le bilinguisme des inscriptions de la gaule

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bilinguisme gréco-latin et épigraphie

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bilinguisme gréco-latin et épigraphie

maison de l’orient et de la méditerranée(Université Lumière-Lyon 2 – CNRS)

Publications dirigées par Jean-Baptiste Yon

Dans la même collection, Série épigraphique et historique

CMO 16, Épigr. 1 D’Archiloque à Plutarque. Littérature et réalité. Choix d’articles de J. Pouilloux, 663 p., 80 fig., 4 tabl., 6 pl., 3 dépliants, 1986.(ISBN 2-903264-08-2)

CMO 25, Épigr. 2 B. HellY, L’État thessalien. Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, 384 p., 20 fig. (dessins au trait), 3 tabl., 1995.(ISBN 2-903264-17-1)

CMO 26, Épigr. 3 G. ThériaulT, Le culte d’Homonoia dans les cités grecques, 259 p., en coédition avec Le Sphinx, Québec, 1996.(ISBN 2-903264-18-X)

CMO 27, Épigr. 4 G. lucas, Les cités antiques de la haute vallée du Titarèse. Études de topographie et de géographie historique, 264 p., 16 fig. (dessins au trait), 13 pl. in fine, 1997.(ISBN 2-903264-19-8)

CMO 31, Épigr. 5 H.-L. Fernoux, Notables et élites des cités de Bithynie aux époques hellénistique et romaine (iii e s. av.-iii e s. ap. J.-C.), 608 p., 2004.(ISBN 2-903264-24-4)

Bilinguisme gréco-latin et épigraphie. Actes du colloque international, Lyon, 17-19 mai 2004 / Frédérique Biville, Jean-Claude DecourT et Georges rougemonT (éds). – Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2008. – 342 p., 25 cm. (Collection de la Maison de l’Orient 37).

Mots-clés : grec, latin, araméen, bilinguisme, trilinguisme, identités linguistique et culturelle, alphabet, épigraphie, onomastique, calendrier, administration romaine.

ISSN 0985-6471ISBN 978-2-35668-000-6

© 2008 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07

Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente :Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 Rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07

www.mom.fr/publications - [email protected] de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, F-75006 Paris

collection de la maison de l’orient et de la méditerranée 37série épigraphique et historique 6

bilinguisme gréco-latin et épigraphie

Actes du colloque organisé à l’Université Lumière-Lyon 2Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux

UMR 5189 Hisoma et JE 2409 Romanitas

les 17, 18 et 19 mai 2004

édités par

Frédérique Biville, Jean-Claude DecourT et Georges rougemonT

sommaire

Avant-propos .............................................................................................................. 9Frédérique Biville, Jean-Claude DecourT, Georges rougemonT

Liste des abréviations ............................................................................................... 13

I – CONTACTS LINGUISTIQUES ET TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES

Athanassios rizakis (EIE, Athènes)Langue et culture ou les ambiguïtés identitairesdes notables des cités grecques sous l’Empire de Rome ......................................... 17

Frédérique Biville (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas)Situations et documents bilingues dans le monde gréco-romain ............................. 35

II – GREC ET LATIN EN ORIENT

Claire hasenohr (Université de Bordeaux)Le bilinguisme dans les inscriptions des magistri de Délos .................................... 55

Denis rousseT (EPHE, Paris)Usage des langues et élaboration des décisionsdans le « Monument bilingue » de Delphes .............................................................. 71

Élodie Bauzon (Lycée français de Rome)L’épigraphie funéraire bilingue des Italiensen Grèce et en Asie, aux ii e et i er siècles av. J.-C. ................................................. 109

Miltiade haTzopoulos (EIE, Athènes)Le grec et le latin dans les inscriptions de Béroia ................................................. 129

Giovanbattista galDi (Université de Bologne)Aspects du bilinguisme gréco-latin dans la province de Mésie inférieure ............ 141

� sommaire

Catherine DoBias (Université de Bourgogne)Sur quelques faits de bilinguisme gréco-latindans le corpus épigraphique cyrénéen ................................................................... 155

Cédric Brélaz (Université de Lausanne, École française d’Athènes)Le recours au latin dans les documents officielsémis par les cités d’Asie Mineure ........................................................................... 169

Jean-Baptiste Yon (CNRS, HiSoMA)Bilinguisme et trilinguisme à Palmyre ................................................................... 195

Denis Feissel (Collège de France, Paris)Écrire grec en alphabet latin : le cas des documents protobyzantins ................... 213

III – LATIN ET GREC EN OCCIDENT

Jean-François BerTheT (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas)Remarques sur le vocabulaire politique des Res gestae diui Augusti .................... 231

Daniel vallaT (Université Lumière-Lyon 2, JE Romanitas)Interférences onomastiques et péri-onomastiquesdans les Res gestae d’Auguste ............................................................................... 241

Heikki solin (Université d’Helsinki)Observations sur la forme grecquedes indications calendaires romaines à Rome à l’époque impériale ..................... 259

Bruno rocheTTe (Université de Liège)Le bilinguisme gréco-latin dans les communautés juives d’Italied’après les inscriptions (iii e-vi e s.) ......................................................................... 273

Jean-Claude DecourT (CNRS, HiSoMA)Le bilinguisme des inscriptions de la Gaule .......................................................... 305

Conclusion

Jean-Louis Ferrary (EPHE, Paris) ........................................................................ 321

Index des inscriptions ............................................................................................. 331

Index des auteurs et citations .................................................................................. 336

Index des noms propres ......................................................................................... 338

Index des notions ................................................................................................... 339

Liste des contributeurs (coordonnées, septembre 2008) ........................................ 347

LE BILINGUISME DES INSCRIPTIONS DE LA GAULE

Jean-Claude Decourt

UMR 5189 Histoire et sources des mondes antiques

Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean-Pouilloux, Lyon

CNRS – Université Lumière-Lyon 2

Résumé

Le corpus des Inscriptions grecques de la France présente un triple avantage. Il s’agit d’un corpus limité en nombre de documents (environ 150), donc facilement manipulable. Cet ensemble est en outre relativement clos, dans la mesure où les nouveautés sont et, selon toute vraisemblance, demeureront rares. Enfin, parce que la très grande majorité de ces inscriptions sont d’époque impériale, nous sommes en présence d’un corpus de langue grecque dans un milieu fortement latinisé et marginalement, pour ce qui est de l’épigraphie au moins, celtisant. Il se prête donc bien à une étude des différentes formes de bigraphisme et de bilinguisme latin / grec, voire gaulois / grec, dont on tente de dresser le panorama, en montrant qu’il n’existe pas un bilinguisme, mais différents degrés de bilinguisme, qui trahissent différents degrés d’acculturation à la langue et à la culture dominantes.

AbstrAct

The epigraphic corpus Greek Inscriptions from France offers a triple advantage. First, there is a limited number of documents (ca 150), so it is easy to use it. Beside that, this corpus is, more or less, finished, because the new inscriptions will be, most probably, very rare. Finally, because the majority of these inscriptions belongs to the imperial roman period, we have at our disposal a group of greek texts in a strong latin and, on the fringes, celtic sphere. Therefore, we can use it for a study of the different forms of bilingualism Latin / Greek or Gaulish / Greek, of which this paper tries to give an overview, showing that there is not one form of bilingualism, but different degrees of bilingualism, which reveal different degrees of acculturation to a predominating language and culture.

306 j.-cl.Decourt

Introduction

Dans la perspective de ce colloque consacré au bilinguisme grec / latin 1, les inscriptions grecques de la France, dont le corpus vient tout juste de paraître 2, présentent un certain nombre de traits particuliers.

Tout d’abord, elles forment un ensemble sinon définitivement clos, du moins peu susceptible de remises en cause brutales, lesquelles seraient dues, par exemple, à un accroissement inattendu qui modifierait fondamentalement notre point de vue. On peut, on doit sans doute espérer des nouveautés, mais ces dernières seront, selon toute vraisemblance, en nombre limité �.

C’est ensuite un corpus homogène du point de vue chronologique. La très grande majorité des inscriptions, en effet, sont d’époque impériale. Les documents plus anciens, purement grecs pourrait-on presque dire, sont très rares, y compris à Marseille �.

Il s’agit d’un corpus que je qualifierais de “ national ” 5. La répartition des inscriptions, dont les lieux de trouvaille, contrairement à ce que l’on pourrait penser, sont en général connus avec un degré de précision satisfaisant, même pour les plus anciennement publiées, se fait sur un vaste territoire, plus vaste que pour les corpus de cités, à l’évidence. Cependant, à quelques exceptions près, cette répartition demeure restreinte dans l’espace. Les inscriptions grecques et, partant, les inscriptions bilingues se retrouvent non sur l’ensemble de la France, mais sur le pourtour méditerranéen et la vallée du Rhône jusqu’à Lyon, avec une extension en direction d’Autun / Augustodunum �.

Enfin, parce que nous sommes dans une zone marginale du monde grec, à la question du bilinguisme latin / grec s’en superpose une autre : celle de l’emploi de l’alphabet grec pour une langue qui n’est pas le grec, mais le gaulois, y compris dans les usages épigraphiques, lesquels trahissent clairement une adaptation des signes à une langue qui n’est pas le grec �. Il me paraît utile, avant de tenter d’établir une typologie des inscriptions bilingues latin/grec, de m’arrêter quelques instants sur la question du gaulois.

1. Le point de vue adopté dans cette contribution est différent de celui de Biville 1989 qui excluait de son propos les inscriptions bilingues comme celle de Thaïm, fils de Saad (IGF 141), ou purement grecques (IGF 143).

2. Decourt 2004, cité désormais IGF suivi du numéro dans le corpus.

3. Pour donner un ordre d’idée du rythme récent d’accroissement du corpus, il suffit de rappeler qu’au cours des vingt dernières années ont été découvertes onze inscriptions grecques nouvelles.

4. On compte une vingtaine d’inscriptions antérieures à l’ère chrétienne. Sur le corpus de Marseille (inscriptions grecques, latines et chrétiennes), voir désormais Decourt, Gascou et Guyon 2005.

5. Sur la question des limites assignées à ce corpus, voir IGF, p. IV.

�. Sur les informations que l’on peut tirer (ou ne pas tirer) de cette répartition sur le territoire national, voir IGF, p. IX.

�. Sur l’emploi de l’alphabet grec en gaulois, voir Lejeune 1985, p. 441-451.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 307

Bilinguisme, trilinguisme, bialphabétisme : le cas du gaulois

En effet, le bilinguisme latin / grec se manifeste, en Gaule, dans un environnement au moins partiellement gaulois. Cet environnement est donc le cadre d’un autre bilinguisme, grec / gaulois, plus ancien, mais limité, plus encore que le bilinguisme latin / grec et sauf très rares exceptions, à la frange côtière ; cet environnement est aussi, potentiellement, trilingue, gaulois / grec / latin, et, s’il est pour l’essentiel oral, cela ne peut pas avoir été sans conséquence, par exemple, sur l’épigraphie locale. Plusieurs points méritent d’être mis en lumière.

D’abord, les Gaulois, certains Gaulois du moins et plus généralement certains indigènes du Midi de la France, parlaient, lisaient et écrivaient sans doute aussi le grec, et ce depuis longtemps. C’est presque une évidence qu’il n’est pas totalement inutile de rappeler ici parce que nous en avons deux témoignages épigraphiques : une main d’hospitalité de bronze, suvmbolon pro;~ Oujelaunivou~ (IGF 1, iie/ier s. av. J.-C.), trouvée au début du xviiie s. dans le Sud de la France, sans qu’on sache exactement où, et qui servit de sauf-conduit pour des Grecs, peut-être des Marseillais, auprès des Velaunii, peuple gaulois connu par Strabon, 4.2 (Oujellaivoi ou Oujellavoi) et par le Trophée de la Turbie, et dont le territoire est en général situé autour de Castellane/Vence ; et par ailleurs le texte commercial sur plomb de Pech Maho (IGF 135), naguère publié par Jean Pouilloux, qui nomme les témoins indigènes d’un contrat, lesquels devaient nécessairement être en partie hellénophones 8.

Ensuite, et cela pourrait paraître paradoxal, mais cela s’explique, entre autres raisons, par le petit nombre de documents qui nous est parvenu, nous ne possédons aucune inscription bilingue grec / gaulois ou latin / gaulois. Certains purent croire à l’existence d’une “ Pierre de Rosette du gaulois ” au moment de la découverte de l’inscription bilingue latin / grec de Thaïm, fils de Saad, à Genay près de Lyon (IGF 141) ; le texte grec, parce qu’un document en cette langue était quelque peu inattendu en ces lieux et parce que Qaimo~ Saavdou, entre autres séquences, avait dérouté les déchiffreurs, passa en effet un temps pour du gaulois. Les Gaulois écrivaient, gravaient même, il suffit de feuilleter le RIG de M. Lejeune pour s’en convaincre 9, mais l’épigraphie gauloise relevait strictement du domaine privé (épitaphes et quelques dédicaces), sans qu’il y ait eu la tentation forte du bilinguisme : on écrit en caractères grecs, avec les indispensables adaptations, on n’écrit pas en grec. Quant aux Grecs et aux Romains, la question de l’acculturation à une langue et à une culture considérées comme barbares ne se posait guère.

Cette tentation du bilinguisme se manifesta néanmoins sur les marges. Nous connaissons en effet depuis la fin du xixe s., trouvée à Genouilly dans le Cher, une

8. Ces témoins indigènes sont, d’après l’onomastique, des Ibères plutôt que des Gaulois, ce qui laisse entrevoir l’existence d’autres bi- ou polylinguismes dans la région, dont on perçoit d’autres manifestations dans l’épigraphie d’Espagne. Rappelons que la plaquette de Pech Maho n’est pas bilingue, le texte étrusque de la face A, antérieur, n’ayant rien à voir avec le texte grec : ce dernier résulte d’un remploi.

9. Lejeune 1985 ; voir aussi Lambert 1993, p. 94-95.

308 j.-cl.Decourt

stèle de la seconde partie du ier s. ap. J.-C. (IGF 1�8), dont le texte est rédigé en langue gauloise et qui fut gravée en deux temps : d’abord une épitaphe, puis une dédicace. L’épitaphe est en caractères grecs, la dédicace en caractères latins. Entre les deux se lit une signature Aneuouno~ ejpo(iv)ei, dont la graphie est grecque, l’anthroponyme gaulois (comme les noms du dédicant et du défunt), le verbe de langue grecque. M. Lejeune 10 a souligné combien cette inscription posait de problèmes du fait même de sa bigraphie, qui manifeste, par l’abandon de l’alphabet grec pour le latin, un véritable tournant culturel. Pour ce qui est du verbe grec, en revanche, on évitera de parler de bilinguisme, mais bien plutôt d’un phénomène de mode, de ce que Lejeune appelle une manifestation « d’hellénomanie », que je rapprocherais volontiers de certains usages du grec (alphabet et langue) dans des documents latins sur lesquels nous aurons à revenir 11.

Plus intéressant peut-être, pour l’étude des phénomènes de bilinguisme ou de trilinguisme, est l’une des inscriptions du site de l’Almanarre, à Hyères-Olbia de Provence. À côté de celles d’Aphrodite, de Léto et d’un Héros anonyme, on connaît une inscription des Mères (IGF ��), Mvhtrwn, mot répété sur les deux faces adjacentes d’un même bloc de ce qui est selon toute vraisemblance une borne. L. Robert 12 contestait cette interprétation et reconnaissait dans cette inscription une épitaphe portant un « anthroponyme ionien » au nominatif (extrêmement rare, puisque les quatre volumes du Lexicon of Greek Personal Names de P.M. Fraser et E. Matthews n’en signalent que trois cas), la forme de génitif pluriel lui paraissant aberrante. À vrai dire, la forme du monument et le lieu de découverte de la pierre, en plein centre de l’établissement antique, empêchent d’y reconnaître un monument funéraire, dont le libellé serait, de surcroît, réduit à un seul mot gravé deux fois, ce qui est sans parallèle en France. Je me demande s’il n’y a pas là, non une erreur de gravure, une coquille au sens quasi typographique du terme (mhvtrwn pour mhtevrwn), mais à proprement parler une faute de langue d’un graveur indigène (plutôt que du rédacteur ?) maîtrisant mal le grec et inventant une forme sur le modèle du singulier mhvtro~, forme influencée de plus par le masculin ajndrw§n. L’utilisation de l’omicron en lieu et place de l’oméga, habituelle dans les inscriptions gallo-grecques, pourrait en outre avoir facilité cette erreur du génitif pluriel à partir du génitif singulier et l’omission de l’epsilon : une inscription gallo-grecque d’Istres 1� est orthographiée matron.

Une dernière inscription nous retiendra. Il s’agit d’une stèle funéraire du type dit « stèles maisons » (IGF 54), bien connu dans la région de Glanum et que l’on date du iie ou à la rigueur du ier s. av. J.-C. 1�, conservée à Noves dans une collection particulière.

10. Lejeune 1985, n° G 225.

11. Cf. infra.

12. J. et L. Robert, BullEp, 19��, 503 ; sur le culte des Mères gauloises, cf. IGF 128, qui donne la bibliographie.

13. M. Lejeune, Études Celtiques 25, 1988, n° G 519.

14. Sur ce type de monuments propres à cette région, cf. Bessac et Bouloumié 1985.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 309

Cette inscription présente des traits tout à fait spécifiques. Le monument est de typologie celte ; le nom du défunt, ∆Androvniko~, est grec ; le patronyme, Kouint, même s’il est écrit en caractères grecs, est latin, avec la finale abrégée, selon un usage épigraphique aussi bien latin que gallo-grec. Cette finale pourrait se restituer en -o~, Kouinto~, pour un patronyme gaulois en deux parties 15 au nominatif, comme il y en a d’autres dans la région ; en -i, Kouinti, à la latine (l’iota étant alors dissimulé dans la ligature nu+tau), signe d’une influence romaine déjà forte, mais encore contrebalancée par l’usage de l’alphabet grec ; ou en -ou, Kouitou, à la grecque, ce qui impliquerait une maîtrise au moins sommaire de cette langue. Je ne connais pas de parallèle à ce monument singulier.

Si l’on revient maintenant au strict cas du bilinguisme latin / grec tel qu’il se manifeste dans l’épigraphie, il est commode de distinguer, au sein du phénomène, plusieurs degrés successifs.

Le degré zéro du bilinguisme : bilinguisme et bigraphisme

On pourrait d’abord soutenir qu’un certain nombre de documents représentent en quelque sorte le degré zéro du fait bilingue en Gaule, la manifestation réduite à son strict minimum de ce que l’on doit considérer, malgré tout, comme une forme très modeste d’acculturation. De nombreuses épitaphes de langue grecque portent, en toutes lettres ou en abrégé, en translittération ou en traduction, l’invocation funéraire latine bien connue D(is) M(anibus). On lit ainsi Qeoi~ Daivmosin ou Qeoi~ Katacqonivoi~ à Nîmes (IGF 120, 121 et 123), Q(eoi~) K(atacqonivoi~) à Marseille (IGF 23) et Aléria (IGF 1�4), voire la pure et simple translittération D(i~) M(anibou~) à Vienne (IGF 93).

Ce jeu du bigraphisme ou du bialphabétisme 1�, on peut le noter d’emblée pour n’y plus revenir, culturel lui aussi, se manifeste à un niveau supérieur de bilinguisme pour prendre parfois des formes qui ont pu naguère quelque peu dérouter. Le signum latin Benagi (sur bene agere), qui est un hapax, a été gravé à Lyon (IGF 14) sous la forme caire Benagi avec d’autres acclamations bien grecques (IGF 1�8, Eujyuvci ; 149, Nikavsi ; 150, Pentavdi). Le signum ∆Ilavrei, à la fois grec et latin 1�, a été introduit en caractères grecs au beau milieu de l’épitaphe latine de la jeune Julia Félicissima Scholastica, encore à Lyon (IGF 1�4). On a du reste le cas inverse, toujours à Lyon (IGF 151) : la formule d’adieu caire uJgivaine, sur laquelle je reviendrai, a été translittérée Chere hygiene en ouverture de l’épitaphe, encore une fois toute latine, de Julia Artémisia, natione Asiana. Selon un procédé analogue, sur un moule de terre cuite orné de deux scènes de combat

15. Pour un commentaire sur ces noms, gravés sur des monuments analogues, voir Lejeune 1985, n° G �8-�0.

1�. Le plus ancien témoignage est du iie s., la plupart du iiie s. ap. J.-C.

1�. Hilarus et Hilarius, ∆Ilarivwn, ÔIlavra, et ÔIlariva ; liste complète dans I. Kajanto, Onomastic Studies in the Early Christian Inscriptions of Rome and Carthage, Helsinki, 19�3.

310 j.-cl.Decourt

sportif, trouvé à Fréjus (IGF �5) et daté du milieu du iiie s. ap. J.-C., on lit puvkta~ d’un côté (puvkth~, le pugiliste) et pali de l’autre, c’est-à-dire le grec pavlh, la lutte 18.

Premier niveau : le recours à un formulaire complémentaire

Plus avant, le bilinguisme épigraphique peut se manifester de deux façons, les inscriptions prises en compte étant de fait toujours monolingues, mais complétées par le recours à quelque mots empruntés à l’autre langue.

Le cas des inscriptions grecques suivies d’une formule latine n’est pas fréquent, ce qui n’a rien que de très normal si l’on considère la disproportion dans la répartition entre latin et grec dans l’épigraphie de la France.

L’épitaphe (IGF 10) du musée Granet d’Aix, dite du jeune navigateur (le nom du défunt, qui figurait en tête, est perdu, la pierre est probablement de provenance marseillaise), est d’inspiration purement grecque, avec ses références au culte des Dioscures, les Dieux Amycléens protecteurs des marins, avec sa virtuosité littéraire fondée sur une bonne connaissance de la mythologie par son auteur. On retrouve du reste des formules toutes proches sur une épitaphe d’Itanos en Crète 19. Mais on soulignera par prudence que cet hellénisme en quelque sorte pur n’est peut-être qu’apparence trompeuse, dans la mesure où les correspondants latins des Dioscures, les Castores, représentés comme des héros cavaliers sur les monuments funéraires, ont joué en Gaule un rôle important, après avoir assimilé des divinités locales encore mal identifiées 20. Quoi qu’il en soit, l’épitaphe, que l’on peut dater du iiie s. ap. J.-C., se termine par les trois lettres latines LPS, locum posuit sibi.

Un procédé analogue est utilisé pour l’épitaphe de la petite fille Septimia Joulianè, à Lyon (IGF 1�� 21), épitaphe rédigée en grec et qui se clôt par la formule abrégée et sub asc(ia) dedi(cauerunt), si fréquente dans l’épigraphie funéraire lyonnaise 22.

Ces deux épitaphes sont grosso modo de la même époque (iiie s. ap. J.-C.) ; la première provient d’une région où le grec bénéficiait d’une implantation ancienne et

18. Voir aussi, dans le même ordre d’idée, les exhortations bacchiques (calo / kalw, pie / pive...) sur des vases à boire, signalées par Biville 1989, p. 10�-10�.

19. Peek 1955, 1249 ; Guarducci 1942, p. 120.

20. Sans parler, évidemment, de syncrétisme, on pourrait soupçonner un “ habillage littéraire ” grec de convictions plus locales. Si tel était le cas, nous serions en présence d’un témoignage de bilinguisme et d’acculturation plus avancés. Cependant, ce ne peut être ici qu’hypothèse.

21. iiie s. ap. J.-C. La pierre est perdue depuis longtemps, le texte imparfaitement établi, mais le monument est très vraisemblablement chrétien.

22. Sur l’ascia, la bibliographie est surabondante. En dernier lieu B.Mattsson,SIMA �0, 1990, avec, p. 1-11�, un catalogue par provinces impériales.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 311

forte, la seconde d’une région située à l’écart de cette influence hellénique ancienne. Il me semble que c’est l’inscription lyonnaise qui permet d’avancer une explication. La défunte, par son nom, Septimiva Ioulianhv, est selon toute vraisemblance une étrangère, une Orientale hellénophone. On rapprochera son nom de deux autres exemples à Lyon : Thaïm, fils de Saad, Qai`mo~ oJ kai; ∆Iouliano;~ Saavdou, Thaemus Iulianus Sati [fi]l(ius (IGF 141), et Joulianos Euteknios, ∆Iouliano;~ Eujtevknio~ (IGF 143), se disent tous deux Syriens, l’un de Laodicée-sur-Mer au nord, l’autre d’Atheila au sud. Dans l’épitaphe de Joulianè, l’usage du latin demeure très limité (quelques mots abrégés) et il est en même temps très fortement marqué par son contexte funéraire, puisque ce sont des formules conventionnelles. Il en est de même pour l’épitaphe du jeune navigateur. Ce recours au latin représente en quelque sorte ce qui me semble une concession mineure, voire une simple précaution pour la protection de la tombe, à la langue alors dominante (ou désormais dominante, dans le cas de l’épitaphe aixoise) et au milieu où vécut le défunt, dont le grec reste, de façon franche, la langue maternelle.

Les épitaphes latines accompagnées de quelques mots grecs formulaires sont relativement nombreuses dans le corpus de la Gaule. Ces formules sont variées, mais sans originalité particulière par rapport à ce qu’on retrouve ailleurs, en particulier dans l’épigraphie grecque d’Occident (je pense ici aux inscriptions de Rome), à quelques exceptions près. Elles n’ont pas toutes, sans doute, la même valeur à l’aune du bilinguisme.

J’ai étudié ailleurs 23 le groupe des épitaphes, souvent lyonnaises (IGF 148 à 152), qui portent, écrite en grec, l’exclamation cai`re kai;; uJgivaine, seule ou fréquemment accompagnée d’un signum : cai`re Eujyuvci, cai`re Nikavsi, cai`re Pentavdi, cai`re Benagi 24. Les mots grecs sont, le plus souvent, placés en vedette de chaque côté de l’épitaphe proprement dite (IGF 148-150), par exemple dans les poignées de la tabula ansata qui porte le texte ; dans quelques rares cas, ils précèdent (IGF 151) ou suivent (IGF 152) le texte. On a beaucoup glosé, dans les années cinquante du siècle dernier, sur ces formules, en prétendant y reconnaître la marque, plus ou moins dissimulée, de croyances en différents cultes orientaux, voire, bien sûr, à Lyon en particulier où elles sont bien représentées, du christianisme naissant. Je crois avoir fait justice de ces errements : déchiffrer une inscription, ce n’est pas la décrypter. Ces quelques mots, empruntés aux usages épistolaires tant privés qu’officiels 25, sont de simples salutations, entrées dans l’usage, en particulier funéraire, depuis bien longtemps.

23. Decourt 1993.

24. Sur ce dernier terme, cf. supra..

25. Sur les usages publics voir Bradford Welles 199� ; sur les usages privés, voir la lettre de Marseille sur plomb (IGF 4) ; pour les papyrus, voir par exemple Exler 19��. Biville 1989, p. 10�, avance une origine bacchique pour ces formules ; mais dans ce cas seul est gravé, sur les vases, le mot cai`re.

312 j.-cl.Decourt

D’autres formules, moins fréquentes, sont possibles. À Arles (IGF 5� 2�) et à Saint-Gilles-du-Gard (IGF 12�, iiie s. ap. J.-C., perdue), deux épitaphes se concluent par tau§ta, marque de résignation ici laconique dont les développements sont bien connus ailleurs (tau§ta to; tevlo~ ; tau`ta, fivloi, to; tevlo~ ; to; tevlo~ uJmw`n tou` bivou tau`ta), et dans laquelle L. Robert voyait l’expression de la sagesse populaire devant la mort 2�. Dans le cas de l’épitaphe arlésienne, l’exclamation est précédée d’un signum / sobriquet ∆Arwmati, qui, selon un procédé dont on a d’autres exemples ailleurs en Gaule, fait jeu de mots avec le texte latin, dans lequel la toute jeune Sécundilla est qualifiée de dulcis tanquam aromata. Se rattache à ce même groupe l’épitaphe lyonnaise d’Aurélia Callistè (IGF 14�, iiie s. ap. J.-C.), suivie d’un formulaire grec, très répandu et plus développé, mais de signification proche et qui est gravé sur une autre face du monument : Eujquvmei, Kallivsth, oujdei;~ ajqavnato~, « Courage, Callistè, nul n’est immortel ». À Arles enfin, l’épitaphe latine aujourd’hui perdue de Q. Aristius Chresimus (IGF 5�, iiie s. ap. J.-C.), peut-être chrétienne, se termine par le mot grec Eu[ploia, souhait d’heureuse navigation adressé aux marins ou à leurs passagers et dont on connaît très tôt, dans un contexte portuaire païen avant que d’être chrétien, l’emploi funéraire 28.

Comment expliquer ce type de bilinguisme marginal, marginal au figuré, mais parfois aussi au sens propre, car le grec apparaît souvent sur le côté ou en fin de texte ?

Plutôt que d’y voir encore la manifestation plus ou moins cryptée de l’adhésion à des cultes forcément orientaux, je crois qu’on peut y reconnaître la trace évanescente d’une culture hellénique, d’une sorte de “ vernis culturel ”. Plusieurs de ces défunts en effet, mais non pas tous, ont des noms pour partie grecs comme Callistè (IGF 14�), Hermès (IGF 151), Pyramus (IGF 152) ou Nicopolis (IGF 152) à Lyon. Dans plusieurs cas, très certainement, ces formules acquièrent, ne serait-ce que par leur “ mise en page ” sur le monument, à laquelle je viens de faire allusion, une valeur décorative, accentuée par la différence d’alphabet. En la circonstance, parler d’hellénomanie, comme le fait M. Lejeune à propos de l’inscription bilingue grecque / gauloise et bialphabétique grecque / latine de Genouilly évoquée supra, me semblerait presque aller trop loin. Peut-être ne faut-il finalement pas accorder plus d’importance à cet usage qu’à celui de signer les gravures d’un verbe latin aux xviie et xviiie s. (pinxit, delineavit) ou de graver des formules latines sur nos tombes françaises jusqu’au milieu du xxe s., pour des défunts ne connaissant du latin que celui, appris par cœur, de la liturgie.

2�. La pierre est perdue. Le texte conduit à proposer une date tardive : ive, voire ve s. ap. J.-C.

2�. L. Robert est revenu à plusieurs reprises sur le sujet : Études Anatoliennes Paris, 193�, p. 389-391 ; RPhil (1944), p. 53-5� ; Hellenica XI-XII, Paris, 19�0, p. 42�, et XIII, 19�5, p. 185-18�.

28. Sandberg1954, p. 5-43. L’image en est attestée dans la littérature, Lucien, Dial. 10.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 313

Deuxième niveau : l’affirmation d’une culture

Les choses changent, en revanche, dès lors que cette culture grecque est nettement plus affirmée, plus revendiquée, lorsque le bilinguisme ne se limite pas à quelques mots passe-partout. À plusieurs reprises, en effet, l’épitaphe latine, prosaïque, est suivie d’une épigramme, d’un texte grec proprement littéraire. Et ces textes ne sont en général ni ordinaires, ni banals. L’épitaphe de Lucrétia Valéria, à Lyon (IGF 145, iiie s. ap. J.-C.), placée sous le signe de l’ascia, est latine d’alphabet et de langue, mais elle se termine par un texte soigneusement gravé, en grec, sur le Fqovno~, l’Envie, dont on connaît deux autres exemples épigraphiques, à Dokimion de Phrygie et à Beyrouth 29, et une attestation dans l’Anthologie Palatine 30. L’épitaphe de C. Vibius Licinianus, à Nîmes (IGF 119, iie s. ap. J.-C.), elle aussi banale dans son expression, est suivie de quatre vers qui développent le thème du fleurissement de la tombe, usant d’une rhétorique extrêmement travaillée et trahissant une bonne connaissance de la symbolique des fleurs et de la poésie bucolique, de Théocrite en particulier. L’épitaphe de C. Vibius Ligus, à Fréjus (IGF �3, époque julio-claudienne), plus laconique encore dans sa partie latine puisque ne sont mentionnés que le nom du défunt et celui de sa mère (C(aio) Vibio Liguri Maxsuma mater fecit), est aussi moins littéraire dans sa partie grecque, mais le jeu sur les nombres et les âges, sur l’année climatérique, l’effort de langue et de style sont évidents, sinon convaincants. Dans tous ces cas �1, les commentateurs se sont à juste raison bien gardés d’interpréter l’usage du grec comme une marque d’appartenance religieuse à un quelconque culte oriental. Ils y ont reconnu une référence à une culture dans laquelle le défunt et son entourage se retrouvent, au moins en partie 32.

On peut même aller un peu plus loin. On constate en effet en Gaule intérieure, c’est-à-dire à l’écart de ce que l’on a longtemps appelé avec une exagération certaine la Gallia Graeca ��, grosso modo la frange littorale, une forme d’influence sinon grecque stricto sensu, on le sait bien, du moins de l’hellénisme, influence parfois tardive et qui implique une bonne connaissance, au moins livresque, du grec – et non un simple usage formulaire.

29. p. Perdrizet, BCH 24, 1900, p. 291-299, pour Dokimion ; F. Alpi, Lettre de Pallas 4, 199�, p. 18-19, pour Beyrouth.

30. Anthologie Palatine XI, 193. Il existe de minimes variantes entre les différentes versions connues. L’inscription lyonnaise est païenne (sub ascia), mais le thème a connu une large diffusion dans la littérature chrétienne.

31. Seule exception, une tentative vaine à propos de l’inscription nîmoise par Hatt 1951, p. 385.

32. En partie car, pour les exemples évoqués ci-dessus du moins, on ne peut rien dire d’assuré sur l’origine des personnages : le grec ne semble pas être leur langue maternelle.

33. Sur cette notion IGF, p. X.

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Les exemples ne sont plus des épitaphes ni des dédicaces, mais des mosaïques. À Nîmes même, donc encore, si l’on veut, à la marge de la Gallia Graeca (Nîmes n’a jamais été une ville grecque), une inscription (IGF 124) au texte mal établi et de date inconnue, mélange visiblement anthroponyme gaulois (Meqqillo~) et mot grec du vocabulaire technique (kekonivake 34). À Saint-Côme, dans l’arrière-pays nîmois (IGF 12�), une mosaïque d’accueil, dans une villa du ier s. ap. J.-C., est signée d’un artisan au nom grec : si le texte est grammaticalement incorrect, la faute en revient non au mosaïste, mais très vraisemblablement au restaurateur moderne �5. La grande mosaïque du dieu Océan et de son cortège, trouvée à Saint-Rustice, près de Toulouse (IGF 13�), puise son inspiration dans une thématique grecque et elle est légendée de noms grecs, noms de divinités marines mineures dont certaines ne sont connues que par elle (Xantivpph, Leukav~, Bovrio~ et Nunfogevnh~) ; elle date du ive s. ap. J-C. Enfin, à Autun, pays gaulois et ville de création romaine, on a fouillé une salle à absides mosaïquée, dont les trois vignettes conservées sur les cinq possibles, vignettes que l’on date de la fin du iie s. ap. J.-C., portent des portraits de poète (Anacréon) et de philosophes (Métrodore, Épicure), avec leurs noms (IGF 15�-158). Ces portraits sont accompagnés de courtes citations de leurs oeuvres en grec. Que cette pièce d’apparat ait été salle de cours, bibliothèque ou salle pour des recitationes, il est clair en tout cas que le propriétaire et certaines, au moins, de ses fréquentations, connaissaient bien le grec et une partie de la littérature grecque ��. On n’en conclura évidemment pas que la population d’Autun, comme on l’entend parfois, était bilingue, malgré la grande épigramme chrétienne de Pectorios, qui date du ive s. (IGF 155) et qui est peut-être le dernier témoignage, avant longtemps, de la présence de la culture hellénique en France.

Le décret honorifique pour T. Julius Dolabella, gravé à Nîmes, date du règne d’Hadrien (IGF 101) et affiche un bilinguisme particulier. Le texte latin est très court (quatre lignes), alors que le grec est nettement plus prolixe, s’il n’est guère original. Le latin est en réalité un simple en-tête qui introduit le décret proprement dit, pris à Naples, ville de langue grecque, par « la sainte association thymélique universelle installée à Nîmes des artistes hiéroniques et stéphanites au service de Dionysos ». La copie transmise à Nîmes y est gravée en grec, par fidélité à la lettre du décret et parce que c’est la langue de l’association, sans aucun doute, mais peut-être aussi par une manifestation de vanité du bénéficiaire. Cependant, pour que nul ne l’ignore à Nîmes, qui n’est certainement pas une ville bilingue, on explique, en latin, le sens, la valeur plutôt, du décret.

34. Hapax. Konivasi~ désigne l’opération qui consiste à recouvrir une paroi de chaux. Il s’agit ici d’une mosaïque de sol : cf. Hellmann 1992, p. 421.

35. Puvqi~ oJ ∆Antiovcou ejpoªivºei:cai`re. Voir mon commentaire sur l’inscription.

3�. Les trois portraits conservés sont de tonalité épicurienne, mais on ne sait rien des deux autres.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 315

Vanité du récipiendaire, sans doute, mais aussi, malgré tout, marque d’une culture partagée au moins par une frange de la population nîmoise. On n’oubliera pas en effet que ce décret est le seul document bilingue d’un groupe d’inscriptions fragmentaires exclusivement grecques ��, qui ont toutes trait au monde du spectacle et aux concours, qui furent trouvées au même endroit (dans les actuels Jardins de la Fontaine, à l’emplacement de l’Augusteum) et qui datent de la même période. L’association a même fait graver, toujours en grec, une dédicace monumentale à Hadrien (IGF 100), dont il ne nous reste qu’une partie et qui devait se trouver au même endroit.

Troisième niveau : l’affirmation du biculturalisme

On ne s’étonnera pas enfin de lire, en Gaule impériale, un certain nombre d’inscriptions à strictement parler bilingues, cette fois, c’est-à-dire comportant deux textes, l’un en latin, l’autre en grec, dont l’un est, selon des modalités du reste variables, la traduction ou plus souvent l’adaptation de l’autre. On peut en dresser une liste, parce que celle-ci est courte, en distinguant deux catégories, les dédicaces et les funéraires.

Les dédicaces

1. Dédicace de M. Julius Ligus à Pan, île Saint-Marguerite, ier/iie s. ap. J.-C. (IGF 85).

2. Dédicace de Sextus à Bêlos, Vaison-la-Romaine, iie/iiie s. ap. J.-C. (IGF 8�).

Sur l’île Sainte-Marguerite, l’une des Lérins, le formulaire de la dédicace (Pro salute…), est clairement latin, le texte ayant été ensuite traduit en grec (ÔUpe;r th`~ swthr(iva~)), parce que c’est la langue probable du dédicant, Agathoclès, et parce que nous sommes dans une région nettement hellénophone. En revanche, la dédicace bien plus ancienne (IGF 8�, iiie/iie s. av. J.-C.), faite aux divinités du lieu, Léro et Lérinè, par un marin de passage, Athénaios, fils de Dionysios, de Néapolis (on ne sait de quelle cité il s’agit), connue par un couvercle en ivoire, est gravée seulement en grec.

À Vaison, les deux textes ne sont pas la traduction l’un de l’autre, même si, dans les deux cas, est mis en avant le trait majeur de la personnalité de Bêlos / Belus / Baal, « maître du destin qui conduit le monde ». Le grec, sans nul doute la langue de Sextos (qui n’est nommé que dans le texte grec, Sevxsto~, et qui n’est pas autrement identifié ni connu), une des langues de la Syrie aussi, insiste sur la puissance oraculaire du dieu d’Apamée (le nom de la ville n’est cité qu’en grec), dont le dédicant a, peut-être, été témoin. Le latin, quant à lui, met en valeur l’objet, l’autel support de la dédicace, ara gaudebit, placé sous le regard du passant.

3�. On a des décrets, une liste de vainqueurs, mais on ne peut savoir combien cela représente de textes différents. Les fragments sont très nombreux, souvent de petite taille, et on ne peut proposer de recollages ou rapprochements. Il existe aussi un certain nombre de documents purement latins.

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Les épitaphes

On ne reviendra pas ici sur les trois pour lesquelles le texte grec n’est qu’ornement ajouté, dont il a déjà été question plus haut et que je me contente de rappeler, les épitaphes de C. Vibius Ligus, Fréjus, époque julio-claudienne (IGF �3), C. Vibius Licinianus, Nîmes, iie s. ap. J.-C. (IGF 119) et Lucrétia Valéria, Lyon, iiie s. ap. J.-C. (IGF 145). Restent quatre textes :

1. Épitaphe de Vaalus Gabinius, Avignon, ier s. ap. J.-C. (IGF 89) ;2. Épitaphe de C. Julius Icarus et distique, en deux fragments, Die et Montélimar,

iie s. ap. J.-C. (IGF 92) ;3. Épitaphe de Dométius, Narbonne, 52� ap. J.-C. (IGF 134) ;4. Épitaphe de Thaïm, fils de Saad, Lyon, 194-21� ap. J.-C. (IGF 141).

Dans ces quatre textes, les rapports entre les deux langues sont à chaque fois différents.

Pour Gabinius, dont on ne sait rien d’autre que le nom, Ouja`lo~ Gaªbºivnio~, Vaalus Gabin[ius], avec une épitaphe particulièrement laconique, le texte latin, placé sous le grec, est second. Ce n’est pas une traduction, mais un équivalent : à cai`re correspond heic situs est. La raison de l’utilisation du grec est sans doute à chercher du côté du nom Vaalus, qui pourrait trahir une origine orientale.

Le cas d’Icarus est différent. Le texte latin, placé en tête, est bien premier : c’est lui qui, sous l’invocation aux dieux Mânes, donne les tria nomina du défunt et de son père. Suivent deux distiques, le premier en latin, le second en grec, qui se font écho (par exemple sur le partage futur de la tombe par le père et le fils : una domus ; ajmfoªtevroiºsi dovmon), mais qui ne sont pas stricto sensu la traduction l’un de l’autre. La grammaire s’y oppose, qui donne au texte latin rédigé à la 1re personne, donaui, et à la 2e, te, un ton beaucoup plus personnel. Le texte grec, à la 3e personne, genevth~, est plus neutre affectivement et il acquiert valeur purement ornementale.

L’épitaphe chrétienne de Dométius est, d’une certaine manière, paradoxale. Le défunt est un Oriental mort à Narbonne, dont l’origine exacte nous échappe (c’est probablement, une fois encore, un Syrien). Le grec, sa langue, ne sert qu’à exprimer son nom, qui figure aussi dans la partie latine, et surtout celui de sa patrie, la kwvmh Taouswn, en grec seulement, sans doute parce que cela n’avait guère de signification pour les gens de la région où est mort Dométius �8. Le texte le plus long, très précisément daté, est le texte latin. C’est le latin qui est le marqueur funéraire et qui atteste, aux yeux du passant, la foi du défunt enterré là.

La dernière inscription, celle de Thaïm, fils de Saad, est la plus développée. Les différences entre les deux versions, dont on peut penser que la grecque est l’originale parce que c’est la langue du défunt et de celui qui a fait graver l’épitaphe, ne sont pas

38. Et que nous ne savons du reste pas où localiser.

le bilinguisme des inscRiptions de la gaule 317

minces. Dans l’expression d’abord, laquelle traduit l’appartenance à une double culture. À l’évocation de la Moire puissante, Moirªaº krataivh, du texte grec s’oppose un latin plus formulaire, faciendum curauit et sub ascia dedicauit, l’une ne traduisant pas l’autre. Dans le contenu ensuite. Certes, les deux textes ont ceci de commun qu’ils mettent en avant le fait que Thaïm était un notable, decurioni Canotha, b≥ouleuthv~ te poliv(t)h~ Kanwqaivªwºn. Mais c’est un notable dans son seul pays d’origine, la Syrie : à Lyon, il n’est que negotiator, sans aucune charge d’aucune sorte. Il n’est pas totalement innocent ensuite que le nom du défunt soit exprimé en des termes quelque peu différents. En grec, dans la séquence Qaimo~ oJ kai; ∆Iouliano;~ Saavdou, ∆Iouliano~ est clairement un surnom, ajouté au nom ; dans la version latine Thaemus Iulianus Sati [fi]l(ius, Iulianus est partie intégrante du nom. De même, le nom de la cité diffère d’un texte à l’autre. Si les deux textes nomment la cité de Canotha (Kanwqaivªwºn, Canotha), le latin y ajoute Septimianus, en hommage à Septime Sévère �9, qui n’a pas sa traduction grecque. Surtout, le grec met très clairement en lumière le thème de l’exil, pavtran leivpwn, et de la mort en terre étrangère, w[lesen ejpi; ªxºenivh~ qanavtw/, fait sur lequel, en terre d’accueil, il n’est pas souhaitable de s’apesantir dans la version latine. En contrepartie, dans cette version latine, le rôle du frère, Avidius Agrippa (frère selon la nature, ou terme de valeur plus générale), totalement absent de la partie grecque, est mis en valeur, ce frère encore vivant et sans doute installé à Lyon, où il semble ainsi chercher à faire reconnaître publiquement sa piété fraternelle. Ainsi, dans ce document, on voit bien que le bilinguisme affiché est tout sauf innocent. Il participe, pourrait-on dire, d’une stratégie (même si le mot est un peu fort) qui met en avant, d’un côté, les racines orientales du défunt, de l’autre, l’intégration de son frère à la société occidentale.

On en dira autant, pour terminer ce panorama, de deux types d’inscriptions que je qualifierais volontiers de bilingues par omission ou par défaut.

La longue inscription honorifique à T. Porcius Cornélianus de Marseille (IGF 8), est bien rédigée en langue grecque, mais il s’agit de la traduction pure et simple d’un texte latin, à la limite de la translittération, avec même l’usage épigraphique de l’abréviation. Cet usage, du reste, n’apparaît pas naturel en grec, fait “ emprunté ” : il n’est pas systématique, comme si abréger le mot « fils », uiJw/, était impossible, par exemple, à l’opposé de la pratique latine f(ilio). Ce notable, avec ses tria nomina, n’en reste pas moins un Marseillais, prêtre de Leucothéa, qui était sans doute un culte fort ancien dans sa cité 40. Sa langue maternelle demeure le grec, c’est donc en grec qu’il se fait lire par ses concitoyens du milieu du iiie s. ap. J.-C., même si sa carrière officielle est toute romaine et si sa langue de travail est le latin. Cette double culture est affichée d’abord par le détour de la langue.

39. Cette mention et celle de la Syrie ont posé des problèmes chronologiques importants que j’évoque dans le commentaire de l’inscription.

40. Sur ce culte à Marseille, Salviat1992, p. 14�-14� ; Hermary et Tréziny 2000, p. 148.

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Le cas n’est pas unique (il n’est pas, non plus, limité à la Gaule) et les épitaphes construites sur le même principe, langue grecque, texte latin ou « romain », ne sont pas rares non plus en Gaule. Ce phénomène a connu une reconnaissance quasi officielle chez les savants modernes, puisque ces inscriptions sont fréquemment publiées deux fois dans les grands corpus, dans le CIL et dans les IG. C’est le cas, par exemple pour deux épitaphes de Nîmes, CIL XII 340� = IG XIV 2504 (IGF 120) et CIL XII 3��2 = IG XIV 250� (IGF 121), Hirschfeld écrivant dans le CIL, à propos de ces dernières : admisi titulum Graecum Romanorum simillimum. D’autres épitaphes construites sur le même schéma et de la même époque, mais gravées en latin, ont été trouvées dans les mêmes secteurs. Dans ce cas, la raison de l’usage du grec nous échappe, les noms des défunts, sur l’une et l’autre inscription, n’ayant rien de particulièrement caractéristique, mais on peut supposer qu’il s’agit de familles d’affranchis, d’Orientaux d’origine pour le moins, et, une fois encore, très largement acculturés. Cette acculturation, en Gaule, est sans nul doute à sens unique. Je n’ai pas fait de recherche, mais je doute fort qu’il y ait, dans l’épigraphie latine trouvée en France, un grand nombre d’inscriptions en latin sur un modèle grec – et d’ailleurs, y a-t-il un modèle grec ?

Conclusion

On aura compris, je l’espère, par ce rapide panorama de l’épigraphie bilingue de la Gaule, qu’il n’y a pas un bilinguisme, mais des formes très variées de bilinguisme. Ces différentes formes, entre lesquelles les frontières ne sont certainement pas étanches, comme on l’a vu à propos de l’épitaphe du jeune navigateur, trahissent divers degrés d’intégration ou, plus rarement, de résistance à la langue et à la culture dominantes ; elles peuvent même (ainsi dans le cas de l’inscription de Genouilly ou de celle de Noves), servir de jalons dans une évolution historique. Les significations de ce bilinguisme peuvent être multiples. On peut y voir un simple phénomène de mode, lequel peut être, en apparence, mais en apparence seulement, superficiel, ou traduire en réalité des évolutions plus durables, On peut y reconnaître des revendications, plus complexes, d’attachement à une culture maternelle battue en brèche ou d’affichage d’une biculturalité librement assumée. C’est somme toute l’intérêt de ce corpus de permettre de distinguer ces diverses formes.

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