon native knowledge, c’est-à-dire « ensemble des savoirs et savoir-faire autochtones ». Pour Jacques Barrau, en revanche, foin d’une ethnozooologie coupée de l’ethnologie comme de la zoolo-gie – et vue, par rapport à elle comme une sous-science, une science « cadette » – ou de la botanique, ou encore de la linguistique, se suffisant à elle seule ; en réalité, on doit parler plus largement d’ethnoscience au sens global, dont l’ethnozoologie relève au même titre que toutes autres approches complémentaires :

«  [...] Le terme ethnoscience est dû à une école de jeunes ethnologues américains se réclamant d’une nouvelle ethnographie et qui voulaient faire de l’étude méthodique des savoirs et des savoir-faire “populaires” (folk science en anglais) l’objet primordial de leurs recherches fondées sur les approches scientifiques de la linguistique. Cela les conduisit à créer le terme ethnoscience, en fait synonyme de folk science, suscitant ainsi d’assez vives réactions dans les milieux académiques des États-Unis, où des représentants des sciences “dures” firent remarquer assez vivement que ce néologisme prêterait à confusion : cette ethnoscience, par abus du terme science, pouvant finir par être considérée comme une discipline scientifique, alors qu’elle avait été conçue comme objet de recherche. Cette dérive annoncée a bien eu lieu en France où, pour beaucoup, le terme ethnoscience (ou, pire, ethnosciences au pluriel !) est compris comme désignant un groupe de disciplines mi-“humanistes” mi-naturalistes regroupant l’ethnobotanique, l’ethnozoologie, l’ethnobiologie, l’ethnoécologie, l’ethnominéralogie, bref, l’ethno-tout ce que vous voudrez ! J’en arrive parfois à penser que cette multiplication des préfixations en ethno- pour “ethnologiser” ou pour “ethnographiser” des disciplines naturalistes a posé, chez nous, plus de problèmes qu’elle n’a contribué à en résoudre, en raison de la confusion qu’elle a suscitée dans un pays où la stricte ségrégation entre sciences de la Nature et sciences de l’Homme a pris valeur de dogme » (1993, p. 15-16).

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D’après André-Georges Haudricourt, et d’après Jacques Barrau, il n’existe ainsi fondamentalement, en tant qu’objectif final d’une enquête, d’une recherche, d’une démarche d’investigation et de synthèse documentaire, pas d’ethnosciences au pluriel (nouvelles disciplines), mais une ethnoscience (au sens de native knowledge) au singu-lier, qui consiste en le savoir autochtone global sur l’univers, sa façon de le décryp-ter, l’explication indigène sur l’univers en quelque sorte, pendant de la démarche scientifique occidentale au sens large, alors que l’existence d’ethnosciences au pluriel induirait celle de « sous-sciences », les dites ethnosciences.

Par ethnoscience, Jacques Barrau entend non pas une science moindre que la véritable « science » – la nôtre, celle de l’Occident –, une science exotique, « pri-mitive », mais tout autre chose. Là, il faut renvoyer à ce que Georges Condominas nommait sa « théorie des trois niveaux », pour lui à la base de toute approche eth-nologique et qu’il faudrait nommer en réalité des « trois approches ». En effet, le terme « niveau » est mal choisi car il induit une hiérarchie sous-jacente qui n’existe pas. Il s’agit plutôt de trois approches équivalentes en valeur, simultanées en action, complémentaires en sens, et qui doivent être vues comme indissociables pour peu qu’on cherche à faire de la belle et féconde ethnologie, à saisir honnêtement et le plus exactement possible la pensée étrangère, le mode de vie différent, la société autre que l’on est venu étudier. Quelles sont ces trois approches ? Tout observateur doit absolument prendre en compte, simultanément, la théorie scientifique (vision occidentale), l’ethnoscience (ou ensemble des conceptions indigènes, le discours indigène, la taxonomie et la cosmologie autochtones) et les faits bruts, souvent en décalage avec tous les discours. Cette conception me semble juste et appropriée, tant pour la qualité attendue du résultat des enquêtes que pour les buts et les moyens qu’on se donne afin de la mener au mieux, car elle prend en compte et la démarche scientifique (occidentale) et celle des autochtones (à même niveau de valeur abso-lue) et met les deux à l’épreuve des faits, au-delà des discours théoriques qui peuvent, dans la science comme dans le savoir indigène, diverger en fonction de paramètres et considérations strictement sociales et culturelles.

Les disciplines, ou plutôt les approches dites « ethnoscientifiques » : ethnobo-tanique, ethnozoologie, ethnoécologie, ethnominéralogie, ethnométéorologie, etc., sont nouvelles car à la croisée des sciences naturelles et humaines. Elles ne sont que des moyens d’approche de l’ethnoscience qui en est l’objectif. Leur but est de tendre vers la connaissance autochtone générale et particulière globale – ethnoscience ou ethnoécologie, folk science ou native knowledge – au regard du monde naturel, dans toutes ses composantes possibles, et la conception de l’univers qu’ont les sociétés traditionnelles, dans l’éventail des relations existant entre l’homme, le milieu, la flore et l’animal, de la décrypter et la rendre, à l’épreuve (réciproque) de la vision et de la classification scientifique, dans le détail de sa réalisation pratique.

L’ethnobotanique, l’ethnozoologie, etc., ne sont pas de la sous-botanique ou de la sous-zoologie. Il s’agit d’allier, pour le cas de l’ethnobotanique, la botanique et l’ethnologie, et disciplines associées, afin de tendre vers l’ensemble des savoirs tradi-tionnels locaux, indigènes, autochtones, sur la flore pour le cas de l’ethnobotanique,

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en décryptant notamment la classification locale, en comparaison à la classification linnéenne, c’est-à-dire en confrontant ces savoirs locaux à la fois aux définitions, concepts et classifications occidentales (scientifiques) ainsi qu’aux faits bruts issus d’une observation participante. Si l’on prend le cas de l’ethnobotanique, au sens propre elle est donc l’objet de la recherche, non la méthode utilisée ni une disci-pline à part entière. De ce point de vue, c’est la botanique et l’ethnologie qui sont concernées.

BibliographieAllorge Lucile, Ikor Olivier, La fabuleuse odyssée des plantes. Les botanistes voyageurs, les

Jardins des Plantes, les herbiers, Paris, Jean-Claude Lattès, 2003.Bahuchet Serge, Les Pygmées Aka et la forêt centrafricaine. Ethnologie écologique, Paris,

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