poétique d’une forme brève : la columna hebdomadaire de juan josé millás dans el país

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JEAN-FRANÇOIS CARCELEN POÉTIQUE D’UNE FORME BRÈVE : LA COLUMNA HEBDOMADAIRE DE JUAN JOSÉ MILLÁS DANS EL PAÍS (Étude inédite) DOSSIER D’HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES ÉTUDES IBÉRIQUES ET IBÉRO-AMÉRICAINES 20 DÉCEMBRE 2002 UNIVERSITÉ STENDHAL GRENOBLE 3 UFR DE LANGUES, LITTÉRATURES ET CIVILISATION

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JEAN-FRANÇOIS CARCELEN

POÉTIQUE D’UNE FORME BRÈVE : LA COLUMNA

HEBDOMADAIRE DE JUAN JOSÉ MILLÁS DANS EL PAÍS

(Étude inédite)

DOSSIER D’HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES

ÉTUDES IBÉRIQUES ET IBÉRO-AMÉRICAINES

20 DÉCEMBRE 2002

UNIVERSITÉ STENDHAL GRENOBLE 3

UFR DE LANGUES, LITTÉRATURES ET CIVILISATION

2

INTRODUCTION

Parmi les multiples territoires explorés par les romanciers

espagnols actuels, il en est un que la critique littéraire a du mal à

appréhender, celui que représente la presse périodique, qu’elle soit

quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle. Pourtant il est aisé de voir à

quel point cet espace est devenu aujourd’hui un enjeu pour un nombre

croissant d’écrivains. Il suffit d’ouvrir n'importe quel quotidien espagnol

et d’observer les noms des signataires des articles. Il saute aux yeux que

les écrivains, plus ou moins reconnus, y sont largement représentés. Le

résultat d’un constat de ce type en France serait fort différent.

Parmi eux, Juan José Millás me semble être le cas exemplaire

d’une écriture à l’articulation de deux domaines dont il faudra montrer

les interactions. L’hybridité est certes consubstantielle à toute forme

3

d’écriture, c’est du moins ce que nous a enseigné la postmodernité, mais

dans le cas des microtextes de Millás, elle me semble constituer un genre

à part entière dont ce travail s’attachera à définir les caractéristiques

essentielles.

La démarche choisie, qui consiste à commencer l’étude par un état

des lieux général du débat sur l’écriture de presse des écrivains, peut

sembler contraire à une approche scientifique efficace qui consisterait à

partir des textes mêmes pour dégager sinon une théorie de l’écriture de

presse du moins quelques conclusions permettant de mieux comprendre

ce qui est devenu pour beaucoup un véritable enjeu littéraire, voire le

surgissement d’un genre littéraire nouveau, appelons-le columna pour

l’instant. Il me semble en effet nécessaire de commencer par là parce que

ce débat est lui aussi à l’articulation de deux domaines critiques parfois

contradictoires : celui venu des sciences de la communication et celui,

encore balbutiant pour ces textes, venu de l’analyse littéraire.

Cette étude ne vise pas à l’exhaustivité, la presse est en soi un

univers infini, chaque jour recommencé, et chaque quotidien est un

monde éminemment complexe. L’objet de ce travail est avant tout

l’écriture de presse des écrivains (et non des journalistes) qui écrivent en

écrivain, j’exclus de ce fait les articles signés par des écrivains reconnus

mais qui dans un exercice de schizophrénie assez réussi parviennent à

adopter les exigences du journaliste et à se borner à un commentaire de

l’information ou à la simple opinion sur un sujet quelconque. Il ne s’agit

pas de dénigrer cette forme d’écriture, mais simplement de limiter le

propos à la dimension littéraire de l’écriture de presse.

Ces restrictions posées, le champ d’investigation est encore très

vaste. Aussi m’a-t-il semblé nécessaire de me limiter à un espace

emblématique de la présence de l’écrivain dans la presse : la columna de

4

dernière page de El País, et plus particulièrement celles que signe Juan

José Millás. Le choix de cet écrivain peut paraître arbitraire, d’autant que

d’autres auteurs apparaissent aux yeux de la plupart des critiques comme

les figures emblématiques de cette pratique discursive : notamment

Francisco Umbral ou Manuel Vázquez Montalbán. En dehors de

l’arbitraire assumé de ce choix, l’auteur sélectionné dans ce qui doit être

conçu comme une première étude ouvrant des perspectives plus larges,

me semble être aujourd’hui celui qui a fait de son espace journalistique

un enjeu avant tout littéraire, celui qui a conçu la columna non comme

un simple espace d’opinion ou un exercice de style, mais comme un

laboratoire où se joue sa conception du fait littéraire, comme un champ

d’expérimentation qui questionne et repousse sans cesse les limites du

discours littéraire.

Les perpectives ouvertes sont multiples : d’une part, il faut

aujourd’hui s’intéresser à la production considérée, à tort, comme

mineure des écrivains si l’on veut réellement avoir une approche

complète de leur poétique, de leur œuvre ; et, dans cette perspective, le

champ ouvert par ce genre d’études est infini, au moins égal au nombre

d’écrivains existant en Espagne, d’autre part, ces textes nous invitent à

reformuler une des questions essentielles que se pose la littérature depuis

toujours : celle des rapport du texte au réel, la question de la référence.

Une tendance générale semble admettre que les deux champs s’opposent

en ce que l’un est d’essence factuelle (la presse) et l’autre d’essence

fictionnelle (la littérature). Ce qui n’est pas aussi évident que cela

pourrait paraître a priori. L’interrogation porte donc sur les frontières de

la fiction. Une des questions les plus centrales de la postmodernité.

La première partie de cette étude est donc un état des lieux de la

question dans le but de cerner la présence de ce discours autre qu’est la

5

columna et peut-être d’en donner une définition opératoire. Il s’agira de

montrer en quoi la double archéologie de la columna (littéraire et

journalistique) est à l’origine d’un genre hybride traversé par la plupart

des autres genres. Dans un premier temps, j’analyserai les spécificités du

discours de la presse et la place qu’occupe la columna dans l’économie

si particulière du journal. Puis logiquement, j’étudierai la columna dans

ses rapports aux genres littéraires qui lui sont le plus proche : genres

brefs, essai etc.

Une approche simple consisterait à considérer d’emblée ces textes

comme des textes littéraires et à les aborder en tant que tels. Très vite on

voit les limites d’une telle approche : elle évacue la situation de

communication particulière qu’implique le support journal et qui dans

toute approche d’un corpus de textes publiés dans la presse - quelle que

soit la nature de ceux-ci – doit constituer une articulation essentielle.

L’autre approche simpliste est strictement inverse : l’article ou

columna est journalistique puisqu’il est publié dans le journal , ce que la

langue espagnole rend de façon plus efficace es periodístico puesto que

se publica con periodicidad. C’est pourquoi il m’a semblé nécessaire de

consacrer une sous-partie à la dimension pragmatique de la columna et

au contrat de lecture qu’elle mettait en jeu. L’épreuve des textes du

corpus montre aussi qu’une telle position n’est pas tenable longtemps :

de toute évidence, certains textes sont purement factuels, et la volonté

référentielle y est telle qu’elle oblitère toute dimension littéraire, voire

toute volonté de style.

Il faut donc prendre en compte les différentes nuances de cette

gamme d’écriture pour en cerner la littérarité, sauf à admettre que serait

littéraire tout texte signé par un auteur considéré comme littéraire

(romancier, poète etc.), Décréter ceci est sans doute

6

méthodologiquement commode, mais scientifiquement problématique :

la sempiternelle et impossible question « qu’est-ce que la littérature ? »

trouverait une réponse vraiment simpliste, serait littérature ce que

l’institution littéraire décrèterait être de la littérature.

Dire que ces textes sont hybrides semble relever de la lapalissade,

il n’en demeure pas moins que la situation se complique à l’heure

d’analyser en quoi consiste cette hybridité. Il faut alors aborder ces

textes comme des lieux où, comme le signale Jean-Marie Schaeffer, se

joue « cette interpénétration qui amène le discours factuel à emprunter

des procédés formels au récit de fiction, tout autant que celui-ci

emprunte au discours factuel… » (Schaeffer : 265).

Cette dialectique factuel/fictionnel traverse les écrits de Millás. La

deuxième partie de cette étude analyse le vaste corpus des écrits de

presse de Juan José Millás, recueillis dans les quatre volumes que sont

Algo que te concierne (1995), Cuentos a la intemperie (1997), Cuerpo y

prótesis (2000) et Articuentos (2001). Millás cherche sans cesse à

expérimenter les possibilités offertes par un espace contraint, mais

paradoxalement infini, allant de la polémique au récit fantastique en

passant par le fantastique polémique et la polémique fantastique.

Comme ces quelques lignes peuvent le suggérer, la dialectique

factuel/fictionnel est donc motivée par un double investissement,

esthétique et axiologique, qui serait la marque de ce genre nouveau

qu’est la columna. L’évolution de celle-ci, et plus largement de la

pénétration du littéraire dans le journalistique, nous invite, nous incite à

repenser, et reformuler les “dogmes” aristotéliciens et leurs avatars dans

la mesure où précisément elle interroge les frontières entre fiction et

diction, poiein et légein, création et communication, pragmatique et

poétique.

7

1ère PARTIE

PRESSE ET LITTERATURE

écarts, transactions

8

Mon propos n’est pas ici d’analyser le discours de la presse, mais

d’étudier un discours dans la presse, celui produit aux marges par des

écrivains sollicités certes avant tout pour leur notoriété, mais aussi parce

que leur contribution est une manifestation de l’Autre, une forme

d’altérité dont le journal a besoin pour satisfaire la demande, pour se

démarquer d’un langage trop homogène, pour créer la différence. La

littérature dans la presse serait alors à concevoir comme la manifestation

d’une singularité. Ce point de départ repose sur un postulat qui n’a

cependant rien d’évident : les deux discours (presse et littérature) sont

foncièrement différents.

Pour vérifier cette hypothèse, la réfuter ou la nuancer, dans le

cadre strict de la columna s’entend, il est indispensable de commencer

par cerner les contours de chacun des deux discours qui convergent dans

l’objet de cette étude. Auparavant, il faut sans doute préciser qui en sont

les auteurs.

En Espagne, en effet, presse et littérature ont partie liée depuis

toujours, c’est-à-dire depuis l’apparition –récente sous la forme que nous

connaissons aujourd’hui- de la première. La présence d’écrivains dans la

presse espagnole s’inscrit ainsi dans une tradition dont l’origine est

généralement attribuée à Mariano José de Larra.

En réalité, si la presse en Espagne naît avec plus d’un demi-siècle

de retard sur la France et la Grande-Bretagne notamment, comme le

signale Paul J. Guinard (1994 : 125)1, elle est fortement influencée par le

modèle anglais en particulier les « spectateurs », ces « séries d’excellents

‘essays’ sur les sujets les plus divers de la politique, de la littérature, de

1 J’ai opté pour une simplification des références bibliographiques en

signalant simplement entre parenthèses le nom de l’auteur, l’année de publication et la page du texte cité. Je revoie à la bibliographie finale pour les notices complètes.

9

la « philosophie », de la vie en société… » (Ibid : 139) qui dans leurs

version espagnole donneront « naissance, finalement, à la critique et à la

satire du XIXe : Larra et ses émules, si spécifiquement hispaniques. »

(Ibid :146).

On constate ainsi que la presse était un support naturel, et à

certains moments privilégié, de la littérature. Ce que semble inaugurer

Larra, n’est donc pas ce rapport-là, mais la notion de compilation

puisqu’il est sinon le premier, du moins celui qui va faire de son œuvre

journalistique un tout transcendant l’éphémère auquel la publication dans

la presse condamnait ces écrits : en 1835 paraissent les trois volumes

Colección de artículos dramáticos, literarios, políticos y de costumbres.

Son écriture, ainsi que le signalent Claude Morange et Albert. Dérozier,

s’inscrit dans un projet ambitieux où il ne s’agit pas simplement de

rendre compte de l’événement, mais de l’insérer dans la chaîne de

l’Histoire :

Ce rapport décisif à l’événement et à l’histoire se retrouve

au cœur de son activité littéraire : Larra est

fondamentalement un journaliste. De cette activité de

publiciste, vouée alors, dans l’esprit des doctes, à

l’évocation futile du transitoire et de l’accessoire, il fait

d’emblée un tremplin pour parvenir à l’essentiel et au

durable.[…] Là où les costumbristas ne voient que

prétextes à évocations badines et à crayonnages légers,

Larra distingue les soubresauts d’un monde en mutation,

le sourd halètement de l’histoire.(C. Morange et A.

Dérozier, 1994 : 235-236)

10

L’appréhension de ce genre hybride qu’est la columna passe par

une une archéologie des rapports presse/littérature, bien que cela puisse

apparaître comme une démarche quasi aporistique : il est évident que

nous sommes face à deux branches d’une même espèce que l’histoire

récente a séparées ou rapprochées au gré des évolutions2. Si Téophraste

Renaudot est considéré comme le père fondateur du journalisme, il n’en

reste pas moins vrai que quelques siècles auparavant, les chroniqueurs

(cronistas) s’étaient lancés dans un travail de collecte d’informations,

d’organisation de cette matière et d‘écriture qui n’est pas sans rappeler le

labeur d’un certain journalisme actuel. Par ailleurs, dès que la presse

devient un enjeu essentiel dans le débat d’idées (notamment à partir du

18ème siècle), elle se tourne bien évidemment vers les hommes de lettres

pour remplir ses colonnes et il faudra sans doute attendre une époque au

fond relativement récente, pour que le journaliste apparaisse et que se

créent les premières écoles. C’est-à-dire que presse et journalisme

existaient avant les journalistes et qu’elles étaient en grande partie

l’affaire des écrivains.

La plupart des études sur les rapports presse/littérature sont le fait

des spécialistes de la communication. C’est après tout fort logique.

Pourtant, on ne peut que s’interroger sur l’absence des spécialistes du

discours littéraire d’un champ depuis toujours étroitement lié à la

littérature. Les innombrables ouvrages ou articles intitulés « literatura y

periodismo » sont là pour le montrer et presque tous proviennent du

champ de la communication. Récemment, cependant, sont apparues

certaines approches émanant de chercheurs littéraires. Elles ne portent

pas sur le genre, ne s’interrogent pas sur les spécificités d’un discours

2 « El periodismo y la literatura son « como la rama y el tronco que no pueden

vivir por separado ». Acosta Montoro, cité par Asís Garote (1997, p. 449)

11

écrit dont les points de contact avec la littérature sont plus qu’évidents.

Elles sont avant tout des approches particulières centrées sur la

production journalistique d’auteurs reconnus avant tout comme des

écrivains. Et c’est sans doute par-là qu’il faut commencer si l’on veut

analyser la presse comme un espace où se joue aujourd’hui une grande

partie de la prose littéraire. Car le fait est qu’en Espagne, le journal, et en

particulier le quotidien s’est imposé comme un passage obligé de tout

écrivain qui se respecte, proposition que l’on doit aussi inverser : tout

journal qui se respecte se doit d’avoir parmi ses collaborateurs les

plumes les plus renommées de la littérature.

Il ne s’agit pas ici de faire un énième historique des relations

presse /littérature, parce qu’il me semble qu’ainsi posé, c’est-à-dire de

façon comparatiste3, le problème est insoluble ; donc bornons-nous au

constat prudent suivant : presse et littérature ont partie liée depuis

toujours et en particulier depuis l’apparition de ce que l’on nomme

couramment les mass médias et qui est avant tout l’avancée

technologique apportée par le développement des moyens de transport et

de diffusion du média journal. C’est-à-dire la possibilité donnée à des

secteurs chaque fois plus importants de la population d’accéder à

l’information. Avec pour corollaire évident celui de constituer un public

privilégié pour tous ceux qui cherchent à diffuser des idées ou à élargir le

cercle de leurs lecteurs. Tout ceci est bien connu et l’on peut se reporter

au dernier travail de synthèse dirigé par Maria Pilar Palomo (1997) pour

3 Le comparatisme induit parfois un effet pervers qui est celui de la

hiérarchisation : dans un journal, il semblerait que le journaliste est premier par rapport au collaborateur, que l’information précède l’opinion et qu’au sein même de celle-ci, l’éditorial soit plus noble que la columna ou le billet d’humeur.

12

appréhender à sa juste mesure l’impact de la révolution technologique

dans la diffusion des idées.

1. Ecrivains et presse : convergences et divergences

Larra est-il le précurseur de la figure janique de l’écrivain-

journaliste ? Sans doute, puisqu’il est celui qui a donné naissance à

l’articulismo, puisqu’il est revendiqué à la fois par les histoires de la

littérature et les histoires de la presse et qu’il est le point de convergence

le plus ancien à défaut d’être le véritable point de départ, qui n’existe

sans doute pas. Les liens unissant journalisme et littérature sont une

donnée majeure en Espagne si l’on veut tenter une approche

sociologique de la figure de l’écrivain. A quelques rares exceptions près,

tous les écrivains espagnols publient ou ont publié dans la presse. Alors

journalistes-écrivains ou écrivains-journalistes ? La question est sans

doute assez vaine. Posons-la cependant, ne serait-ce que parce qu’elle

revient sans cesse, comme s’il y avait une nécessité impérieuse de

classer, d’établir une typologie rigide. De toute évidence la ou les

réponses ne peuvent être que déceptives : les frontières sont très

perméables, et rien n’empêche un même individu de glisser de l’une à

l’autre des catégories au long de son parcours. Les écrivains eux-mêmes

considèrent la question comme impertinente. Manuel Vicent le dit d’une

façon nuancée : « Me considero un escritor, y a la hora de escribir un

artículo o una novela mi actitud ante el texto es la misma » (Ochoa,

1997).

Si l’on prend comme critère la formation initiale des auteurs, on

remarque trois cas de figure :

1) les journalistes de formation que la pratique littéraire a imposé

13

comme des écrivains : Vázquez Montalbán, Manuel Vicent, Julio

Llamazares, Antonio Muñoz Molina, Manuel Rivas, Miguel

Delibes, etc.

2) les journalistes de formation ayant fait des incursions souvent

réussies dans la littérature mais qui restent des figures hybrides

reconnues avant tout comme des journalistes : Rosa Montero,

Maruja Torres, Eduardo Haro Tecglen, González Ledesma, etc.

3) des écrivains venus au journalisme après avoir été reconnus dans

le monde des lettres : Juan José Millás en est sans doute l’exemple

le plus emblématique.

Pour certains cependant, l’écrivain est un « intrus » dans le

journal, au mieux un « invité » ou un « collaborateur », qu’on ne sait trop

où caser lorsqu’on tente d’établir une typologie des intervenants. Ainsi,

lorsque José Vidal Beneyto (1986, p. 151) cherche à définir l’image

professionnelle des auteurs publiant dans la section Opinión de El País,

il liste quatre types : « Escritores-periodistas, escritores-literatos,

personalidades sociales y políticas e intelectuales ». Cette typologie me

semble pécher par son imprecision, et par une arbitrariété difficilement

explicable ; ainsi quelle est la différence entre « literato » et

« escritor » ? Ou encore, peut-on songer à une combinatoire plus

complexe où l’on aurait aux côtés des quatre catégories énumérées,

l’écrivain –personnalité sociale et politique ? Quel sens donner à cette

dernière catégorie que Beneyto nomme « intelectual », l’écrivain n’est-il

pas un intellectuel ?

Il y aurait un critère purement institutionnel et ô combien

irréfutable : ne sauraient être considérés comme journalistes que ceux

qui possèdent une carte de presse. Mais on voit bien les limites d’une

14

telle approche : tous ces éléments n’ont strictement aucune influence sur

les écritures. Car si l’on peut éventuellement établir une ligne de partage

presque étanche dans le domaine institutionnel, on ne peut que constater,

lorsque l’on cherche à analyser les types et modalités d’écriture dans la

presse, que les différences sont ailleurs, en particulier dans l’ordre des

fonctions et des missions de l’écriture. On pourrait prendre comme

hypothèse de travail ce distinguo présenté sous forme de jeu de mot par

Albert Chillón : Le journaliste « da cuenta de las cosas que pasan,

mientras que el escritor da cuento de esas mismas cosas ». (Chillón,

1999 : 360).

Difficile, enfin, d’évacuer la question « économique ». Il est

indéniable que ce que l’on appelle génériquement « el articulismo » a,

depuis toujours sans doute, représenté pour les écrivains un moyen, et

pour la plupart le moyen de vivre de leur écriture. Il n’est pas très utile

d’insister sur cet aspect qui, finalement, a peut-être fort peu de

conséquences sur l’écriture elle-même, si ce n’est celle d’expliquer

quelques textes peu glorieux. Citons tout de même Francisco Umbral,

qui en la matière doit beaucoup à l’exercice et a tout autant à se faire

pardonner :

Nosotros, los chicos [de la posguerra], como teníamos

poco dinero para libros, leíamos muchos periódicos,

muchos artículos, y así, por razones económicas, nos

hicimos articulistas 4.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si le double parcours − de

la presse vers la littérature (Rosa Montero, Maruja Torres etc., par

4 Francisco Umbral : Entrevista El articulismo es creación literaria y verdadera literatura”,

15

exemple) et vice-versa (Millas ou Vicent) − n’a pas fini par constituer un

nouvel espace au sein même du journal, un parajournalisme, dont les

traits pertinents emprunteraient aux deux sources. Espace intermédiaire,

hybride et partant postmoderne.

2. La columna dans les genres journalistiques

Presse et littérature ont en commun le langage écrit. Et pourtant

pour certains spécialistes de la presse, nombre de caractéristiques

appartiennent en propre au langage journalistique. Tout d’abord, il s’agit

d’un langage qui repose sur un contrat référentiel, s’assigne des missions

régies par un code déontologique et des fonctions d’ordre social. Ainsi

défini, le discours de la presse a donc une dimension transitive que n’a

pas forcément la littérature, il relève d’un discours massivement factuel,

ou encore, selon la catégorisation de Jakobson, des fonctions

référentielle et conative du langage.

Gérard Imbert a analysé le discours de la presse avec une rigueur

théorique et méthodologique qui font de son ouvrage Le discours du

journal El País une étude de référence en la matière. Il aborde El País

comme un macro-discours, une macro-syntaxe où prennent place une

multitude de paroles complémentaires et différentes. Son propos est

essentiellement d’analyser la presse comme un lieu stratégique où se

constitue le discours social, en particulier dans cet espace de débat que

sont les pages Opinión du journal (Imbert, 1988 : 19) :

On peut donc considérer la presse comme un discours à

part entière , même s’il s’agit en l’occurrence d’un

métadiscours (un discours sur l’actualité : qui parle le

El Cultural, revista digital.

16

politique, le culturel) ; discours où prédominent les

discours indirects. Le discours de la presse serait comme

une longue citation entrecoupée de narrations

(reportages), de dialogues (entrevues), auxquels se mêlent

des « voix off » (éditoriaux, tribunes libres), sans compter

les effets de dramatisation (mise en page, sélection de la

une), et une certaine unité actancielle (le gouvernement

Vs l’opposition, le terrorisme, le chômage, etc.), qui obéit

à l’axe sémantique ordre/désordre, euphorie/disphorie,

donc à une isotopie facilement repérable. » (Imbert,

1988 : 19)

Nous avons là quelques éléments d’une conception, à défaut d’une

définition, de la presse, tout à fait opératoire pour tracer le cadre

méthodologique et conceptuel de notre étude. En particulier, retenons

que le journal est un espace polyphonique (Imbert, 1988 :12).

Cet hétérogène constitutif du journal relève du simple constat et

sert de point de départ à toutes les analyses globales de la presse.

Cependant, la division du discours macrostructurel du journal, telle

qu’elle est opérée par la plupart des théoriciens des sciences de

l’information en Espagne, me semble quelque peu équivoque. Ces

spécialistes du discours de presse partent d’un postulat pour le moins

discutable, en tout cas non partagé par les spécialistes du discours

littéraire : la presse serait un genre littéraire. C’est par exemple ce

qu’affirme dès les premières pages de son ouvrage Redacción

periodística, José Luis Martínez Albertos (1974 : 11) : « […] parece

incuestionable la afirmación de que el lenguaje periodístico constituye,

por sí mismo, un estilo literario específico. », ou encore le sociologue

17

Salvador Giner qui considère que « la mayor innovación literaria de

nuestro tiempo es el periodismo. » (Cité par Lorenzo Gomis, 1991 : 19)

La conception qu’ont de la notion de genre les spécialistes de la

presse est décidément très problématique pour nous. Lorenzo Gomis le

définit −indirectement− comme « una gama de filtros y formas

convencionales » à travers laquelle la réalité parvient jusqu’au lecteur

(Gomis, 1991 : 39). Glosant la définition de Martinez Albertos, Luisa

Santamaría considère

…los géneros periodísticos como las diferentes

modalidades de la creación literaria destinadas a ser

divulgadas a través de cualquier medio de difusión

colectiva. Más concretamente, en periodismo impreso, los

géneros periodísticos son los vehículos aptos para

realizar una estricta información de actualidad y están

destinados a canalizarse a través de la prensa escrita. »

(Santamaría, 1990 : 17).

On voit que cette définition très large ne manque pas d’ambiguïté :

deux fonctions distinctes sont mêlées, la fonction poétique que dit

« cración literaria » et la fonction référentielle signalée par la deuxième

partie de la citation. Cette simplification outrancière fausse

considérablement toute étude sérieuse du discours, dans la mesure où

l’adjectif totalisant « literaria » vient nier toutes les nuances typologiques

d’un discours complexe. Autrement dit, on ne peut ramener sérieusement

toute l’écriture de presse à de la littérature, même si l’on multiplie

ensuite les genres et les sous-genres qui la constituent.

Traiter de cette question des « genres journalistiques » est donc en

soi s’aventurer sur un terrain semé d’ambiguïtés. La confusion s’épaissit

18

si l’on considère que par « genre », on entend aussi bien les diverses

sections composant un journal que la nature du discours qui les régit.

Ainsi on parlera du genre informatif, ou du genre « opinión » mais aussi

d’éditorial, de suelto, de glosa, et de columna etc. Mais il ne s’agit pas

de récuser l’usage de terme « género » par les spécialistes de la

communication, encore moins de procéder ici à une révision du concept

en fonction de ses éventuelles nouvelles acceptions. Constatons

simplement, et pragmatiquement, que quelle que soit la définition qu’on

leur donne, les genres journalistiques sont ainsi perçus par le lecteur : la

typologie des différents articles constituant un journal est globalement

comprise et admise des lecteurs.

Teodoro León Gross a bien vu ces ambiguïtés et a pris quelques

distances avec les définitions proposées :

…el artículo periodístico (…) recibe definiciones y

delimitaciones significativamente imprecisas a la vez que

en las modalidades personales tiende a ser considerado

como un género literario infiltrado de manera espuria

entre los géneros estrictamente periodísticos. » (T. León

Gross, 1996 : 145)

Les catégories sont trop incertaines, peu étanches et les

classements des différents « genres journalistiques » dégagés, trop

aléatoires. En effet, il est fréquent de constater que si les genres les plus

directement référentiels, la brève par exemple, sont clairement définis,

lorsqu’il s’agit de traiter de l’article d’opinion, de la columna, voire de la

critique, quel que soit son domaine, les choses sont plus compliquées et

la terminologie confuse.

19

Il me semble que nous avons tout intérêt à esquiver l’écueil du

classement et partir d’une conception du journal comme discours

polyphonique agissant sur un axe unique, une tension

« Centre/périphérie » que Gérard Imbert a parfaitement définie dans

l’avant-propos de son ouvrage Le discours du journal. El País :

Nous proposons ici un modèle d’interprétation du

discours journalistique fondé sur un schéma structurel −

le rapport Centre/périphérie − qui permet de délimiter

l’identité du journal considéré comme totalité : le Centre

est identitaire, les périphéries sont des lieux d’altérité

multiples que le programme du journal, loin d’exclure,

intègre à sa représentation de la réalité. Le journal [El

País] se caractériserait par un certain « vide

idéologique », dans lequel on peut voir la marque de la

presse libérale, vide que viendrait remplir (ou occulter)

des discours périphériques. » (Imbert, 1988 : 5)

L’intérêt d’une approche en forme d’axe, hormis qu’elle me

semble rendre compte de façon plus juste de cette non étanchéité des

différents discours, est qu’elle permet de baliser cet axe des trois grandes

catégories dans lesquelles s’insère tout discours non pas de la presse

mais dans la presse : Information / Opinion / Création. On retrouve cette

triade chez la plupart de ceux qui se sont intéressés à la presse, en

particulier chez Imbert, mais il arrive parfois que l’on omette ou néglige

le dernier élément, la création, et que l’on propose, comme le fait León

Gross, un autre système, triadique lui aussi :

20

La organización de los géneros periodísticos, sin

adentrarnos en tal selva teórica, básicamente plantea la

existencia de tres grupos : textos informativos,

interpretativos y opinativos. El artículo pertenecería a este

último… (Gross : 144)

Quoi qu’il en soit, on voit bien que les deux triades partent d’une

même fonction première de l’écriture de presse : l’information. Il ne

s’agit pas ici d’entrer dans une définition de ce que recouvre la notion

d’information, nous risquerons simplement quelques hypothèses à partir

desquelles s’articuleront les pages qui suivent :

- en premier lieu cette définition de Daniel Bougnoux :

« On appellera information (…) ce qui enrichit, complète

ou oriente l’équipement cognitif de chacun, à tel instant

de son développement (non seulement l’information

pertinente varie selon les individus, mais elle varie pour

chacun au fil des circonstances : rien n’est plus relatif, et

ne se périme plus vite, qu’une information) ». (D.

Bougnoux, 1998 : 16)

- informer c’est aussi, très simplement, transmettre à la

connaissance du public les faits de tous ordres qui

constituent le présent et que l’on appellera aussi

l’actualité.

- informer enfin, c’est aussi « donner une forme, une

structure, une signification. » (Dictionnaire Petit Robert),

en l’occurrence au présent. Il faut donc, avec Gérard

Imbert, considérer que la presse crée le présent tout autant

qu’elle le communique.

21

Nous sommes là dans la pragmatique : la presse agit dans un cadre

communicationnel particulier, doté d’une dimension « transitive », régi

par un contrat étroitement dépendant de l’actualité, référentiel donc.

2.1 Actualité/factualité

L’écriture journalistique est prioritairement une écriture factuelle.

Elle est systématiquement traversée par les mécanismes de la référence.

Indéniablement, ce qui définit le discours du journal, c’est qu’il est

essentiellement composé d’énoncés de réalité. Nous soulignons

l’adverbe parce que d’une part, il s’agit bien ici d’essence : c’est la

fonction première du journal que de transmettre des informations, donc

des faits vérifiables, mais d’autre part, nuance de taille, essentiellement

s’oppose ici à exclusivement : l’espace du journal peut être ouvert à des

énoncés de fiction. Et tout ceci n’a rien à voir avec la question − oiseuse

s’il en est − de l’objectivité ou de la subjectivité. Le réel, en particulier

l’actualité, dont il faut bien essayer de donner une définition, est ce qui

vertèbre le journal, sa raison d’être. Si l’on s’en tient à la définition du

dictionnaire Robert, « Actualité » est :

2° Cour. (1823). Caractère de ce qui est actuel, relatif aux

choses qui intéressent l’époque actuelle. Souligner

l’actualité d’un problème. Ce livre n’est plus d’actualité./

3° Ensemble des événements actuels, des faits tout

récents. S’intéresser à l’actualité politique, sportive. Au

plur. Informations, nouvelles du moment (dans la presse

et surtout en images). Actualités télévisées.

22

L’actualité est donc le référent du journal, la masse des

événements dans lesquelles le journaliste puise ses informations, mais

elle finit par n’être que ce que le journal en rapporte. C’est-à-dire que

pour qu’il y ait actualité, il faut non seulement que l’événement ait eu

lieu mais encore qu’il ait été sélectionné par le journal et ainsi érigé en

actualité5. Un événement non rapporté par la presse n’est qu’une

actualité virtuelle (étrange paradoxe). Ainsi l’on voit que l’actualité est à

la fois référent et référé, origine de l’article qui l’institue et s’institue en

actualité. L’actualité est donc dans le même temps l’objet et le signe.

Elle est (n’est que ?) actualisation au sens sémiotique du terme. La

presse crée donc son propre référent tout comme le fait la fiction, mais

ce référent est ensuite donné pour vrai par le lecteur au nom du pacte de

véridicité qui le lie au journal. Nous ne sommes pas très loin de la

suspension d’incrédulité, et donc de la fiction. L’écriture de presse serait

donc régie par une tension factuel/fictionnel agissant sur une axe unique

articulé autour de trois modalités : information, opinion, création. Cet

axe se superpose, et se substitue, à celui que le sens commun assigne

traditionnellement à la presse : objectivité/subjectivité, et dans lequel les

textes d’opinion et de création sont la manifestation de la subjectivité

dans le journal.

2.2 Transitivité du discours de presse : missions et fonctions

La différence entre journalisme et littérature repose sur la relation

des deux termes à celui de “fonction”. Il semblerait que tout ait

nécessairement une fonction dans la presse ce qui n’est pas forcément le

5 Voir Gérard Imbert (1988, p. 20 et suivantes) qui s’interrogeant sur le statut

de l’événement se demande s’il n’est pas, dans une certaine mesure, une construction du journal.

23

cas dans la littérature. Ce qu’il faut par ailleurs retenir de ce qui vient

d’être dit, c’est que la presse, parce qu’elle a des fonctions et parce

qu’elle s’assigne des missions, a une dimension transitive. Cet agir sur le

lecteur est bien entendu variable selon le fragment de macro-discours

considéré.

Si l’on semble s’accorder sur ce que sont les différentes fonctions

de la presse à partir de la triade informer/évaluer (ou interpréter)/créer,

on est tout de même conduit à s’interroger quant à l’impact de ces

discours sur l’opinion publique, dès lors que ces fonctions sont érigées

en missions, et ce quelles que soient les précautions déontologiques que

l’on prenne.

Certaines définitions des missions de la presse ont des accents

bien inquiétants. Par exemple lorsque Luisa Santamaría écrit dans un

texte qui est une synthèse des cours qu’elle dispense à l’Université

Complutense, où elle forme les futurs journalistes, que

« la misión del periódico es canalizar los acontecimientos

diarios hacia una opinión más firme de acuerdo con la

época, desviándolos de los juicios equívocos,

precipitados, subjetivos y predominantemente

sentimentales que inspira la opinión del momento,

preparando así las convicciones. El proceso se lleva a

cabo siguiendo el camino de la libertad en la formación

de opinión. » (Santamaria, 1990, 53).

Malgré l’ambiguïté (et l’opacité, avouons-le) de la dernière phrase,

ces propos montrent que les professionnels de la presse sont conscients

de fabriquer l’opinion, et derrière les termes de Luisa Santamaría

(« canalizar, desviar, preparar las convicciones »), on peut lire une

24

certaine forme de manipulation. Très influencés par les écrits du

professeur berlinois Emil Dovifat, les théoriciens espagnols de la presse

ont tendance à dégager deux macro-catégories dans l’écriture

journalistique :

1 : « periodismo de información y de opinión »

2 : « periodismo ameno », (pour certains « literario »)6.

C’est dans cette seconde catégorie que nombre d’entre eux

classent les columnas, ce qui comme nous le verrons, ne va pas sans

poser des problèmes, puisque c’est une façon de leur ôter toute

intervention « sérieuse » dans le contrat référentiel du journal, dans la

diction du monde. D’autres en revanche considèrent les columnas

comme de simples articles d’opinion.

Dans cette effervescence « générique », comment définir la

columna autrement que comme un genre de plus parmi tous les autres.

Avant d’en analyser la nature, la structure et les procédés, à partir des

textes de Millás, il nous faut passer en revue la conception qu’en ont les

acteurs de la presse (journalistes et collaborateurs).

Il est assez logique de voir régner une certaine confusion en la

matière. A une époque où l’on postule la dissolution des genres, et ce

quel que soit le domaine, littéraire ou autre, on ne peut être surpris de

voir le littéraire envahir le journalistique et vice-versa. La question la

plus intéressante à mon avis n’est pas de savoir en quoi cette dissolution

perturbe, pour ne pas dire « dé-génère », les cloisonnements

traditionnels, mais en quoi ces « passages » enrichissent chacun des deux

6 Cette deuxième catégorie correspond aussi à l’une des sept fonctions de la

presse définies par Roland Cayrol (1991) : la fonction de « divertissement et de distraction », dans laquelle il inclut « des rubriques nombreuses de divertissement, des jeux aux feuilletons, des échos aux secrets d’alcôve. » mais pas les chroniques des écrivains qui restent dans le domaine de la fonction « expression d’opinions ».

25

« espaces ». A cet égard, la columna se présente comme le lieu

emblématique de la transaction des deux discours.

3. La columna : essai de définition

3.1. Petit parcours terminologique

Dans sa définition du terme columna, le Diccionario del español

actual (Manuel Seco, 1999 : 1123) nous indique en quatrième acception,

que la columna est : « parte de las comprendidas entre dos blancos o

líneas verticales, en que está dividida una página impresa, esp. De

periódico, o escrita a mano./ (…)/ Sección fija de un comentarista en un

periódico. » Ce dictionnaire par ailleurs comporte une entrée columnista

dont le premier sens renvoie à l’écriture journalistique : « Pers. que tiene

una columna » (Ibid : 1124)

Le dictionnaire de la Real Academia, tout comme María Moliner

dans son dictionnaire ne mentionnent que la définition physique, liée au

maquettage, de la columna journalistique : « cada una de las partes en

que se divide verticalmente una página impresa o manuscrita ;

particularmente de periódico. » (Diccionario de uso del español, 1988 :

675) ; « en impresos o manuscritos, cualquiera de las partes en que

suelen dividirse las planas, por medio de un blanco o línea que las separa

de arriba abajo» (Diccionario de la Real Academia, 1995 : 513). Ce

dernier donne cependant une définition du terme columnista avec la

définition suivante : « Redactor o colaborador de un periódico, al que

contribuye regularmente con comentarios firmados e insertos en una

columna especial. » (Ibid : 513). Dans le dictionnaire de María Moliner,

le terme columnista est absent.

26

Ce bref parcours des définitions les plus générales montre que

l’aspect générique de la notion de columna est un phénomène assez

récent, mais aujourd’hui communément admis. C’est donc l’évolution de

la presse dans ces dernières décennies, en particulier pendant la

Transition, qui semble expliquer ce qui renvoie à une réalité indiscutable

et facilement repérable et qu’il faut peut-être considérer comme genre

sinon nouveau en tout cas spécifique. A tel point qu’il nous paraît

difficile d’en trouver un équivalent dans la langue française. Le français

dispose bien du terme “colonne”, qui semble renvoyer à la même réalité :

“Emplacement confié à un journaliste connu et occupant en principe

toute une colonne / genre correspondant. [Le mot est alors transcrit de

l’anglais column.]” (Lexique des termes de presse, 1991 : 34). Mais cette

métonymie n’est pas entrée dans l’usage courant. La columna est par

ailleurs très proche de plusieurs autres type d’articles, en particulier la

chronique ou le billet7.

Comme nous l’avons vu, les spécialistes de la presse, lorsqu’ils

analysent la columna, mettent systématiquement l’accent sur sa fonction

à partir de critères purement journalistiques : « interpretar / analizar /

valorar / orientar al público ». Tout texte journalistique s’inscrirait dans

cette dynamique et rien dans un journal ne pourrait échapper à une

7 La chronique “…propose au lecteur ce qu’il convient de penser de

l’actualité, dans ses aspects touchant plus particulièrement la vie mondaine ou la morale sociale”. (Ibid, p. ) La seconde définition de ce terme dans le lexique est plus adaptée à notre propos : “Article de commentaire revenant à date fixe mais non tous les jours (généralement chaque semaine) par opposition à rubrique. (Lexique des termes de presse, 1991 ).

Le billet quant à lui, est défini ainsi : « Court article d’humeur (généralement demi-feuillet), sur un fait ou question d’actualité, caractérisé par sa concision et une chute inattendue : humoristique, paradoxale, impertinente, etc. Genre difficile, proche de la littérature, le billet offre un point de vue surprenant, démystificateur, en recul par rapport à l’événement » (J. L. Martin Lagardère : 88).

27

certaine transitivité du propos8. Il y aurait une finalité dans la columna

qui en serait un trait distinctif par rapport aux genres littéraires, lesquels,

sans l’exclure, ne l’exigent pas.

La division, assez impressionniste, entre journalisme

d’information et d’opinion d’une part, et journalisme de création ou de

divertissement (ameno) d’autre part, défendue en Espagne par Martínez

Albertos et ses disciples –en particulier Luisa Santamaría (op. cit , 122)-

est aussi une forme d’incompréhension et de difficulté à analyser les

singularités d’un espace qui échappe tout d’un coup aux règles et donc à

toute possibilité de contrôle. Comment comprendre sinon l’ironie que

contiennent les propos de Martínez Albertos dont l’ouvrage Curso de

redacción periodistica a longtemps été un des textes de référence en

matière d’écriture journalistique :

Las columnas personales son unos guetos privilegiados

del periodismo impreso delimitados por los siguientes

rasgos :1) espacios de tema absolutamente libre, como

cheques en blanco, 2) para escritores famosos, 3) con la

única condición de que firmen sus trabajos . (cité par

León Gross, 1996 : 151).

En réalité comme le rappelle fort justement María Jesús Casals

Carro (2000 : 32), columna n’est qu’une métonymie commode pour

désigner génériquement un type de texte aux variables multiples, doté

d’une “potencial naturaleza poligenérica » (Gross 1996). La métonymie

8 León Gross et bien d’autres n’arrivent pas à se défaire de l’idée que tout

texte journaliste doit avoir une fonction et une finalité. C’est ce que ce dernier semble dire lorsqu’il essaie de synthétiser les différentes définitions de la columna à partir des définitions proposées par Martínez Albertos : « el comentario (o columna)

28

rend compte de l’impuissance à définir ces textes9 ou bien est le degré le

plus englobant d’une définition exponentielle.

Les quelques citations qui suivent montrent bien l’imprécision, le

caractère très vague des définitions :

- « exitoso subgénero de la opinión periodística » (Estudios

sobre el mensaje periodístico, 2000 : 11)

- « Una columna suele ser un recuadro con una firma al

final » (L. Gomis, cité par Gross 1996 : 170)

- « Columna es el espacio fijo que un medio de

comunicación asigna a una determinada firma ». (Martín

Vivaldi, cité par E Morán Torres : 163.

Difficile d’être moins précis. Autant dire « columna es lo que no

se sabe definir ». En l’absence de définition générique précise, on se

contente souvent comme Esteban Morán Torres (Ibid. : 164) d’une

approche descriptive : « [la columna] debe ajustarse a ciertas normas

como son su extensión uniforme, la libertad del tema, la asiduidad, y el

amparo de un título general que la distingue de otros trabajos de

colaboración. » Ce que dit Henri Montant de la chronique rejoint les

définitions les plus courantes de la columna en Espagne : « Comme son

nom ne l’indique pas, la chronique est le royaume du Je. (…) Le journal

laisse la bride sur le cou à une personnalité qui, dans son espace réservé,

donne libre cours à son inspiration, liée au temps qui passe. (…) C’est le

nom de l’auteur qui compte et son talent » (H. Montant 1994 : 51.)

Fernando Valls, dont l’approche est essentiellement celle d’un

spécialiste de la littérature, définit ainsi ce qu'il considère être un genre à

es un artículo razonador, orientador, analítico, enjuiciativo, valorativo — según los casos— con una finalidad idéntica a la del editorial.” (León Gross, 1996 : 150).

29

part entière et qu'il nomme artículo literario : « llamo artículo literario a

los textos publicados en la prensa, en los que no sólo se halla un

pensamiento o una mirada sobre el mundo sino también una voluntad de

estilo. » (Valls, 1997 : 69) Autrement dit, c’est sur la fonction esthétique

du langage qu’insiste Fernando Valls.

Malgré la confusion, on peut néanmoins tenter de dégager

quelques traits définitoires (et souvent paradoxaux) qui semblent

déterminer le discours de la columna :

- La columna est un espace rétif à toute tentative de

définition globalisante : le fait de la désigner par une

métonymie et non par un élément thématique ou

générique (à la différence des articles de la section

opinion par exemple) rend compte de cette impuissance.

- La columna est une écriture contrainte et induit une

lecture contrainte : c’est peut-être cet aspect qui la

rapproche du genre journalistique.

- La columna est aussi une écriture en liberté puisqu’une

fois les contraintes spatiales acceptées, l’auteur est

entièrement souverain dans le choix de ses sujets.

- La columna fait partie de la périphérie du journal, c’est-à-

dire qu’elle est l’espace d’une parole autre.

- La columna échappe aux sections, elle est hors-circuit,

hors section et c’est là une condition nécessaire, quoique

non suffisante, pour que le texte échappe à la pure logique

journalistique et verse vers autre chose, un au-delà de la

9 Voir à ce sujet mon article « Règlements de contes : les chroniques de Juan

José Millás dans El País » (1998).

30

communication médiatique, une ouverture vers le

littéraire.

El País a pu représenter, à un moment donné de son histoire, un

espace public de débat, que les pesanteurs du régime franquistes encore

présentes ne permettaient pas. Cette ouverture, en particulier aux

intellectuels et aux écrivains, est assez vite perçue comme un risque

sinon un danger (Imbert, 1986 : 26). Il s’agit d’un espace de

transgression des normes qui régissent le reste des articles, une sorte de

soupape, hors codes, une « fête des fous » prenant le contre-pied des

règles du Libro de estilo. Et certaines columnas, comme nous le verrons,

acquièrent réellement une dimension carnavalesque. D’une certaine

façon, la columna, tout comme les pages Opinión, est un reste de cette

altérité dans un discours chaque fois plus homogène de El País. En tant

qu’espace périphérique elle est une concession au discours de l’altérité,

mais aussi une récupération et une assimilation de ce discours et par

conséquent une neutralisation. Nous partageons sur ces points l’approche

de Gérard Imbert lorsqu’il écrit :

El País integra, aunque sea como elemento periférico,

nuevos objetivos culturales (…). De ahí la presencia,

junto a un discurso referencial (el de la « actualidad »), de

un metadiscurso sobre las condiciones de vida (un

discurso socio-lógico), y sobre las mitologías de la vida

cotidiana (un discurso semiológico), que reflexiona sobre

los signos de realidad, sobre la estructuración simbólica

de la cotidianidad, que ilustran muy bien las

contribuciones de Vicente Verdú, Manuel Vicent, Rosa

31

Montero y, genéricamente, los integrantes del llamado

nuevo periodismo. » (Imbert , 1986 : 34)

Discours autre, venu d’ailleurs, mais acceptant malgré tout, voire

pour certains auteurs, revendiquant une contrainte, celle qui fait de la

réalité le socle de toute columna. Manuel Vicent, par exemple, est

catégorique dans la définition de son écriture journalistique : « Yo parto

siempre de la realidad, de lo que veo, de lo que percibo con los sentidos.

Pero a eso le añado una dosis de imaginación, que es distinta de la

fantasía. La imaginación siempre está arraigada en la realidad. » (Ochoa

Hidalgo, 1997). Le propos des columnistas n’est pas d’informer, ce n’est

ni l’objet du contrat passé avec le journal, ni le métier, le savoir-faire, de

ceux qui ont un rapport médiat avec l’événement, avec l’actualité. Il y a

d’abord la sporadicité de la présence, hebdomadaire dans le cas des

columnas, qui est de fait un recul, une distance. Nous sommes donc dans

ce qui relève d’un journalisme de « segundo grado » puisqu’il survient

après /à côté / par-dessus, voire « à la place de », l’article purement

informatif. Le rapport de la columna à l’actualité est de l’ordre du

différé, alors que l’article informatif lui, est en tension permanente vers

le direct (qui reste bien évidemment l’apanage de la télévision). La

columna, mais aussi la plupart des articles d’opinion, serait alors une

sorte de palimpseste.

3.2. La mise en recueil

S’agissant du rapport à l’actualité, c’est-à-dire au temps, le texte

journalistique est soumis à des impératifs ou des impondérables.

Maingueneau (2000 : 53) dégage quatre axes de temporalité d’un genre

32

de discours : une périodicité, une durée du déroulement, une continuité

de ce déroulement et une « durée de périmation » (sic !) attendue. Ce

dernier axe, qui renvoie à l’éphémère journalistique, est un des critères

différentiels les plus opératoires pour distinguer la columna littéraire : les

columnas ont en effet vocation à être regroupées, à connaître une

seconde vie dans un cadre différent, plus littéraire sans doute : celui du

livre, comme le montre la multiplication des collections éditoriales qui

occupent aujourd’hui ce créneau en Espagne : El País/Aguilar et sa

collection « El viaje interior » où l’on retrouve entre autres les

chroniques de Fernando Savater, Rosa Montero, Maruja Torres ou

Manuel Vázquez Montalbán, la collection « textos de escritor » de

Alfaguara ou encore Acento Editorial. La columna serait alors ce qui

pouvant être mis en recueil, échappe à l’éphémère journalistique10. Ce

critère est ce qui rapproche la columna de la nouvelle si l’on admet que

celle-ci se définit en partie par le fait qu’elle est susceptible d’être mise

en recueil.

Cependant, ce passage du journal au livre, c’est-à-dire d’un

contexte où dominent la périodicité et la fugacité − le temps par

conséquent − à un autre où domine le volume −l’espace, donc−, n’est

pas sans poser de problèmes, d’autant que dans la plupart des cas

(systématiquement chez Millás) l’ancrage référentiel par excellence, la

date, n’est pas reproduite. L’effacement de la dimension diachronique au

profit du synchronique entraîne des modifications substantielles qui

affectent la nature même des textes : ceux-ci se trouvent pris dans un

contexte très différent et supposent un nouveau pacte de lecture. La mise

en recueil apparaît alors comme une tentative d’insuffler de l’unitaire à

10 Il faut sans doute nuancer le propos car certains journalistes ont, dans

l’histoire, recueilli leurs articles dans des volumes, mais cela reste minoritaire.

33

ce qui a été conçu comme fragmentaire, de la permanence à l’éphémère.

Ce changement affecte-t-il la columna, sa réception ? Dans le passage du

fragment au volume, sans que le texte ne subisse une quelconque

modification, il se produit un changement qualitatif, dépendant du

nouveau pacte de lecture, qui donne au texte un surplus de littérarité.

C’est en tout cas ce qu’affirme Máximo, collaborateur attitré de El País

dans le prologue au recueil d’article Las horas paganas de Manuel

Vicent autre collaborateur du même quotidien (1998 : 17-18),:

Yo creía haber leído estos artículos domingo tras

domingo en El País. Me equivocaba. El periodismo

rechaza la literatura, aunque la soporte. El periódico tiene

su trepidación, su menestra variopinta, su oferta rápida.

El lector, si no quiere echar el día a papel prensa, lee

también un poco a saltos, sin fijarse del todo, refrenando

un algo el dinamismo cuando llega a hitos como el de

Manuel Vicent, pero aun así con pérdidas en la lectura de

la intensidad de lo escrito. La sabiduría de Manuel

Vicent, de todos modos, le hace escribir dos columnas

por el precio de una. Hay una brisa de laurel en la lectura

del periódico. y un oreado mármol al releer en libro. Estas

columnas de Manuel Vicent leídas en El País dan un gran

escritor de periódicos. Estas columnas releídas en libro se

emparentan con el joven Borges, con el Canetti

prodigioso de Las voces de Marraquech.

Ce parcours, qui mène aussi du journalistique au littéraire, semble

inscrit dans la nature même de la columna, comme le signale León

Gross :

34

[el artículo] puede ser también considerado como género

literario, pero desde la consideración de que se trata de un

género periodístico que puede devenir en un género

literario. (Gross, 1996 : 172)

La columna est ainsi l’espace où les règles du journalisme se

dissolvent dans la liberté de la littérature. On mesure dès lors la difficulté

qu’il y a à vouloir embrasser, dans une approche sinon unique du moins

cohérente, un domaine traversé par l’ensemble de la littérature, où sont

réélaborées les multiples incarnations de celle-ci, genres et procédés

notamment, comme nous le verrons un plus plus loin.

Les columnas ont donc un statut spécifique dépendant en grande

partie de leur mode d’existence : on ne peut les analyser sans les mettre

en relation avec le support-journal. Tout écrit de presse s’inscrit dans un

rapport précis aux codes journalistiques, ceux dont les récents Libros de

Estilo seraient les garants. Ce rapport relève d’une pragmatique11, d’une

situation de communication particulière définie par un temps et un

espace précis : l’éphémère et le format.

4. Approche pragmatique : entre deux pactes

Dans quelle mesure le support détermine-t-il le pacte de lecture ?

La réponse est sans doute variable selon le support envisagé, mais on ne

peut plus aujourd’hui ignorer ce qui est même devenu une discipline à

part entière, la médiologie, et l’on ne peut que souscrire à ce que dit

Dominique Maingueneau :

11 J’entends par « pragmatique » l’étude de « tout ce qui, dans le sens d’un

énoncé, tient à la situation dans laquelle l’énoncé est employé, et non à la seule structure linguistique de la phrase utilisée. » (Ducrot et Schaeffer 1995 : 111)

35

Aujourd’hui, on est de plus en plus conscient que le

médium n’est pas un simple moyen de transport pour le

discours, mais qu’il contraint ses contenus et commande

les usages qu’on peut en faire (Maingueneau, 2000, 57).

Malgré l’hétérogénéité du macro-discours journalistique, le pacte

référentiel est en permanence à l’œuvre, à différents degrés bien entendu.

Dans le cas de la columna, ce contrat est indéniablement d’une grande

élasticité. Il y est générique : il s’agit d’un espace décalé où l’ironie et

l’humour sont de mise. Pourtant, si la columna échappe au contrat

référentiel, ce n’est pas par sa nature générique mais par l’identité de

l’auteur. L’horizon d’attente pour une columna signée Juan José Millás

est beaucoup plus ouvert vers le littéraire que pour une columna de

Eduardo Haro Tecglen, par exemple, dont le lecteur attend un

commentaire ancré dans l’actualité. Est-on pour autant dans un pacte de

lecture littéraire ? C’est une des questions auxquelles l’analyse du corpus

de textes de Millás doit permettre de répondre.

4.1 Paratexte et contrat de lecture de la columna

Abordons le journal comme un espace, une géographie. L’un de

ses traits distinctifs les plus évidents est sa forme (son format), sa

matérialité . Un journal se présente donc comme un macro-discours

ouvert à la polyphonie, mais néanmoins régi depuis un centre censé lui

donner sa cohérence (l’actualité ? l’information ?).

Si le centre est la stabilité, celle que garantit la ligne éditoriale, la

périphérie est l’espace de l’instable, de l’altérité. Le parcours du centre

vers la périphérie serait alors un parcours depuis le purement informatif

36

(hyperréférentiel) jusqu’à une nébuleuse de domaines où prendraient

place la création, la parole autre (celle des marges ou du destinataire ou

des tribunes libres, donc subjectives), du factuel au fictionnel, de

l’éditorial à la petite annonce en passant par la publicité. C’est ainsi que

le conçoit Juan José Millás pour qui : « El periódico es en sí mismo una

realidad simbólica dotada de su particular geografía. Es como una casa :

pasas de las Cartas al director a las páginas de opinión con la facilidad

con la que vas del cuarto de baño a la cocina. » 12

La columna se situe à un endroit stratégique du journal : la dernière

page, séparée par un filet, “corondel”. Elle est de fait la clôture du journal, en

même temps qu’elle peut en constituer l’ouverture puisque il est possible et

même courant de commencer le quotidien par la dernière page. Nous avons là

un autre paradoxe s’ajoutant à la longue liste de tous ceux qui caractérisent la

columna.

Si, paratextuellement, le roman interpose entre le nom d’auteur et

la première ligne de l’incipit une série d’écrans, pour la plupart

institutionnels (page de garde, page de titre, indications éditoriales etc.),

dans le cas de la columna, la signature est directement reliée au texte, ce

qui confère un degré de proximité et d’autorité supérieurs. Nous avons

affaire à un schéma du type :

Roman = nom d’auteur/titre/texte

Columna = titre/nom d’auteur/texte

Cet ordre n’est pas insignifiant : si dans le cas du roman, la

distance créée entre l’autorité et le texte est maximale (d’autant plus

qu’un écran décisif marque l’appartenance au contrat fictionnel : la

mention du genre « roman » sur la couverture), dans le cas de la

12 Dans Alvaro Ruiz de la Peña (ed), El antipoder del columnista literario, cité par Fernando Valls (2001 : 119)

37

columna, c’est un rapport de l’ordre de la contiguïté, le nom d’auteur

fonctionne ici comme un lien entre titre et texte, ce qui fait qu’a priori,

toute survenance d’une première personne doit être assimilée à l’auteur.

C’est bien entendu le propre du contrat de lecture journalistique dans

lequel l’article signé engage la responsabilité de son auteur. Avançons ici

un point sur lequel il nous faudra insister : dans la columna, si l’on veut

démarquer ce « YO » de l’identité de l’auteur, il faut créer des effets

superlatifs de fictionnalité.

Une autre différence tient dans le rapport temporel différent qui

s’instaure entre lecture et écriture : dans le cas de la presse, il y a quasi

contemporanéité. Le temps est un vecteur qui lie les deux pôles du

message journalistique, destinateur et destinataire. Cette

contemporanéité a pour corollaire la caducité de l’article. Nous sommes

là face à la précarité des écritures factuelles. L’article est ainsi destiné à

s’abolir dans l’acte même de sa lecture. Il est éphémère, n’existe que

dans l’instant, sorte de fulgurance ou de « performance » pourrions-nous

dire. Pourtant l’écrivain ne semble pas pouvoir ou vouloir accepter cet

effacement périodique. Comment résister au périssable, à la péremption

inhérente au journal ? Le choix de la fiction serait une des réponses les

plus évidentes, à savoir le basculement dans un pacte de lecture autre,

excluant le critère temporel. Ainsi, l’investissement esthétique que les

écrivains (certains) cherchent à insuffler à leurs articles est une

résistance à l’éphémère. Cette tension vers le durable, est aussi une

tension vers le continu : c’est peut-être ce qui explique que les columnas

soient l’objet d’une mise en recueil, souvent problématique comme nous

le verrons.

Dans le pacte singulier qui s’opère entre le lecteur et son journal,

le degré de synchronie avec l’actualité est une unité de mesure prise en

38

compte pour évaluer si le journal remplit sa fonction première : rendre

compte du présent. Si communiquer c’est mettre en commun, ce que l’on

partage est différent selon les types de textes : dans le discours

informatif, ce que l’on partage est un savoir (sur le monde, l’actualité),

dans le discours d’opinion, ou de création c’est parfois un savoir, mais

c’est surtout une expérience sur ce savoir. L’actualité est le fondement

du contrat référentiel conçu comme une donnée constitutive du journal.

Dans la mesure où le référent « actualité » est un savoir partagé entre

auteur et lecteur, l’ellipse ou l’implicite trouvent une place dans la

columna qu’ils ne sauraient avoir dans des textes relevant d’un genre

purement littéraire et qui lors de la mise en recueil crée un hiatus dans

l’ordre de la lecture. Si l’on prend par exemple l’incipit de l’article de

Juan José Millás, « El arte Analfabenetton », on constate qu’il s’ouvre

sur un déictique anaphorique dépourvu de référent textuel, la fonction

anaphorique n’est que dans le moment de l’actualité convoquée. Elle

s’opère par rapport au savoir supposé du lecteur et n’a d’existence que

dans l’éphémère journalistique :

Lo de Claudia Schiffer ha sido una pasada que va a servir

para ahondar todavía más el abismo entre las dos culturas

enfrentadas en el seno, o entre los senos más bien, de esa

modelo. (Arti, 223)

La suite de l’article a beau apporter quelques informations

complémentaires, elle ne joue pas le rôle cataphorique qui pourrait

oblitérer l’éphémère, l’ellipse ou l’implicite.

39

Que la columna soit cet hybride dans lequel s’exerce une tension

dialectique factuel/fictionnel, nous oblige à évaluer ce qui ressortit à

chacun des pôles de cette tension.

La columna est référentielle non seulement parce que le support

journal exige une certaine dose de référentialité, mais encore parce que

les auteurs semblent conscients de ce que cet espace permet de traiter

d’une manière singulière une des questions qui traverse toute littérature :

celle des rapports du texte au réel. C’est bien ce rapport privilégié au réel

qui est mis en relief par les écrivains lorsqu’ils s’expriment sur leur

écriture « journalistique ». Le réel est au coeur de la columna comme le

rappelle Fernando Valls en citant Muñoz Molina :

La realidad produce hechos que la narrativa no suele

utilizar y quizá sea este género, tal como lo entiende y

practica Muñoz Molina, un buen campo de

experimentación sobre lo que él mismo ha llamado las

posibilidades narrativas de lo real." (F. Valls, 1997 : 92)

C’est aussi la perception qu’en a le lecteur qui, comme nous

l’avons vu, est en quelque sorte contraint par le contrat de lecture

référentiel. C’est ce que cherche par exemple à souligner la quatrième de

couverture d’un recueil d’articles tel que No pongas tus sucias manos

sobre Mozart de Manuel Vicent (1990) : « Este libro puede definirse

como un propósito de sacarle la mayor cantidad de literatura posible a

los hechos cotidianos. »

Tout ce qui précède montre les contraintes auxquelles l’auteur est

soumis. Mais comme le signalent Jan Baetens et Bernardo Schivetta, il

faut considérer que: “La contrainte d’écriture (le procédé de production

du texte) appelle une contrainte de lecture ( le procédé de réception du

40

texte) qui s’exercent tous deux sur un support objectif, le texte à

contraindre.”13.

4.2 La réception

Dans le journal toute communication semble récursive. Les

nombreuses apostrophes14 au lecteur que l’on trouve dans les columnas,

rappellent la transitivité de ce type de discours. Transitivité se traduisant

par une « suprématie » des fonctions référentielle et connative du

message. Il y a de la connivence, de la complicité dans ces textes, peut-

être parce qu’il existe toujours la possibilité d’une interactivité : en effet,

le courrier des lecteurs est sans doute toujours présent à l’esprit de celui

qui écrit dans le journal. La réaction, la réponse, si elle n’est ni

automatique ni fréquente, existe comme possibilité. Le lecteur du journal

est une présence constante pour celui qui écrit dans ce support, beaucoup

plus que pour le romancier.

Pour ce qui de la columna, l’écriture y est contrainte mais aussi

« surveillée », c’est écrire sous le regard d’un lecteur qui manifestement

s’attend à y trouver une parole « autre », l’espace de l’altérité, voire de la

dissidence. On pourrait presque parler de « discours officiel », dans le

cas des énoncés répondant au pacte de lecture strictement journalistique,

c’est-à-dire régi par le code déontologique et assumé par l’organe. Et,

pour la columna, d’énoncé « non officiel ou privé », ce dernier terme

nous renvoyant à la charge autobiographique ou autofictionnelle qu’elle

13 Jan Baetens et Bernardo Schivetta, dans l’éditorial de la revue Formules

n°3, 99-00 14 Nous verrons dans la deuxième partie les diverses modalités de l’adresse au

lecteur dans les articles de Millás. Á titre d’exemple, celle-ci qui nous paraît illustrer la connivence : « cuando servidor era pequeño, jugaba a adelantar el reloj con la fantasía de que de ese modo durarían menos las clases de matemáticas o el dolor de muelas… » (Cuerpo y prótesis, 185)

41

possède. Le columnista n’étant pas tenu à l’obligation de justification, il

peut dès lors jouer sur tous les registres ouverts par la catégorie du

« mode » (tel que la conçoit Genette). Comme nous le verrons dans

l’analyse des textes de Millás, tous les marqueurs modaux indices de

fictionnalité (style indirect libre, monologue intérieur, scène dialoguées,

focalisation etc.) sont possibles dans la columna parce que son auteur

échappe aux questions « Qu’en savez-vous ? » ou « Comment le savez-

vous ? ». Deux questions qui régissent implicitement le discours du

journaliste. Autrement dit parce que ces textes échappent à la question de

la vérité, « à l’obligation de véridicité du récit factuel : ne rapporter que

ce que l’on sait, mais tout ce que l’on sait, de pertinent et dire comment

on le sait. » (Genette 1991 : 77). L’écriture de presse exige l’assomption

d’une première personne, singulière lorsqu’il s’agit du journaliste,

plurielle lorsque l’article est assumé par la rédaction dans son ensemble,

c’est-à-dire par l’institution comme dans le cas des éditoriaux de El País.

La question que se posent sans doute en permanence les journalistes,

question liée à la déontologie, est celle de savoir comment concilier cette

subjectivité « formelle », énonciative et le devoir d’objectivité, chaque

jour remis en cause il est vrai.

Puisque la règle de la columna établit une identité auteur/narrateur,

il faut, lorsque le projet veut s’affranchir de cette règle, marquer par

excès les écarts. Ces écarts sont aussi des transgressions du contrat de

lecture constitutif ou dominant, celui dicté par le support presse et dont

on a vu auparavant qu’il reposait essentiellement sur la « non suspension

d’incrédulité ». Il faut alors créer des effets superlatifs de fiction pour

modifier le pacte de lecture. Bien que, depuis l’apparition du New

Journalism, il convienne de nuancer ces différences puisque certains

marqueurs de fictionnalité –mais seulement certains− ont été utilisés par

42

les journalistes pour dynamiser leurs récits factuels. Ce n’est pas le

propos de cette étude, mais il faudrait toutefois analyser l’introduction

des ces marqueurs dans les récits factuels sur un axe hiérarchique qui en

exclurait certains et autoriserait ceux qui n’affectent pas le fondement

même du récit : la vérité des faits.

5. La columna et les genres littéraires brefs

Nous voudrions formuler une hypothèse que l’étude des articles de

Millás permettra de vérifier : la columna est un genre englobant qui se

nourrit et recycle la plupart sinon l’ensemble de ces différents « cadres

textuels », le genre où tous les autres genres viennent se diluer, se

confronter. La columna serait à concevoir comme un espace contraint

mais ouvert à tous les possibles narratifs : espace qui subsume la totalité

des formes brèves, une sorte d’archi-genre : essai, conte, mythe,

anecdote, nouvelle, légende, exemplum, fable, diatribe, etc. Pour autant,

la columna n’est pas un genre fourre-tout : c’est par excellence l’espace

où ces genres brefs se mêlent, s’entremêlent, se fondent et se confondent,

s’interpénètrent, se contaminent etc. dans une tension hybride qui

pourrait en constituer la définition.

Les textes brefs ont une existence propre, autonome. Mais on les

trouve rarement à l’état unique. Ils sont en général insérés dans un

ensemble plus vaste d’autres textes avec lesquels ils entretiennent des

rapports de continuité ou simplement de contiguïté. Des deux régimes

rhétoriques de la forme brève dégagés par Bernard Roukhomovski

(2001 : 6), l’enchâssement dans un texte continu et le montage en série,

seul le second semble s’appliquer à la columna dans son entier

43

lorsqu’elle est mise en recueil. Nous avons là un trait pertinent que

Chillón a lui aussi décelé :

La mayor parte de los nuevos periodistas autóctonos se

dedican a las diversas modalidades del periodismo de

opinión, o bien escriben literatura de periódico : textos de

ficción publicados por la prensa y pensados para ser

recogidos algún día no lejano en forma de libro (Chillón,

1999 : 357) .

Mais il faut considérer alors que le journal n’a de lecture que

fragmentaire et que ses différents discours fonctionnent en totale

indépendance, ce qui bien évidemment n’est pas le cas. Il y a une lecture

du journal conçu comme macro-syntaxe constituée de la multitude

d’articles, columna comprise. La columna n’échappe pas à la logique du

journal, donc de l’actualité, même si elle peut s’en affranchir. Le mode

d’existence de la columna est donc double : à la fois paradigmatique,

dans son rapport au reste du journal, et syntagmatique, dans son rapport

au reste des columnas du même auteur. Et c’est ce dernier mode qui

convoque la littérature. Dans le cas de Juan José Millás on constate qu’il

a très vite perçu les possibilités que cela offrait et a commencé à

proposer des séries d’articles aux caractéristiques stables − des

contraintes dans la contrainte donc − : les columnas de la série Diario

sont par exemple toutes assumées par une narratrice, instituant d’emblée

un pacte de lecture fictionnel.

Dès lors que l’auteur des columnas échappe aux contraintes

dictées par le code déontologique des journalistes, il peut « entrer dans la

fiction », c’est-à-dire « sortir du champ ordinaire d’exercice du langage,

marqué par les soucis de vérité ou de persuasion qui commandent les

44

règles de la communication et la déontologie du discours. » (Genette,

1991 : 19.). Ce glissement d’un discours à l’autre ou, pour être plus

exact, ce discours qui agit sur une frontière, est totalement mis en

évidence par la perception ambiguë qu’en ont les auteurs eux-mêmes. En

guise d’exemple, il suffit de rappeler les titres de deux recueils : El

periodismo es un cuento de Manuel Rivas et Cuentos a la intemperie de

Juan José Millás, lequel, dans les notes paratextuelles de Algo que te

concierne, commente un de ses articles en ces termes : « Algunos amigos

me llamaron, asustados, cuando se publicó este cuento en el periódico. »

(AQTC, 126). La nature littéraire de la columna va donc de soi pour ceux

qui la pratiquent.

Si la dimension littéraire de la columna est un fait acquis, il est

assez logique de considérer qu’elle doit beaucoup aux genres brefs, en

particulier à la nouvelle. Nous ne voudrions pas ici ouvrir un débat sur ce

qu’est ou n’est pas une nouvelle. Ce serait au mieux s’aventurer dans une

longue digression, au pire se perdre dans un inextricable labyrinthe.

Rappelons simplement les trois traits définitoires de la nouvelle sur

lesquels on peut, sans grands risques, trouver un consensus puisqu’ils ont

la caution de leur auteur Edgar Allan Poe : la brièveté, l’effet unique et

une composition tout entière tendue vers sa chute :

El cuento se caracteriza por la unidad de impresión que

produce en el lector ; puede ser leído en una sola sentada ;

cada palabra contribuye al efecto que el narrador

previamente se ha propuesto ; este efecto debe prepararse

ya desde la primera frase y graduarse hasta el final (Cité

par Enrique Anderson Imbert 1992 : 39-40).

45

Ajoutons, comme nous l’avons déjà dit dans les pages

précédentes, que la nouvelle comme la plupart des textes brefs d’ailleurs,

a vocation à être mise en recueil. La définition du récit bref ne

consisterait-elle pas alors en ce que celui-ci n’existe que dans et par la

tension dialectique qui s’exerce entre fragment et volume ?

Les définitions aléatoires de la nouvelle sont rendues d’autant plus

difficiles que les termes pour la désigner ont tendance à se multiplier.

Pour le domaine espagnol, on trouve aujourd’hui, la plupart du temps

dans des sens très proches, voire interchangeables, microrrelato, relato

breve, minificción, cuento, minicuento, microcuento, et récemment ce

mot valise éloquent forgé par Fernando Valls, articuento. Et pourquoi ne

pas y ajouter poème en prose et aussi formes simples, apologues, fables,

chiste, et un très long etc. Étrange paradoxe où l’infini prend place dans

le fini absolu, où la contrainte génère l’expansion

Récemment la revue Quimera consacrait un numéro spécial à ce

que le titre de couverture regroupait sous le vocable minificción, mais

qui au gré des différentes contributions se voyait attribuer la plupart des

appellations précédemment citées. La minificcion est très présente dans

la littérature hispano-américaine, elle paraît, en revanche, un peu plus

étrangère à la littérature espagnole. Dans ce numéro de Quimera, Pilar

Tejero, (2002 : 13) dans son article sur les origines du microrrelato,

établit un lien de parenté intéressant pour ce qui nous occupe, entre

l’anecdote et la columna :

…el microrrelato tiene su origen en la tradicion de la

anécdota, que está presente en todas las culturas

tradicionales, alcanzó un tratamiento erudito y escrito en

la Antiguedad clásica griega y latina, y tuvo su

46

continuidad en la primera modernidad europea – esto es,

en el humanismo. En la Modernidad reaparece esta

tradición en forma de microrrelato – pero también admite

otras apariencias, como la columna periodística–.

Il est encore un genre auquel l’écriture de presse est très liée :

l’essai. Certes, comme le signalait récemment Josep Ramoneda dans El

Pais, l’essai est lui aussi atteint par l’hybridation, le métissage et tout ce

qui n’est pas poésie, roman, nouvelle peut être, d’une certaine façon,

assimilé à l’essai15. Malgré tout, les articles d’opinion sont un lieu de

prédilection d’une prose d’idées qui s’énonce à la première personne, et

ils s’inscrivent souvent dans un contrat de type conversationnel, que

Pierre Glaudes et Jean-François Louette (1999 : 152) rapprochent de

l’essai: « La conversation, si proche de l’esprit de l’essai, n’est donc pas

une tentation néfaste au genre, mais un principe dynamique qui donne de

l’élan à l’écriture ». D’ailleurs, si l’on en croit María Jesús Casals Carro,

qui se fait l’écho de l’historien du journalisme Paul Johnson, l’essai

serait même l’ancêtre de la columna : c’est en effet chez Michel de

Montaigne et Francis Bacon qu’il faudrait chercher l’origine du genre :

Montaigne y Bacon « redactaban columnas en el sentido

de que sus reflexiones eran breves y regulares, versaban

sobre ciertos temas, estaban presentadas con pulcritud y

eran muy legibles, y constituían una satisfactoria mezcla

15 « En tiempos en que los géneros se desdibujan conforme a unos cánones

que premian la hibridación y el mestizaje podía parecer que casi todo es ensayo. O por lo menos todo lo que no cabe en los territorios más o menos firmes de la poesía, la novela y el tratado científico, cuya aura permanece imperturbable ». J. Ramoneda, El País, Babelia, 5 mai 2000.

47

de conocimiento, argumentación, opinión personal y

revelación de carácter. Los temas de ambos autores − las

calamidades, la educación, el arrepentimiento, la

conversación, los pensamientos sobre la muerte

(Montaigne) ; y la riquezas, la juventud y la vejez, la

amistad, la ambición, el matrimonio y la soltería (Bacon)

− aparecen continuamente en las columnas escritas a

finales del siglo XX. » (Cité par Mariá Jesús Casals Carro

2000 : 35)

Et l’on ne peut ignorer que les grands textes de Ortega y Gasset,

Miguel de Unamuno, par exemple, ont été publiés dans la presse avant

de devenir les ouvrages de références qu’ils sont encore aujourd’hui.

Tant de subtilité dans les distinguos pourrait sembler excessive.

Malgré tout, il semble bien que nous soyons face à un genre dont

l’évolution, sinon l’éclosion, est étroitement liée à l’esthétique

postmoderne, en particulier à la prépondérance du fragment

5.1 Le bref et le postmoderne

Répétons ici quelques « lieux communs » sur l’esthétique

postmoderne : nous sommes à l’ère du fragment et du discontinu et

comme le dit Gonzalo Navajas :

Frente a lo grande, nos situamos ahora en lo pequeño, lo

anti-comprensivo, lo no-absoluto. Nos hemos trasladado

al territorio de los microrrelatos, que no aspiran a narrar

in toto, articulando un conjunto completo y unificado de

48

elementos, sino que pretenden preservar y promover la

fragmentación y el antisistematismo (Navajas, 1996 : 63)

.

Dans une société où règne une concurrence impitoyable entre

l’écrit et l’image, où la vitesse est devenue une donnée majeure, la

fragmentarité, avec son corollaire dans l’ordre de la réception, le

zapping, s’est imposée comme le format emblématique. C’est ainsi que

le clip, l’annonce ou encore les courts-métrages, trouvent un écho en

littérature avec la multiplication d’œuvres construites sur le fragment. La

minificción a sans doute autant à voir avec tout cela qu’avec la tradition

classique de la nouvelle, comme le signale le critique mexicain Lauro

Zavala pour qui « la minificción es un género característico de la

sensibilidad contemporánea, debido a su hibridez y su naturaleza alusiva,

metafórica y fragmentaria. » (2002 : 12). Sa nature elliptique (L. Zavala,

2002, 12) ; son extension beaucoup plus rigide, « La minificción es la

narrativa que cabe en el espacio de una página » (L. Zavala, 2000 : 1) et

sa proximité avec les modes de communication dominant de la

postmodernité en font un « género rompedor que se adapta

perfectamente a nuestra nueva forma de vida y pensamiento. Puesto en

relacion con el video-clip, los anuncios, los clasificados, los cortos

cinematográficos, los « spots » publicitarios… » (Ibid, 13). D’un point

de vue générique, le parallélisme avec la columna s’impose, en

particulier par l’extension « sur-contrainte ». C’est donc aussi dans le

cadre des micro-récits de la postmodernité qu’il faut analyser les

columnas de Millás, qui répondent à la définition qu’en donne Epple :

(…) [microcuento] es el efecto de los procesos de

impugnación axiológica de la tradición moderna que nos

49

ha tocado vivir en este fin de siglo ; tales procesos

suponen la derogación de los relatos de la modernidad, la

canibalización paródica e iconoclasta de sus modelos

culturales, la aniquilación de los centros canónicos en

beneficio de la zonas periféricas y fronterizas, el triunfo

de la fragmentación frente a la unicidad del relato

moderno, el juego de transferencias genéricas y, sobre

todo, la plasmación de las hibridaciones multiculturales

de la sociedad postmoderna así como la inscripción de la

coyuntura heterogénea del mundo latino americano. »

(cité par C. Bados Ciria 2002 : 36)

5.2 Poétique de la columna

A ce stade de notre travail, il nous faut reformuler l’essentiel de ce

que nous avons vu : avec la columna nous sommes dans la contrainte et

la liberté, dans le fragment et l’unité, dans la référence et l’autoréférence.

C’est-à-dire que nous sommes dans une écriture paradoxale qui pose à la

fois son rapport au monde et son rapport à elle-même. L’hybridité

générique, dont on perçoit à la lumière de ce qui vient d’être développé

dans cette première partie qu’elle est constitutive de la columna, procède

du recyclage des genres littéraires brefs coulés dans le moule rigide de

l’article de presse. En même temps, il faut aller au-delà de la simple

question générique et poser la question de la poétique de la columna, en

tout cas, pour ce qui est du cas de Juan José Millás. Ce point est l’objet

essentiel de la seconde partie de cette étude, mais on peut d’ores et déjà

avancer les grandes lignes qui guideront l’analyse précises des textes de

50

Millás. Il s’agit de chercher tout ce qui dans ces textes relève d’autre

chose que de l’écriture factuelle. En particulier à partir de deux

directions à la fois convergentes et différentes : les marqueurs de

littérarité et les marqueurs de fictionnalité. Entre les deux, il y a de la

place pour un autre type de marqueurs, plus difficile me semble-t-il, à

cerner : les marqueurs de référentialité, autres que les traditionnels

ancrages toponymiques, chrononymiques ou anthroponymiques

Qu’on les appelle « marqueurs fictionnels » (Dorrit Cohn), indices

de fictionnalité, tropes fictionnels (C. Kerbrat Orecchionni), tous les

signes qui contribuent à mesurer le degré de fictionnalité d’un texte sont

maintenant bien répertoriés et nous n’aurons aucune difficulté à dresser

la liste, sinon exhaustive en tous cas suffisante, de ceux qui caractérisent

les écritures journalistiques de Millás. Mais croire que, pour montrer la

littérarité des columnas, il suffirait d’en mesurer la dose de fiction

qu’elles insèrent, serait une démarche caricaturale oubliant tout d’un

coup le fondement paradoxal de son objet d’études. D’autant qu’il y a

dans cette écriture d’autres éléments, plus subtils à mon sens, qui

viennent créer les espaces de littérarité. La distance temporelle créée par

l’écrivain entre l’écriture et l’objet, en est un : l’article traite de faits ou

de nouvelles déjà anciens, disparus de l’actualité immédiate. Les

multiples écrans et médiations (le fantastique, la polyphonie,

l’énonciation complexe, la focalisation, etc.) qui nous éloignent de

l’écriture journalistique pour nous amener à des degrés divers à la fiction

à la littérature en sont d’autres

La contrainte spatiale, la condensation exige en outre une

saturation des effets qui se traduit chez Millás par la multiplication des

métaphores et l’accumulation de figures rhétoriques. On aboutit ainsi à

un étrange paradoxe où le minimum conduit au maximum : parce que le

51

connoté s’impose massivement – le dénoté étant quasi impossible-

l’article s’ouvre sur un vertige littéraire.

Autre approche possible encore pour mesurer les écarts entre

articles journalistiques et articles littéraires, ou journalisme et

journalisme créatif, est l'approche narratologique. Je suivrai —jusqu'à un

certain point — les propositions formulées par Dorrit Cohn dans son

récent ouvrage Le propre de la fiction (2001). Pour Dorrit Cohn, ce qui

distingue récit historique et récit fictionnel c'est que le premier

fonctionne sur un modèle à trois niveaux (référent/histoire/discours)

alors que le second fonctionne sur un modèle à deux niveaux

(histoire/discours). Cette exclusion du référent dans le récit fictionnel est

cependant un peu problématique si l'on s'accorde à dire avec Kerbrat

Orecchionni que la référence est à l'œuvre dans tout texte, même le texte

littéraire.

La distinction que Dorrit Cohn effectue entre les deux niveaux,

histoire et discours, me semble être cependant opératoire pour mesurer

ces écarts. L'écriture de type 1 (journalistique) subit une tension vers un

degré zéro d'écarts entre histoire et discours, bien évidemment sans

jamais l'atteindre. À l'inverse, l'écriture de type 2 (journalisme créatif)

soit ne se pose pas la question de l'écart, soit subit une tension —

centrifuge— vers l'écart maximal. Question d'amplitude donc.

Ce qui vient d’être dit de la double archéologie de la columna, de

ses rapports à la presse et à la littérature est à prendre comme une sorte

d’avant-propos méthodologique dont les contenus vont être dans la partie

qui suit mis à l’épreuve de l’analyse approfondie des textes de Millás

afin non seulement de dégager la spécifité de ceux-ci, mais encore de

52

poser les bases d’une théorie de la columna et les jalons d’un chantier de

recherche à la dimension du nombre d’écrivains qui la pratiquent.

53

2ème PARTIE

JUAN JOSE MILLAS

Tension et tentations littéraires16

16 Le point de départ de cette étude est un article publié en 1998 dans la revue Iris, dans lequel nous jetions les premières bases d’une approche de l’article millassien à partir du volume Algo que te concierne.

54

À partir des prémisses méthodologiques et théoriques que j’ai

dégagées dans la première partie, je voudrais dans cette seconde partie

montrer comment Millás fait de ce champ qui lui est ouvert en 1990, un

espace expérimental dans lequel il met à profit la dualité générique de la

columna pour articuler, et surtout pousser jusqu’à ses extrémités, un

projet d’écriture visant à dire le monde tout en s’interrogeant en

permanence sur cette diction.

Le genre bref est au cœur de l’œuvre de Juan José Millás : sa

carrière commence en 1975 par un prix littéraire, le Premio Sésamo,

décerné à la meilleure nouvelle de l’année, pour Cerbero son las

sombras, texte que l’on classe habituellement parmi les romans de

Millás, mais qui cultive déjà l’ambiguïté générique. Dans les années

quatre-vingt, parallèlement à son activité de romancier, il publie de

nombreuses nouvelles dans différentes revues qui seront recueillies dans

trois volumes : Primavara de luto y otros relatos, Ella imagina et La

viuda incompetente. Ajoutons la structure si particulière de son roman El

desorden de tu nombre où plusieurs nouvelles ou amorces de nouvelles,

sont insérées dans le récit premier17. Avec Cuentos a la intemperie

(1997), nous avons affaire à une étape intermédiaire puisqu’il s’agit

d’une série d’articles publiés dans l’édition Madrid de El País avec un

parti pris délibérément paradoxal : à la fois fictionnel, comme le suggère

le titre de la section « Cuentos », mais aussi référentiel puisque Millás y

développe une suite de récits urbains, dont la plupart ont à voir avec

l’actualité du moment. Depuis quelques années, l’auteur a également

17 Voir à ce sujet l’article de Gonzalo Sobejano, « Sobre la novela y el cuento

dentro de una novela », (1988) ainsi que ma thèse : Juan José Millás ou les territoires postmodernes de l’écriture (1994 : 341-349).

55

élargi le champ de ses interventions dans le journalisme aux reportages

et aux interviews.

Millás avait déjà fait, avant 1990, quelques incursions remarquées

dans la presse, puisque d’une part, il avait été pendant plusieurs années

rédacteur en chef de la revue RondaIberia, publiée par la compagnie

aérienne espagnole Iberia et d’autre part, plusieurs de ses nouvelles

avaient connu une première vie, en particulier dans les colonnes de El

País, avant d’être publiées sous forme de recueils. En 1985, la nouvelle

Trastornos de carácter paraît dans El País. Par la suite, la plupart des

nouvelles écrites par Millás paraissent d’abord dans des publications

périodiques. Une collaboration plus régulière, toujours dans El País et

toujours dans le domaine de la littérature, voit le jour avec des « textes »

regroupés sous la rubrique En fin. Il s’agit de nouvelles, de récits brefs

soumis à une contrainte spatiale − en cela elle rejoignent les columnas −,

mais s’affichant comme des textes de fiction.

Après avoir publié 12 romans, Juan José Millas semble

aujourd’hui se tourner vers une forme d’écriture plus journalistique.

Depuis 1990, en effet, comme nombre d’auteurs avant lui, l’écrivain

valencien collabore régulièrement dans plusieurs organes de presse

quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, notamment dans El Pais où il

signe tous les vendredis la columna de dernière page. En douze ans, la

somme des articles est considérable : plus d’un millier, pour la plupart

recueillis dans quatre volumes Cuentos a la intemperie, Algo que te

concierne, Cuerpo y prótesis et Articuentos18. En 2000, Juan José Millás

a reçu le I Premio a la Lectura de la Fundación pour une columna

18 Les références des citations de chacun des quatre volumes seront abrégées

comme suit : AQTC : Algo que te concierne, CALI : Cuentos a la intemperie, CyP : Cuerpo y prótesis et Arti : Articuento.

56

publiée dans El País du 14 juin 2000 intitulée « Leer » et en 1999 le prix

Mariano de Cavia.

L’écriture de Millás alterne donc le bref et le long, et bien que

l’auteur soit avant tout connu pour ses romans, les nouvelles et les

articles représentent aujourd’hui une part considérable dans son œuvre.

Par ailleurs, il faut rappeler que Juan José Millás a été pendant plusieurs

années, professeur à la Escuela de Letras de Madrid où il avait en charge

le cours de Técnica de Relato breve.

1. Millás et le journalisme

Toute cette évolution s’est donc faite lentement, comme une sorte

de glissement progressif qui le conduit aujourd’hui à privilégier le

reportage19. Cette pente naturelle vers d’autres types d’écritures reste en

parfaite cohérence avec l’auteur : son écriture « journalistique » nourrit

son écriture romanesque qui a son tour imprègne le style de ses articles.

Il est donc bien difficile de séparer les différents domaines d’intervention

de Millás, mais on peut néanmoins considérer les columnas comme un

territoire singulier où l’auteur expérimente les possibles d’écritures que

lui offre cet espace paradoxal.

Il y a chez Millás une fascination pour le journal qu’il considère

comme un véritable microcosme : une géographie comme cela a été dit

dans la première partie. On lit souvent sous sa plume, dans les articles ou

dans les romans que les petites annonces par exemple contiennent des

ressources littéraires insoupçonnées, qu’elles constituent un monde

19 Depuis Juan José Millás a publié un nouveau roman, Dos mujeres en

Praga, (Madrid, Espasa, 2002), avec succès puisqu’il a obtenu le premio Primavera, l’un des plus importants à l’heure actuelle en Espagne.

57

fantastique alors qu’il n’y a sans doute rien de plus référentiel qu’une

petite annonce :

Hablábamos de las calles y de los cambios que

experimentan durante nuestras ausencias. Lo más

parecido a ellas, en el periódico, son los anuncios por

palabras. Empecé a leer los periódicos por esa sección,

husmeando sus rincones tipográficos con la misma

actitud con la que se vagabundea por los callejones del

casco antiguo de una ciudad desconocida.

Veía, con la misma pasión que los escaparates, las ofertas

de trabajo, las ventas de objetos de segunda mano, las

demandas de servicio doméstico... Siempre había alguna

sorpresa nueva a la vuelta de la esquina, al atravesar un

anuncio. Con los años, aparecieron reclamos nuevos:

detectives, contactos personales, astrología, promesas

sexuales y hasta gente que pretendía curar la eyaculación

precoz a través del teléfono... Lo divertido de ese callejeo

impreciso es justamente que al lado de una oración a san

Lucas Tadeo puede aparecer una «viuda caliente » o «una

modelo de Play Boy » excitándole el euro o la peseta al

lector, y junto a ellas, con sólo cambiar de columna, se

presenta un señor dispuesto a comprar una residencia de

ancianos en Madrid o alrededores.

On voit que la presse est une source essentielle et inépuisable de

ses articles.

58

Malgré tout, contrairement à ce que l’on peut lire ça et là à propos

des textes journalistiques de Millás (et de la plupart des autres écrivains

que l’on retrouve dans la presse), ses columnas ne relèvent pas du New

Journalism, qui reste un genre bien particulier dont il ne faut cependant

pas nier l’influence dans une certaine forme de littérature en Espagne.

Une mise au point nous parait nécessaire pour écarter cette notion,

commode lorsqu’on a du mal à définir l’hybridité de certains écrits, de

notre analyse.

L’influence du New journalism en Espagne est encore peu étudiée.

Pourtant, si l’on en croit les diverses déclarations de nombreux écrivains

de la génération de Millás, il a représenté une inflexion certaine dans la

conception et la pratique de l’écriture romanesque des années 80. C’est

par exemple ce qui ressort d’une interview de Millás réalisée en 1994,

c’est-à-dire à un moment où la présence de l’auteur dans la presse est

devenue une donnée majeure de son activité littéraire, au point de casser

le rythme de ses publications romanesques :

Justamente es cuando los escritores más inteligentes del

momento se dan cuenta de que en el periodismo puede

haber un elemento de regeneración de la novela. Cuando

se cruzan esos dos géneros, periodismo y novela, resulta

que se regeneran los dos. De ahí salen obras como A

sangre fría de Truman Capote. Yo creo que algo así me

está pasando a mí. Yo publico dos novelas en el noventa

y estamos en el noventa y cuatro y no he vuelto a publicar

ninguna. He roto un poco con mi ritmo precisamente

porque me cuestiono todas estas cosas y porque decido

empezar a trabajar en los periódicos a ver qué pasa. Hay

59

un momento en el que el novelista tiene el sentimiento de

estar trabajando con un género muy viejo, porque los

grandes descubrimientos de la novela, es decir los que no

se hicieron en el siglo diecinueve, se hicieron en el primer

cuarto del siglo veinte. Desde entonces realmente no ha

aparecido algo tan asombroso como el monólogo interior.

Está todo inventado. Entonces el sentimiento es a veces

que estás trabajando sobre un género muy antiguo y en el

que ya por más que busques no hay nada que aportar que

no sea la mezcla de lo que ya conoces con tu propia

aportación personal.20

On constate que Millás a parfaitement intégré le discours de la

postmodernité à propos de l’épuisement des genres, mais on perçoit aussi

très clairement que son incursion dans le journalisme est totalement

motivée par une interrogation sur une pratique d’écriture au cœur de

laquelle se trouve la fiction et ses frontières ou encore, ce qui revient

peut-être au même, le réel et ses frontières.

Le New Journalism a surtout représenté une incursion du

journalisme dans le roman : ce que le New journalism mettait en

question, c’était les frontières, jusqu’alors reconnues dans le roman,

entre fiction et non-fiction. Avec ces textes de Truman Capote ou

Norman Mailer aux États-Unis, de Leonardo Sciascia en Italie ou

d’Alfonso Grosso en Espagne, que la critique appelle novela-reportaje,

reportaje novelado, roman-vérité21, nous avons affaire à un genre

ouvertement hybride dont le propos reste la déconstruction et la

20 John R. Rosenberg, « Entre el oficio y la obsesión : una entrevista con

Juan José Millás », ALEC, 21, 1996, p. 149.

60

dénonciation d’un certain réel. Il n’y a pas dans la production

romanesque de Millás quelque chose qui ressemble de prés ou de loin à

ce type d’écriture. En revanche, Millás participe de la pénétration chaque

fois plus grande dans l’écriture journalistique de procédés typiquement

littéraires, voire propre de la fiction, que Jean-Marie Schaeffer a bien

relevés (1999 : 265) : « Un phénomène plus révélateur encore me semble

être la présence dans des écrits relevant peu ou prou du « nouveau

journalisme » de procédés tels l’usage d’anaphoriques sans antécédents,

le style indirect libre et plus généralement les techniques de focalisation

intérieures. »

Cette spécificité due essentiellement à l’identité sociale hybride du

romancier venu à la presse a été bien cernée par Marie Ève Thérenty

dans ses travaux sur la presse française du 19e :

L'écrivain, devant un contrat d'écriture journalistique, est

soumis à deux tentations qui ne sont pas forcément

contradictoires mais qu'il doit rendre compatibles. En tant

que journaliste, il doit s'affronter aux problèmes que pose

la retranscription du réel. En tant qu'écrivain, il est tenté

par la mise en fiction de ce réel (Thérenty, 1999 :2).

Ces deux attitudes, si opposées a priori, sont susceptibles d’être

nuancées dans une gamme infinie en fonction du degré de référence et

des modalités narratives ou fictionnelles mis en œuvre. Malgré tout, cette

écriture reste encadrée par ces deux pôles extrêmes que sont la simple

retranscription du réel d’une part et la mise en fiction d’autre part.

21 Voir à ce sujet Albert Chillón (1999, pages 185 et suivantes)

61

Vouloir ramener l’ensemble des textes journalistiques de Millás à

un projet unique, à une poétique unique est donc sans doute vain. C’est

en effet une gageure que de vouloir réduire les thématiques abordées par

Millás à quelques catégories. La fragmentarité et la liberté, deux des

éléments constitutifs et définitoires de la columna, impliquent une

infinité de thèmes abordés. Il est cependant possible de dégager dans

l’ordre de l’écriture une cohérence, sinon érigée en système du moins

suffisamment prégnante pour qu’une tentative de définition d’une

poétique particulière soit tentée. Dans l’ordre de la thématique, du

contenu, on peut retrouver, à côté de textes délibérément et

exclusivement référentiels, les composantes d’un univers littéraire

millassien en construction depuis Cerbero son las sombras. Univers

imprégné de l’omniprésence de Madrid, de la récurrence d’objets, de

personnages, de lieux, de rues, de sensations, toujours médiatisés par ce

qui fonde l’écriture millassienne la extrañeza, et ses corollaires la

extrañación et el extrañamiento, autant de nuances de l’étrangeté, de

l’extranéité, d’un sentiment et/ou d’une perception des choses et du

monde que Gonzalo Sobejano a défini comme étant l’essence même de

l’écriture de Millás dans ses premiers romans (Sobejano, 1987). C’est

dans l’approche d’ensemble de cette production que l’on perçoit le

mieux l’effet « œuvre », le projet de Millás.

2. Mise en texte : de l’éclatement à l’étoilement

Le roman se construit dans la durée (du texte et de sa lecture), la

nouvelle a quant à elle une existence autonome même si on la trouve

rarement à l’état unique. Les différents fragments que sont les articles de

Millás ont eux une double existence. Nous avons vu dans la première

partie comment la mise en recueil était une deuxième vie pour ces textes,

62

dans un environnement paratextuel radicalement différent induisant un

autre pacte de lecture. Reliés entre eux par un projet global donnant

toute sa cohérence à l’ensemble de la production journalistique de

Millás, les articles substituent l’étoilement à l’éclatement, ce qui est bien

le propre d’un univers à part entière.

2.1 Structure des recueils

Quatre volumes sont ici l’objet de notre attention. Le premier, Algo que

te concierne, est un florilège d’articles publiés pour la plupart au début des

années quatre-vingt-dix. Au total, le volume contient deux cent trente-sept

articles. Mais le passage du journal au livre entraîne des modifications

substantielles qui affectent la nature même des textes : ceux-ci se trouvent

pris dans un contexte très différent et supposent un nouveau pacte de lecture.

La mise en recueil apparaît comme une tentative d’insuffler de l’unitaire à ce

qui a été conçu comme fragmentaire, de la permanence à l’éphémère.

L’ordonnancement ne se cantonne pas à une simple mise bout à bout des

différents textes. En effet, la chronologie est écartée au profit d’un

agencement thématique dont la logique ne semble pas appartenir à l’auteur.

La dédicace “para Isabel, que lo ordenó” montre que ce travail échappe, en

partie au moins, à l’auteur. Cela dit, cette réorganisation n’est pas le fruit du

hasard, mais le résultat d’une lecture globale des différents textes qui permet

de dégager un projet cohérent, une ligne de force qui les traverse tous.

Deux parties structurent l’ensemble : la première, Hacia dentro

comporte 123 articles, la seconde, Hacia fuera, 114. La volonté de

l’organisateur est de créer un parcours de lecture cohérent allant du

subjectif, de l’interne (le texte inaugural malgré son titre, Patria, a pour

63

thème le corps) à l’externe (le premier intertitre de cette partie renvoie

aux institutions : Iglesia-Estado-Ejército). On retrouve là une des

dualités caractéristiques de toute l’oeuvre de Millás : dentro/fuera.

Dentro est principalement une exploration des obsessions millassiennes

les plus récurrentes, directement liées donc à son œuvre romanesque,

Fuera semble plus tournée vers le référentiel et se rapproche davantage

de la chronique liée à l’actualité. Mais le distinguo est artificiel : les

mécanismes sont souvent les mêmes et l’on trouve du référentiel dans la

première partie et du subjectif, voire de l’autoréférentiel dans la

deuxième partie, comme nous le verrons plus en détail par la suite.

Deuxième ouvrage à retenir notre attention, Cuentos a la

intemperie est un recueil assez atypique : on y retrouve les articles

publiés sous la rubrique qui donne le titre au recueil dans l’édition

Madrid de El País. Ces textes, regroupés dans une partie intitulée La

ciudad, ont la capitale espagnole pour espace unique, dans lequel

prennent place les acteurs de la vie urbaine. Le découpage de cette partie

reprend les emblèmes classiques de la ville contemporaine (taxi, métro,

rues), mais aussi les relations de communication ou d’incommunication

si caractéristiques de la ville : « encuentros / márgenes ».

À ces Cuentos viennent s’ajouter trois autres parties qui sont

autant d’unités différentes :

- Más breve todavía qui est une selection de columnas,

subdivisée ici en quatre sous-parties : Escribir, El cuerpo,

El móvil et Animales.

- Vicente Holgado qui forme un sous-ensemble de quatre

textes centrés sur le personnage récurrent et fétiche de

Millás : « … es un sujeto algo obsesivo que se me

apareció en un cuento de armarios titulado Trastornos de

64

carácter, hace ya algunos años, y desde entonces se cuela

de un modo u otro en casi todo lo que escribo » (Millás,

1994 : 3)

- Cartas de amor : recyclage du genre épistolaire. Une

série de neuf lettres adressées à des femmes parmi

lesquels les incontournables Laura, Beatriz et Julia qui

hantaient déjà les romans de l’auteur.

Cuerpo y prótesis, troisième compilation de textes brefs

millassiens, est précédé d’un prologue de l’auteur, sous forme de

columna, intitulé « Suburbio ». Dans ces quelques lignes, il livre une

réflexion sur son écriture journalistique en mettant l’accent sur la

cohérence qui unit les fragments. L’image du corps, lequel rappelons-le

est rarement harmonieux chez Millás, représente ici la tension

dialectique qui s’opère entre le tout et les parties, entre le même et

l’autre, entre le fragment et l’unité :

Yo tampoco he leído este libro para el que el editor me ha

solicitado un prólogo. Me he limitado a escribirlo, lo que

no hace más fáciles las cosas. Está compuesto por un

conjunto de reportajes y artículos aparecidos en El País,

en los periódicos del grupo Prensa Ibérica, la revista Jano

y El Paseante. Debo a muchas de estas piezas más

satisfacciones que a alguno de mis libros, especialmente

esta de organizarse ahora como un cuerpo. Precisamente,

el título de la selección, Cuerpo y prótesis, coincide con

el de uno de los artículos que más me gusta, pero sirve

para señalar también mi relación con la escritura, que a

65

veces siento como una prótesis de mí y a veces como un

cuerpo del que yo no sería sino una prolongación

artificial, una mano mecánica que en este mismo instante

se detiene para no convertir en verdadero prólogo lo que

ha intentado ser más bien un suburbio, un arrabal, un

barrio periférico, siempre en el caso de que un libro de

estas características tuviera un centro (« Suburbio », CyP,

9-10) .

Le recueil mêle columnas et articles divers dans un ensemble

structuré en cinq parties dont les titres semblent relever de l’arbitraire :

agujeros / la especie / construcciones / temperamentos analógicos /

extremidades. Les articles quant à eux sont, comme dans Algo que te

concierne, un parcours depuis la simple chronique sur l’actualité à des

réflexions sur l’identité en passant par des textes autoréférentiels.

Le dernier recueil en date enfin, Articuentos, propose une

approche beaucoup plus élaborée quant à sa mise en œuvre et aux choix

opérés. Fernando Valls, qui en a assuré la sélection et la présentation

dans un prologue substantiel et pertinent, est aussi celui qui a essayé de

donner un nom à cet hybride si singulier qu’est la columna millassienne.

Articuentos reste certes un mot-valise mais il signifie parfaitement la

dualité générique d’une écriture frontière. Le découpage qu’il opère en

quatre parties (Identidad e identidades / Los entresijos de la realidad

/ Moralidades / Asuntos linguisticos) met en relief, comme le faisait Algo

que te concierne, que ce qui structure ces textes est une réflexion

constante sur les rapports de l’individu au monde qui l’entoure. Mais

dans le même temps, il souligne combien la complexité touche non

seulement ce rapport mais aussi les deux pôles qu’il met en relation.

66

Avec toutefois une mise en exergue de la dimension métatextuelle de

cette écriture qui se prend presque toujours, à des degrés divers, comme

objet de son dire.

Dans cette tentative d’unification qu’est la mise en recueil, on

perçoit que le projet global de Millás s’exprime par des réseaux créés par

une forte tension intratextuelle : les échos d’un texte à l’autre sont une

marque de fabrique et répercutent à l’envi les coordonnées de ce que

nous avons défini comme une véritable « Œuvre » faite d’obsessions

récurrentes et de repères thématiques ou linguistiques agissant comme

des embrayeurs à l’usage d’une pragmatique relevant au final d’une

véritable complicité avec ses lecteurs, d’une coopération lectorale basée

sur un répertoire commun et une herméneutique de l’implicite. On

pourrait dire de la columna millassienne ce que dit Juan Armando Epple

de l’œuvre fragmentaire de Macedonio Fernández : « subvierte

radicalmente la relación autor-producción-textual-recepción: es leído, en

la dispersión de sus páginas, antes de ser estructurado; y es 'producido'

por acción del lector antes que del autor ». (Epple 2000 : 7.). C’est le

lecteur qui le premier a la charge de reconstituer au fil du temps l’unité

ou les unités, la cohérence de cette constellation de fragments. Les

différentes compilations d’articles sont autant de lectures particulières et

par-là subjectives.

2.2 L’effet de série

Cependant l’auteur, lecteur privilégié de son œuvre, construit lui-

aussi ses propres parcours. Mettant à profit les possibilités offertes par la

périodicité, Millás crée de la continuité et de la récurrence. Les effets de

série sont ainsi une donnée majeure lorsqu’on s’intéresse à ces textes

67

dans leur ensemble. Il est malgré tout difficile de dégager une règle de

fonctionnement rigide des effets de sérialisation : ils sont parfois

produits par la déclinaison d’un même titre appliqué à des sujets très

disparates, la série est alors un effet de la structure (c’est le cas dans Algo

que te concierne des deux textes intitulés « Volver » [p.107 et 391], mais

aussi des textes de la série « escribir ») ; ou encore, à l’autre extrémité,

d’un même thème sous une diversité de titres (par exemple la série de

sept textes sur le téléphone portable dans Cuentos a la intemperie).

Les séries autoréférentielles (escribir / leer / diario) sont les plus

récurrentes, mais seule la dernière répond véritablement à un projet

formel. Il s’agit d’une série soumise à une contrainte

énonciative fonctionnant comme un marqueur de fictionnalité : une

narratrice homodiégétique. La série fait ainsi ce que le fragment pris

isolément ne peut faire : construire un récit-feuilleton dans lequel des

personnages récurrents acquièrent une épaisseur et une existence

déclinable dans diverses situations fictionnelles avec un même noyau

dur : les « aventures » d’une femme au foyer gérant des rapports

difficiles avec un mari employé et volage, et un fils unique.

Parmi les autres séries, il faut relever celles qui appartiennent à un

sous-ensemble important des columnas millassiennes : les récits

« frontières », ceux qui jouent sur des situations où les limites rationnel /

irrationnel sont fragilisées, en particulier par la fièvre et le rêve. Cuerpo

y prótesis reprend ainsi sept variations, numérotées, autour d’un même

titre « Verano ». Le principe y est toujours le suivant : un même

énonciateur de première personne, une même situation : un repas suivi

d’une sieste, une catastrophe et deux survivants :

68

Verano 1 : « Tuve durante la siesta, una ensoñación en la que

ocurría un desastre nuclear al que sólo sobrevivíamos El Corte Inglés y

yo. » (CyP, 143)

Verano 2 : « Comí en la playa, di una cabezada al sol, y soñé que

había una catástrofe a la que sólo sobrevivíamos Arzalluz y yo. » (CyP,

99)

Verano 3 : « Era la hora de la siesta y, de súbito, en medio del

calor, sucedió una explosión universal a la que sólo sobrevivimos el

hormiguero del jardín y yo ». (CyP, 23)

Verano 4 : « Tras la paella a pleno sol, cada uno se dejó caer sobre

una hamaca, y entonces había un desastre nuclear al que sólo

sobrevivíamos el PP y yo, que como es natural decidí suicidarme… »

(CyP, 24)

Verano 5 : « Como ya venía siendo habitual, hubo a la hora de la

siesta un terremoto al que sólo sobrevivimos mi hipoteca y yo. » (CyP,

144)

Verano 6 : « Estaba dando una cabezada después de comer,

cuando se acabó el mundo, aunque sobrevivimos a la catástrofe mi

pierna derecha y yo. » (CyP, 270)

Verano 7 : « A los postres de una comida al aire libre se acabó el

mundo y sobreviví de milagro, con Felipe González, de quien me hice

drogodependiente… » (CyP, 25)

La variation 5 montre bien que l’auteur a conscience d’avoir un

lectorat régulier et qu’il peut répéter des patrons narratifs fonctionnant

sur des ellipses : dans 1 et 2 le basculement dans le « fantastique » est

médiatisé par le verbe « soñar », à partir de « Verano 3 », le

franchissement se fait directement (« sucedió una explosión, había un

69

desastre », etc.). Ces textes restent cependant très référentiels comme le

montrent les nombreux ancrages anthroponymiques.

Pénétrer dans la thématique et la rhétorique de ces textes, c’est

effectuer un parcours justifié seulement par des nécessités

méthodologiques : celui qui à partir du plus référentiel ( du plus

journalistique donc), nous mène au plus autoréflexif (la mise en scène de

l’écriture). Certes, ce parcours que notre étude envisage dans un

déroulement linéaire est en réalité à concevoir comme un incessant va-

et-vient où les deux dimensions n’ont de sens que l’une par rapport à

l’autre.

3. L’impulsion référentielle

3.1 Dire le réel

La tentative de retranscription du réel est de toute évidence ce qui

s’impose à la lecture diachronique des textes. L’écriture du romancier

dans la presse participe ainsi de la fonction dévolue au journaliste : celle

qui vise à s’inscrire dans une démarche informative. Mais le journal

demande autre chose au romancier qu’il invite dans ses colonnes : ne pas

faire ce que font les autres journalistes, mais apporter un point de vue

particulier, un style, un regard : « Los periódicos traen todos lo mismo y

por eso necesitan muchos columnistas para que escriban al revés » (F.

Umbral, El Mundo, 24 mai 2002). Une fois encore, l’information est ici

déliée du contrat déontologique et du discours officiel du journal. C’est

semble-t-il sur cet écart que réside le fondement essentiel de l’écriture de

presse des romanciers comme le signale M.E Thérenty à propos de la

presse française de 1830 :

70

Autour de 1830, le journaliste professionnel fait de son

invisibilité une preuve de sa réussite. L'homme de lettres,

au contraire, même au sein du journal, ne résiste pas à la

tentation de faire oeuvre et dès qu'il s'installe sur la durée

(une commande de plusieurs articles par exemple ou

encore une place dans le feuilleton), il utilise

consciemment et inconsciemment le journal comme un

atelier d'écriture personnel (Thérenty, 1999 : 2).

C’est aussi ce que signalait déjà Jules Gritti pour qui :

[Le récit de presse] « se caractérise par une sorte de jeu

méta-narratif, celui des rapports entre narrateur et sources

d’information. Ce jeu relève à la fois de deux fonctions

assignées au langage par Roman Jakobson : la fonction

méta-linguistique ou déchiffrement des informations, la

fonction référentielle ou recours au contexte, à la

« réalité » (Gritti, 1981 : 105).

Le récit « littéraire » lui peut s’affranchir totalement des ces deux

fonctions. Dans le cas de la columna, le référent existe mais la question

des sources ne se pose pas, car le code déontologique n’est pas à

l’œuvre, et le pacte de lecture n’est pas le même.

Dans le cas des articles de Millás, il est difficile d’envisager

exhaustivement la dimension informative pour au moins deux raisons.

La première est que ces chroniques s’étalent sur douze ans et constituent

un corpus de plusieurs centaines de textes ; la seconde, que l’information

y est constamment problématisée, détournée mise en perspective,

finalement reversée dans l’ordre du littéraire.

71

Cependant, la référence, ce processus de mise en relation de

l’énoncé au référent (Kerbrat-Orecchionni, 1980 : 34) travaille la plupart

des textes de cet ensemble, car le projet global est manifeste :

comprendre ce monde qui nous sert de « consuelo y de martirio ». Aussi,

il n’est pas étonnant que certains articles empruntent aux genres les plus

argumentatifs, qui s’inscrivent dans une relation pragmatique directe

avec le lecteur : nous retrouvons alors des traces de plaidoyers,

pamphlets, manifeste ou encore, réquisitoire, autant de modalités

discursives impliquant fortement l'auteur. Ces textes sont un au-delà du

discours journalistique : l’exacerbation subjective et polémique est, par

rapport aux codes de l’écriture journalistique, un écart au moins aussi

grand que peut l’être la fiction.

3.2 Le polemos

Comme nous l’avons dit, la columna appartient fondamentalement

au genre opinión même si son amplitude l’amène souvent à verser dans

le genre création. Son rapport à l’événement est donc de l’ordre du

commentaire. Il arrive que l’événement soit vécu par l’auteur comme

une violence qui l’ébranle et l’empêche de prendre la distance habituelle.

Alors, Millás assume et attaque : « Mi parte luminosa es la que se cabrea

con la realidad y conserva la esperanza de modificarla, y creo que

opinando en una columna de un diario, de alguna manera puedo

modificarla » (dans Navarro, 1995 : 35). On a affaire alors à des textes

réactifs nés de l’indignation et relevant du pamphlet, de la diatribe ou du

billet d’humeur, qui en aucune façon ne veulent être confondus avec des

assertions feintes. Nous sommes là dans le discours polémique au sens

où l’entend C. Kerbrat Orecchioni : …Le discours polémique est un

discours disqualifiant, c’est-à-dire qu’il attaque une cible, et qu’il met au

72

service de cette visée pragmatique dominante […] tout l’arsenal de ses

procédés rhétoriques et argumentatifs » (Charaudeau et Maingueneau

2002 :438) Ces textes, relevant du discours sérieux donc, ne sont pas les

plus nombreux chez Millás, ni sans doute les mieux écrits, mais ils sont

importants car ils sont la manifestation paroxystique de ce qui sous-tend

l’ensemble de son écriture : l’investissement axiologique. Ils sont tout

simplement une intervention directe d’un individu dans un débat parfois

complexe ou délicat, comme dans l’article « Yo dimito »(AQTC,. 295)

où, Millás, à propos de la position du gouvernement socialiste dans la

guerre du Golfe, “una guerra diseñada por especialistas en marketing y

promociones bélicas” (« Gourmets », AQTC, 305), rejoint la position de

la majorité des intellectuels espagnols qui se sont opposés à

l’intervention occidentale et qui n’ont pas admis le rôle joué par

l’Espagne dans le conflit. Ainsi l’article est-il un véritable pamphlet

contre l’attitude de Jorge Semprún alors ministre de la culture. Dans ce

texte, toute distance est abolie : auteur et narrateur sont ouvertement

confondus ; l’humour, élément quasi systématique chez Millás, cède le

pas au commentaire immédiat, il s’agit d’une réaction à chaud dictée par

l’indignation. La conclusion est on ne peut plus claire, il exhorte

Semprún à démissionner :

Yo dimito

¿Dónde está el Gobierno ? Creo recordar que en este

país había un Gobierno, unos ministros que se ocupaban de

esto y de lo otro y que opinaban sobre las cuestiones que

afectaban a sus gobernados. Pero ahora no están, han

desaparecido. ¿Se acuerdan de un ministro que se llamaba

Carlos Romero? Creo que era de Agricultura. Y también

había uno de industria, me parece que se llamaba Aranzadi.

73

¿Y el del Interior? Corcuera, se llamaba Corcuera. ¿Y el de

Transportes? Sí, hombre, sí, el de Transportes era

Barrionuevo. Así hasta quince o dieciséis, no recuerdo bien

porque hace tiempo que no sé nada de ellos.

Hay dos que sí están, pero como descolocados. Uno

es Solchaga, que ya no habla como ministro de Economía,

sino como vicepresidente del Gobierno; el otro es Semprún,

que unas veces va de ex ministro y otras de ministro de la

guerra de un país asediado. Qué raro es todo, los únicos

ministros que salen en la tele o no son ministros o

representan a ministerios que no le corresponden.

Señor Semprún, si tanto le gusta el puesto de Serra

¿Por qué no se lo cambia? Yo preferiría un ministro de

Cultura que se ocupase de las cosas de su departamento en

lugar de ir predicando la guerra santa por todas partes.

Además, me gustaría que fuera más tolerante que usted, que

insultara menos que usted, que razonara más de lo que usted

razona, que no riñera todo el rato a todo el mundo y que

cesara menos a quienes no piensan como él.

Usted puede permitirse el lujo de dimitir el día que

quiera privándonos del placer de su gobierno. Sea usted

cortés conmigo y permítame, aunque no esté en el

reglamento, que yo dimita de usted en este instante. No

puedo reconocerle como mi ministro de Cultura porque un

día de estos en lugar de invitarme a un estreno me manda

usted al teatro de operaciones.

Váyase, por favor.

L’investissement esthétique est minimal, la rhétorique est

exacerbée et procède par saturation d’interrogations directes. En

revanche l’investissement politique est maximal : il s’agit d’une prise de

position, d’un engagement très clair non sur la guerre elle-même (la

74

position est implicite), mais sur le rôle des dirigeants espagnols dans le

conflit. L’ironie (« Creo recordar que en este país había un Gobierno »),

la désignation directe de ceux qu’il accuse de lâcheté, les apostrophes à

Semprún à travers les multiples impératifs et la sentence finale « váyase

por favor » nous situent dans un au-delà du texte d’opinion, dans la

diatribe. Ce type d’article, impossible sous la plume d’un journaliste car

il contrevient complètement à l’article 1.9 du Libro de estilo qui stipule

que « las columnas del periódico no están para que el redactor desahogue

sus humores, por justificados que sean. » (Libro de Estilo, 22), montre à

quel point nous sommes avec la columna de Millás dans une parole autre

et libre.

« Lo normal » (Arti, 151-152) est un autre exemple de ce type de

textes réactifs : à propos d’un juge qui a fait preuve d’une indulgence

pour le moins coupable envers un père violeur de son enfant de quatre

ans, Millás s’interroge et interroge une justice délétère. L’indignation de

Millás est telle que le lexique est cru, violent, et la description de la

scène détaillée pour mieux faire ressortir l’ignominie du crime et par

contrecoup celle du magistrat.

Lo normal

La familia tradicional siempre fue un lugar raro,

cuando no una fuente de perversiones, de locura. Ahí tienen a

ese señor de Córdoba que penetró analmente a su hijo de

cuatro años, viéndose obligado a desgarrarle, a su pesar, por

no presentar el violado las medidas adecuadas. pues bien,

ahora resulta que según el juez se trata de «un hombre de

intachable conducta, que goza del afecto y consideración de

sus convencinos, así como del cariño de su esposa e hijos».

Un modelo, en fin. Al magistrado le ha conmovido más la

75

rectitud moral del violador que el desgarro anal (por no

hablar de la fractura psíquica) del niño. Qué hombre tan

selectivo, tan curioso.

Uno no le desea la cárcel a nadie, desde luego, pero

no sabe qué es peor, si que haya padres violadores o jueces

para quienes la violación es normal cuando se practica en

familia. Se supone, aunque evidentemente es mucho suponer,

que un magistrado ha de ser una persona equilibrada, culta, y

que debería tener el instinto de proteger al más débil de la

cadena, en este caso al niño de 4 años al que su bondadoso

papá violaba mientras se duchaban juntitos, en familia.

Asegura el juez que el niño asumía lo sucedido y que

resultaba conmovedor ver cómo abrazaba a su padre. ¿Y qué

va a hacer el pobre? También las niñas a las que arrancan el

clítoris buscan la protección de sus castradores. Pero eso es

una patología, por favor, no una demostración de amor filial.

¿No ha oído hablar su ilustrísima, o lo que sea, del síndrome

de Estocolmo? Yo no sé si el acusado debería ir a la cárcel o

al psiquiátrico, no he hecho oposiciones, pero de lo que no

me cabe la menor duda es de que el niño necesita ser

protegido de las obsesiones venéreas de su padre y de la

comprensión del tribunal que ha solicitado su indulto para

que regrese toda la familia a la bañera.

¿Qué le pasa a la justicia? Hace poco, en Madrid, un

loco en libertad mató a su mujer que llevaba meses pidiendo

protección a gritos. Ahora, en Córdoba, otro juez pretende

poner en libertad a un perverso que se lo monta con su propio

hijo debajo de la ducha. ¿De dónde son estos seres vestidos

de negro? ¿A qué dedican el tiempo libre? Aunque casi

prefiere uno no saberlo.

76

« Infierno » (AQTC, 87-88) est un exemple caractéristique de texte

polémique. Il s’agit d’un article publié suite à des mutineries dans les

prisons espagnoles durant l’été d’une année que la mise en recueil a

effacée. Mais le côté réitératif souligné par Millás de ce type

d’événement (« Como todos los años ») limite le brouillage de lecture

que la perte de repère chronologique entraîne souvent dans ce genre

d’article circonstanciel. L’événement en tant que tel (la mort de

prisonniers lors des mutineries) n’est pas relaté, à peine rappelé. Nul

besoin puisque l’événement est dans le référent partagé du moment de la

parution dans le journal (l’actualité). La columna prend alors la forme

d’un commentaire, un métadiscours sur les événements, un « periodismo

de segundo grado », dont le moteur est l’indignation suscitée par la mort

par septicémie d’une prisonnière dans sa cellule.

Dans sa structure globale, cette columna se présente

typographiquement en deux parties : le premier paragraphe consiste en

une généralité énoncée au présent, qui est une manifestation de ce que

nous définirons plus loin comme « l’effet sentence ». La seconde partie

est quant à elle l’ancrage événementiel précis qui déclenche l’article.

Contrairement à une certaine logique qui voudrait que l’effet sentence

vienne conclure l’article, en guise d’« éthique », il sert ici de cadre

englobant destiné à créer une « scénographie » d’interlocution

impliquant le lecteur. Le choix d’une énonciation de première personne

du pluriel (« Podemos »), les différentes interrogations fonctionnant

comme de véritables apostrophes inscrivent le lecteur dans le texte et

montrent que le propos est volontairement interventionniste : Millás veut

créer une prise de conscience chez son lecteur : « Podemos domesticar

todos los espejos para que nos devuelvan la imagen en la que más nos

gusta contemplarnos […] nos encontramos de súbito con nuestro

77

verdadero rostro. » Ce « nous » définit une communauté qui dépasse

celle des lecteurs de El País, il s’agit d’une collectivité « politique » que

les déictiques (« estas fechas », «nuestras cárceles », « nuestros

reclusos », « nuestros funcionarios de prisiones » etc. ) identifient

comme étant celles des habitants de l’Espagne.

Dans ce type d’article la force de l’indignation est telle qu’elle

emprunte les voix les plus directes pour s’exprimer. Les questions se

précipitent et prennent la forme d’une accusation « Por qué ningún

partido político se moviliza o nos moviliza frente a semejante horror? ».

Le troisième mouvement de cet article, qui constitue en fait la

conclusion, est une saturation de déictiques de première personne du

pluriel : l’interrogation tourne à l’interpellation.

Infierno

Podemos domesticar todos los espejos para que nos

devuelvan la imagen en la que más nos gusta contemplarnos.

Quizá no hagamos otra cosa a lo largo de la vida. Pero de vez

en cuando, al fondo de un oscuro pasillo, en la ventanilla del

metro o en las aguas inmundas de una pesadilla, nos

encontramos de súbito con nuestro verdadero rostro. Es como

un latigazo de inteligencia sucedido en el interior de una

resaca. ¿De quién es ese rostro desagradable?, nos

preguntamos durante una fracción de segundo. La respuesta

llega tan rápida como la negación de que esa imagen

desaliñada era la nuestra.

Como todos los años por estas fechas, llegan noticias

de nuestras cárceles, de nuestros reclusos, de nuestros

funcionarios de prisiones. El infierno alcanza su punto de

ebullición, y los reclusos, aupados por la desesperación o por

el sida, se encaraman a los tejados del infierno y gritan -nos

78

gritan- que necesitan más afecto, más metros cuadrados,

mejores condiciones sanitarias. ¿Cómo es posible que una

presa muera de septicemia en el basurero de su celda tras

padecer durante días fiebres superiores a los 40 grados? ¿Por

qué ningún partido político se moviliza o nos moviliza frente

a semejante horror? ¿Es que la defensa de los derechos

humanos de los presos no produce ya beneficios ideológicos?

¿No se traduce en votos? La delincuencia, como los bancos o

las multinacionales, forma parte de la estructura social en la

que nos ha tocado vivir. Los presos y las presas son la parte

más desastrosa de nosotros, nuestro lado oscuro. La digestión

social produce presos como produce pobres, locos,

desarraigados y poetas. De manera que las cárceles son

nuestras cárceles Y los presos son nuestros presos. Son el

espejo en el que por estas fechas nos miramos Y nos

devuelve, implacable, nuestro verdadero rostro moral. No

podemos falsificar ese espejo porque grita demasiado. ¿Por

qué no cambiar la realidad que refleja?

Ces textes entièrement polémiques, parmi les plus directement

référentiels, restent rares et c’est sans doute ce qui leur confère un impact

qui déborde largement le cadre de la presse et de la littérature.

Dans la première production journalistique de Millás, au début des

années quatre-vingt-dix, nombre d’articles restaient dans le cadre

classique de la columna de opinión : un commentaire sur un fait

d’actualité marquant, énoncé au présent de l’indicatif et à la première

personne.

Algo que te concierne est à cet égard le recueil le plus

représentatif : toute la seconde partie Hacia fuera, tournée vers le

monde, la société, est faite d’articles conçus sur le patron du

79

commentaire évoqué précédemment. Le sous-titre de cette partie est

d’ailleurs révélateur : Iglesia-Estado-Ejército. Nous sommes dans la

satire des états et le style de Millás y est d’une grande ironie. Les

marqueurs de fictionnalité, les jeux inter et intratextuels, l’autoréflexivité

de l’écriture qui imprégneront par la suite la grande masse des articles

sont ici presque totalement absents. Et lorsque l’allégorie est convoquée,

elle l’est sur le mode parodique, comme par exemple dans l’article

« Felisa » (AQTC, 323).

Comme nous l’avions précisé dans notre article consacré à ce

recueil, les thèmes d’actualités abordés par Millás sont extrêmement

variés mais, dans cette deuxième partie, ils touchent essentiellement à la

vie politique nationale (terrorisme, corruption, desencanto, scandales,

gouvernement de Felipe González, puis plus tard, de José María Aznar),

politique internationale (en particulier la guerre du golfe), aux grands

sujets de société (l’exclusion, l’avortement, etc.) mais encore toute une

infinité de faits plus ou moins divers.

Le décalage, qui caractérisera, comme nous le verrons, les

columnas de Millás par la suite, est ici minimal : nous sommes dans une

critique de premier degré. C’est encore le polemos mais avec moins de

violence, plus d’ironie. Toujours est-il que ces textes sont ponctués de

remarques aussi péremptoires qu’impitoyables. Un bref échantillon

suffira sans doute à donner la mesure de ce type d’articles :

« …algunos socialistas se han encontrado el carné en la

calle. » (« La insignia », AQTC, 322).

« A mí me parece imposible convivir durante ocho años

con un gángster creyendo que se tiene al lado a una

80

hermanita de la caridad. » (à propos du ministre de

l’intérieur Corcuera dans l’article éponyme, (AQTC, 449).

« En este país hay mucha gente que quiere ser como

Felipe, que en la fotos de hace diez años era árabe y ahora

parece sueco. » (« Opus/PSOE », AQTC, 283)

« Por Suiza pasan cada año miles de chorizos tipo Roldán

con maletines oscuros llenos de dinero negro… » (AQTC,

« Encajes », 489.)

« Entretanto las cloacas de la democracia olían peor que

nunca porque las depuradoras no daban abasto, el PSOE

impedía que los filesos de turno comparecieran ante el

Congreso y los políticos se libraban de declarar ante el

juez por un decreto o cosa que se había hecho a medida. »

(AQTC, « apellidos », 327)

On y retrouve la plupart des acteurs de la vie sociale et politique

espagnole et particulièrement ceux qui se sont illustrés dans les multiples

scandales qui ont émaillé les années quatre-vingt-dix.

3.3 «La paciencia del ejército» ou comment un article devient une affaire

Il est une columna qui a fait couler beaucoup d’encre, a agité les

prétoires et a suscité de violentes réactions politiques. Étrangement

d’ailleurs, cet article n’est intégré dans aucun des recueils publiés. Dans

« La paciencia del ejército », paru le 9 décembre 1998 dans plusieurs

81

quotidiens régionaux, Millás s’en prenait à l’armée, dénonçant avec

beaucoup d’ironie le renouvellement de contrat d’un sous-officier

coupable d’agressions systématiques contre les appelés de son unité. Et

rappelant au passage l’affaire Miravete, du nom d’un sergent récidiviste

qui, sous l’emprise de l’alcool, avait tué un soldat d’un coup de pistolet.

La paciencia del Ejército

Digámoslo rápido: Un canalla como Dios manda no

se hace en un día. Es preciso estudiar. Sin embargo, vivimos

en un mundo en el que se valora por encima de todo el triunfo

rápido, el ascenso vertiginoso, la eyaculación prematura. Ahí

tienen a Miguel Ángel Rodríguez, que en apenas dos años ha

logrado fracasar como secretario de Estado y como novelista.

Ahora quiere hundirse también como director de una agencia

que le han regalado sus protectores políticos. El afán de

sufrimiento de este hombre no tiene límites, pero lo que más

llama la atención es la velocidad con la que va de quebranto

en quebranto. En ninguna desgracia profundiza: por eso no

será nunca nadie, nada, aunque nade en la abundancia, que

hoy por hoy cuesta su silencio. En este sentido, jamás nos

cansaremos de ponderar las virtudes de la milicia. El Ejército

sabe que un Miravete no se hace en un año ni en dos. Para

construir un Miravete capaz de cargarse sin escrúpulos a un

soldado de reemplazo hay que tener la constancia de un

artesano, la tenacidad de un investigador, la firmeza de un

monje. Ahora mismo nos acabamos de enterar de que a

Paulino Pérez Ruiz, un cabo de la Primera Bandera de la

Brigada Paracaidista, con sede en Alcalá de Henares, se le ha

renovado el contrato pese a agredir sistemáticamente a los

soldados que caen bajo sus manos o pezuñas propiamente

82

dichas. Este cabo ha sido denunciado por golpear con el

Cetme a sus subordinados o súbditos, para ser exactos. A

veces utiliza los puños también, pero no renuncia a dar

patadas a coces, por hablar con propiedad. Todo un hombre,

en fin, lleno de virtudes castrenses o castrantes, según se

mire. El Ejército podría haberle expulsado de sus filas por no

golpear con la eficacia de Miravete, pero el Ejército sabe que

un Miravete no se construye en dos semanas, ni siquiera en

dos años. Hay que tener paciencia: se empieza golpeando en

la cabeza al soldado con la culata del fusil y cualquier día se

le dispara en el pecho a bocajarro. No se ganó Zamora en una

hora. Pues eso es lo que queríamos decir. Arriba España.

Dans la structure globale, on constate qu’il y a deux articles en un,

artificiellement réunis par une transition abrupte (« En este sentido,

jamás nos cansaremos de ponderar las virtudes de la milicia. »). Nous

sommes face à un texte qui relève du journalisme d’opinion dans lequel

Millás fait un petit tour d’horizon de l’actualité et souligne deux faits. La

charge contre l’ex-secrétaire d’État Miguel Angel Rodríguez coupable

de corruption, constituant la première partie de l’article, est en soi dans

la tradition de l’article critique et ne présente aucun relief particulier, en

revanche, la deuxième partie, qui dépend également de l’incipit

provocateur, (« Digámoslo rápido: Un canalla como Dios manda no se

hace en un día ») est construit sur une rhétorique disqualifiante à

plusieurs niveaux. L’article est certes violent et très polémique, mais

c’est sans doute par la forte charge d’ironie, l’animalisation et le

parallélisme final dans lequel le rapprochement avec l’époque franquiste

résonne comme une accusation qui a déclenché la colère de certains

secteurs de l’armée. L’article a suscité la réaction violente de la

83

hiérarchie militaire qui s’est sentie insultée. Dans un article en réponse à

celui de Millás, un général écrivit dans le Diari de Girona du 18

décembre 1998 ces propos qui ont des accents de menace :

« Efectivamente, en el Ejército hay mucha paciencia, pero no para lo que

Millás apunta, sino para encajar, una y otra vez, injurias como la suya ».

Mais en outre Millás fut poursuivi par le Ministère de la Défense pour

injures à l’armée. Cette atteinte à la liberté d’expression provoqua un

véritable tollé même si, comme il fallait s’y attendre la justice prononça

un non-lieu. L’exemple montre bien à quel point cet espace a priori

secondaire du journal est un discours transitif et ne peut être considéré

comme le lieu d’un simple journalisme récréatif. L’enjeu politique et

social y est au moins aussi prégnant que l’enjeu littéraire.

4. De la référence immédiate à la référence médiate

Le polemos admet difficilement une modalité énonciative qui ne

soit pas celle d’une première personne, d’un « Je » assumant l’autorité

des propos et l’identité de l’auteur. En l’occurrence cette subjectivité

devient en elle-même un marqueur de référentialité. D’autres dispositifs

de retranscription du réel, plus subtils, sont déployés par l’auteur. A côté

des textes réactifs dont le degré référentiel est extrême et proportionnel à

l’investissement subjectif de l’auteur, un grand nombre d’articles

proposent une approche du réel médiatisée par diverses modalités

génériques (fable, apologue, allégorie) ou divers procédés tels que

l’ironie ou les différentes figures de l’analogie qui, sans remettre en

cause la référence, la rendent moins directe, plus « oblique » selon le

terme de Jean Téna (1992 : 74), médiate dirons-nous.

Lorsque le sous-marin Kursk fut enfin remonté à la surface, dans

une des poches d’un marin, on trouva un billet avec un message de

84

quatre lignes dans lequel le marin décrivait sa situation avec une

précision aussi efficace que brève (« En situaciones extremas la literatura

sale a presión, como por la grieta de una tubería reventada », précise

Millás [Arti, « Escribir II », 279]). Ces quatre lignes suffirent à ce

dernier pour composer un texte dans lequel il parvient, lui-aussi en

quelques lignes, à définir avec force ce qu’est la littérature pour lui :

« Lo curioso es que un billete con cuatro líneas aparecido en el bolsillo

de un cadáver responda de súbito a la vieja pregunta de para qué sirve la

literatura. Sirve para contarlo. » (Ibid., 279-280). « Contar » c’est ici

autant relater que conter : il s’agit bien de dire le réel dans toute sa

complexité et sa simplicité comme on peut le saisir dans le bref message

du marin. C’est en cela que les articles de Millás sont aussi des

chroniques dont l’un des objectifs est de déconstruire le présent : « No

hay ninguna buena literatura que al mismo tiempo de reflejar la realidad

no la ponga en cuestión. Es decir, la única literatura que no pone en

cuestión la realidad cuando la refleja es la de los culebrones ». (Millás

dans Rosenberg, 1996 :150-151)

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de proposer une approche

exhaustive que la masse et la diversité des textes rend impossible, mais

de rappeler quelques-uns des principaux vecteurs de la référence et d’en

approfondir certains qui me semblent singuliers sinon à Millás en tout

cas au genre columna. Les médiations ont beau se multiplier, l’écriture

emprunter les sinuosités des tropes, le réel n’est jamais bien loin. Ce réel

fait constamment retour, en particulier par des ancrages qui viennent

dans le texte comme par effraction, provoquant un télescopage tout

apparent. Rappelons qu’à des degrés divers, le triple ancrage

(toponymique, chrononymique et anthroponymique), qui définit le mieux

les mécanismes de la référence, envahit les textes. La seconde partie du

85

recueil Algo que te concierne en est à cet égard le meilleur exemple,

puisque y ont été compilés des articles dont le thème était étroitement lié

à l’actualité nationale et internationale.

Il me semble que la signature, parce qu’elle s’affirme comme

autorité assomptive du texte qu’elle ouvre et qu’elle couvre est ici à

considérer comme marqueur de référentialité. À force de décréter la mort

de l’auteur, on a sans doute fini par développer un instinct de survie chez

celui-ci qui peut friser par moment, époque postmoderne oblige,

l’exhibitionnisme. L’auteur ne veut donc pas mourir. Mais les autres ne

veulent pas non plus qu’il meurt : ce que recherche le journal en

accueillant les écrivains, c’est une signature avant un texte, et une

signature qui assume son texte. Ce qui importe, c’est donc l’Autorité.

Comme le souligne Gérard Leclerc :

L’auteur est en effet le garant individuel d’un énoncé où

la culture recherche ses racines, en quoi elle reconnaît ses

origines et revendique l’une de ses sources. La signature

d’auteur renvoie non seulement à l’authorship, à la

revendication de responsabilité-propriété de

l’énonciateur, mais aussi à l’autorité, à la position de

garantie de cet énonciateur face à la demande sociale et

culturelle de vérité. Avec l’autorité, il est question de la

norme qui exige que l’énonciateur se situe dans l’horizon

de la vérité.(Leclerc, 1998 : 65-66)

La visée référentielle qui régit ces textes se constitue à partir de

cette première personne qui énonce, ou de cet auteur qui signe et dilue sa

voix dans celle des multiples narrateurs qu’il convoque. C’est donc à

partir de lui-même et de son expérience que Millás rend compte du

86

monde, par cercles concentriques. Au centre, le moi et son expérience

directe du monde, puis dans un deuxième cercle constitué par ce que l’on

pourrait appeler une référence de second degré, dans laquelle

l’information parvient jusqu’à l’auteur par l’intermédiaire d’une coupure

de presse ou de la radio, de la télévision ou tout simplement d’une

lecture quelconque. Le troisième cercle enfin, serait celui constitué par

une approche spéculative du réel, c’est-à-dire tout ce qui renvoie à

l’imaginaire et en particulier la dimension fantastique que nous

analyserons par la suite.

Cette autorité s’exprime sans équivoque dans les textes relevant du

polemos, elle est encore décelable dans les autres textes par différents

procédés. Dans « De nada » (arti, 19), à partir d’une expérience

personnelle de lecture d’une simple notice, il en arrive à une critique de

certains politiciens dont le pouvoir repose sur un effacement de leur

passé, un pacte de l’oubli passé avec leur propre conscience. Le texte

commence par une banale remarque à propos d’une notice expliquant le

fonctionnement des batteries de téléphone portable, qu’il faut laisser se

décharger en totalité plusieurs fois pour éviter un fâcheux « effet

mémoire ». On voit combien la notion peut être suggestive si elle est,

comme le fait Millás, extraite de son contexte et appliquée à l’individu :

ceux qui n’arrivent pas à se défaire de leur passé sont des victimes de

l’effet mémoire qui freine l’amnésie et les empêche de « réussir ». A

l’inverse, celui qui, respectant soigneusement la notice, sait se vider de

son passé, est voué au succès. Aznar et Piqué, deux ministres, dont le

premier de tous, ayant appliqué avec zèle l’effacement de l’effet

mémoire, en sont les meilleurs exemples : « Por eso resulta enviable

gente como Piqué, que habiéndose limpiado hasta las heces de su pasado

comunista, ha podido abrazar sin problemas la fe popular, lo que ha

87

repercutido muy favorablemente en su bolsillo. » Comme on le voit la

charge est très sévère et l’ironie manifeste jusque dans l’antiphrase

énoncée comme une sentence : « Si uno quiere ser alguien, es preciso

olvidar, aunque se convierta en otro . »

Le procédé le plus manifeste d’autorité est sans doute le recours au

présent à valeur intemporelle − à valeur non déictique selon la

terminologie de la pragmatique (Maingueneau, 2000 : 96), ou encore

présent gnomique−, dans les textes au passé, en particulier dans les

articles fonctionnant comme de véritables récits fictionnels. Ces

émergences du plan de l’énonciation dans le plan de l’énoncé sont une

des caractéristiques essentielles de la présence auctoriale. Il se dégage

dès lors ce que j’appellerai un effet sentence, c’est-à-dire l’énonciation

d’un segment discursif de nature axiologique qui, dans un texte aussi

bref qu’un article, sert le plus souvent d’élément d’élucidation

déterminant de l’ensemble du texte. D’une façon un peu abrupte, l’effet-

sentence serait à la columna ce que la morale est à la fable de La

Fontaine. On trouve bien sûr des exemples de ce procédé dans le roman

en général, mais c’est la fréquence de son emploi dans l’article qu’il faut

souligner. Nous sommes là dans ce que Vincent Jouve appelle « la

fonction éidéologique » du texte, qui s’exprime par l’explicite et les

maximes intemporelles » (Jouve, 2001 : 93). Dans « Nos gusta » par

exemple, texte énoncé à la première personne mais dont les temps du

passé fonctionnent comme des marqueurs de récit fictionnel, le

surgissement d’une phrase au présent de l’indicatif avec sujet collectif

représentant locuteur et allocutaires ( les lecteurs du journal) fonctionne

comme crochetage sur l’actuel sinon sur l’actualité et en cela marque son

appartenance à l’espace journalistique. :

88

…sin advertir que poco a poco nos desviábamos del

asunto principal, igual que cuando detrás de IU, por

ejemplo, ponemos entre paréntesis Izquierda Unida y nos

quedamos tan a gusto, como si una cosa tuviera que ver

con la otra./[…]/ Los sabios dicen que más que en un

paréntesis nos hemos hundido en un espejo, y que no

hacemos otra cosa que reflejar los gestos del discurso

principal. Pero nos gusta. (Arti., 33)

« Enhebrar la aguja » (Arti, 247), est un texte rétrospectif dans

lequel le narrateur de première personne se souvient du côté énigmatique

de certaines images d’usage courant dans le discours, comme par

exemple « enhebrar una aguja en un pajar ». La columna est construite

au passé, on y trouve un discours rapporté au style direct et,

brusquement, cette phrase qui a des résonances de maxime : « La

infancia está llena de imágenes incomprensibles, de asociaciones

disparatadas. ». Dans « Felicidades » (CyP, 15), autre récit du même

type, émerge au présent une phrase très ironique dont la portée

axiologique déborde le micro-récit qui la contient : « Un hombre

despierto es un sujeto fuera del sistema : un engranaje averiado, un

peligro para sí mismo y los demás ».

L’effet-sentence est bien sûr à relier avec l’intentionnalité. Certes

l’intention d’auteur reste toujours problématique comme l’a encore

montré récemment Antoine Compagnon (1998), dans la mesure où

comme le dit Ricœur « avec le discours écrit, l’intention de l’auteur et

l’intention du texte cessent de coïncider » (cité par Compagnon, 1998 :

86), celle-ci débordant celle-là. Mais dans cet hybride qu’est la columna

il semble bien que Millás tente, peut-être désespérément, de faire

89

coïncider l’un et l’autre, en tout de subordonner, dans la mesure du

possible, l’intention du texte à celle de l’auteur.

C’est le cas notamment lorsque Millás superpose sa propre lecture

des événements à celles qu’ont pu en faire d’autres, en particulier les

journalistes. La plupart du temps cette relecture conduit à une sorte de

palimpseste dans lequel Millás veut faire entendre une voix autre

intervenant dans un débat auquel il n’a pas été invité mais qu’il

revendique comme sien. Dans ces textes, l’objet réel n’est pas seulement

l’événement en soi, mais aussi les regards qui y sont portés . Ce que

Fernando Valls traduit en ces termes : « Rebusca Millás en la prensa

como si hurgara en un estercolero o en un taller de desguace. »

(Articuentos, 10), et que l’auteur exprime ainsi :

« El periódico, como el tercer mundo, es un campo de

minas antipersonales. Abres una hoja cualquiera, miras, y

te estalla en medio de los ojos un titular que te mutila la

buena conciencia. » « El orgasmo espontáneo », (Arti,

175).

Andaba yo recorriendo el periódico de norte a sur, con un

bastón imaginario que uso para hurgar en sus partes

blandas, cuando di con una noticia pequeña que sin

embargo brillaba como una perla negra. (CyP, 61)

Ce sont les incipit qui déterminent la plupart du temps le thème et

la teneur de l’article. Notamment dans les columnas journalistiques de

second degré, celles dont le point de départ est un événement lu, entendu

ou vu dans la presse écrite ou orale ou visuelle. Lorsque c’est l’actualité

90

qui génère la columna, l’incipit cite, même de façon approximative les

sources en une phrase introductive qui résume le fait : “Según estudios

de toda solvencia, el alto índice de fracaso escolar se debe a la falta de

conexión entre los planes de estudio y la realidad.” (“La vida”, CyP,

103) / “La comunidad científica está muy excitada porque estos días han

conseguido operar a distancia a un cerdo de silicona.” (“La metástasis

del cerdo”, CYP, 237) / “Desde que leí la entrevista de Rosa Montero a

Felipe González...” (“Helicóptero”, AQTC, 357) / « Oí en la SER que

unos laboratorios de Barcelona podrán en breve predecir el futuro clínico

de una persona a través del análisis de sus genes ». (“Bultos”, AQTC, 29)

/ « Leo con alivio que el Ejército ha decidido cambiar la fórmula de la

jura de bandera » (CyP, 75).

5. Poétique de l’ordinaire

Juan José Millás a toujours revendiqué une écriture étroitement

dépendante du « réel ». Indéniablement il s’agit là d’une question

centrale comme le montrent ses multiples déclarations. L’écrivain est

pour lui « el intermediario simbólico de la realidad » (Rosenberg, 1996 :

150). Mais le réel selon Millás n’est pas réductible à l’actualité, ni à une

certaine forme de réalité définie par le concret et le tangible. Il est

indissociable de la subjectivité qui le transmet. Il s’agit de « son » réel,

du monde médiatisé par son « Je », aussi incertain cependant que le réel

qu’il transmet. Dans ma thèse consacrée aux romans de Millás

(Carcelen, 1994), j’analysais ce que je considérais être un projet

référentiel singulier. Les romans de Millás me semblaient (et me

semblent encore) régis par une tension référentielle problématisée d’une

part par une approche ouverte du concept de « réalité », d’autre part par

91

des ancrages limités et un fractionnement du réel qui, en proposant une

vision kaléidoscopique de la réalité, créait ce que j’appelais « un effet

superlatif de référence » (Ibid, p. 82). Ce qui est valable pour les romans

de Millás, l’est a fortiori pour les textes de presse de l’auteur puisque,

comme nous l’avons vu, le pacte référentiel est par essence constitutif du

support journal. Par ailleurs, la nature même de ces textes, c’est-à-dire

leur fragmentarité, offre en soi une vision kaléidoscopique du monde. La

fragmentarité convient bien à cette poétique de l’ordinaire, elle permet

de puiser dans l’anecdotique, le futile ou l’accessoire pour composer, à

partir du parcellaire, la vision kaléidoscopique évoquée, dans une

tension totalisante. Pour Millás, l’ordinaire, le quotidien ou encore la

routine (« La rutina es bella », a-t-il répété à plusieurs reprises)

contiennent une charge de littérarité pour peu que l’on veuille bien d’une

part leur prêter attention, d’autre part, les regarder sous un angle

inhabituel. Millás déplace la question de l’extraordinaire, de

l’exceptionnel : ce n’est plus l’objet regardé mais le point de vue qui

produit l’effet littérature. Deux thèmes me paraissent rendre compte de

cette obsession à vouloir cerner la complexité de l’infiniment simple ou

proche : le corps et les objets.

5.1 Le corps

La chose la plus mystérieuse à laquelle le commun des mortels est

confronté à chaque instant de sa vie est aussi celle qui, partagée par tous,

est la plus quotidienne, le corps : « no hemos logrado convertir esta

pertenencia orgánica en un suceso rutinario ; de hecho, no vamos a

ningún sitio sin el cuerpo» (« Cuerpo y prótesis », CyP, 307) nous dit

l’auteur. Le principe de mystère qui régit notre relation au corps est pour

Millás un objet de fascination (« pasión por la carne », écrit-il dans ce

92

même texte, Ibid., 313). Le corps est l’essence même de notre identité :

« el cuerpo es sin duda la casa de los antepasados, de manera que,

además de su propietario legítimo, viven en él los muertos, los

desaparecidos, los fantasmas de nuestra propia sangre. » (Ibid., 309).

Millás procède avec le corps comme avec le reste : il le déconstruit et

permet d’en donner une vision totale dépassant la somme de ses parties,

parce que le corps est lui aussi une constante dialectique entre le tout et

ses parties. Si chacun de ses composants est appréhendé de façon

autonome, c’est tout un monde qui s’ouvre à la spéculation littéraire :

“Me despertó a medianoche un cerebro, el mío” / la semana pasada por

ejemplo me despertó el ojo del lado izquierdo”. Parce que le corps est

aussi un contenant de l’imaginaire.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer22, le corps est chez

Millás surtout un lieu d’affrontement. Il est l’image métaphorique du

monde et il est à l’image du monde, en dérèglement permanent. Il est le

référent à partir duquel se construisent nombre de métaphores décrivant

les autres espaces notamment l’espace urbain.

“Patria” (AQTC, 21) et “El cuerpo” (AQTC, 203) sont deux textes

très différents qui permettent de mesurer le rôle du corps dans l’écriture

de Millás. Dans le premier, il est un espace perméable aux obsessions et

aux angoisses. Sa description y apparaît comme une parodie de discours

scientifique : « El cuerpo es un territorio con escasa vegetación, aunque

con abundante fauna. Está recubierto por un tegumento elástico, llamado

piel, que proporciona uniformidad al conjunto[...] La abertura más

meridional del rostro sirve, por ejemplo, para nutrir el organismo; se

22 En particulier dans mon article “Les réflexions du corps dans La soledad

era esto de Juan José Millás” (1992) et, à propos de Algo que te concierne dans « Réglements de contes : les chroniques de Juan José Millás dans El País » (1998).

93

llama boca y se utiliza también con alguna frecuencia para besar y ser

besado. » Mais ce corps qui peut nous sembler si étranger, si

“objectivement” descriptible est ici l’espace qui métabolise (très

difficilement) le réel : “En la parte superior de esta zona, dos membranas

móviles — los párpados — actúan de frontera entre la realidad y los

órganos de la visión. Por estos órganos penetra en el territorio corporal el

horror; a veces, entra también por los oídos, o por todos los agujeros a la

vez”. Le regard décalé s’applique à soi-même et à la plus évidente

version de soi-même, son propre corps. En réussissant par dédoublement

à s’abstraire de lui-même, Millás objectivise son corps et en analyse le

principe de mystère qui l’habite. Cette démarche visant à mieux se

comprendre, ou simplement à mieux s’interroger, s’inscrit dans la

“extrañeza”, qui est à la fois aliénation et extranéité à soi-même.

“Indagamos porsque nos sentimos ajenos.” écrit Mainer à propos de

Millás (2001 : 22). Rarement écrivain a écrit avec une telle précision

anatomique un corps qui apparaît comme une métaphore de la columna

elle-même (ou l’inverse) : l’infini dans le fini.

Le second exemple illustre le sentiment de “desposesión” dont

parle Mainer (Ibid. : 23). Dans “El cuerpo” (CyP, 203), Millás mesure et

nous donne à mesurer le mystère contenu dans ce qui pourtant nous

constitue. Il s’agit encore une fois d’une intrusion du discours

scientifique dans le discours littéraire, ce que nombre de critiques ont

relevé comme étant un trait de l’écriture millassienne, mais ce discours

est ici une autre modalité de ce qui traverse en permanence l’écriture

millassienne : la fascination de l’inconnu et la mise en question de tout

ce qui relève du familier.

94

El cuerpo

La extrañeza con la que hablamos de la configuración

de P1utón, cuyas fotografias nos acaba de remitir el Hubble,

no es muy distinta de la que mostramos al descubrir un nuevo

gen en las regiones más remotas del cromosoma. Ello es la

demostración palpable de que no pertenecemos ni a este

universo ni a este cuerpo. Sería absurdo volver de la cocina al

salón diciendo que hemos dado con un yacimiento de azúcar,

a menos que la casa sea de otro. Si es verdad, en fin, que

somos propietarios de un depósito lleno de genes, deberíamos

conocerlo, como el cajón de los calcetines, para ponernos

cada día el que nos diera la gana. Acabo de enterarme de que

tenemos un gen de la ataxia, o de la ataraxia, prácticamente

sin usar. Algunos insectos depositan sus huevos en el cuerpo

de un mamífero, que constituye la despensa de la larva

cuando sale. Se ve que a nosotros nos han colocado en este

cuerpo para que lo devoremos poco a poco. Si no fumas y lo

consumes con prudencia viene a durarte más o menos una

vida. Y no te proporciona sólo proteínas o grasas como la

mayoría de los organismos, sino que gracias a la especial

configuración de su cerebro te provee también de pasiones,

ideología y todo aquello, en fin, que nos hace tan desdichados

o felices mientras el hígado resiste. Se trata, pues, de un

cuerpo con tal variedad de usos y tan manejable que más que

una despensa parece un sistema orgánico personal. Sin

embargo, el descubrimiento de estos genes de la ataxia, igual

que el hallazgo de un casquete polar en Plutón, pone de

relieve, a la vez que nuestra ignorancia, nuestra condición de

extranjeros en un territorio carnal y cósmico que cada día nos

sorprende.

95

De ahí que quienes estudian a los lepidópteros, o se

fijan mucho en las moscas, dejen de creer en Dios y pongan

toda su fe en los insectos.

Dans la dialectique du tout et des parties, l’amputation plane

comme une menace permanente contre l’intégrité physique et identitaire.

C’est cette dualité que met en relief le titre du recueil Cuerpo y prótesis.

L’homme a beau vivre un incessant conflit avec son corps, celui-ci est

son bien le plus cher : l’amputer est l’altération identitaire la plus cruelle,

la plus petite échelle du crime contre l’humanité. Dans « Manos » (CyP,

101), Millás développe une longue litanie construite sur l’anaphore de la

négation et, contrairement à la très grande majorité des autres columnas,

en un seul bloc compact. Le privatif fonctionne ici comme expression de

l’amputation : « Un hombre o una mujer sin manos no se pueden lavar la

cara, ni atarse los zapatos, ni desabrocharse el uno al otro la camisa ».

Suit une liste des gestes les plus simples et pourtant les plus essentiels

que l’être humain ne peut faire sans les mains. La dimension lyrique

donnée par l’accumulation d’images, alliée à l’intensité émotionnelle qui

se dégage de certains exemples est à la mesure du crime que l’auteur

veut dénoncer : l’application dans certains pays de lois criminelles,

contraires à la raison, en l’occurrence la charia. Ce texte est aussi une

parfaite illustration de cette écriture autre de l’actualité qu’est la columna

(même s’il n’en est pas toujours ainsi) et où une saturation littéraire −

par accumulation d’images et une construction entièrement tournée vers

une chute nous ramenant à la brutale réalité − vient paradoxalement

créer un effet superlatif de référentialité.

96

Manos

Un hombre o una mujer sin manos no se pueden lavar

la cara, ni atarse los zapatos, ni desabrocharse el uno al otro

la camisa. No pueden mesarse los cabellos, ni taparse los

oídos, ni abrir un libro, ni tomar una pluma. No pueden leer

ni dibujar el rostro que acarician, ni quitar las legañas a un

bebé. No pueden, al salir de una pesadilla, frotarse los ojos

con alivio, ni colocar la palma o el envés sobre la frente de su

hijo para medirle la temperatura. Ni comprobar el grado de

dureza de una fruta, partir el pan, o recorrer con la punta del

índice los versos de un poema. Ni señalar podrían un pájaro

en un árbol, una libélula sobre el estanque, un dolor en un

punto concreto del pecho o la garganta. No podrían sin manos

una mujer o un hombre sacar un conejo de la chistera ni unas

monedas del bolsillo ni pintarse las uñas, ni clausurar los

párpados de los padres fallecidos con los ojos abiertos. Unos

adolescentes sin manos no pueden masturbarse ni cogerse de

la cintura, ni retirarse el pelo de la frente, ni quitarse los

granos de la cara. No pueden sostenerse la cabeza al llorar, ni

encender los primeros cigarrillos, ni alcanzar aquellas zonas

del otro en las que el único órgano de visión competente son

las yemas de los dedos. Un bebé sin manos no tiene dónde

almacenar la memoria de la ropa interior de su madre ni la

textura de sus pezones. Aún así, hay lugares en los que las

manos no valen nada. Las cortan como quien poda,

arrojándolas al medio de la calle, donde los soldados las

pisotean con la neutralidad asombrosa con que nosotros

pisamos las hojas del otoño. No cabe imaginar mayor

crueldad ni lobotomía tan eficiente como la de arrancar del

97

cuerpo las manos espantadas. Quizá no nos las merezcamos,

al menos mientras nos quepa en la cabeza la posibilidad de

que otros vivan sin ellas.

Comme nous le voyons, Millás transcende l’ordinaire et le familier

en le poussant dans ses retranchements, en l’abordant non pas de face,

mais sur les frontières. L’ordinaire est alors l’autre face de

l’extraordinaire et le familier l’autre versant de l’étrangeté. Il en est ainsi

également pour toute une catégorie de choses ou de lieu qui composent

notre quotidien et que je regrouperai sous le terme d’objets.

5.2 Les objets

Les objets récurrents fonctionnent donc à l’échelle macro-

structurale, celle qui envisage l’ensemble des articles, comme des motifs,

entendus comme des unités de type figuratif, des invariants à caractère

migratoire (Greimas et Courtès 1979 : 238). On peut donc les analyser en

tant quel tel dans une sorte d’immanence qui constituerait une essence de

l’écriture millassienne. Encore une fois, on ne saurait exhaustivement

présenter ces motifs, il n’en reste pas moins que les quatre recueils

d’articles déclinent ce que, après d’autres23, j’ai appelé ailleurs les

obsessions millassiennes, qui ne conduisent pas pour autant au

solipsisme mais participe, en le dépassant toutefois, du projet référentiel.

Ce faisant, cette approche rejoint celle que propose Roland Barthes de

l’objet : « …l’objet sert à l’homme à agir sur le monde, à modifier le

monde, à être dans le monde de façon active ; l’objet est une sorte de

médiateur entre l’action et l’homme. » (Barthes 1985 : 251).

23 C’est Millás lui-même qui le premier a évoqué ses récurrences comme des

obsessions.

98

Il en est un qui fonctionne comme un archétype, parce qu’il est

une métaphore existentielle polyvalente, capable d’embrasser une

biographie entière: la boîte24, que l’on retrouve au fil des articles sous

différents avatars : « caja, ataúd, pasillo, armarios, zapatos » mais aussi

« cuerpo » ou encore, pourquoi pas, « libro ». La boîte est, dans

l’écriture millassienne, emblématique du paradoxe : dans sa structure

hermétique elle contient l’infini puisque, dans l’univers de l’auteur,

toutes les armoires du monde communiquent entre elles.

Une multitude d'objets sont ainsi détournés de leur fonction

première et deviennent les vecteurs d'un processus allant du monde du

concret à celui de l'abstraction ou de la métaphorisation : ainsi la

savonnette au lieu de fondre à l'usage, se nourrit des corps qu'elle lave

jusqu'à les absorber (« La pastilla », AQTC, 117-118), les chaussures

acquièrent un pouvoir diabolique et se mettent à avaler les chaussettes,

provoquant ainsi de sérieux problèmes domestiques (« Zapatos », AQTC

211-212). Millás puise dans le quotidien, mais un quotidien qui, par

excès, bascule dans le monde de l'insolite, du fantastique, de l'inquiétante

étrangeté. « Il y a toujours un sens qui déborde l’usage de l’objet », nous

dit Barthes (1985 : 252) : que ce sens se dérobe à nous et nous voilà

confrontés à l’extraordinaire.

6. Poétique de l’extraordinaire

Cette réalité complexe aux ramifications si hétéroclites a, dans la

conception que s’en fait Millás, une capacité intégrative illimitée : elle

s’ouvre à tout l’imaginaire que l’individu est capable de concevoir et

24 Je ne peux ici que renvoyer à l’article très suggestif et très complet de

Marco Kunz (2000), « La caja, la grieta y la red : la psicopatología del espacio en la

99

d’engendrer. L’écriture de Millás, dans ses columnas ou articuentos, se

fonde ainsi sur un paradoxe : la rigueur de la structure physique de

l’article (trente lignes de soixante espaces en moyenne) est inversement

proportionnelle à l’imaginaire déployé. D’où le grand nombre de textes

versant dans le fantastique, l’étrange ou l’insolite ou ayant recours à des

procédés empruntés au genre.

Depuis ses premiers textes, Millás est séduit par l’étrange. Que

l’on songe à Cerbero son las sombras et à son scripteur anonyme qui du

fond de son « trou à rats » écrit une lettre à son père qu’il n’enverra

jamais ou encore à El jardín vacío, roman construit comme un

cauchemar où le lecteur est constamment déstabilisé par une

indécidabilité quasi totale quant aux événements qui s’y déroulent25.

Mais si les premiers textes étaient teintés de pessimisme et d’obscurité,

par la suite, cette étrangeté est progressivement traversée par l’humour.

Ces deux coordonnées sont ainsi celles qui définissent le mieux l’écriture

actuelle de Millás.

Encore faut-il cerner ce que l’on entend par fantastique, d’autant

que la notion entre ici en concurrence avec celles d’étrange, d’insolite et

d’absurde. Un bref rappel des principales définitions du fantastique

s’avère donc nécessaire. Citons simplement quelques-unes des formules

les plus célèbres.

Pour Pierre-Georges Castex, il s’agit d’une « intrusion brutale du

mystère dans la vie réelle » (cité par Malrieu 1992 : 38). Pour Roger

Caillois, « Le fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une

irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. » (ibid., p.

40). Louis Vax, dans L’art et la littérature fantastique précise que « Le

obra de Juan José Millás ».

25 Voir ma thèse p. 279 et suivantes.

100

récit fantastique aime nous présenter, habitant le monde réel où nous

sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de

l’inexplicable ». (cité par Malrieu,). Chez Todorov, « le fantastique c’est

l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles,

face à un événement en apparence surnaturel. ». Pour lui, le fantastique

est surtout une question de réception : il est « fondé sur une hésitation du

lecteur − un lecteur qui s’identifie au personnage principal − quant à la

nature d’un événement étrange. » (Todorov, 1970 : 165). Citons enfin

deux définitions proposées par Joël Malrieu :

… le fantastique est une spéculation sur le réel possible à

partir des données du réel connu. (Malrieu 1992 :43)

Le récit fantastique repose en dernier ressort sur la

confrontation d’un personnage isolé avec un phénomène,

extérieur à lui ou non, surnaturel ou non, mais dont la

présence ou l’intervention représente une contradiction

profonde avec les cadres de pensée et de vie du

personnage, au point de les bouleverser complètement et

durablement. (Id., 1992 : 49)

Je réserverai quant à moi le terme « fantastique » pour faire

allusion au genre, quelles que soient les difficultés à le définir

catégoriquement, et je privilégierai des notions qui me semblent mieux

correspondre au traitement du fantastique chez Millás : insolite,

étrangeté − inquiétante ou pas −, invraisemblable, prodigieux ou encore,

et peut-être surtout, absurde. Cette pléiade de termes ne me semble pas

ajouter à la confusion, mais simplement préciser des nuances

caractérisant des textes où le genre fantastique n’est convoqué que de

101

façon oblique par emprunt d’un ou plusieurs de ses procédés. Je souscris

ainsi à la très large définition de Jean-Bruno Renard : « On définira les

récits dits fantastiques comme des récits littéraires −il faudrait étudier les

récits non littéraires − qui mettent en scène l’extraordinaire. » (Renard,

1997 : 48). L’extraordinaire étant pour lui quelque chose de très

simple : « … lorsque le réel ne « colle » plus à la réalité, c’est-à-dire

lorsque des événements ou des phénomènes s’écartent de notre

perception ordinaire du monde. » (Ibid. : 48-49).

Ainsi, l’une des caractéristiques du fantastique est, comme on peut

le voir à travers les différentes définitions proposées, qu’il a besoin du

réel pour exister, ne serait-ce que pour s’en démarquer. Les columnas de

Millás parce qu’elles reposent sur un socle de réalité, aux repères labiles

certes, créent les conditions de survenance du fantastique. Celui-ci

apparaît ainsi aux frontières-mêmes du monde normal, dont il fait

vaciller les certitudes. Un deuxième trait consiste en ce que le fantastique

est aussi et surtout un effet du texte sur le lecteur dont il déstabilise la

lecture. Enfin, le dernier élément que l’ensemble de ces citations

semblent partager est celui qui transparaît derrière les termes

déchirure/irruption/confrontation..

Davantage qu’un genre ou un procédé, le fantastique semble en

effet être un processus : il s’agit d’un passage, du franchissement d’un

seuil (en général celui du rationnel). Ce sont donc ces seuils et leur

franchissement qu’il est intéressant d’analyser. Si dans un récit d’une

certaine ampleur, ces passages sont souvent préparés, dans un texte du

type columna, il faut que les choses aillent vite, le passage est de l’ordre

de l’accident, de la fracture sémantique ou encore de la métalepse, en

réalité, comme nous allons le voir, de toute une gamme de procédés

aptes à mettre en œuvre le glissement vers l’extraordinaire. C’est donc

102

dans « le mode d’apparition de l’extraordinaire » qu’il faut sonder le

fantastique, dans ce que j’appellerai, pour marquer davantage le côté

abrupt de l’apparition exigé par la brièveté des textes, les modalités

d’irruption.

6.1 Le fantastique

Les columnas correspondant à un fantastique « pur », si tant est

que l’on puisse en parler en ces termes, c’est-à-dire ayant la forme d’un

récit sans ancrage référentiel, entièrement tourné vers l’effet fantastique,

comme une sorte de variation sur le genre, sont assez rares. Dans « El

galán » (Arti, 32) cependant, nous retrouvons l’essentiel des ingrédients

du genre : deux personnages dont l’un va subir cette « hésitation » dont

parle Todorov face à un phénomène perturbateur :

El galán

Por su cumpleaños, su mujer le regaló un galán, ese

mueble siniestro que habita en el rincón de los dormitorios

reproduciendo lo que más detestamos de nosotros mismos. El

hombre ponía cada noche la chaqueta sobre los hombros del

artefacto y colgaba cuidadosamente los pantalones de la

cintura artificial creada a tal efecto (también la corbata tenía

su lugar, incluso había un pequeño recipiente para el cinturón

y los gemelos). Después se metía en la cama y mientras su

mujer dormía, él contemplaba la silueta oscura de sí mismo

colocada como un buitre a los pies de la cama.

-No quiero ver más ese trasto -le dijo a su esposa-.

Está esperando que me duerma para saltar sobre mí.

Regálaselo a tu hermano. O a tu padre.

-Pero, hombre, si es muy práctico.

103

-No quiero cosas prácticas. Todo lo práctico acaba

matándome.

La mujer retiró el galán, pero lo escondió en el

trastero en lugar de regalárselo a nadie de su familia, por si su

marido cambiaba de opinión.

El hombre volvió a colgar la chaqueta y los

pantalones en el interior del armario, pero ya no pudo

desprenderse del malestar que le había producido la

utilización del galán y cada vez que veía las perchas con sus

camisas y sus trajes verticalmente ordenados en aquella

tiniebla de ataúd, tenía la impresión de contemplar diferentes

versiones de sí mismo: ninguna, por cierto, verdadera. Nadie,

hasta el momento, le había representado como el galán, que

ahora estaría en casa de su cuñado, o de su suegro, ocupando

un dormitorio que no le pertenecía.

Un día pasó cerca del cuarto trastero y le pareció que

alguien le llamaba. Abrió la puerta y vio el galán desnudo,

aterido de frío. Lo llevó al dormitorio y lo vistió con su mejor

traje de franela, el de las recepciones y los cócteles. Después

se metió en la cama, se durmió, y al poco, en efecto, el galán

saltó sobre él, comiéndoselo entero, con pijama y todo. Su

mujer todavía no lo ha echado en falta porque el galán la

llena de atenciones.

La composition du récit déroge à la structure habituelle des

columnas. Il s’agit très clairement d’un micro-récit fictionnel comme le

montrent d’emblée le temps (alternance prétérit/imparfait), les

personnages fictifs, la scène dialoguée. A partir d’un fait banal : une

femme offre à son époux le valet de nuit, le texte bascule dans le

fantastique dès que deux ingrédients sont réunis : la nuit et le

dédoublement : « … se metía en la cama y […] contemplaba la silueta

104

oscura de sí mismo colocada como un buitre a los pies de la cama. ».

Cependant, les incursions d’un narrateur, venant rompre le fil naturel du

récit par des phrases a-temporelles, énoncée en présent de vérité et à

relier à l’effet-sentence déjà évoqué, instaurent immédiatement un climat

de menace : « Por su cumpleaños, su mujer le regaló un galán, ese

mueble siniestro que habita en el rincón de los dormitorios

reproduciendo lo que más detestamos de nosotros mismos. » Ce climat

est d’ailleurs renforcé par l’image du vautour, l’horizon d’attente est

ainsi tout tracé d’autant que le texte crée un petit effet de suspens en

instaurant un bref retour à une pseudo-normalité et en ajoutant un

élément fantastique tout millassien : l’armoire présentée comme un

« ataúd » plongé dans les « tinieblas ». La fin apparaît quelque peu

déceptive parce que l’irruption du fantastique se fait d’une façon très

neutre, voire très lisse : « Un día[…] el galán saltó sobre él,

comiéndoselo entero, con pijama y todo. Su mujer todavía no lo ha

echado en falta porque el galán la llena de atenciones. » Millás, en

contrevenant à la règle de l’effet unique et en proposant une triple chute

− le fantastique (le valet de nuit qui avale le personnage), l’humour (le

double sens de « galán » et l’incongruité de la remarque sur le pyjama) et

la femme comblée par le double−, oblitère l’effet déstabilisateur qu’on

est en droit d’attendre de ce type de texte. Le valet de nuit finalement

rejoindra la cohorte des objets maléfiques constituant les obsessions

millassiennes.

Le conte fantastique en tant que tel est une des modalités, bien que

rare, des articles millassiens. Dans ces textes l’écart avec le journalisme

est maximal. Ces textes sont des fabulations dépourvues de référent autre

que celui qu’ils construisent dans un cadre générique toutefois fortement

105

intertextuel. « El pájaro » (AQTC, 125) par exemple, est l’un des rares

textes que l’on pourrait classer dans le « merveilleux » et la fable. Il

s’agit d’une histoire de poisson qui, se prenant pour un oiseau, finit

dévoré par l’un de ceux qu’il pensait être des congénères. L’incipit est

une variante du classique Érase una vez : « Aquel pájaro tenía forma de

pez ». Nous sommes dans l’acceptation de l’irrationnel et si chez Ésope

et La Fontaine les animaux parlent, chez Millás, ils se contentent de

penser. Il n’y a pas de morale explicite à cette histoire, mais on peut

assez aisément y voir une réflexion allégorique sur les thèmes

identité/altérité, apparences/réalité.

L’univers fantastique est parfois donné d’emblée, dès un incipit

fonctionnant comme clé de lecture, comme par exemple dans “Zapatos”

(AQTC, 211) : “El caso es que empezaron a desaparecer mis calcetines

preferidos.” Ou “La lengua”, AQTC, 61 : “Me quedé dormido con la

boca abierta y se me fue la lengua... », ou encore en marquant un

décalage avec l’information qui sert de point de départ, la description de

l’objet réel ou de la situation « normale » : comme dans cet incipit :

« Dijeron en la radio que un sujeto que vivía solo se asomó a la ventana

para contemplar la calle y se murió de un infarto. Lo curioso es que… »

(« Cadáveres, AQTC, 201).

Mais c’est surtout à partir d’une situation limite, en général le

rêve, le songe, la fièvre ou l’ennui que se développe l’irrationnel. Ces

états frontières sont favorables aux situations d’étrangeté en ce ils

provoquent une sorte de dédoublement, dépossession ou encore

d’« extrañación ». Cependant, chez Millás, l’étrangeté est rarement

inquiétante, car elle est toujours médiatisée par l’humour. Elle est malgré

tout déstabilisatrice dans la mesure où elle provoque l’interrogation et la

106

réflexion. Curieusement, ces situations limites renvoient souvent à une

banalité sans doute commune à tous les lecteurs, ce sont des situations

quotidiennes exacerbées : “El caso es que me aburría en aquella reunión

de trabajo y empecé a explorar con la lengua la gruta bucal.” (“El

paladar”, AQTC, 55). L’incipit “el caso es que...” fonctionne

systématiquement comme indice de fantastique. Ce sont souvent des

verbes de sensation qui introduisent ce type d’article.

L’effet d’extraordinaire relève souvent de l’irruption de l’altérité

dans notre monde ou encore d’une confrontation de logiques

contradictoires. Ailleurs, la perturbation est le produit de métalepses

narratives : deux plans absolument discordants entrent en relation. Il y a

alors non pas irruption de l’étrange dans la normalité mais effacement

d’une frontière. Dans “Problemas” (Arti, 97), nous avons affaire à un

récit fantastique affiché dès l’incipit et reposant sur l’alliance de deux

plans rationnellement étanches : “Cuando aquella chica abandonó el

vagón del metro, vi caer algo del interior del libro que llevaba en la

mano. Al principio me pareció un señalador, pero al agacharme vi que se

trataba de un personaje que guardé en el bolsillo con un poco de

vergüenza...”

Les verbes fonctionnant comme des modalisateurs du principe

d’incertitude : « parecer/creer » ou encore les verbes marquant un

mouvement brusque tel que « caer » (« en un paréntesis », Arti, 33 / « en

un vagón de metro », Arti, 97 / « en un libro o de un libro ») ouvre la

plupart du temps la voie à des situations anomales.

En recourant par rétrospection à son regard d’enfant, Millás trouve

une source infinie d’expériences fantastiques, tout simplement parce que

le regard de l’enfant est en permanence un regard qui découvre le monde

et les objets du monde : « El descubrimiento de Correo fue, como el de

107

las alcantarillas, una de las sorpresas más estimulantes de mi infancia. »

(Arti, « Tortilla francesa », 186).

Le fantastique n’existe donc que parce que le réel existe, mais si

l’on suit les « consignes » de Millás, la proposition mériterait d’être

envisagée sur le mode réversible : le réel n’existe que parce que le

fantastique existe. Le réel est pour lui autant une déchirure dans l’ordre

du fantastique que l’inverse. « Cráneo » (AQTC, 41) est ainsi un texte

s’ouvrant par un marqueur de conte traditionnel : “En un tiempo

remoto...” et glissant, dans la même phrase, vers le fabuleux : “cuando se

creía que el mundo tenía la forma del cráneo, nosotros éramos las ideas

que habitaban en el interior de aquella caja ósea infinita.” . Le premier

paragraphe présente un monde harmonieux tout en signifiant par les

temps du passé et le verbe “se creía” que la suite sera déceptive et

développera le thème du paradis perdu. L’articulation vers le présent de

l’énonciation s’effectue au début du deuxième paragraphe par une

analogie : “Quizá el mundo imaginaba entonces que las ideas eran suyas

por el sólo hecho de estar dentro de él ; de igual manera creemos

nosotros que nuestros pensamientos son creaciones nuestras, criaturas

que dependen de nuestra voluntad. Se equivocaba el mundo y nos

equivocábamos nosotros...”. Dans cette construction spéculative où l’on

peut percevoir une fois de plus le conflit apparences/réalité, la brutale

intrusion d’un fait divers vient oblitérer le fantastique et ramener le

lecteur à une actualité sordide : l’arrestation d’un trafiquant d’héroïne

qui transportait la drogue dans ses intestins.

Le verbe assez récurrent, « soñar », déclenche un contrat de

lecture fondé sur une totalité de possibles et produit une extranéité

fragilisant tout repère, comme dans « Madrid » (AQTC, 75) où l’incipit

108

marque une double extériorité dite par le verbe « soñar » et par la 3e

personne du pluriel « llamaban » qui exclut de fait le locuteur : « soñé

que llegaba a una ciudad fantástica que llamaban Madrid ». Après une

telle ouverture tout est possible, y compris de faire d’un Madrid

totalement actuel, l’image de la ville-cliché véhiculée par la science-

fiction : l’observation distanciée à l’extrême par le truchement du verbe

« soñar » de la capitale espagnole transforme un quotidien des plus

prosaïques en monde cauchemardesque. Pourtant, il n’y a là qu’une

succession, presque juxtaposition, d’éléments descriptifs, des « effets de

réels », mais ils deviennent autant de signes de l’entropie de la ville. Il

est vrai qu’à la distance s’ajoute une ironie soigneusement disséminée

dans le texte par quelques adjectifs (velocidades siderales ; automóviles

alicatados) ou de métaphores (guiñaban el ojo ; mausoleos ; erección).

Madrid

Soñé que llegaba a una ciudad fantástica que llamaban

Madrid. Varios millones de habitantes esperaban su fin en el

interior de fabulosos automóviles alicatados hasta el techo.

Estos vehículos podían alcanzar velocidades siderales, pero

permanecían quietos, rugiendo levemente, frente a semáforos

que les guiñaban el ojo ajenos al colapso circulatorio. Los

conductores parecían satisfechos dentro de sus mausoleos

motorizados. Unos aliviaban la espera llegando hasta lo más

hondo de sí mismos a través de los orificios nasales; otros

escuchaban la radio; algunos jugaban con su propia memoria

y sonreían.

Entre los huecos formados por las poderosas

máquinas desfilaban manifestaciones y ambulancias. Grupos

de indigentes comerciaban con pañuelos de papel, teléfonos

portátiles y ambientadores con olor a pino. En todas las

109

esquinas estratégicas enormes máquinas, con aspecto de

animales prehistóricos, cavaban zanjas y construían túneles

en los que de cuando en cuando perecían los obreros. No

había autobuses.

Penetré en una erección con forma de torre que

llamaban Picasso. A la entrada te daban una piedra de

plástico gracias a la cual tu cuerpo no pitaba al pasar frente a

unas barreras electrónicas. Todo era limpio y luminoso

excepto la piedra, que era negra y sucia porque había sido

manipulada por cientos de personas que sin duda tenían el

hábito de llegar a lo más hondo de sí mismas por el sistema

ya descrito. Los ascensores tenían las paredes de mármol.

Gracias a este dato advertí que me hallaba en el interior de un

sueño, pues ni al que concibió la Cruz de los Caídos, en el

valle homónimo, se le habría ocurrido un disparate de este

tamaño. Lo curioso es que desperté y las paredes seguían

siendo de mármol, la ciudad continuaba llamándose Madrid,

los obreros perecían en los túneles municipales y los

habitantes esperaban su fin en el interior de poderosos

automóviles alicatados hasta el techo. Qué raro.

6.2 L’insolite et son écriture

L’écriture de Millás cherche à surprendre, elle est, dans les

columnas, de l’ordre de la « performance », au sens artistique du terme.

De ce point de vue, l’insolite est plus apte à susciter l’effet de surprise

que la simple convocation du genre fantastique. Dans ses textes brefs,

l’insolite retrouve toute son étymologie, qui lui vient du latin insolitus,

« qui étonne, surprend par son caractère inaccoutumé, contraire à

110

l’usage, aux habitudes. » (Dictionnaire Robert), mais qui a aussi donné

insolence.

L’insolite, comme l’étrange, tient davantage au regard porté sur

les choses qu’aux choses elles-mêmes. Tout comme le fantastique exige

son contrepoint, le réel, l’insolite exige le sien, l’ordinaire, déclinable en

multiples avatars : routine, quotidien, répétitif etc. Cela tient beaucoup à

la conception millassienne de la réalité : il ne fixe aucune limite, le

possible et l’actuel se mêlent dans une tension égalitaire. C’est ce que

souligne l’auteur lui-même lorsqu’il essaie de préciser sa conception de

l’inquiétant, comme le montrent ces deux citations :

Lo inquietante viene de que siempre he intentado,

partiendo de situaciones muy cotidianas, muy

tranquilizadoras, de realidades de mesa camilla por

decirlo rápido, lanzar una mirada capaz de rescatar otros

significados de esas realidades tan estáticas en apariencia.

(Mora, 1994 : 8)

Siempre me ha gustado buscar lo misterioso en lo

cotidiano. Partir de la realidad, pero en un momento

determinado mirarla de tal manera que aquello que

tomamos por normal se convierta en raro, porque no hay

nada más raro que lo normal. (El País, 26/04/02)

Ce qui peut perturber la normalité peut être également d’une

grande normalité tout en donnant lieu à des situations frôlant l’absurde :

c’est le cas du téléphone portable qui devient entre les mains de Millás

un objet de dérision entraînant des quiproquos : la satire est manifeste

dans ces articles, mais elle ne repose pas sur un regard critique amusé ou

111

moqueur, ni même sur une charge ironique contre les propriétaires

indélicats de l’objet au comportement intempestif. Cette dimension

existe mais elle passe après les possibilités de récit que le téléphone

mobile peut engendrer en certaines circonstances. Par exemple lorsqu’un

individu perd le sien et qu’il est retrouvé par quelqu’un d’autre qui reçoit

un coup de fil qui ne lui était pas adressé (CALI, « El móvil », 127) ou

encore lorsque lors d’un enterrement un portable sonne dans la poche du

défunt (CALI, « el infierno », 131). Cette dernière situation versant à la

fois dans l’humour noir − la veuve décroche et répond à la maîtresse du

défunt −, ou dans l’étrange − le narrateur-témoin repart chez lui et le

soir même décide d’appeler le numéro de portable de son ami qu’on

avait pourtant enterré avec lui : « Lo cogieron al primer pitido, pero

colgué antes de escuchar ninguna voz. Sólo quería comprobar que el

infierno existía. »−.

Si le journalisme est « lo considerado como noticiable por

excepcional no es sino la previsible y reiterada ruptura de la normalidad

cotidiana (news are bad news) » (Imbert et Vidal Beneyto, 1986 : 18).

Millás prend le contre-pied de cette définition dans de nombreux articles

où le but est précisément de rendre « noticiable » « la normalidad

cotidiana » : pour lui un chien qui mord un évêque devient tout aussi

digne d’être une nouvelle que l'inverse, et les trains qui arrivent à l'heure

peuvent être des informations26.

L’insolite de Millas répond lui aussi à la dynamique suivante : le

monde est structuré suivant un ordonnancement dont les coordonnées

26 Dans une columna intitulée « Actualidad » (AQTC, 443-444), l’auteur

s’amuse à parodier ces deux exemples canoniques des écoles de journalisme, montrant à quel point ce que la logique devrait considérer comme ordinaire relève parfois de l’extraordinaire : « Una noticia no es que el poder muerda a la ley, que eso está muy visto, sino que la ley muerda al poder… ».

112

sont connues et partagées de tous. Il suffit d’en combiner différemment

les éléments, de déplacer le point de vue que l’on y porte pour faire

survenir l’insolite. Par transformation de la combinatoire. Il y a dans

certains textes des transgressions des liens de causalité qui relèvent du

paralogisme, ou encore des liens de causalité absurdes qui créent

l’insolite : « Si no escribir sólo me perjudicara a mí, me daría lo mismo,

pero el año pasado estuve une semana entera sin escribir y hubo dos

accidentes ferroviarios ». (« La contrición me mata », Arti, 281).

Ailleurs, c’est en isolant un élément, si minime soit-il, de la chaîne

contextuelle qui lui donne sa cohérence et son sens, que Millas fait surgir

l’insolite. Parfois le processus consiste à insérer cet élément dans une

nouvelle chaîne qui non seulement change totalement le sens initial, mais

peut produire des effets de sens surprenants, notamment lorsque le

déplacement ou renversement conduit à une interrogation sur une autre

dimension du réel, en particulier liée à l’actualité. Dans d’autres cas,

l’isolement de l’élément se produit dans un processus de pure

abstraction : on entre dans un territoire qui frise l’absurde, et si la

dimension est alors plus ludique, elle n’en suscite pas moins un autre

type d’interrogation, plus métaphysique, voire plus existentielle.

Le renversement est parfois d’une simplicité extrême comme par

exemple dans « Cambios » (Arti, 41) : « Llevaban veinte años durmiendo

cada uno en el mismo lado de la cama, cuando una noche, entre sueños,

ella ocupó el sitio de él y él el de ella. ». Cette simple transgression de la

routine décuplera chez ce couple sa capacité à appréhender leur relation

et les choses autour d’eux : « Este mínimo cambio geográfico modificó

sus vidas, haciéndoles tomar conciencia de unos territorios corporales

inéditos. » (Ibid, 43). Le texte retrace ensuite quelques possibilités

113

offertes par ce qui est surtout un changement de perspective, de point de

vue, et de ce fait s’avère être aussi une réflexion de plus sur le regard.

Si la « littérature fantastique est d’abord un jeu avec la peur »

(Caillois, cité par Malrieu, op.cit. : 42 ), les columnas de Millás dérogent

à cette règle et jouent avec le fantastique, notamment en lui instillant des

doses d’humour. Parce qu’il désamorce la charge perturbatrice, l’humour

cantonne le fantastique à un simple genre détourné par l’auteur à d’autres

fins : servir de médiation dans la diction du monde ou dans la mise en

scène de l’écriture-même. Car il est un procédé qui tout en s’intégrant

dans cette poétique de l’extraordinaire, rejoint une dimension sans doute

plus essentielle de l’écriture de Millás : l’autoréférence.

7. Dispositifs fictionnels

7.1 Recyclages génériques et détours allégoriques

Dans la première partie de ce travail, la columna a été présentée

comme un hybride subsumant et recyclant la totalité des formes brèves.

Les pages précédentes nous ont permis d’en voir quelques exemples en

particulier dans le discours polémique fortement imprégné de la diatribe

et du pamphlet, ou encore dans tout ce qui est présent derrière l’effet-

sentence : maximes ou aphorismes. Ces formes viennent donc

s’enchâsser dans les articles et constituer un deuxième degré de

fragmentarité. A un niveau plus macrostructural, le conte, notamment

fantastique est lui aussi réinvesti, mais toute cette intertextualité

générique n’est pas accomplie sur le mode imitatif, ni même parodique

— ce serait alors faire du genre convoqué le référent principal du texte

—, elle s’exerce sur un mode pragmatique ou ludique. C’est encore en ce

114

sens que la comparaison avec le laboratoire et l’expérience me semble

opératoire : Millás manie l’ensemble des outils formels que le langage

met à sa disposition pour construire sa vision du monde.

De toute évidence, il n’y a pas chez Millás une adaptation pure et

simple de moules structurels préétablis. Ses textes puisent à de multiples

sources qui sont retravaillées, recyclées et surtout amalgamées jusqu’au

dépassement de la notion même de genre. Nous reconnaissons là une des

lignes rectrices de l’écriture postmoderne. Cependant, on peut y repérer

quelques dominantes, en particulier une forte présence des discours

allégoriques et argumentatifs. Il me semble que la columna se déploie au

gré d’analogies, d’associations d’idées ou de digressions ne remettant

pas en cause pour autant l’effet unique nécessaire à ce genre de textes.

7.1.1 Tropes analogiques

Discours en grande partie argumentatif, la columa fait largement

appel aux tropes analogiques, notamment à l’exemple, la comparaison et

la métaphore, dont la double caractéristique, valeur éclairante et

appartenance à l’expérience du lecteur (Charaudeau et Maingueneau,

2002 : 35), permettent le raccourci qu’exige l’espace imparti à ces textes.

Les articles sont saturés de ce type de procédés, qui sont de toute

évidence communs à tout type de discours, qu’ils soient factuels ou

fictionnels. En l’occurrence, si ces tropes produisent un effet de

littérature c’est avant tout par cette saturation et par l’écart que l’auteur

pratique entre l’exemple et le propos, écart relevant souvent de

l’incongruité et provoquant l’humour. On peut le voir à travers ces deux

exemples :

115

En el transcurso del mismo telediario donde relataron las

últimas atrocidades de África se enteró de que le había

tocado el cupón de los ciegos. Así no resultaba fácil

acompasar la vida privada a las convulsiones de la

historia universal. (« La moral », CyP, 94)

El descubrimiento del Correo fue como el de las

alcantarillas, una de las sorpresas más estimulantes de mi

infancia. (« Tortilla francesa », Arti, 186.)

Dans la columna intitulée « Espinillas » (AQTC, 415), on voit très

bien ce mécanisme dans lequel l’incongruité sert l’ironie qui à son tour

sert la satire : les propos de Felipe González sont ainsi ramenés à des

pururlences semblables à celles de l’acnée :

Las espinillas

Los analistas políticos, tan agudos, no consiguen

explicar por qué González sólo habla cuando está fuera de

España; se creen que es una cuestión territorial y por eso no

aciertan. Para mí que se trata de un síntoma nervioso, o sea,

que no es por estar fuera de España por lo que abre la boca,

sino por estar fuera de sí. Le pasa a mucha gente, sobre todo a

la que cultiva la paciencia oriental y sus representaciones

arbóreas, ¿no?, o sea, que se van comiendo todo y acumulan

una cosa interior, una tensión, no sé, que se resuelve en una

descarga verbal o biológica que da miedo verla o escucharla,

según. Sucede lo mismo con las espinillas: si tienes paciencia

y no andas tocándotelas todo el rato, el día que abren sueltan

un disparate adiposo de esos que proporcionan tanto asco y

tanto placer juntos a las madres de los adolescentes con acné.

Las explosiones verbales de González cuando está fuera de

116

España -o de sí, ya digo- tienen esa cosa amarillenta de los

granos cultivados que hunden a los informadores en una

repugnancia epicúrea.

González, pues, se identifica hasta tal punto con

España, la ama tanto, que cuando está fuera de ella se

encuentra también fuera de sí, y dice, claro, los disparates que

suelta uno si le sacan de quicio. Por eso, yo, cuando le oigo

hablar de conservadurismo con el cohibas de medio metro

entre los dedos, o sea, cuando insulta a esta población tan

castigada proponiéndose a sí mismo como modelo de

progresismo posmoderno, con esas gafas de sol y esas

cortinillas que lleva en el coche para que los mortales no le

miren, yo, digo, no se lo tengo en cuenta, porque sé que el

hombre está fuera de España, fuera de sí, perdón, y eso,

aunque hagas mucha gimnasia emocional, te pone de los

nervios y se te dispara la lengua. Peor sería que se le

disparase el puro, que está lleno de metralla neoliberal.

L’exemple est donc massivement, et souvent classiquement,

convoqué comme on peut s’y attendre dans un discours en grande partie

de type argumentatif. Mais il est aussi détourné de sa fonction

traditionnelle d’illustration pour devenir un mode de structuration de

l’article. En guise d’illustration, je voudrais montrer comment à partir

d’un texte construit par combinaison de deux exemples, Millás en vient à

créer, dans un implicite évident, autre paradoxe très millassien, une

critique de la terreur imposée au Pays Basque par ETA.

Dans « Lagun », (CyP , 95), l’auteur fait en effet de la

concomitance de deux événements l’axe structurel de son propos,

passant ainsi de la simple simultanéité à une relation de continuité. A

première vue, rien ne semble unir la mise à sac d’une librairie à San

117

Sebastian et l’ablation du clitoris chez six cents fillettes de la Sierra

Leone, si ce n’est qu’étrangement les deux informations se côtoyaient

dans le journal où Millás les a lues. On reconnaît là une des idées chères

à l’auteur : le hasard est une logique dont il faut découvrir la syntaxe. La

mise en rapport des deux événements s’effectue par un segment relevant

de l’effet-sentence : “el sistema linfático de la realidad une con alguna

frecuencia zonas sorprendentemente alejadas entre sí.” Les deux

exemples s’enchevêtrent, s’éclairent l’un l’autre, en miroir, et constituent

dans le non-dit le propos véritable du texte. L’imbrication se poursuit

jusqu’à la conclusion et quelques autres exemples − une allusion à

l’inquisition, aux attentats à la voiture piégée − viennent compléter ce

qui se veut une dénonciation de toutes les formes de barbaries.

L’induction, qui régit habituellement un parcours du fait à la règle, lie ici

le fait au fait; la règle devient alors un effet implicite de la lecture.

Lagun

Casi al mismo tiempo que en San Sebastián se

saqueaba una librería para llevar a cabo una hoguera ritual, en

Sierra Leona se extirpaba ceremoniosamente el clítoris a

seiscientas niñas. Es probable que la navaja con la que se

ejecutó esta mutilación hubiera sido desinfectada en el fuego

donostiarra: el sistema linfático de la realidad une con alguna

frecuencia zonas sorprendentemente alejadas entre sí. En

cualquier caso, el periódico colocó una noticia al lado de la

otra, como si pertenecieran a la misma familia.

Y pertenecen, sin duda. La quema de libros es una

variante folclórica del incendio de autobuses con gente

dentro. Hay indígenas a los que les incordia el clítoris y

aborígenes a los que les molesta el cuerpo entero. No es

118

seguro que unos estén culturalmente más evolucionados que

otros, sino que pertenecen a áreas geográficas con tradiciones

diferentes. Este, por ejemplo, nunca ha sido un país de

precisión, donde se promocionara el uso del bisturí para

aplicar la crueldad de un modo selectivo. Aquí, desde el

Santo Oficio, hemos sido muy dados a la hoguera, a la

brutalidad difusa, y ahora, al coche-bomba, que esparce por

doquier el contenido del vaso corporal para que el miedo

llegue a todas partes.

También es preciso señalar que se trata de una cultura

en la que el combustible preferido para la quema festiva de

las personas no ha sido otro que el de la letra impresa. De ese

modo desaparecerían a la vez el cuerpo físico y el corpus

espiritual. Hay gente que se resiste a progresar y continúa

arrancando clítoris o incinerando libros. Lo que no es

tradición es metástasis, así que con el fuego de los unos se

desinfectan las navajas de los otros. El caso es no estar

tranquilos. Lo peor, con todo, es lo del Estado de derecho que

tarda cinco horas en llegar. Ni que viniera de Sierra Leona.

7.1.2 La fable27

La columna peut parfois prendre la forme de la fable, ou s’en

approcher comme le fait remarquer Gérard Imbert à propos de Benet :

utilizan a menudo un fábula (una ficción dentro del texto)

con fines didáctico-morales ; ficción de la que se puede

119

sacar una lección, a la manera del “exemplum” medieval y

que, como él, cumple en ma organización general del

diario una función de “pausa” en la lectura, un excursus

narrativo en el texto informativo (Imbert, 1986, p.166).

Dans son article très complet consacré aux columnas de Millás,

« La fábula de sesenta espacios », Enrique Turpín (2000) s’attache à

déceler dans ces textes une présence de la fable classique, mais exempte

du moralisme et de l’exemplarité qui empesait celle-ci. La fable devient

selon lui chez Millás « fábula contemporánea » et se caractérise en ce

qu’elle consiste à « aproximar el género hacia la narratividad en

detrimento de la desgastada carga moralista, que no moral… » (Ibid :

156). Ce recyclage (par écart) de la fable chez Millás passe selon Turpin

par le recours à l’ironie. Ceci est incontestable et nous aurons l’occasion

de mesurer plus loin toute l’ironie développée par Millás dans ses

columnas. Néanmoins, il me semble difficile de ne pas voir dans les

différentes formes de l’allégorie, en particulier donc la fable,

l’expression de l’incessant aller-retour qui s’établit entre le fictionnel et

le factuel : elles relèvent en grande partie de la référence médiate. Dans

ce type d’articles, très proches des nouvelles, l’écriture de Millás si elle

se veut avant tout ludique, n'est pas dénuée d'une dimension éthique —

ce qui est le propre de la fable . Au contraire, l'auteur, dans la plupart des

cas, dénude les procédés métaphoriques pour rendre la morale évidente,

27 On trouve en réalité peu de columnas construite comme de véritables

fables, même s’il existe un véritable bestiaire millassien, totalement atypique, composé essentiellement d’insectes. Il me semble que ce sont surtout les procédés allégoriques qui sont le plus amplement mis à l’œuvre. Pour une approche plus détaillée de la fable dans les articles de Millás, je ne peux que renvoyer à l’excellent article de Enrique Turpín (2000) dans lequel il fait le tour de la question.

120

lisible au premier degré. Nous sommes ici une fois de plus dans un entre-

deux puisque le narrateur, de première ou de troisième personne,

n’oblitère jamais tout à fait un auteur, plus implicite certes que dans les

articles purement journalistiques, qui à aucun moment ne renonce à

juger. C’est par exemple le cas dans « Felisa », (AQTC, 323) où

l’histoire d’une femme de ménage nommée Felisa, travaillant dans les

ministères, sert à dénoncer le scandale Filesa, ou encore dans

« Mentiras « (AQTC, 91) dont la conclusion abrupte vient dénuder la

fable et recadrer le texte dans son contexte référentiel.

7.1.3 L’ironie

Plus que tout autre procédé, l’ironie chez Millás, dont nous avons

vu nombre d’exemples dans les pages précédentes, est un modalisateur

de la critique et de la satire. L’humour qui s’en dégage invite à découvrir

derrière les apparences une réalité qui se dérobe. L’ironie est ainsi le

trope qui condense l’essence même de l’écriture millassienne en ce

qu’elle actualise une forme de dualité : la disjonction

énonciateur/énonciation, une “non-prise en charge de l’énonciation par le

locuteur et une discordance par rapport à la parole attendue dans tel type

de situation (Maingueneau, 2002 : 330). L’ironie est le trope par

excellence du décalage et du paradoxe : “c’est s’inscrire en faux contre

sa propre énonciation, tout en l’accomplissant” (Berrendonner, cité par

Maingueneau, Ibid., 331). L’ironie suppose une compétence lectorale

apte à la déchiffrer sans quoi le contresens est au bout de la lecture.

S’agissant des textes à forte dimension politique, cette ironie ne peut

reposer que sur un partage d’un certain nombre de valeurs et c’est là que

l’identité du journal El País fonctionne comme une sorte de communauté

121

idéologique à laquelle le columnista, Millás en l’occurrence, appartient,

bon gré, mal gré. Et même si nous avons vu qu’il pouvait être la

mauvaise conscience du journal, voire son aiguillon, il n’en reste pas

moins que les frontières idéologiques et politiques de El País, avec une

certaine élasticité, sont le cadre interprétatif de cette ironie. La columna

« Una carta », tout en s’inscrivant dans le cadre structurel d’une lettre

adressée à un patron et, au-delà, à tous les « décideurs », par la saturation

d’antiphrases me semble contenir à elle seule toute la dimension de

l’ironie des articles millassien.

Una carta

Querido empresario: quiero dirigirme a usted en

vísperas de la huelga para hacer1e saber que nada tengo que

ver en ella. Ustedes son los que deberían hacerla, que no sé

cómo nos soportan, a los trabajadores, digo. Yo mismo tengo

la desfachatez de cobrar trienios, de hecho constituyen una

parte importante de mi salario. Los trienios, ya ve usted, que

fueron un invento de la dictadura, me parece, de cuando no

había libertad de mercado ni nada. Menos mal que son

ustedes imaginativos y tienen capacidad de reacción, porque

es que, la verdad, con la cantidad de libertad que hace falta

para ser competitivo, Franco podía haber acabado con

ustedes. Bueno, y lo de los trienios es una tontería; imagínese

que soy fijo, qué disparate, cuando ahora pueden contratar a

un eventual por dos duros y a un discontinuo por tres. Pues

soy fijo, se lo digo avergonzado e implorando su

benevolencia. Por si fuera poco, en los años de la euforia

económica me di el capricho de tener hijos, dos. Desde luego,

no debe ser fácil aguantarnos, señores empresarios.

122

Yo es que no sé de dónde me he sacado todas estas

ambiciones, que hasta pretendía tener una casa: menos mal

que la PSV me ha puesto los pies en la tierra. Y ahora

queremos que ustedes o el mercado se hagan cargo de todos

estos vicios. Qué paciencia tiene que tener el mercado con

nosotros.

Por lo que a mí respecta, puede usted bajarme el

sueldo y olvidarse de los trienios. Ya me arreglaré. Puede,

incluso, hacerme un contrato eventual, porque es que yo creo

que la seguridad me perjudica. No sé, me parece que el hecho

de ser fijo me quita competitividad; no me dan ganas de

asesinar a ningún compañero en los urinarios para ocupar su

puesto. Me estoy afeminando: o sea, que si me ve en la

huelga es por miedo a los piquetes, pero no soy partidario.

7.2 Mise en scène de l’information

Le statut particulier de ces textes nous oblige à reposer les

questions essentielles que la critique a posées à la littérature, et surtout à

en moduler les réponses. Ainsi énonciation et focalisation sont des

notions qui exigent d’être revues dans le cadre des textes journalistiques

de Millás.

7.2.1 Écriture égocentrée28 et polyphonie

Il y a un statut énonciatif du journaliste à partir duquel Millás

construit sa propre énonciation : inévitablement celle-ci se déploie par

rapport d’une part à ce statut, d’autre part à toutes les possibilités

énonciatives offertes par la fiction. Nous avons vu précédemment que

28 Ce sous-titre doit beaucoup au beau titre de l’article de Mª Jesús Casal Carro : « La columna periodística : de esos embusteros días del ego inmarchitable » (2000).

123

l’auteur, parce qu’il affirme sa signature et sa première personne, était

avant tout autorité. Toute columna est ainsi en tension permanente vers

cette signature qui vient s’immiscer entre le titre et le texte, c’est ce que

nous avons voulu exprimer par l’expression écriture égocentrée. Mais

pour autant, l’auteur, si présent soit-il, est susceptible de variabilités

allant jusqu’à la délégation totale d’énonciation dans des textes

structurellement fictionnels. Nous sommes donc là dans une polyphonie

qui est un effet du recueil, des textes pris dans leur ensemble.

Le « Yo » des articles de Millás est des plus aléatoires. Il n’y a pas

grand chose en commun entre ce « yo », qui assume l’énonciation des

articles polémiques tel que « Yo dimito » ou des articles totalement

auroréférentiels tels que « Los insectos » (« Me preguntó una periodista

que por qué mis columnas solían componerse de tres párrafos y le dije

que porque tenía la pretensión de parecerse a un insecto de los dotados,

como viene siendo habitual por otra parte, de cabeza, tórax y abdomen »)

et celui qui régit des textes comme « Monjas » (CyP, 213) ou « ¿Somos

felices ? » (CALI, 23) dont les incipit respectifs montrent d’emblée la

dimension fictionnelle : « Había estado mirando ferreterías en la Red

(…) cuando caí sin querer en un convento de monjas virtual. » / « Dejé a

mi mujer en la cama, porque desde que está en el paro hemos perdido la

costumbre de desayunar juntos… ». Il est vrai que dans le second

exemple comme dans la plupart des autres articles fictionnels énoncés à

la première personne, d’autres marqueurs de fictionnalité apparaissent,

en particulier les temps du passé. On peut donc difficilement concevoir

qu’ils renvoient au même référent. Dans les articles les plus directement

référentiels, nous avons affaire à un JE qui confond narrateur et auteur et

affirme la subjectivité du commentateur, répondant ainsi au pacte de

lecture journalistique qui admet la vision personnelle (comme c’est le

124

cas dans les éditoriaux ou dans les pages d’opinion.). Dans les columnas

fictionnelles, cette première personne n’est pas attribuable à l’auteur : il

s'agit alors de micro-récits reposant sur une structure fermée moins

perméable au référent socioculturel, visant avant tout à produire un

puissant effet de littérarité. C'est par exemple le cas de « Los dedos »

(CyP, 47), sorte de conte merveilleux mettant en scène un narrateur qui,

en chemin vers le bureau, découvre que ses orteils sont comme des

plumiers dont il suffit de tirer le couvercle (les ongles) pour découvrir les

surprises qu’ils recèlent.

Le « yo » donc commence par se mettre simplement en scène et

finit par se mettre en intrigue, rejoignant ainsi la polyphonie des

narrateurs de troisième personne. Ceux-ci se multiplient dans une

diversité formelle : ils peuvent être homo ou hétérodiégétique, et relever

d’une focalisation interne ou externe (la brièveté permet difficilement la

focalisation variable), et thématique : la série Diario, comme nous avons

eu l’occasion de le dire est assumée par une narratrice.

Dans toute cette polyphonie, il y a un personnage récurrent, aux

contours flous, à l’identité énigmatique et instable dont on peut

néanmoins tracer quelques grands traits définitoires : un homme d’âge

moyen, employé de bureau, parfois père de famille, souvent

hypocondriaque, comme l’a remarqué Fernando Valls (2001 : 11), et

toujours sur le fil du rasoir. Il lui arrive de s’appeler Vicente Holgado. Il

s’agit bien sûr de l’archétype du cadre moyen urbain.

La troisième personne produit ainsi une présentation médiate des

événements dans laquelle l’effacement de l’auteur derrière un narrateur,

l’utilisation des temps canoniques du récit (alternance passé

simple/imparfait) et la focalisation interne construisent le réseau du

dispositif fictionnel. Mais parce que ce dispositif est la plupart du temps

125

traversé par l’intentionnalité, il ne vient pas bloquer la lecture

référentielle. C’est le cas en particulier lorsque la chute raccroche la

columna à l’actualité la plus référentielle. Comme si un trop-plein de

littérature pouvait hypothéquer l’intentionnalité − ou la transitivité − de

la columna. Mais c’est aussi parce que derrière chaque narrateur, quelles

que soient ses caractéristiques, il y a un point de vue, un regard. La

question du point de vue étant ici à considérer comme une double

problématique : celle de l’intentionnalité inhérente à ce type de texte, et

celle du regard, de la focalisation d’une certaine façon.

7.2.2 Le regard

Le point de vue n’est pas ici un simple mode, il devient aussi un

thème récurrent. Millás a souvent expliqué dans des interviews et dans

ses articles sa conception du point de vue qui est déterminante dans

l’intentionnalité : « ... el punto de vista es, finalmente, y sobre todo, un

espacio moral » écrit-il dans “Atmósferas” (AQTC, 264) et un peu plus

tard : “En tiempos duros conviene permanecer atentos a las noticias

débiles” (CyP, 55).

Le texte “El efecto cadera” (Arti, 103) est à cet égard très

représentatif puisqu’il est une réflexion sur le point de vue. A partir

d’une expérience présentée comme personnelle, “Nuestra abuela se

rompió una cadera al caerse”, le narrateur nous entraîne dans une remise

en question des relations de cause à effet. Tout devient problématique à

partir de la remarque du médecin : “llegó el médico y dijo que había

sucedido justamente lo contrario : se había caído al romperse una

cadera”. Dès lors, il suffit de faire de l’exemple un axiome et c’est toute

notre vision du monde qui est affectée : “Las relaciones causa-efecto son

126

engañosas. Basta cambiar el orden de los hechos para que la realidad se

ponga patas arriba.”. La construction de cet article est très

démonstrative : du cas particulier développé dans l’exemple initial à

l’extension au domaine le plus large possible. La dimension didactique

est indéniable et l’enseignement qu’il faut en tirer n’est pas laissé dans

l’implicite : “las cosas suceden en el orden contrario al que tú las

aprecias.” Il s’agit là d’une nouvelle variante sur le thème récurrent

apparences/réalité dans laquelle le narrateur suggère de questionner notre

regard sur les choses en appliquant le renversement du point de vue.

Dans une recension du recueil Articuentos, Javier Cercas a bien

cerné cette importance d’un regard qui s’insurge contre l’habitude :

Dice Montaigne que la costumbre borra el verdadero

rostro de las cosas . Cápsulas narrativas cuyo significado

explosiona en múltiples direcciones, los artículos de

Millás constituyen una batalla sin cuartel contra la

costumbre : su objetivo es permitirnos mirar la realidad −

que para Millás no es sino una construcción cultural e

ideológica − como si la viéramos por vez primera, con la

mirada virgen del extranjero, en todo su absurdo y su

horror, pero también en toda su maravilla.

Il est particulièrement bien vu de la part de Cercas de souligner cet

objectif de Millás : nous enseigner à regarder − et non simplement à voir

− la réalité. De la grande masse d’articles, on peut bien entendu retenir

un certain nombre de thèmes ou de propos particulièrement percutants

ou pertinents, mais ce qui reste par-dessus tout, c’est cette manière de

regarder le réel et de l’interroger. Le principe permanent d’incertitude

qui nous permet de questionner et donc d’avancer.

127

Pour voir autrement, on peut déplacer le regard, à la manière des

cubistes. Pedro Sorela (2000), dans un article consacré à la columna en

général, prend comme exemple Picasso et sa singulière manière de

percevoir les objets en les décontextualisant pour mieux en appréhender

leur spécificité, leur “identité” :

Alimentándose por los ojos, Picasso proponía colocar las

cosas fuera de su sitio, de modo que la mejor manera de

seguir viendo un jarrón es colocarlo en el suelo, y un

cuadro, no colgarlo en la pared. Y aún así, sólo dura un

tiempo” (…) la capacidad misma de ver lo nuevo, es algo

que no nos viene dado, que hay que construir y cuesta

mantener, y que de todas formas, hagamos lo que

hagamos (o por mucho que se afile los ojos el

corresponsal) tiene un plazo de vida limitado. El

columnismo periodístico se sostiene sobre la idea de que

tal plazo no existe. O dicho de otro modo, que el

columnista es un héroe mitológico con la capacidad de

ver siempre nuevo.” (16)

C’est donc le regard, le point de vue, qui détermine une certaine

“vérité” des choses. C’est ce que fait le columnista en focalisant un objet

ou un fait connu, mais en déplaçant son regard, sorte de référence

oblique qui nous permet de mieux appréhender le monde. Et c’est aussi

l’un des messages qu’à sa façon et avec son humour, Millás veut nous

transmettre :

Así, si esta mañana ha escapado usted de las sábanas con

la tristeza de un cadáver, busque un punto de vista más

128

consolador. Intente ver las cosas desde donde las mira su

cuñada o Solchaga. Repita este ejercicio cada día y en

tres meses habrá perdido su identidad, si alguna tenía, y

se habrá colocado al otro lado del espejo, allí donde la

felicidad sólo estriba en tener unos Levis etiqueta roja.

(AQTC, 258).

Cette mise en scène du point de vue nous renseigne sur la

référence, mais elle est en même temps un des procédés réflexifs qui

envahissent les columnas de Millás. Cette autoréflexivité du langage

relève, comme nous allons le voir de la fascination qu’il exerce sur

l’écrivain.

8. La fascination du langage

8.1 L’autoréférence

Lorsque le texte déroge totalement aux codes de l’écriture de

presse, c’est-à-dire lorsque nous sommes face à des microrrelatos, de

véritables récits de fiction, des nouvelles minimales, le référent cesse

d’être l’actualité. Le « réel objectif » est supplanté par un référent qui

n’est autre que la littérature-même. Le lecteur dès lors est convié à

retrouver le monde fictionnel de l’auteur, celui qu’il construit

parallèlement à ses articles, mais dont les coordonnées sont souvent les

mêmes. Ce glissement vers l’autoréférence est très sensible chez Millás,

beaucoup plus que chez la plupart des autres columnistas.

Il n’est sans doute plus utile de démontrer que l’intertextualité est

à l’œuvre dans tout discours écrit, tant aujourd’hui cela est devenu une

évidence, et de ce point de vue, la constellation de fragments que

129

représente un recueil d’articles est aussi un infini creuset de paroles

autres. Signalons tout de même qu’un effet du support − des conditions

paratextuelles − induit une intertextualité plus manifeste : il s’agit bien

sûr de citer ses sources, journalisme oblige. Il n’est donc pas rare de

trouver des articles qui s’amorcent à partir d’une référence littéraire :

allusion à une lecture récente ou citation issue du répertoire millassien. Il

n’est pas très surprenant que Borgès soit l’un de ceux qui apparaissent le

plus fréquemment : il y a dans la littérature de Millás des échos

borgésiens, en particulier dans son approche ludique de l’écriture, dans

ses variations sur le thème du double ou du miroir ou son attraction pour

les constructions textuelles versant dans une forme de vertige.

Certains textes sont de véritables notes de lecture où Millás glose

une nouvelle ou l’intrigue d’un roman, sans qu’il s’agisse pour autant

d’une recension ; le propos est ailleurs : montrer en quoi la littérature lui

a été utile et, comme dans cette nouvelle de Cheever qui donne le titre à

une columna La radio triste (Arti, 99), cette utilité déborde le simple

plaisir du texte et permet de comprendre ce qui à certains moments

résiste à la compréhension.

Par ailleurs, un nombre conséquent de columnas ont pour thème

l’écriture ou la lecture, sans que l’on puisse pour autant parler

d’autoréflexivité. Foncièrement, ce sont des textes référentiels, qui

relèvent parfois de l’essai. Le référent n’y est pas le texte lui-même ou

130

un autre texte, mais plutôt l’acte social d’écriture ou de lecture29.

Cependant, c’est surtout dans la réflexivité que se déploie l’écriture de

Millás, dans ses articles comme dans ses romans30. Depuis les premiers

textes, l’auteur met en scène une écriture qui ne cesse de faire retour sur

elle-même. Mais si dans le roman, l’autoréférence est avant tout un effet

de la connotation, dans l’article elle est aussi manifestement un effet de

la dénotation. Dans le même temps où Millás commente l’actualité, il

commente aussi sa façon d’en rendre compte : Dans « Insectos », une

réflexion métaphorique sur la structure de ses columnas, on peut ainsi

lire des commentaires de ce type : « Si algo me gusta de la columna es

su caducidad. La mayoría de ellas se escriben, se publican y mueren en

24 horas ». Cette dénotation autoréférentielle découle logiquement de la

nature de l’énonciateur dans ces textes : lorsque la première personne se

confond avec l’auteur, il est assez normal que celui-ci explicite les

conditions-mêmes de son écriture.

Il arrive que le point de départ d’un article soit une allusion aux

conditions matérielles de l’écriture qui apparaissent alors comme le

cadre du texte : « Hoy mientras escribía a dos manos, entró por la

ventana, arrastrada por el viento, la primera hoja seca del otoño. » (Arti,

182) / « Cada mañana, al abrir el ordenador portátil, varias hormigas se

cuelan entre la G y la H en dirección al disco duro… » (CyP, 18). Mais

29 Social car dans le cas de l’acte individuel, il faut alors parler

d’autoréflexivité. Dans Articuentos, Fernando Valls a regroupé cinq textes dans une sous-partie intitluée la lectura. Le premier « Leer es rebelarse » est une réflexion, voire un manifeste, sur l’importance de la lecture et les piètres conditions dans lesquelles elle se trouve en Espagne. On peut y lire ceci : « Leer es poder. Con la lectura uno es capaz de cambiar totalmente su existencia y, en consecuencia, la de quienes le rodean. Eso es modificar la realidad. » (« Leer es rebelarse », Arti, 283)

30 Voir à ce sujet l’article de Geneviève Champeau (2001)

« L’autoreprésentation dans le récit de fiction ».

131

ce sont les multiples effets de retour de l’écriture sur elle-même qui

manifestent le mieux la tension autoréférentielle dans ces textes. Comme

dans ses romans et ses nouvelles, les articles de Millás sont constamment

traversés par des personnages écrivains ou qui écrivent. En général, ces

textes sont énoncés par une première personne du singulier que les temps

du récit situent immédiatement dans la fiction (« El día en el que empezó

todo, no tenía muchas ganas de escribir, de manera que para hacer

tiempo fingí no saber si una palabra se escribía con be o con uve. ». [

« Escribir » CALI, 111]).

Ces incursions autoréférentielles dans les articles peuvent donc,

comme dans les deux premiers cas cités ci-dessus, signifier que l’écriture

de presse est un véritable enjeu pour l’auteur, exigeant de réflechir sur sa

propre pratique depuis l’intérieur même des textes. Quant au dernier, il

donne un aperçu des possibilités narratives d’une écriture qui se déploie

aussi dans le jeu.

8.2 L’écriture ludique

L’écriture chez Millás est donc jubilatoire. Elle se fonde en grande

partie sur un humour dont la matière est le langage même, en particulier

à travers les jeux de mots et les traits d’esprit. La agudeza est dans la

tradition littéraire espagnole depuis Gracián et au 20e siècle, elle est

encore à la base des greguerías de Ramón Gómez de la Serna, par

exemple. La agudeza ressortit au ludique car il s’agit bien d’un jeu avec

le lecteur : sur le double-sens, les ambiguités etc. Nous sommes dans le

trait d’esprit, qu’André Jolles présente comme une forme simple dans

laquelle l’intention de communication du langage est momentanément

abolie (1972 : 198) et dans l’ingéniosité qui, selon Georges Molinié :

132

se déploie forcément dans le désir du sens, dans une

incomplétude de compréhension, dans une incertitude qui

oblige le destinataire à un effort, à un travail, à un

parcours interprétatif. Cette activité de réception est tout

de même limitée à une mesure acceptable : elle doit rester

agréable. On est tenté de juger que c’est dans cette

tension d’effet que réside la plus sûre approche du

caractère ingénieux. (1992 : 176-177).

Nous avons dit auparavant que la routine était pour Millás une

inépuisable matière littéraire. Mais il est une routine que l’auteur se plait

à battre en brèche c’est celle du langage. Les expressions toute faites, les

locutions lexicalisées, tout ce que le langage a rigidifié, est désarticulé,

recomposé par un regard qui n’accepte rien de ce qui est donné pour

acquis :

Me gusta la expresión gas natural y el conjunto de

términos penosa enfermedad, pero me muero por paquete

intestinal, paraíso fiscal o placa bacteriana, con

independencia de lo que signifiquen. Hay palabras que

viven asociadas entre sí, formando un próspero negocio

lingüístico que se transmite de generación en generación

sin que decaiga su uso, aunque sí su sentido. (« Frases

hechas », CyP, 239).

Dans « Juegos de palabras » (CyP, 193), l’auteur, en brisant les

expressions toutes faites, la routine du langage, crée des associations

surprenantes mais également signifiantes : « Astenia primaveral y tarjeta

133

de visita son dos expresiones hechas y, en esa medida, algo vacías. En

cambio, si las cruzamos obtenemos astenia de visita y tarjeta

primaveral. ». En soi l’exercice est teinté d’humour et le lecteur est pris

dans l’a-logique millassien qu’il connaît bien. Cependant, ce type

d’article est aussi une incitation à mettre les évidences à l’épreuve :

celles-ci résistent rarement et montrent, pour peu qu’on les retournent

comme ici dans les exemples de déconstructions / reconstructions

d’expressions toutes faites, une autre facette des choses. En l’occurrence,

la chute de ce texte nous ramène au politique, à l’hyperréférentiel. Le

détour par l’humour, suivi d’une conclusion qui nous renvoie à une

réalité des plus quotidiennes, ici la corruption, est non seulement la

critique d’une certaine réalité, mais surtout une nouvelle leçon sur la

façon de déconstruire celle-ci :

Pero las palabras también tienen una capacidad

reproductora increíble. Mezclen Alvarez Cascos con

Miguel Angel Rodriguez y verán cómo les sale López

Amor. Por eso han corrido los tres la misma suerte. »

(CyP, 194).

Où mon premier est un ex-ministre de l’intérieur du gouvernement

Aznar, mon second le porte parole du même gouvernement, secrétaire

d’État à la communication, mon troisième le directeur de TVE et mon

tout une sombre affaire de collusion pouvoir/télévision d’état.

Ailleurs, Millás prend comme principe de départ une

hypothèse :« Si los periódicos salieran un día sí y un día no… » (« Sí y

no », AQTC, 209), multiplie les situations auxquelles pourrait

s’appliquer la même disjonction : si la télévision ne fonctionnait qu’un

134

jour sur deux, si nous n’aimions que les lundi mercredi et vendredi et

détestions les autres jours de la semaine etc. mène ainsi son lecteur

jusqu’à une composition vertigineuse ouvrant sur l’infini.

Millás voit le mot, la locution ou la phrase sous toutes ses facettes

qu’il restitue à son lecteur à la manière cubiste : par le déploiement de la

totalité de ses acceptions, une mise sur le même plan de la dénotation et

de la connotation et une tentative, pas si désespérée que ça, de dissocier

signifiant et signifié. Millás déconstruit les mots comme il déconstruit la

réalité : les mots sont pour lui une manifestation majeure de cette réalité.

Il prend la lettre au pied de la lettre, dé-figure les figures en les ramenant

à un sens littéral ou en amalgamant les différents sens, comme le montre

l’exemple suivant : « Me hace gracia la frase ésa « reunión de

presupuestos ». Se reúnen para presuponer, cuando la mayoría ni

siquiera ha aprendido a suponer. » (Diario[I], Arti, 17). L’effet obtenu

peut relever simplement de l’humour ou parfois d’une volonté plus

déstabilisatrice assimilable à un effet de fantastique, rejoignant ainsi ce

que dit Todorov à propos de ces procédés : « Le surnaturel nait de ce que

l’on prend le sens figuré à la lettre (Todorov 1970 : 82). Écrire à

l’envers, disait Umbral, telle devrait être la devise du columnista. La

formule est des plus exactes en ce qui concerne Millás : il écrit là où on

ne l’attend pas, dans la dénotation là où l’on attend la connotation, et à

l’inverse dans la connotation là où devrait être la dénotation.

8.3 Les pouvoirs du signifiant

Le langage est matière. Il y a chez Millás une concrétion du mot,

une véritable physique des mots, à partir de laquelle il expérimente, et

135

élabore ses produits les plus insolites ou humoristiques. Le dictionnaire

peut alors devenir un espace parcouru par un narrateur erratique dont les

pas retracent finalement la métaphore d’une vie rythmée par le langage

(« Palabras », AQTC, 195) et construisent un texte entièrement régi par

ce que Jackobson a appelé la « fonction poétique » :

Palabras

Estaba cansado, llovía. Decidí darme una vuelta por el

diccionario. Entré por la O, atravesé obedecer, obelisco y

óbito, y me detuve un rato en obsesión. Me enteré de que una

obsesión es una idea fija que ofusca el entendimiento. Giré

hacia mi derecha en obtuso, atravesé occisión y océano y

dirigí mis pasos a ofuscar. Las temperaturas continuaban

descendiendo. Tropecé en ofertorio y en oftalmoscopio, que

es un aparato que sirve para mirar el ojo por dentro, pero

enseguida vi ofuscar detrás de ofuscación; consiste en

trastornar el entendimiento. Con las ideas confundidas, salí

de allí, di un salto y me planté en la V; pasé sin detenerme

por venera, venerable, y venéreo para alcanzar ventana: se

trata de una abertura más o menos elevada sobre el suelo, que

se deja en una pared para dar luz y ventilación. Me asomé a

la abertura; afuera llovía sin pasión, pero sin pausa, como un

niño que ha llorado muchas horas sin ser atendido. Una

ráfaga de aire arrancó a un árbol siete hojas que cayeron al

suelo como manos inútiles, incapaces ya de acariciar o de ser

acariciadas. Los transeúntes las pisaron sin mirarlas.

Abandoné la ventana, di la vuelta y comencé a correr en

dirección contraria. Como iba con los ojos cerrados, tropecé

en muela y me caí. Averigüé que la muela cordal, también

llamada del juicio, es la que nace en la edad viril en las

extremidades de las mandíbulas. Me acerqué un momento a

136

viril y allí un funcionario me remitió a varonil. Cuando llegué

estaban a punto de cerrar, pero pude averiguar que varonil es

lo perteneciente o relativo al varón. Deduje que las mujeres

carecen de muela cordal. Asqueado por esta muestra de

machismo alfabético, abandoné el diccionario por la palabra

túmido, hice transbordo en túnel y salí al primer tomo de mi

enciclopedia favorita. Caí directamente en andrópolis, que

significa cementerio. Llovía. Busqué tu tumba y la mía,

nuestra tumba, pero aún no habíamos llegado.

Le texte « Penicilina » (CyP, 139) est des nombreux exemples

dans lesquels Millás s’amuse ainsi à altérer le signifiant. On y trouve une

isotopie du langage scientifique et médical (« demostración, propiedades

de las medicinas, composición alfabética », etc.) qui en entrant en

relation avec l’objet (la physique des mots) produit un effet

humoristique :

Las palabras tienen sus propiedades. El alcohol no sería

inflamable sin la hache intercalada, ni la pólvora

estallaría si se escribiera con be (traten de imaginarse un

artefacto de pólbora). La pólbora, con be, lo más que

puede hacer es estayar, con y griega, y un estayido no es

nada, de verdad : menos que un portazo. (CyP, 139)

La langue est souvent traitée comme un personnage doué de

personnalité et d’autonomie. Les mots résistent au contrôle de leur auteur

et la relation qu’il entretient avec eux relève du rapport de forces :

Mucha gente cree que escribir consiste en colocar una

palabra detrás de otra. Desde esa concepción, las palabras

137

permanecerían en la caja de herramientas hasta ser

seleccionadas por el escritor con el gesto de cálculo con

que el aficionado al bricolaje separa un tomillo de otro.

En parte es eso, sí, con la diferencia de que las palabras

son activas, de manera que tienden a colocarse por su

cuenta. Si uno va, por ejemplo, al cajón de los sustantivos

y coge la palabra noche, inmediatamente aparecerá a su

lado el adjetivo Oscura. Hay, pues, que tener las tijeras a

mano para podar los sustantivos, a los que les salen más

ramas de las necesarias. Así que escribir no sólo consiste

en decir lo que uno quiere, sino en evitar que el lenguaje

diga lo que le da la gana.

Les jeux de mots, ou les jeux sur les mots, s'élaborent aussi à

travers la paronomase ou l’homonymie. Par exemple, dans le texte

« Secretos » (AQTC, 371), c'est sur la paronomase "secretos/secretar"

que se fonde un humour destructeur qui met en cause l'ancien Vice-

Président du Gouvernement de Felipe González, Alfonso Guerra :

Han dicho los periódicos que Guerra tiene una

encuesta secreta, según la cual los socialistas pierden 15

escaños, el PP gana 21 e IU 11. No me pregunten cómo,

siendo secreta, ha obtenido tanta publicidad. A lo mejor

ha habido un malentendido, y lo que querían decir los

periódicos es que Guerra ha secretado otra encuesta. En

cualquier caso, lo que sí parece es que este último sondeo

está más cerca de la secreción que del secreto…"

(Secretos, p. 371).

138

Dans certains cas, ces jeux sur la matière linguistique acquièrent

un degré de littérarité tel que les points de contact avec le support-

journal sont totalement absents, nous avons alors affaire à une création

de type poétique. Ainsi, dans « La caja » (AQTC , 63-64) le signifiant

/caja/ subit une série d'altérations qui, en passant par "cja [sic !], coja,

copa", aboutit au signifiant /cosa/.

Le langage est donc pour Millás un inépuisable champ

d’expérimentation, parfois autotélique, et la réflexion sur l’écriture une

des modalités du nosce te ipsum, comme le signale J .C Mainer (2001 :

22) et comme l’affirme l’écrivain depuis ses columnas : « Si al abrir la

boca, en lugar de palabras, nos salieran libélulas, estudiaríamos

entomología para conocernos mejor. » (« Palabras », Arti, 274), mais il

est aussi et surtout le lieu du pouvoir :

Yo creo que el dueño de la realidad es el dueño de la

palabra, y que una sociedad que no sea lo suficientemente

culta como para interpretar la realidad a través del

lenguaje, es una sociedad dominada. Se están creando

sociedades analfabetas, que pueden leer la realidad

mecánicamente pero no pueden interpretarla. (Elena F.

Vispo, « Juan José Millás, seductor de palabras », Fusión, Revue digitale.)

139

CONCLUSION

Le parcours que nous venons d’effectuer n’a pas la prétention de

proposer une approche définitive. Cet espace d’écriture résiste encore à

l’analyse en raison des difficultés posées par la fragmentarité et

l’hétérogénéité d’un corpus de textes assez abyssal. Il est à prendre

comme une contribution s’ajoutant à toutes celles qui commencent à

émerger sur le sujet. Millás me paraît être exemplaire d’un

investissement du champ journalistique par la littérature qui n’abolit

aucune des deux dimensions et qui, par réciprocité, réussit à inventer un

hybride suggestif, dont nous avons tracé ici les lignes principales.

140

La columna agit dans la dissémination du journal d’abord, puis

dans la tension paradoxale fragment / unité du recueil ensuite. L’écriture

fragmentaire induit une lecture erratique que la mise en recueil n’oblitère

pas. Mais derrière la fragmentarité et le discontinu, nous avons affaire à

un pacte relèvant d’une pragmatique singulière dans laquelle le lecteur

est une présence explicite ou implicite de tous les instants, qui a en

charge l’impulsion totalisante et l’on rejoint ainsi ce que dit de la forme

brève Kurt Spang :

Si la narración extensa pretende abarcar un mundo y/o

una cultura, la breve presenta sólo un aspecto, un

fragmento de la realidad. Sin embargo, no raras veces se

hace con el afán de que detrás se descubra la totalidad de

la que procede. » (K. Spang, 1993 : 108)

L’autre dimension de ces textes est une hybridité fondée sur le

paradoxe. Le moindre n’étant pas celui qui fait d’un espace réduit et

contraint un espace contenant l’infini : le patron des articles millassien

pourrait bien être l’Aleph borgésien : une sorte de point de l’espace qui

contient tous les points. L’hybridité, en soi peu originale car inhérente à

tout texte, est chez Millás le résultat d’un croisement de genres, d’une

textualité qui élude la systématicité, se déploie dans la pluralité des voix,

des points de vue, des registres et, qui dans un même mouvement,

construit un discours littéraire et déconstruit un réel aux limites

extensibles. Cette hybridité est encore un franchissement de frontières a

priori irréductibles, celles qui séparent le factuel et le fictionnel,

l’éphémère et le pérenne, la contrainte et la liberté. La frontière est

ainsi le point depuis lequel s’élabore une écriture qui ne renonce jamais

à être un double lieu d’investissement éthique et esthétique. Car si

141

l’éditorialiste est, comme le dit Martinez Albertos (Op. cit. 1974 : 14O)

la « conscience du journal », le columnista se doit d’en être la mauvaise

conscience, qui travaille depuis un espace périphérique débordant la

simple information et oblitérant une opposition qui reste encore, à tort je

crois, comme la ligne de partage entre les écrivains et les journalistes :

référentiel/vs/créatif.

Dans un monde où la distance entre événement et récit de

l’événement a été abolie31, où la presse doit rivaliser pour être « au plus

près » (donc sans doute au plus faux), il est important que certains

espaces continuent à préférer la distance, le recul, la mise en perspective.

C’est le rôle que jouent les écrivains dans la presse depuis cet

observatoire privilégié qu’est la columna. Les columnas sont ainsi des

chroniques, ne serait-ce que parce qu’elles dépendent foncièrement du

temps et, de ce fait, sont rythmées par ce qui fait le quotidien d’un pays,

en particulier le politique. Mais , invité à imaginer un discours autre,

Millás trouve dans le médium qui l’accueille l’occasion de faire advenir

« el escritor zurdo » qu’il appelle constamment de ses voeux, celui qui

écrit à contre temps et à contre courant.

Ce que déclare la columna de par sa nature hybride, c’est sa

dimension référentielle intrinsèque, conçue non comme une « illusion »

mais comme une monstration. Les textes ont beau emprunter, jusqu’à la

saturation, à la fiction, par multiplication des dispositifs et des procédés

fictionnels, chaque fois qu’ils désignent le hors-texte, ils le font sous le

sceau d’un discours référentiel où la véridicité (qui n’est pas la vérité) se

31 Ce resserrement change en profondeur l’approche de l’histoire, comme le suggérait Roland Barthes : « La distance millénaire entre l’acte et le discours, l’événement et le témoignage, s’est amincie : une nouvelle dimension de l’histoire, liée désormais immédiatement à son discours, est apparue, alors que toute la

142

substitue à la vraisemblance. Face à une banalisation du discours

dénotatif, voire à une crise, un épuisement de ce discours, qui fait que

l’information apparaît comme un magma, une avalanche de catastrophes,

la columna, parce qu’elle s’affranchit du discours dénotatif, permet une

mise en perspective de l’actualité, de la réalité, et agit là où le discours

dénotatif n’agit plus ou presque plus, sur la capacité des lecteurs à réagir,

à s’indigner, à prendre conscience ou tout simplement à se retrouver

dans une approche partagée de l’actualité. Mais pour autant ceci ne

signifie pas que la fiction est plus apte à rendre compte du monde que

l’information (le discours dénotatif). Face à la crise de ce dernier on peut

percevoir une crise du discours fictionnel (romanesque ou autre) : moins

de lecteurs, prééminence du « light », etc. C’est donc parce que la

columna est un espace intermédiaire, parce qu’elle est une irruption du

fictionnel dans un support essentiellement voué au factuel qu’elle peut

trouver cette force transitive qui nous séduit. La columna est

aujourd’hui, entre autres choses, l’espace de la « cultura literaria

intervencionista, es decir, de una conciencia de escritores

responzabilizados con la relativa influencia social e histórica de lo

literario. » (M. Vázquez Montalbán, 1997 : 129). Autant dire un espace

traversé par l’éthique de la résistance.

« science » historique avait au contraire pour tâche de reconnaître cette distance, afin de la contrôler. » (Barthes 1984 : 190)

143

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150

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ................................................................................................................................... 2

1ERE PARTIE : PRESSE ET LITTERATURE : ECARTS ET TRANSACTIONS ................................ 7

1. ECRIVAINS ET PRESSE : CONVERGENCES ET DIVERGENCES ........................................... 12

2. LA COLUMNA DANS LES GENRES JOURNALISTIQUES ........................................................ 15

2.1 Actualité/factualité ..................................................................................................... 21 2.2 Transitivité du discours de presse : missions et fonctions ......................................... 22

3. LA COLUMNA : ESSAI DE DEFINITION ...................................................................................... 25

3.1. Petit parcours terminologique ................................................................................... 25 3.2. La mise en recueil ..................................................................................................... 31

4. APPROCHE PRAGMATIQUE : ENTRE DEUX PACTES ............................................................ 34

4.1 Paratexte et contrat de lecture de la columna ............................................................. 35 4.2 La réception ................................................................................................................ 40

5. LA COLUMNA ET LES GENRES LITTERAIRES BREFS ............................................................ 42

5.1 Le bref et le postmoderne ........................................................................................... 47 5.2 Poétique de la columna .............................................................................................. 49

2EME PARTIE: JUAN JOSE MILLAS: TENSION ET TENTATIONS LITTERAIRES .................... 53

1. MILLAS ET LE JOURNALISME .................................................................................................... 56

2. MISE EN TEXTE : DE L’ECLATEMENT A L’ETOILEMENT .................................................... 61

2.1 Structure des recueils ................................................................................................. 62 2.2 L’effet de série ........................................................................................................... 66

3. L’IMPULSION REFERENTIELLE ................................................................................................. 69

3.1 Dire le réel .................................................................................................................. 69 3.2 Le polemos ................................................................................................................. 71 3.3 «La paciencia del ejército» ou comment un article devient une affaire ..................... 80

4. DE LA REFERENCE IMMEDIATE A LA REFERENCE MEDIATE ........................................... 83

5. POETIQUE DE L’ORDINAIRE ....................................................................................................... 90

5.1 Le corps ...................................................................................................................... 91 5.2 Les objets ................................................................................................................... 97

6. POETIQUE DE L’EXTRAORDINAIRE ......................................................................................... 98

6.1 Le fantastique ........................................................................................................... 102 6.2 L’insolite et son écriture ........................................................................................... 109

7. DISPOSITIFS FICTIONNELS ....................................................................................................... 113

7.1 Recyclages génériques et détours allégoriques ........................................................ 113 7.1.1 Tropes analogiques ........................................................................................ 114 7.1.2 La fable .......................................................................................................... 118 7.1.3 L’ironie .......................................................................................................... 120

7.2 Mise en scène de l’information ................................................................................ 122 7.2.1 Écriture égocentrée et polyphonie ................................................................. 122 7.2.2 Le regard ........................................................................................................ 125

151

8. LA FASCINATION DU LANGAGE ............................................................................................. 128

8.1 L’autoréférence ........................................................................................................ 128 8.2 L’écriture ludique ..................................................................................................... 131 8.3 Les pouvoirs du signifiant ........................................................................................ 134

CONCLUSION .................................................................................................................................... 139

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................... 143

TABLE DES MATIERES……………………………………………………… ............................... 150