l'opposition à la tauromachie – Émotions… mobilisation !

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CHAPITRE 8. L'OPPOSITION À LA TAUROMACHIE Christophe Traïni in Christophe Trai , otions... Mobilisation&nbsp! Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Académique 2009 pages 193 à 213 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/emotions-mobilisation---page-193.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Traïni Christophe,« Chapitre 8. L'opposition à la tauromachie », in Christophe Trai , otions... Mobilisation&nbsp! Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2009 p. 193-213. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - tra?ni christophe - 92.153.211.242 - 01/04/2015 18h07. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - tra?ni christophe - 92.153.211.242 - 01/04/2015 18h07. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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CHAPITRE 8. L'OPPOSITION À LA TAUROMACHIE Christophe Traïni

in Christophe Trai , otions... Mobilisation&nbsp! Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Académique 2009pages 193 à 213

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Traïni Christophe,« Chapitre 8. L'opposition à la tauromachie », in Christophe Trai , otions... Mobilisation&nbsp!

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Académique », 2009 p. 193-213.

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L a littérature consacrée à l’action collective a souvent souligné lanécessité de relever le défi théorique que soulèvent les engage-ments difficilement imputables à l’appropriation d’utilités

individuelles : « militantisme moral »1, « conscience constituents »2, « actionaltruiste » 3, ou bien encore « militantisme de solidarité ». L’ensemble de cestermes circonscrit une « forme spécifique de militantisme défendant despersonnes, des “malheureux”, qui ne sont pas a priori les mêmes que ceuxqui soutiennent leur cause 4 » : droits des étrangers, droit des demandeursd’asile, sort des minorités opprimées, des exclus et autres « sans voix »…La cause animale constitue incontestablement l’une des modalités les plusmanifestes de ce type de phénomène. Ici, nous limiterons notre propos àl’activisme des opposants à la tauromachie qui, parallèlement à l’action de

1. Emmanuel Reynaud « Le militantisme moral », dans Henri Mendras (dir.), LaSagesse et le Désordre, Paris, Gallimard, 1980.2. John D. McCarthy et Mayer N. Zald, « Resource Mobilization and SocialMovements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, 82 (6), 1977.3. Florence Passy, L’Action altruiste : contraintes et opportunités de l’engage-ment dans les mouvements sociaux, Genève, Droz, 1998.4. Johanna Siméant, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, 1998,p. 64.

L ’OPPOSITION À LA TAUROMACHIE

Christophe TRAÏNI

Chapitre 8

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grandes associations telles la Société protectrice des animaux (SPA) ou lafondation Brigitte-Bardot, se sont spécialisés dans la dénonciation d’unepratique qu’ils qualifient de barbare. Les trois collectifs militants observésont pour nom l’Alliance Anticorrida, le Comité radicalement anticorrida(CRAC) et la Fédération des luttes pour l’abolition de la corrida (FLAC). Cechapitre visera à démontrer à quel point une grande partie du travail mili-tant mis en œuvre par les membres de ces associations consiste à éprouveret à solliciter des réactions affectives qui favorisent l’adhésion à la causeanticorrida. L’étude des dispositifs de sensibilisation qui étayent cetteentreprise nous conduira à interroger, non seulement la nature, mais plusencore les relations qu’entretiennent les multiples émotions qui sont ainsirégulièrement convoquées afin de contester les pratiques tauromachiques.Dans cette optique, deux critères complémentaires s’avèrent analytique-ment pertinents 5. D’une part, les réactions affectives se distinguent parleurs qualités attractives ou répulsives : si certaines sont vécues commeune expérience agréable, d’autres apparaissent déplaisantes. Par ailleurs,certains états émotionnels se présentent comme des réflexes instantanés,des réponses immédiates du corps à des stimulations extérieures, tandisque d’autres pourraient être qualifiées d’émotions réflexives. Par là, et àl’encontre d’une prénotion qui oppose trop souvent l’émotion à laréflexion, il faut entendre que ces états se révèlent d’autant plus intensesqu’ils dépendent de la médiation d’une forme d’introspection qui peut êtrede nature aussi bien cognitive, esthétique ou morale. Loin de constituerune fin en soi, l’analyse fine du caractère composite de l’offre émotion-nelle produite par l’activisme anticorrida constitue l’un des plus sûrsmoyens de rendre compte des processus sous-jacents au développementdes mobilisations collectives.

194ÉMOTIONS… MOBILISATION !

5. Ces deux critères, purement opératoires, sont loin d’êtres exhaustifs et exclu-sifs : la classification de la gamme des émotions humaines a donné lieu àd’innombrables taxinomies très inégalement convergentes. En ce qui concerne lesanalyses de la philosophie morale, voir notamment Patricia Paperman et RuwenOgien (dir.), La Couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Paris,Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 1995. Pour ce qui est de lapsychologie sociale, voir Bernard Rimé, Le Partage social des émotions, Paris,PUF, 2005.

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Frapper les sens, toucher les cœurs

La défense de la cause anticorrida se distingue par de nombreux dispo-sitifs de sensibilisation visant à mettre à l’épreuve des réactions affectivesnégatives et immédiates, telles le dégoût, l’effroi, l’indignation. En l’espèce,les supports matériels utilisés par les militants sont conçus comme despreuves irréfutables et accablantes qui motivent un travail de dévoile-ment, de divulgation d’une réalité trop souvent ignorée. Les « dorures »,les « fastes », les « flonflons » de « l’art tauromachique » se trouvent ainsiaccusés d’occulter une vérité macabre et sordide que les activistes se fontun devoir de révéler. D’innombrables photographies privilégient ainsi lesgros plans sur des pointes de banderilles, les scènes de taureaux qui vomis-sent leur sang, pire encore de chevaux de picador éventrés dont lesentrailles gisent à même le sol. Plusieurs films, donnant à voir une succes-sion de mises à mort laborieuses de taureau, furent réalisés par lesmembres du CRAC afin d’attester du caractère répugnant de la corrida. Lefilm de la honte de Thierry Hély tout d’abord, puis Alinéa 3 de JérômeLescure dont le DVD fut envoyé à chacun des 577 députés français et, enmars 2007, aux 785 députés européens 6. À l’issue de sa projection aucours de l’assemblée générale du CRAC, en 2004, un militant se rappelleque « malgré des images difficiles à regarder, la salle est restée digne ». Loind’être anecdotique, cette remarque trahit le fait que les dispositifs de cetype se veulent délibérément éprouvants au double sens d’un terme quidésigne aussi bien une expérience pénible qu’un test décisif. Ainsi, ennovembre 2003, six associations européennes se réunissent à Bruxelles etse proclament « Cour internationale de justice des droits de l’animal ». Lerecours aux procédés formels du procès en justice requiert une accusationqui fait une large place aux films réalisés par les militants. Alain Perret,auteur du livre La Mafia tauromaniaque, prend alors la parole et manifesteson émotion : « Je ne dors pas de la nuit quand je vois des films commeceux qu’on vient de voir […]. Mais il faut s’imposer de supporter l’insup-portable pour avoir les arguments, et pour trouver chaque jour lamotivation de vouloir convaincre, afin que plus personne ne fasse partie

195L’opposition à la tauromachie

6. Le titre de ce film est une allusion à l’alinéa commun aux articles 521-1,R. 654-1 et R. 655-1 du Code pénal, selon lequel les infractions de mauvais trai-tements envers un animal, « ne sont pas applicables aux courses de taureauxlorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ».

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des “indifférents”. » Quelques jours plus tard, un membre du CRACtémoigne de manière analogue de l’effet produit par la projection de l’unde ces films dont le son et les images se révèlent insoutenables :

« Trois minutes et quarante-cinq secondes qui pour nous furent uneéternité […]. On assiste alors à quelques dizaines de secondes de l’hor-rible afeitado, sciage des cornes à vif de l’animal… Compressé dans unétau, il ne peut bouger ni le museau, ni la tête, ni même le reste ducorps… Et les tortionnaires scient, liment, et discutent tranquillementavec le journaliste pour lui expliquer ce qu’ils sont en train de faire…Pendant ce temps le taureau, lui, souffre atrocement… Dans l’indiffé-rence la plus totale des personnes qui l’entourent… L’indifférence, oui,mais pas le silence… Le bruit effroyable de la scie, puis celui de la limedevraient leur rappeler à chaque seconde le crime qu’ils sont en trainde commettre… Seraient-ils sourds? Pour nous qui ne sommes passourds, ces crissements atroces étaient insupportables. »

Cette mise à l’épreuve des sens peut également se manifester au coursde dispositifs s’apparentant à des formes de zap. Ainsi, en mars 2005, lesmilitants du CRAC s’emploient à perturber une séance de dédicaces d’unouvrage tauromachique à la FNAC de Nîmes :

« Munis d’un magnétophone et d’une bande-son contenant les hurle-ments de douleur de jeunes taurillons massacrés à l’arme blanche parde jeunes toreros “inexpérimentés” […]. Delphine brandit des photosde taureaux ensanglantés et moi j’enclenche la cassette audio.Stupeur ! Les hurlements envahissent le hall et les vigiles ne tardentpas à arriver. Tout s’est finalement bien déroulé et la directrice de lacommunication, appelée en renfort, a fini par nous avouer avoir ététouchée par ces cris de détresse. » (Bulletin du CRAC, 4)

D’une manière générale, on voit donc comment certains dispositifss’appliquent à mettre les sens, en l’occurrence l’œil et l’oreille, à rudeépreuve afin que le public initialement indifférent puisse mesurer — àl’aune même de l’écœurement qu’il ressent — le caractère abject de lapratique incriminée. Le travail militant consiste donc ici à transmuerdes expériences sensorielles immédiates en incitations à agir : si les états

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affectifs suscités par les dispositifs de sensibilisation se révèlent à cepoint insupportables, alors il ne peut être possible de tolérer la légitimitéque certains prêtent à la tauromachie. L’effroi suscité par le sort de lavictime animale est d’ailleurs souvent relayé et amplifié par une indigna-tion à l’endroit des motifs invoqués par ses bourreaux humains. À cettefin, des discours d’accompagnement s’appliquent souvent à relever, surle mode ironique et révolté, le fait que les aficionados puissent se récla-mer d’un « art », d’un « raffinement », d’une « esthétique »,tauromachique. Confrontées à la répugnance immédiatement suscitéepar les images, ces justifications de la corrida apparaissent vite aussidouteuses que scandaleuses.

Ainsi, les émotions éprouvées à travers de tels dispositifs s’avèrent desplus réactives et participent sans aucun doute à la définition sociale desseuils de sensibilité à la violence, au sang et à la mort, sur laquelle lasociologie évolutionnelle de Norbert Elias a attiré notre attention7. Pourle dire autrement, l’efficacité des dispositifs qui visent à exhiber la natureabjecte de la corrida semble bien dépendre de conventions socialespréexistantes que les militants contribuent à renforcer. Pourtant, alorsmême qu’elles constituent de précieuses ressources, ces sensibilités socia-lement reconnues apparaissent également comme des contraintes quipeuvent entraver l’action des activistes. Les réactions affectives de natureviolente et extraordinaire, si elles permettent bien de faire sortir de leurindifférence initiale des publics peu au fait de la cause, risquent souventde se retourner contre leurs promoteurs accusés alors d’exhiber une tropgrande et inconvenante agressivité, obscénité, morbidité, etc. Ainsi, enjuillet 2007, le CRAC, la FLAC et la SPA-Paris prennent le parti desoumettre le grand public à une forme de dispositif de sensibilisation quia fait plusieurs fois ses preuves. Un spot publicitaire d’une trentaine desecondes est réalisé, à partir des images du film de Jérôme Lescure, en vued’une diffusion sur les chaînes hertziennes de la télévision française. Lespot s’ouvre sur une question inscrite en lettre sanguinolente

197L’opposition à la tauromachie

7. Cf., plus particulièrement, Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris,Calmann-Lévy, 1973 ; Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. Laviolence maîtrisée, Paris, Arthème Fayard, 1994. Sur la manière d’envisagerl’histoire de la corrida à partir des thèses du sociologue allemand, je me permetsde renvoyer à mon article « Aficionados et opposants à la tauromachie. Lesformes plurielles de la civilisation », Politix, 16 (64), 2003.

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(« Connaissez-vous la corrida? ») puis, sur une musique discordante etbruyante, des images de mises à mort de taureau se succèdent avant delaisser place au bruit d’un battement de cœur et à un texte lu par le chan-teur Renaud 8. L’accueil réservé au spot témoigne des objections etobstacles auxquels les entrepreneurs de cause peuvent se heurter dès lorsqu’ils sollicitent des émotions déplaisantes habituellement réprouvées ausein de l’espace public. Par sa décision de juin 2007, le Bureau de vérifi-cation de la publicité (BVP) refuse le projet en arguant, notamment, de laprésence d’« images de nature à heurter le public » et de « photos expli-cites “difficiles à supporter” de douleurs ». Le spot sera édulcoré, unepremière fois en le privant de sa musique tonitruante, puis plus encore unedeuxième fois grâce au recours à des images floutées. En dépit de ceteffort d’euphémisation du dispositif initial, le BVP réitérera son refus enexcipant que « le commentaire assimilant à de la barbarie des manifesta-tions autorisées, accompagné de mugissements de détresse et de douleursont bien de nature à choquer le public ». Certes, l’argumentation hétéro-clite du BVP évoque également le préjudice économique porté à l’ensembledes intervenants du secteur ; ce qui incitera les opposants à la tauroma-chie à dénoncer — à tort ou à raison? — la énième preuve de l’influenced’un « lobby tauromachique ». Quoi qu’il en soit, l’affaire révèle bien laréception problématique dont peuvent faire l’objet des dispositifs de sensi-bilisation qui invitent le public à l’effroi et la répugnance. En imposant àautrui des états affectifs déplaisants, les entrepreneurs de cause risquentde s’aliéner ceux qui jugeront bien trop brutal le dégoût auquel ils sontexposés de manière inattendue. Ainsi, le bon de commande du deuxièmepamphlet anticorrida rédigé par la présidente de l’Alliance Anticorrida 9

précise soigneusement que l’ouvrage, à la différence de son prédéces-seur 10, « ne contient aucune photo choquante, vous pouvez donc lecommander sans crainte de voir votre sensibilité mise à rude épreuve ».Autant dire que si les réactions affectives immédiates et répulsives s’avè-rent jouer un rôle déterminant dans l’opposition à la corrida, elles nepeuvent constituer, à elles seules, l’ensemble de l’offre émotionnelle qui

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8. Ces spots peuvent être visionnés sur le site de la SPA : http://www.spa.asso.fr.9. Claire Starozinski, On est toujours le taureau de quelqu’un, édité par l’au-teur, 2003.10. Claire Starozinski, La Mort donnée en spectacle ou Petit manuel à l’usagedes anticorrida, édité par l’auteur, 1998.

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sous-tend l’édification de la cause. On comprendrait mal d’ailleurs que desmilitants puissent s’adonner à un activisme qui les condamnerait àdemeurer constamment, pour ainsi dire, au bord du vomissement.

De fait, bien d’autres dispositifs de sensibilisation exhortent les oppo-sants à la tauromachie à des émotions moins déplaisantes et moinssocialement inconvenantes que celles décrites ci-dessus. Certaines de cesémotions relèvent encore des réactions instantanées sauf qu’elles s’appa-rentent désormais aux états plaisants de l’attendrissement et de lasympathie. Il n’est pas rare, en effet, que les défenseurs des causesanimales exhibent des images mettant en scène, soit la tendresse de l’ani-mal à l’égard de ses petits, soit la relation privilégiée qui peut se nouerentre l’enfant et son animal d’affection. L’opposant à la tauromachie,loin d’être exclusivement habité par l’aversion et la colère, se présentecomme un être sensible aux épanchements tendres et bienveillants. Oncomprend mieux alors qu’un pamphlet anticorrida comme La Mortdonnée en spectacle de Claire Starozinski peut contenir aussi bien l’imaged’un cheval éventré par un taureau, que celle de son auteur posant avecses deux enfants et le chien de la famille. D’une manière générale, lafigure de l’animal d’affection (chien, chat, cheval…) n’est jamais bien loindu champ de vision de l’activiste anticorrida et il n’est pas insignifiantd’observer, lors d’une manifestation à Fréjus en juillet 2005, qu’une dameaccompagnée de son bichon tenu en laisse tienne à arborer une pancarteindiquant : « J’aime mon chien, j’aime les animaux, j’aime les taureaux. »De même, une militante du CRAC soucieuse d’aider l’enquêteur dans soninvestigation, aura la gentillesse de lui faire parvenir une compilation destracts présentant les divers combats en faveur des animaux, sans oublierde l’accompagner d’une lettre très aimablement signée : « Vous saluentégalement Brindille, Chloé, Karine, Triko, Zoé, Jeannot, Tiboul, Ziggy,les chats de la maison et Caresse la chienne ! Tous recueillis après avoirété trouvés dans une grange, une ZUP ou apportés par des maîtres quivoulaient s’en débarrasser sous divers prétextes. »

Émotions réflexives et gratifications militantes

L’étude de l’offre émotionnelle sous-jacente à l’opposition à la corridademeurerait bien incomplète si l’on négligeait d’interroger les effets

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produits par des dispositifs empruntés à la littérature, la chanson, les artsplastiques ou la philosophie. Dans cette optique, nous pourrons légitime-ment faire abstraction de deux phénomènes qui ne recoupent que trèspartiellement les processus qui nous préoccupent : d’une part, l’enrôle-ment d’artistes connus par le grand public afin de grandir la cause 11,d’autre part, la possibilité de recueillir des fonds grâce à la vente d’œuvresou de concerts. Nous porterons plutôt notre attention ici sur les modali-tés selon lesquelles certains dispositifs contribuent à complexifier l’offreémotionnelle de la cause étudiée en recouvrant l’aversion à l’égard de latauromachie d’une forme de délectation esthétique.

On notera, pour commencer, à quel point la formalisation littérairepeut efficacement renforcer les effets de cette forme d’énonciation trèsparticulière que constitue le témoignage. Ce type de récit, très souventutilisé par les militants, consiste à toucher le public grâce à une descrip-tion a posteriori, non seulement d’un événement qui se doit d’être connude tous, mais plus encore de la manière dont le témoin a pu alors êtreaffecté 12. Non content d’exclure la froide indifférence d’un simplecompte rendu 13, le témoignage attise les émotions en entremêlant leursoccurrences successives : aux émotions que le témoin a éprouvées aucours de l’épisode révélé s’ajoutent, d’abord, celles qu’il ressent au coursde leur mise en récit, ensuite, celles que cette narration provoque auprèsdes destinataires. De fait, les militants semblent souvent se faire undevoir de relater des expériences qu’ils perçoivent comme une preuveirréfutable du caractère impérieux de leur combat : les quelques secondesoù le taureau agonisant a croisé leur regard, les sensations éprouvées ense remémorant les dernières minutes passées auprès d’un cheval mort

200ÉMOTIONS… MOBILISATION !

11. À la date de décembre 2005, 192 personnalités des arts et spectacles avaientsigné le manifeste du CRAC, parmi lesquelles Renaud, Dave, Annie Cordy,Johnny Hallyday, Florent Pagny, et bien d’autres. Sur les contraintes et leslimites de ce procédé qui place la cause défendue sous la dépendance, et de lasegmentation des publics, et du prestige ou de la « ringardise » attribués auxartistes enrôlés, voir le chapitre 1.12. Voir à ce propos, Dominique Mehl, « Le témoin, figure emblématique de l’es-pace privé-public », dans Daniel Cefaï et Dominique Pasquier (dir.), Les Sens dupublic. Publics politiques, publics médiatiques, Paris, PUF, 2003.13. Sur l’exigence d’une parole affectée et sur l’interdit du tel quel, voir LucBoltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique,Paris, Métailié, 1993.

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dans l’arène, la répugnance ressentie au contact du milieu taurin 14… Letémoignage apparaît donc comme un dispositif de sensibilisation à partentière centré sur le compte rendu d’un événement réellement advenu.On remarquera pourtant à quel point certaines techniques, empruntéesà l’art de la narration littéraire, peuvent amplifier d’autant plus l’émo-tion du témoignage qu’elles produisent de puissants effets dramatiques,tragiques, ironiques, destinés à frapper le lecteur.

« Le silence paralyse le cirque, silence de mort… transpercé subitementd’un éclair tranchant : la dague se lève, vise la bête écharpée, chan-celante. Schtang ! Le sang gicle par saccades du museau meurtri.Schtang ! Lourdement, péniblement, la masse s’est affaissée, quelquesmeuglements, quelques spasmes encore… les yeux agonisants inter-rogent le ciel bleu comme le sang, jettent un dernier regard sur l’habitde lumière dont la brillance fait mal, si mal. Un enfant pleure. Quelquepart un chien hurle. Et quand la mort pénètre doucement dans cecorps mutilé, je me sens lasse, si lasse… Fanfare, hurlements, applau-dissements, rires, houles honteuses. Un épais brouillard sonorem’entoure. Monsieur, s’il vous plaît, prenez-moi par la main,conduisez-moi vers la sortie, j’étouffe, l’air est vicié ici, j’ai la nausée.La corrida, vous aimez monsieur ? Que dites-vous ? Vous jouez del’orgue de barbarie ? Je trébuche, je vomis. Excusez-moi… on n’en estpas à une salissure près ! Vous êtes pitoyable… »(« La corrida comme une passion », texte signé Irène Noël)

Paula Lois, présidente de l’association Cheval, ne peut retenir seslarmes lorsqu’elle évoque le destin de ces chevaux, eux pour qui elle atout sacrifié […]. L’émotion est à son comble lorsqu’elle s’adresse àSaludo :

« En 1994, nous nous étions rencontrés derrière les arènes où tuattendais, fier et inquiet. Je t’ai donné un sucre et j’ai eu peur pourtoi. Tu as combattu des taureaux qui ne t’avaient rien fait, pour le

201L’opposition à la tauromachie

14. Dans le bulletin n° 4 du CRAC, un article intitulé « Un cauchemar vécu del’intérieur. Vivre au pays des “toros” » décrit le malaise d’une journaliste queles hasards de l’existence ont conduite durant quelque temps à se rapprocherd’une famille d’éleveur de taureaux en Camargue.

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plaisir et le lucre de ton maître. Tu as eu beaucoup de frayeurs maistu t’en es toujours sorti, jusqu’en mai dernier où à Mont-de-Marsanta bonne étoile t’a abandonné. On y avait organisé une corrida dontles bénéfices, pour donner bonne conscience à tout le monde,devaient être reversés à une entreprise près du dépôt de bilan. Cejour-là tu n’étais pas en forme, on a même parlé de faiblesse. Tu asmanqué ton coup et tu as été brisé par le taureau. Tu n’es jamaisrevenu de Mont-de-Marsan. »(Claire Starozinski, La Mort donnée en spectacle, Alliance pour lasuppression absolue et continue des corridas, 1998)

D’autres techniques d’écritures, non soumises à l’exigence d’uneindexation réaliste, peuvent également produire un effet de renforcementde l’adhésion à la cause. Il n’est pas rare ainsi que les procédés de lapoésie soient mobilisés par des militants qui entendent manifester lessentiments profonds qui les lient à leur combat. Ainsi, l’un des membresde l’association Adeo-animalis a pris soin de rédiger un poème afin d’ac-compagner un dessin représentant un taureau couvert de banderilles :« Alors tourne et danse/Ajuste bien ton pas/À la douleur des coups delance/Qui te déchirent à chaque pas ». L’un des bulletins du CRAC présenteun encart où la photographie d’un chien abandonné en attente d’êtrerecueilli est accompagnée d’un poème extrait d’un livre signé VirginieMarino : « Ils ne comprennent pas mon chagrin/“Après tout ce n’étaitqu’un chien !”/Mais ils oublient que les humains/Valent parfois bienmoins que rien ! » Quand au site internet de la FLAC, il présente un« Espace poésie » où les opposants à la tauromachie sont invités à sedélecter de deux textes, l’un de Jean Poignet, Requiem pour le 109, l’autredu docteur Galobardès, Olé 15.

Les arts plastiques ne sont pas non plus négligés. En novembre 2005,par exemple, le CRAC, le député-maire de Villeneuve-lez-Avignon, Jean-Marc Roubaud, et l’artiste peintre Michel Clarence organisent uneexposition de peintures anticorrida. Les tableaux réunis, aux titres

202ÉMOTIONS… MOBILISATION !

15. Au pouvoir de suggestion des mots, les opposants à la tauromachie ajou-tent parfois la capacité d’entraînement de la musique. Cependant, en ce quiconcerne spécifiquement les usages des performances musicales en tant quedispositifs de sensibilisation, je me permets, faute de place, de renvoyer à monouvrage La Musique en colère, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

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souvent éloquents (L’Odeur de la médiocrité de G. Vila, L’Esthétique desvautours de J. Vlies, Arènes sanglantes de M. Clarence), présententsouvent des aspects sanguinolents et macabres. Pourtant, à la différencedes dispositifs observés plus haut, ces aspects répugnants sont censésexiger du public une appréciation esthétique qui fait toute la valeur del’art. Ainsi, le tableau lugubre de l’artiste Tony Quimbel, un toréador à têtede squelette manipulé par un sinistre marionnettiste, sera acheté parJeanne Augier, P-DG de l’hôtel Negresco à Nice, afin de manifester sonsoutien à la lutte anticorrida — 10 % de la vente sera reversée au CRAC.Cependant, et là encore, il importe de noter que le recours à la représen-tation picturale, loin d’être réservé à des professionnels reconnus dusecteur, est souvent le fait de militants qui entendent bien plus sublimerleur opposition à la corrida que faire carrière en tant qu’artiste peintre.L’histoire du tableau réalisé par Thierry Hély, chargé de communicationdu CRAC, constitue d’ailleurs l’occasion de repérer les propriétés decertains dispositifs de sensibilisation. Le tableau en question, utilisé à denombreuses reprises notamment sur la jaquette du DVD Alinéa 3, repré-sente le buste très stylisé d’un taureau blessé qui pointe son museau versle ciel : un énorme « pourquoi ? », écrit en lettres rouge sang, sembleaccompagner son mouvement. Il importe de remarquer ici que la seuleprésence de cette question vise à éprouver la capacité du public à uneintrospection le portant à méditer des préceptes moraux de grande géné-ralité. Ce procédé est d’ailleurs également mobilisé sur la couverture dudeuxième pamphlet anticorrida de Claire Starozinski où une simple calli-graphie évoquant la silhouette d’un taureau pointe en direction du titrede l’ouvrage : On est toujours le taureau de quelqu’un. Des dispositifs dece type frayent la voie à une réflexion d’ordre moral qui distingue enprincipe les hommes dotés de conscience, les intelligences supérieurescapables de questionner le bien fondé des conduites humaines. End’autres termes, le public est invité ici à prendre appui sur une répu-gnance, pour ainsi dire « viscérale », afin d’accéder aux satisfactionsqu’offre une réflexion intellectuelle visant le Juste, le Bien, le Vrai. Leprocédé produit d’autant plus d’effets lorsque les militants s’appliquent àrappeler les commentaires bienveillants que Jacques Derrida a pu profé-rer à l’endroit du tableau de Thierry Hély. Dans plusieurs lettres datées de2003, le philosophe français écrit au militant du CRAC : « Votre tableauPourquoi? est constamment devant mes yeux […]. Les documents que

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vous m’envoyez sont extraordinaires, et si c’était encore nécessaire, plusque probants. […] J’ai une telle sympathie pour la cause que vous défen-dez que j’accepte volontiers de devenir le président d’honneur de votremouvement. » Bien évidemment, les citations de ces lettres, notammentlorsque le décès du philosophe donne lieu à la réalisation d’un documentintitulé Une lueur d’humanisme s’éteint, participent elles-mêmes au déve-loppement du dispositif de sensibilisation. À la tristesse du deuil secombine la fierté de pouvoir se réclamer de la proximité et de l’amicalsoutien d’un homme qui sera d’autant plus célébré que le prestige qui luisera prêté rejaillira sur les opposants à la tauromachie. L’opération rejointici cet autre procédé récurrent que constitue ce travail de filiation àtravers lesquels les militants s’efforcent généralement de grandir leurcombat en l’apparentant à celui d’illustres prédécesseurs dont il seraitindigne d’oublier l’héritage 16 : « Si Hemingway et Picasso étaientamateurs de la barbarie tauromachique, pour notre part nous préférons— écrivent dans une lettre commune douze associations militantes —Victor Hugo, Émile Zola, Romain Gary, Théodore Monod, AlbertJacquard, Jacques Derrida qui s’y sont opposés et s’y opposent. » D’unemanière générale, Victor Hugo constitue la figure tutélaire la plusfréquemment évoquée et il n’est pas rare que les opposants à la tauroma-chie s’emploient à rappeler les paroles du grand homme : « Torturer untaureau pour le plaisir, pour l’amusement, c’est plus que torturer unanimal, c’est torturer une conscience. »

Dégoût, effroi, indignation, mépris des aficionados, attendrissement àl’égard des animaux, mais aussi délectation des formalisations littéraires,musicales ou picturales, goût pour l’introspection morale, la conceptionet l’énonciation de jugements philosophiques généraux, admiration desgrands hommes, fierté de pouvoir s’y apparenter, mais encore échange del’estime réciproque au sein du groupe militant, enthousiasme d’agir deconcert, etc. : l’étude des dispositifs de sensibilisation permet de saisirtoute l’étendue de la gamme d’émotions que l’engagement antitauroma-chique permet d’éprouver et d’exprimer. Un tel constat mérite d’êtresouligné au regard de l’impasse théorique des postulats utilitaristes trop

204ÉMOTIONS… MOBILISATION !

16. À ce propos, je me permets de renvoyer à mon article « Tradition(s) », dansOlivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouve-ments sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, à paraître.

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souvent privilégiés pour rendre compte de l’action collective. Commechacun sait, les thèses de Mancur Olson ont conduit bon nombre de cher-cheurs à adopter un modèle emprunté à la science économique selonlequel l’engagement devrait inéluctablement résulter d’une logiquecompétitive d’optimisation de biens privatifs. Or, si l’on tient véritable-ment à débusquer des incitations sélectives, il conviendrait de reconnaîtreque ces dernières ne peuvent s’apparenter à des « utilités », des « intérêts »,tels ceux qui se disputent sur des marchés. À moins de faire preuve d’unaveuglement étonnant, le chercheur ne peut nier que bon nombre demilitants payent beaucoup plus, en temps et en argent, qu’ils ne sontrétribués par leur engagement. Il paraît donc pertinent d’affirmer quec’est parce qu’ils se voient offerte la possibilité d’éprouver les émotionspropres à la cause étudiée que les activistes supportent le coût de leuractivisme militant. En l’occurrence, il importe de noter que c’est bienl’expérimentation de l’ensemble des émotions observées, et non pas seule-ment celles qui paraissent les plus agréables, qui constituent les ressortsessentiels de l’engagement. Les relations d’interdépendance entre lesémotions immédiates répulsives et les émotions réflexives gratifiantes, eneffet, instituent une tension qui devrait nous autoriser à envisager l’en-gagement comme une forme de quest for excitement. Par là, et à la suitede Norbert Elias, il faut entendre plus précisément que le militantismeentretient sans doute quelques rapports avec la sphère des pratiques ayant« pour but de faire naître des émotions, de les éveiller, de provoquer destensions sous la forme d’une excitation contrôlée et modérée […], sous laforme d’une excitation “mimétique” appréciable, celle-ci pouvant avoirun effet libérateur, cathartique, même si la résonance émotionnelle aucadre imaginaire contient, comme c’est en général le cas, des élémentsd’anxiété ou de désespoir 17 ».

Certes, une théorie de ce type paraîtrait bien trop générale, et doncdouteuse, si l’on ne soulignait pas aussitôt qu’il convient encore d’expli-citer pourquoi, compte tenu de leur histoire sociale respective, certainsindividus, bien plus que d’autres, tendent à apprécier les émotions quel’opposition à la tauromachie leur permet d’éprouver. Plutôt que desimplement rabattre l’engagement militant sur une inexorable quête d’ex-citations gratifiantes — exactement comme d’autres invoquent une

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17. Norbert Elias, Sport et civilisation, op. cit., p. 62.

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irrésistible poursuite d’utilité —, il convient encore de préciser dans quellemesure la mise à l’épreuve de certaines émotions constitue une rétribu-tion militante indissociablement liée à des expériences socialesantérieures qui se doivent d’être spécifiées.

Pluralité d’appréciations et jeux d’émotions

Sauf à renoncer à toute perspective sociologique, le chercheur nepeut faire autrement que de questionner l’histoire sociale de ceux quise révèlent régulièrement impliqués dans la mise en œuvre des dispo-sitifs de sensibilisation étudiés. Les émotions, en effet, « ne sont pas uneémanation singulière de l’individu, mais la conséquence intime, à lapremière personne, d’un apprentissage social et d’une identificationaux autres qui nourrissent sa sociabilité et lui signalent ce qu’il doitressentir, et de quelle manière, dans des conditions précises […]. Ledéclenchement des émotions est nécessairement une donnée culturelletramée au cœur du lien social et nourrit par toute l’histoire du sujet 18 ».En l’occurrence, on ne peut qu’être frappé par la diversité des typesidéaux que l’observation des divers militants qui se côtoient au coursdes manifestations anticorrida permet de reconstituer.

Pour de nombreux enseignants du secondaire, adhérents à la cause, lacorrida constitue un affront au regard de la vocation pédagogique àlaquelle ils se sont consacrés. C’est bien pourquoi soixante-quinze ensei-gnants, psychologues et psychiatres, s’appliquèrent à signer une lettre aupropos très significatif : « Ma formation et mon expérience professionnelleme conduisent à penser que toute activité tendant à banaliser la violenceest susceptible d’affecter gravement le développement de la personnalitéd’un enfant ou d’un adolescent […]. En conséquence je m’élève contre toutprojet de création d’une école taurine et j’estime que la ville de Béziers doity renoncer définitivement. » De même, les enseignants qui adhèrent à lacommission Éducation-Réseau de vigilance pédagogique de la FLAC enten-dent lutter contre « le prosélytisme tauromachique en milieu scolaire »qu’ils jugent incompatible avec l’idéal démopédique de l’école républicaine.

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18. David Le Breton, Les Passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris,Payot, 2004, p. 136.

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Du côté des protestants, l’ascétisme qui prescrit la domination desinstincts et des plaisirs les plus vifs en vue de la perfection moraletransparaît souvent à travers la dénonciation de la corrida. Ainsi il estsignificatif que Théodore Monod décrive cette pratique barbare comme« une cruelle et scandaleuse complicité entre sadisme et érotisme » quipermet « à une catégorie très limitée de satisfaire son appétit de sanget de cruauté » 19.

Pour les évangélistes du mouvement de la Vie universelle, les émotionséprouvées à travers l’opposition à la tauromachie semblent plutôt intime-ment liées à celles qui les portent à vouloir rompre avec l’ordre préalabledes choses afin de mieux s’en remettre à une foi salvatrice. À leurs yeux,arracher les animaux à leurs tourments équivaut à rompre ostensiblementavec les habitudes d’un monde corrompu par le péché afin de renaîtresous les traits de ceux qui entendent enfin se vouer à Dieu 20.

En ce qui concerne, en revanche, certains libertaires de gauche enga-gés dans la cause, le combat contre la tauromachie représente l’occasiond’éprouver une colère pamphlétaire à l’encontre des idoles imposées parceux qui dominent un monde d’argent et de mensonges. Les journalistesde Charlie Hebdo, notamment Luce Lapin et Philippe Val, s’emploientainsi régulièrement à faire état de la révolte que leur inspire la tauroma-chie. Le style émotif cher au journal — le « coup de gueule », l’ironiemordante, les mots d’esprit — caractérise également les textes d’AlainPerret, fondateur du Club de réflexions et d’actions pour la libérationanimale et rédacteur du bulletin satirique Les Écrits sauvages. Celui-ci,dans La Mafia tauromaniaque, dénonce les connivences entre l’Église et

207L’opposition à la tauromachie

19. Théodore Monod, La Mort donnée en spectacle, op. cit. Bien que le savantsoit très souvent invoqué par les militants anticorrida pour ses titres scientifiqueset académiques, on ne peut ignorer que celui-ci est également le fils d’une famillede pasteurs sur pas moins de quatre générations.20. Cette conception rappelle la manière dont, selon Michaël P. Young, lesmouvements évangélistes, au cours du XIXe siècle, ont pris part au mouvementréclamant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Selon l’auteur, en effet, lesmots d’ordre abolitionnistes de ces chrétiens rigoristes doivent être rapportés àl’homologie qu’ils opéraient entre, d’une part, les esclaves soumis à l’exploita-tion et, d’autre part, l’image métaphorique de l’homme esclave du péché : « Leuraversion pour l’exploitation des esclaves a été largement intensifiée par leurrépugnance à l’égard du péché personnel, cette énergie émotive la plus puissantechez les évangélistes. » Michaël P. Young, « A Revolution of the Soul :Transformative Experiences and Immediate Abolition », dans Jeff Godwin,James M. Jasper et Francesca Poletta (eds), Passionate Politics. Emotions andSocial Movements, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2001, p. 111.

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la corrida, les collusions d’intérêts occultes autour de la tauromachie, lacupidité des éleveurs, l’impunité de leurs fraudes, la servilité des médias(« l’indépendance, c’est une question de zéro sur le chèque ! »)…

Pour les militants du mouvement France en action 21, manifester uneopposition à la corrida participe de la quête d’un engagement politique,« au-delà du clivage droite-gauche », ayant pour mots d’ordre une écono-mie écologiquement responsable, une santé axée sur la prévention, ainsiqu’une nouvelle éducation pour la jeunesse : « Nous ne voulons pas larévolution : nous voulons en finir avec les souffrances évitables,construire un bien-être durable pour tous ! »

Pour d’autres opposantes à la corrida, souvent membres de la SPA,enfin, la bienfaisance à l’égard des taureaux semble alimenter le senti-ment selon lequel une vocation spécifique dicterait aux femmes deprendre la défense des plus faibles (enfants comme animaux) comme s’ils’agissait de contrecarrer une domination masculine aveugle et brutale,bêtement virile et machiste.

La vigilance des enseignants, l’ascétisme des protestants, la conversiondu born again, la colère pamphlétaire de Charlie Hebdo, la réconciliationde la politique et du souci de soi, la tendresse des dames de la SPA, etc. :on mesure ici à quel point les dispositifs de sensibilisation à la corridalaissent place à des formes d’appréciations diverses et contrastées. Unetelle hétérogénéité mérite d’être soulignée pour au moins deux raisons. Entout premier lieu, parce qu’elle confirme que les émotions propres à l’ac-tivisme anticorrida, loin de résulter exclusivement du bon agencementdes dispositifs, résultent également d’expériences sociales antérieures quise doivent d’être relevées. En second lieu, cette forte disparité des formesd’appréciation récuse ces métaphores de l’imitation grégaire, ou de lapropagation virale, chères à la psychologie des foules, et selon lesquellesles mobilisations trahiraient l’assujettissement d’un nombre croissantd’individus à une sorte d’impulsion univoque. Or, comme nous l’avonsnoté en introduction de cet ouvrage, l’étude des dispositifs de sensibili-sation nous contraint à bien distinguer, d’une part, les types d’émotionssocialement reconnus que les militants s’appliquent à prescrire et, d’autre

208ÉMOTIONS… MOBILISATION !

21. France en action est le mouvement de Jean-Marc Governatori qui tentad’être candidat à l’élection présidentielle de 2007 mais qui n’obtint pas les cinqcents parrainages nécessaires.

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part, les réactions affectives effectivement éprouvées qui sont loin de serésumer exclusivement à celles qui sont ostensiblement escomptées.

À l’encontre d’une inéluctable uniformisation des états de conscience,les dispositifs que nous observons alimentent des jeux d’émotions dont lacomplexité ne doit être en aucun cas négligée. L’expression doit êtrecomprise ici au double sens du terme car il s’agit de désigner, non seule-ment la manifestation de séries, d’assortiments, d’ensembles compositesde réactions affectives, mais encore des décalages, des défauts d’ajuste-ment, des glissements subreptices, qui favorisent de manière très inégalela coordination des actions. En définitive, les dispositifs de sensibilisationdoivent leur efficacité mobilisatrice au fait qu’ils permettent aux acteursde s’entendre à un niveau infra-argumentatif qui préserve une très largeéquivocité interprétative. Par là même, ils s’avèrent en mesure d’assurerl’enrôlement de publics hétérogènes qui peineraient à travailler de concerts’ils devaient expliciter, par des procédés discursifs, les principes ultimes,les hiérarchies de valeurs, grâce auxquels ils entendent justifier leuraction. On imagine d’ailleurs sans mal les dissensions que pourrait susci-ter, au sein du mouvement anticorrida, une élucidation des visions dumonde qui motivent les hussards noirs de l’école laïque, les évangélistes,les libertaires de gauche, l’entrepreneur politique en quête d’un nouveaumoyen pour motiver les électeurs, etc.

En l’occurrence, c’est bien la convergence d’émotions éprouvées à partird’expériences hétérogènes qui autorise le développement d’une actionconcertée afin de faire entendre des revendications qui vont de l’interdic-tion de la corrida aux mineurs jusqu’à son abolition pure et simple. Pourautant, cette convergence n’est en rien inéluctable et il revient au cher-cheur de préciser, au cas par cas, dans quelle mesure les jeux d’émotionsfomentés par des dispositifs militants peuvent aussi bien conduire à laconvergence des réactions qu’à des formes de divergences peu propices audéveloppement d’une action convenablement coordonnée. Lorsqu’ils s’ef-forcent de prescrire des émotions utiles au développement de leur cause,les acteurs protestataires ne sont jamais assurés de ne pas susciter, en fait,une pluralité d’appréciations partiellement antithétiques, voire parfois unecertaine perplexité, un embarras, une confusion interprétative. Certes,comme on vient de le noter, une relative hétérogénéité des réactions peuttrès opportunément répondre à l’exigence de rallier le plus grand nombre,fût-ce sur la base de malentendus. Cependant, les entrepreneurs de cause

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ne peuvent se permettre, pour autant, qu’une indétermination trop grandedes émotions occasionnées par leurs dispositifs entrave la possibilité devoir leurs revendications convenablement comprises et entendues.

De l’empathie à l’explication sociologique

Si elle paraît donc bien indispensable, l’analyse de la mise à l’épreuvedes émotions ne peut pour autant être tenue suffisante en elle-même. Àvrai dire, le concept de dispositifs de sensibilisation ne produit de véri-tables effets de connaissance qu’à partir du moment où il favorise lerecoupement avec de multiples données empiriques sur lesquelles lesparadigmes successifs de l’étude de l’action collective ont attiré notreattention : élaboration de cadres discursifs, rapports aux médias, biogra-phies et carrières militantes, propriétés des organisations mobilisées,ressources matérielles, calculs stratégiques, rapports de force entre lesprotagonistes en présence, et last but not least, évolutions des contextesde l’action collective, et notamment des conjonctures politiques. Le pointcrucial à retenir ici est que l’intelligibilité produite par le chercheur nepeut entièrement et exclusivement porter sur l’un de ces différents typesd’informations nécessaires mais non suffisantes en soi. Les opérations detraitement des données correspondant à ces divers niveaux d’analysedoivent plutôt viser à démontrer que les informations rassemblées consti-tuent autant d’éléments fragmentaires qui peuvent être articulés de façoncohérente dans des systèmes de relations. Seuls ces systèmes de relationsconstruits à travers le long et lent travail interprétatif du chercheurpeuvent prétendre rendre plus intelligible, et de manière non réductrice,l’enchevêtrement des processus qui sous-tendent les mobilisationscollectives au sein de configurations inéluctablement singulières.

On remarquera ici que les opérations de recoupement que requiertl’étude des dispositifs de sensibilisation conduisent le chercheur à mieuxprendre conscience des glissements nécessaires entre les différents typesde connaissance que les sciences sociales exigent généralement de lui(colonne de droite du tableau 1). Plus que tout autre matériel, l’étude desdispositifs de sensibilisation impose tout d’abord au chercheur cette empa-thie préconisée par Max Weber, c’est-à-dire une capacité à éprouver, oudu moins à imaginer, les états affectifs, les états de conscience, en fonc-tion desquels les acteurs étudiés orientent significativement leurs conduites

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en tenant compte de celles d’autrui. L’apport essentiel, en l’occurrence, estde rappeler que l’indispensable compréhension du sens commun que lesentrepreneurs de cause partagent avec les publics qu’ils interpellent estloin de se limiter aux seuls énoncés discursifs qui alimentent tracts,slogans, ouvrages, et autres prises de parole visant à promouvoir la cause.Bien plus encore, la démarche préconisée ici a le mérite de mieux faire lepartage entre, d’une part, les raisons, c’est-à-dire les formulations argu-mentatives que les militants s’appliquent à faire valoir au sein de l’espacepublic, et, d’autre part, les mobiles qui renvoient aux significations tacites,implicites, que l’enquêteur doit s’efforcer de reconstituer. Comme on a pule voir, dès lors qu’il s’agit d’interroger l’origine sociale de ces appétencesqui poussent certains individus, plutôt que d’autres, à s’émouvoir pour la

211L’opposition à la tauromachie

Tableau 1 : Observat iondes dispos i t i f s de sens ib i l i sat ionet recoupement des informat ions

Recueil de données empiriques

Étude des caractéristiqueset de l’évolution des contextes

de l’action collective

Observations des sociabilités et des

organisations militantes

Relevé de données biographiques

Relevé des discours, tracts,livres militants

Formalisationargumentative des raisons

de l’engagement

Compréhension de sens communSUBJECTIVISME

OBSERVATION DES DISPOSITIFS

DE SENSIBILISATION

Origine sociale des mobilesde l’engagement

Implication émotionnelledes militants

Interpellation à distancedes soutiens potentiels

Interprétation indiciaire

Structures sociales et institutions politiques

Gratificationsaffectives

Rétributionsmatérielles

OBJECTIVISMEExplication distanciée

Processus à élucider Posture de l’observateur

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cause, le chercheur ne peut faire autrement que de s’en remettre au travailinterprétatif qui s’efforce, à partir des multiples indices rassemblés au filde l’enquête, d’apporter une intelligibilité qui ne lui préexistait pas 22.Certes, les relations d’affinités inférées entre les émotions prescrites et lesexpériences sociales des enseignants, des évangélistes, des libertaires degauche ou autres ne sont pas falsifiables au sens poppérien du terme, maisprétendre exiger le contraire équivaudrait à méconnaître que la scientifi-cité propre aux sciences sociales relève du raisonnement des sciencesempiriques de l’interprétation 23.

Cette place accordée aux méthodes de la tradition sociologique ditesubjectiviste ne nous condamne nullement, comme on le croit parfois àtort, à renoncer aux apports complémentaires d’une sociologie plus objec-tiviste qui exige une perspective de type holiste, selon laquelle laconnaissance de l’objet de la recherche présuppose préalablement celledes configurations sociales plus vastes au sein desquelles il s’insère. Cettetradition intellectuelle repose sur une démarche explicative qui consisteà rendre compte du déploiement des comportements militants enmontrant dans quelle mesure il dépend d’autres faits sociaux dont lesacteurs étudiés n’ont pas forcément conscience : évolution sociale desseuils de sensibilité à l’égard de la violence, effet de la place croissantede l’animal d’affection au sein des ménages, conflits de valeurs entre dessocialisations plus ou moins urbaines ou rurales, transformation decertains milieux professionnels, effets de la mobilité sociale, impact desconjonctures politiques, désagrégation des mots d’ordre et des identitéspartisanes, transformation des rapports entre les sphères de la publicitéet de l’intimité, etc.

En définitive, on voit dans quelle mesure une bonne intelligence desmobilisations collectives nécessite d’articuler des niveaux d’analysedistincts et complémentaires : d’une part, la compréhension des raisons

212ÉMOTIONS… MOBILISATION !

22. Ce travail herméneutique de déchiffrement propre aux « sciences de l’indice »se distingue du paradigme galiléen trop souvent perçu comme l’unique garantde la scientificité. À ce propos, voir Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes.Racines d’un paradigme de l’indice », dans Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes,traces, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.23. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique. Un espace nonpoppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006, p. 401.

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explicitement avancées par les acteurs ; d’autre part, l’interprétation dessignifications qui ne donnent pas lieu, de la part des acteurs étudiés, à uneformulation argumentative ; enfin, la mise à jour de systèmes de relationsqui échappent souvent, mais pas nécessairement, à la conscience desacteurs. Ainsi, la manifestation des émotions constitue, pour ainsi dire,le chaînon manquant entre, d’un côté les opérations de cadrage et lesstratégies développées intentionnellement par les entrepreneurs de cause,et de l’autre les dispositions qu’ils doivent, plus ou moins consciemment,à leur socialisation au sein de configurations sociales. C’est pourquoil’étude des dispositifs de sensibilisation est la mieux à même de formerl’enquêteur à cet indispensable travail d’interprétation, à cette doubleherméneutique, qui se constitue à « l’intersection de deux cadres de signi-fication : le monde social signifiant tel que le constituent les acteurs“ordinaires”, et les métalangages qu’inventent les scientifiques dessciences sociales 24 ».

213L’opposition à la tauromachie

24. Anthony Giddens, La Constitution de la société, Paris, PUF, 1987, p. 441.

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