jung chan et john halliday dressent...

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Frank Cézilly, Jacques Derrida, Jean Réal, Jean-Luc Guichet, Jean-Didier Vincent s’interrogent sur l’animalité et sur la frontière entre « eux » et « nous ». Essais. Page 9. « Comment marquer un but », de Ken Bray, indispensable pour suivre le Mondial ; Dominique Noguez, Dominique Paganelli, la revue « Inculte »... Pages 2 et 10. Stock Des années et des années après Abraham de Brooklyn et John l’Enfer, Didier Decoin raconte enfin la vie du plus beau de ses héros, Henri Decoin, son père. Didier Decoin de l’Académie Goncourt Henry ou Henry le roman de mon père Hommes et animaux D’Athènes à Thessalonique en passant par les Sporades : cap sur la Grèce avec Nikos Kavvadias, Panos Karnezis, Nicos Panayotopoulos, Christos Chryssopoulos... Littératures. Page 4. FAITS DIVERS L’ENCRE ET LE SANG Mao Zedong Jung Chan et John Halliday dressent le portrait du « Grand Timonier » , jadis idôlatré, dans une biographie méticuleuse et accablante. Essais. Page 8. Pierre Moustiers, Philippe Besson ou David Foenkinos ont cherché à marier grandes affaires et littérature. Comme Stendhal en son temps. Dossier. Pages 6-7. Voix grecques Football LOUIS BACHELOT ET MARJOLAINE CARON /COURTESY GALERIE TRAFIC Kurt Vonnegut Dans son pamphlet, « Un homme sans patrie », il se dit « indigné » par ce que devient son pays. Rencontre à Manhattan avec l’auteur d’« Abattoir 5 ». Page 12. 0123 Des Livres Vendredi 9 juin 2006

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Page 1: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

Frank Cézilly, Jacques Derrida, JeanRéal, Jean-Luc Guichet, Jean-DidierVincent s’interrogent sur l’animalitéet sur la frontière entre « eux » et« nous ». Essais. Page 9.

« Comment marquer un but », deKen Bray, indispensable pour suivrele Mondial ; Dominique Noguez,Dominique Paganelli, la revue« Inculte »... Pages 2 et 10.

Stock

Des années et des années aprèsAbraham de Brooklyn et John l’Enfer,

Didier Decoin raconte enfin la viedu plus beau de ses héros,Henri Decoin, son père.

Didier Decoinde l’Académie Goncourt

Henry ou Henryle roman de mon père

Hommes et animaux

D’Athènes à Thessalonique en passantpar les Sporades : cap sur la Grèceavec Nikos Kavvadias, Panos Karnezis,Nicos Panayotopoulos, ChristosChryssopoulos... Littératures. Page 4.

FAITS DIVERSL’ENCRE ET LE SANG

Mao ZedongJung Chan et John Halliday dressentle portrait du « Grand Timonier » ,jadis idôlatré, dans une biographieméticuleuse et accablante. Essais. Page 8.

Pierre Moustiers, Philippe Bessonou David Foenkinos ont cherchéà marier grandes affaires et littérature.Comme Stendhal en son temps. Dossier. Pages 6-7.

Voix grecques

Football

LOUIS BACHELOT ET MARJOLAINE CARON /COURTESY GALERIE TRAFIC

Kurt VonnegutDans son pamphlet, « Un homme sanspatrie », il se dit « indigné » par ce quedevient son pays. Rencontre à Manhattanavec l’auteur d’« Abattoir 5 ». Page 12.

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DesLivresVendredi 9 juin 2006

Page 2: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

2 0123Vendredi 9 juin 2006

AU FIL DES REVUES

La Coupe du monde rêvéed’« Inculte »

LETTRE DE BRUXELLES

Un histoire incorrectede la Belgique

INCULTE est née en septem-bre 2004, sur une idée de deuxécrivains, Jérôme Schmidt etOliver Rohe. Diffusée par lesBelles Lettres, cette revuebimestrielle qui paraît en for-mat poche et à un prix plutôtinhabituel (5 euros) est adosséeà une petite structure d’éditionqui a entrepris, depuis l’autom-ne 2005, de republier en petitformat des numéros de la revuede L’Arc parus dans les années1970 ou 1980, augmentés denouvelles préfaces et postfaces.Deux volumes consacrés à Sar-tre et Klossowski sortent actuel-lement en librairies.

Au gré des numéros, la revuea accueilli des contributions detoutes sortes, d’écrivains fran-çais (Pierre Senges, BruceBégout) et étrangers (EnriqueVila-Matas, César Aira…). Lecomité de rédaction ne s’estfixé qu’une seule contrainte for-melle : il doit impérativement yavoir un animal sur la couvertu-re. Ainsi, à l’occasion du numé-ro 9, l’équipe d’Inculte avaitdemandé à Michel Houellebecqune photographie de son chienClément, personnage central deLa Possibilité d’une île (Fayard,2005). L’écrivain s’est exécuté,de bonne grâce.

Pour la dernière livraison dela revue, les choses se sont com-pliquées. « Nous voulions à tout

prix mettre Footix en couvertu-re », se souvient JérômeSchmidt. Footix, c’est l’impro-bable mascotte de la Coupe dumonde 1998. Une sorted’oiseau souriant, bleu, jauneet rouge, censé symboliser lacompétition, et qui avait sur-tout réussi à s’attirer les sarcas-mes (à peine moins que Jules,la pauvre bête à plumes char-gée d’encourager l’équipe deFrance). Le sujet du numéroétait tout trouvé : la revue philo-sophique allait se faire footbal-listique. A sa manière.

Le numéro double d’Incultequi paraît à quelques jours del’ouverture de la Coupe du mon-de 2006 analyse donc dans ledétail la compétition… commesi elle venait de se terminer.Pour ce délicat exercice de pros-pective, l’équipe de la revue s’yest prise très sérieusement.« D’abord, nous nous sommesmis d’accord sur les résultats : àpartir des tableaux, nous avonsimaginé le déroulement de lacompétition, les surprises et lesconfirmations. Il a fallu mettrede côté nos préférences (au début,la France gagnait la compéti-tion…). Et puis solliciter descontributions. »

Parmi les signatures qui sesont prêtées à l’exercice, onreconnaîtra les habitués du dis-cours sur le football. Ainsi Fran-

çois Bégaudeau, membre ducomité de rédaction de la revueet auteur de Jouer juste (Vertica-les, 2003), long monologued’un entraîneur utopiste,revient sur la tentative avortéede suppression des hymnesnationaux, quand Xavier de LaPorte, qui vient de publier LaControverse pied/main (éd. Ere,64 p., 9 ¤), s’interroge grave-ment sur la recrudescence desfautes de main, dans lesquellesil voit bien plus que des actesd’antijeu. Inculte est mêmeparvenue à obtenir une inter-view croisée de Pierre Ménès etEstelle Denis, les duettistes de100 % foot, l’émission dominica-le de M6. On les découvre doncanalysant la recrudescence destacles violents ou la contre-per-formance des Anglais avec unincontestable professionnalis-me…

L’ensemble est réjouissant,jamais lassant. Et le résultatfinal imaginé par Inculte res-semble à un joli pied de nez, àl’heure où la Squadra Azzura sedébat dans les affaires de cor-ruption : victoire finale de l’Ita-lie. Après prolongation. a

Jérôme Gautheret

Inculte, spécial Coupe du mondede football 2006.Diffusion Belles Lettres,224 p., 9,90 ¤.

Contributions En arrière-plan du débat sur l’héritage de la colonisation, l’imaginaire linguistique qu’elle a construit

« Petit-nègre » et romans « y a bon »

« TU VIVRAS toujours grande etbelle et ton invincible unité aurapour devise immortelle le roi, laloi, la liberté » : s’ils apprennentencore les paroles de l’hymnebelge, La Brabançonne, lespetits écoliers de Wallonie et deFlandre doivent gentiment sou-rire. Pas plus que d’autres thè-mes, l’actuelle volonté sépara-tiste des Flamands ne leur seratoutefois expliquée au coursd’histoire. Cette question esttaboue dans un pays où la popu-lation semble souvent ne pasdisposer des connaissances élé-mentaires sur son passé.

En Belgique comme ailleurs,l’histoire est, selon la formuled’Eric Hobsbawm, « la matièrepremière des idéologies (…)comme le pavot est celle de l’héroï-nomane », mais l’histoire a long-temps semblé inexistante. Sauflorsque, manipulée, elle répé-tait clichés et stéréotypes afind’attester l’existence d’uneprétendue identité belge, anté-rieure à la naissance du pays(1830).

Desservis par la piètre qualitédes manuels et la division del’enseignement en réseauxconcurrents, les cours d’histoirese sont longtemps résumés àdes tentatives de ménager le fra-gile consensus belge qui réunit,a minima, gauche et droite,catholiques et laïques, franco-

phones et néerlandophones.Les universitaires pensaient,bien sûr, autrement, mais refu-saient d’intervenir dans l’his-toire « grand public », tenuepour méprisable.

Les choses ont changé il y aune dizaine d’années, lorsqueAnne Morelli, professeur àl’Université libre de Bruxelles,dirigea Les Grands Mythes del’histoire de Belgique, de Flandreet de Wallonie (Editions Vieouvrière). Cet ouvrage trouveenfin son prolongement dansun manuel scolaire qui entre-prend, sous les allures paisiblesd’un album à lire et à colorier,un démontage en règle de quel-ques balivernes historiques (1).D’où, sans doute, l’étonnant suc-cès qu’il rencontre depuis saparution, il y a quelques mois.Des parents et des enseignantsde tous les réseaux recomman-dent chaudement sa lecture etson utilisation dans les classes.

Charlemagne n’est pas né àLiège et s’il a organisé l’ensei-gnement des plus jeunes il futsurtout un empereur sangui-naire. Godefroi de Bouillon,héros des croisades, n’est pasné dans le Brabant wallon, maisà Boulogne, et s’il refusa la cou-ronne du nouveau royaume deJérusalem ce fut, non pas parrespect pour la couronne d’épi-nes du Christ, mais afin d’offrir

ce royaume au pape, chef dupouvoir théocratique qu’il vou-lait instaurer. Charles Quint, néà Gand en 1500, détenteur d’unempire « sur lequel le Soleil ne secouchait jamais », installa le ter-rible tribunal de l’Inquisition.Plus près de nous, Baudouin Ier,le roi que certains entendentfaire canoniser, s’opposa au Par-lement, désireux de dépénaliserl’avortement. Son frère,Albert II, a une fille adultérine.La Belgique est aussi le paysqui, s’il autorise aujourd’hui lemariage des homosexuels etl’euthanasie, ne conféra le droitde vote aux femmes qu’en1949 : les socialistes et les libé-raux avaient peur qu’ellesvotent selon les recommanda-tions de leur curé…

Voilà quelques-uns des comp-tes que règle ce petit livre avecl’histoire « officielle ». Il oubliequelques éléments – dont l’éton-nante ferveur populaire quientoura la mort du roi Bau-douin –, mais insiste aussi surla dangereuse montée de l’extrê-me droite flamande ou la sauva-gerie qui a accompagné l’épo-pée coloniale africaine de Léo-pold II, le « roi bâtisseur ». a

Jean-Pierre Stroobants

(1) L’Histoire de Belgique, deSylvie Lausberg et Joëlle Broen(Les éditions de l’arbre, Bruxelles).

Cécile VanDen Avenneest maître deconférence en sciencesdu langage à l’Ecolenormale supérieure.

Marjolaine Caronet Louis BachelotSpécialisés dansl’illustration pour lapresse et l’édition dansle domaine du faitdivers, ils ontcollaboré à diversmagazines, parmilesquels le New Yorker,Le Minotaure,Nous Deux et Détective.Auteurs et illustrateursde nombreuxouvrages, leur dernierlivre paru est, avecMark Kharitonov,Le Professeurde mensonge (Fayard,2002).

Yvan Leclercest professeur àl'université de Rouen.Il est responsabledu site du CentreFlaubert :http://www.univ-rouen.fr/flaubert.

Cécile VanDen Avenne

Le débat actuel qui réexaminel’héritage de la colonisationoublie souvent l’imaginairelinguistique qu’elle aconstruit. Il charrie pourtant

bien des stéréotypes, le plus connu étantpeut-être le parler « petit-nègre »,popularisé par le célèbre « y a bonBanania ». On connaît moins lesdifférents relais qui ont construit cestéréotype, avec lequel ceux qui se sontlancés dans ce que l’on a appelél’« aventure coloniale » ont débarqué surce continent, et parmi ces relais touteune littérature d’aventures, qui a remplid’images la bibliothèque intérieure deces « fous d’Afrique », comme les appellele journaliste Jean de La Guérivière :« En avisant un Noir de forte encolure qui,assis sur une de ses cantines renversées,fume nonchalamment un brûle-gueulenoirci, il lui dit en style télégraphique –car ses lectures lui ont enseigné que lesNoirs ne parlent qu’au mode infinitif –“Toi porter mes bagages à la douane, moipayer toi”. » (Maurice Delafosse,Broussard ou les états d’âme d’uncolonial.)

C’est justement Maurice Delafosse,administrateur colonial et linguiste(1870-1926), qui publie la premièredescription linguistique de ce fameux« petit-nègre », dans un ouvrage publiéen 1904. Il l’appelle également « françaistirailleur » par référence aux tirailleurssénégalais, dont il serait le jargon. Ildécrit ce parler, qui se distingue parl’usage des pronoms toniques et desverbes à l’infinitif, comme une« simplification naturelle et rationnelle denotre langue si compliquée ». « Commentvoudrait-on qu’un Noir, poursuit-il, dontla langue est d’une simplicité rudimentaireet d’une logique presque toujours absolue,s’assimile rapidement un idiome aussiraffiné et illogique que le nôtre ? C’est belet bien le Noir – ou, d’une manière plusgénérale, le primitif – qui a forgé lepetit-nègre, en adaptant le français à sonétat d’esprit. » Et il finit son introductionsur ces mots : « Si nous voulons nousfaire comprendre vite et bien, il nous faut

parler aux Noirs en nous mettant à leurportée, c’est-à-dire leur parlerpetit-nègre. » Une telle position a pudonner lieu à bien des aberrations. Lepetit-nègre s’est ainsi retrouvé êtrel’objet d’un enseignement au sein del’armée coloniale (on parlait pluspudiquement de « français simplifié »). Ilen existe un manuel, publié en 1916, detype méthode Assimil, qui permettait derapidement connaître les rudiments dece jargon et qui était proposé auxofficiers français pour leur permettre decommuniquer avec leurs tirailleurs.

On y lit notamment en vis-à-vis destraductions de français standard àfrançais-tirailleur :

« Français standard : La sentinelle doitse placer pour bien voir et se laisser voir.

Français tirailleur : Sentinelle y a besoinchercher bonne place. Ennemi y a pasmoyen mirer lui ; Lui y a moyen mirertout secteur pour lui. » Au sein del’armée, il n’a certes pas manquéd’officiers de bon sens pointant le faitque dire toi y en a balayer la chambren’a rien de simplifié par rapport à labonne vieille tournure impérative :balaie la chambre…

Mais l’aventure linguistique du« petit-nègre » ne s’arrête pas là : lefrançais tirailleur et le personnage dutirailleur sénégalais intègrent bientôt laculture populaire française hexagonale,avec le lancement de la boissonchocolatée « Banania » en 1914. Lamémoire collective française garde ainsil’image du visage hilare d’un Noir enuniforme de tirailleur, au-dessus duslogan « Y a bon Banania ». Cettecampagne de réclame s’appuyait sur la

popularisation des tirailleurs sénégalais,dont les exploits guerriers furentmagnifiés par la presse durant lapremière guerre mondiale, et quinouèrent des liens avec la populationcivile lors de leurs hivernagesméditerranéens, à Marseille, Fréjus, Niceet Menton. Outre un cliché publicitaire,ce personnage du tirailleur va devenir lehéros d’une littérature coloniale, écritepar des coloniaux, militaires oufonctionnaires, mais également leprotagoniste de plusieurs romanspopulaires, que j’appelle romans « y abon », dont le célèbre MahmadouFofana, publié en 1928 par RaymondEscholier, écrivain à succès et essayiste.L’un des ressorts comiques de ce genrede romans est la mise en scène dedialogues menés entièrement en« petit-nègre » :

« Samba, comment s’appelle tonvillage ?

– Mon lieutenant, lui s’appelle Doundia,cercle de Kindia.

– Ça y a bon village ?– Ah ! mon lieutenant, ça y a bon trop !– Toi y en a gagner papa, maman,

là-bas ?– Pardon, mon lieutenant, mon papa et

mon maman sont morts. Moi y en a gagnéseulement mon grand frère.

– Comment s’appelle-t-il ?– Lui s’appelle Bokari Kamara. Lui y en

a bon trop. Lui y en a gagné troismoussos ! »

Cette littérature peut faire sourireaujourd’hui. Il ne faut pourtant pas enoublier l’impact idéologique. Ces romansse trouvaient sur les rayonnages de labibliothèque de l’Ecole coloniale(devenue, à partir de 1934, Ecolenationale de la France d’outre-mer),créée en 1889 et qui, surtout à partir dela fin de la première guerre mondiale, aformé les administrateurs envoyés dansl’Empire français, en Asie ou en Afrique.Ils attestent de la circulation d’un certaintype de savoir et participent de laconstruction progressive d’un imaginairecollectif colonial français.

D’une certaine manière, l’apparitiondu terme « petit-nègre » dans lesdictionnaires français au tournant desannées 1930 entérine ce processus (onsait que les dictionnaires sont un bonreflet des stéréotypes langagiers etsociaux). L’expression apparaît ainsi àl’entrée « nègre » du Larousse du

XXe siècle, publié en 1928, avec cettedéfinition : « Français élémentaire qui estusité par les Nègres des colonies. » Mais le« petit-nègre » n’est pas l’apanage desseuls « Nègres » ou Africains.Progressivement, et avant de prendre unsens dérivé de charabia, il en vient àqualifier toutes les variétés de françaisparlées par des peuples colonisés etapparaît dans des formes populaires etracistes de représentation de parler de« peu évolué » ou de « sauvage »,comme par exemple dans la bandedessinée, aussi bien pour typifier desAfricains (la première version de Tintinau Congo d’Hergé en est l’exemplearchiconnu) que des Indiensd’Amérique. Autre emblème : l’énoncéstéréotypé proposé comme exemple dansLe Petit Robert, qui repose sur uneétrange ambiguïté : « Moi pas vouloirquitter pays » (Le Petit Robert, édition de1993). En effet, l’exemple dudictionnaire (qui ne cite pas ses sources)n’est en rien un énoncé « naturel », maisun extrait d’une chanson d’Edith Piaf LeVoyage du pauvre Nègre (1939) : « Moipas vouloir quitter pays/Moi vouloir voir legrand bateau/Qui crache du feu et marchesur l’eau/Et sur le pont, moi j’ai dormi./Alors bateau il est parti/Et capitaine a ditcomme ça/Nègre au charbon iltravaillera/Monsieur Bon Dieu, vous n’êtespas gentil/Y en a maintenant perdupays. » Preuve que rien n’est simple dansla survivance de ces stéréotypes. Sanscompter qu’ils ont la vie longue. En1952, Frantz Fanon, médecin et essayisteantillais, dans son célèbre Peau noire,masques blancs, qui reste une référencede la littérature anticolonialiste, évoquaitla façon dont certains médecinseuropéens pouvaient s’adresser aux« indigènes » noirs ou arabes en cestermes : « Quoi toi y en a ? » et« Bonjour mon z’ami ! Où y a mal ? Disvoir un peu ? le ventre ? le cœur ? » et ilnotait : « Parler petit-nègre, c’est exprimercette idée : “Toi, reste où tu es”. »

« Français standard :La sentinelle doit se placerpour bien voir et se laisservoir. Français tirailleur :Sentinelle y a besoinchercher bonne place.Ennemi y a pas moyenmirer lui ; Lui y a moyenmirer tout secteur pour lui. »

Proposer un textepour la page « forum »par courrier :[email protected]

par la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

FORUM

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0123 3Vendredi 9 juin 2006 3

« Je ne peux dire la vérité qu’en art »

Genet, opaqueet flamboyant

Genet au musée ? Impossible.Enfermer celui qui se qualifiaitd’« ennemi déclaré » dans une

commémoration, à Tours, tout près de lacolonie pénitentiaire de Mettray, où il avaitété placé l’année de ses 16 ans, en 1926 ?Une récupération. Déjà, en 1952, Jean Genetne disait-il pas à Cocteau : « Toi et Sartre,vous m’avez statufié. Je suis un autre. Il fautque cet autre trouve des choses à dire » ? Maisalors ? Participer à son oubli ? Auxtentatives d’une nouvelle relégation, au nomdu politiquement correct, du déni du génielittéraire qui ont cours aujourd’hui ?

C’est avec ces contradictions qu’onttravaillé les commissaires de l’exposition (1),Philippe Le Leyzour, conservateur en chefdu Musée des beaux-arts de Tours, et DenisBaronnet, pour réaliser cette visite dans lavie et l’œuvre d’un écrivain toujoursprésent, toujours offensif, toujours contesté.Toujours scandaleux et socialementirrécupérable. En entrant dans l’univers deGenet, pour un moment, à Tours, on penseà ce propos de Sartre : « La sociétés’accommode plus facilement d’une mauvaiseaction que d’une mauvaise parole. »

Ce parcours, passionnant et émouvant,très bien construit – évitant l’écueil de cegenre d’expositions, qui souvent accumulenttrop de documents, de textes qu’un visiteurvenant pour quelques heures ne peut paslire –, s’adresse à tous ceux qui n’ont pasencore lu Genet et n’ont entendu sur lui quequelques clichés bien-pensants, comme àceux pour qui « les livres de Genet sont deslivres enchantés », pour qui « ce voleur vivantpauvrement, même devenu riche, est lecontraire d’un truand financier. Ce pédé est àl’opposé de l’homosexuel institutionnel. Cetraître définitif n’a rien de commun avec undiplomate à contrats. Il doit donc être oublié,

lui et sa prose, comme tant d’autres. Commetous ceux qui ont vécu dans leur style ce qu’ilsont écrit, ou, pire, qui sont allés jusqu’à vivrecertaines situations dans la seule perspectivede leur style » (2).

Les lecteurs qui ont acheté l’excellentcatalogue pensent peut-être qu’ils peuventse dispenser d’aller à Tours. Il est vrai quece livre est remarquable. Par la reproductiondes documents. Par l’impeccablechronologie due à Albert Dichy. Par lesfac-similés de fragments inédits,méticuleusement retranscrits. Notammentun « A propos de Manet », où l’on peut lire,en conclusion, cela : « Il semble donc qu’une

époque sente et même voie venir l’ankylose, elledépêche quelqu’un d’assez robuste pour dire lavérité, la nudité du roi par exemple. La véritéest dite. L’inquiétude se dissipe. Un autremensonge se prépare ailleurs, maisl’inquiétude est volatile. Elle a disparu.Restent les tableaux, les vers, les romans… si lapaix venue on les évoque ils ne soulèventaucune colère mais un bonheur assez doux.C’est tout. »

Les douze textes du catalogue sontpédagogiques et informatifs pour certains –« Je ne peux dire la vérité qu’en art : JeanGenet ou écrire pour voir », de ThierryDufrêne, par exemple –, plus personnelspour d’autres. « Le cristal de Venise et levent d’automne », de René de Ceccatty, estdans cette catégorie, mais c’est aussi untexte de combat, montrant comment Genet« a toujours déplacé le débat du domaine des

analyses psychologiques, sociales et politiques,sur celui de la création littéraire et poétique ».

La brève contribution de Lydie Dattas,« Jean de neige », est dans la tonalité deson livre (lire ci-dessus), et s’il fallait uneraison de ne pas se contenter du catalogue,mais d’aller, absolument, voir cetteexposition, elle pourrait tenir en cettephrase : « Qui paiera les dégâts cosmiques deRimbaud ? Qui les dégradations posthumes deGenet ? Eux seuls savent qu’ils se sontfourvoyés. Ils le clament haut et fort, maisnous ne les croyons pas. »

Toute l’exposition contredit ce fatrasspiritualiste. Elle est l’affirmation physiqued’une victoire – une œuvre –, des carnets debrouillons aux magnifiques portraits deGenet par Giacometti, aux singuliers dessinsde Cocteau pour Querelle de Brest, enpassant par une lettre à Gide commençantpar « Maître », ou une autre à PatriceChéreau montant Les Paravents, en 1983 :« Vous vous déplacez aux environs de 36 ans ;j’ai le double exactement de votre âge. Ilm’était bien agréable hier, de voir LesParavents arrachés à ma vision et placés sousla vôtre. » Il faut voir ces documents,presque les toucher. Entendre Genet parler,avec Antoine Bourseiller ou BertrandPoirot-Delpech. Et se souvenir de cettephrase de L’Ennemi déclaré : « L’attentionqu’on porte à une œuvre d’art, c’est uneaction. »

(1) Genet, exposition, jusqu’au 3 juillet, Muséedes beaux-arts de Tours (tél. :02-47-05-68-73). Catalogue publié par leséditions Farrago, 320 p., 28 ¤.(2) « Physique de Genet », préface de PhilippeSollers à un volume de la collection « Biblos »(Gallimard), texte repris dans La Guerre dugoût (« Folio » no 2880).

Jean Genet n’a pas la calme postéri-té du grand écrivain glorieux. Deson vivant déjà, malgré le succès,il ne s’était pas installé dans cerôle, l’opprobre plus que l’admira-

tion faisant clairement partie de son jeu.Ennemi déclaré de tout consensus,même en sa faveur, il ne chercha pas àse rendre aimable ou acceptable. Ildéjoua par avance toute interprétationqui tentait de figer le sens de son œuvre.Il n’est donc pas anormal que, vingt ansaprès sa mort, il demeure motif de dis-corde. Ce qui le réjouirait fort.

Cette attitude de provocation constan-te qui est au cœur de l’existence et del’esthétique de Genet ne saurait

d’ailleurs interdire le commentaire etl’analyse. Elle doit même l’encourager,car il est plus que jamais nécessaire decomprendre, sans passion excessive, lemessage contenu dans son œuvre – mes-sage dont son biographe, EdmundWhite (Gallimard, 1993), soulignait lui-même combien il était incertain, ambi-gu. Cette interdiction serait d’autantplus irrecevable que le pire, ici, est sou-vent en jeu. Il n’est pas question d’absou-dre ou de condamner l’écrivain demanière posthume, mais d’éclairerautant qu’il se peut le sens volontaire-ment brouillé de son œuvre.

« Il s’agit simplement (…) de s’ouvrir àl’extraordinaire opacité, si fascinante, queles actes et les choix de Genet suscitent »,écrit Eric Marty (1). Avec une pugnacitéremarquable, sans nier la grandeur del’œuvre, il invite les lecteurs à ne pasdétourner le regard de ce qui, en cetteœuvre, fait tache. En décembre 2002,l’étude de Marty parue dans Les Tempsmodernes sur « Jean Genet à Chatila »(reprise dans Bref séjour à Jérusalem, Gal-limard, « L’Infini », 2003) avait fâché etsuscité une polémique sur l’antisémitis-me de l’écrivain, patent dans son engage-ment propalestinien.

Impératif perversEric Marty prolonge aujourd’hui sa

réflexion en deux directions. D’une part,afin de savoir comment la « canonisa-tion » de Genet par Sartre « se révèle être,à la lettre, la production d’un tabou, ausens structural du terme ». Cette « tran-saction » isole Genet, « sujet hétérogè-ne », dont l’antisémitisme « devait êtreaccepté comme un mal nécessaire, maissecondaire ». L’auteur étudie ensuite lanature des prises de position politiquesde Genet et le « malentendu » qui en est,non pas la conséquence, mais l’origine.L’écrivain fut non pas la « victime »,mais « l’agent actif », conduit par unimpératif pervers. Marty fait prévaloir la

« logique poétique » contre une vaine« lecture moralisatrice ».

Dans Journal du voleur (1948), Genetraconte qu’à Mettray, la colonie péniten-tiaire de Touraine où il fut placé en sep-tembre 1926 (né en décembre 1910, iln’avait pas 16 ans), il s’était inventé une« rigoureuse discipline » : « A chaqueaccusation portée contre moi, fût-elle injus-te, du fond du cœur je répondrai oui. A pei-ne avais-je prononcé ce mot – ou la phrasequi le signifiait – en moi-même, je sentaisle besoin de devenir ce qu’on m’avait accu-sé d’être. » Et dans la même page, il s’ap-proprie tous les chefs d’accusation : « Jeme reconnaissais le lâche, le traître, levoleur, le pédé qu’on voyait en moi. »Dans cette inversion des valeurs, c’esttoute la mythologie et la métaphysiquede Genet qui s’expriment.

Le Journal du voleur vient conclurel’œuvre romanesque de Genet. Enmars 1944, grâce à Cocteau, il sort de pri-son, où des chapardages minimes – levol d’une édition rare de Verlaine ! –l’avaient conduit. De justesse : sous l’Oc-cupation, il risquait la déportation. En

mai, il fait la connaissance de Sartre. Enaoût, Jean Decarnin, qui fut son grandamour, meurt lors de la libération deParis ; Genet écrit alors Pompes funèbres,dédié à l’amant. Ce roman exalte, d’unemanière profondément choquante, lesvertus viriles des soldats nazis et campeHitler en créature onirique, incarnationdu Mal désirable..

Une activité littéraire intense etconcentrée sur les années de la guerreet sur celles qui ont immédiatementsuivi apportent à Genet une reconnais-sance rapide. En 1949, tandis qu’unepétition d’écrivains lui obtient la grâcedu président Auriol, Gallimard décidede publier ses Œuvres complètes. En1952, le premier volume sort : c’est lafameuse, l’énorme préface de Sartre,dont parlait Eric Marty, qui bombardeGenet, avec une confondante intelli-gence, « saint », « comédien » et « mar-tyr ». L’écrivain encaisse le coup. Ilracontera, en 1964 : « J’ai été pris parune sorte de nausée, parce que je me suisvu mis à nu, et par un autre que moi-même… »

Après les grandes œuvres dramati-ques de la fin des années 1950, après laguerre d’Algérie (il refuse de signer leManifeste des 121 pour le droit à l’insou-mission) et Mai 68, apparaît Le DernierGenet (2), le Genet politique qui sedépense sans compter en faveur desBlack Panthers américains, puis desPalestiniens. Dans Un captif amoureux,son dernier livre, qui paraît enmai 1986, un mois après sa mort, on litcette note : « … le condamné voudraitencore décider seul du sens de ce que fut savie – écoulé sur fond de nuit qu’il voulaitépaissir non illuminer. » Toujours cettemême opacité, cet interdit – qu’il esttoujours aussi urgent de transgresser. a

Patrick Kéchichian

(1) Jean Genet, post-scriptum (Verdier,122 p., 11,50 ¤).(2) Titre de l’essai, en défense, d’HadrienLaroche, (Seuil, 1997).

Signalons aussi l’édition de Hautesurveillance, due à Michel Corvin(Gallimard, « Folio-Théâtre », no98).

La légende dorée Jean Genet dans les bureaux des éditions Gallimard vers 1948. COLLECTION MONIQUE LANGE

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

www.editions-verdier.fr

| poésie mystique persane |Hâfez de ChirazLe DivânInédit, 1280 pages | 25 €

| grands textes de la pensée juive |Rabbi Haïm de VolozineL’âme de la vie576 pages | 11 €

| essai |Henri Meschonnic

Célébration de la poésie320 pages | 9,50 €

| littérature italienne |Giani Stuparich

L’île96 pages | 4,80 €

des livres qui délivrent

Mort à 75 ans le 15 avril 1986, il y a vingt ans,l’auteur de « Notre-Dame des fleurs », reconnucomme un écrivain majeur du XXe siècle, resteun objet de discorde. D’adulation aussi

La Chaste Vie de Jean Genet(Gallimard, 216 p., 18,50 ¤) estun beau et très étrange ouvrage.Poète, Lydie Dattas fut l’amie deGenet dans les années 1970,alors qu’elle était la compagned’Alexandre Bouglione.S’appuyant sur la chronologie etsur ses souvenirs, elle raconteune vie qui « n’eût pas déparé desbizarreries d’un Dictionnaire dessaints ». Mais cette opération n’arien à voir, on s’en doute, aveccelle de Sartre – que l’auteurnomme ici, sans délicatesse, « legnome des Lettres ». Plus qu’unsaint, Genet incarne, pour LydieDattas, la figure de l’Innocent, duSolitaire. Admirablement écrit,avec un amour déterminé et sansconcession, ce livre n’embellitpas Jean Genet, mais l’élève dansun ciel d’un bleu un peubizarre... Un ciel que Genet,manifestement, regardaitlui-même avec une singulièreferveur.

LITTÉRATURES

Page 4: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

4 0123Vendredi 9 juin 2006

LE LABYRINTHE(The Maze)de Panos Karnezis.

Traduit de l’anglaispar Suzanne Mayoux,éd. de L’Olivier, 382 p., 21 ¤.

O n lui a pardonné, à Panos Karne-zis. Pardonné d’avoir quitté, en1992, sa terre natale pour l’Anglet-

terre. Pardonné d’avoir été jusqu’à choi-sir l’anglais comme langue d’écriture.Après tout, il est un enfant de la diaspo-ra, un de plus (1). Un enfant prodigeque les milieux littéraires grecs recon-naissent pleinement comme un desleurs. Peut-être parce qu’il met en scèneune « Grèce générique », comme il l’ap-pelle, et dont il fait en quelque sorte son« laboratoire romanesque ».

Rien pourtant ne le prédestinait àl’écriture. Né à Patras, dans le Pélopon-nèse, en 1967, il obtient un diplôme d’in-génierie à Oxford, entre chez BritishSteel à Bristol, puis chez Rolls Royce àSheffield. Mais l’ennui le gagne. A la lec-ture d’une petite annonce, le voici tenté

par un cours d’écriture. Pas n’importelequel : le fameux séminaire de « creati-ve writing » de l’université d’East Anglia– une sorte d’« incubateur littéraire »devenu mythique qui a vu passer Mal-colm Bradbury, Ian McEwan ou KazuoIshiguro. Son coup d’essai est un coupde maître : un recueil de nouvelles, His-toires infâmes (éd. de L’Olivier, 2004),où, comme le laisse entendre le titre, ondécouvre des personnages aussi hautsen couleur que peu recommandables(pope irascible et fourbe, médecinvéreux, faux paralytiques, évêque passémaître dans le mensonge et l’impostu-re…), le tout dans un lieu sans nom :une métaphore de village égaré au boutd’une route défoncée par le soleil et lesnids de poule…

C’est d’un autre bout du monde qu’ilest question dans Labyrinthe, le premierroman traduit de Panos Karnezis. Unnéant aride qui fait inévitablement son-ger à Buzzati et son Désert des Tartaresou, plus encore, à l’admirable nouvelledu grand écrivain grec Thanassis Valti-nos, La Marche des neuf (IFA/Actes Sud,1993), dont le thème de départ est pro-

che. Nous sommes en Anatolie en 1922.Le général Nestor (« yeux ternes aussiincolores que des mouillures de papier »)fuit la riposte turque alors que, aprèstrois ans d’occupation de cette partie del’empire ottoman, l’armée grecque esten déroute. « Restée disciplinée malgré lechaos de la défaite », la brigade déciméedu général cherche à s’« extirper du laby-rinthe », c’est-à-dire à « atteindre lamer ». Le destin de cette poignée d’hom-mes – héros et lâches, voleurs ou déser-teurs… – dans la main d’Arès, le dieu dela guerre, voilà ce qui forme la toile defond de cette étrange épopée où l’onreconnaît le talent de Panos Karnezis,son art de la caricature, son style ner-veux, son sens du grotesque. Peu à peuapparaît l’origine de la malédiction quipèse sur ce corps expéditionnaire. Unemalédiction qui ressemble au Minotauretapi au fond du labyrinthe de chaqueconscience et que chacun devra affron-ter seul, sans Ariane et sans fil. a

Florence Noiville

(1) Environ 6,5 millions de Grecs vivraientaujourd’hui hors de leur pays.

« Le Quart », le seul roman de Nikos Kavvadias, ce poète bourlingueur grec mort en 1975, est réédité.

La complainte du matelot

Le premier roman traduit de Panos Karnezis, Grec de la diaspora

Destin d’une armée en déroute

LE QUART(Vardia)de Nikos Kavvadias.

Traduit du grec par Michel Saunier,Denoël, « & D’ailleurs », 286 p., 20 ¤.

Dans l’océan des livres qui émer-gent, flottent plus ou moins,puis coulent à pic au bout dequelques mois, il en est quel-

ques-uns qui ne sombrent jamais toutà fait. Des trésors inestimables, commeremontés du fond de la mer quand ilsrefont surface : si beaux, si intensé-ment réussis qu’il se trouve, Dieu mer-ci, toujours un éditeur de goût pour lestirer du presque néant de la rubrique« épuisé ».

Aussi n’est-il pas étonnant de voirsurgir, pour la troisième fois en trente-cinq ans (1), le merveilleux roman dupoète grec Nikos Kavvadias – un vérita-ble cadeau, que vient enrichir l’excel-lente préface du romancier OlivierRolin. Une pièce unique aussi, et passeulement par sa qualité : paru en1954, Le Quart est le seul roman d’ungrand poète bourlingueur (1910-1975),marin, radiotélégraphiste de bord etauteur de nombreux poèmes, dontbeaucoup ont alimenté le répertoire dela chanson populaire grecque. Et bien

que son histoire soit parfaitement uni-verselle, complainte de matelotsvoguant au milieu de nulle part, le sonqu’il fait entendre est, lui, absolumentsingulier.

Car ils ont une voix, ces marinsembarqués sur le Pythéas, vieux rafiotdéglingué faisant route vers la Chine.Une voix dans laquelle souffle plusque le vent sur l’eau, plus que l’airentre les cheminées d’un cargo horsd’âge, « vieille caisse à savon qui a déjàtrop servi » – la poésie du désespoir, àl’état pur. A tour de rôle, comme authéâtre, cette voix prend des formes etdes noms : Diamandis, le pilotin (pourceux qui n’auraient jamais travaillédans la marine marchande, le pilotinest un élève timonier), rongé de ter-reur parce qu’il vient de se découvrirun chancre syphilitique, Polychronis,le timonier cocu, Panaïs, le lieutenantsexagénaire, Gérasimos, le capitaine,et surtout, Nico, le radio, revenu detout – toutes les mers, toutes les ter-res, toutes les femmes.

C’est lui, Nico, qui porte ce récitpolyphonique, où les voix se relaient,de quart en quart, pour combattre latristesse, la solitude et l’obscurité. Luiqui noue le fil de tous ces récits, lesaugmentant ici et là de ses propressouvenirs, de ses délires et de ses

rêves essaimés sur tous les continents.Car les histoires que racontent ceshommes ramènent vers la scèneminuscule du bateau, le plus souventnoyée de « brume », des morceaux dumonde entier. C’est la nuit qu’il fauttenir à distance, le sommeil, mais aus-si le sentiment d’éparpillement qui leshabite : chacun a laissé des parts delui-même partout où il est passé, desamours, des regrets, des remords.« Qui me pardonnera ? », se demandeNico à plusieurs reprises. Et commentrecoller toutes ces bribes autrementque par le récit ?

Lieu de souffranceIls sont, les uns et les autres, ce

« puits profond » rempli à ras bordd’histoires, tristes ou drôles, seulessources de lumière, d’odeurs (nom-breuses) et de mouvement du roman.Des histoires extraordinaires de grostemps, de vérole, de vaches maigres,de guerre, de contrebande, et surtoutdes histoires de femmes – la mère, etpuis celles qu’on a quittées, trahies,vendues parfois, même à son corpsdéfendant, comme cette « jeune Mitylé-nienne » que Nico n’est pas arrivé à dis-suader de se jeter dans les bras d’unemère maquerelle, à Beyrouth.

Celles qui vous ont refilé la chtouille

et celles qui vous ont laissé seul dansdes escaliers sombres, celles qui vousont lavé vos mouchoirs et reprisé voschaussettes. « Bien sûr que je les aime,explique Nico. C’est une bénédiction deles voir nues. Seulement, il faut lespayer, ou alors qu’elles te paient. C’est leplus correct. »

Ce qu’il leur faudrait, c’est unefemme-bateau, « baptisée à l’huile depoisson. La carène peinte au minium.Calfatée au goudron. » Une qui ne lesrattache pas à la terre, ce lieu desouffrance que tous ont tenté de fuiret que tous pleurent. A travers lesméandres de leurs douleurs et deleurs colères, Kavvadias nous faitentendre une autre plainte, profondeet d’une noirceur totale. « Tout estpourri », dit le capitaine. Et Nico :« Le café que nous buvons est éventé, lethé de même, la nourriture que nousmangeons… » L’horreur de l’échec etde la solitude, le vertige de la mort quihante chaque homme et pas unique-ment les marins. Lancé vers pas d’ave-nir, le Pythéas fait route en directionde l’enfer, avec à son bord des tas derêves et des récits pour seule bouée.Peine perdue, bien sûr. a

Raphaëlle Rérolle

(1) Stock, 1969 et Climats, 1989.

Q u’est-ce qui s’écrit aujourd’huidans la patrie de Georges Séfé-ris et d’Odysseus Elytis – deuxPrix Nobel de littérature grecs,

récompensés respectivement en 1963et 1979 ? De quoi se nourrit l’imaginai-re hellène ? Et quelles en sont les tra-ductions formelles ? Pour répondre àces questions, Panos Karnezis (né en1967) et Nicos Panayotopoulos (né en1963) offrent deux exemples parlantset assez caractéristiques de ce quianime aujourd’hui la génération desquadragénaires.

Comme Karnezis (lire ci-dessus),Panayotopoulos est ingénieur de for-mation, mais, cinéaste et romancier, ilvit et travaille à Athènes. Et commepour Karnezis, Saint Homme est ledeuxième de ses ouvrages qui nousparvient en français. Il y a deux ans,on avait découvert sa voix drôle etmordante avec Le Gène du doute, l’undes premiers romans grecs à réveillerl’enthousiasme de Gallimard, quin’avait plus rien publié dans ce do-maine depuis l’époque de PandelisPrevelakis, Marguerite Liberaki, Vassi-lis Vassilikos ou Costas Taktsis… Unetrouvaille donc que ce Gène du doute,

histoire ironique et loufoque d’ungénéticien excentrique découvrant unjour le « gène du génie artistique ». Grâ-ce à son test infaillible, le savant seproposait de délivrer l’hu-manité créatrice de sesarrogants imposteurs. Onimagine l’émoi chez lesartistes sommés, pour êtrejoués, exposés ou publiés,de fournir, non plus unéchantillon de leur œuvremais un prélèvement deleur sang…

Après cette jolie parabolesur le talent et ses « obscu-res séductions », NicosPanayotopoulos revient àun univers beaucoup plusgrec mais où les thèmes del’imposture, de la roublar-dise et de l’appât du gaindemeurent au cœur de soninspiration. C’est d’une« affaire » qu’il s’agit ici :la ténébreuse affaire deIoannis l’Orphelin, mort en1940 et qu’un archevêque grec s’ap-prête à canoniser lorsqu’il reçoit unelongue missive expliquant que le saint

homme l’était nettement moins qu’iln’en avait l’air. Le livre s’ouvred’ailleurs sur un article de journalexhortant l’ecclésiastique à confesser

devant son peuple « parquels tours de passe-passe ilen est arrivé à vouloir canoni-ser l’orphelin, à seule find’obtenir le soutien d’unriche monastère en vue d’oc-cuper le trône épiscopal ».

De la guerre vue à tra-vers la Catastrophe d’AsieMineure chez Karnezis, àl’analyse du pouvoir et dupoids de l’orthodoxie chezPanayotopoulos, on sentque la littérature grecque,étroitement liée au destinde son peuple, n’en a pasmoins trouvé une manièrebien à elle de traiter desujets universels. Sans rienrenier de ses racines millé-naires. Et avec, presquetoujours, ce mélange degravité et de sarcasme qui

lui confère cette place si originaledans la littérature européenne. a

Fl. N.

LE MANUCURE,de ChristosChryssopoulosAprès avoir étéprécurseur pour sescoéditions avecl’Institut françaisd’Athènes, ActesSud a heureusementrenoué avec lalittérature

néohellénique. En témoigne cettecourte histoire d’un certain PhilipposDostal, un manucure vivant dans unesolitude maniaque et cultivantjusqu’à l’obsession son amour del’univers tactile. Déjà auteur d’unedemi-douzaine de romans et derecueils de nouvelles, ChristosChryssopoulos – qui a étudiél’économie à Athènes puis lapsychologie en Angleterre – confirmeici son goût pour le marginal, lesphrases courtes et les collages.L’originalité de son univers a étérapprochée de celle de Poe ou deBoulgakov. En 2007, Actes Sudpubliera un autre de ses romans,Monde clos, et il y a fort à parier quela reconnaissance de cet auteursortira bientôt des frontières de sonpays. Fl. N.Traduit du grec par Anne-LaureBrisac, Actes Sud, 128 p., 13 ¤.

AUTOUR DE LA LAGUNE,d’Alexandre PapadiamantisC’ est l’un des plus grandsnouvellistes grecs. AlexandrePapadiamantis (1851-1911) a fait deson île des Sporades, Skiatos, lethéâtre de la plupart des 200 récitsqu’il a laissés à sa mort. Cettesélection de 13 nouvelles inédites enfrançais offre un bel échantillon deson univers réaliste et naïf, marquépar la religiosité et le folklore. Fl. N.Traduit du grec par René Bouchet, Zoé,« Classiques du monde », 264 p., 20 ¤.

KARAGHIOZIS ET LE CHÂTEAUDES FANTÔMESOriginaire de Constantinople,Karaghiozis est le personnage centraldu théâtre d’ombres des paysméditerranéens, une sorte de cousinde Nasr Eddin Hodja ou dePolichinelle. Jovial, roublard etfrondeur, il déchaîne le rire par sestours burlesques, ses pirouettes,anathèmes et bastonnades. Voici unchoix de ses farces anonymes etpopulaires, dont on retrouve desavatars sur tout le pourtour de laMéditerranée. Fl. N.Traduit du grec et adapté par MarieGaulis, Zoé, « Classiques du monde »,248 p., 20 ¤.

THESSALONIQUE À LAPREMIÈRE PERSONNE,de Sarkis Serefas et HarisYiakoumis.MYKONOS ET DÉLOS À L’AUBEDU XXe SIECLE,de Lucie Bonato et HarisYiakoumis.A la frontière du document historiqueet de la fiction, ces « Carnets devoyage rêvé » font le pari d’undépaysement spatial et temporel.Mykonos et Délos sontphotographiées et racontées par lesarchéologues de l’Ecole d’Athènes aucours des grandes fouilles du débutdu XXe siècle. Dans un autreopuscule, la ville de Thessaloniquereçoit un traitement plus audacieuxencore : les photographiescentenaires, pour la plupartanonymes, sont commentées « à lapremière personne » par desautochtones ou des visiteurs, tantôtréels, tantôt fictifs. Le vertige estparfait quand, après le grandincendie de 1917, les ruines calcinéesde la ville évoquent celles des grandescités antiques englouties. Fa. C.Traduit du grec par Dané Verlet etIrène Papaikonomou, éd. Kallimages,chaque volume 192 p., 30 ¤.

DESMOS nº 22Outil essentiel pour les étudesnéohelléniques, la revue Desmos – engrec, « le lien » – propose, dans ce22e numéro, un dossier sur la« gallophonia » ou francophonie desGrecs au travers de différentesœuvres d’écrivains comme celles deKazantzakis, Elytis, Antoniou... L. Ch.Librairie hellénique Desmos (14, rueVandamme, 75014 Paris), 112 p., 11 ¤.

Signalons également le récit de NikosKokantzis, Gioconda, traduit du grecpar Michel Volkovitch. Ed. de l’Aube,128 p., 11,80 ¤. En librairie le 15 juin.

Nicos Panayotopoulos, romancier lié au destin de son peuple

L’imposture de l’archevêque

ZOOM

SAINT HOMME(Agiographia)de NicosPanayotopoulos.

Traduit du grecpar Gilles Decorvet,Gallimard, 288 p.,21 ¤.

Le Succès de la Foirede Thessalonique

A unepasseuse...

P our une littérature de langue rarecomme la littérature grecque,tout l’enjeu tient en un mot :

décloisonnement. Autant les Grecs sontgrands lecteurs de traductions, autantleurs meilleurs auteurs ont souvent dumal à percer à l’étranger. Une femmeaura beaucoup fait pour le rayonne-ment de la littérature néo hellénique. Ils’agit d’une Française, mariée à unGrec, et grecque de cœur depuis long-temps, Catherine Velissaris. Dans lesannées 1980, à l’Institut français d’Athè-nes, elle lance une coédition avec ActesSud, faisant ainsi connaître ou redécou-vrir en France Andréas Embiricos, Tha-nassis Valtinos, Takis Théodoropou-los… Puis elle fonde Ekemel, le centrede traduction littéraire d’Athènes, quiœuvre pour la traduction des lettresgrecques vers les autres langues euro-péennes. Devenue directrice du Centrenational des lettres grec, elle crée en2004 la Foire du livre de Thessaloni-que, dont la troisième édition s’esttenue du 25 au 28 mai et où, avecClaudio Magris en hôte d’honneur, lasymbolique du dépassement des frontiè-res apparaît clairement.

« Thessalonique n’est pas une foire deplus, explique Catherine Velissaris. C’estun rendez-vous où l’Europe est invitée àrencontrer ses extrémités les plus orienta-les. » L’idée est double. D’abord, organi-ser une vitrine de la production grec-que. Hestia, Kastaniotis, Patakis,Polis… : tous les grands éditeurs athé-niens étaient venus en force, illustrantle dynamisme de leur profession – avecquelque 8 000 titres en 2004, la produc-tion grecque a crû de plus de 16 %entre 1999 et 2004. Mais il s’agit aussi,comme dans l’Antiquité, de retisser desliens intellectuels et commerciaux avecles voisins balkaniques et ceux du pour-tour méditerranéen. Ainsi les stands duMaghreb et de l’Egypte côtoyaient-ilsceux de la Slovénie, de la Serbie, de laRoumanie et surtout de la Bulgarie, oùla Grèce est actuellement le deuxièmeinvestisseur après l’Allemagne et où lalangue grecque gagne du terrain.

Quant à la Turquie, elle était venueavec un stand important. « Bizarre-ment, beaucoup de traductions du grecvers le turc et vice versa transitent aujour-d’hui par l’anglais », regrettait une jour-naliste de CNN Turk. Là où la politiqueéchoue, la culture parviendra-t-elle àédifier des passerelles ? On ne seraitpas étonné que Catherine Velissaris soitun jour tentée par ce nouveau défi. a

Fl. N.

LITTÉRATURES

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0123 5Vendredi 9 juin 2006 5

L’occasion est trop belle : la paru-tion, chez Gallimard, en« Folio » et dans la collection« Du Monde entier » de cinq

titres – dont la traduction a été entière-ment révisée par Bernard Comment –de l’un des grands auteurs contempo-rains permet de redécouvrir AntonioTabucchi. Mieux même : de tenter derepérer ce qui relie ses œuvres.

Dire que chez Tabucchi, il est beau-coup question de chaleurs estivales, devivants fantômes, et de bourdonnantescéphalées est insuffisant, mais significa-tif. Chez lui, tout est dans l’entre-deux,dans ces moments entre veille et som-meil. Dans ces petits riens qui font lavie, alors même que la vérité meurt sou-vent sans avoir « trouv[é] de mari ».

Quel est donc ce « petit rien » quitransite de livre en livre, c’est-à-dire– si l’on appréhende dans son ensem-ble l’œuvre multiple de Tabucchi – derêves en romans, d’hallucinations ensonates, et d’énigmes policières enessais ? Peut-être une certaine poétiquedu doute et des malentendus. Enpréambule de Petites équivoques sansimportance, Tabucchi explique com-ment il a tendance à « repérer » ces« incertitudes, compréhensions tardives,inutiles regrets, souvenirs peut-être trom-peurs, erreurs stupides et irrémédia-bles ». Et de constater : « Les chosesdécalées exercent sur moi une attractionirrésistible. » Dans le premier récit, quidonne son titre à l’ouvrage, le narra-teur s’interroge sur les rôles que, prisdans des jeux de miroirs et de faux-sem-blants, nous jouons tous dans le tour-billon de la vie.

La vie, magnifique énigme : « C’estun tissu, tous les fils se croisent », ditl’un des personnages. Ou encore,ailleurs : « j’aimerais bien comprendreun jour comment fonctionne la courroiede transmission qui relie tous les mor-ceaux de ma vie (…), il faudrait ouvrir lecoffre et étudier le moteur qui ronfle, met-tre tout en relation, tous les instants, lespersonnes. » Dans « Rébus », le narra-teur émet une hypothèse : « Parfoisune solution ne semble plausible que par(…) le rêve. Peut-être parce que la raison(…) ne parvient pas (…) à établir unetotalité, qui est une forme de simplicité. »Mais voilà, chez Tabucchi, rien n’estfigé, et jamais de certitude. Le pourfen-deur de Berlusconi n’a ni l’arroganceni la prétention d’apporter de réponsesdéfinitives aux questions qu’on lui ouqu’il se pose.

Clair-obscurRécits dans le récit, les fables d’Anto-

nio Tabucchi sont de véritables bijouxmétaphysiques. Ainsi dans Le Fil del’horizon, où la ligne semble toujoursen mouvement, difficile – sinon impos-sible – à atteindre. Ici encore, il dit« notre impuissance à saisir les liens véri-tables qui unissent les choses ». DansTristano meurt – long et génial monolo-gue dont un grand comédien devrait,un jour, tenter de s’emparer– Tabucchi dit les souvenirs, réels etfantasmés, l’existence en noir et blanc,et le clair-obscur qu’y apporte la vie. Ilquestionne les notions d’héroïsme, defidélité et de courage ; s’interroge sur« la dégueulasserie (…) du monde », etdépeint la haine comme une « chose dif-

fuse » aux multi-ples nuances. Ilparle de l’écrivainqui, s’il parvient àpercevoir « le méca-nisme des choses »,ne peut prétendreconnaître leursecret. Dans Le Jeude l’envers, il mon-tre – Velázquez etPessoa (via Alvarode Campos, un deshétéronymes dupoète portugais) àl’appui – l’enversdu décor et de lavie, du réel et del’imaginaire. Toutne serait-il dès lors(et d’abord) quefiction ?

Malgré son désirde comprendre,Tabucchi se méfiedes miroirs : bien loin de refléter l’ima-ge, souvent ils « la chavirent ou l’absor-bent ». De même qu’il sait – comme ils’en explique dans sa brillante postfaceà Requiem – que les rêves peuvent vousjouer de drôles de tours. Ce roman hal-lucinant et hallucinatoire, venu à lui enportugais, est un hommage à son paysd’adoption, celui de son cher Pessoa,auquel il a consacré plusieurs textes etqu’il a traduit en italien avec l’aide desa femme. Alors, il va et vient dans letemps et, à travers les rêves des autres,traduit son existentielle inquiétude.

A écrire les autobiographiesd’autrui, à dialoguer avec les fantô-

mes, Antonio Tabucchi est devenu –mais peut-être l’a-t-il toujours été ? –un intranquille. De ceux qui instillentle doute, cherchent les fissures, inter-rogent la réalité.

Et c’est ainsi que le romancieritalien fait dire à Tristano : « Ce n’estpas vrai que Verba volant. Verbamanent. De tout ce que nous sommes,de tout ce que nous fûmes, ne restentque les paroles que nous avons dites(…), et non ce que je fis en tel lieu donnéet à tel moment donné du temps (…). Leverbe n’est pas au commencement, il està la fin ». a

Emilie Grangeray

Chez Gallimard, en « Folio » : Tristanomeurt (traduit de l’italien par BernardComment), 260 p., 6,40 ¤ ; Le Jeu del’envers (traduit de l’italien par LiseChapuis, 256 p., 6,40 ¤; Requiem(traduit du portugais par Isabelle Pereira,avec la collaboration de l’auteur), 186 p.,5,90 ¤ ; Le Fil de l’horizon (traduit del’italien avec la collaboration de BernardComment et de l’auteur. Traductionrévisée), 112 p., 5,40 ¤.Dans la collection « Du monde entier »de Gallimard : Petites équivoques sansimportance. Nouvelle traduction del’italien par Bernard Comment. 90 p.,16,90 ¤.

Cinq titres pour redécouvrir l’un des grands écrivains italiens

Tabucchi,l’intranquille

Redécouvrir « Mont-Dragon » de Robert Margerit

L’agent de la corruption

JUAN MANUEL CASTRO PRIETO/VU

ZAYDE,de Madame de LafayetteSur une plage, après unetempête, Consalve, fils d’unprince castillan, découvre lecorps d’une femme qu’il croitmorte... « Mais quel fut sonétonnement quand il vit au traversdes horreurs de la mortla plus grande beauté qu’il eûtjamais vue. » Cette beauté,c’est Zayde, la fille d’un prince

musulman. Religion, rivalitésde pays, langue, tout les sépare.Quand elle disparaît, Consalven’a de cesse de la retrouver.Moins connu que La Princessede Clèves qu’il précède d’unedizaine d’années, ce roman, situédans l’Espagne du Xe siècle,a tous les ingrédients du romand’aventures – enlèvements,duels… – mais surtout il innovedans la psychologie des

personnages, historiques,inventés ou inspirés de célébritésréelles, les principaux étantexposés au choix entre la rigueurdu devoir et l’abandon à lapassion. Dans la belle écrituredu XVIIe siècle, une « histoireespagnole » applicable à tous leslieux, à tous les siècles. P.-R. L.Présentation de CamilleEsmein-Sarrazin, GFFlammarion, 300 p., 8,30 ¤.

MONT-DRAGONde Robert Margerit.

La Table ronde, « La PetiteVermillon », 432 p., 8.50 ¤.

R obert Margerit(1910-1988) est oublié ouà peu près. Et Mont-Dra-

gon aussi, qui paraît en 1944 etsera repris chez Gallimard en1952 après que Margerit obtintle Renaudot pour Le Dieu nu(1951) et que Julien Gracq écri-vit au sujet de Mont-Dragondans La Littérature à l’estomac(1950) : « Le seul roman fran-çais qui m’ait vraiment intéressédepuis la Libération. »

Il reste que le livre est consi-déré comme scabreux par lapresse catholique de l’époque,dont « l’onction » de Gracq necalme pas la bigoterie ; mais lesacrement de l’auteur du Rivagedes Syrtes servira d’estime ou derenom à un écrivain limousind’origine briviste, dont l’audien-ce, jusqu’ici, demeurait provin-ciale. Cette habilitation et leprix Renaudot fournirent à Mar-gerit les moyens d’une visibilitéplus large, même si son œuvreest confidentielle.

Mont-Dragon est un vallondu Limousin qui abrite le châ-

teau du même nom. La proprié-té est isolée en pleine Occupa-tion (nous sommes en 1942),entre Limoges, Ambazac etSaint-Laurent-les-Eglises. Elleabrite un haras délaissé, quedoit reprendre Georges Dor-mond, meilleur cavalier duCadre noir. Il est accueilli par lachâtelaine Germaine de Boismê-nil, veuve fort désirable, sa char-mante fille Marthe, son fils Jacket sa belle-sœur Hortense, quiest accompagnée par un person-nage supposé extravagant, col-lectionneur de coléoptères, leprofesseur Dubois. L’écuyer estencore présenté à « l’oncle »La Guérillière, hobereau pas-sionné d’équitation, à Gaston, lecommis des Boismênil, àMichel Pontfermier, l’ami deJack qui courtise Marthe, et àPierrette la femme de chambre,délicieuse lesbienne. Cette peti-te société qui vit en vase clos estrapidement tourmentée – oudéréglée, ou dénudée, c’estselon – par Dormond, « laid etattirant », que l’on découvrepeu à peu acharné à corrompre« une famille voltairienne où l’onpratique la lettre de la religionpour raison politique ».

Il s’intéresse d’abord à lajeune Marthe aux mains de

laquelle il place adroitement desouvrages libertins – ceux deVivant Denon et de Nerciat quibafouent les sentiments « en lespilant dans le mortier de Cythè-re ». Puis c’est au tour de Ger-maine de Boismênil d’êtreenvoûtée, domptée et révélée àelle-même par le magnétiqueécuyer, qui a « besoin des femmescomme à un morphinomane ilfaut chaque jour sa dose de poi-son » : il oblige la châtelaine àconsentir des faveurs, elle estoutrée, et cette outrance mêmela soumet. En voyeur signalé, lelibertin la force à se dévêtir dansle parc du château, à évoluerdevant lui dans le plus simpleappareil, certain, comme le cardi-nal de Bernis, que « l’embarrasde paraître nue fait l’attrait de lanudité ». Enfin, c’est Pierrette, lafemme de chambre, qu’il poussedans les bras de sa maîtresse :« Il comptait jouir à la fois duspectacle de leur charme et de lanotion de leur avilissement. »

Dormond est un homme assu-rément supérieur. Il est le vraimiroir de ces femmes du châ-teau. Ce qui passionne, intrigue,déroute dans ce roman luxu-riant et magnifique, c’est la quê-te métaphysique de l’écuyer. a

Vincent Roy

ZOOM

LIVRES DE POCHE

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6 0123Vendredi 9 juin 2006

Ala « une » des quotidiens du mercre-di 29 juillet 1914, deux titres se dis-putent l’attention du lecteur : « Mme

Caillaux est acquittée » et « La guerreaustro-serbe est déclarée ». Deuxjours plus tard, Jaurès sera assassi-

né. Grande histoire ou fait divers ? Le nez surl’événement, chacun croit savoir évaluer la portéeréelle d’une information. Mais l’historien commele romancier sont-ils si faciles à circonvenir ?

Avec L’avenir ne s’oublie pas, Pierre Moustiersinterroge ces moments mis en scène où l’anecdoti-que distrait de l’essentiel (1). A moins qu’il n’enrévèle un autre, souterrain, qu’il faut du reculpour apprécier justement.

Jérôme a 20 ans, quand il assiste, jeune journa-liste au Fanal, au procès de l’épouse de l’ancienprésident du conseil, Joseph Caillaux, qui a abattuquatre mois plus tôt le directeur du Figaro, Gas-ton Calmette. Dans son bureau. Déchargeant lessix balles du revolver qu’elle cachait dans sonmanchon. Orphelin précoce, le reporter a besoinde choisir l’accusée comme héroïne. Commed’autres de se bousculer aux assises pour oublierque la guerre est sur le point d’embraser l’Europe.

Revenant quelque quarante-deux ans plus tardsur cette semaine particulière, le narrateur n’estplus qu’un pharmacien en retraite, qu’on croitindifférent à tout quand il n’est que « trop réfléchi,trop exigeant et maniaque envers la vérité ». Autantde raisons pour que la profession de Rouletabille,son modèle, l’ait abandonné au sortir de l’enferdes tranchées. Une blessure à la tête, le secours deMarguerite, une infirmière volontaire qui devientson épouse, et, sur le tard, la conscience de ce quis’est joué dans le prétoire où il a vu mourir unmonde – une rhétorique et une théâtralité dont ilsait qu’elles fondaient une éthique à présent éva-nouie. « La vérité ne se forme que dans la mémoi-re. » La formule de Proust intéresse autant l’histo-rien que le romancier, qui tentent parallèlementde dire plus que l’incident dont ils s’emparent.

Jean-Yves Le Naour s’est ainsi penché sur ledossier de ce « corbeau » qui empoisonna la villede Tulle de 1917 jusqu’à 1922 (2). La guerre, ennormalisant les comportements et en fixant unerègle implicite que garantit la surveillance de touspar tous comme allant de soi, a de fait accordé unlarge crédit à ces lettres anonymes dont l’adminis-tration se sert tout en s’offusquant officiellementde la pratique. En dénouant savamment, avec unart consommé de l’intrigue, les fils de la machina-tion qui paralyse la préfecture provinciale, l’histo-

rien fait plus que résoudre un cas d’espèce ; il don-ne à voir le rôle de la presse, le relais qu’elle offreà la calomnie comme la façon plus ou moinsorthodoxe dont elle double l’enquête légale encours. Autant de règles du fait divers contempo-rain dont la genèse est lointaine.

Dans un essai décapant, Maurice Lever avaitdéjà étudié ces Canards sanglants (Fayard, 1993)qui épinglent un épisode criminel pour jouer deson mystère comme de son effroi. Et de fait, si lanaissance de la presse populaire est quasi syn-chrone de la publication du Rouge et le Noir deStendhal, inspiré de l’affaire Berthet – la formule« fait divers » apparaît dès 1838, deux ans aprèsqu’Emile de Girardin a lancé La Presse, premierquotidien à prix modique pour un public popu-laire –, on repère chez les mémorialistes et diaris-tes de l’Ancien Régime un même souci de rappor-ter les épisodes terribles ou surprenants quimarquent les esprits de leur temps. Des Histo-riettes de Tallemant des Réaux au Journal de Dan-geau ou aux Mémoires de Saint-Simon, focaliséssur la cour, mais aussi dans les journaux de cesbourgeois de Paris qui offrent une savoureusealternative à ces anecdotes minuscules au bruitdémesuré, le drame pittoresque fait écrire.

La mémoire pour seul guideIl faut attendre cependant la presse moderne

pour que le fait divers prenne toute sa dimension(les faits, l’enquête, le procès).

L’écrivain, comme l’artiste, peut cependant s’af-franchir de cet exercice convenu en captant l’anec-dote pour la placer au cœur de son engagementcréateur. Ainsi, Henri-Georges Clouzot qui partitde la tragique épopée de « l’œil du Tigre » deTulle pour signer son chef-d’œuvre si dérangeantqu’il valut au cinéaste du Corbeau (1943) desérieux soucis à la Libération – comment peut-onproduire une œuvre si pessimiste où l’espoirn’existe pas plus que la vérité ? Plus récemment,on a vu Emmanuel Carrère reprendre le dossierJean-Claude Romand pour L’Adversaire (POL,2000) et, aujourd’hui, c’est Philippe Besson qui sefait le chroniqueur de l’affaire Grégory (où il estencore question de lettres anonymes) avecL’Enfant d’octobre (Grasset), tandis que DavidFoenkinos s’empare de l’histoire de Florence Rey(Les Cœurs autonomes, Grasset).

Reste à mesurer la latitude que le respect strictde l’information originelle laisse au créateur. Choi-sissant la mémoire pour seul guide, Jérôme, le nar-rateur de Pierre Moustiers, se libère et compose

ses propres variations intimes sur une affaire quilivre en écho secret bien des non-dits de sa rela-tion au monde… « Une infinité de nuances s’oppo-saient nécessairement à l’expression brutale et mani-chéenne de la vérité. Il ne fallait pas, non plus, confon-dre de manière absolue la littérature et la vie. »

Il peut ainsi tenir le geste chevaleresque et inouïde Caillaux, saisissant la main d’Henriette au-des-sus de la barrière du box de l’accusée pour en bai-ser les doigts comme une quintessence de respect,de folie et de bonheur. « Sans motif sérieux »,

confesse-t-il quarante ans plus tard. Mais ce libre-arbitre est aussi le gage du salut de l’écrivain.

« L’écriture nous donne peut-être une responsabili-té qu’on ignore, un pouvoir qui nous dépasse. Sanselle, on peut imaginer que les hommes perdraient lamémoire et la faculté de penser. » a

Philippe-Jean Catinchi

(1) Albin Michel, 266 p., 16,90 ¤.(2) Le Corbeau. Histoire vraie d’une rumeur(Hachette Littératures, 216 p., 18 ¤).

Les faits divers font-ils de bons romans ?

Affairesd’écriture

XXXXXX. COLLECTION ROGER-VIOLLETMme Caillaux lors de son procès, en juillet 1914. COLL. ROGER-VIOLLET.

En chemin vers la maisonde ses futurs maîtres,Julien fait une pause dans

l’église de Verrières. Sur le prie-Dieu aux armes de M. de Rénal,se trouve « un morceau depapier imprimé, étalé là commepour être lu. Il y porta les yeux etvit : Détails de l’exécution etdes derniers moments de LouisJenrel, exécuté à Besançon, le…Le papier était déchiré ». Jusquedans l’anagramme exacte deson nom, Julien Sorel rencontreson propre destin, dans le lieumême où le drame adviendra.Le roman se met en abyme parun « morceau de papier » colpor-tant une nouvelle probable-ment arrachée à une page dejournal. Julien « froissa lepapier », mais sa vie est déjàécrite : elle est programméepour aboutir à un beau faitdivers.

On peut lire cette insertiond’un bout de papier dansLe Rouge et le Noir non seule-ment comme une anticipationdu récit, mais aussi comme latrace de son origine. RomainColomb, cousin et exécuteur tes-tamentaire de Stendhal, écritdans sa « Notice » de 1854 que« Beyle a pris le sujet de ceroman dans un procès criminelqui eut beaucoup de retentisse-ment en Dauphiné, dans l’année1828 ». La Gazette des tribu-naux relatait en effet, à la fin de

décembre 1827, le procès d’An-toine Berthet. De constitution« frêle », d’« intelligence supé-rieure à sa position », Berthetentre au petit séminaire,devient précepteur chezM. Michoud et amant (dumoins l’a-t-il prétendu) deMme Michoud. Congédié, il intè-gre le grand séminaire de Gre-noble, reprend du service chezle comte de Cordon, se lie à lafille de la maison. De nouveauchassé, il rejette la responsabili-té de ses déboires sur les épouxMichoud et tire deux coups depistolet sur Mme Michoud, pen-dant la messe, dans l’église deBrangues. Il est condamné àl’échafaud.

« Fiction théorique »Le citoyen de Grenoble a pu

emprunter là quelques traits decaractère et le canevas du récit.Mais le roman ne saurait seréduire au fait divers. Dans lanouvelle édition des Œuvresromanesques de Stendhal pourla « Bibliothèque de la Pléia-de », Yves Ansel montre que« l’affaire Berthet » est assez lar-gement une « fiction théorique »construite par une critique lan-sonnienne avide de sources etde modèles, soucieuse de lesterla fiction par du réel, et fondantla vérité du roman-miroir surune référence externe, quitte àdénier toute imagination à l’écri-

vain. Avant de ressembler à Ber-thet, Julien ressemble « auxhéros de Stendhal » (Ansel), et lefait divers lui a fourni tout auplus un prétexte à la « cristallisa-tion » romanesque.

Reste que Stendhal, commeles autres romanciers dits réalis-tes, est un grand lecteur dela Gazette des tribunaux (fondéeen 1825) et du Courrier des tribu-naux (1827), ainsi qu’en témoi-gne l’insertion par copier-collerdu procès Lafargue, autre assas-sin de sa maîtresse, au milieudes Promenades dans Rome. Cequ’il cherche dans ces faitsdivers judiciaires ? De beauxassassinats, des exemplesd’énergie dans la violence socia-le, que le docteur Sansfin pres-crit en remède quotidien à l’ané-mique Lamiel : « Les crimes l’in-téressaient ; elle était sensible àla fermeté d’âme déployée par cer-tains criminels. » Outre desexempla moraux, Stendhal pui-se aussi dans ces « petits faitsvrais » la promesse d’un roma-nesque en puissance et uneleçon de style sec, antilyrique,comme celle qu’il demande à lalecture du code civil. Voilà cequ’il faut écrire, et comment ilfaut écrire.

Avant lui, Balzac y trouvait dequoi faire « concurrence à l’étatcivil ». En même temps que lui,le jeune Flaubert prend la matiè-re de ses premiers contes aux

articles de cette même Gazettedes tribunaux, Bibliomanie en1836 et Passion et vertu en 1837.Après lui, les romanciers natura-listes ou assimilés (Zola, Mau-passant) y verront à la fois desincitations et des défis à releverpour rivaliser avec les « dramesvrais », dans les colonnes desmêmes journaux. A la lecture deces faits divers que le Grand Dic-tionnaire universel du XIXe siè-cle définit comme les « nouvel-les de toutes sortes qui courent lemonde », les écrivains pour quile réel est chose sérieusetrouvent quelques principes fon-dateurs de la modernitélittéraire : la poésie du romanes-que habite la prose du quoti-dien ; la banalité peut accéderau type ; les anonymes sont leshéros des temps démocrati-ques ; le monstrueux hante lanorme ; l’insignifiant fait sens ;le fait divers, que tout le mondelit, peut arriver à tout le monde.Balzac l’avait déjà dit dansModeste Mignon : les amorcesde romans publiés dans la Gazet-te des tribunaux « se dénouentterriblement, avec du vrai sang etnon de l’encre ». Ou plutôt dansle mélange du sang et de l’en-cre : le rouge et le noir. a

Yvan Leclerc

Sur ces questions, lire la revueRomantisme, « Le fait divers »,n˚ 97, 1997.

LA DOUBLE VIEDE VERMEER(La Doppia Vita diVermeer)de Luigi Guarnieri.

Traduit de l’italienpar Marguerite Pozzoli,Actes Sud, « Lettres italiennes »,240 p., 19,80 ¤.

La notion de mensonge exis-te-t-elle en art ? C’est ceque tente de définir le

romancier Luigi Guarnieri ens’interrogeant sur la singulièremésaventure de Han Van Meege-ren. Né en 1889, cet artiste hol-landais a le tort de tourner le dosaux avant-gardes pour se consa-crer aux sujets de la tradition fla-mande. Mésestimé par la criti-que, il préfère au poison del’aigreur la vengeance la plusgéniale qui soit. Etudiant avecune précision maniaque la factu-re de Vermeer de Delft, il inventeles toiles qui illustreraient cettepériode religieuse que certainsavancent sans preuve dans unebiographie aussi lacunaire qu’im-précise. Ainsi naît Le Christ àEmmaüs, tenu dès son appari-tion en 1937 pour le chef-d’œu-vre du maître par les plus émi-nents spécialistes du siècle d’orde la peinture hollandaise. Il fau-dra la faillite du IIIe Reich et lasaisie de la collection privée deGoering, où figure un Vermeer

de Van Meegeren, pour que lepot aux roses soit découvert.Accusé de trahison, l’artiste doitse résoudre à révéler la superche-rie. Un tel démenti de la compé-tence des conservateurs, expertset critiques d’art laisse pantois ;aussi, pour confondre un milieuqui n’a pas su lui faire de place,le faussaire doit réaliser, sous leregard de policiers incrédules,un Vermeer nouveau…

On comprend que devant untel fait divers Guarnieri n’ait guè-re eu à inventer. Il s’est contenté– et c’est sans doute là la forcede ce roman proche de l’essai –de jouer de la biographie de Ver-meer, dont un des grands-pèresfut faussaire, de la passion com-mune de Goering et de Proustpour ce maître longtemps négli-gé et dont l’étoile, à contretempset à contre-mode, s’élève depuisle dernier tiers du XIXe siècle.

Mais si Proust ne parvient pasà permettre à Swann d’écrire cetexte sur Vermeer dont il parletant, s’il se contente de faire mou-rir Bergotte devant la Vue deDelft où il traque la beauté dumonde sur un « petit pan de murjaune avec un auvent », Guarnie-ri, lui, joue de l’émotion esthéti-que en offrant sa propre varia-tion sur l’œuvre, moins faussaireque chantre d’une grâce absolue.De la littérature comme un desbeaux-arts. a

Ph.-J. C.

L’affaire « Le Rouge et le Noir » Le copieur de Vermeer

DOSSIER

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0123 7Vendredi 9 juin 2006 7

Depuis le 2 juin, Frédéric Péchenard, 49 ans,est le nouveau patron du 36, quai des Orfè-vres, dont il a gravi tous les échelons – de la

section antiterroriste à l’antigang, en passant parla brigade criminelle, qu’il a dirigée pendant prèsde dix ans. Ce grand flic est aussi l’auteur d’unpolar inspiré de l’histoire d’un officier de la briga-de de répression du banditisme, condamné à deuxans de prison, dont il a toujours pensé qu’il étaitinnocent (Piège pour un flic, Anne Carrière, 2003).En octobre 1994, à l’époque de l’affaire FlorenceRey, il était numéro deux de la « crime ».Quel souvenir en gardez-vous ?

C’était une affaire exceptionnelle, comme il n’enarrive à la brigade criminelle que deux ou troisfois par an : quatre personnes tuées en mêmetemps à Paris, cela ne se produit jamais ! L’affaireFlorence Rey, pour moi, ce fut d’abord cela : unenuit difficile, une scène de crime compliquée, unotage choqué (le chauffeur de la R5) dont on nesavait pas très bien s’il s’agissait d’un vrai ou d’unfaux otage, des passants touchés, des policierstués, une grosse pression médiatico-politique…Qu’est-ce qui vous a frappé dans lapersonnalité de Florence Rey ?

Son mutisme. Tout au long de la garde à vue,elle n’a pas dit un mot. En vingt-cinq ans de poli-ce judiciaire, je n’ai jamais été confronté à une tel-le attitude. Cette jeune femme de 19 ans, d’appa-rence frêle, inconnue des services de police, mon-trait une froideur et une dureté absolues. C’était àla fois étrange et impressionnant. Dans plusieurspassages du roman, j’ai d’ailleurs retrouvé ce quej’avais alors ressenti. Ainsi, quand elle y est décri-te comme « parfaitement forte, hiératique dans ledrame », ou « concentrée, précise, inhumaine ». Parson côté glacial et son extrême détermination, elleme faisait penser à certaines militantes d’Actiondirecte ou de la Fraction armée rouge, à NathalieMénigon ou Joëlle Aubron notamment.Reprocheriez-vous au roman une certainecomplaisance ?

La première partie, qui retrace la lente dérivedu couple avant leur cavale sanglante, m’a eneffet gênée par ce côté histoire d’amour presqueémouvante dans laquelle se seraient englués deuxoisillons tombés du nid, forcément sympathiquespuisque révoltés. Dans cette configuration, AudryMaupin apparaît comme le meneur. Sa compagnen’aurait eu qu’un seul souci : ne pas le décevoir.Or, quand on est flic, qu’on voit au quotidien despersonnes martyrisées et des familles de victimeseffondrées, on a un peu de mal à être dans l’empa-thie ! N’oublions pas que Florence Rey s’étaitquand même préparée à tuer et qu’elle a laissé desvies saccagées. A aucun moment, y compris lorsde la reconstitution, l’héroïne du roman n’a balbu-tié la moindre parole de remord, de honte ou deregret. Aussi, la thèse de la jeune fille tombéedans les griffes de l’odieux Audry Maupin nem’a-t-elle jamais convaincu.

Et la dimension politique de l’affaire ? Audébut du livre, on les voit notamment côtoyerle milieu des autonomes…

On entre là dans le deuxième temps de l’enquê-te et dans l’un de ses aspects les plus énigmati-ques. Le roman penche vers la thèse de deux jeu-

nes paumés envisageant dans leur coin un braqua-ge pour s’en sortir. Cette version continue de meparaître insatisfaisante. C’est bizarre, car le cou-ple possédait déjà deux fusils à pompe à canonscié, dont l’un acheté avec un faux passeport : l’ar-me idéale pour braquer une agence bancaire ouun supermarché. C’est beaucoup plus impression-nant qu’un revolver ! Alors, pourquoi se lancerdans une aventure aussi tortueuse, escalader unepalissade, neutraliser des policiers en armes, etc. ?Autre certitude : ils ne sont pas sortis d’embléepour « casser du flic », l’intention étant au départd’attacher les agents avec leurs propres menottespour s’emparer de leurs pistolets.

Compte tenu de ces éléments, on s’est très vitedemandé s’il n’y avait pas, derrière, un groupe ter-roriste. Dans cette perspective — qui n’était plusdu tout celle d’une aventure à la Bonnie and Clyde— l’attaque des deux policiers de la préfourrièreprenait davantage de sens : soit que l’objectif étaitde constituer un trésor de guerre, soit qu’il s’agis-sait, en montrant leur courage, d’une sorted’épreuve initiatique pour entrer dans un groupus-cule qui aurait décidé de passer à la vitesse supé-rieure. C’est une piste autour de laquelle nousavions travaillé et auditionné beaucoup detémoins, notamment issus des milieux autono-mes. Mais nous n’avons pas pu le prouver, et Flo-rence Rey n’a jamais rien lâché à ce propos.Que des romanciers s’approprient des faitsdivers, cela pose-t-il à vos yeux unquelconque problème éthique ?

Avec Les Cœurs autonomes, on est quand mêmeun peu dans le faux roman : le récit est trèsproche de la réalité, surtout la seconde partie,d’une grande précision dans la reconstitution desfaits et qui, d’ailleurs, rééquilibre ou corrige lapremière. Il s’agit presque d’un copié-collé de laprocédure ! D’une manière générale, je pense quela règle devrait être identique pour tous : s’interdi-re de parler d’une affaire aussi longtemps qu’ellen’a pas été définitivement jugée. Pour moi, la limi-te est là. En revanche, que des journalistes ou desécrivains entreprennent une contre-enquête, celane me gêne pas, pourvu que cela soit fait avecsérieux. Quand on écrit des choses, il faut seméfier : les gens ont tendance à y croire [rires] !J’ajouterai qu’il y a deux écueils à éviter : ne pastomber dans l’illusion rétrospective, qui consisteà se demander en 2006 pourquoi certaines techni-ques d’enquête — très évolutives en matière depolice scientifique — n’ont pas été appliquées dixou quinze ans plus tôt. Sans compter que la loichange, de même que la société dont la policen’est jamais que le reflet. Autre travers : lesdonneurs de leçon assis à leur bureau qui dispo-sent de trois ans pour réfléchir à ce qu’il auraitfallu faire quand vous disposiez d’un trentièmede seconde pour prendre une décision ! Dans lecas de Florence Rey, on peut enfin s’interroger :la sortie de ce roman est-elle absolument étrangè-re au fait qu’elle a purgé douze ans de prison etqu’une libération conditionnelle peut être deman-dée dans le droit français à mi-parcours de lapeine ? a

Propos recueillis par AlexandraLaignel-Lavastine et Christine Rousseau

L’ENFANT D’OCTOBREde Philippe Besson.

Grasset, « Ceci n’est pas un fait divers »,196 p., 14,90 ¤.

Evitons d’inutiles détours et posons d’embléela question : Philippe Besson pouvait-il, dèslors qu’il avait choisi d’écrire sur l’« affaire

Grégory », inventer de très longues citations deChristine Villemin, la mère du petit garçon retrou-vé mort dans la Vologne le 16 octobre 1984 ? Car,pour le reste, il n’y aurait pas grand-chose à direde L’Enfant d’octobre, sorte de synthèse bien écrited’un des plus fameux faits divers que la France aitconnu.

D’emblée, une note de l’éditeur, Grasset, sousl’intitulé, bizarre, de cette nouvelle collection,« Ceci n’est pas un fait divers » : « Ce roman est àl’évidence inspiré de faits réels connus de chacundepuis plus de vingt ans. Toutefois la reconstitutionromanesque effectuée par l’auteur l’a amené à prêterà certains protagonistes des propos fruits de son ima-gination. » Et puis, en exergue, cette citation, extrai-te du célèbre article publié sur cette affaire par Mar-guerite Duras dans Libération (daté 17 juillet1985) : « Ce crime est insondable. Souvent on le perdde vue là où on croyait le trouver et il disparaît quandon s’en approche. De très près il n’en reste rien que lamonstruosité de l’innocence. Dans ce crime on est alléjusqu’à la dernière couche du mal. »

« Besoin de trouver un coupable »Le « roman » de Besson peut alors commencer :

« Un matin d’octobre 1984, à la “une “des journaux,on découvre le visage d’un enfant, quatre ans peut-être, une espièglerie dans le regard, des boucles bru-nes, une bouille ronde et souriante. Immanquable, lesourire… » Dès lors que faire ? Refuser le procédénarratif consistant à raconter l’histoire de manièrechronologique, en intercalant des propos inventésde Christine Villemin entre chaque chapitre ? Oulire, tout simplement ? A dire vrai, il n’y a, hors ceprocédé « romanesque », rien de scandaleux dansL’Enfant d’octobre. Au contraire même, et c’est,paradoxalement, tout le problème. Plutôt que dedécrire l’énormité du phénomène, cette sorte defolie collective qui s’empara, dans ce coin paumédes Vosges, de la justice, des médias et, in fine, del’opinion publique, l’auteur de Son frère (Julliard,

2001) a préféré un ton plus intimiste, prenant ceseul risque de nous faire pénétrer dans le supposéunivers mental et psychologique des protagonisteset en particulier dans celui de Christine Villemin –qui, faut-il le rappeler, est toujours vivante et futun temps accusée de ce crime avant d’en être inno-centée.

Il faut pourtant relire, ce que Besson ne fait pasassez, la presse de l’époque. Expérience passion-nante, faite de gros titres, de fac-similés de lettresdu corbeau, de « confessions », de « plaidoyers »,d’interviews et enquêtes en tout genre, à croire quela fine fleur du journalisme français s’était donnérendez-vous là-bas, sur les bords de la Vologne. Etpuis il y a aussi cet article de Marguerite Duras. Al’époque, on l’avait dit « scandaleux ». A la relectu-re, c’est un véritable morceau de littérature écritpar quelqu’un qui confesse : « J’aime le crime. » Etqui conclut ceci, et pas autre chose, s’agissant deson « héroïne », « Christine V. » : « Elle est encoreseule dans la solitude, là où sont encore les femmes dufond de la terre, du noir, afin qu’elles restent tellesqu’elles étaient avant, reléguées dans la matérialitéde la matière. Christine V. est sublime, forcémentsublime. » La semaine où paraissait cet article, LeNouvel Observateur publiait un entretien avecEdgar Morin qu’il faudrait, lui aussi, relire. Il yexplique de manière lumineuse les ressorts du faitdivers, de celui-ci et des autres, et analyse les rai-sons des dysfonctionnements judiciaires – dansl’affaire Grégory, mais cela vaut pour beaucoupd’autres grandes affaires. « Le besoin psychologiqueurgent de trouver un coupable a étouffé les mécanis-mes de correction de l’erreur », estimait-il. Vingt ansavant Outreau.

De tout cela, de la « monstruosité » de l’affaireGrégory – « L’irruption d’une tragédie grecque dansune famille des Vosges », disait Edgar Morin –, dece qu’elle révèle de nous-mêmes, de la France et deses institutions, Philippe Besson ne dit finalementpas suffisamment. Comme si l’histoire l’avait inti-midé et qu’il avait éprouvé la nécessité de la lisser,de lui trouver des ressorts cohérents, rationnels.Alors oui, c’est vrai, il cite longuement Christine Vil-lemin. Paradoxalement, c’est sans doute l’aspect leplus intéressant de cet ouvrage, les seuls instantsoù il s’autorise vraiment à y instiller une part deromanesque. Mais on est loin, très loin, de Margue-rite Duras. a

Franck Nouchi

« En vingt-cinq ans de policejudiciaire, je n’ai jamaisété confronté à un tel mutisme »

LES CŒURS AUTONOMESde David Foenkinos.

Grasset, « Ceci n’est pas un fait divers »,170 p., 14,90 ¤.

Le 4 octobre 1994, Florence Rey et Audry Mau-pin escaladent la palissade de la préfourrièrede Pantin. Là, ils braquent deux policiers et

s’emparent de leurs armes. Dans leur fuite, le cou-ple prend en otage un chauffeur de taxi et sonclient. Débute alors un rodéo meurtrier qui, de laNation à Vincennes, se soldera par la mort de cinqpersonnes, parmi lesquelles trois policiers, le chauf-feur de taxi et Audry Maupin.

Au matin, cheveux courts, joues creusées, pom-mette droite tuméfiée – stigmate de la violence decette cavale meurtrière –, regard vide : ainsi appa-raît Florence Rey à la « une » des journaux. A peinela France se réveille-elle, sous le choc, que déjàautour de ce « visage d’effroi » commence à se bâtirune légende : celle de « l’égérie numéro un » d’unejeunesse révoltée.

Si, dans Les Cœurs autonomes, son cinquièmeroman, David Foenkinos a choisi de ne jamais lanommer, comme du reste tous les protagonistes dece fait divers sanglant, c’est bien Florence Rey,condamnée à vingt ans de réclusion criminelle, qu’ildessine sous les traits d’une anarcho-romantique.Elle encore qui fascine, trouble par son mystère, sonmutisme, sa froideur glaciale, sa folie amoureuse, lenarrateur imaginé par l’auteur qui observe le clichéjudiciaire et tente de le raccorder à l’image de lajeune femme douce et timide qu’il côtoya dans lesturbulences de 1994. Une année qui voit alors lesétudiants protester contre le CIP (contrat d’inser-

tion professionnelle), les banlieues s’agiter, l’is-lamisme progresser et Charles Pasqua, ministre del’intérieur, proposer la loi « sécurité et liberté »…

Etudiant en lettres comme elle, c’est à laSorbonne que le narrateur sympathise avecFlorence Rey. Elle vient de rencontrer son premieramour, un étudiant de philosophie de quatre ansson aîné, passionné d’escalade. Séduisant, charis-matique, exalté, intransigeant, il milite sur tous lesfronts : droit au logement, sans-papiers, licencie-ments économiques et CIP. Grâce à lui, c’estl’échappée belle pour la jeune femme élevée dansun milieu familial vicié par le mensonge quientoure la maladie de son père, sujet à des halluci-nations sonores. Prête à tout pour se montrer à lahauteur de celui qu’elle aime, elle abandonne sesétudes, ses petits boulots pour se lancer dans tousles combats et les révoltes de son compagnon. Untemps, le couple s’installe à Nanterre où ils frayentavec les milieux autonomes ; puis, après que lemouvement anti-CIP soit retombé – et avec lui l’es-poir d’un nouveau Mai 68 –, ils squattent unpavillon de banlieue abandonné. C’est le début dela dérive, d’une existence qui tourne à vide, « sansargent, sans logement décent, avec leur amour pourcombler la béance de leurs incertitudes. (…) Le froidaugmente et c’est aussi le froid qui les jettera dehorsdans leur folie d’un soir ».

D’un enfermement à l’autre, ainsi avance ceroman générationnel où au cœur d’une époquebien restituée, David Foenkinos décrit la lente méta-morphose d’une jeune fille sans histoire qui fascineencore. Et permet au romancier, en se confrontantpour la première fois au réel, de gagner une simplici-té et une profondeur d’écriture inédites. a

Ch. R.

Un matin d’octobre 1984,dans un coin paumé des Vosges

La folle cavale de Florence Rey

DOSSIER

Page 8: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

8 0123Vendredi 9 juin 2006

L’inventeur de la société sansclasses à la chinoise était uneordure de première classe. Ilétait difficile d’en douterdepuis de nombreusesannées ; mais lire page après

page l’exposé clinique le plus méticu-leux à ce jour, sur ce volume aussi énor-me que salutaire, récompense de lapatience.

Mao Zedong – Mao Tsé-toung com-me on l’écrivait autrefois, lorsque les éli-tes occidentales lui vouaient encore unculte – n’était pas seulement ce bour-reau de la Chine qu’on a fini par recon-naître grâce à la révolution culturelledes années 1960, bouquet final de son« feu d’artifice ». C’était aussi un person-nage tyrannique, médiocre, à la seuleintelligence des méchants et animé parune obsessive volonté de destruction.

« Un monstre », disent volontiersJung Chang et Jon Halliday. C’est pres-que lui faire trop d’honneur. Du portraitqu’ils dressent ressort un personnage

d’une petitesse exis-tentielle démulti-pliée par le fait qu’ilréussit à régner surla plus vaste popula-tion de la Terre et à ypropager le malheursur une échelle inédi-te même de la partde ses deux plus célè-bres contemporains,Hitler et Staline.

On savait déjàbeaucoup de chosessur le monarquerégnant, depuis letravail de défrichagede pionniers commeSimon Leys voilàplus de trente ans.Sur le personnageintime, son médecin

personnel, le défunt Li Zhisui en avaitdit de vertes et de pas mûres voici quel-ques années : son goût du confort, sonamour de la chair (en assiette ou au lit),sa crasse, sa duplicité, son colossal égo-centrisme (lire ci-contre). On en décou-vre plus encore grâce à l’ouverture pro-gressive des archives soviétiques et auxconfidences qui commencent à filtrer dePékin même.

C’est donc une aventure du XXe siècleque Chang (auteur de Cygnes sauvages)et Halliday offrent à relire. Celle d’unpauvre type issu d’un milieu paysan dela Chine de la fin du XIXe qui va s’offrir,à coups de mensonges, de trahisons, depoker politique aussi, le dernier empiredu monde, à la faveur du « marxisme »stalinien. La foi politique ? La vision pla-nétaire ? La volonté d’une avancéehumaine ? Cessons de rêver et abandon-nons les clichés présidentiels qui ont faitdire à Valéry Giscard d’Estaing qu’avecson trépas, le 9 septembre 1976, s’étei-gnait « un phare » de l’humanité.

Mao, dès l’adolescence, n’est pas levisionnaire romantique de ses chromossulpiciens. Il est tout sauf sympathique.Il se décrira à plusieurs reprises sous lestraits d’une sorte d’anarchiste célesteépris de poésie (la sienne restant médio-cre). C’est plutôt un besogneux de lacombine qui profite de « coups » ou lesfomente contre ses meilleurs amis dansune obsession arriviste. Et accessoire-ment un plagiaire. Esthètes et grapholo-gues s’accordent sur la mégalomanieque trahit son écriture.

Chaque chapitre de cet ouvrage qu’ila fallu une dizaine d’années pour compo-ser, et qui rassemble un nombre de sour-ces croisées impressionnant, amène untel lot de révélations nauséeuses qu’onen arrive à se demander par où il boite-rait… Recherche inutile. A quelqueserreurs mineures près, et que des intéres-sés ont rectifiées, l’individu dont il estquestion est bel et bien le responsabled’un mythe usurpé ancré dans une indi-cible cruauté.

Système claniqueSurtout, Chang et Halliday doivent à

leurs sources originales d’avoir pureconstituer par le menu ce qui fait laspécificité de l’histoire des communisteschinois, à savoir les liens personnels trèsétroits – de l’amitié à l’extrême mé-fiance, quand ce n’est pas au chantage –tissés entre eux par les principauxacteurs : Mao, mais aussi Zhou Enlai(Chou En-laï), Zhu De, Liu Shaoqi (LiuShao-chi), les épouses des uns et desautres, puis leurs respectives progénitu-res. Ce système clanique, dans une bon-ne mesure, explique la pérennité de l’édi-fice politique. Celui-ci se réclame tou-

jours du cadavre qui gît aujourd’hui aubeau milieu de Pékin, en totale contra-diction avec la tradition funéraire chinoi-se, d’une part, et avec la réalité capitalis-tique l’environnant, par ailleurs.

L’idée – colportée par l’AméricainEdgar Snow, premier du genre – queMao fut le grand inspirateur du commu-nisme asiatique a fait long feu. Cellequ’il aurait été une sorte de « maître faci-litateur » de son application vole elleaussi en éclats. La faillite de « l’hommenouveau », mort avec son inventeurdans une décadence de sérail, ramène lepersonnage à l’un des pires tyrans del’Histoire. Ses meilleurs élèves étrangersfurent les Khmers rouges – même euxrépudièrent la tutelle chinoise dans lecours de leur règne assassin au Cambod-ge (1975-1979).

Etudiant, il rejette l’autorité du pèremais conserve toute sa vie son amourpour sa mère. Jeune militant, il n’appa-raît pas dans les rangs des plus décidésà faire bouger la société chinoise.

Apprenti « révolutionnaire », il a unepropension à fuir les responsabilités, voi-re à dénoncer ses camarades. Embarquédans la guerre, il se dérobe souvent,s’abrite derrière des problèmes fami-liaux ou médicaux (insomniaque, il vavite devenir hypocondriaque), se défaus-se sur ses compagnons de route. Artqu’il portera à son sommet une fois aupouvoir.

Parmi ses frères de combat, tous seméfient de lui. A commencer par ZhouEnlaï, qui a la confiance de Moscou.Dans ce vivier aux mille trahisons, Maoparvient à survivre grâce à son uniquetalent : jouer l’un contre l’autre.

Plus tard, il invente de toutes piècesune des grandes fumisteries du XXe siè-cle : la Longue Marche, « saga » de« sa » victoire. En réalité, ce fut ladébandade d’une armée en haillons versun repaire de montagne, Yan’an, d’oùles troupes de Tchang Kaï-chek peine-ront à le déloger. Mais la légende estnée. Le « bandit des montagnes et des

lacs » de la légende chinoise traditionnel-le s’est réincarné sous le faciès avenantd’un « prêtre-ouvrier » s’exprimantdans un dialecte provincial inintelligiblepour la plupart.

Personne ou presque ne voit à l’épo-que l’immense gâchis humain qui déjàse cache dans les zones « rouges ». C’estla naissance du « laogai », le goulagchinois, nouvelle forme d’une « déporta-tion intérieure » qui existait déjà sousl’Empire mandchou. Quelques dizainesde milliers de victimes préfigurent loca-lement les horreurs d’après la défaite deTchang Kaï-chek, en 1949 : campagned’« extermination des contre-révolution-naires » en 1951-1952, envoi en campsde travaux forcés de la petite classe intel-lectuelle demeurée sur place ou rentréeau pays en 1957-1958, famine de1961-1962, révolution culturelle de1966-1969… Combien de morts ? Soixan-te-dix millions, disent Chang et Halli-day, trop prudents selon certains. a

FRANCIS DERON

du monstreMao

Mao vers la findes années1920. SIPA

l’intelligence

Une erreur politique de jeu-nesse, ni plus ni moins.Mais qui devient pour-

tant un fâcheux embarrasquand on se veut Mao Zedong.Jung Chang et Jon Halliday éta-blissent avec précision com-ment le jeune Mao s’est vu met-tre le pied à l’étrier dans l’ac-tion révolutionnaire, en 1925,par le chef en titre du partinationaliste, Wang Ching-weï,qui allait se révéler par la suitele docile fantoche des envahis-seurs japonais dans les années1940. Un Jean Moulin devantsa carrière au maréchal Pétain,cela faisait trop mauvais effet.Mao imposa un assourdissantsilence à ce propos (Staline,lui, a longtemps soupçonnéMao d’avoir travaillé pour laKampétaï, la police politiquedu Japon militariste).

Le livre de Chang et Halli-day montre que Mao n’a pas« dérapé » après la conquêtedu pouvoir, comme il eût étécommode de le croire, maisqu’il est l’emblème presqueaccidentel d’un système qui acafouillé criminellement dès le

départ. S’il est un reproche –mince – qu’on puisse lui faire,c’est de ne pas traduire l’im-mense espoir qu’a représentéle communisme pour une par-tie de l’élite chinoise au débutdu XXe siècle et la responsabili-té collective de ses chefs dansson sanglant enlisement. Tra-vers naturel de l’exercice bio-graphique, en prêtant énormé-ment à Mao, les auteurs lais-sent à la périphérie du projec-teur ces deux aspects de lasaga du XXe siècle chinois.

Monumentale caricatureUn personnage-clé pour res-

tituer la dimension de l’enfante-ment de la « révolution »chinoise est précisément un deses prédécesseurs à la tête duParti communiste, Li Lisan,qui disparut dans la disgrâce etles torrents d’injures déverséssur lui par le futur « GrandTimonier » et ses zélotes. Ceparcours, raconté dans unsavoureux ouvrage par PatrickLescot à partir de rencontrespersonnelles (L’Empire rouge,Moscou-Pékin, 1919-1989, Bel-

fond), permet de saisir ce quianimait des jeunes Chinois selançant dans la bataille socialed’un pays dépecé par les puis-sances étrangères et meurtripar ses propres tourments.

Ces hommes, dont certainsfins intellectuels, ont été écar-tés par Moscou et par une sol-datesque rurale dont Mao estla monumentale caricature.Tous des hommes plus rudesque leurs prédécesseurs. Et laplupart coaccusés devant un tri-bunal de l’histoire.

Au suave Zhou Enlai, qui fas-cinait tant ses interlocuteurspar ses manières raffinées, ondoit la méticuleuse extermina-tion fondatrice de 1951-1952,quand un à deux millions deprésumés « ennemis de classe etcontre-révolutionnaires » furentpassés par les armes ou battusà mort dans des procès aussi« populaires » que hâtifs. Aubon Deng Xiaoping, qui remitle pays sur ses pieds après lamort du tyran, la Chine doitd’abord – outre la conquête duTibet – la déportation vers lescamps de travaux forcés, en

1956-1957, de tout ce qui res-tait de cerveaux cultivés (undemi-million d’honnêtes patrio-tes), en vue de protéger Maodes critiques. Et pendant larévolution culturelle, pas unevoix ne s’éleva pour éviter, parexemple, de laisser le chef del’Etat en titre, Liu Shaoqi, mou-rir dans ses excréments aprèsavoir été violemment battupour cause de « révisionnis-me » par les gardes rouges enfurie. a

F. D.

LA VIE PRIVÉEDE MAO RACONTÉEPAR SON MÉDECIN,de Li Zhisui

Traduit de l’anglais parHenri Marcel, Frank Straschitzet Martine Leroi-Batistelli,Plon, 680 p., 24 ¤.

Lorsqu’il est mort, enfévrier 1995, à Chicago, àl’âge de 75 ans, Li Zhisui

venait tout juste de lancer unformidable pavé dans la marede l’hagiographie maoïste. Ceneurochirurgien, né à Pékin ausein d’une famille de praticiensréputés – son bisaïeul était lemédecin du Fils du ciel –, avaiten effet osé, l’année précédente,reprendre en mémorialiste lessouvenirs des vingt-deux anspassés au service de Mao (de1954 à la mort du Grand Timo-nier), qu’il avait livré en 1993 àla BBC à l’occasion du centenai-re de la naissance du leadercommuniste chinois. Commeon y découvrait un portrait ico-noclaste du grand homme,Pékin préféra adopter un silen-

ce prudent sur le livre pour nepas écorner la réputation du fon-dateur de la République populai-re de Chine.

Mais la version originale, édi-tée à Hongkong, circulait sous lemanteau dans les hautes sphèrespolitiques à Pékin. Le mal fut seu-lement circonscrit, le paysancharmeur, plein d’esprit, de cha-leur et de vivacité vanté officielle-ment s’y révélant un monstrefroid, cynique, aux appétitssexuels insatiables, ce qui cho-quait presque davantage que lafigure d’un stratège manipula-teur sans scrupules ni pitié.

En peignoir, au bord de sa pis-cine, entouré de courtisans etd’adolescentes, ce Mao contras-tait violemment avec l’oracle offi-ciant place Tiananmen. Commece médecin personnel recrutémalgré lui eut aussi un rôle politi-que – c’est lui qui observa pourson maître l’impact de la révolu-tion culturelle à Pékin en 1966 –,on comprend que ce livre sulfu-reux soit aussi un témoignageessentiel sur la pratique politiquede Mao Zedong. a

Ph.-J. C.

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Dans une biographie d’une ampleur considérable,Jung Chan et John Halliday dressent un réquisitoireaccablant contre le Grand Timonier ; responsablede la mort de plus de 70 millions de Chinois

Ils étaient tous coupablesSecrets d’alcôve

MAO,L’HISTOIREINCONNUE(Mao, theUnknownStory)de JungChang etJohn Halliday.

Traduit del’anglais parBéatrice Vierneet GeorgesLiebert avec leconcoursd’OlivierSalvatoriGallimard,864 p., 28 ¤.

ESSAIS

Page 9: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

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Avec les réflexions sur lesanimaux, on n’en finit jamais.Pour mille raisons : désir de

connaissance, souci de justice, pouvoirsde l’imaginaire, vigilance écologique,rigueur des sciences, fascination del’exotisme. S’y ajoute comme ressortinusable l’énigme de la frontière – cetteligne à la fois évidente et invisible entre« eux » et « nous ». Proche et lointain,transparent et opaque, même et autre,ainsi se donne et se dérobe l’animal,notre presque semblable, pourtantradicalement étranger.

Ce qui ajoute à l’embarras, c’est quece dehors nous habite, puisque noussommes aussi des animaux,évidemment. Mais nous ne sommes pasau bout du paradoxe, car plus noussommes conscients de cette animalité ennous, et plus nous nous en distinguonspar là même. Car nous sommes les seulsà nous interroger sur cette frontièremobile, les seuls à la penser et à la dire.Jamais le plus délié des chimpanzés nesemble s’être demandé : « Quelle estdonc la part d’humain en moi ? » La

belle étude du philosophe Jean-LucGuichet rappelle que cette question dela frontière homme-animal englobe, enun sens, l’histoire de la philosophie.Dans son parcours, un moment-clé : leXVIIIe siècle, qui donne à cetteinterrogation une portée métaphysique,théologique, morale et politique sansprécédent. Et au sein de ce siècle,l’œuvre charnière de Rousseau, quihérite des questions anciennes, et lesdéplace en les redistribuant. L’âme desbêtes, pour Jean-Jacques, est habitée parle mouvement inné de la pitié. Ellepossède une sensibilité sans détenir,comme la nôtre, le pouvoir souverain dela liberté. Cette âme n’est pas dépourvuede pensées, quoique les clartés del’entendement lui fassent défaut.

De méchantes langues ferontobserver que ces remarques concernantl’animal valent aussi pour… la femme.Rousseau n’hésite pas à attribuer àcelle-ci la part de la nature dans lemonde humain. Liée à la reproduction,la femme n’accéderait donc à la société,et au politique, que par la médiation de

l’homme ! L’étrange vie conjugale duphilosophe auprès de Thérèse Levasseursemble le confirmer entièrement. Cettecompagne de toute une vie, dont lesmœurs furent apparemment aussisimples que l’esprit, a mauvaiseréputation. On l’a dite stupide, souillon,laide, dévergondée. D’une plume alerteet virtuose, Jean-Didier Vincent

contribue à la réhabiliter en lui prêtantde très savoureuses et faussementnaïves mémoires, dont le manuscritperdu resurgit à présent au terme depéripéties rocambolesques.

« Jean-Jacques me promit qu’il nem’abandonnerait pas ni nem’épouserait », dit-elle en résumant leurpacte. Mais n’est-ce pas ainsi, en fin decompte, que l’on fait aussi avec son chatou son chien ? La profonde inégalité des

partenaires se retrouve entre vie privéeet vie publique : « Rousseau affectait deme traiter comme sa femme quand il étaitseul avec moi, mais ne refusait pas de mevoir traiter comme sa servante lorsqu’ilétait dans le monde. » Conformémentaux usages, la douce servante se fitlutiner, notamment par Diderot, et enconçut plus d’enfants que de remords…

Voilà comment la femme restel’animal de l’homme. On lui reconnaîtradonc plus de corps, plus d’instinct, plusde pesanteur organique, d’intuition,d’ancrage terrestre. Plus proche de lanature, elle sera inévitablement voisinedu sauvage et de l’enfant, à situerégalement dans ces mêmes parages. Al’origine des inégalités parmi leshommes, on trouve donc aussi desreprésentations de l’animalité.

La première réplique fut laproclamation de l’égalité des droits.Mais ce sont les différences, cette fois,qui risquent d’être annulées. Onmultiplie les droits spécifiques (desanimaux, des femmes, des enfants, dessauvages, devenus peuples premiers).

Il n’est pas certain que ce soit suffisant.Car la plus grande difficulté subsiste :comment articuler égalité et différence,respect des spécificités et absence dehiérarchie ? Homme et femme sontégaux sans être identiques, prochesautant qu’étrangers l’un à l’autre. Laréflexion doit donc séparer différence etdomination, empêcher qu’elles ne sesuperposent ou se réengendrent.Comment ? C’est une histoire en cours.Décidément, on n’en finit jamais. a

ROUSSEAU, L’ANIMALET L’HOMMEL’animalité dans l’horizonanthropologique des Lumièresde Jean-Luc Guichet.

Cerf, « La Nuit surveillée », 470 p., 46 ¤.

DÉSIR ET MÉLANCOLIELes mémoires apocryphesde Thérèse Rousseaude Jean-Didier Vincent.

Ed. Odile Jacob, 268 p., 21,90 ¤.

LE PARADOXE DEL’HIPPOCAMPE.Une histoire naturelle de lamonogamie,de Frank Cézilly.

Ed. Buchet Chastel, 330 p., 20 ¤.

Il n’y a d’animaux monogames queceux qui ne font l’amour qu’une seulefois dans leur vie », affirmait Remyde Gourmont dans sa Physique de

l’amour (1903). Un siècle plus tard, lesprogrès des sciences de l’évolution luidonnent amplement raison. Noé, faisantmonter deux à deux dans son arche lesreprésentants des différentes espèces,peut bien avoir organisé à l’occasion duDéluge la première croisière pour cou-ples : la morale édictée par l’Ancien Tes-tament a peu de prise sur la réalité de lanature animale, où la polygamie l’empor-te largement.

Quoi de moins étonnant ? Du point devue de la logique darwinienne, la mono-gamie constitue par essence un para-doxe. La survie d’une espèce résidant –entre autres – dans sa capacité à se repro-duire, et les mâles produisant dans la plu-part des cas bien plus de spermatozoïdesqu’il est nécessaire pour féconder uneunique femelle toute sa vie durant, ilsn’ont en effet guère intérêt, au plan pure-ment adaptatif, à restreindre leur activitésexuelle à une seule élue. L’inverse estmoins vrai, les femelles n’ayant quantita-tivement besoin que d’un seul mâle pourféconder tous leurs œufs.

De fait, la nature est sexiste : dans lerègne animal, la polygynie est infini-ment plus fréquente que la polyandrie.Ce qui n’empêche pas une foule d’excep-tions de confirmer cette règle, et de nom-breuses espèces de se révéler stricte-ment monogames. A commencer parl’hippocampe, véritable et uniqueparangon de vertu au sein du grand peu-ple des poissons.

L’histoire naturelle de la monogamiepeut-elle pour autant nous être utilepour réfléchir à notre propre situationd’humain ? Eclairer nos mariages et nosinfidélités passés, nos ruptures et nosrappariements actuels – bref, nous aiderà comprendre pourquoi la monogamiehumaine, prise dans son acception laplus stricte, semble relever du mytheplus que de la réalité ? Certainementpas, répond Frank Cézilly, si l’on s’entient à un naturalisme caricatural.

Plus instructive, en revanche, seral’approche consistant à valoriser laconnaissance de la nature pour elle-même, sans tenter d’en extraire un« message moral » pour l’humanité. Ceque ce chercheur en écologie évolutive,professeur à l’université de Bourgognede Dijon et éditeur en chef de la revue

internationale Behavioural Processes, nese prive pas de faire.

Quels sont les coûts et les bénéficessociaux du « divorce », activité danslaquelle excellent les flamants roses ? Ya-t-il chez les mammifères une relationentre la constance conjugale et le fait,pour les mâles, de s’occuper de leurprogéniture ? Pourquoi les primatesmonogames mènent-ils tous une viearboricole ? Fidèle à l’esprit de Buffon,la perspective choisie dans cet ouvragese veut à la fois « générale et particuliè-re ». Arpentant à grands pas le cheminqu’ont suivi ces dernières décennies lapensée scientifique et la démarche expé-rimentale en matière d’écologie évoluti-ve, son auteur alterne constamment l’ob-servation et l’interprétation, le fait avéréet la théorie qui lui prête sens. Par éta-

pes successives, ilnous fait ainsi décou-vrir les éléments del’environnement sus-ceptibles de favori-ser la monogamiedans les différentsgroupes zoologi-ques. Au prix dedétours vers la biolo-gie moderne qui sem-bleront parfoisardus, mais qui don-nent à l’ensembletoute sa profondeur.

Où se situe donc,dans cette infiniediversité de mœurs,le propre de l’hom-me ? Et quel créditaccorder à cette asser-tion, « L’infidélité :peut-être dans nosgènes », qui fit en1994 la couverturedu très sérieux maga-zine américainTime ? Dans la der-

nière partie de son ouvrage, FrankCézilly reprend un à un les thèmes abor-dés chez les espèces animales afind’éprouver leur pertinence chez l’hu-main. Sa conclusion : les données actuel-les suggèrent que la prédominance de lamonogamie est un événement plutôtrécent dans l’histoire de l’humanité –d’où la légitimité de chercher à détermi-ner la part relative du biologique et duculturel dans cette dynamique. Mais lecomportement humain ne peut êtreréduit à son interprétation évolutionnis-te, et la monogamie renverra toujours à« une représentation symbolique qui résu-me les contradictions amoureuses de l’âmehumaine ». Même si l’on peut en perce-voir les reflets dans une histoire naturel-le dépourvue de morale. a

Catherine Vincent

Jean-Jacques, ses bêtes, sa femme

L’ANIMAL QUE DONC JE SUISde Jacques Derrida.

Galilée, 232 p., 32 ¤.

Le 9 juin 2004, quelques mois avantsa mort, Jacques Derrida partici-pait à une journée d’études à l’uni-

versité Marc-Bloch de Strasbourg.Après avoir dialogué avec plusieurs jeu-nes chercheurs venus présenter leurstravaux, le philosophe se tourna vers sesamis Jean-Luc Nancy et PhilippeLacoue-Labarthe. Au cours de la conver-sation fraternelle qui suivit, et dont onlira des extraits dans le dernier numérode la revue Rue Descartes (« Penser avecJacques Derrida », PUF, 128 p., 15 ¤), ilfut question du testament, du deuil,mais aussi de l’immortalité : « Naturelle-ment, je ne crois pas à l’immortalité. Maisje sais qu’il y a un je¸ un moi, un vivant

qui se rapporte à lui-même dans l’auto-affection, qui pourrait être un oiseau etqui se sentira vivant comme moi, et doncqui pourrait, en silence, dire moi, et quisera moi ! », avait confié Derrida.

Bien des années auparavant, déjà,quand il parlait de lui, de sa vie ou de sasurvie, le philosophe délaissait lesconcepts pour préférer une langue depoésie et de prophétie, où les « mots ducœur » se mêlaient à une réflexioninquiète quant au statut du « vivant ».Chez lui, l’écriture autobiographique sefaisait souvent bestiaire existentiel, s’ori-ginant dans ce qu’il nommait une pul-sion « zootobiographique » : « J’ai uneperception et une interprétation très ani-malistes de tout ce que je fais, pense, écris,vis, mais aussi de tout, de toute l’histoire,de toute la culture… », avait-il noté, parexemple, lors d’une rencontre organiséeà Cerisy-la-Salle, en 1997.

A cette occasion, Derrida avait pronon-cé une conférence intitulée « L’animalque donc je suis ». C’est l’intégralité decette belle intervention qui paraît chezGalilée, dans une édition établie et anno-tée par Marie-Louise Mallet. Parcourantles œuvres de Kant, Heidegger, Levinaset Lacan, le penseur y montre qu’aucunde ces auteurs n’a vraiment rompu avecla conception cartésienne de l’« animal-machine », c’est-à-dire incapable d’accé-der au langage, dépourvu de subjectivi-té, donc privé de tout droit.

« Que se passe-t-il quand on croise, nu,le regard de ce qu’ils appellent un ani-mal ? », demande Derrida. Expérienceapparemment anodine, certes, maisdont le philosophe fait le point dedépart d’un vaste geste déconstructeuradressé à la métaphysique occidentale.Inséparable d’une position de maîtriseanthropocentrée, cette métaphysique

s’enracinerait tout entière dans « la tra-dition judéo-christiano-islamique d’uneguerre contre l’animal, d’une guerre sacri-ficielle aussi vieille que la Genèse ». A for-ce de définir « l’animal » en général partout ce qui lui fait défaut (raison,pudeur, rire, inconscient…), la penséemoderne se serait rendue aveugle à lafinitude et au dépouillement qui consti-tuent le propre de l’homme en tant quevivant : « Rien ne m’aura jamais tantdonné à penser cette altérité absolue duvoisin ou du prochain que dans lesmoments où je me vois nu sous le regardd’un chat », écrit Derrida. a

Jean Birnbaum

Signalons le dernier numéro de« Philosophie magazine », qui consacreun important dossier à la « frontière »instable entre l’homme et l’animal (no 2,100 p., 4,90 ¤).

Chercheur en écologie évolutive, Frank Cézilly interroge l’un des fondements de la survie des espèces

Tout savoir sur la monogamie

ESSAIS

Jean Réal, conteuret historien

Justice deshommes

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

BÊTES ET JUGESde Jean Réal.

Buchet Chastel, 180 p., 15 ¤.

S e souvient-on, lorsque les ennemis« tombent comme des mouches »,que le précédent implicite relève

d’un jugement de Dieu ? Bernard deClairvaux, en chaire foudroya ainsi l’in-croyable multitude de mouches qui per-turbait la consécration d’un monastère,à en croire la Légende dorée. Une excom-munication peu banale, dira-t-on. Pas sisûr, à observer le nombre de procèsintentés aux animaux dont on a conser-vé la mémoire. Même si la plupart dutemps l’effet libérateur fut moins immé-diat… Comme si le prodige était réservéaux saints authentiques. Ainsi Françoisd’Assise délivrant Gubbio de son loupprédateur par un simple prêche…

On se doutait – et depuis le beau tra-vail de Robert Delort (1984), on en avaitde précieux jalons – que les animauxavaient une histoire. Mais la place qu’ilsprirent dans les ordalies médiévalesatteste une implication dans la machinejudiciaire dépassant l’anecdotique pourinterroger les représentations mentalesde l’Europe ancienne.

Cinéaste et écrivain, Jean Réal n’a pasréellement tranché entre les deux voies.Il se veut conteur, quand il reprend la« légende de Chasseneux », juriste éclai-ré qui fut victime de sa tempérance aumoment où les guerres religieuses assi-milent la tolérance au soupçon d’hérésieet dont la fable fait le défenseur des ratsd’Autan, ou quand il accompagne lesémissaires bernois auprès de l’officialitéde Lausanne pour obtenir la délivrancede leurs eaux infestées de sangsues aumitan du XVesiècle… Mais c’est en histo-rien qu’il tente de dégager, par-delà lepittoresque de l’événement, ce qui sejoue lorsque l’Eglise fulmine contre han-netons et anguilles, souris et chenilles,sauterelles et vers blancs, au nom de l’at-teinte aux équilibres de la Création ; oubien lors de ces procès civils où coqs,chevaux et truies doivent rendre comptede leurs crimes, assimilés aux hommesqui les tenaient pour domestiqués.

Au fil des évocations, cocasses ou tra-giques, c’est la peur et le sentiment d’in-sécurité, magistralement étudiés naguè-re par Jean Delumeau, qui ressortent. Eton retiendra le départ entre les bêtesconfinées à la périphérie du mondesociable, exclus du pacte de domesticitéet donc ignorés des tribunaux, et l’ani-mal familier dont le crime est une trahi-son, un dévoiement qui ruine l’harmo-nie acquise. On note du reste la progres-sive féminisation des inculpés – ou lessources ont-elles mieux conservé la tra-ce de cette circonstance aggravante ?

Si l’essai manque de force et ladémonstration de nerf, on sait gré àRéal de donner à lire cette chroniquejudiciaire d’un monde du vivant avantque l’émergence des sciences modernesn’en redéfinisse la notion. a

Ph.-J. C.

Autobiographie de l’homme nu

Page 10: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

10 0123Vendredi 9 juin 2006

LIBRE ARBITREde DominiquePaganelliC’est un petitouvrage vraimentpassionnant, àrecommander àtous les amateursde foot. Non paspour les dissuader,mais simplement

parce que les histoires – vraies –que raconte Dominique Paganelli,qui fut longtemps journalistesportif, font, elles aussi, partie del’histoire du football. En Argentine,au Chili, en Russie, en Allemagne,en Roumanie, en Afrique du Nord,à maintes reprises, on a vouluembrigader le football, politiser lesvictoires, briser des résistancesintérieures. Onze courts textesrendent hommage aux vrais hérosdu foot. A lire en particulier « Lasoixante-quinzième minute », pourconnaître Mathias Sindelar, le« Mozart » du football autrichien,qui préféra, avec sa femme, sesuicider le 23 janvier 1939 plutôtque de porter un maillot avec unecroix gammée cousue dessus ; etcomprendre pourquoi, lors dechaque match joué au Prater deVienne, à la 75e minute, le public selève et applaudit. F. N.Actes Sud, 176 p., 16 ¤.

PLUMES ETCRAMPONSde PatriceDelbourget BenoîtHeimermannDes textessérieux, drôles,caustiques, il enest pour tous lesgoûts dans ce

recueil qui rassemble tout ce quipeut s’écrire à propos de ce queJacques Perret appelait « leballe-pattes » et que l’on nommeplus fréquemment football.Si ce sport, dont on ne peut direqu’il est un jeu sans s’exposer aupléonasme, n’a pas toujourssuscité l’engouement qu’onconstate aujourd’hui, il a intéressébien des écrivains qui, d’Homèreà Günter Grass, ont célébré ouraillé ce footballeur dontMontherlant décrit la « majestélégère, comme s’il courait dansl’ombre d’un dieu ! » D’unenthousiasme de Camus à uncalligramme de Dubillard, dusérieux Pierre de Coubertin ausarcastique François Caradec, quel’on soit d’accord avec AndréMaurois – « Une belle partie, c’estde l’intelligence en mouvement » –ou avec Léon Bloy, pour qui lesport est « le plus sûr moyen deproduire une génération de crétinsmalfaisants », on dribble avecbonheur de l’une à l’autre despages de ce savoureux assortimentd’une centaine d’auteurs. P.-R. L.La Table ronde, « La petitevermillon », 420 p., 8,50 ¤.

LA VIE EST UN BALLON RONDde Vladimir DimitrijevicFondateur et directeur des éditionsde L’Age d’homme, VladimirDimitrijevic a grandi dans laYougoslavie de la guerre et despremières heures du titisme, avantde quitter son pays pour la Suisse, àl’âge de 17 ans. Il offre dans ce petitessai, paru initialement chez DeFallois en 1998, un émouvant « jeme souviens » consacré à la passionde ses premières années. C’étaitl’époque d’avant la télévision, deséquipes de rêve qu’on ne voyaitqu’une fois dans sa vie. La Hongriede Puskas et Czibor était à sonapogée, et allait être terrassée, enfinale de la Coupe du monde 1954par le réalisme de la Mannschaftallemande. Dimitrijevic garde pources joueurs de légende unetendresse infinie, et clame sonamour des « héros des passionsenfantines », aux destins souventtragiques, loin des sportifs aseptisésqui triomphent dans le footballmoderne. « C’est très bien qu’il y aitdes adultes pour la société, mais jepréfère Maradona. » J. G.La Table ronde, « La petitevermillon », 128 p., 7 ¤.

Signalons aussi la parution duDictionnaire passionné du football, deFranck Evrard, PUF, « Perspectivescritiques », 336 p., 19 ¤.

Les coups francs de Ken Bray, docteur en physique quantique

Le football, un objet de science

Un recueil collectif des éditions Autrement

Miroir socialQuand Dominique Noguez s’intéresse au foot

C’est la faute à Pénard…

ZOOM

COMMENT MARQUER UN BUTLes lois secrètes du football(How to Score)de Ken Bray.

Traduit de l’anglaispar Anatole Muchnik,J.C. Lattès, 340 p., 19 ¤.

Que l’on commence par un mau-vais souvenir de supporteur.L’action se passe à Lyon, le3 juin 1997, lors du matchFrance-Brésil qui ouvre le

Tournoi de France. C’est plutôt unenon-action car tout le monde est arrêtépour cause de coup franc. Le ballon estposé à 32 bons mètres – peut-être plus– de la cage gardée par Fabien Barthezet chacun se dit « ça va, c’est loin,reprends donc des chips ». L’arrière bré-silien Roberto Carlos s’élance et expé-die une pastèque, une cacahuète, unepraline, bref une patate que tout lemonde voit finir dehors mais qui suitune hallucinante trajectoire courbe ettermine dans les filets.

On s’en doute un peu, Roberto Car-los, tout comme les grands tireurs de

coups francs de la catégorie Platini ouJuninho, n’a pas vraiment étudié lessillages turbulents qui se créent der-rière un ballon brossé se déplaçant àplus de 25 mètres par seconde. KenBray si. Pour ce Britannique, qui pos-sède un doctorat de physique quanti-que, le football est aussi une science.Ou plutôt un objet de science. Membreassocié du Sport and Exercise ScienceGroup de l’université de Bath, il publierégulièrement des articles dans desrevues scientifiques spécialisées dansle sport, très à la mode outre-Manche.

Malgré ce que la lecture assidue desgazettes laisse entendre, la science dusport ne se résume heureusement pasà des histoires de seringues et à l’admi-nistration de produits plus ou moinsautorisés. Depuis une cinquantained’années, les chiffres ont planté leurscrampons sur les épreuves et il n’estplus aujourd’hui une retransmissiontélévisée qui ne fournisse son lot de sta-tistiques. Comme l’explique Ken Braydans Comment marquer un but, dèslors que les scientifiques ont étenduleur champ de recherches au mondedu ballon rond, la réussite en fooball a

cessé « d’être une affaire de hasard, carconventions et présupposés vont êtreremis en cause par une batterie de techni-ques quantifiées allant du mesurage pré-cis des mouvements du joueur en coursde match à la détermination des techni-ques spécifiques nécessaires à la précisiondes frappes et des têtes ».

Tout y passe (sans presque aucuneformule mathématique) et Commentmarquer un but pourrait devenir labible des centaines de millions d’entraî-neurs en puissance qui se masseronten nombre et en pantoufles devantleur petit écran à partir du 9 juin.Raymond Domenech et consorts n’ontqu’à bien se tenir car les classiqueséchanges de café du Commerce vontlaisser la place à d’éminentes considé-rations sur la dynamique d’une balleaérienne, les besoins énergétiquesselon les postes, le nombre de joueursà mettre dans un mur en fonction de laplace du coup franc, la comparaisondu nombre de passes de moins de40 mètres possibles dans un 4-4-2 (sys-tème à quatre défenseurs, quatremilieux de terrain et deux attaquants)et dans un 4-3-3, etc.

Le football ne peut évidemment passe résumer à l’étude des points decontact entre la chaussure et la balle, nià la manière d’améliorer la friction de lapremière sur la seconde, tout commel’étude mathématique d’un morceau deBach, si pertinente soit-elle, n’en resti-tuera jamais toute l’émotion. De plus, lelivre de Ken Bray comporte un oublimajeur, capital même. En effet, on atten-dait d’un ouvrage si précis, si technique,où la loi du chiffre s’impose aux autres,qu’il donne enfin la réponse à une ques-tion qui taraude la France depuis unautre mauvais souvenir de supporteur.C’était il y a trente ans, le 12 mai 1976, àGlasgow. Saint-Etienne jouait – et per-dait – la finale de la coupe d’Europe desclubs champions contre le Bayern deMunich. Dominique Bathenay balançaitun pruneau des 30 mètres sur la barre,imité par Jacques Santini de la tête. EtKen Bray, avec tous ses modèles mathé-matiques, ses lois de la physique et sescalculatrices, n’est même pas fichu denous dire ce qui se serait passé si lespoteaux de Hampden Park avaient étéronds et non pas carrés ? On enrage. a

Pierre Barthélémy

Reprise de volée victorieuse de Zinédine Zidane, en finale de la Ligue des champions 2002 MARTIN/PRESSE SPORTS

LE FOOTBALL DANS NOSSOCIÉTÉS, 1914-1998,dirigé par Yvan Gastaut etStéphane Mourlane.

Autrement, « Mémoires/Culture »264 p., 19 ¤.

O n peut s’instruire grâce au ballonrond. Pour s’en convaincre, onlira avec profit ce volume des édi-

tions Autrement. Les quinze contribu-tions qu’elle rassemble leur apprendrontque ce sport, longtemps méprisé par larecherche, est devenu un passionnantobjet d’étude pour l’historien.

Du dribbling game des collèges britan-niques au milieu du XIXe siècle à lagrand-messe du Mondial, le football,par sa simplicité, s’est universalisé aupoint que la FIFA, sa Fédération interna-tionale, compte plus de membres quel’ONU. Issu de la bourgeoisie, il traversetoutes les classes sociales, s’impose enmilieu rural et favorise l’intégration desnéo-urbains grâce à ses valeurs collecti-ves. Miroir d’une nation, d’une ville,d’un quartier, il en révèle l’identité, l’al-térité et les stéréotypes qui lui sont asso-ciés. Avec le stade comme lieu deconfrontation, il est un baromètre desrelations internationales. Le livre prenden compte toutes ces dimensions à par-

tir d’exemples emblématiques : aussibien celui de Manchester United – com-ment un club est devenu global, recru-tant ses supporteurs jusqu’en Asie –que le football d’entreprise avecSochaux, vitrine de Peugeot façonnantun style de jeu à son image : « Une méca-nique dont les joueurs seraient en quelquesorte les rouages.»

La politique est abordée à travers leReal Madrid. On y apprend que l’équipeespagnole, souvent décrite comme fran-quiste, sut en fait s’adapter à tous lesrégimes. Le chapitre le plus savoureuxconcerne l’Italie républicaine, où le foot-ball cristallise les passions politiques.L’auteur rapporte ainsi ce parallèle éton-nant établi par un chroniqueur du Corrie-re dello sport entre le catenaccio (lefameux verrouillage défensif) et laDémocratie chrétienne par : « On jouepour le zéro à zéro comme on vote pour laDC, pour gagner beaucoup en travaillantpeu et en risquant encore moins (…), pourgarder son emploi, pour flatter l’opinionpublique, pour se décharger de ses respon-sabilités morales et professionnelles. »

Stimulant, l’ouvrage ne pèche que parson européocentrisme. A l’approche dela Coupe du monde, l’absence de toutécrit sur l’Amérique du Sud ou l’Afriqueest frustrante. a

Bruno Lesprit

LA VÉRITABLE HISTOIREDU FOOTBALL& AUTRES RÉVÉLATIONS,de Dominique Noguez.

Gallimard, 132 p., 13,50 ¤.

A l’heure où les passions footballis-tiques vont s’exacerber au niveauplanétaire, où des trésors d’intel-

ligence vont se déployer pour tenter depercer le secret, et la finalité, de telcoup de pied ou de tête, il est bon derevenir à cet instant printanier, et néan-moins obscur, où le football est né. Ain-si, nous pourrons revêtir le maillot denotre équipe préférée et scander sonnom à nous en étrangler en touteconnaissance de cause. Il faut êtrereconnaissant à Dominique Noguez,qui invite, en un texte bref, informé etparfaitement loufoque, à remonter verscette source. Spécialiste incontesté enun grand nombre de domaines – deRimbaud au cinéma en passant parMarguerite Duras –, il nous tend la clefd’une énigme qui nous taraudait.Même si nous l’ignorions.

Que se passa-t-il « ce beau jour demai 1645 » dans la tête de VictorPénard, qui, né à Charleville (commeRimbaud, cela va de soi), émigra enHaute-Savoie puis passa le Rhin, s’ins-

talla « sur les hauteurs d’Aix-les-Bains »où il prit le surnom de « Souabe » ? Ilfaut dire que Pénard était « un esprit àla fois rêveur et pratique », qui avait« donné à l’humanité le fil à couper lesaindoux en cubes, le pèle poireau àpédale (…), le founix (sorte de pantalonen écorce de hêtre pour adolescents àtendances onanistes) » et beaucoupd’autres objets de la plus grande utilité.Avant d’annoncer la géniale inventiondu père Pénard, Dominique Noguez,homme cultivé s’il en est, cite quelquestextes, aussi vraisemblables qu’apocry-phes, tirés des meilleurs auteurs, dePlaton (la célèbre « allégorie de lacaserne » !), Descartes et Rimbaud –encore lui, avec une « illumination »jusqu’à aujourd’hui négligée. Mais lais-sons au lecteur, avant de passer à sontour le Rhin, le soin de découvrir leformidable enchaînement des choses etdes circonstances.

Seules les vingt premières pages dece livre sont consacrées à la « véritablehistoire du football ». Ce n’est pas direque les cent dix autres, à tonaliténettement littéraire et tout aussi loufo-que, n’ont aucun intérêt. Bien aucontraire. Qu’est-ce qui interditd’aimer le football en même temps quela littérature ? a

P. K.

FOOTBALL

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Les « séjourneurs » sont-ils l’avenirdes bibliothèques ? Le débat estouvert sur le site Internet de laBibliothèque publique d’informa-

tion de Beaubourg. En effet, selon les conclu-sions d’une enquête réalisée par le Centre derecherche pour l’étude et l’observation desconditions de vie (Crédoc) pour le ministèrede la culture, la fréquentation des bibliothè-ques en France est en hausse, ce qui consti-tue une heureuse surprise. Elle a doublédepuis 1989, passant de 10, 5 millions de per-sonnes à 21 millions en 2005. Mieux, cet élanne s’est pas brisé dans les années 2000, alorsque les bibliothèques se trouvaient en concur-rence directe avec Internet, pour une partiedes missions qu’elles accomplissent.

De 1997 à 2005, le nombre d’usagers pos-sédant une carte a même grimpé de 2 points,pour atteindre 21 % de la population, selonune enquête quantitative menée auprès de2 000 personnes âgées de 15 ans et plus,réparties sur 346 communes. Ces résultatsviennent contredire les chiffres officiels de ladirection du livre et de la lecture qui indi-quaient, depuis 1998, une baisse des inscrip-tions. En parallèle, une étude qualitative aété réalisée sur trois sites pris comme référen-ce : Grenoble, Villeparisis et Rosporden. Defait, la catégorie des usagers qui empruntentdes livres apparaît comme plus diplômée etplus âgée que la moyenne de la populationfrançaise qui pratique les bibliothèques.

Car la forte tendance qui se dessine est lamontée en puissance de la fréquentationlibre, ce qui entraîne aussi une évolution desmodes de comportement. L’accès sans ins-

cription est en quelque sorte ressenti commeplus démocratique. Pour Gilles Eboli, prési-dent de l’Association des bibliothécaires fran-çais (ABF), « cela démontre que le modèle dela médiathèque, développé depuis vingt ans, aréussi. Les inscriptions et les prêts ne consti-tuent plus la seule référence ». A l’élargisse-ment des nouveaux usages des bibliothèques– emprunt de CD ou de DVD, lecture sur pla-ce, utilisation d’Internet, visite d’exposition,etc. – correspond l’émergence d’un publicplus large et diversifié. La durée des séjourssur place – ceux de plus d’une heure – a aus-si eu tendance à s’allonger. Pour 37 % dessondés, les bibliothèques sont considéréescomme des espaces culturels accueillants.

Pour les bibliothécaires français, sembleainsi s’éloigner le cauchemar des desert libra-ries (en anglais, « bibliothèques désertes »),ce débat qui a très fortement agité le mondeanglo-saxon sur la fin programmée desbibliothèques en raison de la montée en puis-sance de la Toile. Bruno Maresca, auteur del’étude, promet néanmoins un avenir tropradieux lorsqu’il prédit que « la fréquenta-tion régulière pourrait concerner 50 % desFrançais, d’ici à l’an 2010, si l’effort de moder-nisation des bibliothèques municipales se pour-suit au même rythme ».

« La baisse des inscrits [selon les chiffresofficiels] dans les bibliothèques françaises n’apas pour conséquence une baisse de la prati-que », explique Jean-Noël Soumy, conseillerdu livre à la direction régionale des affairesculturelles de Toulouse. Telle est la bonnenouvelle, même s’il faut nuancer le constat etopérer un distinguo entre les bibliothèques

qui ont pris le virage de l’audiovisuel et del’Internet, qui voient leur fréquentation pro-gresser, et les autres. Ainsi la nouvelle média-thèque de Toulouse a enregistré une fortehausse de ses prêts.

Loin d’être un frein à la fréquentation desbibliothèques, l’enquête du Crédoc révèleque les personnes qui ont une pratique régu-lière d’Internet consultent aussi sur place.« La loi des cumuls observée pour les industriesculturelles s’applique ici », note M. Maresca.Entre 1997 et 2005, la composition sociologi-que du public est restée stable, avec 53 % decadres, 40 % d’employés, 28 % d’ouvriers. Iln’y a pas eu d’aggravation des inégalités,mais pas de rattrapage non plus. Le niveaud’étude reste le critère déterminant. Les usa-gers sont majoritairement des femmes(64 %). En revanche, en termes d’âge, onobserve une baisse de fréquentation auxdeux bouts de la chaîne, chez les plus de65 ans et les moins de 25 ans.

L’enquête pointe aussi deux tendancesqui alimenteront les débats du 52e congrèsde l’ABF – dont c’est aussi le centenaire –,qui se tiendra du 9 au 12 juin, à la Porte deVersailles, à Paris. D’une part, l’hémorragiedes grands lecteurs (ceux qui lisent plus de25 livres par an) paraît enrayée. En baissecontinue depuis 1973, elle remonte d’unpoint en 2005, à 15 % contre 14 % en 1997.D’autre part, les bibliothèques municipalesconservent une image très solide dansl’opinion. A 93 %, elles sont reconnues com-me utiles pour l’éducation et la diffusion dela culture. a

Alain Beuve-Méry

Le Mexique adopte le principe du prix unique du livre

Une loi inspirée de l’expérience européenne DU 9 AU 11 JUIN.ROMAN NOIR. A Frontignan(34), la 9e édition du Festivalinternational du roman noiraura pour thème « La sociétédu spectacle ». Y serontabordés les rapports entre leroman noir et la société duspectacle. En exclusivité, lefestival accueillera, pour sapremière visite en France,Elmore Leonar. Y sont attenduségalement Jean-Bernard Pouy,Martin Wincler, DominiqueSylvain, Bruno Masure, EdwyPlenel et Eric Halphen (rens. :www.polar-frontignan.org).

LE 9 JUIN.EUROPE. A Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (14), l’IMECorganise une soirée autour de larevue Europe, avec Jean-BaptistePara, son rédacteur en chef,Agnès Lhermitte et AlexandreGefen, collaborateurs dunuméro de mai consacré àMarcel Schwob (à 20 heures,à l’abbaye d’Ardenne ; rés.conseillée au 02-31-29-52-46).

LE 10 JUIN.ESSAI. A Paris, la BNF etl’association Forum de l’essaisur l’art proposent le colloque« L’essai : la liberté de

l’esprit » autour de 3 débats :« Poésie et fiction des idées »,« Médiation et intervention »,« L’essayiste, artiste etchercheur », avec IrèneLanglet, François Dumont etJacques Serrano (à 10 heures,quai François-Mauriac, 75013 ;rens. : 01-53-79-40-43).

DU 15 AU 18 JUIN.MARATHON. A Toulouse (31),2e édition du Marathon desmots qui propose de parcourirBarcelone et la Catalogne autravers des œuvres d’EnriqueVila-Matas, Eduardo Mendoza,Juan Marsé et Rosa Novell. LeMarathon recevra par ailleursCarole Bouquet, Umberto Eco,Michel Tournier, ChristianBourgois et rendra hommage àMarguerite Duras (rens. :www.lemarathondesmots.com).

LES 17 ET 18 JUIN.LIBERTAIRE. A Paris, àl’Espace Condorcet de la Citédes sciences et de l’industrie,tenue du Salon du livrelibertaire et des médias libresorganisé par la librairie Publicoet les éditions du Mondelibertaire (rens. :http ://salonlivrelibertaire.radio-libertaire.org).

Le Mexique est le pays qui compte leplus d’hispanophones, et de nom-breux écrivains. Mais c’est l’un desplus pauvres en librairies : à peine

500 pour 103 millions d’habitants (soit pres-que vingt fois moins que l’Espagne ou l’Ar-gentine) – dont 40 % sont concentrées dansla capitale. La moitié des Etats de la fédéra-tion en ont une ou deux. 94 % des municipa-lités n’en ont aucune. Cette situation para-doxale devrait s’améliorer grâce à la loifixant un prix unique du livre, adoptée le16 mars à l’unanimité par le Parlement mexi-cain, qui prévoit aussi des mesures d’accom-pagnement destinées à élargir le réseau debibliothèques et de librairies.

La nouvelle réglementation, encore enattente du paraphe présidentiel, ne laisseaux diffuseurs aucune possibilité d’effectuerdes rabais : « Nous ne voulions pas rouvrir laporte à une pratique commerciale qui afavorisé les grandes chaînes et tué les magasinsspécialisés. Partout, elle s’est révélée être le pre-mier ennemi du livre », affirme MarceloUribe, des éditions Era, membre du groupeinterdisciplinaire qui a élaboré le texte de loien s’inspirant des expériences européenneset japonaise. Les ventes de livres se sonteffondrées de 30 % au Mexique entre 1994et 2000, durant la première phase de libérali-sation économique.

« Nous allions devenir un pays sans lec-teurs : c’est dramatique pour le développementde la démocratie, souligne Marcelo Uribe. LaFrance a réagi beaucoup plus tôt que nous,avec la loi Lang » [qui aura 25 ans cetteannée]. » Depuis deux décennies, les pou-voirs publics mexicains ont développé unvaste réseau de bibliothèques de classe et éta-bli la gratuité des ouvrages étudiés à l’école.Mais les jeunes ainsi éveillés au plaisir de lirese retrouvent souvent, une fois sortis del’oasis scolaire, dans un désert.

Architecture résolument industrielleLe livre, au Mexique, est un produit réser-

vé à une élite. « Un succès d’édition, c’est entre20 000 et 40 000 exemplaires », constateRicardo Nudelman, nommé gérant duFonds de culture économique (FCE) – équi-valent des Presses universitaires de France –après avoir piloté la chaîne de librairiesGandhi, la plus importante du pays aveccelle des frères Porrua, fondée en 1900.Même un classique inscrit au programmedes lycées, comme Le Labyrinthe de la soli-tude d’Octavio Paz, ne dépasse guère les100 000 exemplaires par an. Marta Acevedo,qui édite pour le système scolaire, en douzelangues vernaculaires, des ouvrages destinésaux enfants des communautés indiennes,reste très sceptique sur les bénéfices escomp-

tés de la nouvelle loi : « Les grandes chaînesobtiendront toujours des rabais. »

En attendant, les habitants de Mexico sontplus privilégiés que jamais. La « méga-biblio-thèque » José Vasconcelos, qui espère attirer4 millions de visiteurs par an, a ouvert sesportes au public le 1er juin. D’une architec-ture résolument industrielle, le projet pharede l’actuel gouvernement a été critiqué parcequ’il fixe davantage les équipements cultu-rels dans la capitale au détriment des établis-sements de province, parfois très démunis.

Depuis fin avril, les bibliophiles profitentaussi de l’extraordinaire librairie Rosario-Castellanos, aménagée par le FCE dans l’an-cien cinéma Bella Epoca, au cœur de laCondesa – un quartier de Mexico connupour ses immeubles Arts déco. Ouverte tousles jours jusqu’à 23 heures, éclairée par leplafond en verre aux motifs de bambous duplasticien Jan Hendrix, elle offre250 000 livres, des lieux d’exposition et unepetite salle de spectacle. « La fréquentationdépasse toutes nos attentes », se félicite Terede la Rosa, directrice des activités culturelles.Pour l’inauguration, le FCE a publié le fac-similé très soigné d’un carnet de dessins dupeintre Vlady, fils de l’écrivain révolution-naire Victor Serge, qui avait fui au Mexiquele nazisme et la dictature stalinienne. a

Joëlle Stolz

ÉDITION

Michel Lafon lance un nouveau concept de livre à 10 euros

Entre grand format et poche, « un coup à jouer »

Le 52e congrès de l’Association des bibliothécaires français se tient du 9 au 12 juin

Les médiathèques françaises résistentbien à la concurrence d’Internet

Ala source de la nouvelle initiative deMichel Lafon, un des trublions del’édition française, il y a le constatsuivant : « Les livres ont aujourd’hui

une durée de vie de plus en plus courte et pourles best-sellers, les pics de vente sont atteints dèsles deux premiers mois après parution. » Il fautattendre dix mois pour le deuxième pic, aumoment de la sortie au format de poche.

As du marketing, toujours à l’affût de cequi se passe à l’étranger, Michel Lafon a esti-mé qu’il y avait « un coup à jouer », en lan-çant des livres de format moyen (19,5 cm x12,5 cm) à 10 euros, soit moitié prix, six moisaprès leur première édition. Aux Etats-Unis,en Allemagne, en Italie, l’expérience s’estrévélée profitable aux éditeurs qui se sontengouffrés dans cette brèche.

Cette nouvelle collection intitulée « Paren-thèse », en référence au sigle des éditionsLafon, offre une vie intermédiaire aux best-

sellers et s’intercale (telle une parenthèse)entre les autres vies du livre (grand format etpoche). Objectif : lancer 4 livres, tous lesdeux mois, qui sont vendus aux libraires avecdes présentoirs adéquats.

Pour le moment, l’éditeur puise dans sonfonds. En avril, sont parus un thriller, unroman, un document et un livre de bien-être,tirés respectivement à 80 000, 70 000,40 000 et 30 000 exemplaires. En juin, sor-tent 4 romans dont 3 à suspense : Le Sangdes anges, de Michael Marshall, Le Sang dutemps, de Maxime Chattam, Mourir au crépus-cule d’Ann Rule et Le Dernier Royaume, deBernard Cornwell. En septembre, suivrontquatre documents.

Si l’expérience est concluante, MichelLafon espère convaincre d’autres maisonsd’édition (Editis, Albin Michel, etc.) de luicéder les droits de leurs meilleurs titres pourcette exploitation commerciale très ciblée

dans le temps. Pour l’instant, l’initiative a sur-tout fait grincer des dents Le Livre de pochequi s’est vu griller la politesse avec la paru-tion en avril de La Règle de quatre, de IanCalwell et Dustin Thomason, juste un moisavant la sortie en poche. Michel Lafon plaidela bonne foi en expliquant qu’il avait concluun accord avec Dominique Goust, l’ex-patron de la filiale d’Hachette.

Le lecteur aura désormais le choix entretrois formats. Si le ludion de l’édition françai-se permet un tel coup, c’est grâce aux techno-logies numériques. Le coût d’impressiond’un ouvrage revient à 5 % seulement duprix de vente, soit 50 centimes d’euro. L’édi-teur consacrera 10 % aux frais de publicité etmise sur une marge de 13 % avec des taux deretour ne dépassant pas 30 %. Si ces condi-tions sont réunies, il pourrait engranger3 millions d’euros, avant la fin de l’année. a

A.B.-M.

AGENDA

Boréal est le nom d’uncongrès qui, chaque année,réunit le petit monde deslittératures québécoises del’imaginaire. Il s’est déroulécette année à Montréal ettenait à la fois du colloque etde la convention. Celle-ci étaitanimée par Jean-Louis Trudel,qui donna plusieursconférences, notamment surl’histoire de la science-fictionquébécoise – voir son article« Les enfants de Jules Verneau Canada : la générationétouffée », Solaris, n˚156 –et sur l’œuvre de l’invitéd’honneur, l’auteur canadienanglais Guy Gavriel Kay, dontun roman vient d’être traduiten France au Pré aux clercs, LeDernier Rayon du soleil …De nombreuses tables rondespermirent de faire le point surl’état de la SF au Québec lié enparticulier au succès d’unemaison d’édition spécialisée– Alire, aujourd’hui diffusée enFrance. Au cours de lamanifestation, furent décernésle prix Boréal et le grand prixde la SF et du fantastiquequébécois, qui ont tous deuxcouronné Elisabeth Vonarburgpour les premiers tomes deReine de mémoire, ambitieuxroman de fantasy féministe etuchronique. Yves Meynard adistribué, comme il est detradition, l’édition 2006 deSamovar, le fanzine satiriquequ’il édite à l’occasion deBoréal.

Le festival Etonnantsvoyageurs a réuni plusde 50 000 visiteurs,

à Saint-Malo (35). La nouvelleanimation « Livres en scène »– proposée par les espacesculturels Leclerc et qui consisteen des lectures publiquesd'ouvrages par descomédiens – a rencontré un vifsuccès et sera reconduite en2007. Michel Le Bris aannoncé que le 18e festival aurapour thème « les villes-monde,comme Shanghaï, Honkong,Londres, Le Caire, etc., des villesqui ont toujours fait rêver lesécrivains », a-t-il précisé, avantde souhaiter que le festivals’ouvre aussi auxphotographes.

PRIXLe prix du RomanOuest-France – EtonnantsVoyageurs, doté de 10 000 ¤, aété attribué à Olivier Maulin,pour En attendant le roi dumonde (éd. L’Esprit despéninsules) et le prix JosephKessel à Pierre Haski, pour LeSang de la Chine (Grasset). Leprix Le Vaudeville a couronnéDavid McNeil pour Tangages etroulis (Gallimard). MarcLambron est le lauréat du prixMaurice Genevoix pour Unesaison sur la terre (Grasset).

PRIX ÉTRANGERSLe prix Prince des Asturies deslettres doté de 50 000 ¤ a étéremis à Paul Auster pour le« renouveau littéraire » apportépar son œuvre. Zadie Smith aremporté l’Orange Prize, quiest le principal prix décerné enGrande-Bretagne à une femmeécrivain, pour On Beauty(Hamish Hamilton).

ACTUALITÉ

Page 12: Jung Chan et John Halliday dressent DesLivresmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20060608/781242_sup1.pdf · Vila-Matas, César Aira…). Le comité de rédaction ne s’est fixéqu’uneseulecontraintefor-melle:ildoitimpérativementy

12 0123Vendredi 9 juin 2006

LITTÉRATURESUne Odyssée, de Julien Bouissoux (éd. de L’Olivier).La Défense Lincoln, de Michael Connelly (Seuil).L’Album vert, de Marie Desplechin (éd. Nicolas Chaudun).Le Pays des marées, d’Amitav Ghosh(éd. Robert Laffont).Hugo Pratt, la traversée du labyrinthe,de Jean-Claude Guilbert (Presse de la Renaissance).Un Baiser à la russe, de Gaspard Koenig (Grasset).Pascin, de Joann Sfar (L’Association).

ESSAISDéfaire le genre, de Judith Butler (éd. Amsterdam).Journal de guerre, 1940-1941, de Valentin Feldman (éd. Farrago).Bardadrac, de Gérard Genette (Seuil).Vichy dans la Solution finale, de Laurent Joly (Grasset).Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, de Nathalie Léger (Allia).L’Epidémie de Sida et la mondialisation des risques,de Peter Piot et Michel Caraël (Labor).Réflexions intempestives de philosophie et de politique,d’Yves-Charles Zarka (PUF).

LES CHOIX DU «MONDE DES LIVRES»

Kurt Vonnegut

« Ce pays est-ilencore unedémocratie ? »

Les Français n’ont jamais été degrands lecteurs de Kurt Vonne-gut Jr même si Abattoir 5, publiéaux Etats-Unis en 1969, en pleineguerre du Vietnam, est resté dansbien des mémoires (1). A travers

une parodie de science-fiction et les tribula-tions d’un naïf, Billy Pilgrim, dans l’Allema-gne dévastée de 1945, Vonnegut parlait de sapropre guerre. Soldat américain, il a été faitprisonnier en décembre 1944. Interné à Dres-de, dans un ancien abattoir, il a vécu la des-truction de la ville par les Alliés. Abattoir 5 etson précédent roman, Le Berceau du chat(1963), lui ont valu d’être étiqueté écrivain descience-fiction, « une manie de critiques, pourleur faciliter le travail », s’amuse-t-il. Mais ceclassement dans la littérature de genre lui aporté tort, notamment en France.

Cette désaffection française (2) a toujourseu un certain goût de tristesse pour unhomme qui se dit intellectuellement et litté-rairement « influencé par la France et sesLumières », qui se veut héritier de la culturefrançaise. « Voltaire en tout premier, mais jedois beaucoup à d’autres Français, de Rabelaisà Céline. Céline, je l’ai lu dans les années 1960et j’ai été très impressionné. J’ai été beaucoupcritiqué pour avoir déclaré mon admirationpour Céline, grand écrivain scandaleux. Mais jela maintiens. Et il a écrit la guerre comme per-sonne. »

Mais l’Amérique elle aussi, après avoirporté Kurt Vonnegut aux nues, en avoir faitune sorte de gourou des campus, au tempsdes grands débats des années 1960 et 1970,semblait, en ayant changé de siècle, l’avoirun peu oublié. Lui-même, l’âge venu – il estné le 11 novembre 1922 et a publié son pre-mier roman, Le Pianiste déchaîné, en 1952 –,avait décidé de cesser d’écrire. Et l’avait faitsavoir. Heureusement, il n’a pas tenu parole,encouragé par son jeune éditeur, Dan Simon,qui a fondé voilà tout juste vingt ans unepetite maison d’édition engagée, Seven Sto-ries Press. C’est ainsi que s’est retrouvé, en2005, non seulement dans les librairies, maissur la liste des meilleures ventes pour de lon-gues semaines, un petit livre, Un homme sanspatrie (3), Mémoires éclatés, fragments d’hu-mour – voir le passage où il menace de faireun procès au fabricant des Pall Mall sans fil-tre qu’il fume depuis l’âge de 12 ans pourn’avoir pas réussi à le tuer en dépit de la pro-messe inscrite sur le paquet. Mais aussi coupde colère, de rage même, d’un Américain« indigné de ce que devient ce pays ».

Sur sa révolte contre une planète « où l’undes hommes les plus puissants s’appelle GeorgeW. Bush », Vonnegut est intarissable. On ledit fatigué, il s’avoue parfois un peu las del’existence sur cette terre en folie, mais cen’est pas un vieil homme résigné qu’on ren-contre dans ce restaurant français de Manhat-tan, La Méditerranée, où il a ses habitudes.C’est à deux pas de chez lui, sur la 2e Avenue,à la hauteur de la 50e Rue. Il s’est fait accom-

pagner par son éditeur, qu’il présente avecamitié et dans un grand rire : « Dan, celui quia fait pour moi ce que Jésus a fait pour Laza-re ! » Il aime toujours rire, le proclame et nes’en prive pas. En outre, ce succès tardif,pour ce qui est à ses yeux son « ultime livre »,l’amuse et le réconforte.

« Ce n’est pas seulement comme éditeur etpour des raisons financières, appréciables cer-tes, que je suis heureux d’avoir vendu250 000 exemplaires d’Un homme sanspatrie, précise Dan Simon. Depuis la créationde ma maison, Kurt m’a toujours soutenu et jesuis fier de le publier. Avec ce livre, j’ai étéd’abord enchanté de voir un véritable écrivainsur la liste des best-sellers. Ce n’est pas sicourant. Aux Etats-Unis comme partoutailleurs désormais, les auteurs figurant sur ceslistes sont rarement des écrivains. Et leurs livressont plutôt mauvais. Mais, surtout, ce succèsétait le signe que beaucoup plus d’Américainsqu’on ne le dit sont en désaccord avec la politi-que de George Bush. D’accord ou non avec lepropos de Vonnegut, ils ont été, comme moi,heureux d’entendre enfin une voix critique. Celivre suscite encore du courrier, des réactions.Cela a été comme un bol d’air. Une parole quisecoue la torpeur, et une parole d’écrivain, dequelqu’un qui s’intéresse à la musique de lalangue. »

Ilot de résistance« Et à la musique tout court », interrompt

immédiatement Vonnegut, qui, dans laconversation comme dans toute sa littératureet jusqu’à cet Homme sans patrie, exercice deremémoration doublé d’un pamphlet, est unamoureux des digressions. Et voilà commenton passe sans transition de Bush à Stravins-ky. Vonnegut rappelle qu’il se souhaite pourépitaphe cette phrase : « La seule preuve qu’ilait jamais exigée de l’existence de Dieu a été lamusique. » « Oui, toute la musique, le jazz,Mozart, le blues, le rock, les Beatles, les Stones…Mais j’ai une fascination toute particulièrepour Stravinsky et son Histoire du soldat. »Au grand étonnement de Dan Simon, Vonne-gut signale qu’il a lui-même écrit « unrequiem profane » et explique longuementson intérêt pour le lien entre musique et nar-ration, pour « ce qui s’est construit entre Stra-vinsky et Ramuz, travaillant ensemble à cetteHistoire du soldat ».

Puis, comme dans un de ses romans,retour au personnage principal, l’Amériqueaujourd’hui. « La situation politique est réelle-ment angoissante. En écrivant ce livre, j’ai réagien citoyen. J’ai donné d’abord des articles à unjournal de gauche de Chicago. C’est ainsi quel’aventure qui a conduit à la publication d’Unhomme sans patrie a commencé. L’absence dedébat est terrible pour une démocratie. Unedémocratie ? Aujourd’hui, qui peut dire qu’unpays ayant mis en œuvre le Patriot Act est enco-re vraiment une démocratie ? Moi je ne me sensplus représenté par personne, le pluralisme arégressé, les démocrates et les républicains sont

presque identiques. Bush n’a aucun souci de cequ’expriment ses concitoyens. Quand on mani-festait contre la guerre au Vietnam, Nixon entenait compte, ça l’inquiétait même. Aujour-d’hui, ce qu’on dit et fait pour protester contrela guerre, Bush s’en moque. Cette idée de guerreplanétaire du Bien contre le Mal, cette mise àl’index de tout le monde arabe, tout cela estscandaleux. »

Il y insiste dans Un homme sans patrie :« Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, àcause d’une élection honteusement truquée enFloride (…), nous nous présentons désormais aureste du monde comme des va-t-en-guerre, fiers,grimaçants, les mâchoires serrées, sans pitié,équipés d’armes effroyablement puissantes etqui ne rencontrent aucune résistance. Au cas oùvous ne l’auriez pas remarqué, nous sommesdésormais craints et haïs dans le monde entiercomme l’étaient autrefois les nazis. »

Et avec raison. »Un excès d’antiaméricanisme basique de

la part d’un Américain qui n’aime plus sonpays ? « Pas du tout. Je ne suis pas antiaméri-cain. Mes ancêtres ont quitté l’Allemagne pourvenir ici vers 1860. Ils ont aimé ce pays. Moiaussi. Ils y ont été heureux. Mon père y étaitarchitecte. Bien sûr, il y a eu la Dépression[toute l’œuvre de Vonnegut en est marquée]et la vie de mon père en a été très affectée. J’yfais allusion dans Un homme sans patrie, quin’est en rien un texte de détestation de l’Améri-que. Même dans le désastre actuel, il reste desmoments qui redonnent espoir. Par exemple, lefait qu’un jury ait refusé de condamner à mortMoussaoui. C’est le seul geste humain et intelli-gent depuis bien longtemps. C’est important. Etpuis je le dis et redis dans mon livre, ce pays aeu de grands hommes [il aime particulière-ment citer Abraham Lincoln]. Mais l’Améri-que que j’aime, il est vrai, est aujourd’hui dansles bibliothèques, pas au gouvernement… » Et,immédiatement, nouvelle digression sur lalecture. Kurt Vonnegut ne se tient pas vrai-ment informé de ce qui se publie. Il le ditsans ostentation et sans mépris pour sescontemporains. « Je ne découvre plus beau-coup parce que j’essaie de combler mes énormeslacunes dans la littérature du passé. »

Vonnegut n’est pas pour autant un hom-me tourné vers le passé, un rêveur d’un âged’or révolu. Il l’affirme dans Un homme sanspatrie, « ça a toujours été le chaos. Il n’y ajamais eu de “bon vieux temps”, il n’y a jamaisque le temps ». Mais le chaos qui arrive « vaêtre cocasse, avec le manque de pétrole. Fini lefanatisme de la voiture. Moi aussi j’y ai succom-bé. Pas seulement en vendant des voitures. Jel’avoue, le jour où j’ai eu mon permis de condui-

re, je me suis senti surpuissant comme jamais.Il va falloir entièrement changer de mode de vie,et personne n’en a encore conscience, c’est la poli-tique de l’autruche. C’est là, les gens sérieux ledisent et on ne veut pas voir ». Lui, il a vu, il ledit, avec ironie, et avec conviction.

Après ce tour d’horizon en forme de monta-gnes russes – l’Amérique, la planète, ses ancê-tres, Bush, son enfance dans l’Indiana, Stra-vinsky, ses études de chimie et d’anthropolo-gie, son travail de concessionnaireautomobile (raté), ses livres, son amour pourceux des autres, ses enfants (sept dont quatreadoptés), le jazz… –, Vonnegut se dit « fati-gué ». On le comprend. Il prend congé aveccourtoisie, se lève, et sa longue silhouette sedirige vers la 48e Rue, toute proche, où il habi-te avec sa femme, la photographe Jill Kre-mentz. Ils vivent dans une petite maison,coincée entre deux hauts immeubles pas trèsbeaux. Comme un refuge. Un îlot de résistan-ce. Comme un symbole de tous les combatsde Kurt Vonnegut, de sa volonté de dénoncertoutes les oppressions, de son dédain pour lafolie des grandeurs. a

Jo. S.

(1) Abattoir 5 a été adapté au cinéma par GeorgeRoy Hill en 1972.(2) 14 de ses 24 livres ont toutefois été traduits enfrançais et plusieurs sont en poche : Abattoir 5,Le Berceau du chat, Gibier de potence (tous enPoints) ; Le Breakfast du champion (J’ai Lu) ;Le Pianiste déchaîné (Pocket) ; Nuit noire(10/18) ; Galapagos (Grasset, « Les cahiersrouges »,) ; Barbe-Bleue (Le Livre de poche).(3) Un homme sans patrie a été publié enFrance en mars (traduit de l’anglais –Etats-Unis – par Pierre Guglielmina, Denoël« & d’ailleurs », 140 p., 12 ¤). Aucun texte deVonnegut n’avait été traduit depuis Abracadabra(éd. de L’Olivier, 1992).

Un livreprodigieux

Philippe SollersLe Nouvel Observateur

������ ���� �É D I T I O N S

Préface deHENRI ATLAN

« Céline,je l’ai ludans lesannées 1960et j’ai été trèsimpressionné.J’ai étébeaucoupcritiquépour avoirdéclaré monadmirationpour lui,grandécrivainscandaleux.Mais je lamaintiens.Et il a écrit laguerre commepersonne. »

Kurt Vonnegut en 2000. GRANT DELIN/CORBIS OUTLINE

RENCONTRE

L’auteur d’« Abattoir 5 », qui se dit héritier de la culturefrançaise, celle des Lumières mais aussi de Rabelaiset de Céline, se montre très critiqueà l’égard de la société américaine d’aujourd’hui