"sensations et émotions d'une femme de passion. lukarde d'oberweimar (+ 1309)"

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Piroska Nagy SENSATIONS ET ÉMOTIONS D’UNE FEMME DE PASSION LUKARDE D’OBERWEIMAR († 1309) Il faut aussi savoir que les paroles entre sa servante et Dieu furent échangées non pas avec la voix de la bouche, mais avec la voix du cœur et des désirs ; et ce qu’elle vit des choses divines, elle le vit en extase, selon ce qu’a dit le bienheureux Bernard, à savoir qu’il y a deux sortes d’extases provoquées par la bienheureuse contemplation, l’une dans la pensée, l’autre dans les sens ; l’une dans la lumière, l’autre dans la ferveur ; l’une dans la connaissance, l’autre dans la dévotion. Elle vit ce qu’elle vit de ces deux manières, mais puisque, hélas, cette grâce n’est accordée qu’au petit nombre, nous conseillons vraiment à tous ceux qui n’ont pas encore mérité de l’obtenir qu’au moins ils prêtent foi à ces paroles, afin qu’ils ne prennent pas avec légèreté pour des mensonges les choses dont ils n’ont pas l’expérience, et qu’ils ne paraissent pas pécher gravement 1 . 1. Sciendum quoque, quod quae haec ancilla cum Deo locuta est, haec non voce oris sed voce cordis et desideriis locuta est ; et quae vidit talium, vidit per excessum mentis ; que- madmodum dicit beatus Bernardus, videlicet quod duo sunt beatae contemplationis excessus, unus in intellectu alter in affectu, sive unus in lumine alter in fervore, sive unus in agnitione alter in devotione. In his duobus vidit quicquid vidit, sed quia paucorum, pro dolor, est ista gratia, sane consulimus omnibus qui eam nondum habere meruerunt, ut saltem fidem dictis adhibeant, ne frivole haec, quae non sunt experti, trufas existiment et peccare gravissime videantur. Vita venerabilis Lukardis monialis O.C. in superiore Wimaria, éd. J. DE BACKER, Analecta Bollandiana, 18 (1899), p. 305-367. Désormais abrégée VLO, suivi du numéro du chapitre et de la page, ici VLO, XCIV, p. 365.

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Piroska Nagy

SENSATIONS ET ÉMOTIONSD’UNE FEMME DE PASSION

LUKARDE D’OBERWEIMAR († 1309)

Il faut aussi savoir que les paroles entre sa servante et Dieu furent échangéesnon pas avec la voix de la bouche, mais avec la voix du cœur et des désirs ;et ce qu’elle vit des choses divines, elle le vit en extase, selon ce qu’a dit lebienheureux Bernard, à savoir qu’il y a deux sortes d’extases provoquées parla bienheureuse contemplation, l’une dans la pensée, l’autre dans les sens ;l’une dans la lumière, l’autre dans la ferveur ; l’une dans la connaissance,l’autre dans la dévotion. Elle vit ce qu’elle vit de ces deux manières, maispuisque, hélas, cette grâce n’est accordée qu’au petit nombre, nous conseillonsvraiment à tous ceux qui n’ont pas encore mérité de l’obtenir qu’au moinsils prêtent foi à ces paroles, afin qu’ils ne prennent pas avec légèreté pour desmensonges les choses dont ils n’ont pas l’expérience, et qu’ils ne paraissentpas pécher gravement 1.

1. Sciendum quoque, quod quae haec ancilla cum Deo locuta est, haec non voce oris sedvoce cordis et desideriis locuta est ; et quae vidit talium, vidit per excessum mentis ; que-madmodum dicit beatus Bernardus, videlicet quod duo sunt beatae contemplationis excessus,unus in intellectu alter in affectu, sive unus in lumine alter in fervore, sive unus in agnitionealter in devotione. In his duobus vidit quicquid vidit, sed quia paucorum, pro dolor, est istagratia, sane consulimus omnibus qui eam nondum habere meruerunt, ut saltem fidem dictisadhibeant, ne frivole haec, quae non sunt experti, trufas existiment et peccare gravissimevideantur. Vita venerabilis Lukardis monialis O.C. in superiore Wimaria, éd. J. DE

BACKER, Analecta Bollandiana, 18 (1899), p. 305-367. Désormais abrégée VLO, suividu numéro du chapitre et de la page, ici VLO, XCIV, p. 365.

Ce rapide compte rendu, composé par son biographe, de la vieaffective et religieuse de Lukarde d’Oberweimar en donne aussi la cléde lecture à l’usage des incrédules. Femme extatique, Lukarde étaitune parmi bien d’autres à son époque à avoir connu une vie affectiveriche d’échanges intenses, malgré le choix de la vie de « solitaire », ausein d’un monastère de femmes. Ses sentiments et sensations étaientproduits par dévotion et en extase, c’est-à-dire dans un registre oùnous autres historiens modernes n’avons pas, par métier, accès. C’esten prêtant foi à la sincérité des paroles de l’auteur qu’il s’agira ici detraduire le récit des sensations et émotions mystiques d’une presquesainte, morte il y a sept siècles, en des termes qui nous permettrontde mieux comprendre la signification de l’affectivité dans la vie d’unereligieuse du XIIIe siècle finissant et dans celle de son entourage, ainsique dans l’histoire culturelle de l’époque qui en a produit labiographie.

Lukarde était une cistercienne, peu connue hors de sa commu-nauté locale, de sa région et des cercles cisterciens2. À son sujet, ilne subsiste qu’une vita à peine diffusée, rédigée peu après sa mortpar un clerc anonyme qui recueillit les témoignages des sœurs aprèsla mort de la sainte, ses deux confesseurs dominicains – qui auraientpu et dû écrire sa vie – étant morts avant elle3. Cette vita, publiée àpartir d’un seul manuscrit du XIVe siècle4 par les Bollandistes à la findu XIXe siècle, constitue une documentation fort réduite. De faitLukarde a eu jusqu’ici assez peu de succès parmi les savants5 : ce sont

2. Ainsi dans une image datée de la fin du Moyen Âge (de 1481-1581), provenant del’église désaffectée de Saint-Paul d’Abbeville, elle apparaît parmi les saintes religieusesde l’ordre de Cîteaux. Voir G. HENDRIX, Beatrijs van Nazareth, Iconografie, Louvain,Bibliotheek van de Faculteit godgeleerdheid, 2000.3. VLO, XCII, p. 363. Voir le commentaire d’A.M. KLEINBERG, Prophets in their OwnCountry. Living Saints and the Making of Sainthood, Chicago, Chicago University Press,1992, p. 99-100.4. Trouvé dans la bibliothèque des comtes de Schönborn à Pommersfeld, Codex Biblio-thecae Pommersfeldensis, MS perg. 30/2754 (XIVe siècle).5. Sur Lukarde, la bibliographie est relativement réduite. Outre l’ouvrage déjà cité deA.M. KLEINBERG, p. 99-125, pour ce qui nous intéresse, voir avant tout plusieurs essaisde C.W. BYNUM qui la mentionnent, réunis dans son Fragmentation and Redemption.Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion, New York, Zone Books,1991 ; EAD., Jeûnes et Festins sacrés. Les femmes et la nourriture dans la spiritualité médié-vale, Paris, Cerf, 1994. Sur elle exclusivement, on trouve surtout des notices de diction-naires que je ne citerai pas tous. Voir entre autres P. Dinzelbacher, Verfassung Lexikon,2e éd., vol. 5 (1985), col. 1045-1046 ; K. RUH, Storia della mistica occidentale, vol. II :Mistica femminile e mistica francescana delle origini, Milan, Vita e Pensiero, 2002,p. 136-138 ; bien en amont, voir M. WIELAND, « Die selige Lukardis », CistercienserChronik, X (1898), p. 193-199. À propos de ses stigmates, voir H. THURSTON, LesPhénomènes physiques du mysticisme, Paris, Gallimard, 1986, p. 57-59, 80-82, 154-160.

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surtout ceux qui se sont intéressés au phénomène de la stigmatisationqui se sont penchés sur son cas. Pourtant elle est une femme singu-lière, extrêmement étrange pour le lecteur moderne. À en croire savita, elle cumule les phénomènes mystiques psycho-corporels les plusexotiques : stigmatisation, grossesse spirituelle, lactation par laVierge... Si, à son époque, elle était une figure rare et radicale, pournous elle semble encore plus lointaine et difficile à saisir entre rhé-torique hagiographique et schèmes culturels monastiques. Son bio-graphe, qui se plaint – conformément au topos répandu à son époque– de tout ce que l’infelix oblivio, l’oubli malheureux, a effacé au sujetde son héroïne, ne disposait pas, en effet, de renseignements privilé-giés sur elle. Il a toutefois produit un texte qui permet de retracerl’histoire de la construction (locale) de sa sainteté. Tentons donc decomprendre sinon qui elle était, du moins ce qu’elle représentait pourles témoins de sa vie, l’auteur et ses lecteurs contemporains.

Grâce à ses singularités plutôt que malgré elles, Lukarde appartientbien à ce courant de la « mystique féminine » qui intrigue, depuismaintenant longtemps, des générations d’historiens. Au côté de Maried’Oignies († 1213), d’Angèle de Foligno († 1309) de Marguerite deCortone († 1297) ou de Claire de Montefalco († 1308), elle est unede ces femmes qui ont expérimenté le divin dans leur corps, leurssens et leurs émotions, et que l’on rencontre depuis le début duXIIIe siècle avec une fréquence grandissante. Les historiens intéresséspar la mystique ont pendant un temps tenu le langage des émotionspour caractéristique de la « mystique corporelle » des derniers sièclesmédiévaux, opposée à la « mystique intellectuelle » des hommes qui,à la manière de Maître Eckhart, ont fondé leur approche de Dieusur une théologie négative6. Dans les dernières décennies, de nou-velles approches ont été suggérées. Inspirée par le féminisme anglo-saxon des années 1980, Caroline Walker Bynum a proposé, dans unensemble d’études pionnières, de voir la spiritualité et la dévotionféminine substantiellement différentes de celles des hommes, carintrinsèquement liées aux expériences féminines du monde et desrelations humaines et sociales7. Dans la décennie suivante, Amy Hol-lywood, critiquant Bynum pour sa vision de la mystique trop

Elle est mentionnée en outre dans B. WEISS, Ekstase und Liebe. Die Unio mystica bei dendeutschen Mystikerinnen des 12. und 13. Jahrhunderts, Paderborn-Vienne, etc., F. Schö-ningh, 2000, p. 593 et suiv.6. Voir l’article de Benoît DE RYKE sur Suso dans ce volume, qui donne toutes lesindications nécessaires sur ce courant.7. C.W. BYNUM, Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages,Berkeley-Londres, University of California Press, 1982 ; et EAD., Jeûnes et festins sacrés,op. cit.

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exclusivement fondée sur le genre, a ramené l’attention sur l’écartqui demeure entre l’expérience mystique et ses représentations nar-ratives. Comparant les écrits mystiques de Béatrice de Nazareth, puisd’autres auteurs féminins, avec les vitae de femmes rédigées par deshommes, elle a montré que les textes écrits par les femmes sont bienmoins émotionnels et psychosomatiques que leurs vitae composéespar les hommes conformément à ce qu’ils pensaient des femmes8. Eneffet, c’est dans le regard prêté aux femmes par les hommes, clercs etthéologiens, que l’on rencontre les nouveautés les plus radicales. Sile sacerdoce obligeait la plupart des hommes dont les sources ontconservé la voix à effacer l’expérience ou le désir mystiques du compterendu de leur dévotion, ou simplement à taire dans le cadre d’undiscours dominé par le souci de la correction théologique, ils ont pul’exprimer quand ils ne faisaient que « transcrire » la voix desfemmes9. Aussi l’image négative de la femme – cet être sensible,émotionnel, instable et irrationnel – dans la culture écrite masculinedes clercs renvoie tout autant à la représentation d’un monde et d’uneculture qui cherchent à éviter les femmes, dangereuses car inductricesde péché, qu’à celle de la science aristotélicienne de la femme. Paral-lèlement, il est apparu que bien des traits et motifs de ce qu’on appellela « mystique féminine » se situent dans la continuité stricte de lamystique monastique du XIIe siècle. Enfin, récemment, John Coakleypropose l’idée que les saintes charismatiques collaborent le plus sou-vent avec leurs confesseurs pour établir leur autorité spirituelle etsociale que chacun des deux protagonistes approche sous un angledifférent10.

Pour ce qui concerne la présente lecture de Lukarde, cette rapidemise en contexte scientifique sert avant tout à rappeler le cadre danslequel s’inscrit et se comprend le texte dont une étude philologiqueapprofondie reste à faire. On cherchera ici à comprendre comment,

8. Voir dans ce volume l’article de Veerle FRAETERS qui argumente dans ce sens ; pourla bibliographie de base, voir A. HOLLYWOOD, The Soul as Virgin Wife : Mechthild ofMagdeburg, Marguerite Porete, and Meister Eckhart, Notre Dame, University of NotreDame Press, 1995 ; puis, parmi bien d’autres, Gendered Voices. Medieval Saints and theirInterpreters, éd. C.M. MOONEY, Philadelphie, Pennsylvania University Press, 1999 ;A. HOLLYWOOD, Sensible Extasy. Mysticism, Sexual Difference, and the Demands of His-tory, Chicago, University of Chicago Press, 2001 ; D. ELLIOTT, Proving Woman. FemaleSpirituality and Inquisitional Culture in the Later Middle Ages, Princeton-Oxford, Prin-ceton University Press, 2004.9. A. DE LIBERA, « Angèle de Foligno et la mystique’féminine’. Éléments pour une typo-logie », dans Angèle de Foligno. Le dossier, éd. G. BARONE et J. DALARUN, Rome, EFR,1999, p. 345-371.10. J.W. COAKLEY, Women, Men, and Spiritual Power, New York, Columbia UniversityPress, 2006.

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dans ce texte qui est une fenêtre sur la culture commune11 des envi-rons de 1310, cette sensibilité s’élabore et fonctionne. En effet, lavita construit toute la figure de Lukarde à partir du registre de lasensibilité, de l’émotivité. Elle nous est peinte à travers ses sensationscorporelles et spirituelles, ses sentiments et ses émotions dans sesrelations aux autres, qu’il s’agisse de ses consœurs ou de ses interlo-cuteurs célestes ou surnaturels. Il s’y joue l’élaboration d’une anthro-pologie chrétienne récente, théorisée dès le XIe siècle en milieu monas-tique, plus particulièrement élaborée par les cisterciens des premièresgénérations, enfin mise en pratique depuis saint François. Dans notretexte, la vie mystique et les transformations corporelles de la saintemettent en scène une corporéité nouvelle, une corporéité de la Passion.Lukarde y parvient par l’émotion religieuse : l’amour et la souffrancequi, au travers de l’imitation et à la faveur de la grâce, transfigurentson corps pour en faire un corps souffrant, passionné, christique,lequel, à plusieurs égards, ne semble plus appartenir à l’ordre biolo-gique de la nature.

Afin d’analyser le registre sensible et affectif de la vita, j’ai relevétous les termes qui de près ou de loin renvoient dans le vocabulaireà l’affectif et au sensible. Le sensible, comme l’affectif, avant d’êtredit (ou écrit), s’exprime par le corps : il convient donc de saisir lesphénomènes ou événements corporels qui le véhiculent. Dans ce quisuit, je m’attacherai à déceler les moyens mis en œuvre pourconstruire la figure de la sainte, d’abord lors de son parcours du vécusensible au surnaturel, puis à travers ses échanges sensibles et affectifsavec le ciel et ses consœurs, c’est-à-dire dans l’au-delà et ici-bas. Pourfinir, on s’intéressera à la signification de la vita, qui a pour tâcheprincipale de décrire Lukarde comme une femme de passion(s). Eneffet, c’est par ses passions ou souffrances corporelles qu’elle parvientà l’imitation serrée de la Passion du Christ.

Du vécu sensible au surnaturel

Si l’impression et la transsubstantiation célestes de l’âme et du corpsde Lukarde sont le message même de la vita, la sainte est longuementpréparée à recevoir cette grâce. En effet, selon sa vita, Lukarde est unefemme sensuelle et sensible, marquée par sa grande perméabilité au

11. Pour cette notion, voir A. BOUREAU, L’Événement sans fin, Paris, Les Belles Lettres,1993 ; Seeing and Knowing. Women and Learning in Medieval Europe 1200-1550, éd.A.B. MULDER-BAKKER, Turnhout, Brepols, 2004, Introduction, p. 9, parle de « commontheology ».

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céleste. Elle est présente dans le monde et communique avec le surna-turel avant tout par la voie des sens et des affects ; elle sent, elle souffreet elle est joyeuse. La compréhension de son élection divine lui par-vient uniquement à travers ces expériences, parfois commentées par lesêtres célestes. Dans la vita, un dialogue à trois voix se noue entre lasainte et le surnaturel (sous la forme du Christ et de la Vierge avanttout12). La première voix, corporelle celle-ci, est la voix des sens :vision, toucher, sensation et goût, qui établissent le contact avec lesurnaturel de manière variée. La deuxième voix est celle des émotionset sentiments conjugués au spirituel, avant tout du désir (la demande)et du plaisir (de recevoir), qui appartiennent selon l’auteur à la « voixdu cœur »13, l’expression de son homo interior. La troisième annonce,accompagne ou interprète les deux autres par les mots, les dialoguesrapportés par le biographe.

Tout au long du texte, nous retrouvons fréquemment le termesentire. Au départ, Lukarde ressent la douleur dans son corps, et cesdouleurs prennent rapidement14 un sens spirituel. Les marques deson élection céleste apparaissent donc dans son corps sous formesensible et douloureuse. Mais comme les sensations sont primordialespour elle dans tous les registres de son existence, il n’y a pas que lessens du corps, il y a aussi les sens spirituels. La description de son êtredans la vita suit la tradition de la littérature anthropologique médié-vale : nous avons d’un côté l’homme extérieur, corporel – chezLukarde, celui qui souffre avant tout – et, de l’autre, l’homme inté-rieur, qui communique spirituellement avec le divin par la voie dessens intérieurs. Lukarde sent et voit en esprit le divin. La vita distinguenettement les registres terrestre et corporel, où le vécu de Lukardeest d’abord douloureux, du registre des sens spirituels, qui lui procureréconfort et plaisirs. Les deux plans s’opposent donc, mais se complè-tent aussi pour prendre sens. Tribulations, souffrances corporelles etdoutes – tant des autres15 que d’elle-même16 – sur le plan terrestre,

12. La Vierge est une figure tout aussi importante de la vita que le Christ, ainsi qu’elleapparaît en général dans la dévotion de l’époque ; je la traite en fonction de l’importancedu culte qui lui était voué dans les derniers siècles du Moyen Âge, et donc comme lavoyaient les gens du Moyen Âge, en un équivalent des personnes de la Trinité. Effec-tivement l’art médiéval des derniers siècles médiévaux fait apparaître la quaternité destrois personnes divines et de la Vierge sur un même plan.13. VLO, XCIV, p. 365.14. Sur la transformation de leur interprétation dans le couvent et pour Lukarde elle-même, voir A.M. KLEINBERG, Prophets, op. cit., p. 117.15. VLO, LXIII, p. 348 et LXV, p. 349.16. VLO, XXXVIII, p. 330-332. Le chapitre sur les machinations du diable, VLO, XVII,p. 319, peut aussi se lire en ce sens.

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concernant sa vocation, sont compensés sur le plan spirituel par laconsolation et l’amour que lui témoignent souvent le Christ et laVierge qui lui apportent également joie, sérénité et assurance. Lesdélices célestes, qui la nourrissent et la rassasient, l’aident à accepterles souffrances de son corps « dans cette vallée des larmes » ; enfindes ravissements la « sortent » de sa douloureuse réalité terrestre pourquelque temps.

Au point de départ de son histoire, la tonalité principale de la viede Lukarde est la souffrance. Dès son arrivée au monastère d’Ober-weimar, elle subit des tribulations dans la communauté ; surtout,quelques années plus tard, alors qu’elle est encore adolescente, elletombe malade. Elle est affectée par une maladie mystérieuse, « dessouffrances inconnues des médecins » (medicis ignotis passionibus)17.Le chapitre qui décrit ses symptômes utilise ce terme dès son titre :De gravissimis eius passionibus..., « de ses souffrances très graves ». Ellea les mains contractées, de sorte qu’elle en perd l’usage, et parfois sesdoigts s’entrechoquent les uns les autres, tout durs et incontrôlables.Couchée dans son lit sur le dos, elle élève son ventre et le torse enforme d’arc ; parfois elle reste longtemps sur la tête et les épaules,avec les pieds érigés, comme dans une posture de yoga ; ou encore,de jour comme de nuit, elle parcourt le couvent en tous sens sansqu’on puisse l’arrêter, et se cogne aux murs par manque d’espace18.Selon son biographe, qui ne donne pas d’indications précises sur ladurée de sa vie, Lukarde a été incommodée par ses diverses souf-frances pendant dix ans, puis elle est restée couchée, paralytique pen-dant onze années supplémentaires19. Elle a reçu les stigmates et lesporta pendant vingt-huit ans de sa vie20, ce qui ne fait qu’ajouter àses souffrances tout en leur conférant du sens. À partir des élémentsdu texte et de la date de sa mort qui permettent de situer sa naissancede manière approximative, Aviad Kleinberg propose une chronologieassez convaincante de la vie de Lukarde. Morte en 1309, elle seraitnée aux alentours de 1262. Elle est arrivée au couvent d’Oberweimarà douze ans, donc vers 1274. Probablement deux ans après son arrivéecommencèrent ses souffrances. Puisque le texte dit qu’elle les a subiespendant vingt-huit ans, elle a donc dû recevoir les stigmates en 1281.C’est deux ans plus tôt, vers 1279, qu’elle eut sa première vision duChrist souffrant, sorte de prémices de sa stigmatisation. Par ailleurs,comme on l’a dit, elle subit vingt-et-un ans de souffrances diverses

17. VLO, V, p. 312.18. VLO, V, p. 312-3.19. VLO, VII, p. 314.20. VLO, XV, p. 318.

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avant d’être guérie par la Vierge ; elle devint sujette alors, pour lerestant de sa vie, à une forme de paralysie intermittente, moins dou-loureuse21. Cela lui ferait en tout trente-trois années de souffrancesavec le Christ selon Kleinberg, ainsi que le suggère une allusion dutexte22.

Il est fort probable qu’une telle chronologie christique de souf-frances soit à l’œuvre dans la vita dont le but est de démontrer laconformation de Lukarde au Christ pendant sa vie ; comme on leverra plus loin, elle a vécu également l’année selon le calendrier dela Passion du Christ. Avant même sa maladie, à peine arrivée aumonastère, Lukarde est déjà décrite en étroite relation spirituelle avecle ciel : c’est la seconde donnée essentielle de sa vie, qui l’aide àtranscender la première. Elle a douze ans à peine – comme le Christenfant au temple, auquel le cistercien Aelred de Rievaulx a consacréun traité entier au milieu du XIIe siècle23 – lorsqu’elle reçoit sa pre-mière vision (vidit in spiritu). Celle-ci l’informe de la mort de samère que sa sœur vient ensuite lui confirmer : la jeune fille en connaîtdéjà tous les détails24. Au chapitre suivant, Lukarde demande dansson cœur la consolation divine en larmes, et est gratifiée d’une visionde la Vierge qui lui parle25. Sa vie intérieure, spirituelle, est intensed’après le texte dès les débuts de sa vocation : lorsqu’elle est touteseule en prière, la Vierge lui apparaît pour la première fois, lui parleet la console, en lui demandant d’être patiente (chap. III). Au chapitresuivant, c’est Jean Baptiste, l’autre grand patron du monachisme,qu’elle voit en esprit lorsqu’elle est en oraison26. Par la suite, la quasi-totalité des chapitres contiennent des visions et des apparitions, cequi fait de la vita de Lukarde un récit dont les événements principaux,qui façonnent la vie de la sainte, se déroulent tous au niveau des sens,véhicules du spirituel. Tous les chapitres sur ses « gestes » ou ses« vertus » mentionnent des événements spirituels, manifestés par lavoie des sens et des affects. La voie des sens – extérieurs et intérieurs,

21. A.M. KLEINBERG, Prophets, op. cit., consacre presque un chapitre à Lukarde et pro-pose cette chronologie, voir p. 101, n. 2. Plusieurs questions restent néanmoins en sus-pens : si elle tombe malade vers 1276, si elle vit dix ans variis passionibus, voir VLO,p. 314, pourquoi serait-ce en 1288 qu’elle change d’état, quittant les contractions etcourses par une paraplégie, durant 11 ans ? La guérison par la Vierge daterait alors de1299 – mais pourquoi ?22. VLO, V, p. 313, voir aussi supra.23. AELRED DE RIEVAULX, Quand Jésus eut douze ans, éd. A. HOSTE, Paris, Cerf, 1987(Sources chrétiennes 60).24. VLO, II, p. 311.25. VLO, III, p. 311-2.26. VLO, IV, p. 312.

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deux réalités bien distinctes et superposées pour les médiévaux – estdonc le canal principal de la communication de Lukarde avec le ciel,ouvert dès ses débuts monastiques. Sous des figures variées, maissurtout celles du Christ et de la Vierge, le ciel intervient activementdans sa vie terrestre, toujours par la voie des sens. Enfin, concernantses charismes, on verra que les informations affluent aussi chezd’autres, du vivant même de Lukarde, sous forme de visions et d’appa-ritions : chez ses confesseurs, chez d’autres sœurs du couvent, voirechez d’autres religieuses.

Échanges sensibles, spirituels, affectifs

En amont des apparitions, on rencontre souvent un geste émotifde Lukarde. Un des sentiments les plus fréquents dans le texte esteffectivement le désir, appartenant toujours à son cœur, à son êtrespirituel27. Elle désire ardemment le contact avec le ciel, tout signedivin qui lui rend supportable la douleur humiliante de son corps :elle désire, souvent en oraison, l’apparition céleste. Le désir ou laprière précèdent donc fréquemment l’arrivée des signes. Son désirexprime sa propre coopération à sa sanctification douloureuse ; maisle biographe affirme plusieurs fois que l’élection divine l’a précédéede loin. Elle désire ainsi, comme le texte le rappelle souvent, porterla mémoire du joug de la Passion28, pénétrer le plus profondémentpossible les mystères de la Passion du Christ – désir exaucé par l’appa-rition, d’abord spirituelle et intérieure, puis corporelle, des stigmates.Souvent, la réponse au désir spirituel est à la fois affective et corpo-relle, comme pour donner un témoignage non seulement sensible,mais aussi visible. Ainsi, si pour elle-même et son biographe, ellereçoit les stigmates, en revanche pour plusieurs érudits modernes, elleles provoque en se grattant la main avec son doigt dur comme le fer,comme le dit la vita29. Sa volonté et son désir sont certes indispen-sables pour que les stigmates se produisent, mais selon les conceptionsde son époque ils n’auraient point suffi à eux seuls à les provoquer30.

27. Voir par ex. VLO, VII, p. 314 ; XVI, p. 318 ; XXIX, p. 324-5 ; XLVII, p. 335-336 ; LIV,p. 339, LV, p. 335 ; LVI, p. 341 ; LVIII, p. 344-345.28. Par ex. VLO, VII, p. 314.29. Voir par ex. C.W. BYNUM, Jeûnes et festins sacrés, op. cit., p. 181 ; H. THURSTON,Les Phénomènes physiques, op. cit., p. 57-59.30. Voir sur cette question en dernier lieu A. BOUREAU, Satan hérétique. Naissance dela démonologie (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004, p. 233-240, qui donne les réfé-rences textuelles et bibliographiques pertinentes.

Sensations et émotions d’une femme de passion 331

En réponse à son désir, Lukarde reçoit la gratification de voir laVierge, le Christ et Jean Baptiste qui lui parlent, la touchent et laréconfortent, mais peuvent aussi la nourrir, en lui procurant des sen-sations intenses au point de lui faire perdre connaissance de plaisir.C’est dès le tout début de la vita que nous rencontrons le toucher :Jean Baptiste, dans une des toutes premières visions de Lukarde,l’approche et lui entoure le cou d’un ornement en or qu’il portaitsur le bras. Il lui explique : c’est le Christ qui « avait toujours désiré[l]’orner, elle, de ceci », à savoir de tous les désagréments dont la viede Lukarde est composée, précise le texte31. Ce passage sert à faireapparaître d’emblée sa souffrance comme un signe d’élection divine.Le toucher réapparaît avec une signification forte dans les épisodesoù Lukarde, après l’avoir désiré ardemment, rencontre le Christ quilui transmet ses stigmates, d’abord par un toucher corps à corps, puisen prenant sa main dans la sienne et en la pressant32. Mais il y abien d’autres moments tout au long de la vita où la figure qui luiapparaît la touche : le Christ lui prend le bras33 et la rassure ; il luipalpe doucement les blessures de la main en lui faisant comprendreleur sens, la purification34 ; la Vierge la console35 ou soigne son corps,comme dans cet épisode déjà cité où elle la guérit.

Le toucher conduit à un échange sensible, en particulier nourricier,mais les contacts corporels avec le spirituel se prêtent également sou-vent à une lecture érotique – question qui ne s’est pas posée àl’époque36. Les deux registres, spirituel et corporel, se mêlent dans latradition du Cantique des cantiques : le Christ est nommé le « bien-aimé » de Lukarde et par Lukarde37, et elle est appelée dilecta tantpar le biographe que, sous sa plume, par la Vierge et par le Christ38.Le premier épisode nourricier permet de comprendre la significationexistentielle, dans la vie quotidienne de Lukarde, de cet intenseéchange avec le céleste. La toute jeune moniale, déjà malade et alitée,est laissée dans le noir seule par ses sœurs, et a soif. C’est alors que

31. VLO, IV, p. 312.32. VLO, chap. VII et X. Sur la stigmatisation, voir plus loin.33. Inter haec vidit iuvenem pulcherrimum ac delicatissimum appropinquare sibi et dicere :Noli occupari, dilecta mi, noli, sed veni, descendamus simul. Et assumptam sibi amicabiliterbrachio dextero quasi amplexatus deduxit in domum hospitum. VLO, XXVII, p. 323.34. Par ex., VLO, XXX, p. 325.35. Voir aussi VLO, III, p. 310.36. Voir sur ce sujet le débat autour du corps du Christ, C.W. BYNUM, « The Body ofChrist in the Later Middle Ages : a Reply to Leo Steinberg », dans EAD., Fragmentationand Redemption, op. cit., p. 79-118.37. Voir VLO, XXIV, p. 322 ; XXVIII, p. 324 ; XXIX, p. 325 ; XXXVII, p. 330, etc.38. Pour ces derniers, voir par ex. VLO, III, p. 312 ; XXVIII, p. 324 ; XXXVIII, p. 331.

332 Le sujet des émotions au Moyen Âge

la lumière divine l’éclaire, et elle voit la visite d’une religieuse véné-rable qui lui donne à boire et la sert amicalement. Quand ses sœursviennent lui demander si elle souhaite boire, elle leur répond joyeu-sement qu’elle a déjà été servie39... Une autre fois, bien plus tard dansla vita, alors qu’elle est malade et faible, le Christ enfant la consoleet la nourrit en lui apportant une cuisse de poulet bien réelle40. Dansces cas, classiques de l’hagiographie, d’intervention spirituelle dansl’ordre terrestre et matériel, il s’agit, en termes de procédure à la foislittéraire et anthropologique, de l’extraction de Lukarde de l’ordrematériel – dans lequel vivaient ses sœurs et qui était pour elle vulgaireet contraignant – pour l’élever vers un monde plus éthéré et plusdoux.

C’est ce qui s’affirme au chapitre XVI, où Lukarde a une visionde la Vierge à l’enfant qui lui demande de faire un vœu. La monialesouhaite alors pouvoir goûter le lait qui nourrit le Fils. La Viergeaccède à sa demande et porte son sein à sa bouche. Dans ce lait « ellegoûtait une douceur suave au-dessus de tous les sens humains, etmerveilleusement délicate. Et Marie dit : “De cette douceur, tu nemanqueras plus jamais” »41. Après avoir goûté cette nourriture céleste,la sainte tombe en extase pour trois jours, pendant lesquels elle nemange ni ne boit rien de terrestre ; elle est comme morte, mais unerougeur délicieuse colore son visage42. Cette scène est extraordinairecar nous avons ici, à ma connaissance, la première scène de lactationd’une femme43 qui souligne la faveur de Lukarde, nonne cistercienne,devant le ciel, et la met en parallèle étroit tant avec le Christ qu’avecsaint Bernard. Dans cet épisode, la Vierge qui lui fait goûter lesdélices célestes par le lait virginal en promet d’autres. La scène suitd’ailleurs la première description d’extase de Lukarde, où il est ditqu’elle a perdu les sens et qu’elle est restée hors d’elle (extra se) unjour entier, pendant lequel elle a dû goûter les délices spirituels44.Mais le délice, elle le vit aussi à l’heure de la Résurrection, à Pâques,où elle « ressent comme une pluie suave infusée dans tous ses

39. VLO, VI, p. 313.40. VLO, XLIV, p. 334.41. In quo gustavit dulcedinem super omnem humanum sensum suavem et mirabiliterdelicatam. Et ait Maria : Tali dulcedine in perpetuum numquam carebis. VLO, XVI,p. 318-9.42. VLO, XVI, p. 318.43. Voir notamment S. BARNAY, « Lactations et apparitions de la Vierge : une relecturede la règle, une lecture de la vie de saint Bernard », dans Unanimité et diversité cister-ciennes. Filiations – Réseaux – Relectures du XIIe au XVIIe siècle, Saint-Étienne, CERCOR,2000, p. 161-174.44. VLO, XV, p. 317.

Sensations et émotions d’une femme de passion 333

membres »45. Comme dans l’épisode de la lactation de la Vierge,Lukarde jouit dans son corps de ce qui lui arrive en esprit. L’expé-rience spirituelle unit alors les deux plans de son être, son corps etson âme, comme on le voit dans l’épisode où le Christ lui insuffleson Esprit Saint dans ce qui ressemble bien à un baiser, un contactbouche à bouche. Alors la « suavité de la douceur infusée dans sonâme est telle que par cette fruition intérieure elle se sentit commeivre d’amour de son bien-aimé Jésus-Christ, et toute liquéfiée »46. Demême qu’après l’épisode de la lactation, après cette intervention aussi,Lukarde se passe un temps de toute nourriture terrestre. Enfin, aprèsl’infusion de l’Esprit, son désir ardent de l’eucharistie la rend capablede communier spirituellement et d’en jouir un jour entier bien plusfortement qu’elle ne le ferait avec une hostie consacrée47. Dans lavita, de la nourriture spirituelle reçue du ciel est parfois transmise àd’autres : Lukarde parvient même à transmettre à son tour ce soufflemiraculeux qui remplit une autre sœur du couvent de la même féli-cité48. Elle s’inscrit dans le contexte de la dévotion eucharistique49 :toute nourriture spirituelle est assimilée à l’hostie ou remplace celle-ci.Lukarde, comme nombre de ses contemporaines, voue un culte àl’eucharistie, et communie plus fréquemment que les autres sœurs :d’abord les dimanches et jours de fête puis, selon la volonté divine,tous les vendredis et enfin tous les jours du Carême50. La nourriturespirituelle reçue par voie visionnaire et le pain eucharistique rendentsuperflue la nourriture terrestre à cette sainte qui n’est plus rattachéeau matériel que par des liens fort ténus.

Comme tous ces épisodes le prouvent, les visions « spirituelles » deLukarde agissent sur le plan terrestre, pour rendre sa vie plus suppor-table, remettre de l’ordre là où il y a désordre, unir son être là où lavie ordinaire après la chute rejette les hommes dans la plus doulou-reuse scission. Ainsi la fonction primordiale du surnaturel sensibledans le texte est de contrebalancer les douleurs corporelles de Lukardeen satisfaisant ses besoins – nous glissons alors du naturel au spirituelet retour – tout en lui procurant un plaisir qui n’est pas uniquement

45. ... sensit quasi perfusa rore suavissimo omnia sua membra... VLO, XIX, p. 320.46. Sed animae famulae Dei tantae dulcedinis est infusa, ut se per interiorem fruitionemin amore dilecti sui Iesu Christi quasi ebriam sentiret ac etiam resolutam. VLO, XXVIII,p. 324.47. VLO, XXIX, p. 324-325.48. VLO, LI, p. 337.49. Voir maintenant Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Anti-quité et Moyen Âge), éd. N. BÉRIOU et B. CASEAU, Paris, Études Augustiniennes, 2008.50. Voir C.W. BYNUM, Jeûnes et festins sacrés, op. cit., p. 180-181.

334 Le sujet des émotions au Moyen Âge

spirituel. L’échange sensible la fait profiter de nourritures spirituellesqui sont le lot des élus et qui la font entrer dans le domaine desexpériences célestes, lesquelles dissolvent toutes les souffrances terres-tres. À travers cette gradation d’expériences extraordinaires, nousassistons avec ses consœurs aux divers épisodes d’une transformationqui fait de la petite moniale malade une sainte charismatique.

Mais l’irruption du céleste dans la vie de Lukarde ne s’arrête pasaux échanges sensibles ou au partage de la nourriture céleste. À lasuite du contact corporel avec le Christ, son corps subit – pâtit – unetransformation d’origine céleste. Les moments les plus remarquablesconcernent l’apparition des stigmates et des autres insignes de la Pas-sion, sur le corps de la jeune femme, qui marquent une altérationdurable, dont on reparlera, et cet épisode où, un jour de Noël,Lukarde se demandait en contemplation si la Vierge, en accouchant,avait pu éprouver de la douleur51. Elle a pu alors voir, mais non passentir – le but de la vision étant de démontrer l’absence de douleur –son ventre s’arrondir comme celui d’une femme enceinte puis rapi-dement décroître, en faisant apparaître un petit enfant magnifique,à l’aspect royal, près d’elle... Si elle n’avait senti aucune douleur,Lukarde était en revanche envahie par un torrent de volupté divine,sensation expliquée par une voix descendue du ciel, faisant le parallèleentre son vécu et celui de la Vierge52. Ces épisodes de stigmatisationet de grossesse mystique rendent Lukarde conforme, pour un momentou durablement, aux figures majeures du culte chrétien de son temps :ils font d’elle, même parmi les saintes, un personnage d’envergureextraordinaire.

Tous ces épisodes permettent de comprendre la nature du sensibledans le monde de Lukarde, qu’elle (ou son biographe) partage avecses contemporains. Nous aurions tendance aujourd’hui à opposerréalité terrestre et surnaturelle, corporelle et spirituelle ; mais pourLukarde, ces dimensions sont complémentaires et perméables. Demême que sa souffrance terrestre prend son sens à travers le spirituelqui la contrebalance et la complète, de même le spirituel peut inter-venir efficacement dans le domaine terrestre et y agir, en apportantnon seulement du plaisir, mais aussi de la nourriture, voire en altérantmême les corps. Le sensible d’origine céleste, l’émotion religieuse

51. L’auteur introduit cet épisode par un commentaire qui sert à excuser cette questionpeu docte en théologie, en expliquant que Lukarde, malade depuis l’enfance, n’a jamaispu étudier les Écritures, et que c’est ainsi que le Seigneur, qui confond les savants,éclaire les simples : cette fille simple et un peu bête (multum simplex [...] et sensu hebes)reçut alors une réponse miraculeuse à sa question.52. VLO, XLIII, p. 333-334.

Sensations et émotions d’une femme de passion 335

s’approprient le corps de Lukarde qui, à l’aune de la mutation pas-sionnelle, sort de l’ordre biologique pour n’obéir qu’au céleste. Dela sorte – et naturellement, pourrait-on dire – la vita de Lukardeprouve Dieu ; et le monde dans lequel elle se meut semble ouvert etdisposé à en recevoir toutes les manifestations. Dès lors, il ne s’agitpas simplement d’un corps modifié, manipulé par l’émotion spiri-tuelle, mais d’un être qui, transformé d’émotion, se dote d’un corpschristique nouveau ; et qui, par amour et identification au Christ,souffre et jouit selon les stimulations de la Passion.

On l’aura compris, Lukarde communique bien plus souvent etintensément avec les êtres célestes qu’avec les humains. D’aprèsl’auteur, dès son arrivée au couvent, Lukarde était vouée au « décro-chage » du terrestre qui lui arrive par la suite, comme s’il s’agissait làd’un dessein divin « depuis longtemps prévu »53. Pour elle, l’essentielsemble se dérouler ailleurs que dans la communication humaine : dèsle début de la vita, elle est présentée tout entière tournée vers le ciel,convertie à Dieu. Lukarde désire ardemment et fréquemment lecontact céleste, et le ciel lui répond. Aux premiers temps de sa voca-tion charismatique, alors qu’elle est abandonnée dans sa maladie, lemanque d’attention terrestre est compensé par le soin céleste. LaVierge la console, soigne ses membres endoloris ou ses plaies ; leChrist vient l’encourager, l’assurer de sa vocation auprès de Lui54.Elle reçoit de l’amour et des preuves d’amour ; ses souffrances pren-nent sens et Lukarde est comblée d’amour dans ses relations spiri-tuelles. Le lecteur est frappé par le climat d’intimité, d’affection trèsfort dans lequel se déroulent ces rencontres avec le Christ et la Vierge.Les termes qui marquent cette ambiance sont aussi nombreux quefréquents dans le texte : le Christ l’approche à plusieurs reprises ami-cabiliter55, et le rapport de Lukarde au céleste est décrit comme affec-tueux (affectuosus)56, très fréquemment caractérisée par la tendresseet surtout la douceur (dulcedo) qui est un terme employé à la foispour décrire des relations et pour renvoyer au goût des choses divines ;enfin dulcis est aussi un adjectif souvent utilisé pour qualifier la sainteelle-même. Par rapport à tout ce qui concerne la souffrance – dou-leur, tristesse, ou encore le terme passio –, les adjectifs positifs, qua-lifiant l’agrément, la douceur, le délice, ou encore les termes montrantla communion affective – compassio, consolatio, condolere, confor-tare – apparaissent dans le texte en majorité écrasante. Alors même

53. Voir VLO, X, p. 315.54. Voir VLO, XXVII, p. 323.55. VLO, X, p. 315 ; XXVII, p. 323 ; XXXIV, p. 327 ; ou la Vierge : VLO, VI, p. 313.56. VLO, LVI, p. 341.

336 Le sujet des émotions au Moyen Âge

que Lukarde souffre dans son corps, dans le texte l’accent est mis surle délice affectif qu’elle goûte dans ses relations spirituelles. Nousserions enclins à voir en elle une pauvre femme souffrante, maisl’auteur – et sans doute ses sœurs – voyait en elle une femme combléed’amour céleste, qui jouissait du spirituel et pouvait le répandreautour d’elle. La vita témoigne d’un climat d’affection et d’intimitéavec les êtres célestes – doublé par la lente naissance d’une admirationet d’une protection, de la part de ses sœurs terrestres57.

Pourtant, dans les premiers temps, les rapports avec les sœurs ducouvent ne coulaient guère de source. Lukarde vivait en communautéet, dans ce texte qui cherche à établir sa sainteté, ses sœurs interve-naient fréquemment. Au départ, leurs relations semblaient plutôt dif-ficiles, puis peu à peu, au gré de la transformation de Lukarde, lessœurs étaient devenues à la fois les bénéficiaires de ses charismes etses adjuvantes efficaces, avant d’être les initiatrices de l’écriture de lavie58. La question qui se posait alors à Lukarde consistait à trouverle moyen de concilier deux modes de communication, deux régimesémotionnels très différents : le régime terrestre et le régime céleste,c’est-à-dire le régime des hommes et femmes pieux, d’un côté, et lerégime propre à Lukarde élue de Dieu, de l’autre, qui était en trainde subir une transformation dans son être. Nous pouvons penser quele régime émotionnel ordinaire du couvent convenait peu à Lukarde,et il a fallu du temps pour le concilier avec le sien, tourné vers lecéleste. Ses sœurs étaient bien à l’origine de ses difficultés dès sonarrivée à Oberweimar. L’abbesse n’acceptait pas sa dévotion et sarecherche d’intimité, jugées outrancières par rapport à la règle et auxusages du couvent59. En tombant malade de façon incurable, Lukardeétait devenue un poids pour la vie du couvent60, et ses sœurs pou-vaient être suspicieuses quant aux origines de sa transformation phy-sique et psychique. Mais après la vision du Christ souffrant, quiannonce son élection, et surtout une fois ses stigmates apparus, l’atti-tude des sœurs change aussi. À mesure que sa sainteté est acceptéepar la communauté, nous apprenons qu’à la différence de la premièrepériode, où elle était laissée seule dans le noir avec sa maladie, il y a

57. À ce sujet dont il n’y a pas lieu de s’occuper ici, voir l’analyse d’A. KLEINBERG,Prophets, op. cit., et P. NAGY, « Sharing Charismatic Authority by Body and Emotions :the Marvellous Life of Lukardis von Oberweimar (c. 1262-1309) », dans Mulieres Reli-giosae : Women and Religious Authority from the Middle Ages to the Present, colloque del’UCSIA, Anvers, mars 2007, (à paraître)58. À ce sujet, voir le chapitre cité d’A. KLEINBERG, Prophets, op. cit.59. VLO, I et III, p. 310-311.60. Voir les débuts de sa maladie : VLO, VI, p. 313.

Sensations et émotions d’une femme de passion 337

toujours une sœur qui la sert61. Les sœurs l’entourent désormais deleur admiration62. Le biographe nous fait même part de leur peur etde leurs larmes au moment où, lors d’une extase, elles la croientmorte63. Le vent a tourné : puisqu’elle ne peut pas s’adapter auxusages terrestres, les sœurs se tournent vers elle, en adoptant uneattitude à la fois tolérante et admirative. En récompense, plusieursd’entre elles bénéficient aussi de visions64.

En effet, après quelques années, Lukarde devient une figure cen-trale du couvent, et même une intermédiaire entre le couvent et leciel. Dans sa communication avec les sœurs, ce n’est pas elle quis’abaisse au contraire, elle élève les sœurs à sa hauteur céleste, si bienque celles-ci se mettent, à leur tour, à la protéger. Tout va commesi autour de Lukarde se créait – pour reprendre le concept de BarbaraRosenwein – une communauté spirituelle et affective dans laquellesa communication verticale se propageait horizontalement, en créantune vie spirituelle intense, que reflète ensuite la vita. Les sœurs setournent vers elle en lui demandant son entremise spirituelle. Véri-table sainte, elle guérit par la force de sa parole une femme hydro-pique65 ; à une autre elle transmet par son souffle l’Esprit qu’elle areçu66. Enfin, les sœurs profitent aussi autrement de la présence parmielles d’une sainte. Lukarde protège le couvent de manière collective,comme en témoignent plusieurs miracles et visions : à deux reprises,elle épargne le couvent de l’incendie qui ne touche que le réfectoire67.Non seulement elle voit dans les cœurs des vivants68, mais elle voitaussi le sort des âmes défuntes, et peut même intervenir auprès deDieu pour l’âme des sœurs mortes et revenantes69, comme l’attestentdeux visions relatées dans la biographie.

Or, si les sœurs se tournent vers elle, Lukarde reste tournée versle ciel. Son régime émotionnel « n’est pas de ce monde ». Elle commu-nique bien moins avec les sœurs qu’avec le céleste, et son attitudereste marquée par une certaine distance : elle cache longtemps sesstigmates70 devant les sœurs, et ne répond pas à toutes leurs questions,

61. Voir par ex. VLO, XIX, p. 320 ; XXVIII, p. 324, etc.62. VLO, XVIII, p. 319 ; XIX, p. 320 ; XXVIII, p. 324 ; XXXVI, p. 328-329 et suiv.63. VLO, XVIII, p. 319.64. Apparitions et visions à d’autres sur ses charismes : VLO, LVIII, p. 344 ; LX,p. 345-346 ; LXIII, p. 348.65. VLO, XXI, p. 321.66. VLO, LI, p. 337.67. VLO, LXI-LXII, p. 346-347. Voir aussi VLO, LX, p. 345-346.68. VLO, XXVII, p. 323.69. VLO, LXXIII-LXXX, p. 353-357.70. VLO, X, p. 316.

338 Le sujet des émotions au Moyen Âge

prête à pleurer plutôt que de céder71. Ses moments d’affection etd’intimité intenses avec ses sœurs font accéder celles-ci à sa sphèrespirituelle. Ainsi, lorsqu’il lui arrive de partager son expérience, defaçon volontaire ou non, elle attire à la douceur spirituelle les autressœurs. Après la réception de l’Esprit Saint, qui littéralement la gavede délice, c’est avec la sœur qui la sert que Lukarde partage, en larmes,son expérience, de sorte que les deux sœurs restent longtempsensemble à pleurer72. Lorsque Lukarde insuffle à Agnès la grâce, par –dirait-on – un baiser bouche à bouche, cette dernière bénéficie aus-sitôt de sa vision intérieure et miraculeuse, et « chaque [sœur] se vitdans l’autre, comme en un miroir, et connut à ce moment là deschoses merveilleuses à la lumière de la compréhension divine »73.Devenue sainte locale, sa communauté s’érige autour d’elle pour laprotéger dans son intimité avec le ciel, qui est un privilège pour elleet un trésor pour le couvent. Un épisode riche en émotions, quitémoigne bien de l’ambiance affectueuse, du style émotionnel de lacommunauté spirituelle entourant Lukarde, atteste de l’importancede cette intimité et de la protection qu’elle nécessite. Après sa gué-rison miraculeuse par la Vierge, elle élabore un rituel particulierqu’elle accomplit tous les vendredis et tous les jours pendant lapériode du Carême. Elle se met alors debout les bras tendus en croix,un pied placé fixement sur l’autre, comme ceux du Christ en croix ;selon ses sœurs, elle prononce même les mots du Christ mourant74,et reste ainsi de none aux vêpres. Un dimanche du Carême, un noblepuissant vient au couvent avec sa suite et souhaite voir Lukarde.Malgré le refus initial de l’abbesse, il insiste ; à la demande angoisséeque lui fait l’abbesse, Lukarde, timide, rougit profondément maisacquiesce. Or le noble, qui devait venir la voir seul, arrive dans lapièce avec toute sa suite, pendant qu’elle accomplit son étrange dévo-tion. Sans réussir à respecter sa communion avec Dieu, il la touchepour disjoindre ses pieds (sans y réussir, naturellement). Cette vio-lation de son intimité provoque chez Lukarde une si grande hontequ’elle en tombe gravement malade, on la croit même au seuil de lamort. Le biographe rapporte que, après cet épisode, pendant uneannée entière, elle croyait avoir perdu la grâce75.

71. VLO, XXIII, p. 322.72. VLO, XXVIII, p. 324.73. VLO, LI, p. 338. Cette traduction provient de celle du passage dans C.W. BYNUM,Jeûnes et festins sacrés, op. cit., p. 163.74. VLO, XXXV, p. 327-328 ; voir C.W. BYNUM, Jeûnes et festins sacrés, op. cit., p. 351.75. VLO, XXXVI, p. 328-329.

Sensations et émotions d’une femme de passion 339

Cet épisode illustre l’inadaptabilité d’une figure comme Lukarde aumonde laïque – et la radicale altérité de la sensibilité de celui-ci auregard de la mystique. Il témoigne également de ce qu’était l’intimitécorporelle et spirituelle de Lukarde, d’abord avec Dieu, puis par exten-sion, avec ses sœurs : elle semble circonscrire une sphère délicate,entourée d’une très grande pudeur, dans laquelle corps et esprit seconfondent. Contrairement au seigneur laïque les sœurs ont peu à peuchoisi et appris à s’élever à sa hauteur ou du moins à ne pas la dérangerpar leurs préoccupations terrestres. Le seigneur puissant, qui veut tou-cher comme Thomas l’incrédule, violente ce régime émotionnel éthéré,tout fait de délicatesse. Les sœurs comprennent aussi que leur protec-tion lui est nécessaire pour qu’elle puisse continuer à protéger le cou-vent, à entretenir la communauté affective spirituelle. Véritable saintefemme pour sa communauté, à mi-chemin entre les saints hommes dePeter Brown et les sante vive, les saintes vivantes de Gabriella Zarri76 quiprotègent spirituellement leur communauté, Lukarde reste en mêmetemps une femme faible, qui a besoin de protection elle-même, corpo-relle cette fois-ci. Figure intermédiaire entre ciel et terre, elle reçoit duciel l’amour et les charismes qu’elle est capable ensuite de donner, detransmettre ou de faire rayonner sur les hommes ordinaires – mais ellea besoin aussi du respect et de la protection contre la violence terrestre.Dans sa manière de faire rayonner la grâce autour d’elle, Lukardeincarne, au témoignage du texte, également la vertu de la caritas, del’amour qu’elle a tant pour Dieu que pour les hommes, ainsi que la voixdu Christ le lui rappelle dans une vision77. Médiatrice entre ciel et terre,elle suscite et entretient de la sorte un échange circulaire de grâce autourd’elle : agie par le céleste, elle agit pour les autres et sa communauté, aubénéfice de laquelle elle diffuse le divin reçu – ce qui, à son tour, agitpour son propre salut.

Femme de passions, femme de la Passion

Le terme passio/nes, au pluriel d’abord puis au singulier, est omni-présent dans la vita, avec trois sens spécifiques. D’abord, au pluriel,les passiones renvoient aux souffrances et s’opposent au second sens,singulier, la passio christique. Enfin, la désignation de passio/nes ren-voie directement au rôle passif de Lukarde qui subit, qui littéralement

76. Voir P. BROWN, « Le saint homme », dans ID., La Société et le sacré dans l’Antiquitétardive, Paris, Seuil, 1985, p. 61-112 ; G. ZARRI, Le sante vive. Cultura e religiosità fem-minile nella prima età moderna, Turin, Rosenberg & Sellier, 1990.77. VLO, LVI, p. 341-342.

340 Le sujet des émotions au Moyen Âge

pâtit. Les souffrances et la passion surviennent, lui arrivent, et offrentà comprendre la signification de sa vie. Le monde émotionnel deLukarde est composé de dispositions affectives, passives (comme lapatience), de sentiments (du désir, de la compassion) ou de sensations(de la douleur et du plaisir avant tout). Plutôt que sujet des émotions,Lukarde est l’objet de passions et d’affections, dictées par le ciel.Enfin, il convient de remarquer que l’usage de passio en son sensclassique – qui s’approche et en même temps diffère de notre émo-tion78 – manque entièrement dans le texte ; toutefois, Lukarde leséprouve tout au long de sa vie plutôt qu’elle ne ressent des émotionsséculières et modernes.

Les souffrances, passiones de Lukarde, qui deviennent sa passionunique, à l’instar de la Passion du Christ, constituent le thème centralde la vita, autour duquel tout le texte et la sainteté de la « bienheureuseservante du Christ » (felix ancilla Christi) sont construits. Le termepassiones, au pluriel, apparaît dès le premier chapitre, où nous appre-nons que, dès son plus jeune âge, Dieu préparait Lukarde par diversespassions ou souffrances à devenir son vase d’élection et lui prodiguaitsuffisamment de patience humble79. Ses tribulations commencentd’ailleurs dès son premier jour au monastère, lorsqu’elle se fait répri-mander par l’abbesse. Elles continuent peu après quand elle est accuséede négliger la règle80. Mais surtout les souffrances prennent un peuplus tard dans le texte un sens bien précis : passiones désigne alors lessouffrances corporelles, les affections physiques de Lukarde. AviadKleinberg, tout en préconisant la prudence face à ce type de démarche,commente ces symptômes du point de vue de la médecine et de lapsychiatrie modernes, en diagnostiquant chez elle une forme chan-geante d’hystérie aux effets paralytiques81. Le biographe, quant à lui,nous apprend que les médecins de l’époque ignoraient cette maladie,et il en attribue par conséquent les symptômes à Dieu :

Cependant, au milieu de toutes ses souffrances, elle se comportait avecune sorte de douceur. Quant aux œuvres si nombreuses et si grandes queDieu accomplit de manière admirable dans sa servante, si l’oubli malheureuxne les avait pas effacées de la mémoire des hommes, elles paraîtraient bien

78. Sur ce sujet, voir l’introduction du volume. La différence historique entre émotionet passion a été étudiée d’une manière convaincante par T. DIXON, From Passions toEmotions, The Creation of a Secular Psychological Category, Cambridge, Cambridge Uni-versity Press, 2003.79. VLO, I, p. 310.80. VLO, III, p. 311. Voir supra.81. A. KLEINBERG, Prophets, op. cit., p. 102. Voir dans le même sens C.W. BYNUM,Jeûnes et festins sacrés, op. cit., p. 283 qui parle d’une « forme attestée de comportementhystérique, l’opisthotonos. »

Sensations et émotions d’une femme de passion 341

longues à énumérer, et même si on se contentait de les raconter, certaines nepourraient être expliquées par aucun mot à l’intelligence humaine. Il fautaussi savoir qu’elle comprit que par le cours de sa vie, elle donnait unecompensation au Christ pour le cours de la vie qu’il avait accomplie trente-trois années sur terre, ainsi que pour la peine que lui avaient procurée detelles souffrances. Parfois aussi, de même que la viande rôtie tourne sur labroche, alitée, elle était sans cesse en train de tourner 82.

Si l’esprit humain ne pouvait comprendre les choses qui étaientarrivées à Lukarde, elle, en revanche, avait été renseignée du desseindivin à l’œuvre. Le biographe reprend cette interprétation à soncompte et élabore à partir de là toute la trame de son récit. Il souligneet réaffirme tout au long de la vita que la maladie et les souffrancesqu’un simple spectateur étranger aurait pu attribuer à l’agitation desmauvais esprits83 étaient bien l’œuvre de Dieu. Dès lors, ces souf-frances permettaient d’établir un parallèle évident pour l’époque, uneconformité entre la souffrance de Lukarde et celle du Christ. Ses affec-tions corporelles sont devenues le moyen majeur de sa conformationau Christ, et notamment à sa Passion unique, par une procéduredont on peut suivre les étapes. Sa stigmatisation, qui intervient dansla toute première partie de la vita, se produit en deux temps.

Au chapitre VII il est rappelé que Lukarde a vécu une vie incom-mode « dans des souffrances variées » (in variis passionibus) pendantdix ans. Elle y prie pour qu’elle puisse porter la mémoire du joug dela Passion du Christ dans l’intimité de son cœur. Elle reçoit donc unjour une vision du Christ en croix, encore vivant et sanguinolent,dont un bras pend et qui lui demande de l’aide. Elle entre dans l’imageet tente, tant bien que mal, de tenir le bras pendant du Christ. Lecrucifié lui suggère alors de serrer sa main dans ses mains, de presserses pieds contre ses pieds et sa poitrine contre sa poitrine, afin de lesoulager. Lukarde s’exécute et ressent une douleur violente dans sesmains, ses pieds et son flanc – sans que pour autant aucun signeextérieur apparaisse84. Cet épisode établit clairement le lien entre le

82. Omnibus tamen suis in passionibus nihilominus quasi dulciter se habebat. Tot et tantaopera, quae Deus in famula sua mirabiliter operatus est, si infelix oblivio a memoriahominum non delesset, longum enumerare viderentur ; quae si enarrari sufficerent, quaedamad intellectum hominum non possent quoquo modo verbotenus explicari. Sciendum etiamquia intellexit quod cursu suo Christo cursum suum, quem triginta tribus annis in terriscompleverat, simul et laborem suis taliter passionibus recompensaret. Quandoque etiam, sicutvolvitur assatura ad ignem, iacendo diutius volvebatur. VLO, V, p. 313.83. Sicque mirabilis Deus dum famulam suam sic sibi praepararet, quod, ut ita dicam,salva gratia Dei et homnum, a quibusdam simplicibus et extraneis ipsa a quodam putareturspiritu agitari. VLO, V, p. 312.84. Voir VLO, VII, p. 314.

342 Le sujet des émotions au Moyen Âge

Christ et la douleur corporelle de Lukarde. Ce chapitre met côte àcôte les deux sens bien différents de la passio : appliqué d’abord aupluriel aux affections corporelles de Lukarde, le terme désigne ensuite,au singulier, la Passion du Christ. L’usage du même terme sert àrapprocher les deux histoires – et à déterminer la signification pro-fonde de la vie de la sainte. Au départ de cette vision, Lukarde prieet désire ; c’est elle qui se meut vers le Christ par un mouvementintérieur. Elle se voit donc, in spiritu, devoir franchir une porte,derrière laquelle se trouve le Christ agonisant, récemment crucifié.Entrée par la porte dans un autre ordre de réalité, elle interagit avecle crucifié qui s’anime. C’est bien ce phénomène qui est analysé parBrigitte d’Hainaut-Zveny dans son article85, tel qu’il apparaît dansl’iconographie de la période. Lukarde ressent de la compassion etparticipe à sa douleur (condolendo multo), elle gémit même en sou-tenant son bras. Le Christ lui demande alors de se presser tout contreson corps et lui transmet ses douleurs et ses stigmates. Lukarde reçoitles stigmates du Christ, imprimés de corps à corps, en miroir. Si l’oncompare la scène à la représentation de La Stigmatisation de saintFrançois par Giotto, sur le retable de l’église Saint-François de Pise,aujourd’hui au musée du Louvre86, on peut remarquer une analogie,la réception face à face, mais aussi une différence notable : Lukarden’est pas seulement le miroir du Christ, mais elle a également droità son étreinte. Traces intimes de cette rencontre intime et inouïe, lesstigmates de Lukarde seront tout d’abord intérieurs, sans aucun signevisible.

Cette vision, qui a lieu très tôt dans la vita, établit un lien trèsfort entre Lukarde et le Christ : le contact corps à corps démarre laconformation intérieure de la moniale au Rédempteur. Trois chapi-tres (et deux années) plus tard, le processus continue. Le chapitre Xporte le titre suivant, dans l’édition bollandiste : « Où le Christ luiapparut et lui imprima les stigmates de ses blessures ». Ainsi, deuxans plus tard, la nuit de la fête de saint Grégoire87, Lukarde a vu –

85. Voir l’article de BRIGITTE D’HAINAUT-ZVENY dans ce volume.86. Voir C. FRUGONI, François d’Assise. La vie d’un homme, Paris, Noêsis, 1997, p. 170 ;plus longuement, voir C. FRUGONI, Francesco e l’invenzione delle stimmate. Una storiaper parole e immagini fino a Bonaventura e Giotto, Turin, Einaudi, 1993.87. Par ailleurs, l’apparition du Christ stigmatisé se rapproche de la thématique icono-graphique de la Messe de saint Grégoire, à l’origine de la légende du même thème.Toutefois la légende que Jacques de Voragine ignore encore semble naître au XIVe siècleen Italie... Il conviendrait de creuser la naissance de ce thème iconographique et leséventuels liens qu’il peut y avoir avec l’auteur de la vita de Lukarde... Pour une premièreapproche, voir L. REAU, « Saint Grégoire », dans ID., Iconographie de l’art chrétien, t. III :Iconographie des saints, II, Paris, PUF, 1958, p. 609-615.

Sensations et émotions d’une femme de passion 343

in spiritu encore une fois – un jeune homme très beau, très tendreet délicat, signé des cinq plaies, s’approcher d’elle amicalement,prendre sa main droite avec sa main droite, la serrer fortement etdire : « Je veux que tu souffres avec moi » (volo te pati mecum). Lebiographe commente : « Ce par quoi elle comprit que la passionqu’elle endurait à son tour, la volonté de Dieu l’avait prévue delongue date »88. C’est après cet épisode que les blessures des stigmatesapparurent progressivement sur le corps de Lukarde ; elle les cachaencore longtemps devant les hommes89.

Dans ce chapitre, le scénario – qui joint les deux plans, spirituelet corporel, de la vision et de la réalité – ressemble beaucoup à celuidu chapitre VII analysé plus haut, avec une différence notable. Cettefois-ci ce n’est plus Lukarde qui va vers le Christ dans sa vision inspiritu, c’est lui qui vient à elle et sa visitation laisse chez elle unetrace non seulement intérieure, mais aussi corporelle. Enfin, les occur-rences antérieures du terme passio permettent d’opposer les passionesou souffrances corporelles de Lukarde à la passio du Christ. Ici ladistinction disparaît : c’est la première fois que le terme passio estutilisé au singulier en parlant de Lukarde. À la faveur de sa confor-mation au Christ, les diverses souffrances de Lukarde prennent senscomme une singulière passion christiforme. Avec ses stigmatesincarnés, la sainte commence à assumer l’analogie : sa conformité aucrucifié et l’imitation étroite des souffrances et du corps de la Passion.Après les stigmates, ce sont les signes de la flagellation qui apparais-sent sur son corps90 et enfin, bien plus loin, la couronne d’épines91.Le chapitre suivant explicite la procédure :

Ainsi il se fit que la servante de Dieu, qui s’attacha à se conformer àl’intérieur de son âme à l’image de la passion du Christ par le souvenirperpétuel, Jésus Christ montra à tous qu’il l’avait rendue conforme à sa pas-sion par les signes extérieurs de son corps. Et elle qui portait depuis longtempsla passion marquée secrètement à l’intérieur de son âme, désormais le Seigneurla révélait, marquée extérieurement dans son corps, au plus grand nombre 92.

88. Per quod intellexit quod passio, quam deinceps duxit, voluntas Dei esset longe antepraevisa... VLO, X, p. 315.89. Ibid., p. 315-316.90. VLO, XI, p. 316.91. VLO, LXXII, p. 353.92. Sicque factum est ut famulam Dei, quae per iugem memoriam imagini passionis Christiintus in anima conformis esse studuit, hanc Christus Iesus conformem suae passioni foris incorpore cunctis ostendit et formam passionis Christi, quam intus impressam animae iam diuoccultam gerebat, foris eius corpori impressam Dominus palam iam pluribus manifestabat.VLO, XI, p. 316.

344 Le sujet des émotions au Moyen Âge

C’est bien le fait de s’exercer depuis longtemps à la mémoire dela Passion – en subissant les douleurs corporelles et en méditant surla souffrance du Christ – qui a rendu Lukarde digne de la manifes-tation de la passion dans son corps, qui la transfigure en corps chris-tiforme. À ceux qui l’interrogent pour savoir comment elle peut sup-porter avec un visage toujours serein « tant de souffrances/passions »(in tanta passione), elle répond que, malgré toute cette douleur, lasouffrance de son corps est tempérée dans son âme par la douceurmerveilleuse de la consolation divine93.

Une fois la conformation intérieure et extérieure de Lukardeamorcée, elle commence à subir le rythme hebdomadaire et annuelde la mémoire de la Passion – tout comme Marie d’Oignies, citéepar Damien Boquet dans ce volume, mais d’une autre façon. Levendredi, la douleur des plaies de Lukarde augmente, et du sang yapparaît ; la souffrance est particulièrement aiguë entre la sixième etla neuvième heure94 ; on la croit même morte un samedi95. À lapériode pascale, elle est d’abord souffrante pendant tout le Carême,surtout le vendredi saint et le samedi de Pâques ; elle ressent de lasoif mais toute boisson a le goût du fiel sur sa langue96. Un chapitrenous relate le miracle selon lequel, après des années de paralysie, laVierge la guérit le jour de la Résurrection. Dans cet épisode, Lukarde,infirme, est avec les autres malades près de l’église (propius ecclesiae),dit le texte – probablement à l’infirmerie. La main de la Vierge des-cend du ciel et soigne ses membres douloureux, ses plaies, de sortequ’elle regagne des forces, peut se lever, se rétablit au très grandétonnement des autres sœurs97. Selon le texte qui ne choisit certai-nement pas au hasard lorsqu’il parle de sa résurrection98, elle est doncdite ressuscitée en même temps que rétablie, au moment même dela Résurrection du Seigneur... Dès lors, tous les ans, la nuit de laRésurrection, elle regagne ses forces, peut se lever et se porte à mer-veille jusqu’à l’Ascension99. On l’a vu, elle prend également l’habi-tude de passer du temps en dévotion profonde sur un pied, ledeuxième étant comme fixement cloué sur le premier, avec les brasétendus en croix100. Pour décrire ce rituel personnel, le biographe ne

93. VLO, XII, p. 316.94. VLO, XII-XIII, p. 316-317 et suiv.95. VLO, XVIII, p. 319.96. VLO, LXXI, p. 352.97. VLO, XIX, p. 320.98. Voir d’abord VLO, XIX, p. 320 : surrexi, surgens ; et VLO, XXIII, ordine suae resur-rectionis, p. 321.99. VLO, XXIV-XXV, p. 322 ; XXVI, p. 323. Voir aussi XXXIII, p. 326-327.100. VLO, XXXV, p. 327.

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lésine pas : « [elle était] étendue dans sa passion » (in passione suastabat expansa)101.

Dans les chapitres ultérieurs de la vita, plusieurs visions confirmentcette conformation d’abord intérieure puis extérieure au Christ. Onpeut mentionner ici la scène où Lukarde bénéficie de la lactation dela Vierge, ou encore ses extases lors desquelles elle a souvent l’occasionde goûter la délicieuse nourriture céleste. Concernant la conforma-tion au Christ, l’épisode qui a la plus grande portée spirituelle etthéologique est celui où, un lundi après Pâques, notre sainte reçoitune nouvelle visitation du magnifique jeune homme de la stigmati-sation. Entré dans sa chambre par la porte close (clausis janibus), ils’assoit sur la chaise près de son lit et lui parle, avant d’appliquerdoucement sa bouche sur la sienne, de sorte que Lukarde sent qu’illui insuffle son souffle. Puis il disparaît, en laissant après lui unedouceur inénarrable infusée dans son âme102. Lukarde, qui avait déjàobtenu le privilège de communier fréquemment103, peut après celacommunier spirituellement sans recourir au prêtre104.

À la faveur de sa conformation au Christ, Lukarde participe désor-mais également à Son œuvre rédemptrice, qu’elle facilite par ses vertus– sa patience, son humilité, jointes à sa caritas – et ses gestes. Sapassion s’étend en compassion, par sa mémoire de la Passion du Christ,qui était le point de départ même de sa transformation105. Tout aulong de sa vie, le biographe le souligne, elle supporte avec grandepatience ses souffrances, ce qui complète sa compassion pour leChrist : ces deux sentiments, qui sont en même temps des vertusdans le système chrétien, sont utiles à son salut et à celui des autres,et l’aident sur son chemin vers le ciel. C’est pour nous en assurerque le biographe relate une vision dans laquelle Lukarde voit uneéchelle dorée monter de son cœur jusqu’au ciel106. Tout en haut, ellevoit le Christ, son bien-aimé, s’appuyer sur l’échelle et s’incliner verselle, en la regardant doucement, le visage aimable. Sur les barreauxde l’échelle, des anges montent et descendent – tout comme sur cette

101. VLO, XL, p. 332.102. VLO, XXVIII, p. 324.103. VLO, XIV, p. 317 ; voir aussi LXVIII-LXIX, p. 350-351.104. VLO, XXIX, p. 324-325.105. Voir par ex. LXVII-XLVIII, p. 335-335 ; LV, p. 340-341.106. VLO, LVI, p. 341-342. Sur l’échelle spirituelle, la bibliographie est longue ; pourune introduction, voir E. BERTAUD et A. RAYEZ, « Échelle spirituelle », dans Dictionnairede spiritualité, t. IV/1, Paris, Beauchesne, 1960, col. 62-86 ; voir aussi « Échelle », dansDictionnaire des symboles, éd. M. BERLEWI, t. II, Paris, 1973, p. 234-241. Pour le MoyenÂge et la tradition cistercienne en particulier, voir La Scala Coeli de Jean Gobi, éd.M-A. POLO DE BEAULIEU, Paris, CNRS, 1991, p. 61-65.

346 Le sujet des émotions au Moyen Âge

image de l’Hortus deliciarum illustrant l’échelle de Jacob où, ausommet de l’échelle, nous voyons une recluse107. De cette image sym-bolique bien connue dans la tradition chrétienne, le Christ donneune interprétation qui illustre la charité et les bonnes œuvres deLukarde, ainsi que les « incommodités de ses passions »108, toutesœuvrant à son ascension au ciel. Le chapitre suivant continue lacomparaison de la sainte comme rédemptrice avec le Rédempteur.Lukarde qui souffre terriblement un vendredi au moment de Noël,« offre sa passion en sacrifice » pour le salut de tous les fidèles, vivantset morts. Comme pour confirmer cette offrande, c’est alors qu’unesœur du couvent voit, peu après la messe, alors que tout le couventest réuni, Lukarde portant sur sa poitrine un calice en or d’une gran-deur inhabituelle109... La vision continue encore, mais cela nous suffitpour comprendre la confirmation aux yeux de son monde, par unevision reçue par une autre sœur du couvent, de la véracité du vécude Lukarde.

Pour reprendre un concept fort utile fabriqué par l’historienneisraélienne Esther Cohen, Lukarde incarne le philopassianisme duMoyen Âge finissant110. Cohen met en perspective les attitudeshumaines face à la douleur pour montrer que l’automne du MoyenÂge a développé une attitude diamétralement opposée aux réactionsinstinctives à la douleur, à savoir une quête de la douleur physique,laquelle était alors considérée comme un moyen de connaissance –du corps, de l’âme, de la vérité ou de Dieu, de sorte qu’elle étaittoujours une manière d’affirmer les limites de l’identité. C’est bience que nous avons pu vérifier chez Lukarde, qui traverse les souf-frances, les passions physiques pour parvenir à la vraie connaissancede la Passion de Dieu, en affirmant par là sa propre identité danstoutes les directions (corporelles, affectives, spirituelles).

La vita anonyme de Lukarde marque la synthèse de deux traditionsbien établies au début du XIVe siècle : celle des cisterciens et celle desmendiants. Au-delà de l’appartenance de Lukarde à l’ordre cistercienet, l’influence de ses confesseurs dominicains, c’est le recours au voca-bulaire du Cantique des cantiques et toute l’omniprésence conjuguée,sinon concurrente, de la Vierge et du Christ, et la relation de Lukarde

107. Voir par ex. J-Cl. WEY et V. BEYER, Herrade de Hohenbourg, Hortus deliciarum,Le Jardin des Délices, La Broque, Les Petites Vagues Éditions, 2004, p. 59.108. Expression fréquente dans le texte ; voir par ex. VLO, XXXVII, p. 330.109. VLO, LVII, p. 342-343.110. E. COHEN, « Towards a History of European Physical Sensibility : Pain in theLater Middle Ages », Science in Context, 81 (1995), p. 47-74.

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aux deux figures, qui suggère cette remarque. En effet, le développe-ment du culte de la Vierge, à l’œuvre dans le monachisme depuis leVIIIe siècle, devient encore plus perceptible, et même emblématique,dans l’ordre de Cîteaux, dès ses débuts111. En dessinant les contoursde cette petite moniale souffrante qui se tourne vers le Christ souf-frant, qui désire et assume ce contact d’élection douloureuse etjoyeuse avec le ciel jusqu’à en être marquée et transformée même parle divin, le biographe offre un modèle éloquent aux cisterciennes deson temps, en montrant la possibilité d’une vie christique au féminin.En termes religieux, le message de la vita est simple : la souffranceterrestre est pour Lukarde une passion christiforme, donc pleine desens, conforme au dessein divin et salutaire. De même que Lukarde,par désir de se conformer au Christ, grattait ses mains à l’endroit desplaies puis ses propres blessures, une fois que celles-ci étaient appa-rues, de même tout un chacun peut rechercher la souffrance salutairequi est alors efficace non seulement pour soi, mais aussi pour l’huma-nité entière. Il découle de la perméabilité des deux réalités que lasouffrance corporelle peut prendre un sens positif, salutaire, ets’accompagner même ici-bas, et de façon régulière, de joie spirituelle.

Du point de vue de l’histoire des émotions, la vita de Lukardenous offre à suivre la transformation d’une petite moniale souffranteen une charismatique femme de Passion, laquelle nous permet desaisir la transformation culturelle et anthropologique à l’œuvrequ’étudie Damien Boquet dans ce volume. Si Boquet s’intéresse avanttout à la construction du discours théologico-philosophique,l’exemple de Marie d’Oignies sous la plume de Jacques de Vitry à lafin de l’article manifeste la continuité intellectuelle et logique entrele discours théorique et le récit hagiographique. La jonction des deuxtypes de textes éclaire toute la force anthropologique de l’articulationIncarnation-Passion qui se rejoue dans celle du corps et des émotions.Boquet parle du « double corps de Marie » d’Oignies : « celui qui esten extase le jeudi et le dimanche et le corps contingent à nourrir levendredi »112. Nous voyons, dans le cas de Lukarde, le même para-digme, les mêmes deux corps : celui qui souffre et celui qui jouit,celui qui est malade et celui qui se lève, celui qui mange les nourri-tures terrestres et celui qui ne se nourrit que des délices spirituels del’extase. Toutefois la transformation surnaturelle du corps de Lukardeest poussée bien plus loin que celle de Marie, un siècle plus tôt.Lukarde (comme Claire de Montefalco, sa contemporaine) connaît

111. S. BARNAY, « Lactations et apparitions de la Vierge », op. cit., p. 161-174.112. Voir l’article de Damien BOQUET dans ce volume.

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une transformation corporelle intérieure et extérieure, signalant auxyeux de tous le processus dont elle est le sujet ; ses deux corps, plusque par intermittence, apparaissent l’un après l’autre, le corps depassion étant le fruit de sa transformation. On l’a vu, les souffrancesde Lukarde reçoivent un sens en devenant sa passion et la remplissentde joie : des stigmates véritables qui marquent sa conformation spi-rituelle puis corporelle au Christ. Elles incarnent au sens propre duterme – impriment et sculptent dans son corps, comme le dit le textelui-même113 – la dévotion profonde de la moniale au Christ de laPassion qu’elle imite, tant par sa volonté même qu’à l’aide de lavolonté divine. Comme pour Marie d’Oignies, son imitation faite desouffrance et d’amour, avec l’intervention de la grâce, extrait Lukardede l’ordre des lois terrestres. L’émotion religieuse de Lukarde – sasouffrance, sa patience, sa dévotion, sa compassion pour le Christ –n’apparaît pas dans la vita comme un « ressenti », même si le ressenti(subjectif) en est le point de départ, ainsi que l’indique le chapitre VII.Au contraire cette émotion s’incarne, s’incorpore, car, avec l’impres-sion corporelle des stigmates au chapitre X, c’est le corps même deLukarde qui se modifie, pour devenir corps de passion. Lukarde souffreavec le Christ, son bien-aimé, tout en s’identifiant à lui par sa compas-sion qui transforme tout son être : elle devient elle-même passion,comme l’était François ou, à l’époque de Lukarde, Angèle de Folignoqui incorpore mystiquement le Christ d’une manière analogue114.Dans une vision reçue par un de ses confesseurs dominicains, Eber-hard, elle apparaît crucifiée au milieu de deux autres personnes, et lavoix de Dieu précise bien le sens de la vision : « Celle que tu voissouffrir davantage est distinguée auprès de moi par son plus grandmérite. Car comme ma passion servit à la rédemption d’un salutéternel à tout le genre humain, de même celle qui m’est chère metsa passion au profit du salut de tous »115. De la sorte, le corps deLukarde n’est pas un véhicule ou un outil de transformation inté-rieure. Son corps – uni à son âme d’une manière nouvelle qui n’appar-tenait jusqu’alors qu’au Christ incarné – se transforme, se transsubs-tantie dans son essence même. Le Christ dit à Lukarde à plusieursreprises : speciosa facta es116, en utilisant une formule en général

113. VLO, LXXI, p. 352.114. Voir D. BOQUET, « Incorporation mystique et subjectivité féminine d’après le Livred’Angèle de Foligno († 1309) », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 26 (2007), p. 189-208.115. Haec quam magis pati vides, maioris meriti apud me esse dinoscitur. Et sicut passiomea toti generi humano profuit in redemptionem salutis aeternae, sic et haec mihi dilectapassione sua omnibus proderit ad salutem. VLO, LV, p. 340.116. Voir VLO, XXX, p. 325.

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réservée à la Vierge, comme pour souligner qu’elle est devenue sem-blable à la Vierge, être d’une autre nature que les hommes ordinaires.

Comme Angèle de Foligno ou d’autres depuis François d’Assise,l’être intermédiaire et médiateur qu’est Lukarde représente unecréature révolutionnaire en termes culturels. En l’état actuel de maconnaissance du dossier, rien ne nous assure de la « ressemblance »de la réelle Lukarde avec celle de sa biographie – comme Angèlede Foligno n’a probablement pas existé telle qu’on la connaîtd’après son livre, ou comme la figure du Poverello était en partieune créature du premier siècle franciscain. Toutefois ces figures ettextes témoignent : à travers eux, tout se passe comme si une nou-velle forme d’humanité, une nouvelle manière d’être chrétien étaitproposée aux fidèles, qui oblige à suivre le Christ dans le dénue-ment et qui permet de devenir comme l’homme-Dieu, le Christincarné : une sorte de déification à l’envers qui procède par assi-milation à ce que le Christ avait de plus humain. En effet, commeEmanuele Coccia le montre dans son article ici-même, au tempsdu christianisme primitif, la question de l’humanité véritable duChrist, de son union avec sa propre humanité (et l’humanité toutcourt) était liée à ce que Jésus avait effectivement pâti. Ici la pas-sion gardait alors l’ambiguïté originelle du verbe grec, pathein, àla fois souffrir ou pâtir, et éprouver une passion-émotion. Cocciacite ce passage où Tertullien écrit contre Marcion, « les passionsont prouvé la chair », passiones enim probaverunt carnem, en ren-versant la logique qui nous semblerait ordinaire : ce n’est pas lachair qui est le sujet des passions et qui donc rend possibles lesémotions, les souffrances, les émotions – ce sont au contraire lesémotions qui prouvent l’humanité du Christ et donc la présencede la chair en lui.

Au XIIIe siècle, temps de l’apogée de cette Chrétienté d’Occidentqui vit alors une époque intense de créativité religieuse et culturelle,certains sont capables de tirer toutes les conséquences théoriques oupratiques de l’Incarnation et de la Passion. En termes pratiques, avecFrançois, Lukarde et ses semblables, nous sommes arrivés aux pre-miers vrais chrétiens au sens (mystique, certes) de l’imitation pleinedu chemin du Christ. En termes théoriques, comme le rappelleCoccia, c’est la Summa Halensis qui formule clairement les caracté-ristiques de cet état dans sa réponse devenue classique concernant lavérité de la passion du Christ : outre Adam, encore un cas à part, ily a d’un côté les hommes ordinaires, qui ont la volonté de ne paspâtir mais une incapacité d’empêcher la passion, chez qui, donc, lesémotions sont une forme d’impuissance de nécessité. On trouve, del’autre côté, le Messie chez qui, derrière et devant la passion, il y a

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toujours un acte de vouloir : c’est bien ce que l’on retrouve dans lenouveau modèle inauguré par François d’Assise et imité par Lukarde,Angèle et les autres qui réitèrent, chacun à sa manière, la passionchristique dans une imitation étroite par les passions.

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