JEAN-FRANÇOIS CARCELEN
POÉTIQUE D’UNE FORME BRÈVE : LA COLUMNA
HEBDOMADAIRE DE JUAN JOSÉ MILLÁS DANS EL PAÍS
(Étude inédite)
DOSSIER D’HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES
ÉTUDES IBÉRIQUES ET IBÉRO-AMÉRICAINES
20 DÉCEMBRE 2002
UNIVERSITÉ STENDHAL GRENOBLE 3
UFR DE LANGUES, LITTÉRATURES ET CIVILISATION
2
INTRODUCTION
Parmi les multiples territoires explorés par les romanciers
espagnols actuels, il en est un que la critique littéraire a du mal à
appréhender, celui que représente la presse périodique, qu’elle soit
quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle. Pourtant il est aisé de voir à
quel point cet espace est devenu aujourd’hui un enjeu pour un nombre
croissant d’écrivains. Il suffit d’ouvrir n'importe quel quotidien espagnol
et d’observer les noms des signataires des articles. Il saute aux yeux que
les écrivains, plus ou moins reconnus, y sont largement représentés. Le
résultat d’un constat de ce type en France serait fort différent.
Parmi eux, Juan José Millás me semble être le cas exemplaire
d’une écriture à l’articulation de deux domaines dont il faudra montrer
les interactions. L’hybridité est certes consubstantielle à toute forme
3
d’écriture, c’est du moins ce que nous a enseigné la postmodernité, mais
dans le cas des microtextes de Millás, elle me semble constituer un genre
à part entière dont ce travail s’attachera à définir les caractéristiques
essentielles.
La démarche choisie, qui consiste à commencer l’étude par un état
des lieux général du débat sur l’écriture de presse des écrivains, peut
sembler contraire à une approche scientifique efficace qui consisterait à
partir des textes mêmes pour dégager sinon une théorie de l’écriture de
presse du moins quelques conclusions permettant de mieux comprendre
ce qui est devenu pour beaucoup un véritable enjeu littéraire, voire le
surgissement d’un genre littéraire nouveau, appelons-le columna pour
l’instant. Il me semble en effet nécessaire de commencer par là parce que
ce débat est lui aussi à l’articulation de deux domaines critiques parfois
contradictoires : celui venu des sciences de la communication et celui,
encore balbutiant pour ces textes, venu de l’analyse littéraire.
Cette étude ne vise pas à l’exhaustivité, la presse est en soi un
univers infini, chaque jour recommencé, et chaque quotidien est un
monde éminemment complexe. L’objet de ce travail est avant tout
l’écriture de presse des écrivains (et non des journalistes) qui écrivent en
écrivain, j’exclus de ce fait les articles signés par des écrivains reconnus
mais qui dans un exercice de schizophrénie assez réussi parviennent à
adopter les exigences du journaliste et à se borner à un commentaire de
l’information ou à la simple opinion sur un sujet quelconque. Il ne s’agit
pas de dénigrer cette forme d’écriture, mais simplement de limiter le
propos à la dimension littéraire de l’écriture de presse.
Ces restrictions posées, le champ d’investigation est encore très
vaste. Aussi m’a-t-il semblé nécessaire de me limiter à un espace
emblématique de la présence de l’écrivain dans la presse : la columna de
4
dernière page de El País, et plus particulièrement celles que signe Juan
José Millás. Le choix de cet écrivain peut paraître arbitraire, d’autant que
d’autres auteurs apparaissent aux yeux de la plupart des critiques comme
les figures emblématiques de cette pratique discursive : notamment
Francisco Umbral ou Manuel Vázquez Montalbán. En dehors de
l’arbitraire assumé de ce choix, l’auteur sélectionné dans ce qui doit être
conçu comme une première étude ouvrant des perspectives plus larges,
me semble être aujourd’hui celui qui a fait de son espace journalistique
un enjeu avant tout littéraire, celui qui a conçu la columna non comme
un simple espace d’opinion ou un exercice de style, mais comme un
laboratoire où se joue sa conception du fait littéraire, comme un champ
d’expérimentation qui questionne et repousse sans cesse les limites du
discours littéraire.
Les perpectives ouvertes sont multiples : d’une part, il faut
aujourd’hui s’intéresser à la production considérée, à tort, comme
mineure des écrivains si l’on veut réellement avoir une approche
complète de leur poétique, de leur œuvre ; et, dans cette perspective, le
champ ouvert par ce genre d’études est infini, au moins égal au nombre
d’écrivains existant en Espagne, d’autre part, ces textes nous invitent à
reformuler une des questions essentielles que se pose la littérature depuis
toujours : celle des rapport du texte au réel, la question de la référence.
Une tendance générale semble admettre que les deux champs s’opposent
en ce que l’un est d’essence factuelle (la presse) et l’autre d’essence
fictionnelle (la littérature). Ce qui n’est pas aussi évident que cela
pourrait paraître a priori. L’interrogation porte donc sur les frontières de
la fiction. Une des questions les plus centrales de la postmodernité.
La première partie de cette étude est donc un état des lieux de la
question dans le but de cerner la présence de ce discours autre qu’est la
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columna et peut-être d’en donner une définition opératoire. Il s’agira de
montrer en quoi la double archéologie de la columna (littéraire et
journalistique) est à l’origine d’un genre hybride traversé par la plupart
des autres genres. Dans un premier temps, j’analyserai les spécificités du
discours de la presse et la place qu’occupe la columna dans l’économie
si particulière du journal. Puis logiquement, j’étudierai la columna dans
ses rapports aux genres littéraires qui lui sont le plus proche : genres
brefs, essai etc.
Une approche simple consisterait à considérer d’emblée ces textes
comme des textes littéraires et à les aborder en tant que tels. Très vite on
voit les limites d’une telle approche : elle évacue la situation de
communication particulière qu’implique le support journal et qui dans
toute approche d’un corpus de textes publiés dans la presse - quelle que
soit la nature de ceux-ci – doit constituer une articulation essentielle.
L’autre approche simpliste est strictement inverse : l’article ou
columna est journalistique puisqu’il est publié dans le journal , ce que la
langue espagnole rend de façon plus efficace es periodístico puesto que
se publica con periodicidad. C’est pourquoi il m’a semblé nécessaire de
consacrer une sous-partie à la dimension pragmatique de la columna et
au contrat de lecture qu’elle mettait en jeu. L’épreuve des textes du
corpus montre aussi qu’une telle position n’est pas tenable longtemps :
de toute évidence, certains textes sont purement factuels, et la volonté
référentielle y est telle qu’elle oblitère toute dimension littéraire, voire
toute volonté de style.
Il faut donc prendre en compte les différentes nuances de cette
gamme d’écriture pour en cerner la littérarité, sauf à admettre que serait
littéraire tout texte signé par un auteur considéré comme littéraire
(romancier, poète etc.), Décréter ceci est sans doute
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méthodologiquement commode, mais scientifiquement problématique :
la sempiternelle et impossible question « qu’est-ce que la littérature ? »
trouverait une réponse vraiment simpliste, serait littérature ce que
l’institution littéraire décrèterait être de la littérature.
Dire que ces textes sont hybrides semble relever de la lapalissade,
il n’en demeure pas moins que la situation se complique à l’heure
d’analyser en quoi consiste cette hybridité. Il faut alors aborder ces
textes comme des lieux où, comme le signale Jean-Marie Schaeffer, se
joue « cette interpénétration qui amène le discours factuel à emprunter
des procédés formels au récit de fiction, tout autant que celui-ci
emprunte au discours factuel… » (Schaeffer : 265).
Cette dialectique factuel/fictionnel traverse les écrits de Millás. La
deuxième partie de cette étude analyse le vaste corpus des écrits de
presse de Juan José Millás, recueillis dans les quatre volumes que sont
Algo que te concierne (1995), Cuentos a la intemperie (1997), Cuerpo y
prótesis (2000) et Articuentos (2001). Millás cherche sans cesse à
expérimenter les possibilités offertes par un espace contraint, mais
paradoxalement infini, allant de la polémique au récit fantastique en
passant par le fantastique polémique et la polémique fantastique.
Comme ces quelques lignes peuvent le suggérer, la dialectique
factuel/fictionnel est donc motivée par un double investissement,
esthétique et axiologique, qui serait la marque de ce genre nouveau
qu’est la columna. L’évolution de celle-ci, et plus largement de la
pénétration du littéraire dans le journalistique, nous invite, nous incite à
repenser, et reformuler les “dogmes” aristotéliciens et leurs avatars dans
la mesure où précisément elle interroge les frontières entre fiction et
diction, poiein et légein, création et communication, pragmatique et
poétique.
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Mon propos n’est pas ici d’analyser le discours de la presse, mais
d’étudier un discours dans la presse, celui produit aux marges par des
écrivains sollicités certes avant tout pour leur notoriété, mais aussi parce
que leur contribution est une manifestation de l’Autre, une forme
d’altérité dont le journal a besoin pour satisfaire la demande, pour se
démarquer d’un langage trop homogène, pour créer la différence. La
littérature dans la presse serait alors à concevoir comme la manifestation
d’une singularité. Ce point de départ repose sur un postulat qui n’a
cependant rien d’évident : les deux discours (presse et littérature) sont
foncièrement différents.
Pour vérifier cette hypothèse, la réfuter ou la nuancer, dans le
cadre strict de la columna s’entend, il est indispensable de commencer
par cerner les contours de chacun des deux discours qui convergent dans
l’objet de cette étude. Auparavant, il faut sans doute préciser qui en sont
les auteurs.
En Espagne, en effet, presse et littérature ont partie liée depuis
toujours, c’est-à-dire depuis l’apparition –récente sous la forme que nous
connaissons aujourd’hui- de la première. La présence d’écrivains dans la
presse espagnole s’inscrit ainsi dans une tradition dont l’origine est
généralement attribuée à Mariano José de Larra.
En réalité, si la presse en Espagne naît avec plus d’un demi-siècle
de retard sur la France et la Grande-Bretagne notamment, comme le
signale Paul J. Guinard (1994 : 125)1, elle est fortement influencée par le
modèle anglais en particulier les « spectateurs », ces « séries d’excellents
‘essays’ sur les sujets les plus divers de la politique, de la littérature, de
1 J’ai opté pour une simplification des références bibliographiques en
signalant simplement entre parenthèses le nom de l’auteur, l’année de publication et la page du texte cité. Je revoie à la bibliographie finale pour les notices complètes.
9
la « philosophie », de la vie en société… » (Ibid : 139) qui dans leurs
version espagnole donneront « naissance, finalement, à la critique et à la
satire du XIXe : Larra et ses émules, si spécifiquement hispaniques. »
(Ibid :146).
On constate ainsi que la presse était un support naturel, et à
certains moments privilégié, de la littérature. Ce que semble inaugurer
Larra, n’est donc pas ce rapport-là, mais la notion de compilation
puisqu’il est sinon le premier, du moins celui qui va faire de son œuvre
journalistique un tout transcendant l’éphémère auquel la publication dans
la presse condamnait ces écrits : en 1835 paraissent les trois volumes
Colección de artículos dramáticos, literarios, políticos y de costumbres.
Son écriture, ainsi que le signalent Claude Morange et Albert. Dérozier,
s’inscrit dans un projet ambitieux où il ne s’agit pas simplement de
rendre compte de l’événement, mais de l’insérer dans la chaîne de
l’Histoire :
Ce rapport décisif à l’événement et à l’histoire se retrouve
au cœur de son activité littéraire : Larra est
fondamentalement un journaliste. De cette activité de
publiciste, vouée alors, dans l’esprit des doctes, à
l’évocation futile du transitoire et de l’accessoire, il fait
d’emblée un tremplin pour parvenir à l’essentiel et au
durable.[…] Là où les costumbristas ne voient que
prétextes à évocations badines et à crayonnages légers,
Larra distingue les soubresauts d’un monde en mutation,
le sourd halètement de l’histoire.(C. Morange et A.
Dérozier, 1994 : 235-236)
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L’appréhension de ce genre hybride qu’est la columna passe par
une une archéologie des rapports presse/littérature, bien que cela puisse
apparaître comme une démarche quasi aporistique : il est évident que
nous sommes face à deux branches d’une même espèce que l’histoire
récente a séparées ou rapprochées au gré des évolutions2. Si Téophraste
Renaudot est considéré comme le père fondateur du journalisme, il n’en
reste pas moins vrai que quelques siècles auparavant, les chroniqueurs
(cronistas) s’étaient lancés dans un travail de collecte d’informations,
d’organisation de cette matière et d‘écriture qui n’est pas sans rappeler le
labeur d’un certain journalisme actuel. Par ailleurs, dès que la presse
devient un enjeu essentiel dans le débat d’idées (notamment à partir du
18ème siècle), elle se tourne bien évidemment vers les hommes de lettres
pour remplir ses colonnes et il faudra sans doute attendre une époque au
fond relativement récente, pour que le journaliste apparaisse et que se
créent les premières écoles. C’est-à-dire que presse et journalisme
existaient avant les journalistes et qu’elles étaient en grande partie
l’affaire des écrivains.
La plupart des études sur les rapports presse/littérature sont le fait
des spécialistes de la communication. C’est après tout fort logique.
Pourtant, on ne peut que s’interroger sur l’absence des spécialistes du
discours littéraire d’un champ depuis toujours étroitement lié à la
littérature. Les innombrables ouvrages ou articles intitulés « literatura y
periodismo » sont là pour le montrer et presque tous proviennent du
champ de la communication. Récemment, cependant, sont apparues
certaines approches émanant de chercheurs littéraires. Elles ne portent
pas sur le genre, ne s’interrogent pas sur les spécificités d’un discours
2 « El periodismo y la literatura son « como la rama y el tronco que no pueden
vivir por separado ». Acosta Montoro, cité par Asís Garote (1997, p. 449)
11
écrit dont les points de contact avec la littérature sont plus qu’évidents.
Elles sont avant tout des approches particulières centrées sur la
production journalistique d’auteurs reconnus avant tout comme des
écrivains. Et c’est sans doute par-là qu’il faut commencer si l’on veut
analyser la presse comme un espace où se joue aujourd’hui une grande
partie de la prose littéraire. Car le fait est qu’en Espagne, le journal, et en
particulier le quotidien s’est imposé comme un passage obligé de tout
écrivain qui se respecte, proposition que l’on doit aussi inverser : tout
journal qui se respecte se doit d’avoir parmi ses collaborateurs les
plumes les plus renommées de la littérature.
Il ne s’agit pas ici de faire un énième historique des relations
presse /littérature, parce qu’il me semble qu’ainsi posé, c’est-à-dire de
façon comparatiste3, le problème est insoluble ; donc bornons-nous au
constat prudent suivant : presse et littérature ont partie liée depuis
toujours et en particulier depuis l’apparition de ce que l’on nomme
couramment les mass médias et qui est avant tout l’avancée
technologique apportée par le développement des moyens de transport et
de diffusion du média journal. C’est-à-dire la possibilité donnée à des
secteurs chaque fois plus importants de la population d’accéder à
l’information. Avec pour corollaire évident celui de constituer un public
privilégié pour tous ceux qui cherchent à diffuser des idées ou à élargir le
cercle de leurs lecteurs. Tout ceci est bien connu et l’on peut se reporter
au dernier travail de synthèse dirigé par Maria Pilar Palomo (1997) pour
3 Le comparatisme induit parfois un effet pervers qui est celui de la
hiérarchisation : dans un journal, il semblerait que le journaliste est premier par rapport au collaborateur, que l’information précède l’opinion et qu’au sein même de celle-ci, l’éditorial soit plus noble que la columna ou le billet d’humeur.
12
appréhender à sa juste mesure l’impact de la révolution technologique
dans la diffusion des idées.
1. Ecrivains et presse : convergences et divergences
Larra est-il le précurseur de la figure janique de l’écrivain-
journaliste ? Sans doute, puisqu’il est celui qui a donné naissance à
l’articulismo, puisqu’il est revendiqué à la fois par les histoires de la
littérature et les histoires de la presse et qu’il est le point de convergence
le plus ancien à défaut d’être le véritable point de départ, qui n’existe
sans doute pas. Les liens unissant journalisme et littérature sont une
donnée majeure en Espagne si l’on veut tenter une approche
sociologique de la figure de l’écrivain. A quelques rares exceptions près,
tous les écrivains espagnols publient ou ont publié dans la presse. Alors
journalistes-écrivains ou écrivains-journalistes ? La question est sans
doute assez vaine. Posons-la cependant, ne serait-ce que parce qu’elle
revient sans cesse, comme s’il y avait une nécessité impérieuse de
classer, d’établir une typologie rigide. De toute évidence la ou les
réponses ne peuvent être que déceptives : les frontières sont très
perméables, et rien n’empêche un même individu de glisser de l’une à
l’autre des catégories au long de son parcours. Les écrivains eux-mêmes
considèrent la question comme impertinente. Manuel Vicent le dit d’une
façon nuancée : « Me considero un escritor, y a la hora de escribir un
artículo o una novela mi actitud ante el texto es la misma » (Ochoa,
1997).
Si l’on prend comme critère la formation initiale des auteurs, on
remarque trois cas de figure :
1) les journalistes de formation que la pratique littéraire a imposé
13
comme des écrivains : Vázquez Montalbán, Manuel Vicent, Julio
Llamazares, Antonio Muñoz Molina, Manuel Rivas, Miguel
Delibes, etc.
2) les journalistes de formation ayant fait des incursions souvent
réussies dans la littérature mais qui restent des figures hybrides
reconnues avant tout comme des journalistes : Rosa Montero,
Maruja Torres, Eduardo Haro Tecglen, González Ledesma, etc.
3) des écrivains venus au journalisme après avoir été reconnus dans
le monde des lettres : Juan José Millás en est sans doute l’exemple
le plus emblématique.
Pour certains cependant, l’écrivain est un « intrus » dans le
journal, au mieux un « invité » ou un « collaborateur », qu’on ne sait trop
où caser lorsqu’on tente d’établir une typologie des intervenants. Ainsi,
lorsque José Vidal Beneyto (1986, p. 151) cherche à définir l’image
professionnelle des auteurs publiant dans la section Opinión de El País,
il liste quatre types : « Escritores-periodistas, escritores-literatos,
personalidades sociales y políticas e intelectuales ». Cette typologie me
semble pécher par son imprecision, et par une arbitrariété difficilement
explicable ; ainsi quelle est la différence entre « literato » et
« escritor » ? Ou encore, peut-on songer à une combinatoire plus
complexe où l’on aurait aux côtés des quatre catégories énumérées,
l’écrivain –personnalité sociale et politique ? Quel sens donner à cette
dernière catégorie que Beneyto nomme « intelectual », l’écrivain n’est-il
pas un intellectuel ?
Il y aurait un critère purement institutionnel et ô combien
irréfutable : ne sauraient être considérés comme journalistes que ceux
qui possèdent une carte de presse. Mais on voit bien les limites d’une
14
telle approche : tous ces éléments n’ont strictement aucune influence sur
les écritures. Car si l’on peut éventuellement établir une ligne de partage
presque étanche dans le domaine institutionnel, on ne peut que constater,
lorsque l’on cherche à analyser les types et modalités d’écriture dans la
presse, que les différences sont ailleurs, en particulier dans l’ordre des
fonctions et des missions de l’écriture. On pourrait prendre comme
hypothèse de travail ce distinguo présenté sous forme de jeu de mot par
Albert Chillón : Le journaliste « da cuenta de las cosas que pasan,
mientras que el escritor da cuento de esas mismas cosas ». (Chillón,
1999 : 360).
Difficile, enfin, d’évacuer la question « économique ». Il est
indéniable que ce que l’on appelle génériquement « el articulismo » a,
depuis toujours sans doute, représenté pour les écrivains un moyen, et
pour la plupart le moyen de vivre de leur écriture. Il n’est pas très utile
d’insister sur cet aspect qui, finalement, a peut-être fort peu de
conséquences sur l’écriture elle-même, si ce n’est celle d’expliquer
quelques textes peu glorieux. Citons tout de même Francisco Umbral,
qui en la matière doit beaucoup à l’exercice et a tout autant à se faire
pardonner :
Nosotros, los chicos [de la posguerra], como teníamos
poco dinero para libros, leíamos muchos periódicos,
muchos artículos, y así, por razones económicas, nos
hicimos articulistas 4.
Quoi qu’il en soit, on peut se demander si le double parcours − de
la presse vers la littérature (Rosa Montero, Maruja Torres etc., par
4 Francisco Umbral : Entrevista El articulismo es creación literaria y verdadera literatura”,
15
exemple) et vice-versa (Millas ou Vicent) − n’a pas fini par constituer un
nouvel espace au sein même du journal, un parajournalisme, dont les
traits pertinents emprunteraient aux deux sources. Espace intermédiaire,
hybride et partant postmoderne.
2. La columna dans les genres journalistiques
Presse et littérature ont en commun le langage écrit. Et pourtant
pour certains spécialistes de la presse, nombre de caractéristiques
appartiennent en propre au langage journalistique. Tout d’abord, il s’agit
d’un langage qui repose sur un contrat référentiel, s’assigne des missions
régies par un code déontologique et des fonctions d’ordre social. Ainsi
défini, le discours de la presse a donc une dimension transitive que n’a
pas forcément la littérature, il relève d’un discours massivement factuel,
ou encore, selon la catégorisation de Jakobson, des fonctions
référentielle et conative du langage.
Gérard Imbert a analysé le discours de la presse avec une rigueur
théorique et méthodologique qui font de son ouvrage Le discours du
journal El País une étude de référence en la matière. Il aborde El País
comme un macro-discours, une macro-syntaxe où prennent place une
multitude de paroles complémentaires et différentes. Son propos est
essentiellement d’analyser la presse comme un lieu stratégique où se
constitue le discours social, en particulier dans cet espace de débat que
sont les pages Opinión du journal (Imbert, 1988 : 19) :
On peut donc considérer la presse comme un discours à
part entière , même s’il s’agit en l’occurrence d’un
métadiscours (un discours sur l’actualité : qui parle le
El Cultural, revista digital.
16
politique, le culturel) ; discours où prédominent les
discours indirects. Le discours de la presse serait comme
une longue citation entrecoupée de narrations
(reportages), de dialogues (entrevues), auxquels se mêlent
des « voix off » (éditoriaux, tribunes libres), sans compter
les effets de dramatisation (mise en page, sélection de la
une), et une certaine unité actancielle (le gouvernement
Vs l’opposition, le terrorisme, le chômage, etc.), qui obéit
à l’axe sémantique ordre/désordre, euphorie/disphorie,
donc à une isotopie facilement repérable. » (Imbert,
1988 : 19)
Nous avons là quelques éléments d’une conception, à défaut d’une
définition, de la presse, tout à fait opératoire pour tracer le cadre
méthodologique et conceptuel de notre étude. En particulier, retenons
que le journal est un espace polyphonique (Imbert, 1988 :12).
Cet hétérogène constitutif du journal relève du simple constat et
sert de point de départ à toutes les analyses globales de la presse.
Cependant, la division du discours macrostructurel du journal, telle
qu’elle est opérée par la plupart des théoriciens des sciences de
l’information en Espagne, me semble quelque peu équivoque. Ces
spécialistes du discours de presse partent d’un postulat pour le moins
discutable, en tout cas non partagé par les spécialistes du discours
littéraire : la presse serait un genre littéraire. C’est par exemple ce
qu’affirme dès les premières pages de son ouvrage Redacción
periodística, José Luis Martínez Albertos (1974 : 11) : « […] parece
incuestionable la afirmación de que el lenguaje periodístico constituye,
por sí mismo, un estilo literario específico. », ou encore le sociologue
17
Salvador Giner qui considère que « la mayor innovación literaria de
nuestro tiempo es el periodismo. » (Cité par Lorenzo Gomis, 1991 : 19)
La conception qu’ont de la notion de genre les spécialistes de la
presse est décidément très problématique pour nous. Lorenzo Gomis le
définit −indirectement− comme « una gama de filtros y formas
convencionales » à travers laquelle la réalité parvient jusqu’au lecteur
(Gomis, 1991 : 39). Glosant la définition de Martinez Albertos, Luisa
Santamaría considère
…los géneros periodísticos como las diferentes
modalidades de la creación literaria destinadas a ser
divulgadas a través de cualquier medio de difusión
colectiva. Más concretamente, en periodismo impreso, los
géneros periodísticos son los vehículos aptos para
realizar una estricta información de actualidad y están
destinados a canalizarse a través de la prensa escrita. »
(Santamaría, 1990 : 17).
On voit que cette définition très large ne manque pas d’ambiguïté :
deux fonctions distinctes sont mêlées, la fonction poétique que dit
« cración literaria » et la fonction référentielle signalée par la deuxième
partie de la citation. Cette simplification outrancière fausse
considérablement toute étude sérieuse du discours, dans la mesure où
l’adjectif totalisant « literaria » vient nier toutes les nuances typologiques
d’un discours complexe. Autrement dit, on ne peut ramener sérieusement
toute l’écriture de presse à de la littérature, même si l’on multiplie
ensuite les genres et les sous-genres qui la constituent.
Traiter de cette question des « genres journalistiques » est donc en
soi s’aventurer sur un terrain semé d’ambiguïtés. La confusion s’épaissit
18
si l’on considère que par « genre », on entend aussi bien les diverses
sections composant un journal que la nature du discours qui les régit.
Ainsi on parlera du genre informatif, ou du genre « opinión » mais aussi
d’éditorial, de suelto, de glosa, et de columna etc. Mais il ne s’agit pas
de récuser l’usage de terme « género » par les spécialistes de la
communication, encore moins de procéder ici à une révision du concept
en fonction de ses éventuelles nouvelles acceptions. Constatons
simplement, et pragmatiquement, que quelle que soit la définition qu’on
leur donne, les genres journalistiques sont ainsi perçus par le lecteur : la
typologie des différents articles constituant un journal est globalement
comprise et admise des lecteurs.
Teodoro León Gross a bien vu ces ambiguïtés et a pris quelques
distances avec les définitions proposées :
…el artículo periodístico (…) recibe definiciones y
delimitaciones significativamente imprecisas a la vez que
en las modalidades personales tiende a ser considerado
como un género literario infiltrado de manera espuria
entre los géneros estrictamente periodísticos. » (T. León
Gross, 1996 : 145)
Les catégories sont trop incertaines, peu étanches et les
classements des différents « genres journalistiques » dégagés, trop
aléatoires. En effet, il est fréquent de constater que si les genres les plus
directement référentiels, la brève par exemple, sont clairement définis,
lorsqu’il s’agit de traiter de l’article d’opinion, de la columna, voire de la
critique, quel que soit son domaine, les choses sont plus compliquées et
la terminologie confuse.
19
Il me semble que nous avons tout intérêt à esquiver l’écueil du
classement et partir d’une conception du journal comme discours
polyphonique agissant sur un axe unique, une tension
« Centre/périphérie » que Gérard Imbert a parfaitement définie dans
l’avant-propos de son ouvrage Le discours du journal. El País :
Nous proposons ici un modèle d’interprétation du
discours journalistique fondé sur un schéma structurel −
le rapport Centre/périphérie − qui permet de délimiter
l’identité du journal considéré comme totalité : le Centre
est identitaire, les périphéries sont des lieux d’altérité
multiples que le programme du journal, loin d’exclure,
intègre à sa représentation de la réalité. Le journal [El
País] se caractériserait par un certain « vide
idéologique », dans lequel on peut voir la marque de la
presse libérale, vide que viendrait remplir (ou occulter)
des discours périphériques. » (Imbert, 1988 : 5)
L’intérêt d’une approche en forme d’axe, hormis qu’elle me
semble rendre compte de façon plus juste de cette non étanchéité des
différents discours, est qu’elle permet de baliser cet axe des trois grandes
catégories dans lesquelles s’insère tout discours non pas de la presse
mais dans la presse : Information / Opinion / Création. On retrouve cette
triade chez la plupart de ceux qui se sont intéressés à la presse, en
particulier chez Imbert, mais il arrive parfois que l’on omette ou néglige
le dernier élément, la création, et que l’on propose, comme le fait León
Gross, un autre système, triadique lui aussi :
20
La organización de los géneros periodísticos, sin
adentrarnos en tal selva teórica, básicamente plantea la
existencia de tres grupos : textos informativos,
interpretativos y opinativos. El artículo pertenecería a este
último… (Gross : 144)
Quoi qu’il en soit, on voit bien que les deux triades partent d’une
même fonction première de l’écriture de presse : l’information. Il ne
s’agit pas ici d’entrer dans une définition de ce que recouvre la notion
d’information, nous risquerons simplement quelques hypothèses à partir
desquelles s’articuleront les pages qui suivent :
- en premier lieu cette définition de Daniel Bougnoux :
« On appellera information (…) ce qui enrichit, complète
ou oriente l’équipement cognitif de chacun, à tel instant
de son développement (non seulement l’information
pertinente varie selon les individus, mais elle varie pour
chacun au fil des circonstances : rien n’est plus relatif, et
ne se périme plus vite, qu’une information) ». (D.
Bougnoux, 1998 : 16)
- informer c’est aussi, très simplement, transmettre à la
connaissance du public les faits de tous ordres qui
constituent le présent et que l’on appellera aussi
l’actualité.
- informer enfin, c’est aussi « donner une forme, une
structure, une signification. » (Dictionnaire Petit Robert),
en l’occurrence au présent. Il faut donc, avec Gérard
Imbert, considérer que la presse crée le présent tout autant
qu’elle le communique.
21
Nous sommes là dans la pragmatique : la presse agit dans un cadre
communicationnel particulier, doté d’une dimension « transitive », régi
par un contrat étroitement dépendant de l’actualité, référentiel donc.
2.1 Actualité/factualité
L’écriture journalistique est prioritairement une écriture factuelle.
Elle est systématiquement traversée par les mécanismes de la référence.
Indéniablement, ce qui définit le discours du journal, c’est qu’il est
essentiellement composé d’énoncés de réalité. Nous soulignons
l’adverbe parce que d’une part, il s’agit bien ici d’essence : c’est la
fonction première du journal que de transmettre des informations, donc
des faits vérifiables, mais d’autre part, nuance de taille, essentiellement
s’oppose ici à exclusivement : l’espace du journal peut être ouvert à des
énoncés de fiction. Et tout ceci n’a rien à voir avec la question − oiseuse
s’il en est − de l’objectivité ou de la subjectivité. Le réel, en particulier
l’actualité, dont il faut bien essayer de donner une définition, est ce qui
vertèbre le journal, sa raison d’être. Si l’on s’en tient à la définition du
dictionnaire Robert, « Actualité » est :
2° Cour. (1823). Caractère de ce qui est actuel, relatif aux
choses qui intéressent l’époque actuelle. Souligner
l’actualité d’un problème. Ce livre n’est plus d’actualité./
3° Ensemble des événements actuels, des faits tout
récents. S’intéresser à l’actualité politique, sportive. Au
plur. Informations, nouvelles du moment (dans la presse
et surtout en images). Actualités télévisées.
22
L’actualité est donc le référent du journal, la masse des
événements dans lesquelles le journaliste puise ses informations, mais
elle finit par n’être que ce que le journal en rapporte. C’est-à-dire que
pour qu’il y ait actualité, il faut non seulement que l’événement ait eu
lieu mais encore qu’il ait été sélectionné par le journal et ainsi érigé en
actualité5. Un événement non rapporté par la presse n’est qu’une
actualité virtuelle (étrange paradoxe). Ainsi l’on voit que l’actualité est à
la fois référent et référé, origine de l’article qui l’institue et s’institue en
actualité. L’actualité est donc dans le même temps l’objet et le signe.
Elle est (n’est que ?) actualisation au sens sémiotique du terme. La
presse crée donc son propre référent tout comme le fait la fiction, mais
ce référent est ensuite donné pour vrai par le lecteur au nom du pacte de
véridicité qui le lie au journal. Nous ne sommes pas très loin de la
suspension d’incrédulité, et donc de la fiction. L’écriture de presse serait
donc régie par une tension factuel/fictionnel agissant sur une axe unique
articulé autour de trois modalités : information, opinion, création. Cet
axe se superpose, et se substitue, à celui que le sens commun assigne
traditionnellement à la presse : objectivité/subjectivité, et dans lequel les
textes d’opinion et de création sont la manifestation de la subjectivité
dans le journal.
2.2 Transitivité du discours de presse : missions et fonctions
La différence entre journalisme et littérature repose sur la relation
des deux termes à celui de “fonction”. Il semblerait que tout ait
nécessairement une fonction dans la presse ce qui n’est pas forcément le
5 Voir Gérard Imbert (1988, p. 20 et suivantes) qui s’interrogeant sur le statut
de l’événement se demande s’il n’est pas, dans une certaine mesure, une construction du journal.
23
cas dans la littérature. Ce qu’il faut par ailleurs retenir de ce qui vient
d’être dit, c’est que la presse, parce qu’elle a des fonctions et parce
qu’elle s’assigne des missions, a une dimension transitive. Cet agir sur le
lecteur est bien entendu variable selon le fragment de macro-discours
considéré.
Si l’on semble s’accorder sur ce que sont les différentes fonctions
de la presse à partir de la triade informer/évaluer (ou interpréter)/créer,
on est tout de même conduit à s’interroger quant à l’impact de ces
discours sur l’opinion publique, dès lors que ces fonctions sont érigées
en missions, et ce quelles que soient les précautions déontologiques que
l’on prenne.
Certaines définitions des missions de la presse ont des accents
bien inquiétants. Par exemple lorsque Luisa Santamaría écrit dans un
texte qui est une synthèse des cours qu’elle dispense à l’Université
Complutense, où elle forme les futurs journalistes, que
« la misión del periódico es canalizar los acontecimientos
diarios hacia una opinión más firme de acuerdo con la
época, desviándolos de los juicios equívocos,
precipitados, subjetivos y predominantemente
sentimentales que inspira la opinión del momento,
preparando así las convicciones. El proceso se lleva a
cabo siguiendo el camino de la libertad en la formación
de opinión. » (Santamaria, 1990, 53).
Malgré l’ambiguïté (et l’opacité, avouons-le) de la dernière phrase,
ces propos montrent que les professionnels de la presse sont conscients
de fabriquer l’opinion, et derrière les termes de Luisa Santamaría
(« canalizar, desviar, preparar las convicciones »), on peut lire une
24
certaine forme de manipulation. Très influencés par les écrits du
professeur berlinois Emil Dovifat, les théoriciens espagnols de la presse
ont tendance à dégager deux macro-catégories dans l’écriture
journalistique :
1 : « periodismo de información y de opinión »
2 : « periodismo ameno », (pour certains « literario »)6.
C’est dans cette seconde catégorie que nombre d’entre eux
classent les columnas, ce qui comme nous le verrons, ne va pas sans
poser des problèmes, puisque c’est une façon de leur ôter toute
intervention « sérieuse » dans le contrat référentiel du journal, dans la
diction du monde. D’autres en revanche considèrent les columnas
comme de simples articles d’opinion.
Dans cette effervescence « générique », comment définir la
columna autrement que comme un genre de plus parmi tous les autres.
Avant d’en analyser la nature, la structure et les procédés, à partir des
textes de Millás, il nous faut passer en revue la conception qu’en ont les
acteurs de la presse (journalistes et collaborateurs).
Il est assez logique de voir régner une certaine confusion en la
matière. A une époque où l’on postule la dissolution des genres, et ce
quel que soit le domaine, littéraire ou autre, on ne peut être surpris de
voir le littéraire envahir le journalistique et vice-versa. La question la
plus intéressante à mon avis n’est pas de savoir en quoi cette dissolution
perturbe, pour ne pas dire « dé-génère », les cloisonnements
traditionnels, mais en quoi ces « passages » enrichissent chacun des deux
6 Cette deuxième catégorie correspond aussi à l’une des sept fonctions de la
presse définies par Roland Cayrol (1991) : la fonction de « divertissement et de distraction », dans laquelle il inclut « des rubriques nombreuses de divertissement, des jeux aux feuilletons, des échos aux secrets d’alcôve. » mais pas les chroniques des écrivains qui restent dans le domaine de la fonction « expression d’opinions ».
25
« espaces ». A cet égard, la columna se présente comme le lieu
emblématique de la transaction des deux discours.
3. La columna : essai de définition
3.1. Petit parcours terminologique
Dans sa définition du terme columna, le Diccionario del español
actual (Manuel Seco, 1999 : 1123) nous indique en quatrième acception,
que la columna est : « parte de las comprendidas entre dos blancos o
líneas verticales, en que está dividida una página impresa, esp. De
periódico, o escrita a mano./ (…)/ Sección fija de un comentarista en un
periódico. » Ce dictionnaire par ailleurs comporte une entrée columnista
dont le premier sens renvoie à l’écriture journalistique : « Pers. que tiene
una columna » (Ibid : 1124)
Le dictionnaire de la Real Academia, tout comme María Moliner
dans son dictionnaire ne mentionnent que la définition physique, liée au
maquettage, de la columna journalistique : « cada una de las partes en
que se divide verticalmente una página impresa o manuscrita ;
particularmente de periódico. » (Diccionario de uso del español, 1988 :
675) ; « en impresos o manuscritos, cualquiera de las partes en que
suelen dividirse las planas, por medio de un blanco o línea que las separa
de arriba abajo» (Diccionario de la Real Academia, 1995 : 513). Ce
dernier donne cependant une définition du terme columnista avec la
définition suivante : « Redactor o colaborador de un periódico, al que
contribuye regularmente con comentarios firmados e insertos en una
columna especial. » (Ibid : 513). Dans le dictionnaire de María Moliner,
le terme columnista est absent.
26
Ce bref parcours des définitions les plus générales montre que
l’aspect générique de la notion de columna est un phénomène assez
récent, mais aujourd’hui communément admis. C’est donc l’évolution de
la presse dans ces dernières décennies, en particulier pendant la
Transition, qui semble expliquer ce qui renvoie à une réalité indiscutable
et facilement repérable et qu’il faut peut-être considérer comme genre
sinon nouveau en tout cas spécifique. A tel point qu’il nous paraît
difficile d’en trouver un équivalent dans la langue française. Le français
dispose bien du terme “colonne”, qui semble renvoyer à la même réalité :
“Emplacement confié à un journaliste connu et occupant en principe
toute une colonne / genre correspondant. [Le mot est alors transcrit de
l’anglais column.]” (Lexique des termes de presse, 1991 : 34). Mais cette
métonymie n’est pas entrée dans l’usage courant. La columna est par
ailleurs très proche de plusieurs autres type d’articles, en particulier la
chronique ou le billet7.
Comme nous l’avons vu, les spécialistes de la presse, lorsqu’ils
analysent la columna, mettent systématiquement l’accent sur sa fonction
à partir de critères purement journalistiques : « interpretar / analizar /
valorar / orientar al público ». Tout texte journalistique s’inscrirait dans
cette dynamique et rien dans un journal ne pourrait échapper à une
7 La chronique “…propose au lecteur ce qu’il convient de penser de
l’actualité, dans ses aspects touchant plus particulièrement la vie mondaine ou la morale sociale”. (Ibid, p. ) La seconde définition de ce terme dans le lexique est plus adaptée à notre propos : “Article de commentaire revenant à date fixe mais non tous les jours (généralement chaque semaine) par opposition à rubrique. (Lexique des termes de presse, 1991 ).
Le billet quant à lui, est défini ainsi : « Court article d’humeur (généralement demi-feuillet), sur un fait ou question d’actualité, caractérisé par sa concision et une chute inattendue : humoristique, paradoxale, impertinente, etc. Genre difficile, proche de la littérature, le billet offre un point de vue surprenant, démystificateur, en recul par rapport à l’événement » (J. L. Martin Lagardère : 88).
27
certaine transitivité du propos8. Il y aurait une finalité dans la columna
qui en serait un trait distinctif par rapport aux genres littéraires, lesquels,
sans l’exclure, ne l’exigent pas.
La division, assez impressionniste, entre journalisme
d’information et d’opinion d’une part, et journalisme de création ou de
divertissement (ameno) d’autre part, défendue en Espagne par Martínez
Albertos et ses disciples –en particulier Luisa Santamaría (op. cit , 122)-
est aussi une forme d’incompréhension et de difficulté à analyser les
singularités d’un espace qui échappe tout d’un coup aux règles et donc à
toute possibilité de contrôle. Comment comprendre sinon l’ironie que
contiennent les propos de Martínez Albertos dont l’ouvrage Curso de
redacción periodistica a longtemps été un des textes de référence en
matière d’écriture journalistique :
Las columnas personales son unos guetos privilegiados
del periodismo impreso delimitados por los siguientes
rasgos :1) espacios de tema absolutamente libre, como
cheques en blanco, 2) para escritores famosos, 3) con la
única condición de que firmen sus trabajos . (cité par
León Gross, 1996 : 151).
En réalité comme le rappelle fort justement María Jesús Casals
Carro (2000 : 32), columna n’est qu’une métonymie commode pour
désigner génériquement un type de texte aux variables multiples, doté
d’une “potencial naturaleza poligenérica » (Gross 1996). La métonymie
8 León Gross et bien d’autres n’arrivent pas à se défaire de l’idée que tout
texte journaliste doit avoir une fonction et une finalité. C’est ce que ce dernier semble dire lorsqu’il essaie de synthétiser les différentes définitions de la columna à partir des définitions proposées par Martínez Albertos : « el comentario (o columna)
28
rend compte de l’impuissance à définir ces textes9 ou bien est le degré le
plus englobant d’une définition exponentielle.
Les quelques citations qui suivent montrent bien l’imprécision, le
caractère très vague des définitions :
- « exitoso subgénero de la opinión periodística » (Estudios
sobre el mensaje periodístico, 2000 : 11)
- « Una columna suele ser un recuadro con una firma al
final » (L. Gomis, cité par Gross 1996 : 170)
- « Columna es el espacio fijo que un medio de
comunicación asigna a una determinada firma ». (Martín
Vivaldi, cité par E Morán Torres : 163.
Difficile d’être moins précis. Autant dire « columna es lo que no
se sabe definir ». En l’absence de définition générique précise, on se
contente souvent comme Esteban Morán Torres (Ibid. : 164) d’une
approche descriptive : « [la columna] debe ajustarse a ciertas normas
como son su extensión uniforme, la libertad del tema, la asiduidad, y el
amparo de un título general que la distingue de otros trabajos de
colaboración. » Ce que dit Henri Montant de la chronique rejoint les
définitions les plus courantes de la columna en Espagne : « Comme son
nom ne l’indique pas, la chronique est le royaume du Je. (…) Le journal
laisse la bride sur le cou à une personnalité qui, dans son espace réservé,
donne libre cours à son inspiration, liée au temps qui passe. (…) C’est le
nom de l’auteur qui compte et son talent » (H. Montant 1994 : 51.)
Fernando Valls, dont l’approche est essentiellement celle d’un
spécialiste de la littérature, définit ainsi ce qu'il considère être un genre à
es un artículo razonador, orientador, analítico, enjuiciativo, valorativo — según los casos— con una finalidad idéntica a la del editorial.” (León Gross, 1996 : 150).
29
part entière et qu'il nomme artículo literario : « llamo artículo literario a
los textos publicados en la prensa, en los que no sólo se halla un
pensamiento o una mirada sobre el mundo sino también una voluntad de
estilo. » (Valls, 1997 : 69) Autrement dit, c’est sur la fonction esthétique
du langage qu’insiste Fernando Valls.
Malgré la confusion, on peut néanmoins tenter de dégager
quelques traits définitoires (et souvent paradoxaux) qui semblent
déterminer le discours de la columna :
- La columna est un espace rétif à toute tentative de
définition globalisante : le fait de la désigner par une
métonymie et non par un élément thématique ou
générique (à la différence des articles de la section
opinion par exemple) rend compte de cette impuissance.
- La columna est une écriture contrainte et induit une
lecture contrainte : c’est peut-être cet aspect qui la
rapproche du genre journalistique.
- La columna est aussi une écriture en liberté puisqu’une
fois les contraintes spatiales acceptées, l’auteur est
entièrement souverain dans le choix de ses sujets.
- La columna fait partie de la périphérie du journal, c’est-à-
dire qu’elle est l’espace d’une parole autre.
- La columna échappe aux sections, elle est hors-circuit,
hors section et c’est là une condition nécessaire, quoique
non suffisante, pour que le texte échappe à la pure logique
journalistique et verse vers autre chose, un au-delà de la
9 Voir à ce sujet mon article « Règlements de contes : les chroniques de Juan
José Millás dans El País » (1998).
30
communication médiatique, une ouverture vers le
littéraire.
El País a pu représenter, à un moment donné de son histoire, un
espace public de débat, que les pesanteurs du régime franquistes encore
présentes ne permettaient pas. Cette ouverture, en particulier aux
intellectuels et aux écrivains, est assez vite perçue comme un risque
sinon un danger (Imbert, 1986 : 26). Il s’agit d’un espace de
transgression des normes qui régissent le reste des articles, une sorte de
soupape, hors codes, une « fête des fous » prenant le contre-pied des
règles du Libro de estilo. Et certaines columnas, comme nous le verrons,
acquièrent réellement une dimension carnavalesque. D’une certaine
façon, la columna, tout comme les pages Opinión, est un reste de cette
altérité dans un discours chaque fois plus homogène de El País. En tant
qu’espace périphérique elle est une concession au discours de l’altérité,
mais aussi une récupération et une assimilation de ce discours et par
conséquent une neutralisation. Nous partageons sur ces points l’approche
de Gérard Imbert lorsqu’il écrit :
El País integra, aunque sea como elemento periférico,
nuevos objetivos culturales (…). De ahí la presencia,
junto a un discurso referencial (el de la « actualidad »), de
un metadiscurso sobre las condiciones de vida (un
discurso socio-lógico), y sobre las mitologías de la vida
cotidiana (un discurso semiológico), que reflexiona sobre
los signos de realidad, sobre la estructuración simbólica
de la cotidianidad, que ilustran muy bien las
contribuciones de Vicente Verdú, Manuel Vicent, Rosa
31
Montero y, genéricamente, los integrantes del llamado
nuevo periodismo. » (Imbert , 1986 : 34)
Discours autre, venu d’ailleurs, mais acceptant malgré tout, voire
pour certains auteurs, revendiquant une contrainte, celle qui fait de la
réalité le socle de toute columna. Manuel Vicent, par exemple, est
catégorique dans la définition de son écriture journalistique : « Yo parto
siempre de la realidad, de lo que veo, de lo que percibo con los sentidos.
Pero a eso le añado una dosis de imaginación, que es distinta de la
fantasía. La imaginación siempre está arraigada en la realidad. » (Ochoa
Hidalgo, 1997). Le propos des columnistas n’est pas d’informer, ce n’est
ni l’objet du contrat passé avec le journal, ni le métier, le savoir-faire, de
ceux qui ont un rapport médiat avec l’événement, avec l’actualité. Il y a
d’abord la sporadicité de la présence, hebdomadaire dans le cas des
columnas, qui est de fait un recul, une distance. Nous sommes donc dans
ce qui relève d’un journalisme de « segundo grado » puisqu’il survient
après /à côté / par-dessus, voire « à la place de », l’article purement
informatif. Le rapport de la columna à l’actualité est de l’ordre du
différé, alors que l’article informatif lui, est en tension permanente vers
le direct (qui reste bien évidemment l’apanage de la télévision). La
columna, mais aussi la plupart des articles d’opinion, serait alors une
sorte de palimpseste.
3.2. La mise en recueil
S’agissant du rapport à l’actualité, c’est-à-dire au temps, le texte
journalistique est soumis à des impératifs ou des impondérables.
Maingueneau (2000 : 53) dégage quatre axes de temporalité d’un genre
32
de discours : une périodicité, une durée du déroulement, une continuité
de ce déroulement et une « durée de périmation » (sic !) attendue. Ce
dernier axe, qui renvoie à l’éphémère journalistique, est un des critères
différentiels les plus opératoires pour distinguer la columna littéraire : les
columnas ont en effet vocation à être regroupées, à connaître une
seconde vie dans un cadre différent, plus littéraire sans doute : celui du
livre, comme le montre la multiplication des collections éditoriales qui
occupent aujourd’hui ce créneau en Espagne : El País/Aguilar et sa
collection « El viaje interior » où l’on retrouve entre autres les
chroniques de Fernando Savater, Rosa Montero, Maruja Torres ou
Manuel Vázquez Montalbán, la collection « textos de escritor » de
Alfaguara ou encore Acento Editorial. La columna serait alors ce qui
pouvant être mis en recueil, échappe à l’éphémère journalistique10. Ce
critère est ce qui rapproche la columna de la nouvelle si l’on admet que
celle-ci se définit en partie par le fait qu’elle est susceptible d’être mise
en recueil.
Cependant, ce passage du journal au livre, c’est-à-dire d’un
contexte où dominent la périodicité et la fugacité − le temps par
conséquent − à un autre où domine le volume −l’espace, donc−, n’est
pas sans poser de problèmes, d’autant que dans la plupart des cas
(systématiquement chez Millás) l’ancrage référentiel par excellence, la
date, n’est pas reproduite. L’effacement de la dimension diachronique au
profit du synchronique entraîne des modifications substantielles qui
affectent la nature même des textes : ceux-ci se trouvent pris dans un
contexte très différent et supposent un nouveau pacte de lecture. La mise
en recueil apparaît alors comme une tentative d’insuffler de l’unitaire à
10 Il faut sans doute nuancer le propos car certains journalistes ont, dans
l’histoire, recueilli leurs articles dans des volumes, mais cela reste minoritaire.
33
ce qui a été conçu comme fragmentaire, de la permanence à l’éphémère.
Ce changement affecte-t-il la columna, sa réception ? Dans le passage du
fragment au volume, sans que le texte ne subisse une quelconque
modification, il se produit un changement qualitatif, dépendant du
nouveau pacte de lecture, qui donne au texte un surplus de littérarité.
C’est en tout cas ce qu’affirme Máximo, collaborateur attitré de El País
dans le prologue au recueil d’article Las horas paganas de Manuel
Vicent autre collaborateur du même quotidien (1998 : 17-18),:
Yo creía haber leído estos artículos domingo tras
domingo en El País. Me equivocaba. El periodismo
rechaza la literatura, aunque la soporte. El periódico tiene
su trepidación, su menestra variopinta, su oferta rápida.
El lector, si no quiere echar el día a papel prensa, lee
también un poco a saltos, sin fijarse del todo, refrenando
un algo el dinamismo cuando llega a hitos como el de
Manuel Vicent, pero aun así con pérdidas en la lectura de
la intensidad de lo escrito. La sabiduría de Manuel
Vicent, de todos modos, le hace escribir dos columnas
por el precio de una. Hay una brisa de laurel en la lectura
del periódico. y un oreado mármol al releer en libro. Estas
columnas de Manuel Vicent leídas en El País dan un gran
escritor de periódicos. Estas columnas releídas en libro se
emparentan con el joven Borges, con el Canetti
prodigioso de Las voces de Marraquech.
Ce parcours, qui mène aussi du journalistique au littéraire, semble
inscrit dans la nature même de la columna, comme le signale León
Gross :
34
[el artículo] puede ser también considerado como género
literario, pero desde la consideración de que se trata de un
género periodístico que puede devenir en un género
literario. (Gross, 1996 : 172)
La columna est ainsi l’espace où les règles du journalisme se
dissolvent dans la liberté de la littérature. On mesure dès lors la difficulté
qu’il y a à vouloir embrasser, dans une approche sinon unique du moins
cohérente, un domaine traversé par l’ensemble de la littérature, où sont
réélaborées les multiples incarnations de celle-ci, genres et procédés
notamment, comme nous le verrons un plus plus loin.
Les columnas ont donc un statut spécifique dépendant en grande
partie de leur mode d’existence : on ne peut les analyser sans les mettre
en relation avec le support-journal. Tout écrit de presse s’inscrit dans un
rapport précis aux codes journalistiques, ceux dont les récents Libros de
Estilo seraient les garants. Ce rapport relève d’une pragmatique11, d’une
situation de communication particulière définie par un temps et un
espace précis : l’éphémère et le format.
4. Approche pragmatique : entre deux pactes
Dans quelle mesure le support détermine-t-il le pacte de lecture ?
La réponse est sans doute variable selon le support envisagé, mais on ne
peut plus aujourd’hui ignorer ce qui est même devenu une discipline à
part entière, la médiologie, et l’on ne peut que souscrire à ce que dit
Dominique Maingueneau :
11 J’entends par « pragmatique » l’étude de « tout ce qui, dans le sens d’un
énoncé, tient à la situation dans laquelle l’énoncé est employé, et non à la seule structure linguistique de la phrase utilisée. » (Ducrot et Schaeffer 1995 : 111)
35
Aujourd’hui, on est de plus en plus conscient que le
médium n’est pas un simple moyen de transport pour le
discours, mais qu’il contraint ses contenus et commande
les usages qu’on peut en faire (Maingueneau, 2000, 57).
Malgré l’hétérogénéité du macro-discours journalistique, le pacte
référentiel est en permanence à l’œuvre, à différents degrés bien entendu.
Dans le cas de la columna, ce contrat est indéniablement d’une grande
élasticité. Il y est générique : il s’agit d’un espace décalé où l’ironie et
l’humour sont de mise. Pourtant, si la columna échappe au contrat
référentiel, ce n’est pas par sa nature générique mais par l’identité de
l’auteur. L’horizon d’attente pour une columna signée Juan José Millás
est beaucoup plus ouvert vers le littéraire que pour une columna de
Eduardo Haro Tecglen, par exemple, dont le lecteur attend un
commentaire ancré dans l’actualité. Est-on pour autant dans un pacte de
lecture littéraire ? C’est une des questions auxquelles l’analyse du corpus
de textes de Millás doit permettre de répondre.
4.1 Paratexte et contrat de lecture de la columna
Abordons le journal comme un espace, une géographie. L’un de
ses traits distinctifs les plus évidents est sa forme (son format), sa
matérialité . Un journal se présente donc comme un macro-discours
ouvert à la polyphonie, mais néanmoins régi depuis un centre censé lui
donner sa cohérence (l’actualité ? l’information ?).
Si le centre est la stabilité, celle que garantit la ligne éditoriale, la
périphérie est l’espace de l’instable, de l’altérité. Le parcours du centre
vers la périphérie serait alors un parcours depuis le purement informatif
36
(hyperréférentiel) jusqu’à une nébuleuse de domaines où prendraient
place la création, la parole autre (celle des marges ou du destinataire ou
des tribunes libres, donc subjectives), du factuel au fictionnel, de
l’éditorial à la petite annonce en passant par la publicité. C’est ainsi que
le conçoit Juan José Millás pour qui : « El periódico es en sí mismo una
realidad simbólica dotada de su particular geografía. Es como una casa :
pasas de las Cartas al director a las páginas de opinión con la facilidad
con la que vas del cuarto de baño a la cocina. » 12
La columna se situe à un endroit stratégique du journal : la dernière
page, séparée par un filet, “corondel”. Elle est de fait la clôture du journal, en
même temps qu’elle peut en constituer l’ouverture puisque il est possible et
même courant de commencer le quotidien par la dernière page. Nous avons là
un autre paradoxe s’ajoutant à la longue liste de tous ceux qui caractérisent la
columna.
Si, paratextuellement, le roman interpose entre le nom d’auteur et
la première ligne de l’incipit une série d’écrans, pour la plupart
institutionnels (page de garde, page de titre, indications éditoriales etc.),
dans le cas de la columna, la signature est directement reliée au texte, ce
qui confère un degré de proximité et d’autorité supérieurs. Nous avons
affaire à un schéma du type :
Roman = nom d’auteur/titre/texte
Columna = titre/nom d’auteur/texte
Cet ordre n’est pas insignifiant : si dans le cas du roman, la
distance créée entre l’autorité et le texte est maximale (d’autant plus
qu’un écran décisif marque l’appartenance au contrat fictionnel : la
mention du genre « roman » sur la couverture), dans le cas de la
12 Dans Alvaro Ruiz de la Peña (ed), El antipoder del columnista literario, cité par Fernando Valls (2001 : 119)
37
columna, c’est un rapport de l’ordre de la contiguïté, le nom d’auteur
fonctionne ici comme un lien entre titre et texte, ce qui fait qu’a priori,
toute survenance d’une première personne doit être assimilée à l’auteur.
C’est bien entendu le propre du contrat de lecture journalistique dans
lequel l’article signé engage la responsabilité de son auteur. Avançons ici
un point sur lequel il nous faudra insister : dans la columna, si l’on veut
démarquer ce « YO » de l’identité de l’auteur, il faut créer des effets
superlatifs de fictionnalité.
Une autre différence tient dans le rapport temporel différent qui
s’instaure entre lecture et écriture : dans le cas de la presse, il y a quasi
contemporanéité. Le temps est un vecteur qui lie les deux pôles du
message journalistique, destinateur et destinataire. Cette
contemporanéité a pour corollaire la caducité de l’article. Nous sommes
là face à la précarité des écritures factuelles. L’article est ainsi destiné à
s’abolir dans l’acte même de sa lecture. Il est éphémère, n’existe que
dans l’instant, sorte de fulgurance ou de « performance » pourrions-nous
dire. Pourtant l’écrivain ne semble pas pouvoir ou vouloir accepter cet
effacement périodique. Comment résister au périssable, à la péremption
inhérente au journal ? Le choix de la fiction serait une des réponses les
plus évidentes, à savoir le basculement dans un pacte de lecture autre,
excluant le critère temporel. Ainsi, l’investissement esthétique que les
écrivains (certains) cherchent à insuffler à leurs articles est une
résistance à l’éphémère. Cette tension vers le durable, est aussi une
tension vers le continu : c’est peut-être ce qui explique que les columnas
soient l’objet d’une mise en recueil, souvent problématique comme nous
le verrons.
Dans le pacte singulier qui s’opère entre le lecteur et son journal,
le degré de synchronie avec l’actualité est une unité de mesure prise en
38
compte pour évaluer si le journal remplit sa fonction première : rendre
compte du présent. Si communiquer c’est mettre en commun, ce que l’on
partage est différent selon les types de textes : dans le discours
informatif, ce que l’on partage est un savoir (sur le monde, l’actualité),
dans le discours d’opinion, ou de création c’est parfois un savoir, mais
c’est surtout une expérience sur ce savoir. L’actualité est le fondement
du contrat référentiel conçu comme une donnée constitutive du journal.
Dans la mesure où le référent « actualité » est un savoir partagé entre
auteur et lecteur, l’ellipse ou l’implicite trouvent une place dans la
columna qu’ils ne sauraient avoir dans des textes relevant d’un genre
purement littéraire et qui lors de la mise en recueil crée un hiatus dans
l’ordre de la lecture. Si l’on prend par exemple l’incipit de l’article de
Juan José Millás, « El arte Analfabenetton », on constate qu’il s’ouvre
sur un déictique anaphorique dépourvu de référent textuel, la fonction
anaphorique n’est que dans le moment de l’actualité convoquée. Elle
s’opère par rapport au savoir supposé du lecteur et n’a d’existence que
dans l’éphémère journalistique :
Lo de Claudia Schiffer ha sido una pasada que va a servir
para ahondar todavía más el abismo entre las dos culturas
enfrentadas en el seno, o entre los senos más bien, de esa
modelo. (Arti, 223)
La suite de l’article a beau apporter quelques informations
complémentaires, elle ne joue pas le rôle cataphorique qui pourrait
oblitérer l’éphémère, l’ellipse ou l’implicite.
39
Que la columna soit cet hybride dans lequel s’exerce une tension
dialectique factuel/fictionnel, nous oblige à évaluer ce qui ressortit à
chacun des pôles de cette tension.
La columna est référentielle non seulement parce que le support
journal exige une certaine dose de référentialité, mais encore parce que
les auteurs semblent conscients de ce que cet espace permet de traiter
d’une manière singulière une des questions qui traverse toute littérature :
celle des rapports du texte au réel. C’est bien ce rapport privilégié au réel
qui est mis en relief par les écrivains lorsqu’ils s’expriment sur leur
écriture « journalistique ». Le réel est au coeur de la columna comme le
rappelle Fernando Valls en citant Muñoz Molina :
La realidad produce hechos que la narrativa no suele
utilizar y quizá sea este género, tal como lo entiende y
practica Muñoz Molina, un buen campo de
experimentación sobre lo que él mismo ha llamado las
posibilidades narrativas de lo real." (F. Valls, 1997 : 92)
C’est aussi la perception qu’en a le lecteur qui, comme nous
l’avons vu, est en quelque sorte contraint par le contrat de lecture
référentiel. C’est ce que cherche par exemple à souligner la quatrième de
couverture d’un recueil d’articles tel que No pongas tus sucias manos
sobre Mozart de Manuel Vicent (1990) : « Este libro puede definirse
como un propósito de sacarle la mayor cantidad de literatura posible a
los hechos cotidianos. »
Tout ce qui précède montre les contraintes auxquelles l’auteur est
soumis. Mais comme le signalent Jan Baetens et Bernardo Schivetta, il
faut considérer que: “La contrainte d’écriture (le procédé de production
du texte) appelle une contrainte de lecture ( le procédé de réception du
40
texte) qui s’exercent tous deux sur un support objectif, le texte à
contraindre.”13.
4.2 La réception
Dans le journal toute communication semble récursive. Les
nombreuses apostrophes14 au lecteur que l’on trouve dans les columnas,
rappellent la transitivité de ce type de discours. Transitivité se traduisant
par une « suprématie » des fonctions référentielle et connative du
message. Il y a de la connivence, de la complicité dans ces textes, peut-
être parce qu’il existe toujours la possibilité d’une interactivité : en effet,
le courrier des lecteurs est sans doute toujours présent à l’esprit de celui
qui écrit dans le journal. La réaction, la réponse, si elle n’est ni
automatique ni fréquente, existe comme possibilité. Le lecteur du journal
est une présence constante pour celui qui écrit dans ce support, beaucoup
plus que pour le romancier.
Pour ce qui de la columna, l’écriture y est contrainte mais aussi
« surveillée », c’est écrire sous le regard d’un lecteur qui manifestement
s’attend à y trouver une parole « autre », l’espace de l’altérité, voire de la
dissidence. On pourrait presque parler de « discours officiel », dans le
cas des énoncés répondant au pacte de lecture strictement journalistique,
c’est-à-dire régi par le code déontologique et assumé par l’organe. Et,
pour la columna, d’énoncé « non officiel ou privé », ce dernier terme
nous renvoyant à la charge autobiographique ou autofictionnelle qu’elle
13 Jan Baetens et Bernardo Schivetta, dans l’éditorial de la revue Formules
n°3, 99-00 14 Nous verrons dans la deuxième partie les diverses modalités de l’adresse au
lecteur dans les articles de Millás. Á titre d’exemple, celle-ci qui nous paraît illustrer la connivence : « cuando servidor era pequeño, jugaba a adelantar el reloj con la fantasía de que de ese modo durarían menos las clases de matemáticas o el dolor de muelas… » (Cuerpo y prótesis, 185)
41
possède. Le columnista n’étant pas tenu à l’obligation de justification, il
peut dès lors jouer sur tous les registres ouverts par la catégorie du
« mode » (tel que la conçoit Genette). Comme nous le verrons dans
l’analyse des textes de Millás, tous les marqueurs modaux indices de
fictionnalité (style indirect libre, monologue intérieur, scène dialoguées,
focalisation etc.) sont possibles dans la columna parce que son auteur
échappe aux questions « Qu’en savez-vous ? » ou « Comment le savez-
vous ? ». Deux questions qui régissent implicitement le discours du
journaliste. Autrement dit parce que ces textes échappent à la question de
la vérité, « à l’obligation de véridicité du récit factuel : ne rapporter que
ce que l’on sait, mais tout ce que l’on sait, de pertinent et dire comment
on le sait. » (Genette 1991 : 77). L’écriture de presse exige l’assomption
d’une première personne, singulière lorsqu’il s’agit du journaliste,
plurielle lorsque l’article est assumé par la rédaction dans son ensemble,
c’est-à-dire par l’institution comme dans le cas des éditoriaux de El País.
La question que se posent sans doute en permanence les journalistes,
question liée à la déontologie, est celle de savoir comment concilier cette
subjectivité « formelle », énonciative et le devoir d’objectivité, chaque
jour remis en cause il est vrai.
Puisque la règle de la columna établit une identité auteur/narrateur,
il faut, lorsque le projet veut s’affranchir de cette règle, marquer par
excès les écarts. Ces écarts sont aussi des transgressions du contrat de
lecture constitutif ou dominant, celui dicté par le support presse et dont
on a vu auparavant qu’il reposait essentiellement sur la « non suspension
d’incrédulité ». Il faut alors créer des effets superlatifs de fiction pour
modifier le pacte de lecture. Bien que, depuis l’apparition du New
Journalism, il convienne de nuancer ces différences puisque certains
marqueurs de fictionnalité –mais seulement certains− ont été utilisés par
42
les journalistes pour dynamiser leurs récits factuels. Ce n’est pas le
propos de cette étude, mais il faudrait toutefois analyser l’introduction
des ces marqueurs dans les récits factuels sur un axe hiérarchique qui en
exclurait certains et autoriserait ceux qui n’affectent pas le fondement
même du récit : la vérité des faits.
5. La columna et les genres littéraires brefs
Nous voudrions formuler une hypothèse que l’étude des articles de
Millás permettra de vérifier : la columna est un genre englobant qui se
nourrit et recycle la plupart sinon l’ensemble de ces différents « cadres
textuels », le genre où tous les autres genres viennent se diluer, se
confronter. La columna serait à concevoir comme un espace contraint
mais ouvert à tous les possibles narratifs : espace qui subsume la totalité
des formes brèves, une sorte d’archi-genre : essai, conte, mythe,
anecdote, nouvelle, légende, exemplum, fable, diatribe, etc. Pour autant,
la columna n’est pas un genre fourre-tout : c’est par excellence l’espace
où ces genres brefs se mêlent, s’entremêlent, se fondent et se confondent,
s’interpénètrent, se contaminent etc. dans une tension hybride qui
pourrait en constituer la définition.
Les textes brefs ont une existence propre, autonome. Mais on les
trouve rarement à l’état unique. Ils sont en général insérés dans un
ensemble plus vaste d’autres textes avec lesquels ils entretiennent des
rapports de continuité ou simplement de contiguïté. Des deux régimes
rhétoriques de la forme brève dégagés par Bernard Roukhomovski
(2001 : 6), l’enchâssement dans un texte continu et le montage en série,
seul le second semble s’appliquer à la columna dans son entier
43
lorsqu’elle est mise en recueil. Nous avons là un trait pertinent que
Chillón a lui aussi décelé :
La mayor parte de los nuevos periodistas autóctonos se
dedican a las diversas modalidades del periodismo de
opinión, o bien escriben literatura de periódico : textos de
ficción publicados por la prensa y pensados para ser
recogidos algún día no lejano en forma de libro (Chillón,
1999 : 357) .
Mais il faut considérer alors que le journal n’a de lecture que
fragmentaire et que ses différents discours fonctionnent en totale
indépendance, ce qui bien évidemment n’est pas le cas. Il y a une lecture
du journal conçu comme macro-syntaxe constituée de la multitude
d’articles, columna comprise. La columna n’échappe pas à la logique du
journal, donc de l’actualité, même si elle peut s’en affranchir. Le mode
d’existence de la columna est donc double : à la fois paradigmatique,
dans son rapport au reste du journal, et syntagmatique, dans son rapport
au reste des columnas du même auteur. Et c’est ce dernier mode qui
convoque la littérature. Dans le cas de Juan José Millás on constate qu’il
a très vite perçu les possibilités que cela offrait et a commencé à
proposer des séries d’articles aux caractéristiques stables − des
contraintes dans la contrainte donc − : les columnas de la série Diario
sont par exemple toutes assumées par une narratrice, instituant d’emblée
un pacte de lecture fictionnel.
Dès lors que l’auteur des columnas échappe aux contraintes
dictées par le code déontologique des journalistes, il peut « entrer dans la
fiction », c’est-à-dire « sortir du champ ordinaire d’exercice du langage,
marqué par les soucis de vérité ou de persuasion qui commandent les
44
règles de la communication et la déontologie du discours. » (Genette,
1991 : 19.). Ce glissement d’un discours à l’autre ou, pour être plus
exact, ce discours qui agit sur une frontière, est totalement mis en
évidence par la perception ambiguë qu’en ont les auteurs eux-mêmes. En
guise d’exemple, il suffit de rappeler les titres de deux recueils : El
periodismo es un cuento de Manuel Rivas et Cuentos a la intemperie de
Juan José Millás, lequel, dans les notes paratextuelles de Algo que te
concierne, commente un de ses articles en ces termes : « Algunos amigos
me llamaron, asustados, cuando se publicó este cuento en el periódico. »
(AQTC, 126). La nature littéraire de la columna va donc de soi pour ceux
qui la pratiquent.
Si la dimension littéraire de la columna est un fait acquis, il est
assez logique de considérer qu’elle doit beaucoup aux genres brefs, en
particulier à la nouvelle. Nous ne voudrions pas ici ouvrir un débat sur ce
qu’est ou n’est pas une nouvelle. Ce serait au mieux s’aventurer dans une
longue digression, au pire se perdre dans un inextricable labyrinthe.
Rappelons simplement les trois traits définitoires de la nouvelle sur
lesquels on peut, sans grands risques, trouver un consensus puisqu’ils ont
la caution de leur auteur Edgar Allan Poe : la brièveté, l’effet unique et
une composition tout entière tendue vers sa chute :
El cuento se caracteriza por la unidad de impresión que
produce en el lector ; puede ser leído en una sola sentada ;
cada palabra contribuye al efecto que el narrador
previamente se ha propuesto ; este efecto debe prepararse
ya desde la primera frase y graduarse hasta el final (Cité
par Enrique Anderson Imbert 1992 : 39-40).
45
Ajoutons, comme nous l’avons déjà dit dans les pages
précédentes, que la nouvelle comme la plupart des textes brefs d’ailleurs,
a vocation à être mise en recueil. La définition du récit bref ne
consisterait-elle pas alors en ce que celui-ci n’existe que dans et par la
tension dialectique qui s’exerce entre fragment et volume ?
Les définitions aléatoires de la nouvelle sont rendues d’autant plus
difficiles que les termes pour la désigner ont tendance à se multiplier.
Pour le domaine espagnol, on trouve aujourd’hui, la plupart du temps
dans des sens très proches, voire interchangeables, microrrelato, relato
breve, minificción, cuento, minicuento, microcuento, et récemment ce
mot valise éloquent forgé par Fernando Valls, articuento. Et pourquoi ne
pas y ajouter poème en prose et aussi formes simples, apologues, fables,
chiste, et un très long etc. Étrange paradoxe où l’infini prend place dans
le fini absolu, où la contrainte génère l’expansion
Récemment la revue Quimera consacrait un numéro spécial à ce
que le titre de couverture regroupait sous le vocable minificción, mais
qui au gré des différentes contributions se voyait attribuer la plupart des
appellations précédemment citées. La minificcion est très présente dans
la littérature hispano-américaine, elle paraît, en revanche, un peu plus
étrangère à la littérature espagnole. Dans ce numéro de Quimera, Pilar
Tejero, (2002 : 13) dans son article sur les origines du microrrelato,
établit un lien de parenté intéressant pour ce qui nous occupe, entre
l’anecdote et la columna :
…el microrrelato tiene su origen en la tradicion de la
anécdota, que está presente en todas las culturas
tradicionales, alcanzó un tratamiento erudito y escrito en
la Antiguedad clásica griega y latina, y tuvo su
46
continuidad en la primera modernidad europea – esto es,
en el humanismo. En la Modernidad reaparece esta
tradición en forma de microrrelato – pero también admite
otras apariencias, como la columna periodística–.
Il est encore un genre auquel l’écriture de presse est très liée :
l’essai. Certes, comme le signalait récemment Josep Ramoneda dans El
Pais, l’essai est lui aussi atteint par l’hybridation, le métissage et tout ce
qui n’est pas poésie, roman, nouvelle peut être, d’une certaine façon,
assimilé à l’essai15. Malgré tout, les articles d’opinion sont un lieu de
prédilection d’une prose d’idées qui s’énonce à la première personne, et
ils s’inscrivent souvent dans un contrat de type conversationnel, que
Pierre Glaudes et Jean-François Louette (1999 : 152) rapprochent de
l’essai: « La conversation, si proche de l’esprit de l’essai, n’est donc pas
une tentation néfaste au genre, mais un principe dynamique qui donne de
l’élan à l’écriture ». D’ailleurs, si l’on en croit María Jesús Casals Carro,
qui se fait l’écho de l’historien du journalisme Paul Johnson, l’essai
serait même l’ancêtre de la columna : c’est en effet chez Michel de
Montaigne et Francis Bacon qu’il faudrait chercher l’origine du genre :
Montaigne y Bacon « redactaban columnas en el sentido
de que sus reflexiones eran breves y regulares, versaban
sobre ciertos temas, estaban presentadas con pulcritud y
eran muy legibles, y constituían una satisfactoria mezcla
15 « En tiempos en que los géneros se desdibujan conforme a unos cánones
que premian la hibridación y el mestizaje podía parecer que casi todo es ensayo. O por lo menos todo lo que no cabe en los territorios más o menos firmes de la poesía, la novela y el tratado científico, cuya aura permanece imperturbable ». J. Ramoneda, El País, Babelia, 5 mai 2000.
47
de conocimiento, argumentación, opinión personal y
revelación de carácter. Los temas de ambos autores − las
calamidades, la educación, el arrepentimiento, la
conversación, los pensamientos sobre la muerte
(Montaigne) ; y la riquezas, la juventud y la vejez, la
amistad, la ambición, el matrimonio y la soltería (Bacon)
− aparecen continuamente en las columnas escritas a
finales del siglo XX. » (Cité par Mariá Jesús Casals Carro
2000 : 35)
Et l’on ne peut ignorer que les grands textes de Ortega y Gasset,
Miguel de Unamuno, par exemple, ont été publiés dans la presse avant
de devenir les ouvrages de références qu’ils sont encore aujourd’hui.
Tant de subtilité dans les distinguos pourrait sembler excessive.
Malgré tout, il semble bien que nous soyons face à un genre dont
l’évolution, sinon l’éclosion, est étroitement liée à l’esthétique
postmoderne, en particulier à la prépondérance du fragment
5.1 Le bref et le postmoderne
Répétons ici quelques « lieux communs » sur l’esthétique
postmoderne : nous sommes à l’ère du fragment et du discontinu et
comme le dit Gonzalo Navajas :
Frente a lo grande, nos situamos ahora en lo pequeño, lo
anti-comprensivo, lo no-absoluto. Nos hemos trasladado
al territorio de los microrrelatos, que no aspiran a narrar
in toto, articulando un conjunto completo y unificado de
48
elementos, sino que pretenden preservar y promover la
fragmentación y el antisistematismo (Navajas, 1996 : 63)
.
Dans une société où règne une concurrence impitoyable entre
l’écrit et l’image, où la vitesse est devenue une donnée majeure, la
fragmentarité, avec son corollaire dans l’ordre de la réception, le
zapping, s’est imposée comme le format emblématique. C’est ainsi que
le clip, l’annonce ou encore les courts-métrages, trouvent un écho en
littérature avec la multiplication d’œuvres construites sur le fragment. La
minificción a sans doute autant à voir avec tout cela qu’avec la tradition
classique de la nouvelle, comme le signale le critique mexicain Lauro
Zavala pour qui « la minificción es un género característico de la
sensibilidad contemporánea, debido a su hibridez y su naturaleza alusiva,
metafórica y fragmentaria. » (2002 : 12). Sa nature elliptique (L. Zavala,
2002, 12) ; son extension beaucoup plus rigide, « La minificción es la
narrativa que cabe en el espacio de una página » (L. Zavala, 2000 : 1) et
sa proximité avec les modes de communication dominant de la
postmodernité en font un « género rompedor que se adapta
perfectamente a nuestra nueva forma de vida y pensamiento. Puesto en
relacion con el video-clip, los anuncios, los clasificados, los cortos
cinematográficos, los « spots » publicitarios… » (Ibid, 13). D’un point
de vue générique, le parallélisme avec la columna s’impose, en
particulier par l’extension « sur-contrainte ». C’est donc aussi dans le
cadre des micro-récits de la postmodernité qu’il faut analyser les
columnas de Millás, qui répondent à la définition qu’en donne Epple :
(…) [microcuento] es el efecto de los procesos de
impugnación axiológica de la tradición moderna que nos
49
ha tocado vivir en este fin de siglo ; tales procesos
suponen la derogación de los relatos de la modernidad, la
canibalización paródica e iconoclasta de sus modelos
culturales, la aniquilación de los centros canónicos en
beneficio de la zonas periféricas y fronterizas, el triunfo
de la fragmentación frente a la unicidad del relato
moderno, el juego de transferencias genéricas y, sobre
todo, la plasmación de las hibridaciones multiculturales
de la sociedad postmoderna así como la inscripción de la
coyuntura heterogénea del mundo latino americano. »
(cité par C. Bados Ciria 2002 : 36)
5.2 Poétique de la columna
A ce stade de notre travail, il nous faut reformuler l’essentiel de ce
que nous avons vu : avec la columna nous sommes dans la contrainte et
la liberté, dans le fragment et l’unité, dans la référence et l’autoréférence.
C’est-à-dire que nous sommes dans une écriture paradoxale qui pose à la
fois son rapport au monde et son rapport à elle-même. L’hybridité
générique, dont on perçoit à la lumière de ce qui vient d’être développé
dans cette première partie qu’elle est constitutive de la columna, procède
du recyclage des genres littéraires brefs coulés dans le moule rigide de
l’article de presse. En même temps, il faut aller au-delà de la simple
question générique et poser la question de la poétique de la columna, en
tout cas, pour ce qui est du cas de Juan José Millás. Ce point est l’objet
essentiel de la seconde partie de cette étude, mais on peut d’ores et déjà
avancer les grandes lignes qui guideront l’analyse précises des textes de
50
Millás. Il s’agit de chercher tout ce qui dans ces textes relève d’autre
chose que de l’écriture factuelle. En particulier à partir de deux
directions à la fois convergentes et différentes : les marqueurs de
littérarité et les marqueurs de fictionnalité. Entre les deux, il y a de la
place pour un autre type de marqueurs, plus difficile me semble-t-il, à
cerner : les marqueurs de référentialité, autres que les traditionnels
ancrages toponymiques, chrononymiques ou anthroponymiques
Qu’on les appelle « marqueurs fictionnels » (Dorrit Cohn), indices
de fictionnalité, tropes fictionnels (C. Kerbrat Orecchionni), tous les
signes qui contribuent à mesurer le degré de fictionnalité d’un texte sont
maintenant bien répertoriés et nous n’aurons aucune difficulté à dresser
la liste, sinon exhaustive en tous cas suffisante, de ceux qui caractérisent
les écritures journalistiques de Millás. Mais croire que, pour montrer la
littérarité des columnas, il suffirait d’en mesurer la dose de fiction
qu’elles insèrent, serait une démarche caricaturale oubliant tout d’un
coup le fondement paradoxal de son objet d’études. D’autant qu’il y a
dans cette écriture d’autres éléments, plus subtils à mon sens, qui
viennent créer les espaces de littérarité. La distance temporelle créée par
l’écrivain entre l’écriture et l’objet, en est un : l’article traite de faits ou
de nouvelles déjà anciens, disparus de l’actualité immédiate. Les
multiples écrans et médiations (le fantastique, la polyphonie,
l’énonciation complexe, la focalisation, etc.) qui nous éloignent de
l’écriture journalistique pour nous amener à des degrés divers à la fiction
à la littérature en sont d’autres
La contrainte spatiale, la condensation exige en outre une
saturation des effets qui se traduit chez Millás par la multiplication des
métaphores et l’accumulation de figures rhétoriques. On aboutit ainsi à
un étrange paradoxe où le minimum conduit au maximum : parce que le
51
connoté s’impose massivement – le dénoté étant quasi impossible-
l’article s’ouvre sur un vertige littéraire.
Autre approche possible encore pour mesurer les écarts entre
articles journalistiques et articles littéraires, ou journalisme et
journalisme créatif, est l'approche narratologique. Je suivrai —jusqu'à un
certain point — les propositions formulées par Dorrit Cohn dans son
récent ouvrage Le propre de la fiction (2001). Pour Dorrit Cohn, ce qui
distingue récit historique et récit fictionnel c'est que le premier
fonctionne sur un modèle à trois niveaux (référent/histoire/discours)
alors que le second fonctionne sur un modèle à deux niveaux
(histoire/discours). Cette exclusion du référent dans le récit fictionnel est
cependant un peu problématique si l'on s'accorde à dire avec Kerbrat
Orecchionni que la référence est à l'œuvre dans tout texte, même le texte
littéraire.
La distinction que Dorrit Cohn effectue entre les deux niveaux,
histoire et discours, me semble être cependant opératoire pour mesurer
ces écarts. L'écriture de type 1 (journalistique) subit une tension vers un
degré zéro d'écarts entre histoire et discours, bien évidemment sans
jamais l'atteindre. À l'inverse, l'écriture de type 2 (journalisme créatif)
soit ne se pose pas la question de l'écart, soit subit une tension —
centrifuge— vers l'écart maximal. Question d'amplitude donc.
Ce qui vient d’être dit de la double archéologie de la columna, de
ses rapports à la presse et à la littérature est à prendre comme une sorte
d’avant-propos méthodologique dont les contenus vont être dans la partie
qui suit mis à l’épreuve de l’analyse approfondie des textes de Millás
afin non seulement de dégager la spécifité de ceux-ci, mais encore de
52
poser les bases d’une théorie de la columna et les jalons d’un chantier de
recherche à la dimension du nombre d’écrivains qui la pratiquent.
53
2ème PARTIE
JUAN JOSE MILLAS
Tension et tentations littéraires16
16 Le point de départ de cette étude est un article publié en 1998 dans la revue Iris, dans lequel nous jetions les premières bases d’une approche de l’article millassien à partir du volume Algo que te concierne.
54
À partir des prémisses méthodologiques et théoriques que j’ai
dégagées dans la première partie, je voudrais dans cette seconde partie
montrer comment Millás fait de ce champ qui lui est ouvert en 1990, un
espace expérimental dans lequel il met à profit la dualité générique de la
columna pour articuler, et surtout pousser jusqu’à ses extrémités, un
projet d’écriture visant à dire le monde tout en s’interrogeant en
permanence sur cette diction.
Le genre bref est au cœur de l’œuvre de Juan José Millás : sa
carrière commence en 1975 par un prix littéraire, le Premio Sésamo,
décerné à la meilleure nouvelle de l’année, pour Cerbero son las
sombras, texte que l’on classe habituellement parmi les romans de
Millás, mais qui cultive déjà l’ambiguïté générique. Dans les années
quatre-vingt, parallèlement à son activité de romancier, il publie de
nombreuses nouvelles dans différentes revues qui seront recueillies dans
trois volumes : Primavara de luto y otros relatos, Ella imagina et La
viuda incompetente. Ajoutons la structure si particulière de son roman El
desorden de tu nombre où plusieurs nouvelles ou amorces de nouvelles,
sont insérées dans le récit premier17. Avec Cuentos a la intemperie
(1997), nous avons affaire à une étape intermédiaire puisqu’il s’agit
d’une série d’articles publiés dans l’édition Madrid de El País avec un
parti pris délibérément paradoxal : à la fois fictionnel, comme le suggère
le titre de la section « Cuentos », mais aussi référentiel puisque Millás y
développe une suite de récits urbains, dont la plupart ont à voir avec
l’actualité du moment. Depuis quelques années, l’auteur a également
17 Voir à ce sujet l’article de Gonzalo Sobejano, « Sobre la novela y el cuento
dentro de una novela », (1988) ainsi que ma thèse : Juan José Millás ou les territoires postmodernes de l’écriture (1994 : 341-349).
55
élargi le champ de ses interventions dans le journalisme aux reportages
et aux interviews.
Millás avait déjà fait, avant 1990, quelques incursions remarquées
dans la presse, puisque d’une part, il avait été pendant plusieurs années
rédacteur en chef de la revue RondaIberia, publiée par la compagnie
aérienne espagnole Iberia et d’autre part, plusieurs de ses nouvelles
avaient connu une première vie, en particulier dans les colonnes de El
País, avant d’être publiées sous forme de recueils. En 1985, la nouvelle
Trastornos de carácter paraît dans El País. Par la suite, la plupart des
nouvelles écrites par Millás paraissent d’abord dans des publications
périodiques. Une collaboration plus régulière, toujours dans El País et
toujours dans le domaine de la littérature, voit le jour avec des « textes »
regroupés sous la rubrique En fin. Il s’agit de nouvelles, de récits brefs
soumis à une contrainte spatiale − en cela elle rejoignent les columnas −,
mais s’affichant comme des textes de fiction.
Après avoir publié 12 romans, Juan José Millas semble
aujourd’hui se tourner vers une forme d’écriture plus journalistique.
Depuis 1990, en effet, comme nombre d’auteurs avant lui, l’écrivain
valencien collabore régulièrement dans plusieurs organes de presse
quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, notamment dans El Pais où il
signe tous les vendredis la columna de dernière page. En douze ans, la
somme des articles est considérable : plus d’un millier, pour la plupart
recueillis dans quatre volumes Cuentos a la intemperie, Algo que te
concierne, Cuerpo y prótesis et Articuentos18. En 2000, Juan José Millás
a reçu le I Premio a la Lectura de la Fundación pour une columna
18 Les références des citations de chacun des quatre volumes seront abrégées
comme suit : AQTC : Algo que te concierne, CALI : Cuentos a la intemperie, CyP : Cuerpo y prótesis et Arti : Articuento.
56
publiée dans El País du 14 juin 2000 intitulée « Leer » et en 1999 le prix
Mariano de Cavia.
L’écriture de Millás alterne donc le bref et le long, et bien que
l’auteur soit avant tout connu pour ses romans, les nouvelles et les
articles représentent aujourd’hui une part considérable dans son œuvre.
Par ailleurs, il faut rappeler que Juan José Millás a été pendant plusieurs
années, professeur à la Escuela de Letras de Madrid où il avait en charge
le cours de Técnica de Relato breve.
1. Millás et le journalisme
Toute cette évolution s’est donc faite lentement, comme une sorte
de glissement progressif qui le conduit aujourd’hui à privilégier le
reportage19. Cette pente naturelle vers d’autres types d’écritures reste en
parfaite cohérence avec l’auteur : son écriture « journalistique » nourrit
son écriture romanesque qui a son tour imprègne le style de ses articles.
Il est donc bien difficile de séparer les différents domaines d’intervention
de Millás, mais on peut néanmoins considérer les columnas comme un
territoire singulier où l’auteur expérimente les possibles d’écritures que
lui offre cet espace paradoxal.
Il y a chez Millás une fascination pour le journal qu’il considère
comme un véritable microcosme : une géographie comme cela a été dit
dans la première partie. On lit souvent sous sa plume, dans les articles ou
dans les romans que les petites annonces par exemple contiennent des
ressources littéraires insoupçonnées, qu’elles constituent un monde
19 Depuis Juan José Millás a publié un nouveau roman, Dos mujeres en
Praga, (Madrid, Espasa, 2002), avec succès puisqu’il a obtenu le premio Primavera, l’un des plus importants à l’heure actuelle en Espagne.
57
fantastique alors qu’il n’y a sans doute rien de plus référentiel qu’une
petite annonce :
Hablábamos de las calles y de los cambios que
experimentan durante nuestras ausencias. Lo más
parecido a ellas, en el periódico, son los anuncios por
palabras. Empecé a leer los periódicos por esa sección,
husmeando sus rincones tipográficos con la misma
actitud con la que se vagabundea por los callejones del
casco antiguo de una ciudad desconocida.
Veía, con la misma pasión que los escaparates, las ofertas
de trabajo, las ventas de objetos de segunda mano, las
demandas de servicio doméstico... Siempre había alguna
sorpresa nueva a la vuelta de la esquina, al atravesar un
anuncio. Con los años, aparecieron reclamos nuevos:
detectives, contactos personales, astrología, promesas
sexuales y hasta gente que pretendía curar la eyaculación
precoz a través del teléfono... Lo divertido de ese callejeo
impreciso es justamente que al lado de una oración a san
Lucas Tadeo puede aparecer una «viuda caliente » o «una
modelo de Play Boy » excitándole el euro o la peseta al
lector, y junto a ellas, con sólo cambiar de columna, se
presenta un señor dispuesto a comprar una residencia de
ancianos en Madrid o alrededores.
On voit que la presse est une source essentielle et inépuisable de
ses articles.
58
Malgré tout, contrairement à ce que l’on peut lire ça et là à propos
des textes journalistiques de Millás (et de la plupart des autres écrivains
que l’on retrouve dans la presse), ses columnas ne relèvent pas du New
Journalism, qui reste un genre bien particulier dont il ne faut cependant
pas nier l’influence dans une certaine forme de littérature en Espagne.
Une mise au point nous parait nécessaire pour écarter cette notion,
commode lorsqu’on a du mal à définir l’hybridité de certains écrits, de
notre analyse.
L’influence du New journalism en Espagne est encore peu étudiée.
Pourtant, si l’on en croit les diverses déclarations de nombreux écrivains
de la génération de Millás, il a représenté une inflexion certaine dans la
conception et la pratique de l’écriture romanesque des années 80. C’est
par exemple ce qui ressort d’une interview de Millás réalisée en 1994,
c’est-à-dire à un moment où la présence de l’auteur dans la presse est
devenue une donnée majeure de son activité littéraire, au point de casser
le rythme de ses publications romanesques :
Justamente es cuando los escritores más inteligentes del
momento se dan cuenta de que en el periodismo puede
haber un elemento de regeneración de la novela. Cuando
se cruzan esos dos géneros, periodismo y novela, resulta
que se regeneran los dos. De ahí salen obras como A
sangre fría de Truman Capote. Yo creo que algo así me
está pasando a mí. Yo publico dos novelas en el noventa
y estamos en el noventa y cuatro y no he vuelto a publicar
ninguna. He roto un poco con mi ritmo precisamente
porque me cuestiono todas estas cosas y porque decido
empezar a trabajar en los periódicos a ver qué pasa. Hay
59
un momento en el que el novelista tiene el sentimiento de
estar trabajando con un género muy viejo, porque los
grandes descubrimientos de la novela, es decir los que no
se hicieron en el siglo diecinueve, se hicieron en el primer
cuarto del siglo veinte. Desde entonces realmente no ha
aparecido algo tan asombroso como el monólogo interior.
Está todo inventado. Entonces el sentimiento es a veces
que estás trabajando sobre un género muy antiguo y en el
que ya por más que busques no hay nada que aportar que
no sea la mezcla de lo que ya conoces con tu propia
aportación personal.20
On constate que Millás a parfaitement intégré le discours de la
postmodernité à propos de l’épuisement des genres, mais on perçoit aussi
très clairement que son incursion dans le journalisme est totalement
motivée par une interrogation sur une pratique d’écriture au cœur de
laquelle se trouve la fiction et ses frontières ou encore, ce qui revient
peut-être au même, le réel et ses frontières.
Le New Journalism a surtout représenté une incursion du
journalisme dans le roman : ce que le New journalism mettait en
question, c’était les frontières, jusqu’alors reconnues dans le roman,
entre fiction et non-fiction. Avec ces textes de Truman Capote ou
Norman Mailer aux États-Unis, de Leonardo Sciascia en Italie ou
d’Alfonso Grosso en Espagne, que la critique appelle novela-reportaje,
reportaje novelado, roman-vérité21, nous avons affaire à un genre
ouvertement hybride dont le propos reste la déconstruction et la
20 John R. Rosenberg, « Entre el oficio y la obsesión : una entrevista con
Juan José Millás », ALEC, 21, 1996, p. 149.
60
dénonciation d’un certain réel. Il n’y a pas dans la production
romanesque de Millás quelque chose qui ressemble de prés ou de loin à
ce type d’écriture. En revanche, Millás participe de la pénétration chaque
fois plus grande dans l’écriture journalistique de procédés typiquement
littéraires, voire propre de la fiction, que Jean-Marie Schaeffer a bien
relevés (1999 : 265) : « Un phénomène plus révélateur encore me semble
être la présence dans des écrits relevant peu ou prou du « nouveau
journalisme » de procédés tels l’usage d’anaphoriques sans antécédents,
le style indirect libre et plus généralement les techniques de focalisation
intérieures. »
Cette spécificité due essentiellement à l’identité sociale hybride du
romancier venu à la presse a été bien cernée par Marie Ève Thérenty
dans ses travaux sur la presse française du 19e :
L'écrivain, devant un contrat d'écriture journalistique, est
soumis à deux tentations qui ne sont pas forcément
contradictoires mais qu'il doit rendre compatibles. En tant
que journaliste, il doit s'affronter aux problèmes que pose
la retranscription du réel. En tant qu'écrivain, il est tenté
par la mise en fiction de ce réel (Thérenty, 1999 :2).
Ces deux attitudes, si opposées a priori, sont susceptibles d’être
nuancées dans une gamme infinie en fonction du degré de référence et
des modalités narratives ou fictionnelles mis en œuvre. Malgré tout, cette
écriture reste encadrée par ces deux pôles extrêmes que sont la simple
retranscription du réel d’une part et la mise en fiction d’autre part.
21 Voir à ce sujet Albert Chillón (1999, pages 185 et suivantes)
61
Vouloir ramener l’ensemble des textes journalistiques de Millás à
un projet unique, à une poétique unique est donc sans doute vain. C’est
en effet une gageure que de vouloir réduire les thématiques abordées par
Millás à quelques catégories. La fragmentarité et la liberté, deux des
éléments constitutifs et définitoires de la columna, impliquent une
infinité de thèmes abordés. Il est cependant possible de dégager dans
l’ordre de l’écriture une cohérence, sinon érigée en système du moins
suffisamment prégnante pour qu’une tentative de définition d’une
poétique particulière soit tentée. Dans l’ordre de la thématique, du
contenu, on peut retrouver, à côté de textes délibérément et
exclusivement référentiels, les composantes d’un univers littéraire
millassien en construction depuis Cerbero son las sombras. Univers
imprégné de l’omniprésence de Madrid, de la récurrence d’objets, de
personnages, de lieux, de rues, de sensations, toujours médiatisés par ce
qui fonde l’écriture millassienne la extrañeza, et ses corollaires la
extrañación et el extrañamiento, autant de nuances de l’étrangeté, de
l’extranéité, d’un sentiment et/ou d’une perception des choses et du
monde que Gonzalo Sobejano a défini comme étant l’essence même de
l’écriture de Millás dans ses premiers romans (Sobejano, 1987). C’est
dans l’approche d’ensemble de cette production que l’on perçoit le
mieux l’effet « œuvre », le projet de Millás.
2. Mise en texte : de l’éclatement à l’étoilement
Le roman se construit dans la durée (du texte et de sa lecture), la
nouvelle a quant à elle une existence autonome même si on la trouve
rarement à l’état unique. Les différents fragments que sont les articles de
Millás ont eux une double existence. Nous avons vu dans la première
partie comment la mise en recueil était une deuxième vie pour ces textes,
62
dans un environnement paratextuel radicalement différent induisant un
autre pacte de lecture. Reliés entre eux par un projet global donnant
toute sa cohérence à l’ensemble de la production journalistique de
Millás, les articles substituent l’étoilement à l’éclatement, ce qui est bien
le propre d’un univers à part entière.
2.1 Structure des recueils
Quatre volumes sont ici l’objet de notre attention. Le premier, Algo que
te concierne, est un florilège d’articles publiés pour la plupart au début des
années quatre-vingt-dix. Au total, le volume contient deux cent trente-sept
articles. Mais le passage du journal au livre entraîne des modifications
substantielles qui affectent la nature même des textes : ceux-ci se trouvent
pris dans un contexte très différent et supposent un nouveau pacte de lecture.
La mise en recueil apparaît comme une tentative d’insuffler de l’unitaire à ce
qui a été conçu comme fragmentaire, de la permanence à l’éphémère.
L’ordonnancement ne se cantonne pas à une simple mise bout à bout des
différents textes. En effet, la chronologie est écartée au profit d’un
agencement thématique dont la logique ne semble pas appartenir à l’auteur.
La dédicace “para Isabel, que lo ordenó” montre que ce travail échappe, en
partie au moins, à l’auteur. Cela dit, cette réorganisation n’est pas le fruit du
hasard, mais le résultat d’une lecture globale des différents textes qui permet
de dégager un projet cohérent, une ligne de force qui les traverse tous.
Deux parties structurent l’ensemble : la première, Hacia dentro
comporte 123 articles, la seconde, Hacia fuera, 114. La volonté de
l’organisateur est de créer un parcours de lecture cohérent allant du
subjectif, de l’interne (le texte inaugural malgré son titre, Patria, a pour
63
thème le corps) à l’externe (le premier intertitre de cette partie renvoie
aux institutions : Iglesia-Estado-Ejército). On retrouve là une des
dualités caractéristiques de toute l’oeuvre de Millás : dentro/fuera.
Dentro est principalement une exploration des obsessions millassiennes
les plus récurrentes, directement liées donc à son œuvre romanesque,
Fuera semble plus tournée vers le référentiel et se rapproche davantage
de la chronique liée à l’actualité. Mais le distinguo est artificiel : les
mécanismes sont souvent les mêmes et l’on trouve du référentiel dans la
première partie et du subjectif, voire de l’autoréférentiel dans la
deuxième partie, comme nous le verrons plus en détail par la suite.
Deuxième ouvrage à retenir notre attention, Cuentos a la
intemperie est un recueil assez atypique : on y retrouve les articles
publiés sous la rubrique qui donne le titre au recueil dans l’édition
Madrid de El País. Ces textes, regroupés dans une partie intitulée La
ciudad, ont la capitale espagnole pour espace unique, dans lequel
prennent place les acteurs de la vie urbaine. Le découpage de cette partie
reprend les emblèmes classiques de la ville contemporaine (taxi, métro,
rues), mais aussi les relations de communication ou d’incommunication
si caractéristiques de la ville : « encuentros / márgenes ».
À ces Cuentos viennent s’ajouter trois autres parties qui sont
autant d’unités différentes :
- Más breve todavía qui est une selection de columnas,
subdivisée ici en quatre sous-parties : Escribir, El cuerpo,
El móvil et Animales.
- Vicente Holgado qui forme un sous-ensemble de quatre
textes centrés sur le personnage récurrent et fétiche de
Millás : « … es un sujeto algo obsesivo que se me
apareció en un cuento de armarios titulado Trastornos de
64
carácter, hace ya algunos años, y desde entonces se cuela
de un modo u otro en casi todo lo que escribo » (Millás,
1994 : 3)
- Cartas de amor : recyclage du genre épistolaire. Une
série de neuf lettres adressées à des femmes parmi
lesquels les incontournables Laura, Beatriz et Julia qui
hantaient déjà les romans de l’auteur.
Cuerpo y prótesis, troisième compilation de textes brefs
millassiens, est précédé d’un prologue de l’auteur, sous forme de
columna, intitulé « Suburbio ». Dans ces quelques lignes, il livre une
réflexion sur son écriture journalistique en mettant l’accent sur la
cohérence qui unit les fragments. L’image du corps, lequel rappelons-le
est rarement harmonieux chez Millás, représente ici la tension
dialectique qui s’opère entre le tout et les parties, entre le même et
l’autre, entre le fragment et l’unité :
Yo tampoco he leído este libro para el que el editor me ha
solicitado un prólogo. Me he limitado a escribirlo, lo que
no hace más fáciles las cosas. Está compuesto por un
conjunto de reportajes y artículos aparecidos en El País,
en los periódicos del grupo Prensa Ibérica, la revista Jano
y El Paseante. Debo a muchas de estas piezas más
satisfacciones que a alguno de mis libros, especialmente
esta de organizarse ahora como un cuerpo. Precisamente,
el título de la selección, Cuerpo y prótesis, coincide con
el de uno de los artículos que más me gusta, pero sirve
para señalar también mi relación con la escritura, que a
65
veces siento como una prótesis de mí y a veces como un
cuerpo del que yo no sería sino una prolongación
artificial, una mano mecánica que en este mismo instante
se detiene para no convertir en verdadero prólogo lo que
ha intentado ser más bien un suburbio, un arrabal, un
barrio periférico, siempre en el caso de que un libro de
estas características tuviera un centro (« Suburbio », CyP,
9-10) .
Le recueil mêle columnas et articles divers dans un ensemble
structuré en cinq parties dont les titres semblent relever de l’arbitraire :
agujeros / la especie / construcciones / temperamentos analógicos /
extremidades. Les articles quant à eux sont, comme dans Algo que te
concierne, un parcours depuis la simple chronique sur l’actualité à des
réflexions sur l’identité en passant par des textes autoréférentiels.
Le dernier recueil en date enfin, Articuentos, propose une
approche beaucoup plus élaborée quant à sa mise en œuvre et aux choix
opérés. Fernando Valls, qui en a assuré la sélection et la présentation
dans un prologue substantiel et pertinent, est aussi celui qui a essayé de
donner un nom à cet hybride si singulier qu’est la columna millassienne.
Articuentos reste certes un mot-valise mais il signifie parfaitement la
dualité générique d’une écriture frontière. Le découpage qu’il opère en
quatre parties (Identidad e identidades / Los entresijos de la realidad
/ Moralidades / Asuntos linguisticos) met en relief, comme le faisait Algo
que te concierne, que ce qui structure ces textes est une réflexion
constante sur les rapports de l’individu au monde qui l’entoure. Mais
dans le même temps, il souligne combien la complexité touche non
seulement ce rapport mais aussi les deux pôles qu’il met en relation.
66
Avec toutefois une mise en exergue de la dimension métatextuelle de
cette écriture qui se prend presque toujours, à des degrés divers, comme
objet de son dire.
Dans cette tentative d’unification qu’est la mise en recueil, on
perçoit que le projet global de Millás s’exprime par des réseaux créés par
une forte tension intratextuelle : les échos d’un texte à l’autre sont une
marque de fabrique et répercutent à l’envi les coordonnées de ce que
nous avons défini comme une véritable « Œuvre » faite d’obsessions
récurrentes et de repères thématiques ou linguistiques agissant comme
des embrayeurs à l’usage d’une pragmatique relevant au final d’une
véritable complicité avec ses lecteurs, d’une coopération lectorale basée
sur un répertoire commun et une herméneutique de l’implicite. On
pourrait dire de la columna millassienne ce que dit Juan Armando Epple
de l’œuvre fragmentaire de Macedonio Fernández : « subvierte
radicalmente la relación autor-producción-textual-recepción: es leído, en
la dispersión de sus páginas, antes de ser estructurado; y es 'producido'
por acción del lector antes que del autor ». (Epple 2000 : 7.). C’est le
lecteur qui le premier a la charge de reconstituer au fil du temps l’unité
ou les unités, la cohérence de cette constellation de fragments. Les
différentes compilations d’articles sont autant de lectures particulières et
par-là subjectives.
2.2 L’effet de série
Cependant l’auteur, lecteur privilégié de son œuvre, construit lui-
aussi ses propres parcours. Mettant à profit les possibilités offertes par la
périodicité, Millás crée de la continuité et de la récurrence. Les effets de
série sont ainsi une donnée majeure lorsqu’on s’intéresse à ces textes
67
dans leur ensemble. Il est malgré tout difficile de dégager une règle de
fonctionnement rigide des effets de sérialisation : ils sont parfois
produits par la déclinaison d’un même titre appliqué à des sujets très
disparates, la série est alors un effet de la structure (c’est le cas dans Algo
que te concierne des deux textes intitulés « Volver » [p.107 et 391], mais
aussi des textes de la série « escribir ») ; ou encore, à l’autre extrémité,
d’un même thème sous une diversité de titres (par exemple la série de
sept textes sur le téléphone portable dans Cuentos a la intemperie).
Les séries autoréférentielles (escribir / leer / diario) sont les plus
récurrentes, mais seule la dernière répond véritablement à un projet
formel. Il s’agit d’une série soumise à une contrainte
énonciative fonctionnant comme un marqueur de fictionnalité : une
narratrice homodiégétique. La série fait ainsi ce que le fragment pris
isolément ne peut faire : construire un récit-feuilleton dans lequel des
personnages récurrents acquièrent une épaisseur et une existence
déclinable dans diverses situations fictionnelles avec un même noyau
dur : les « aventures » d’une femme au foyer gérant des rapports
difficiles avec un mari employé et volage, et un fils unique.
Parmi les autres séries, il faut relever celles qui appartiennent à un
sous-ensemble important des columnas millassiennes : les récits
« frontières », ceux qui jouent sur des situations où les limites rationnel /
irrationnel sont fragilisées, en particulier par la fièvre et le rêve. Cuerpo
y prótesis reprend ainsi sept variations, numérotées, autour d’un même
titre « Verano ». Le principe y est toujours le suivant : un même
énonciateur de première personne, une même situation : un repas suivi
d’une sieste, une catastrophe et deux survivants :
68
Verano 1 : « Tuve durante la siesta, una ensoñación en la que
ocurría un desastre nuclear al que sólo sobrevivíamos El Corte Inglés y
yo. » (CyP, 143)
Verano 2 : « Comí en la playa, di una cabezada al sol, y soñé que
había una catástrofe a la que sólo sobrevivíamos Arzalluz y yo. » (CyP,
99)
Verano 3 : « Era la hora de la siesta y, de súbito, en medio del
calor, sucedió una explosión universal a la que sólo sobrevivimos el
hormiguero del jardín y yo ». (CyP, 23)
Verano 4 : « Tras la paella a pleno sol, cada uno se dejó caer sobre
una hamaca, y entonces había un desastre nuclear al que sólo
sobrevivíamos el PP y yo, que como es natural decidí suicidarme… »
(CyP, 24)
Verano 5 : « Como ya venía siendo habitual, hubo a la hora de la
siesta un terremoto al que sólo sobrevivimos mi hipoteca y yo. » (CyP,
144)
Verano 6 : « Estaba dando una cabezada después de comer,
cuando se acabó el mundo, aunque sobrevivimos a la catástrofe mi
pierna derecha y yo. » (CyP, 270)
Verano 7 : « A los postres de una comida al aire libre se acabó el
mundo y sobreviví de milagro, con Felipe González, de quien me hice
drogodependiente… » (CyP, 25)
La variation 5 montre bien que l’auteur a conscience d’avoir un
lectorat régulier et qu’il peut répéter des patrons narratifs fonctionnant
sur des ellipses : dans 1 et 2 le basculement dans le « fantastique » est
médiatisé par le verbe « soñar », à partir de « Verano 3 », le
franchissement se fait directement (« sucedió una explosión, había un
69
desastre », etc.). Ces textes restent cependant très référentiels comme le
montrent les nombreux ancrages anthroponymiques.
Pénétrer dans la thématique et la rhétorique de ces textes, c’est
effectuer un parcours justifié seulement par des nécessités
méthodologiques : celui qui à partir du plus référentiel ( du plus
journalistique donc), nous mène au plus autoréflexif (la mise en scène de
l’écriture). Certes, ce parcours que notre étude envisage dans un
déroulement linéaire est en réalité à concevoir comme un incessant va-
et-vient où les deux dimensions n’ont de sens que l’une par rapport à
l’autre.
3. L’impulsion référentielle
3.1 Dire le réel
La tentative de retranscription du réel est de toute évidence ce qui
s’impose à la lecture diachronique des textes. L’écriture du romancier
dans la presse participe ainsi de la fonction dévolue au journaliste : celle
qui vise à s’inscrire dans une démarche informative. Mais le journal
demande autre chose au romancier qu’il invite dans ses colonnes : ne pas
faire ce que font les autres journalistes, mais apporter un point de vue
particulier, un style, un regard : « Los periódicos traen todos lo mismo y
por eso necesitan muchos columnistas para que escriban al revés » (F.
Umbral, El Mundo, 24 mai 2002). Une fois encore, l’information est ici
déliée du contrat déontologique et du discours officiel du journal. C’est
semble-t-il sur cet écart que réside le fondement essentiel de l’écriture de
presse des romanciers comme le signale M.E Thérenty à propos de la
presse française de 1830 :
70
Autour de 1830, le journaliste professionnel fait de son
invisibilité une preuve de sa réussite. L'homme de lettres,
au contraire, même au sein du journal, ne résiste pas à la
tentation de faire oeuvre et dès qu'il s'installe sur la durée
(une commande de plusieurs articles par exemple ou
encore une place dans le feuilleton), il utilise
consciemment et inconsciemment le journal comme un
atelier d'écriture personnel (Thérenty, 1999 : 2).
C’est aussi ce que signalait déjà Jules Gritti pour qui :
[Le récit de presse] « se caractérise par une sorte de jeu
méta-narratif, celui des rapports entre narrateur et sources
d’information. Ce jeu relève à la fois de deux fonctions
assignées au langage par Roman Jakobson : la fonction
méta-linguistique ou déchiffrement des informations, la
fonction référentielle ou recours au contexte, à la
« réalité » (Gritti, 1981 : 105).
Le récit « littéraire » lui peut s’affranchir totalement des ces deux
fonctions. Dans le cas de la columna, le référent existe mais la question
des sources ne se pose pas, car le code déontologique n’est pas à
l’œuvre, et le pacte de lecture n’est pas le même.
Dans le cas des articles de Millás, il est difficile d’envisager
exhaustivement la dimension informative pour au moins deux raisons.
La première est que ces chroniques s’étalent sur douze ans et constituent
un corpus de plusieurs centaines de textes ; la seconde, que l’information
y est constamment problématisée, détournée mise en perspective,
finalement reversée dans l’ordre du littéraire.
71
Cependant, la référence, ce processus de mise en relation de
l’énoncé au référent (Kerbrat-Orecchionni, 1980 : 34) travaille la plupart
des textes de cet ensemble, car le projet global est manifeste :
comprendre ce monde qui nous sert de « consuelo y de martirio ». Aussi,
il n’est pas étonnant que certains articles empruntent aux genres les plus
argumentatifs, qui s’inscrivent dans une relation pragmatique directe
avec le lecteur : nous retrouvons alors des traces de plaidoyers,
pamphlets, manifeste ou encore, réquisitoire, autant de modalités
discursives impliquant fortement l'auteur. Ces textes sont un au-delà du
discours journalistique : l’exacerbation subjective et polémique est, par
rapport aux codes de l’écriture journalistique, un écart au moins aussi
grand que peut l’être la fiction.
3.2 Le polemos
Comme nous l’avons dit, la columna appartient fondamentalement
au genre opinión même si son amplitude l’amène souvent à verser dans
le genre création. Son rapport à l’événement est donc de l’ordre du
commentaire. Il arrive que l’événement soit vécu par l’auteur comme
une violence qui l’ébranle et l’empêche de prendre la distance habituelle.
Alors, Millás assume et attaque : « Mi parte luminosa es la que se cabrea
con la realidad y conserva la esperanza de modificarla, y creo que
opinando en una columna de un diario, de alguna manera puedo
modificarla » (dans Navarro, 1995 : 35). On a affaire alors à des textes
réactifs nés de l’indignation et relevant du pamphlet, de la diatribe ou du
billet d’humeur, qui en aucune façon ne veulent être confondus avec des
assertions feintes. Nous sommes là dans le discours polémique au sens
où l’entend C. Kerbrat Orecchioni : …Le discours polémique est un
discours disqualifiant, c’est-à-dire qu’il attaque une cible, et qu’il met au
72
service de cette visée pragmatique dominante […] tout l’arsenal de ses
procédés rhétoriques et argumentatifs » (Charaudeau et Maingueneau
2002 :438) Ces textes, relevant du discours sérieux donc, ne sont pas les
plus nombreux chez Millás, ni sans doute les mieux écrits, mais ils sont
importants car ils sont la manifestation paroxystique de ce qui sous-tend
l’ensemble de son écriture : l’investissement axiologique. Ils sont tout
simplement une intervention directe d’un individu dans un débat parfois
complexe ou délicat, comme dans l’article « Yo dimito »(AQTC,. 295)
où, Millás, à propos de la position du gouvernement socialiste dans la
guerre du Golfe, “una guerra diseñada por especialistas en marketing y
promociones bélicas” (« Gourmets », AQTC, 305), rejoint la position de
la majorité des intellectuels espagnols qui se sont opposés à
l’intervention occidentale et qui n’ont pas admis le rôle joué par
l’Espagne dans le conflit. Ainsi l’article est-il un véritable pamphlet
contre l’attitude de Jorge Semprún alors ministre de la culture. Dans ce
texte, toute distance est abolie : auteur et narrateur sont ouvertement
confondus ; l’humour, élément quasi systématique chez Millás, cède le
pas au commentaire immédiat, il s’agit d’une réaction à chaud dictée par
l’indignation. La conclusion est on ne peut plus claire, il exhorte
Semprún à démissionner :
Yo dimito
¿Dónde está el Gobierno ? Creo recordar que en este
país había un Gobierno, unos ministros que se ocupaban de
esto y de lo otro y que opinaban sobre las cuestiones que
afectaban a sus gobernados. Pero ahora no están, han
desaparecido. ¿Se acuerdan de un ministro que se llamaba
Carlos Romero? Creo que era de Agricultura. Y también
había uno de industria, me parece que se llamaba Aranzadi.
73
¿Y el del Interior? Corcuera, se llamaba Corcuera. ¿Y el de
Transportes? Sí, hombre, sí, el de Transportes era
Barrionuevo. Así hasta quince o dieciséis, no recuerdo bien
porque hace tiempo que no sé nada de ellos.
Hay dos que sí están, pero como descolocados. Uno
es Solchaga, que ya no habla como ministro de Economía,
sino como vicepresidente del Gobierno; el otro es Semprún,
que unas veces va de ex ministro y otras de ministro de la
guerra de un país asediado. Qué raro es todo, los únicos
ministros que salen en la tele o no son ministros o
representan a ministerios que no le corresponden.
Señor Semprún, si tanto le gusta el puesto de Serra
¿Por qué no se lo cambia? Yo preferiría un ministro de
Cultura que se ocupase de las cosas de su departamento en
lugar de ir predicando la guerra santa por todas partes.
Además, me gustaría que fuera más tolerante que usted, que
insultara menos que usted, que razonara más de lo que usted
razona, que no riñera todo el rato a todo el mundo y que
cesara menos a quienes no piensan como él.
Usted puede permitirse el lujo de dimitir el día que
quiera privándonos del placer de su gobierno. Sea usted
cortés conmigo y permítame, aunque no esté en el
reglamento, que yo dimita de usted en este instante. No
puedo reconocerle como mi ministro de Cultura porque un
día de estos en lugar de invitarme a un estreno me manda
usted al teatro de operaciones.
Váyase, por favor.
L’investissement esthétique est minimal, la rhétorique est
exacerbée et procède par saturation d’interrogations directes. En
revanche l’investissement politique est maximal : il s’agit d’une prise de
position, d’un engagement très clair non sur la guerre elle-même (la
74
position est implicite), mais sur le rôle des dirigeants espagnols dans le
conflit. L’ironie (« Creo recordar que en este país había un Gobierno »),
la désignation directe de ceux qu’il accuse de lâcheté, les apostrophes à
Semprún à travers les multiples impératifs et la sentence finale « váyase
por favor » nous situent dans un au-delà du texte d’opinion, dans la
diatribe. Ce type d’article, impossible sous la plume d’un journaliste car
il contrevient complètement à l’article 1.9 du Libro de estilo qui stipule
que « las columnas del periódico no están para que el redactor desahogue
sus humores, por justificados que sean. » (Libro de Estilo, 22), montre à
quel point nous sommes avec la columna de Millás dans une parole autre
et libre.
« Lo normal » (Arti, 151-152) est un autre exemple de ce type de
textes réactifs : à propos d’un juge qui a fait preuve d’une indulgence
pour le moins coupable envers un père violeur de son enfant de quatre
ans, Millás s’interroge et interroge une justice délétère. L’indignation de
Millás est telle que le lexique est cru, violent, et la description de la
scène détaillée pour mieux faire ressortir l’ignominie du crime et par
contrecoup celle du magistrat.
Lo normal
La familia tradicional siempre fue un lugar raro,
cuando no una fuente de perversiones, de locura. Ahí tienen a
ese señor de Córdoba que penetró analmente a su hijo de
cuatro años, viéndose obligado a desgarrarle, a su pesar, por
no presentar el violado las medidas adecuadas. pues bien,
ahora resulta que según el juez se trata de «un hombre de
intachable conducta, que goza del afecto y consideración de
sus convencinos, así como del cariño de su esposa e hijos».
Un modelo, en fin. Al magistrado le ha conmovido más la
75
rectitud moral del violador que el desgarro anal (por no
hablar de la fractura psíquica) del niño. Qué hombre tan
selectivo, tan curioso.
Uno no le desea la cárcel a nadie, desde luego, pero
no sabe qué es peor, si que haya padres violadores o jueces
para quienes la violación es normal cuando se practica en
familia. Se supone, aunque evidentemente es mucho suponer,
que un magistrado ha de ser una persona equilibrada, culta, y
que debería tener el instinto de proteger al más débil de la
cadena, en este caso al niño de 4 años al que su bondadoso
papá violaba mientras se duchaban juntitos, en familia.
Asegura el juez que el niño asumía lo sucedido y que
resultaba conmovedor ver cómo abrazaba a su padre. ¿Y qué
va a hacer el pobre? También las niñas a las que arrancan el
clítoris buscan la protección de sus castradores. Pero eso es
una patología, por favor, no una demostración de amor filial.
¿No ha oído hablar su ilustrísima, o lo que sea, del síndrome
de Estocolmo? Yo no sé si el acusado debería ir a la cárcel o
al psiquiátrico, no he hecho oposiciones, pero de lo que no
me cabe la menor duda es de que el niño necesita ser
protegido de las obsesiones venéreas de su padre y de la
comprensión del tribunal que ha solicitado su indulto para
que regrese toda la familia a la bañera.
¿Qué le pasa a la justicia? Hace poco, en Madrid, un
loco en libertad mató a su mujer que llevaba meses pidiendo
protección a gritos. Ahora, en Córdoba, otro juez pretende
poner en libertad a un perverso que se lo monta con su propio
hijo debajo de la ducha. ¿De dónde son estos seres vestidos
de negro? ¿A qué dedican el tiempo libre? Aunque casi
prefiere uno no saberlo.
76
« Infierno » (AQTC, 87-88) est un exemple caractéristique de texte
polémique. Il s’agit d’un article publié suite à des mutineries dans les
prisons espagnoles durant l’été d’une année que la mise en recueil a
effacée. Mais le côté réitératif souligné par Millás de ce type
d’événement (« Como todos los años ») limite le brouillage de lecture
que la perte de repère chronologique entraîne souvent dans ce genre
d’article circonstanciel. L’événement en tant que tel (la mort de
prisonniers lors des mutineries) n’est pas relaté, à peine rappelé. Nul
besoin puisque l’événement est dans le référent partagé du moment de la
parution dans le journal (l’actualité). La columna prend alors la forme
d’un commentaire, un métadiscours sur les événements, un « periodismo
de segundo grado », dont le moteur est l’indignation suscitée par la mort
par septicémie d’une prisonnière dans sa cellule.
Dans sa structure globale, cette columna se présente
typographiquement en deux parties : le premier paragraphe consiste en
une généralité énoncée au présent, qui est une manifestation de ce que
nous définirons plus loin comme « l’effet sentence ». La seconde partie
est quant à elle l’ancrage événementiel précis qui déclenche l’article.
Contrairement à une certaine logique qui voudrait que l’effet sentence
vienne conclure l’article, en guise d’« éthique », il sert ici de cadre
englobant destiné à créer une « scénographie » d’interlocution
impliquant le lecteur. Le choix d’une énonciation de première personne
du pluriel (« Podemos »), les différentes interrogations fonctionnant
comme de véritables apostrophes inscrivent le lecteur dans le texte et
montrent que le propos est volontairement interventionniste : Millás veut
créer une prise de conscience chez son lecteur : « Podemos domesticar
todos los espejos para que nos devuelvan la imagen en la que más nos
gusta contemplarnos […] nos encontramos de súbito con nuestro
77
verdadero rostro. » Ce « nous » définit une communauté qui dépasse
celle des lecteurs de El País, il s’agit d’une collectivité « politique » que
les déictiques (« estas fechas », «nuestras cárceles », « nuestros
reclusos », « nuestros funcionarios de prisiones » etc. ) identifient
comme étant celles des habitants de l’Espagne.
Dans ce type d’article la force de l’indignation est telle qu’elle
emprunte les voix les plus directes pour s’exprimer. Les questions se
précipitent et prennent la forme d’une accusation « Por qué ningún
partido político se moviliza o nos moviliza frente a semejante horror? ».
Le troisième mouvement de cet article, qui constitue en fait la
conclusion, est une saturation de déictiques de première personne du
pluriel : l’interrogation tourne à l’interpellation.
Infierno
Podemos domesticar todos los espejos para que nos
devuelvan la imagen en la que más nos gusta contemplarnos.
Quizá no hagamos otra cosa a lo largo de la vida. Pero de vez
en cuando, al fondo de un oscuro pasillo, en la ventanilla del
metro o en las aguas inmundas de una pesadilla, nos
encontramos de súbito con nuestro verdadero rostro. Es como
un latigazo de inteligencia sucedido en el interior de una
resaca. ¿De quién es ese rostro desagradable?, nos
preguntamos durante una fracción de segundo. La respuesta
llega tan rápida como la negación de que esa imagen
desaliñada era la nuestra.
Como todos los años por estas fechas, llegan noticias
de nuestras cárceles, de nuestros reclusos, de nuestros
funcionarios de prisiones. El infierno alcanza su punto de
ebullición, y los reclusos, aupados por la desesperación o por
el sida, se encaraman a los tejados del infierno y gritan -nos
78
gritan- que necesitan más afecto, más metros cuadrados,
mejores condiciones sanitarias. ¿Cómo es posible que una
presa muera de septicemia en el basurero de su celda tras
padecer durante días fiebres superiores a los 40 grados? ¿Por
qué ningún partido político se moviliza o nos moviliza frente
a semejante horror? ¿Es que la defensa de los derechos
humanos de los presos no produce ya beneficios ideológicos?
¿No se traduce en votos? La delincuencia, como los bancos o
las multinacionales, forma parte de la estructura social en la
que nos ha tocado vivir. Los presos y las presas son la parte
más desastrosa de nosotros, nuestro lado oscuro. La digestión
social produce presos como produce pobres, locos,
desarraigados y poetas. De manera que las cárceles son
nuestras cárceles Y los presos son nuestros presos. Son el
espejo en el que por estas fechas nos miramos Y nos
devuelve, implacable, nuestro verdadero rostro moral. No
podemos falsificar ese espejo porque grita demasiado. ¿Por
qué no cambiar la realidad que refleja?
Ces textes entièrement polémiques, parmi les plus directement
référentiels, restent rares et c’est sans doute ce qui leur confère un impact
qui déborde largement le cadre de la presse et de la littérature.
Dans la première production journalistique de Millás, au début des
années quatre-vingt-dix, nombre d’articles restaient dans le cadre
classique de la columna de opinión : un commentaire sur un fait
d’actualité marquant, énoncé au présent de l’indicatif et à la première
personne.
Algo que te concierne est à cet égard le recueil le plus
représentatif : toute la seconde partie Hacia fuera, tournée vers le
monde, la société, est faite d’articles conçus sur le patron du
79
commentaire évoqué précédemment. Le sous-titre de cette partie est
d’ailleurs révélateur : Iglesia-Estado-Ejército. Nous sommes dans la
satire des états et le style de Millás y est d’une grande ironie. Les
marqueurs de fictionnalité, les jeux inter et intratextuels, l’autoréflexivité
de l’écriture qui imprégneront par la suite la grande masse des articles
sont ici presque totalement absents. Et lorsque l’allégorie est convoquée,
elle l’est sur le mode parodique, comme par exemple dans l’article
« Felisa » (AQTC, 323).
Comme nous l’avions précisé dans notre article consacré à ce
recueil, les thèmes d’actualités abordés par Millás sont extrêmement
variés mais, dans cette deuxième partie, ils touchent essentiellement à la
vie politique nationale (terrorisme, corruption, desencanto, scandales,
gouvernement de Felipe González, puis plus tard, de José María Aznar),
politique internationale (en particulier la guerre du golfe), aux grands
sujets de société (l’exclusion, l’avortement, etc.) mais encore toute une
infinité de faits plus ou moins divers.
Le décalage, qui caractérisera, comme nous le verrons, les
columnas de Millás par la suite, est ici minimal : nous sommes dans une
critique de premier degré. C’est encore le polemos mais avec moins de
violence, plus d’ironie. Toujours est-il que ces textes sont ponctués de
remarques aussi péremptoires qu’impitoyables. Un bref échantillon
suffira sans doute à donner la mesure de ce type d’articles :
« …algunos socialistas se han encontrado el carné en la
calle. » (« La insignia », AQTC, 322).
« A mí me parece imposible convivir durante ocho años
con un gángster creyendo que se tiene al lado a una
80
hermanita de la caridad. » (à propos du ministre de
l’intérieur Corcuera dans l’article éponyme, (AQTC, 449).
« En este país hay mucha gente que quiere ser como
Felipe, que en la fotos de hace diez años era árabe y ahora
parece sueco. » (« Opus/PSOE », AQTC, 283)
« Por Suiza pasan cada año miles de chorizos tipo Roldán
con maletines oscuros llenos de dinero negro… » (AQTC,
« Encajes », 489.)
« Entretanto las cloacas de la democracia olían peor que
nunca porque las depuradoras no daban abasto, el PSOE
impedía que los filesos de turno comparecieran ante el
Congreso y los políticos se libraban de declarar ante el
juez por un decreto o cosa que se había hecho a medida. »
(AQTC, « apellidos », 327)
On y retrouve la plupart des acteurs de la vie sociale et politique
espagnole et particulièrement ceux qui se sont illustrés dans les multiples
scandales qui ont émaillé les années quatre-vingt-dix.
3.3 «La paciencia del ejército» ou comment un article devient une affaire
Il est une columna qui a fait couler beaucoup d’encre, a agité les
prétoires et a suscité de violentes réactions politiques. Étrangement
d’ailleurs, cet article n’est intégré dans aucun des recueils publiés. Dans
« La paciencia del ejército », paru le 9 décembre 1998 dans plusieurs
81
quotidiens régionaux, Millás s’en prenait à l’armée, dénonçant avec
beaucoup d’ironie le renouvellement de contrat d’un sous-officier
coupable d’agressions systématiques contre les appelés de son unité. Et
rappelant au passage l’affaire Miravete, du nom d’un sergent récidiviste
qui, sous l’emprise de l’alcool, avait tué un soldat d’un coup de pistolet.
La paciencia del Ejército
Digámoslo rápido: Un canalla como Dios manda no
se hace en un día. Es preciso estudiar. Sin embargo, vivimos
en un mundo en el que se valora por encima de todo el triunfo
rápido, el ascenso vertiginoso, la eyaculación prematura. Ahí
tienen a Miguel Ángel Rodríguez, que en apenas dos años ha
logrado fracasar como secretario de Estado y como novelista.
Ahora quiere hundirse también como director de una agencia
que le han regalado sus protectores políticos. El afán de
sufrimiento de este hombre no tiene límites, pero lo que más
llama la atención es la velocidad con la que va de quebranto
en quebranto. En ninguna desgracia profundiza: por eso no
será nunca nadie, nada, aunque nade en la abundancia, que
hoy por hoy cuesta su silencio. En este sentido, jamás nos
cansaremos de ponderar las virtudes de la milicia. El Ejército
sabe que un Miravete no se hace en un año ni en dos. Para
construir un Miravete capaz de cargarse sin escrúpulos a un
soldado de reemplazo hay que tener la constancia de un
artesano, la tenacidad de un investigador, la firmeza de un
monje. Ahora mismo nos acabamos de enterar de que a
Paulino Pérez Ruiz, un cabo de la Primera Bandera de la
Brigada Paracaidista, con sede en Alcalá de Henares, se le ha
renovado el contrato pese a agredir sistemáticamente a los
soldados que caen bajo sus manos o pezuñas propiamente
82
dichas. Este cabo ha sido denunciado por golpear con el
Cetme a sus subordinados o súbditos, para ser exactos. A
veces utiliza los puños también, pero no renuncia a dar
patadas a coces, por hablar con propiedad. Todo un hombre,
en fin, lleno de virtudes castrenses o castrantes, según se
mire. El Ejército podría haberle expulsado de sus filas por no
golpear con la eficacia de Miravete, pero el Ejército sabe que
un Miravete no se construye en dos semanas, ni siquiera en
dos años. Hay que tener paciencia: se empieza golpeando en
la cabeza al soldado con la culata del fusil y cualquier día se
le dispara en el pecho a bocajarro. No se ganó Zamora en una
hora. Pues eso es lo que queríamos decir. Arriba España.
Dans la structure globale, on constate qu’il y a deux articles en un,
artificiellement réunis par une transition abrupte (« En este sentido,
jamás nos cansaremos de ponderar las virtudes de la milicia. »). Nous
sommes face à un texte qui relève du journalisme d’opinion dans lequel
Millás fait un petit tour d’horizon de l’actualité et souligne deux faits. La
charge contre l’ex-secrétaire d’État Miguel Angel Rodríguez coupable
de corruption, constituant la première partie de l’article, est en soi dans
la tradition de l’article critique et ne présente aucun relief particulier, en
revanche, la deuxième partie, qui dépend également de l’incipit
provocateur, (« Digámoslo rápido: Un canalla como Dios manda no se
hace en un día ») est construit sur une rhétorique disqualifiante à
plusieurs niveaux. L’article est certes violent et très polémique, mais
c’est sans doute par la forte charge d’ironie, l’animalisation et le
parallélisme final dans lequel le rapprochement avec l’époque franquiste
résonne comme une accusation qui a déclenché la colère de certains
secteurs de l’armée. L’article a suscité la réaction violente de la
83
hiérarchie militaire qui s’est sentie insultée. Dans un article en réponse à
celui de Millás, un général écrivit dans le Diari de Girona du 18
décembre 1998 ces propos qui ont des accents de menace :
« Efectivamente, en el Ejército hay mucha paciencia, pero no para lo que
Millás apunta, sino para encajar, una y otra vez, injurias como la suya ».
Mais en outre Millás fut poursuivi par le Ministère de la Défense pour
injures à l’armée. Cette atteinte à la liberté d’expression provoqua un
véritable tollé même si, comme il fallait s’y attendre la justice prononça
un non-lieu. L’exemple montre bien à quel point cet espace a priori
secondaire du journal est un discours transitif et ne peut être considéré
comme le lieu d’un simple journalisme récréatif. L’enjeu politique et
social y est au moins aussi prégnant que l’enjeu littéraire.
4. De la référence immédiate à la référence médiate
Le polemos admet difficilement une modalité énonciative qui ne
soit pas celle d’une première personne, d’un « Je » assumant l’autorité
des propos et l’identité de l’auteur. En l’occurrence cette subjectivité
devient en elle-même un marqueur de référentialité. D’autres dispositifs
de retranscription du réel, plus subtils, sont déployés par l’auteur. A côté
des textes réactifs dont le degré référentiel est extrême et proportionnel à
l’investissement subjectif de l’auteur, un grand nombre d’articles
proposent une approche du réel médiatisée par diverses modalités
génériques (fable, apologue, allégorie) ou divers procédés tels que
l’ironie ou les différentes figures de l’analogie qui, sans remettre en
cause la référence, la rendent moins directe, plus « oblique » selon le
terme de Jean Téna (1992 : 74), médiate dirons-nous.
Lorsque le sous-marin Kursk fut enfin remonté à la surface, dans
une des poches d’un marin, on trouva un billet avec un message de
84
quatre lignes dans lequel le marin décrivait sa situation avec une
précision aussi efficace que brève (« En situaciones extremas la literatura
sale a presión, como por la grieta de una tubería reventada », précise
Millás [Arti, « Escribir II », 279]). Ces quatre lignes suffirent à ce
dernier pour composer un texte dans lequel il parvient, lui-aussi en
quelques lignes, à définir avec force ce qu’est la littérature pour lui :
« Lo curioso es que un billete con cuatro líneas aparecido en el bolsillo
de un cadáver responda de súbito a la vieja pregunta de para qué sirve la
literatura. Sirve para contarlo. » (Ibid., 279-280). « Contar » c’est ici
autant relater que conter : il s’agit bien de dire le réel dans toute sa
complexité et sa simplicité comme on peut le saisir dans le bref message
du marin. C’est en cela que les articles de Millás sont aussi des
chroniques dont l’un des objectifs est de déconstruire le présent : « No
hay ninguna buena literatura que al mismo tiempo de reflejar la realidad
no la ponga en cuestión. Es decir, la única literatura que no pone en
cuestión la realidad cuando la refleja es la de los culebrones ». (Millás
dans Rosenberg, 1996 :150-151)
Encore une fois, il ne s’agit pas ici de proposer une approche
exhaustive que la masse et la diversité des textes rend impossible, mais
de rappeler quelques-uns des principaux vecteurs de la référence et d’en
approfondir certains qui me semblent singuliers sinon à Millás en tout
cas au genre columna. Les médiations ont beau se multiplier, l’écriture
emprunter les sinuosités des tropes, le réel n’est jamais bien loin. Ce réel
fait constamment retour, en particulier par des ancrages qui viennent
dans le texte comme par effraction, provoquant un télescopage tout
apparent. Rappelons qu’à des degrés divers, le triple ancrage
(toponymique, chrononymique et anthroponymique), qui définit le mieux
les mécanismes de la référence, envahit les textes. La seconde partie du
85
recueil Algo que te concierne en est à cet égard le meilleur exemple,
puisque y ont été compilés des articles dont le thème était étroitement lié
à l’actualité nationale et internationale.
Il me semble que la signature, parce qu’elle s’affirme comme
autorité assomptive du texte qu’elle ouvre et qu’elle couvre est ici à
considérer comme marqueur de référentialité. À force de décréter la mort
de l’auteur, on a sans doute fini par développer un instinct de survie chez
celui-ci qui peut friser par moment, époque postmoderne oblige,
l’exhibitionnisme. L’auteur ne veut donc pas mourir. Mais les autres ne
veulent pas non plus qu’il meurt : ce que recherche le journal en
accueillant les écrivains, c’est une signature avant un texte, et une
signature qui assume son texte. Ce qui importe, c’est donc l’Autorité.
Comme le souligne Gérard Leclerc :
L’auteur est en effet le garant individuel d’un énoncé où
la culture recherche ses racines, en quoi elle reconnaît ses
origines et revendique l’une de ses sources. La signature
d’auteur renvoie non seulement à l’authorship, à la
revendication de responsabilité-propriété de
l’énonciateur, mais aussi à l’autorité, à la position de
garantie de cet énonciateur face à la demande sociale et
culturelle de vérité. Avec l’autorité, il est question de la
norme qui exige que l’énonciateur se situe dans l’horizon
de la vérité.(Leclerc, 1998 : 65-66)
La visée référentielle qui régit ces textes se constitue à partir de
cette première personne qui énonce, ou de cet auteur qui signe et dilue sa
voix dans celle des multiples narrateurs qu’il convoque. C’est donc à
partir de lui-même et de son expérience que Millás rend compte du
86
monde, par cercles concentriques. Au centre, le moi et son expérience
directe du monde, puis dans un deuxième cercle constitué par ce que l’on
pourrait appeler une référence de second degré, dans laquelle
l’information parvient jusqu’à l’auteur par l’intermédiaire d’une coupure
de presse ou de la radio, de la télévision ou tout simplement d’une
lecture quelconque. Le troisième cercle enfin, serait celui constitué par
une approche spéculative du réel, c’est-à-dire tout ce qui renvoie à
l’imaginaire et en particulier la dimension fantastique que nous
analyserons par la suite.
Cette autorité s’exprime sans équivoque dans les textes relevant du
polemos, elle est encore décelable dans les autres textes par différents
procédés. Dans « De nada » (arti, 19), à partir d’une expérience
personnelle de lecture d’une simple notice, il en arrive à une critique de
certains politiciens dont le pouvoir repose sur un effacement de leur
passé, un pacte de l’oubli passé avec leur propre conscience. Le texte
commence par une banale remarque à propos d’une notice expliquant le
fonctionnement des batteries de téléphone portable, qu’il faut laisser se
décharger en totalité plusieurs fois pour éviter un fâcheux « effet
mémoire ». On voit combien la notion peut être suggestive si elle est,
comme le fait Millás, extraite de son contexte et appliquée à l’individu :
ceux qui n’arrivent pas à se défaire de leur passé sont des victimes de
l’effet mémoire qui freine l’amnésie et les empêche de « réussir ». A
l’inverse, celui qui, respectant soigneusement la notice, sait se vider de
son passé, est voué au succès. Aznar et Piqué, deux ministres, dont le
premier de tous, ayant appliqué avec zèle l’effacement de l’effet
mémoire, en sont les meilleurs exemples : « Por eso resulta enviable
gente como Piqué, que habiéndose limpiado hasta las heces de su pasado
comunista, ha podido abrazar sin problemas la fe popular, lo que ha
87
repercutido muy favorablemente en su bolsillo. » Comme on le voit la
charge est très sévère et l’ironie manifeste jusque dans l’antiphrase
énoncée comme une sentence : « Si uno quiere ser alguien, es preciso
olvidar, aunque se convierta en otro . »
Le procédé le plus manifeste d’autorité est sans doute le recours au
présent à valeur intemporelle − à valeur non déictique selon la
terminologie de la pragmatique (Maingueneau, 2000 : 96), ou encore
présent gnomique−, dans les textes au passé, en particulier dans les
articles fonctionnant comme de véritables récits fictionnels. Ces
émergences du plan de l’énonciation dans le plan de l’énoncé sont une
des caractéristiques essentielles de la présence auctoriale. Il se dégage
dès lors ce que j’appellerai un effet sentence, c’est-à-dire l’énonciation
d’un segment discursif de nature axiologique qui, dans un texte aussi
bref qu’un article, sert le plus souvent d’élément d’élucidation
déterminant de l’ensemble du texte. D’une façon un peu abrupte, l’effet-
sentence serait à la columna ce que la morale est à la fable de La
Fontaine. On trouve bien sûr des exemples de ce procédé dans le roman
en général, mais c’est la fréquence de son emploi dans l’article qu’il faut
souligner. Nous sommes là dans ce que Vincent Jouve appelle « la
fonction éidéologique » du texte, qui s’exprime par l’explicite et les
maximes intemporelles » (Jouve, 2001 : 93). Dans « Nos gusta » par
exemple, texte énoncé à la première personne mais dont les temps du
passé fonctionnent comme des marqueurs de récit fictionnel, le
surgissement d’une phrase au présent de l’indicatif avec sujet collectif
représentant locuteur et allocutaires ( les lecteurs du journal) fonctionne
comme crochetage sur l’actuel sinon sur l’actualité et en cela marque son
appartenance à l’espace journalistique. :
88
…sin advertir que poco a poco nos desviábamos del
asunto principal, igual que cuando detrás de IU, por
ejemplo, ponemos entre paréntesis Izquierda Unida y nos
quedamos tan a gusto, como si una cosa tuviera que ver
con la otra./[…]/ Los sabios dicen que más que en un
paréntesis nos hemos hundido en un espejo, y que no
hacemos otra cosa que reflejar los gestos del discurso
principal. Pero nos gusta. (Arti., 33)
« Enhebrar la aguja » (Arti, 247), est un texte rétrospectif dans
lequel le narrateur de première personne se souvient du côté énigmatique
de certaines images d’usage courant dans le discours, comme par
exemple « enhebrar una aguja en un pajar ». La columna est construite
au passé, on y trouve un discours rapporté au style direct et,
brusquement, cette phrase qui a des résonances de maxime : « La
infancia está llena de imágenes incomprensibles, de asociaciones
disparatadas. ». Dans « Felicidades » (CyP, 15), autre récit du même
type, émerge au présent une phrase très ironique dont la portée
axiologique déborde le micro-récit qui la contient : « Un hombre
despierto es un sujeto fuera del sistema : un engranaje averiado, un
peligro para sí mismo y los demás ».
L’effet-sentence est bien sûr à relier avec l’intentionnalité. Certes
l’intention d’auteur reste toujours problématique comme l’a encore
montré récemment Antoine Compagnon (1998), dans la mesure où
comme le dit Ricœur « avec le discours écrit, l’intention de l’auteur et
l’intention du texte cessent de coïncider » (cité par Compagnon, 1998 :
86), celle-ci débordant celle-là. Mais dans cet hybride qu’est la columna
il semble bien que Millás tente, peut-être désespérément, de faire
89
coïncider l’un et l’autre, en tout de subordonner, dans la mesure du
possible, l’intention du texte à celle de l’auteur.
C’est le cas notamment lorsque Millás superpose sa propre lecture
des événements à celles qu’ont pu en faire d’autres, en particulier les
journalistes. La plupart du temps cette relecture conduit à une sorte de
palimpseste dans lequel Millás veut faire entendre une voix autre
intervenant dans un débat auquel il n’a pas été invité mais qu’il
revendique comme sien. Dans ces textes, l’objet réel n’est pas seulement
l’événement en soi, mais aussi les regards qui y sont portés . Ce que
Fernando Valls traduit en ces termes : « Rebusca Millás en la prensa
como si hurgara en un estercolero o en un taller de desguace. »
(Articuentos, 10), et que l’auteur exprime ainsi :
« El periódico, como el tercer mundo, es un campo de
minas antipersonales. Abres una hoja cualquiera, miras, y
te estalla en medio de los ojos un titular que te mutila la
buena conciencia. » « El orgasmo espontáneo », (Arti,
175).
Andaba yo recorriendo el periódico de norte a sur, con un
bastón imaginario que uso para hurgar en sus partes
blandas, cuando di con una noticia pequeña que sin
embargo brillaba como una perla negra. (CyP, 61)
Ce sont les incipit qui déterminent la plupart du temps le thème et
la teneur de l’article. Notamment dans les columnas journalistiques de
second degré, celles dont le point de départ est un événement lu, entendu
ou vu dans la presse écrite ou orale ou visuelle. Lorsque c’est l’actualité
90
qui génère la columna, l’incipit cite, même de façon approximative les
sources en une phrase introductive qui résume le fait : “Según estudios
de toda solvencia, el alto índice de fracaso escolar se debe a la falta de
conexión entre los planes de estudio y la realidad.” (“La vida”, CyP,
103) / “La comunidad científica está muy excitada porque estos días han
conseguido operar a distancia a un cerdo de silicona.” (“La metástasis
del cerdo”, CYP, 237) / “Desde que leí la entrevista de Rosa Montero a
Felipe González...” (“Helicóptero”, AQTC, 357) / « Oí en la SER que
unos laboratorios de Barcelona podrán en breve predecir el futuro clínico
de una persona a través del análisis de sus genes ». (“Bultos”, AQTC, 29)
/ « Leo con alivio que el Ejército ha decidido cambiar la fórmula de la
jura de bandera » (CyP, 75).
5. Poétique de l’ordinaire
Juan José Millás a toujours revendiqué une écriture étroitement
dépendante du « réel ». Indéniablement il s’agit là d’une question
centrale comme le montrent ses multiples déclarations. L’écrivain est
pour lui « el intermediario simbólico de la realidad » (Rosenberg, 1996 :
150). Mais le réel selon Millás n’est pas réductible à l’actualité, ni à une
certaine forme de réalité définie par le concret et le tangible. Il est
indissociable de la subjectivité qui le transmet. Il s’agit de « son » réel,
du monde médiatisé par son « Je », aussi incertain cependant que le réel
qu’il transmet. Dans ma thèse consacrée aux romans de Millás
(Carcelen, 1994), j’analysais ce que je considérais être un projet
référentiel singulier. Les romans de Millás me semblaient (et me
semblent encore) régis par une tension référentielle problématisée d’une
part par une approche ouverte du concept de « réalité », d’autre part par
91
des ancrages limités et un fractionnement du réel qui, en proposant une
vision kaléidoscopique de la réalité, créait ce que j’appelais « un effet
superlatif de référence » (Ibid, p. 82). Ce qui est valable pour les romans
de Millás, l’est a fortiori pour les textes de presse de l’auteur puisque,
comme nous l’avons vu, le pacte référentiel est par essence constitutif du
support journal. Par ailleurs, la nature même de ces textes, c’est-à-dire
leur fragmentarité, offre en soi une vision kaléidoscopique du monde. La
fragmentarité convient bien à cette poétique de l’ordinaire, elle permet
de puiser dans l’anecdotique, le futile ou l’accessoire pour composer, à
partir du parcellaire, la vision kaléidoscopique évoquée, dans une
tension totalisante. Pour Millás, l’ordinaire, le quotidien ou encore la
routine (« La rutina es bella », a-t-il répété à plusieurs reprises)
contiennent une charge de littérarité pour peu que l’on veuille bien d’une
part leur prêter attention, d’autre part, les regarder sous un angle
inhabituel. Millás déplace la question de l’extraordinaire, de
l’exceptionnel : ce n’est plus l’objet regardé mais le point de vue qui
produit l’effet littérature. Deux thèmes me paraissent rendre compte de
cette obsession à vouloir cerner la complexité de l’infiniment simple ou
proche : le corps et les objets.
5.1 Le corps
La chose la plus mystérieuse à laquelle le commun des mortels est
confronté à chaque instant de sa vie est aussi celle qui, partagée par tous,
est la plus quotidienne, le corps : « no hemos logrado convertir esta
pertenencia orgánica en un suceso rutinario ; de hecho, no vamos a
ningún sitio sin el cuerpo» (« Cuerpo y prótesis », CyP, 307) nous dit
l’auteur. Le principe de mystère qui régit notre relation au corps est pour
Millás un objet de fascination (« pasión por la carne », écrit-il dans ce
92
même texte, Ibid., 313). Le corps est l’essence même de notre identité :
« el cuerpo es sin duda la casa de los antepasados, de manera que,
además de su propietario legítimo, viven en él los muertos, los
desaparecidos, los fantasmas de nuestra propia sangre. » (Ibid., 309).
Millás procède avec le corps comme avec le reste : il le déconstruit et
permet d’en donner une vision totale dépassant la somme de ses parties,
parce que le corps est lui aussi une constante dialectique entre le tout et
ses parties. Si chacun de ses composants est appréhendé de façon
autonome, c’est tout un monde qui s’ouvre à la spéculation littéraire :
“Me despertó a medianoche un cerebro, el mío” / la semana pasada por
ejemplo me despertó el ojo del lado izquierdo”. Parce que le corps est
aussi un contenant de l’imaginaire.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer22, le corps est chez
Millás surtout un lieu d’affrontement. Il est l’image métaphorique du
monde et il est à l’image du monde, en dérèglement permanent. Il est le
référent à partir duquel se construisent nombre de métaphores décrivant
les autres espaces notamment l’espace urbain.
“Patria” (AQTC, 21) et “El cuerpo” (AQTC, 203) sont deux textes
très différents qui permettent de mesurer le rôle du corps dans l’écriture
de Millás. Dans le premier, il est un espace perméable aux obsessions et
aux angoisses. Sa description y apparaît comme une parodie de discours
scientifique : « El cuerpo es un territorio con escasa vegetación, aunque
con abundante fauna. Está recubierto por un tegumento elástico, llamado
piel, que proporciona uniformidad al conjunto[...] La abertura más
meridional del rostro sirve, por ejemplo, para nutrir el organismo; se
22 En particulier dans mon article “Les réflexions du corps dans La soledad
era esto de Juan José Millás” (1992) et, à propos de Algo que te concierne dans « Réglements de contes : les chroniques de Juan José Millás dans El País » (1998).
93
llama boca y se utiliza también con alguna frecuencia para besar y ser
besado. » Mais ce corps qui peut nous sembler si étranger, si
“objectivement” descriptible est ici l’espace qui métabolise (très
difficilement) le réel : “En la parte superior de esta zona, dos membranas
móviles — los párpados — actúan de frontera entre la realidad y los
órganos de la visión. Por estos órganos penetra en el territorio corporal el
horror; a veces, entra también por los oídos, o por todos los agujeros a la
vez”. Le regard décalé s’applique à soi-même et à la plus évidente
version de soi-même, son propre corps. En réussissant par dédoublement
à s’abstraire de lui-même, Millás objectivise son corps et en analyse le
principe de mystère qui l’habite. Cette démarche visant à mieux se
comprendre, ou simplement à mieux s’interroger, s’inscrit dans la
“extrañeza”, qui est à la fois aliénation et extranéité à soi-même.
“Indagamos porsque nos sentimos ajenos.” écrit Mainer à propos de
Millás (2001 : 22). Rarement écrivain a écrit avec une telle précision
anatomique un corps qui apparaît comme une métaphore de la columna
elle-même (ou l’inverse) : l’infini dans le fini.
Le second exemple illustre le sentiment de “desposesión” dont
parle Mainer (Ibid. : 23). Dans “El cuerpo” (CyP, 203), Millás mesure et
nous donne à mesurer le mystère contenu dans ce qui pourtant nous
constitue. Il s’agit encore une fois d’une intrusion du discours
scientifique dans le discours littéraire, ce que nombre de critiques ont
relevé comme étant un trait de l’écriture millassienne, mais ce discours
est ici une autre modalité de ce qui traverse en permanence l’écriture
millassienne : la fascination de l’inconnu et la mise en question de tout
ce qui relève du familier.
94
El cuerpo
La extrañeza con la que hablamos de la configuración
de P1utón, cuyas fotografias nos acaba de remitir el Hubble,
no es muy distinta de la que mostramos al descubrir un nuevo
gen en las regiones más remotas del cromosoma. Ello es la
demostración palpable de que no pertenecemos ni a este
universo ni a este cuerpo. Sería absurdo volver de la cocina al
salón diciendo que hemos dado con un yacimiento de azúcar,
a menos que la casa sea de otro. Si es verdad, en fin, que
somos propietarios de un depósito lleno de genes, deberíamos
conocerlo, como el cajón de los calcetines, para ponernos
cada día el que nos diera la gana. Acabo de enterarme de que
tenemos un gen de la ataxia, o de la ataraxia, prácticamente
sin usar. Algunos insectos depositan sus huevos en el cuerpo
de un mamífero, que constituye la despensa de la larva
cuando sale. Se ve que a nosotros nos han colocado en este
cuerpo para que lo devoremos poco a poco. Si no fumas y lo
consumes con prudencia viene a durarte más o menos una
vida. Y no te proporciona sólo proteínas o grasas como la
mayoría de los organismos, sino que gracias a la especial
configuración de su cerebro te provee también de pasiones,
ideología y todo aquello, en fin, que nos hace tan desdichados
o felices mientras el hígado resiste. Se trata, pues, de un
cuerpo con tal variedad de usos y tan manejable que más que
una despensa parece un sistema orgánico personal. Sin
embargo, el descubrimiento de estos genes de la ataxia, igual
que el hallazgo de un casquete polar en Plutón, pone de
relieve, a la vez que nuestra ignorancia, nuestra condición de
extranjeros en un territorio carnal y cósmico que cada día nos
sorprende.
95
De ahí que quienes estudian a los lepidópteros, o se
fijan mucho en las moscas, dejen de creer en Dios y pongan
toda su fe en los insectos.
Dans la dialectique du tout et des parties, l’amputation plane
comme une menace permanente contre l’intégrité physique et identitaire.
C’est cette dualité que met en relief le titre du recueil Cuerpo y prótesis.
L’homme a beau vivre un incessant conflit avec son corps, celui-ci est
son bien le plus cher : l’amputer est l’altération identitaire la plus cruelle,
la plus petite échelle du crime contre l’humanité. Dans « Manos » (CyP,
101), Millás développe une longue litanie construite sur l’anaphore de la
négation et, contrairement à la très grande majorité des autres columnas,
en un seul bloc compact. Le privatif fonctionne ici comme expression de
l’amputation : « Un hombre o una mujer sin manos no se pueden lavar la
cara, ni atarse los zapatos, ni desabrocharse el uno al otro la camisa ».
Suit une liste des gestes les plus simples et pourtant les plus essentiels
que l’être humain ne peut faire sans les mains. La dimension lyrique
donnée par l’accumulation d’images, alliée à l’intensité émotionnelle qui
se dégage de certains exemples est à la mesure du crime que l’auteur
veut dénoncer : l’application dans certains pays de lois criminelles,
contraires à la raison, en l’occurrence la charia. Ce texte est aussi une
parfaite illustration de cette écriture autre de l’actualité qu’est la columna
(même s’il n’en est pas toujours ainsi) et où une saturation littéraire −
par accumulation d’images et une construction entièrement tournée vers
une chute nous ramenant à la brutale réalité − vient paradoxalement
créer un effet superlatif de référentialité.
96
Manos
Un hombre o una mujer sin manos no se pueden lavar
la cara, ni atarse los zapatos, ni desabrocharse el uno al otro
la camisa. No pueden mesarse los cabellos, ni taparse los
oídos, ni abrir un libro, ni tomar una pluma. No pueden leer
ni dibujar el rostro que acarician, ni quitar las legañas a un
bebé. No pueden, al salir de una pesadilla, frotarse los ojos
con alivio, ni colocar la palma o el envés sobre la frente de su
hijo para medirle la temperatura. Ni comprobar el grado de
dureza de una fruta, partir el pan, o recorrer con la punta del
índice los versos de un poema. Ni señalar podrían un pájaro
en un árbol, una libélula sobre el estanque, un dolor en un
punto concreto del pecho o la garganta. No podrían sin manos
una mujer o un hombre sacar un conejo de la chistera ni unas
monedas del bolsillo ni pintarse las uñas, ni clausurar los
párpados de los padres fallecidos con los ojos abiertos. Unos
adolescentes sin manos no pueden masturbarse ni cogerse de
la cintura, ni retirarse el pelo de la frente, ni quitarse los
granos de la cara. No pueden sostenerse la cabeza al llorar, ni
encender los primeros cigarrillos, ni alcanzar aquellas zonas
del otro en las que el único órgano de visión competente son
las yemas de los dedos. Un bebé sin manos no tiene dónde
almacenar la memoria de la ropa interior de su madre ni la
textura de sus pezones. Aún así, hay lugares en los que las
manos no valen nada. Las cortan como quien poda,
arrojándolas al medio de la calle, donde los soldados las
pisotean con la neutralidad asombrosa con que nosotros
pisamos las hojas del otoño. No cabe imaginar mayor
crueldad ni lobotomía tan eficiente como la de arrancar del
97
cuerpo las manos espantadas. Quizá no nos las merezcamos,
al menos mientras nos quepa en la cabeza la posibilidad de
que otros vivan sin ellas.
Comme nous le voyons, Millás transcende l’ordinaire et le familier
en le poussant dans ses retranchements, en l’abordant non pas de face,
mais sur les frontières. L’ordinaire est alors l’autre face de
l’extraordinaire et le familier l’autre versant de l’étrangeté. Il en est ainsi
également pour toute une catégorie de choses ou de lieu qui composent
notre quotidien et que je regrouperai sous le terme d’objets.
5.2 Les objets
Les objets récurrents fonctionnent donc à l’échelle macro-
structurale, celle qui envisage l’ensemble des articles, comme des motifs,
entendus comme des unités de type figuratif, des invariants à caractère
migratoire (Greimas et Courtès 1979 : 238). On peut donc les analyser en
tant quel tel dans une sorte d’immanence qui constituerait une essence de
l’écriture millassienne. Encore une fois, on ne saurait exhaustivement
présenter ces motifs, il n’en reste pas moins que les quatre recueils
d’articles déclinent ce que, après d’autres23, j’ai appelé ailleurs les
obsessions millassiennes, qui ne conduisent pas pour autant au
solipsisme mais participe, en le dépassant toutefois, du projet référentiel.
Ce faisant, cette approche rejoint celle que propose Roland Barthes de
l’objet : « …l’objet sert à l’homme à agir sur le monde, à modifier le
monde, à être dans le monde de façon active ; l’objet est une sorte de
médiateur entre l’action et l’homme. » (Barthes 1985 : 251).
23 C’est Millás lui-même qui le premier a évoqué ses récurrences comme des
obsessions.
98
Il en est un qui fonctionne comme un archétype, parce qu’il est
une métaphore existentielle polyvalente, capable d’embrasser une
biographie entière: la boîte24, que l’on retrouve au fil des articles sous
différents avatars : « caja, ataúd, pasillo, armarios, zapatos » mais aussi
« cuerpo » ou encore, pourquoi pas, « libro ». La boîte est, dans
l’écriture millassienne, emblématique du paradoxe : dans sa structure
hermétique elle contient l’infini puisque, dans l’univers de l’auteur,
toutes les armoires du monde communiquent entre elles.
Une multitude d'objets sont ainsi détournés de leur fonction
première et deviennent les vecteurs d'un processus allant du monde du
concret à celui de l'abstraction ou de la métaphorisation : ainsi la
savonnette au lieu de fondre à l'usage, se nourrit des corps qu'elle lave
jusqu'à les absorber (« La pastilla », AQTC, 117-118), les chaussures
acquièrent un pouvoir diabolique et se mettent à avaler les chaussettes,
provoquant ainsi de sérieux problèmes domestiques (« Zapatos », AQTC
211-212). Millás puise dans le quotidien, mais un quotidien qui, par
excès, bascule dans le monde de l'insolite, du fantastique, de l'inquiétante
étrangeté. « Il y a toujours un sens qui déborde l’usage de l’objet », nous
dit Barthes (1985 : 252) : que ce sens se dérobe à nous et nous voilà
confrontés à l’extraordinaire.
6. Poétique de l’extraordinaire
Cette réalité complexe aux ramifications si hétéroclites a, dans la
conception que s’en fait Millás, une capacité intégrative illimitée : elle
s’ouvre à tout l’imaginaire que l’individu est capable de concevoir et
24 Je ne peux ici que renvoyer à l’article très suggestif et très complet de
Marco Kunz (2000), « La caja, la grieta y la red : la psicopatología del espacio en la
99
d’engendrer. L’écriture de Millás, dans ses columnas ou articuentos, se
fonde ainsi sur un paradoxe : la rigueur de la structure physique de
l’article (trente lignes de soixante espaces en moyenne) est inversement
proportionnelle à l’imaginaire déployé. D’où le grand nombre de textes
versant dans le fantastique, l’étrange ou l’insolite ou ayant recours à des
procédés empruntés au genre.
Depuis ses premiers textes, Millás est séduit par l’étrange. Que
l’on songe à Cerbero son las sombras et à son scripteur anonyme qui du
fond de son « trou à rats » écrit une lettre à son père qu’il n’enverra
jamais ou encore à El jardín vacío, roman construit comme un
cauchemar où le lecteur est constamment déstabilisé par une
indécidabilité quasi totale quant aux événements qui s’y déroulent25.
Mais si les premiers textes étaient teintés de pessimisme et d’obscurité,
par la suite, cette étrangeté est progressivement traversée par l’humour.
Ces deux coordonnées sont ainsi celles qui définissent le mieux l’écriture
actuelle de Millás.
Encore faut-il cerner ce que l’on entend par fantastique, d’autant
que la notion entre ici en concurrence avec celles d’étrange, d’insolite et
d’absurde. Un bref rappel des principales définitions du fantastique
s’avère donc nécessaire. Citons simplement quelques-unes des formules
les plus célèbres.
Pour Pierre-Georges Castex, il s’agit d’une « intrusion brutale du
mystère dans la vie réelle » (cité par Malrieu 1992 : 38). Pour Roger
Caillois, « Le fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une
irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. » (ibid., p.
40). Louis Vax, dans L’art et la littérature fantastique précise que « Le
obra de Juan José Millás ».
25 Voir ma thèse p. 279 et suivantes.
100
récit fantastique aime nous présenter, habitant le monde réel où nous
sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de
l’inexplicable ». (cité par Malrieu,). Chez Todorov, « le fantastique c’est
l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles,
face à un événement en apparence surnaturel. ». Pour lui, le fantastique
est surtout une question de réception : il est « fondé sur une hésitation du
lecteur − un lecteur qui s’identifie au personnage principal − quant à la
nature d’un événement étrange. » (Todorov, 1970 : 165). Citons enfin
deux définitions proposées par Joël Malrieu :
… le fantastique est une spéculation sur le réel possible à
partir des données du réel connu. (Malrieu 1992 :43)
Le récit fantastique repose en dernier ressort sur la
confrontation d’un personnage isolé avec un phénomène,
extérieur à lui ou non, surnaturel ou non, mais dont la
présence ou l’intervention représente une contradiction
profonde avec les cadres de pensée et de vie du
personnage, au point de les bouleverser complètement et
durablement. (Id., 1992 : 49)
Je réserverai quant à moi le terme « fantastique » pour faire
allusion au genre, quelles que soient les difficultés à le définir
catégoriquement, et je privilégierai des notions qui me semblent mieux
correspondre au traitement du fantastique chez Millás : insolite,
étrangeté − inquiétante ou pas −, invraisemblable, prodigieux ou encore,
et peut-être surtout, absurde. Cette pléiade de termes ne me semble pas
ajouter à la confusion, mais simplement préciser des nuances
caractérisant des textes où le genre fantastique n’est convoqué que de
101
façon oblique par emprunt d’un ou plusieurs de ses procédés. Je souscris
ainsi à la très large définition de Jean-Bruno Renard : « On définira les
récits dits fantastiques comme des récits littéraires −il faudrait étudier les
récits non littéraires − qui mettent en scène l’extraordinaire. » (Renard,
1997 : 48). L’extraordinaire étant pour lui quelque chose de très
simple : « … lorsque le réel ne « colle » plus à la réalité, c’est-à-dire
lorsque des événements ou des phénomènes s’écartent de notre
perception ordinaire du monde. » (Ibid. : 48-49).
Ainsi, l’une des caractéristiques du fantastique est, comme on peut
le voir à travers les différentes définitions proposées, qu’il a besoin du
réel pour exister, ne serait-ce que pour s’en démarquer. Les columnas de
Millás parce qu’elles reposent sur un socle de réalité, aux repères labiles
certes, créent les conditions de survenance du fantastique. Celui-ci
apparaît ainsi aux frontières-mêmes du monde normal, dont il fait
vaciller les certitudes. Un deuxième trait consiste en ce que le fantastique
est aussi et surtout un effet du texte sur le lecteur dont il déstabilise la
lecture. Enfin, le dernier élément que l’ensemble de ces citations
semblent partager est celui qui transparaît derrière les termes
déchirure/irruption/confrontation..
Davantage qu’un genre ou un procédé, le fantastique semble en
effet être un processus : il s’agit d’un passage, du franchissement d’un
seuil (en général celui du rationnel). Ce sont donc ces seuils et leur
franchissement qu’il est intéressant d’analyser. Si dans un récit d’une
certaine ampleur, ces passages sont souvent préparés, dans un texte du
type columna, il faut que les choses aillent vite, le passage est de l’ordre
de l’accident, de la fracture sémantique ou encore de la métalepse, en
réalité, comme nous allons le voir, de toute une gamme de procédés
aptes à mettre en œuvre le glissement vers l’extraordinaire. C’est donc
102
dans « le mode d’apparition de l’extraordinaire » qu’il faut sonder le
fantastique, dans ce que j’appellerai, pour marquer davantage le côté
abrupt de l’apparition exigé par la brièveté des textes, les modalités
d’irruption.
6.1 Le fantastique
Les columnas correspondant à un fantastique « pur », si tant est
que l’on puisse en parler en ces termes, c’est-à-dire ayant la forme d’un
récit sans ancrage référentiel, entièrement tourné vers l’effet fantastique,
comme une sorte de variation sur le genre, sont assez rares. Dans « El
galán » (Arti, 32) cependant, nous retrouvons l’essentiel des ingrédients
du genre : deux personnages dont l’un va subir cette « hésitation » dont
parle Todorov face à un phénomène perturbateur :
El galán
Por su cumpleaños, su mujer le regaló un galán, ese
mueble siniestro que habita en el rincón de los dormitorios
reproduciendo lo que más detestamos de nosotros mismos. El
hombre ponía cada noche la chaqueta sobre los hombros del
artefacto y colgaba cuidadosamente los pantalones de la
cintura artificial creada a tal efecto (también la corbata tenía
su lugar, incluso había un pequeño recipiente para el cinturón
y los gemelos). Después se metía en la cama y mientras su
mujer dormía, él contemplaba la silueta oscura de sí mismo
colocada como un buitre a los pies de la cama.
-No quiero ver más ese trasto -le dijo a su esposa-.
Está esperando que me duerma para saltar sobre mí.
Regálaselo a tu hermano. O a tu padre.
-Pero, hombre, si es muy práctico.
103
-No quiero cosas prácticas. Todo lo práctico acaba
matándome.
La mujer retiró el galán, pero lo escondió en el
trastero en lugar de regalárselo a nadie de su familia, por si su
marido cambiaba de opinión.
El hombre volvió a colgar la chaqueta y los
pantalones en el interior del armario, pero ya no pudo
desprenderse del malestar que le había producido la
utilización del galán y cada vez que veía las perchas con sus
camisas y sus trajes verticalmente ordenados en aquella
tiniebla de ataúd, tenía la impresión de contemplar diferentes
versiones de sí mismo: ninguna, por cierto, verdadera. Nadie,
hasta el momento, le había representado como el galán, que
ahora estaría en casa de su cuñado, o de su suegro, ocupando
un dormitorio que no le pertenecía.
Un día pasó cerca del cuarto trastero y le pareció que
alguien le llamaba. Abrió la puerta y vio el galán desnudo,
aterido de frío. Lo llevó al dormitorio y lo vistió con su mejor
traje de franela, el de las recepciones y los cócteles. Después
se metió en la cama, se durmió, y al poco, en efecto, el galán
saltó sobre él, comiéndoselo entero, con pijama y todo. Su
mujer todavía no lo ha echado en falta porque el galán la
llena de atenciones.
La composition du récit déroge à la structure habituelle des
columnas. Il s’agit très clairement d’un micro-récit fictionnel comme le
montrent d’emblée le temps (alternance prétérit/imparfait), les
personnages fictifs, la scène dialoguée. A partir d’un fait banal : une
femme offre à son époux le valet de nuit, le texte bascule dans le
fantastique dès que deux ingrédients sont réunis : la nuit et le
dédoublement : « … se metía en la cama y […] contemplaba la silueta
104
oscura de sí mismo colocada como un buitre a los pies de la cama. ».
Cependant, les incursions d’un narrateur, venant rompre le fil naturel du
récit par des phrases a-temporelles, énoncée en présent de vérité et à
relier à l’effet-sentence déjà évoqué, instaurent immédiatement un climat
de menace : « Por su cumpleaños, su mujer le regaló un galán, ese
mueble siniestro que habita en el rincón de los dormitorios
reproduciendo lo que más detestamos de nosotros mismos. » Ce climat
est d’ailleurs renforcé par l’image du vautour, l’horizon d’attente est
ainsi tout tracé d’autant que le texte crée un petit effet de suspens en
instaurant un bref retour à une pseudo-normalité et en ajoutant un
élément fantastique tout millassien : l’armoire présentée comme un
« ataúd » plongé dans les « tinieblas ». La fin apparaît quelque peu
déceptive parce que l’irruption du fantastique se fait d’une façon très
neutre, voire très lisse : « Un día[…] el galán saltó sobre él,
comiéndoselo entero, con pijama y todo. Su mujer todavía no lo ha
echado en falta porque el galán la llena de atenciones. » Millás, en
contrevenant à la règle de l’effet unique et en proposant une triple chute
− le fantastique (le valet de nuit qui avale le personnage), l’humour (le
double sens de « galán » et l’incongruité de la remarque sur le pyjama) et
la femme comblée par le double−, oblitère l’effet déstabilisateur qu’on
est en droit d’attendre de ce type de texte. Le valet de nuit finalement
rejoindra la cohorte des objets maléfiques constituant les obsessions
millassiennes.
Le conte fantastique en tant que tel est une des modalités, bien que
rare, des articles millassiens. Dans ces textes l’écart avec le journalisme
est maximal. Ces textes sont des fabulations dépourvues de référent autre
que celui qu’ils construisent dans un cadre générique toutefois fortement
105
intertextuel. « El pájaro » (AQTC, 125) par exemple, est l’un des rares
textes que l’on pourrait classer dans le « merveilleux » et la fable. Il
s’agit d’une histoire de poisson qui, se prenant pour un oiseau, finit
dévoré par l’un de ceux qu’il pensait être des congénères. L’incipit est
une variante du classique Érase una vez : « Aquel pájaro tenía forma de
pez ». Nous sommes dans l’acceptation de l’irrationnel et si chez Ésope
et La Fontaine les animaux parlent, chez Millás, ils se contentent de
penser. Il n’y a pas de morale explicite à cette histoire, mais on peut
assez aisément y voir une réflexion allégorique sur les thèmes
identité/altérité, apparences/réalité.
L’univers fantastique est parfois donné d’emblée, dès un incipit
fonctionnant comme clé de lecture, comme par exemple dans “Zapatos”
(AQTC, 211) : “El caso es que empezaron a desaparecer mis calcetines
preferidos.” Ou “La lengua”, AQTC, 61 : “Me quedé dormido con la
boca abierta y se me fue la lengua... », ou encore en marquant un
décalage avec l’information qui sert de point de départ, la description de
l’objet réel ou de la situation « normale » : comme dans cet incipit :
« Dijeron en la radio que un sujeto que vivía solo se asomó a la ventana
para contemplar la calle y se murió de un infarto. Lo curioso es que… »
(« Cadáveres, AQTC, 201).
Mais c’est surtout à partir d’une situation limite, en général le
rêve, le songe, la fièvre ou l’ennui que se développe l’irrationnel. Ces
états frontières sont favorables aux situations d’étrangeté en ce ils
provoquent une sorte de dédoublement, dépossession ou encore
d’« extrañación ». Cependant, chez Millás, l’étrangeté est rarement
inquiétante, car elle est toujours médiatisée par l’humour. Elle est malgré
tout déstabilisatrice dans la mesure où elle provoque l’interrogation et la
106
réflexion. Curieusement, ces situations limites renvoient souvent à une
banalité sans doute commune à tous les lecteurs, ce sont des situations
quotidiennes exacerbées : “El caso es que me aburría en aquella reunión
de trabajo y empecé a explorar con la lengua la gruta bucal.” (“El
paladar”, AQTC, 55). L’incipit “el caso es que...” fonctionne
systématiquement comme indice de fantastique. Ce sont souvent des
verbes de sensation qui introduisent ce type d’article.
L’effet d’extraordinaire relève souvent de l’irruption de l’altérité
dans notre monde ou encore d’une confrontation de logiques
contradictoires. Ailleurs, la perturbation est le produit de métalepses
narratives : deux plans absolument discordants entrent en relation. Il y a
alors non pas irruption de l’étrange dans la normalité mais effacement
d’une frontière. Dans “Problemas” (Arti, 97), nous avons affaire à un
récit fantastique affiché dès l’incipit et reposant sur l’alliance de deux
plans rationnellement étanches : “Cuando aquella chica abandonó el
vagón del metro, vi caer algo del interior del libro que llevaba en la
mano. Al principio me pareció un señalador, pero al agacharme vi que se
trataba de un personaje que guardé en el bolsillo con un poco de
vergüenza...”
Les verbes fonctionnant comme des modalisateurs du principe
d’incertitude : « parecer/creer » ou encore les verbes marquant un
mouvement brusque tel que « caer » (« en un paréntesis », Arti, 33 / « en
un vagón de metro », Arti, 97 / « en un libro o de un libro ») ouvre la
plupart du temps la voie à des situations anomales.
En recourant par rétrospection à son regard d’enfant, Millás trouve
une source infinie d’expériences fantastiques, tout simplement parce que
le regard de l’enfant est en permanence un regard qui découvre le monde
et les objets du monde : « El descubrimiento de Correo fue, como el de
107
las alcantarillas, una de las sorpresas más estimulantes de mi infancia. »
(Arti, « Tortilla francesa », 186).
Le fantastique n’existe donc que parce que le réel existe, mais si
l’on suit les « consignes » de Millás, la proposition mériterait d’être
envisagée sur le mode réversible : le réel n’existe que parce que le
fantastique existe. Le réel est pour lui autant une déchirure dans l’ordre
du fantastique que l’inverse. « Cráneo » (AQTC, 41) est ainsi un texte
s’ouvrant par un marqueur de conte traditionnel : “En un tiempo
remoto...” et glissant, dans la même phrase, vers le fabuleux : “cuando se
creía que el mundo tenía la forma del cráneo, nosotros éramos las ideas
que habitaban en el interior de aquella caja ósea infinita.” . Le premier
paragraphe présente un monde harmonieux tout en signifiant par les
temps du passé et le verbe “se creía” que la suite sera déceptive et
développera le thème du paradis perdu. L’articulation vers le présent de
l’énonciation s’effectue au début du deuxième paragraphe par une
analogie : “Quizá el mundo imaginaba entonces que las ideas eran suyas
por el sólo hecho de estar dentro de él ; de igual manera creemos
nosotros que nuestros pensamientos son creaciones nuestras, criaturas
que dependen de nuestra voluntad. Se equivocaba el mundo y nos
equivocábamos nosotros...”. Dans cette construction spéculative où l’on
peut percevoir une fois de plus le conflit apparences/réalité, la brutale
intrusion d’un fait divers vient oblitérer le fantastique et ramener le
lecteur à une actualité sordide : l’arrestation d’un trafiquant d’héroïne
qui transportait la drogue dans ses intestins.
Le verbe assez récurrent, « soñar », déclenche un contrat de
lecture fondé sur une totalité de possibles et produit une extranéité
fragilisant tout repère, comme dans « Madrid » (AQTC, 75) où l’incipit
108
marque une double extériorité dite par le verbe « soñar » et par la 3e
personne du pluriel « llamaban » qui exclut de fait le locuteur : « soñé
que llegaba a una ciudad fantástica que llamaban Madrid ». Après une
telle ouverture tout est possible, y compris de faire d’un Madrid
totalement actuel, l’image de la ville-cliché véhiculée par la science-
fiction : l’observation distanciée à l’extrême par le truchement du verbe
« soñar » de la capitale espagnole transforme un quotidien des plus
prosaïques en monde cauchemardesque. Pourtant, il n’y a là qu’une
succession, presque juxtaposition, d’éléments descriptifs, des « effets de
réels », mais ils deviennent autant de signes de l’entropie de la ville. Il
est vrai qu’à la distance s’ajoute une ironie soigneusement disséminée
dans le texte par quelques adjectifs (velocidades siderales ; automóviles
alicatados) ou de métaphores (guiñaban el ojo ; mausoleos ; erección).
Madrid
Soñé que llegaba a una ciudad fantástica que llamaban
Madrid. Varios millones de habitantes esperaban su fin en el
interior de fabulosos automóviles alicatados hasta el techo.
Estos vehículos podían alcanzar velocidades siderales, pero
permanecían quietos, rugiendo levemente, frente a semáforos
que les guiñaban el ojo ajenos al colapso circulatorio. Los
conductores parecían satisfechos dentro de sus mausoleos
motorizados. Unos aliviaban la espera llegando hasta lo más
hondo de sí mismos a través de los orificios nasales; otros
escuchaban la radio; algunos jugaban con su propia memoria
y sonreían.
Entre los huecos formados por las poderosas
máquinas desfilaban manifestaciones y ambulancias. Grupos
de indigentes comerciaban con pañuelos de papel, teléfonos
portátiles y ambientadores con olor a pino. En todas las
109
esquinas estratégicas enormes máquinas, con aspecto de
animales prehistóricos, cavaban zanjas y construían túneles
en los que de cuando en cuando perecían los obreros. No
había autobuses.
Penetré en una erección con forma de torre que
llamaban Picasso. A la entrada te daban una piedra de
plástico gracias a la cual tu cuerpo no pitaba al pasar frente a
unas barreras electrónicas. Todo era limpio y luminoso
excepto la piedra, que era negra y sucia porque había sido
manipulada por cientos de personas que sin duda tenían el
hábito de llegar a lo más hondo de sí mismas por el sistema
ya descrito. Los ascensores tenían las paredes de mármol.
Gracias a este dato advertí que me hallaba en el interior de un
sueño, pues ni al que concibió la Cruz de los Caídos, en el
valle homónimo, se le habría ocurrido un disparate de este
tamaño. Lo curioso es que desperté y las paredes seguían
siendo de mármol, la ciudad continuaba llamándose Madrid,
los obreros perecían en los túneles municipales y los
habitantes esperaban su fin en el interior de poderosos
automóviles alicatados hasta el techo. Qué raro.
6.2 L’insolite et son écriture
L’écriture de Millás cherche à surprendre, elle est, dans les
columnas, de l’ordre de la « performance », au sens artistique du terme.
De ce point de vue, l’insolite est plus apte à susciter l’effet de surprise
que la simple convocation du genre fantastique. Dans ses textes brefs,
l’insolite retrouve toute son étymologie, qui lui vient du latin insolitus,
« qui étonne, surprend par son caractère inaccoutumé, contraire à
110
l’usage, aux habitudes. » (Dictionnaire Robert), mais qui a aussi donné
insolence.
L’insolite, comme l’étrange, tient davantage au regard porté sur
les choses qu’aux choses elles-mêmes. Tout comme le fantastique exige
son contrepoint, le réel, l’insolite exige le sien, l’ordinaire, déclinable en
multiples avatars : routine, quotidien, répétitif etc. Cela tient beaucoup à
la conception millassienne de la réalité : il ne fixe aucune limite, le
possible et l’actuel se mêlent dans une tension égalitaire. C’est ce que
souligne l’auteur lui-même lorsqu’il essaie de préciser sa conception de
l’inquiétant, comme le montrent ces deux citations :
Lo inquietante viene de que siempre he intentado,
partiendo de situaciones muy cotidianas, muy
tranquilizadoras, de realidades de mesa camilla por
decirlo rápido, lanzar una mirada capaz de rescatar otros
significados de esas realidades tan estáticas en apariencia.
(Mora, 1994 : 8)
Siempre me ha gustado buscar lo misterioso en lo
cotidiano. Partir de la realidad, pero en un momento
determinado mirarla de tal manera que aquello que
tomamos por normal se convierta en raro, porque no hay
nada más raro que lo normal. (El País, 26/04/02)
Ce qui peut perturber la normalité peut être également d’une
grande normalité tout en donnant lieu à des situations frôlant l’absurde :
c’est le cas du téléphone portable qui devient entre les mains de Millás
un objet de dérision entraînant des quiproquos : la satire est manifeste
dans ces articles, mais elle ne repose pas sur un regard critique amusé ou
111
moqueur, ni même sur une charge ironique contre les propriétaires
indélicats de l’objet au comportement intempestif. Cette dimension
existe mais elle passe après les possibilités de récit que le téléphone
mobile peut engendrer en certaines circonstances. Par exemple lorsqu’un
individu perd le sien et qu’il est retrouvé par quelqu’un d’autre qui reçoit
un coup de fil qui ne lui était pas adressé (CALI, « El móvil », 127) ou
encore lorsque lors d’un enterrement un portable sonne dans la poche du
défunt (CALI, « el infierno », 131). Cette dernière situation versant à la
fois dans l’humour noir − la veuve décroche et répond à la maîtresse du
défunt −, ou dans l’étrange − le narrateur-témoin repart chez lui et le
soir même décide d’appeler le numéro de portable de son ami qu’on
avait pourtant enterré avec lui : « Lo cogieron al primer pitido, pero
colgué antes de escuchar ninguna voz. Sólo quería comprobar que el
infierno existía. »−.
Si le journalisme est « lo considerado como noticiable por
excepcional no es sino la previsible y reiterada ruptura de la normalidad
cotidiana (news are bad news) » (Imbert et Vidal Beneyto, 1986 : 18).
Millás prend le contre-pied de cette définition dans de nombreux articles
où le but est précisément de rendre « noticiable » « la normalidad
cotidiana » : pour lui un chien qui mord un évêque devient tout aussi
digne d’être une nouvelle que l'inverse, et les trains qui arrivent à l'heure
peuvent être des informations26.
L’insolite de Millas répond lui aussi à la dynamique suivante : le
monde est structuré suivant un ordonnancement dont les coordonnées
26 Dans une columna intitulée « Actualidad » (AQTC, 443-444), l’auteur
s’amuse à parodier ces deux exemples canoniques des écoles de journalisme, montrant à quel point ce que la logique devrait considérer comme ordinaire relève parfois de l’extraordinaire : « Una noticia no es que el poder muerda a la ley, que eso está muy visto, sino que la ley muerda al poder… ».
112
sont connues et partagées de tous. Il suffit d’en combiner différemment
les éléments, de déplacer le point de vue que l’on y porte pour faire
survenir l’insolite. Par transformation de la combinatoire. Il y a dans
certains textes des transgressions des liens de causalité qui relèvent du
paralogisme, ou encore des liens de causalité absurdes qui créent
l’insolite : « Si no escribir sólo me perjudicara a mí, me daría lo mismo,
pero el año pasado estuve une semana entera sin escribir y hubo dos
accidentes ferroviarios ». (« La contrición me mata », Arti, 281).
Ailleurs, c’est en isolant un élément, si minime soit-il, de la chaîne
contextuelle qui lui donne sa cohérence et son sens, que Millas fait surgir
l’insolite. Parfois le processus consiste à insérer cet élément dans une
nouvelle chaîne qui non seulement change totalement le sens initial, mais
peut produire des effets de sens surprenants, notamment lorsque le
déplacement ou renversement conduit à une interrogation sur une autre
dimension du réel, en particulier liée à l’actualité. Dans d’autres cas,
l’isolement de l’élément se produit dans un processus de pure
abstraction : on entre dans un territoire qui frise l’absurde, et si la
dimension est alors plus ludique, elle n’en suscite pas moins un autre
type d’interrogation, plus métaphysique, voire plus existentielle.
Le renversement est parfois d’une simplicité extrême comme par
exemple dans « Cambios » (Arti, 41) : « Llevaban veinte años durmiendo
cada uno en el mismo lado de la cama, cuando una noche, entre sueños,
ella ocupó el sitio de él y él el de ella. ». Cette simple transgression de la
routine décuplera chez ce couple sa capacité à appréhender leur relation
et les choses autour d’eux : « Este mínimo cambio geográfico modificó
sus vidas, haciéndoles tomar conciencia de unos territorios corporales
inéditos. » (Ibid, 43). Le texte retrace ensuite quelques possibilités
113
offertes par ce qui est surtout un changement de perspective, de point de
vue, et de ce fait s’avère être aussi une réflexion de plus sur le regard.
Si la « littérature fantastique est d’abord un jeu avec la peur »
(Caillois, cité par Malrieu, op.cit. : 42 ), les columnas de Millás dérogent
à cette règle et jouent avec le fantastique, notamment en lui instillant des
doses d’humour. Parce qu’il désamorce la charge perturbatrice, l’humour
cantonne le fantastique à un simple genre détourné par l’auteur à d’autres
fins : servir de médiation dans la diction du monde ou dans la mise en
scène de l’écriture-même. Car il est un procédé qui tout en s’intégrant
dans cette poétique de l’extraordinaire, rejoint une dimension sans doute
plus essentielle de l’écriture de Millás : l’autoréférence.
7. Dispositifs fictionnels
7.1 Recyclages génériques et détours allégoriques
Dans la première partie de ce travail, la columna a été présentée
comme un hybride subsumant et recyclant la totalité des formes brèves.
Les pages précédentes nous ont permis d’en voir quelques exemples en
particulier dans le discours polémique fortement imprégné de la diatribe
et du pamphlet, ou encore dans tout ce qui est présent derrière l’effet-
sentence : maximes ou aphorismes. Ces formes viennent donc
s’enchâsser dans les articles et constituer un deuxième degré de
fragmentarité. A un niveau plus macrostructural, le conte, notamment
fantastique est lui aussi réinvesti, mais toute cette intertextualité
générique n’est pas accomplie sur le mode imitatif, ni même parodique
— ce serait alors faire du genre convoqué le référent principal du texte
—, elle s’exerce sur un mode pragmatique ou ludique. C’est encore en ce
114
sens que la comparaison avec le laboratoire et l’expérience me semble
opératoire : Millás manie l’ensemble des outils formels que le langage
met à sa disposition pour construire sa vision du monde.
De toute évidence, il n’y a pas chez Millás une adaptation pure et
simple de moules structurels préétablis. Ses textes puisent à de multiples
sources qui sont retravaillées, recyclées et surtout amalgamées jusqu’au
dépassement de la notion même de genre. Nous reconnaissons là une des
lignes rectrices de l’écriture postmoderne. Cependant, on peut y repérer
quelques dominantes, en particulier une forte présence des discours
allégoriques et argumentatifs. Il me semble que la columna se déploie au
gré d’analogies, d’associations d’idées ou de digressions ne remettant
pas en cause pour autant l’effet unique nécessaire à ce genre de textes.
7.1.1 Tropes analogiques
Discours en grande partie argumentatif, la columa fait largement
appel aux tropes analogiques, notamment à l’exemple, la comparaison et
la métaphore, dont la double caractéristique, valeur éclairante et
appartenance à l’expérience du lecteur (Charaudeau et Maingueneau,
2002 : 35), permettent le raccourci qu’exige l’espace imparti à ces textes.
Les articles sont saturés de ce type de procédés, qui sont de toute
évidence communs à tout type de discours, qu’ils soient factuels ou
fictionnels. En l’occurrence, si ces tropes produisent un effet de
littérature c’est avant tout par cette saturation et par l’écart que l’auteur
pratique entre l’exemple et le propos, écart relevant souvent de
l’incongruité et provoquant l’humour. On peut le voir à travers ces deux
exemples :
115
En el transcurso del mismo telediario donde relataron las
últimas atrocidades de África se enteró de que le había
tocado el cupón de los ciegos. Así no resultaba fácil
acompasar la vida privada a las convulsiones de la
historia universal. (« La moral », CyP, 94)
El descubrimiento del Correo fue como el de las
alcantarillas, una de las sorpresas más estimulantes de mi
infancia. (« Tortilla francesa », Arti, 186.)
Dans la columna intitulée « Espinillas » (AQTC, 415), on voit très
bien ce mécanisme dans lequel l’incongruité sert l’ironie qui à son tour
sert la satire : les propos de Felipe González sont ainsi ramenés à des
pururlences semblables à celles de l’acnée :
Las espinillas
Los analistas políticos, tan agudos, no consiguen
explicar por qué González sólo habla cuando está fuera de
España; se creen que es una cuestión territorial y por eso no
aciertan. Para mí que se trata de un síntoma nervioso, o sea,
que no es por estar fuera de España por lo que abre la boca,
sino por estar fuera de sí. Le pasa a mucha gente, sobre todo a
la que cultiva la paciencia oriental y sus representaciones
arbóreas, ¿no?, o sea, que se van comiendo todo y acumulan
una cosa interior, una tensión, no sé, que se resuelve en una
descarga verbal o biológica que da miedo verla o escucharla,
según. Sucede lo mismo con las espinillas: si tienes paciencia
y no andas tocándotelas todo el rato, el día que abren sueltan
un disparate adiposo de esos que proporcionan tanto asco y
tanto placer juntos a las madres de los adolescentes con acné.
Las explosiones verbales de González cuando está fuera de
116
España -o de sí, ya digo- tienen esa cosa amarillenta de los
granos cultivados que hunden a los informadores en una
repugnancia epicúrea.
González, pues, se identifica hasta tal punto con
España, la ama tanto, que cuando está fuera de ella se
encuentra también fuera de sí, y dice, claro, los disparates que
suelta uno si le sacan de quicio. Por eso, yo, cuando le oigo
hablar de conservadurismo con el cohibas de medio metro
entre los dedos, o sea, cuando insulta a esta población tan
castigada proponiéndose a sí mismo como modelo de
progresismo posmoderno, con esas gafas de sol y esas
cortinillas que lleva en el coche para que los mortales no le
miren, yo, digo, no se lo tengo en cuenta, porque sé que el
hombre está fuera de España, fuera de sí, perdón, y eso,
aunque hagas mucha gimnasia emocional, te pone de los
nervios y se te dispara la lengua. Peor sería que se le
disparase el puro, que está lleno de metralla neoliberal.
L’exemple est donc massivement, et souvent classiquement,
convoqué comme on peut s’y attendre dans un discours en grande partie
de type argumentatif. Mais il est aussi détourné de sa fonction
traditionnelle d’illustration pour devenir un mode de structuration de
l’article. En guise d’illustration, je voudrais montrer comment à partir
d’un texte construit par combinaison de deux exemples, Millás en vient à
créer, dans un implicite évident, autre paradoxe très millassien, une
critique de la terreur imposée au Pays Basque par ETA.
Dans « Lagun », (CyP , 95), l’auteur fait en effet de la
concomitance de deux événements l’axe structurel de son propos,
passant ainsi de la simple simultanéité à une relation de continuité. A
première vue, rien ne semble unir la mise à sac d’une librairie à San
117
Sebastian et l’ablation du clitoris chez six cents fillettes de la Sierra
Leone, si ce n’est qu’étrangement les deux informations se côtoyaient
dans le journal où Millás les a lues. On reconnaît là une des idées chères
à l’auteur : le hasard est une logique dont il faut découvrir la syntaxe. La
mise en rapport des deux événements s’effectue par un segment relevant
de l’effet-sentence : “el sistema linfático de la realidad une con alguna
frecuencia zonas sorprendentemente alejadas entre sí.” Les deux
exemples s’enchevêtrent, s’éclairent l’un l’autre, en miroir, et constituent
dans le non-dit le propos véritable du texte. L’imbrication se poursuit
jusqu’à la conclusion et quelques autres exemples − une allusion à
l’inquisition, aux attentats à la voiture piégée − viennent compléter ce
qui se veut une dénonciation de toutes les formes de barbaries.
L’induction, qui régit habituellement un parcours du fait à la règle, lie ici
le fait au fait; la règle devient alors un effet implicite de la lecture.
Lagun
Casi al mismo tiempo que en San Sebastián se
saqueaba una librería para llevar a cabo una hoguera ritual, en
Sierra Leona se extirpaba ceremoniosamente el clítoris a
seiscientas niñas. Es probable que la navaja con la que se
ejecutó esta mutilación hubiera sido desinfectada en el fuego
donostiarra: el sistema linfático de la realidad une con alguna
frecuencia zonas sorprendentemente alejadas entre sí. En
cualquier caso, el periódico colocó una noticia al lado de la
otra, como si pertenecieran a la misma familia.
Y pertenecen, sin duda. La quema de libros es una
variante folclórica del incendio de autobuses con gente
dentro. Hay indígenas a los que les incordia el clítoris y
aborígenes a los que les molesta el cuerpo entero. No es
118
seguro que unos estén culturalmente más evolucionados que
otros, sino que pertenecen a áreas geográficas con tradiciones
diferentes. Este, por ejemplo, nunca ha sido un país de
precisión, donde se promocionara el uso del bisturí para
aplicar la crueldad de un modo selectivo. Aquí, desde el
Santo Oficio, hemos sido muy dados a la hoguera, a la
brutalidad difusa, y ahora, al coche-bomba, que esparce por
doquier el contenido del vaso corporal para que el miedo
llegue a todas partes.
También es preciso señalar que se trata de una cultura
en la que el combustible preferido para la quema festiva de
las personas no ha sido otro que el de la letra impresa. De ese
modo desaparecerían a la vez el cuerpo físico y el corpus
espiritual. Hay gente que se resiste a progresar y continúa
arrancando clítoris o incinerando libros. Lo que no es
tradición es metástasis, así que con el fuego de los unos se
desinfectan las navajas de los otros. El caso es no estar
tranquilos. Lo peor, con todo, es lo del Estado de derecho que
tarda cinco horas en llegar. Ni que viniera de Sierra Leona.
7.1.2 La fable27
La columna peut parfois prendre la forme de la fable, ou s’en
approcher comme le fait remarquer Gérard Imbert à propos de Benet :
utilizan a menudo un fábula (una ficción dentro del texto)
con fines didáctico-morales ; ficción de la que se puede
119
sacar una lección, a la manera del “exemplum” medieval y
que, como él, cumple en ma organización general del
diario una función de “pausa” en la lectura, un excursus
narrativo en el texto informativo (Imbert, 1986, p.166).
Dans son article très complet consacré aux columnas de Millás,
« La fábula de sesenta espacios », Enrique Turpín (2000) s’attache à
déceler dans ces textes une présence de la fable classique, mais exempte
du moralisme et de l’exemplarité qui empesait celle-ci. La fable devient
selon lui chez Millás « fábula contemporánea » et se caractérise en ce
qu’elle consiste à « aproximar el género hacia la narratividad en
detrimento de la desgastada carga moralista, que no moral… » (Ibid :
156). Ce recyclage (par écart) de la fable chez Millás passe selon Turpin
par le recours à l’ironie. Ceci est incontestable et nous aurons l’occasion
de mesurer plus loin toute l’ironie développée par Millás dans ses
columnas. Néanmoins, il me semble difficile de ne pas voir dans les
différentes formes de l’allégorie, en particulier donc la fable,
l’expression de l’incessant aller-retour qui s’établit entre le fictionnel et
le factuel : elles relèvent en grande partie de la référence médiate. Dans
ce type d’articles, très proches des nouvelles, l’écriture de Millás si elle
se veut avant tout ludique, n'est pas dénuée d'une dimension éthique —
ce qui est le propre de la fable . Au contraire, l'auteur, dans la plupart des
cas, dénude les procédés métaphoriques pour rendre la morale évidente,
27 On trouve en réalité peu de columnas construite comme de véritables
fables, même s’il existe un véritable bestiaire millassien, totalement atypique, composé essentiellement d’insectes. Il me semble que ce sont surtout les procédés allégoriques qui sont le plus amplement mis à l’œuvre. Pour une approche plus détaillée de la fable dans les articles de Millás, je ne peux que renvoyer à l’excellent article de Enrique Turpín (2000) dans lequel il fait le tour de la question.
120
lisible au premier degré. Nous sommes ici une fois de plus dans un entre-
deux puisque le narrateur, de première ou de troisième personne,
n’oblitère jamais tout à fait un auteur, plus implicite certes que dans les
articles purement journalistiques, qui à aucun moment ne renonce à
juger. C’est par exemple le cas dans « Felisa », (AQTC, 323) où
l’histoire d’une femme de ménage nommée Felisa, travaillant dans les
ministères, sert à dénoncer le scandale Filesa, ou encore dans
« Mentiras « (AQTC, 91) dont la conclusion abrupte vient dénuder la
fable et recadrer le texte dans son contexte référentiel.
7.1.3 L’ironie
Plus que tout autre procédé, l’ironie chez Millás, dont nous avons
vu nombre d’exemples dans les pages précédentes, est un modalisateur
de la critique et de la satire. L’humour qui s’en dégage invite à découvrir
derrière les apparences une réalité qui se dérobe. L’ironie est ainsi le
trope qui condense l’essence même de l’écriture millassienne en ce
qu’elle actualise une forme de dualité : la disjonction
énonciateur/énonciation, une “non-prise en charge de l’énonciation par le
locuteur et une discordance par rapport à la parole attendue dans tel type
de situation (Maingueneau, 2002 : 330). L’ironie est le trope par
excellence du décalage et du paradoxe : “c’est s’inscrire en faux contre
sa propre énonciation, tout en l’accomplissant” (Berrendonner, cité par
Maingueneau, Ibid., 331). L’ironie suppose une compétence lectorale
apte à la déchiffrer sans quoi le contresens est au bout de la lecture.
S’agissant des textes à forte dimension politique, cette ironie ne peut
reposer que sur un partage d’un certain nombre de valeurs et c’est là que
l’identité du journal El País fonctionne comme une sorte de communauté
121
idéologique à laquelle le columnista, Millás en l’occurrence, appartient,
bon gré, mal gré. Et même si nous avons vu qu’il pouvait être la
mauvaise conscience du journal, voire son aiguillon, il n’en reste pas
moins que les frontières idéologiques et politiques de El País, avec une
certaine élasticité, sont le cadre interprétatif de cette ironie. La columna
« Una carta », tout en s’inscrivant dans le cadre structurel d’une lettre
adressée à un patron et, au-delà, à tous les « décideurs », par la saturation
d’antiphrases me semble contenir à elle seule toute la dimension de
l’ironie des articles millassien.
Una carta
Querido empresario: quiero dirigirme a usted en
vísperas de la huelga para hacer1e saber que nada tengo que
ver en ella. Ustedes son los que deberían hacerla, que no sé
cómo nos soportan, a los trabajadores, digo. Yo mismo tengo
la desfachatez de cobrar trienios, de hecho constituyen una
parte importante de mi salario. Los trienios, ya ve usted, que
fueron un invento de la dictadura, me parece, de cuando no
había libertad de mercado ni nada. Menos mal que son
ustedes imaginativos y tienen capacidad de reacción, porque
es que, la verdad, con la cantidad de libertad que hace falta
para ser competitivo, Franco podía haber acabado con
ustedes. Bueno, y lo de los trienios es una tontería; imagínese
que soy fijo, qué disparate, cuando ahora pueden contratar a
un eventual por dos duros y a un discontinuo por tres. Pues
soy fijo, se lo digo avergonzado e implorando su
benevolencia. Por si fuera poco, en los años de la euforia
económica me di el capricho de tener hijos, dos. Desde luego,
no debe ser fácil aguantarnos, señores empresarios.
122
Yo es que no sé de dónde me he sacado todas estas
ambiciones, que hasta pretendía tener una casa: menos mal
que la PSV me ha puesto los pies en la tierra. Y ahora
queremos que ustedes o el mercado se hagan cargo de todos
estos vicios. Qué paciencia tiene que tener el mercado con
nosotros.
Por lo que a mí respecta, puede usted bajarme el
sueldo y olvidarse de los trienios. Ya me arreglaré. Puede,
incluso, hacerme un contrato eventual, porque es que yo creo
que la seguridad me perjudica. No sé, me parece que el hecho
de ser fijo me quita competitividad; no me dan ganas de
asesinar a ningún compañero en los urinarios para ocupar su
puesto. Me estoy afeminando: o sea, que si me ve en la
huelga es por miedo a los piquetes, pero no soy partidario.
7.2 Mise en scène de l’information
Le statut particulier de ces textes nous oblige à reposer les
questions essentielles que la critique a posées à la littérature, et surtout à
en moduler les réponses. Ainsi énonciation et focalisation sont des
notions qui exigent d’être revues dans le cadre des textes journalistiques
de Millás.
7.2.1 Écriture égocentrée28 et polyphonie
Il y a un statut énonciatif du journaliste à partir duquel Millás
construit sa propre énonciation : inévitablement celle-ci se déploie par
rapport d’une part à ce statut, d’autre part à toutes les possibilités
énonciatives offertes par la fiction. Nous avons vu précédemment que
28 Ce sous-titre doit beaucoup au beau titre de l’article de Mª Jesús Casal Carro : « La columna periodística : de esos embusteros días del ego inmarchitable » (2000).
123
l’auteur, parce qu’il affirme sa signature et sa première personne, était
avant tout autorité. Toute columna est ainsi en tension permanente vers
cette signature qui vient s’immiscer entre le titre et le texte, c’est ce que
nous avons voulu exprimer par l’expression écriture égocentrée. Mais
pour autant, l’auteur, si présent soit-il, est susceptible de variabilités
allant jusqu’à la délégation totale d’énonciation dans des textes
structurellement fictionnels. Nous sommes donc là dans une polyphonie
qui est un effet du recueil, des textes pris dans leur ensemble.
Le « Yo » des articles de Millás est des plus aléatoires. Il n’y a pas
grand chose en commun entre ce « yo », qui assume l’énonciation des
articles polémiques tel que « Yo dimito » ou des articles totalement
auroréférentiels tels que « Los insectos » (« Me preguntó una periodista
que por qué mis columnas solían componerse de tres párrafos y le dije
que porque tenía la pretensión de parecerse a un insecto de los dotados,
como viene siendo habitual por otra parte, de cabeza, tórax y abdomen »)
et celui qui régit des textes comme « Monjas » (CyP, 213) ou « ¿Somos
felices ? » (CALI, 23) dont les incipit respectifs montrent d’emblée la
dimension fictionnelle : « Había estado mirando ferreterías en la Red
(…) cuando caí sin querer en un convento de monjas virtual. » / « Dejé a
mi mujer en la cama, porque desde que está en el paro hemos perdido la
costumbre de desayunar juntos… ». Il est vrai que dans le second
exemple comme dans la plupart des autres articles fictionnels énoncés à
la première personne, d’autres marqueurs de fictionnalité apparaissent,
en particulier les temps du passé. On peut donc difficilement concevoir
qu’ils renvoient au même référent. Dans les articles les plus directement
référentiels, nous avons affaire à un JE qui confond narrateur et auteur et
affirme la subjectivité du commentateur, répondant ainsi au pacte de
lecture journalistique qui admet la vision personnelle (comme c’est le
124
cas dans les éditoriaux ou dans les pages d’opinion.). Dans les columnas
fictionnelles, cette première personne n’est pas attribuable à l’auteur : il
s'agit alors de micro-récits reposant sur une structure fermée moins
perméable au référent socioculturel, visant avant tout à produire un
puissant effet de littérarité. C'est par exemple le cas de « Los dedos »
(CyP, 47), sorte de conte merveilleux mettant en scène un narrateur qui,
en chemin vers le bureau, découvre que ses orteils sont comme des
plumiers dont il suffit de tirer le couvercle (les ongles) pour découvrir les
surprises qu’ils recèlent.
Le « yo » donc commence par se mettre simplement en scène et
finit par se mettre en intrigue, rejoignant ainsi la polyphonie des
narrateurs de troisième personne. Ceux-ci se multiplient dans une
diversité formelle : ils peuvent être homo ou hétérodiégétique, et relever
d’une focalisation interne ou externe (la brièveté permet difficilement la
focalisation variable), et thématique : la série Diario, comme nous avons
eu l’occasion de le dire est assumée par une narratrice.
Dans toute cette polyphonie, il y a un personnage récurrent, aux
contours flous, à l’identité énigmatique et instable dont on peut
néanmoins tracer quelques grands traits définitoires : un homme d’âge
moyen, employé de bureau, parfois père de famille, souvent
hypocondriaque, comme l’a remarqué Fernando Valls (2001 : 11), et
toujours sur le fil du rasoir. Il lui arrive de s’appeler Vicente Holgado. Il
s’agit bien sûr de l’archétype du cadre moyen urbain.
La troisième personne produit ainsi une présentation médiate des
événements dans laquelle l’effacement de l’auteur derrière un narrateur,
l’utilisation des temps canoniques du récit (alternance passé
simple/imparfait) et la focalisation interne construisent le réseau du
dispositif fictionnel. Mais parce que ce dispositif est la plupart du temps
125
traversé par l’intentionnalité, il ne vient pas bloquer la lecture
référentielle. C’est le cas en particulier lorsque la chute raccroche la
columna à l’actualité la plus référentielle. Comme si un trop-plein de
littérature pouvait hypothéquer l’intentionnalité − ou la transitivité − de
la columna. Mais c’est aussi parce que derrière chaque narrateur, quelles
que soient ses caractéristiques, il y a un point de vue, un regard. La
question du point de vue étant ici à considérer comme une double
problématique : celle de l’intentionnalité inhérente à ce type de texte, et
celle du regard, de la focalisation d’une certaine façon.
7.2.2 Le regard
Le point de vue n’est pas ici un simple mode, il devient aussi un
thème récurrent. Millás a souvent expliqué dans des interviews et dans
ses articles sa conception du point de vue qui est déterminante dans
l’intentionnalité : « ... el punto de vista es, finalmente, y sobre todo, un
espacio moral » écrit-il dans “Atmósferas” (AQTC, 264) et un peu plus
tard : “En tiempos duros conviene permanecer atentos a las noticias
débiles” (CyP, 55).
Le texte “El efecto cadera” (Arti, 103) est à cet égard très
représentatif puisqu’il est une réflexion sur le point de vue. A partir
d’une expérience présentée comme personnelle, “Nuestra abuela se
rompió una cadera al caerse”, le narrateur nous entraîne dans une remise
en question des relations de cause à effet. Tout devient problématique à
partir de la remarque du médecin : “llegó el médico y dijo que había
sucedido justamente lo contrario : se había caído al romperse una
cadera”. Dès lors, il suffit de faire de l’exemple un axiome et c’est toute
notre vision du monde qui est affectée : “Las relaciones causa-efecto son
126
engañosas. Basta cambiar el orden de los hechos para que la realidad se
ponga patas arriba.”. La construction de cet article est très
démonstrative : du cas particulier développé dans l’exemple initial à
l’extension au domaine le plus large possible. La dimension didactique
est indéniable et l’enseignement qu’il faut en tirer n’est pas laissé dans
l’implicite : “las cosas suceden en el orden contrario al que tú las
aprecias.” Il s’agit là d’une nouvelle variante sur le thème récurrent
apparences/réalité dans laquelle le narrateur suggère de questionner notre
regard sur les choses en appliquant le renversement du point de vue.
Dans une recension du recueil Articuentos, Javier Cercas a bien
cerné cette importance d’un regard qui s’insurge contre l’habitude :
Dice Montaigne que la costumbre borra el verdadero
rostro de las cosas . Cápsulas narrativas cuyo significado
explosiona en múltiples direcciones, los artículos de
Millás constituyen una batalla sin cuartel contra la
costumbre : su objetivo es permitirnos mirar la realidad −
que para Millás no es sino una construcción cultural e
ideológica − como si la viéramos por vez primera, con la
mirada virgen del extranjero, en todo su absurdo y su
horror, pero también en toda su maravilla.
Il est particulièrement bien vu de la part de Cercas de souligner cet
objectif de Millás : nous enseigner à regarder − et non simplement à voir
− la réalité. De la grande masse d’articles, on peut bien entendu retenir
un certain nombre de thèmes ou de propos particulièrement percutants
ou pertinents, mais ce qui reste par-dessus tout, c’est cette manière de
regarder le réel et de l’interroger. Le principe permanent d’incertitude
qui nous permet de questionner et donc d’avancer.
127
Pour voir autrement, on peut déplacer le regard, à la manière des
cubistes. Pedro Sorela (2000), dans un article consacré à la columna en
général, prend comme exemple Picasso et sa singulière manière de
percevoir les objets en les décontextualisant pour mieux en appréhender
leur spécificité, leur “identité” :
Alimentándose por los ojos, Picasso proponía colocar las
cosas fuera de su sitio, de modo que la mejor manera de
seguir viendo un jarrón es colocarlo en el suelo, y un
cuadro, no colgarlo en la pared. Y aún así, sólo dura un
tiempo” (…) la capacidad misma de ver lo nuevo, es algo
que no nos viene dado, que hay que construir y cuesta
mantener, y que de todas formas, hagamos lo que
hagamos (o por mucho que se afile los ojos el
corresponsal) tiene un plazo de vida limitado. El
columnismo periodístico se sostiene sobre la idea de que
tal plazo no existe. O dicho de otro modo, que el
columnista es un héroe mitológico con la capacidad de
ver siempre nuevo.” (16)
C’est donc le regard, le point de vue, qui détermine une certaine
“vérité” des choses. C’est ce que fait le columnista en focalisant un objet
ou un fait connu, mais en déplaçant son regard, sorte de référence
oblique qui nous permet de mieux appréhender le monde. Et c’est aussi
l’un des messages qu’à sa façon et avec son humour, Millás veut nous
transmettre :
Así, si esta mañana ha escapado usted de las sábanas con
la tristeza de un cadáver, busque un punto de vista más
128
consolador. Intente ver las cosas desde donde las mira su
cuñada o Solchaga. Repita este ejercicio cada día y en
tres meses habrá perdido su identidad, si alguna tenía, y
se habrá colocado al otro lado del espejo, allí donde la
felicidad sólo estriba en tener unos Levis etiqueta roja.
(AQTC, 258).
Cette mise en scène du point de vue nous renseigne sur la
référence, mais elle est en même temps un des procédés réflexifs qui
envahissent les columnas de Millás. Cette autoréflexivité du langage
relève, comme nous allons le voir de la fascination qu’il exerce sur
l’écrivain.
8. La fascination du langage
8.1 L’autoréférence
Lorsque le texte déroge totalement aux codes de l’écriture de
presse, c’est-à-dire lorsque nous sommes face à des microrrelatos, de
véritables récits de fiction, des nouvelles minimales, le référent cesse
d’être l’actualité. Le « réel objectif » est supplanté par un référent qui
n’est autre que la littérature-même. Le lecteur dès lors est convié à
retrouver le monde fictionnel de l’auteur, celui qu’il construit
parallèlement à ses articles, mais dont les coordonnées sont souvent les
mêmes. Ce glissement vers l’autoréférence est très sensible chez Millás,
beaucoup plus que chez la plupart des autres columnistas.
Il n’est sans doute plus utile de démontrer que l’intertextualité est
à l’œuvre dans tout discours écrit, tant aujourd’hui cela est devenu une
évidence, et de ce point de vue, la constellation de fragments que
129
représente un recueil d’articles est aussi un infini creuset de paroles
autres. Signalons tout de même qu’un effet du support − des conditions
paratextuelles − induit une intertextualité plus manifeste : il s’agit bien
sûr de citer ses sources, journalisme oblige. Il n’est donc pas rare de
trouver des articles qui s’amorcent à partir d’une référence littéraire :
allusion à une lecture récente ou citation issue du répertoire millassien. Il
n’est pas très surprenant que Borgès soit l’un de ceux qui apparaissent le
plus fréquemment : il y a dans la littérature de Millás des échos
borgésiens, en particulier dans son approche ludique de l’écriture, dans
ses variations sur le thème du double ou du miroir ou son attraction pour
les constructions textuelles versant dans une forme de vertige.
Certains textes sont de véritables notes de lecture où Millás glose
une nouvelle ou l’intrigue d’un roman, sans qu’il s’agisse pour autant
d’une recension ; le propos est ailleurs : montrer en quoi la littérature lui
a été utile et, comme dans cette nouvelle de Cheever qui donne le titre à
une columna La radio triste (Arti, 99), cette utilité déborde le simple
plaisir du texte et permet de comprendre ce qui à certains moments
résiste à la compréhension.
Par ailleurs, un nombre conséquent de columnas ont pour thème
l’écriture ou la lecture, sans que l’on puisse pour autant parler
d’autoréflexivité. Foncièrement, ce sont des textes référentiels, qui
relèvent parfois de l’essai. Le référent n’y est pas le texte lui-même ou
130
un autre texte, mais plutôt l’acte social d’écriture ou de lecture29.
Cependant, c’est surtout dans la réflexivité que se déploie l’écriture de
Millás, dans ses articles comme dans ses romans30. Depuis les premiers
textes, l’auteur met en scène une écriture qui ne cesse de faire retour sur
elle-même. Mais si dans le roman, l’autoréférence est avant tout un effet
de la connotation, dans l’article elle est aussi manifestement un effet de
la dénotation. Dans le même temps où Millás commente l’actualité, il
commente aussi sa façon d’en rendre compte : Dans « Insectos », une
réflexion métaphorique sur la structure de ses columnas, on peut ainsi
lire des commentaires de ce type : « Si algo me gusta de la columna es
su caducidad. La mayoría de ellas se escriben, se publican y mueren en
24 horas ». Cette dénotation autoréférentielle découle logiquement de la
nature de l’énonciateur dans ces textes : lorsque la première personne se
confond avec l’auteur, il est assez normal que celui-ci explicite les
conditions-mêmes de son écriture.
Il arrive que le point de départ d’un article soit une allusion aux
conditions matérielles de l’écriture qui apparaissent alors comme le
cadre du texte : « Hoy mientras escribía a dos manos, entró por la
ventana, arrastrada por el viento, la primera hoja seca del otoño. » (Arti,
182) / « Cada mañana, al abrir el ordenador portátil, varias hormigas se
cuelan entre la G y la H en dirección al disco duro… » (CyP, 18). Mais
29 Social car dans le cas de l’acte individuel, il faut alors parler
d’autoréflexivité. Dans Articuentos, Fernando Valls a regroupé cinq textes dans une sous-partie intitluée la lectura. Le premier « Leer es rebelarse » est une réflexion, voire un manifeste, sur l’importance de la lecture et les piètres conditions dans lesquelles elle se trouve en Espagne. On peut y lire ceci : « Leer es poder. Con la lectura uno es capaz de cambiar totalmente su existencia y, en consecuencia, la de quienes le rodean. Eso es modificar la realidad. » (« Leer es rebelarse », Arti, 283)
30 Voir à ce sujet l’article de Geneviève Champeau (2001)
« L’autoreprésentation dans le récit de fiction ».
131
ce sont les multiples effets de retour de l’écriture sur elle-même qui
manifestent le mieux la tension autoréférentielle dans ces textes. Comme
dans ses romans et ses nouvelles, les articles de Millás sont constamment
traversés par des personnages écrivains ou qui écrivent. En général, ces
textes sont énoncés par une première personne du singulier que les temps
du récit situent immédiatement dans la fiction (« El día en el que empezó
todo, no tenía muchas ganas de escribir, de manera que para hacer
tiempo fingí no saber si una palabra se escribía con be o con uve. ». [
« Escribir » CALI, 111]).
Ces incursions autoréférentielles dans les articles peuvent donc,
comme dans les deux premiers cas cités ci-dessus, signifier que l’écriture
de presse est un véritable enjeu pour l’auteur, exigeant de réflechir sur sa
propre pratique depuis l’intérieur même des textes. Quant au dernier, il
donne un aperçu des possibilités narratives d’une écriture qui se déploie
aussi dans le jeu.
8.2 L’écriture ludique
L’écriture chez Millás est donc jubilatoire. Elle se fonde en grande
partie sur un humour dont la matière est le langage même, en particulier
à travers les jeux de mots et les traits d’esprit. La agudeza est dans la
tradition littéraire espagnole depuis Gracián et au 20e siècle, elle est
encore à la base des greguerías de Ramón Gómez de la Serna, par
exemple. La agudeza ressortit au ludique car il s’agit bien d’un jeu avec
le lecteur : sur le double-sens, les ambiguités etc. Nous sommes dans le
trait d’esprit, qu’André Jolles présente comme une forme simple dans
laquelle l’intention de communication du langage est momentanément
abolie (1972 : 198) et dans l’ingéniosité qui, selon Georges Molinié :
132
se déploie forcément dans le désir du sens, dans une
incomplétude de compréhension, dans une incertitude qui
oblige le destinataire à un effort, à un travail, à un
parcours interprétatif. Cette activité de réception est tout
de même limitée à une mesure acceptable : elle doit rester
agréable. On est tenté de juger que c’est dans cette
tension d’effet que réside la plus sûre approche du
caractère ingénieux. (1992 : 176-177).
Nous avons dit auparavant que la routine était pour Millás une
inépuisable matière littéraire. Mais il est une routine que l’auteur se plait
à battre en brèche c’est celle du langage. Les expressions toute faites, les
locutions lexicalisées, tout ce que le langage a rigidifié, est désarticulé,
recomposé par un regard qui n’accepte rien de ce qui est donné pour
acquis :
Me gusta la expresión gas natural y el conjunto de
términos penosa enfermedad, pero me muero por paquete
intestinal, paraíso fiscal o placa bacteriana, con
independencia de lo que signifiquen. Hay palabras que
viven asociadas entre sí, formando un próspero negocio
lingüístico que se transmite de generación en generación
sin que decaiga su uso, aunque sí su sentido. (« Frases
hechas », CyP, 239).
Dans « Juegos de palabras » (CyP, 193), l’auteur, en brisant les
expressions toutes faites, la routine du langage, crée des associations
surprenantes mais également signifiantes : « Astenia primaveral y tarjeta
133
de visita son dos expresiones hechas y, en esa medida, algo vacías. En
cambio, si las cruzamos obtenemos astenia de visita y tarjeta
primaveral. ». En soi l’exercice est teinté d’humour et le lecteur est pris
dans l’a-logique millassien qu’il connaît bien. Cependant, ce type
d’article est aussi une incitation à mettre les évidences à l’épreuve :
celles-ci résistent rarement et montrent, pour peu qu’on les retournent
comme ici dans les exemples de déconstructions / reconstructions
d’expressions toutes faites, une autre facette des choses. En l’occurrence,
la chute de ce texte nous ramène au politique, à l’hyperréférentiel. Le
détour par l’humour, suivi d’une conclusion qui nous renvoie à une
réalité des plus quotidiennes, ici la corruption, est non seulement la
critique d’une certaine réalité, mais surtout une nouvelle leçon sur la
façon de déconstruire celle-ci :
Pero las palabras también tienen una capacidad
reproductora increíble. Mezclen Alvarez Cascos con
Miguel Angel Rodriguez y verán cómo les sale López
Amor. Por eso han corrido los tres la misma suerte. »
(CyP, 194).
Où mon premier est un ex-ministre de l’intérieur du gouvernement
Aznar, mon second le porte parole du même gouvernement, secrétaire
d’État à la communication, mon troisième le directeur de TVE et mon
tout une sombre affaire de collusion pouvoir/télévision d’état.
Ailleurs, Millás prend comme principe de départ une
hypothèse :« Si los periódicos salieran un día sí y un día no… » (« Sí y
no », AQTC, 209), multiplie les situations auxquelles pourrait
s’appliquer la même disjonction : si la télévision ne fonctionnait qu’un
134
jour sur deux, si nous n’aimions que les lundi mercredi et vendredi et
détestions les autres jours de la semaine etc. mène ainsi son lecteur
jusqu’à une composition vertigineuse ouvrant sur l’infini.
Millás voit le mot, la locution ou la phrase sous toutes ses facettes
qu’il restitue à son lecteur à la manière cubiste : par le déploiement de la
totalité de ses acceptions, une mise sur le même plan de la dénotation et
de la connotation et une tentative, pas si désespérée que ça, de dissocier
signifiant et signifié. Millás déconstruit les mots comme il déconstruit la
réalité : les mots sont pour lui une manifestation majeure de cette réalité.
Il prend la lettre au pied de la lettre, dé-figure les figures en les ramenant
à un sens littéral ou en amalgamant les différents sens, comme le montre
l’exemple suivant : « Me hace gracia la frase ésa « reunión de
presupuestos ». Se reúnen para presuponer, cuando la mayoría ni
siquiera ha aprendido a suponer. » (Diario[I], Arti, 17). L’effet obtenu
peut relever simplement de l’humour ou parfois d’une volonté plus
déstabilisatrice assimilable à un effet de fantastique, rejoignant ainsi ce
que dit Todorov à propos de ces procédés : « Le surnaturel nait de ce que
l’on prend le sens figuré à la lettre (Todorov 1970 : 82). Écrire à
l’envers, disait Umbral, telle devrait être la devise du columnista. La
formule est des plus exactes en ce qui concerne Millás : il écrit là où on
ne l’attend pas, dans la dénotation là où l’on attend la connotation, et à
l’inverse dans la connotation là où devrait être la dénotation.
8.3 Les pouvoirs du signifiant
Le langage est matière. Il y a chez Millás une concrétion du mot,
une véritable physique des mots, à partir de laquelle il expérimente, et
135
élabore ses produits les plus insolites ou humoristiques. Le dictionnaire
peut alors devenir un espace parcouru par un narrateur erratique dont les
pas retracent finalement la métaphore d’une vie rythmée par le langage
(« Palabras », AQTC, 195) et construisent un texte entièrement régi par
ce que Jackobson a appelé la « fonction poétique » :
Palabras
Estaba cansado, llovía. Decidí darme una vuelta por el
diccionario. Entré por la O, atravesé obedecer, obelisco y
óbito, y me detuve un rato en obsesión. Me enteré de que una
obsesión es una idea fija que ofusca el entendimiento. Giré
hacia mi derecha en obtuso, atravesé occisión y océano y
dirigí mis pasos a ofuscar. Las temperaturas continuaban
descendiendo. Tropecé en ofertorio y en oftalmoscopio, que
es un aparato que sirve para mirar el ojo por dentro, pero
enseguida vi ofuscar detrás de ofuscación; consiste en
trastornar el entendimiento. Con las ideas confundidas, salí
de allí, di un salto y me planté en la V; pasé sin detenerme
por venera, venerable, y venéreo para alcanzar ventana: se
trata de una abertura más o menos elevada sobre el suelo, que
se deja en una pared para dar luz y ventilación. Me asomé a
la abertura; afuera llovía sin pasión, pero sin pausa, como un
niño que ha llorado muchas horas sin ser atendido. Una
ráfaga de aire arrancó a un árbol siete hojas que cayeron al
suelo como manos inútiles, incapaces ya de acariciar o de ser
acariciadas. Los transeúntes las pisaron sin mirarlas.
Abandoné la ventana, di la vuelta y comencé a correr en
dirección contraria. Como iba con los ojos cerrados, tropecé
en muela y me caí. Averigüé que la muela cordal, también
llamada del juicio, es la que nace en la edad viril en las
extremidades de las mandíbulas. Me acerqué un momento a
136
viril y allí un funcionario me remitió a varonil. Cuando llegué
estaban a punto de cerrar, pero pude averiguar que varonil es
lo perteneciente o relativo al varón. Deduje que las mujeres
carecen de muela cordal. Asqueado por esta muestra de
machismo alfabético, abandoné el diccionario por la palabra
túmido, hice transbordo en túnel y salí al primer tomo de mi
enciclopedia favorita. Caí directamente en andrópolis, que
significa cementerio. Llovía. Busqué tu tumba y la mía,
nuestra tumba, pero aún no habíamos llegado.
Le texte « Penicilina » (CyP, 139) est des nombreux exemples
dans lesquels Millás s’amuse ainsi à altérer le signifiant. On y trouve une
isotopie du langage scientifique et médical (« demostración, propiedades
de las medicinas, composición alfabética », etc.) qui en entrant en
relation avec l’objet (la physique des mots) produit un effet
humoristique :
Las palabras tienen sus propiedades. El alcohol no sería
inflamable sin la hache intercalada, ni la pólvora
estallaría si se escribiera con be (traten de imaginarse un
artefacto de pólbora). La pólbora, con be, lo más que
puede hacer es estayar, con y griega, y un estayido no es
nada, de verdad : menos que un portazo. (CyP, 139)
La langue est souvent traitée comme un personnage doué de
personnalité et d’autonomie. Les mots résistent au contrôle de leur auteur
et la relation qu’il entretient avec eux relève du rapport de forces :
Mucha gente cree que escribir consiste en colocar una
palabra detrás de otra. Desde esa concepción, las palabras
137
permanecerían en la caja de herramientas hasta ser
seleccionadas por el escritor con el gesto de cálculo con
que el aficionado al bricolaje separa un tomillo de otro.
En parte es eso, sí, con la diferencia de que las palabras
son activas, de manera que tienden a colocarse por su
cuenta. Si uno va, por ejemplo, al cajón de los sustantivos
y coge la palabra noche, inmediatamente aparecerá a su
lado el adjetivo Oscura. Hay, pues, que tener las tijeras a
mano para podar los sustantivos, a los que les salen más
ramas de las necesarias. Así que escribir no sólo consiste
en decir lo que uno quiere, sino en evitar que el lenguaje
diga lo que le da la gana.
Les jeux de mots, ou les jeux sur les mots, s'élaborent aussi à
travers la paronomase ou l’homonymie. Par exemple, dans le texte
« Secretos » (AQTC, 371), c'est sur la paronomase "secretos/secretar"
que se fonde un humour destructeur qui met en cause l'ancien Vice-
Président du Gouvernement de Felipe González, Alfonso Guerra :
Han dicho los periódicos que Guerra tiene una
encuesta secreta, según la cual los socialistas pierden 15
escaños, el PP gana 21 e IU 11. No me pregunten cómo,
siendo secreta, ha obtenido tanta publicidad. A lo mejor
ha habido un malentendido, y lo que querían decir los
periódicos es que Guerra ha secretado otra encuesta. En
cualquier caso, lo que sí parece es que este último sondeo
está más cerca de la secreción que del secreto…"
(Secretos, p. 371).
138
Dans certains cas, ces jeux sur la matière linguistique acquièrent
un degré de littérarité tel que les points de contact avec le support-
journal sont totalement absents, nous avons alors affaire à une création
de type poétique. Ainsi, dans « La caja » (AQTC , 63-64) le signifiant
/caja/ subit une série d'altérations qui, en passant par "cja [sic !], coja,
copa", aboutit au signifiant /cosa/.
Le langage est donc pour Millás un inépuisable champ
d’expérimentation, parfois autotélique, et la réflexion sur l’écriture une
des modalités du nosce te ipsum, comme le signale J .C Mainer (2001 :
22) et comme l’affirme l’écrivain depuis ses columnas : « Si al abrir la
boca, en lugar de palabras, nos salieran libélulas, estudiaríamos
entomología para conocernos mejor. » (« Palabras », Arti, 274), mais il
est aussi et surtout le lieu du pouvoir :
Yo creo que el dueño de la realidad es el dueño de la
palabra, y que una sociedad que no sea lo suficientemente
culta como para interpretar la realidad a través del
lenguaje, es una sociedad dominada. Se están creando
sociedades analfabetas, que pueden leer la realidad
mecánicamente pero no pueden interpretarla. (Elena F.
Vispo, « Juan José Millás, seductor de palabras », Fusión, Revue digitale.)
139
CONCLUSION
Le parcours que nous venons d’effectuer n’a pas la prétention de
proposer une approche définitive. Cet espace d’écriture résiste encore à
l’analyse en raison des difficultés posées par la fragmentarité et
l’hétérogénéité d’un corpus de textes assez abyssal. Il est à prendre
comme une contribution s’ajoutant à toutes celles qui commencent à
émerger sur le sujet. Millás me paraît être exemplaire d’un
investissement du champ journalistique par la littérature qui n’abolit
aucune des deux dimensions et qui, par réciprocité, réussit à inventer un
hybride suggestif, dont nous avons tracé ici les lignes principales.
140
La columna agit dans la dissémination du journal d’abord, puis
dans la tension paradoxale fragment / unité du recueil ensuite. L’écriture
fragmentaire induit une lecture erratique que la mise en recueil n’oblitère
pas. Mais derrière la fragmentarité et le discontinu, nous avons affaire à
un pacte relèvant d’une pragmatique singulière dans laquelle le lecteur
est une présence explicite ou implicite de tous les instants, qui a en
charge l’impulsion totalisante et l’on rejoint ainsi ce que dit de la forme
brève Kurt Spang :
Si la narración extensa pretende abarcar un mundo y/o
una cultura, la breve presenta sólo un aspecto, un
fragmento de la realidad. Sin embargo, no raras veces se
hace con el afán de que detrás se descubra la totalidad de
la que procede. » (K. Spang, 1993 : 108)
L’autre dimension de ces textes est une hybridité fondée sur le
paradoxe. Le moindre n’étant pas celui qui fait d’un espace réduit et
contraint un espace contenant l’infini : le patron des articles millassien
pourrait bien être l’Aleph borgésien : une sorte de point de l’espace qui
contient tous les points. L’hybridité, en soi peu originale car inhérente à
tout texte, est chez Millás le résultat d’un croisement de genres, d’une
textualité qui élude la systématicité, se déploie dans la pluralité des voix,
des points de vue, des registres et, qui dans un même mouvement,
construit un discours littéraire et déconstruit un réel aux limites
extensibles. Cette hybridité est encore un franchissement de frontières a
priori irréductibles, celles qui séparent le factuel et le fictionnel,
l’éphémère et le pérenne, la contrainte et la liberté. La frontière est
ainsi le point depuis lequel s’élabore une écriture qui ne renonce jamais
à être un double lieu d’investissement éthique et esthétique. Car si
141
l’éditorialiste est, comme le dit Martinez Albertos (Op. cit. 1974 : 14O)
la « conscience du journal », le columnista se doit d’en être la mauvaise
conscience, qui travaille depuis un espace périphérique débordant la
simple information et oblitérant une opposition qui reste encore, à tort je
crois, comme la ligne de partage entre les écrivains et les journalistes :
référentiel/vs/créatif.
Dans un monde où la distance entre événement et récit de
l’événement a été abolie31, où la presse doit rivaliser pour être « au plus
près » (donc sans doute au plus faux), il est important que certains
espaces continuent à préférer la distance, le recul, la mise en perspective.
C’est le rôle que jouent les écrivains dans la presse depuis cet
observatoire privilégié qu’est la columna. Les columnas sont ainsi des
chroniques, ne serait-ce que parce qu’elles dépendent foncièrement du
temps et, de ce fait, sont rythmées par ce qui fait le quotidien d’un pays,
en particulier le politique. Mais , invité à imaginer un discours autre,
Millás trouve dans le médium qui l’accueille l’occasion de faire advenir
« el escritor zurdo » qu’il appelle constamment de ses voeux, celui qui
écrit à contre temps et à contre courant.
Ce que déclare la columna de par sa nature hybride, c’est sa
dimension référentielle intrinsèque, conçue non comme une « illusion »
mais comme une monstration. Les textes ont beau emprunter, jusqu’à la
saturation, à la fiction, par multiplication des dispositifs et des procédés
fictionnels, chaque fois qu’ils désignent le hors-texte, ils le font sous le
sceau d’un discours référentiel où la véridicité (qui n’est pas la vérité) se
31 Ce resserrement change en profondeur l’approche de l’histoire, comme le suggérait Roland Barthes : « La distance millénaire entre l’acte et le discours, l’événement et le témoignage, s’est amincie : une nouvelle dimension de l’histoire, liée désormais immédiatement à son discours, est apparue, alors que toute la
142
substitue à la vraisemblance. Face à une banalisation du discours
dénotatif, voire à une crise, un épuisement de ce discours, qui fait que
l’information apparaît comme un magma, une avalanche de catastrophes,
la columna, parce qu’elle s’affranchit du discours dénotatif, permet une
mise en perspective de l’actualité, de la réalité, et agit là où le discours
dénotatif n’agit plus ou presque plus, sur la capacité des lecteurs à réagir,
à s’indigner, à prendre conscience ou tout simplement à se retrouver
dans une approche partagée de l’actualité. Mais pour autant ceci ne
signifie pas que la fiction est plus apte à rendre compte du monde que
l’information (le discours dénotatif). Face à la crise de ce dernier on peut
percevoir une crise du discours fictionnel (romanesque ou autre) : moins
de lecteurs, prééminence du « light », etc. C’est donc parce que la
columna est un espace intermédiaire, parce qu’elle est une irruption du
fictionnel dans un support essentiellement voué au factuel qu’elle peut
trouver cette force transitive qui nous séduit. La columna est
aujourd’hui, entre autres choses, l’espace de la « cultura literaria
intervencionista, es decir, de una conciencia de escritores
responzabilizados con la relativa influencia social e histórica de lo
literario. » (M. Vázquez Montalbán, 1997 : 129). Autant dire un espace
traversé par l’éthique de la résistance.
« science » historique avait au contraire pour tâche de reconnaître cette distance, afin de la contrôler. » (Barthes 1984 : 190)
143
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150
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION ................................................................................................................................... 2
1ERE PARTIE : PRESSE ET LITTERATURE : ECARTS ET TRANSACTIONS ................................ 7
1. ECRIVAINS ET PRESSE : CONVERGENCES ET DIVERGENCES ........................................... 12
2. LA COLUMNA DANS LES GENRES JOURNALISTIQUES ........................................................ 15
2.1 Actualité/factualité ..................................................................................................... 21 2.2 Transitivité du discours de presse : missions et fonctions ......................................... 22
3. LA COLUMNA : ESSAI DE DEFINITION ...................................................................................... 25
3.1. Petit parcours terminologique ................................................................................... 25 3.2. La mise en recueil ..................................................................................................... 31
4. APPROCHE PRAGMATIQUE : ENTRE DEUX PACTES ............................................................ 34
4.1 Paratexte et contrat de lecture de la columna ............................................................. 35 4.2 La réception ................................................................................................................ 40
5. LA COLUMNA ET LES GENRES LITTERAIRES BREFS ............................................................ 42
5.1 Le bref et le postmoderne ........................................................................................... 47 5.2 Poétique de la columna .............................................................................................. 49
2EME PARTIE: JUAN JOSE MILLAS: TENSION ET TENTATIONS LITTERAIRES .................... 53
1. MILLAS ET LE JOURNALISME .................................................................................................... 56
2. MISE EN TEXTE : DE L’ECLATEMENT A L’ETOILEMENT .................................................... 61
2.1 Structure des recueils ................................................................................................. 62 2.2 L’effet de série ........................................................................................................... 66
3. L’IMPULSION REFERENTIELLE ................................................................................................. 69
3.1 Dire le réel .................................................................................................................. 69 3.2 Le polemos ................................................................................................................. 71 3.3 «La paciencia del ejército» ou comment un article devient une affaire ..................... 80
4. DE LA REFERENCE IMMEDIATE A LA REFERENCE MEDIATE ........................................... 83
5. POETIQUE DE L’ORDINAIRE ....................................................................................................... 90
5.1 Le corps ...................................................................................................................... 91 5.2 Les objets ................................................................................................................... 97
6. POETIQUE DE L’EXTRAORDINAIRE ......................................................................................... 98
6.1 Le fantastique ........................................................................................................... 102 6.2 L’insolite et son écriture ........................................................................................... 109
7. DISPOSITIFS FICTIONNELS ....................................................................................................... 113
7.1 Recyclages génériques et détours allégoriques ........................................................ 113 7.1.1 Tropes analogiques ........................................................................................ 114 7.1.2 La fable .......................................................................................................... 118 7.1.3 L’ironie .......................................................................................................... 120
7.2 Mise en scène de l’information ................................................................................ 122 7.2.1 Écriture égocentrée et polyphonie ................................................................. 122 7.2.2 Le regard ........................................................................................................ 125
151
8. LA FASCINATION DU LANGAGE ............................................................................................. 128
8.1 L’autoréférence ........................................................................................................ 128 8.2 L’écriture ludique ..................................................................................................... 131 8.3 Les pouvoirs du signifiant ........................................................................................ 134
CONCLUSION .................................................................................................................................... 139
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................... 143
TABLE DES MATIERES……………………………………………………… ............................... 150