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L'IMAGE ESPACE OU L'ÉCLIPSE DU CADRE " You can't grasp space with your mind. " You can't GRASP it. You go through it ". Dorothy Richardson, Pilgrimage, IV Comme les autres arts plastiques, arts qui travaillent des formes visibles, le cinéma se développe spatialement. Deleuze n'a évidemment pas ignoré cet ancrage dans l'espace mais les pages qu'il lui a consacrées, dispersées au travers de ses deux volumes, ne constituent pas un ensemble autonome. Peut-être, laissant de côté les traits qui leur sont communs, Deleuze tenait-il d'abord à marquer ce qui distingue le film de la peinture, de l'affiche, de la sculpture en méplat, autrement dit à privilégier le mouvement. Mais peut-être ne désirait-il pas non plus entreprendre

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L'IMAGE ESPACE OU L'ÉCLIPSE DU CADRE

" You can't grasp space with your mind. " You can't GRASP it. You go through

it ".Dorothy Richardson, Pilgrimage, IV

Comme les autres arts plastiques,arts qui travaillent des formes visibles,le cinéma se développe spatialement.Deleuze n'a évidemment pas ignoré cetancrage dans l'espace mais les pagesqu'il lui a consacrées, dispersées autravers de ses deux volumes, neconstituent pas un ensemble autonome.Peut-être, laissant de côté les traitsqui leur sont communs, Deleuze tenait-ild'abord à marquer ce qui distingue lefilm de la peinture, de l'affiche, de lasculpture en méplat, autrement dit àprivilégier le mouvement. Mais peut-êtrene désirait-il pas non plus entreprendre

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l'énorme détour que lui aurait imposé uneprise en compte systématique de l'espace.

Si l'on attribue au dispositifcinématographique des effets desidération le public, une fois plongédans le noir, se trouve privé de sesrepères, " un nouvel espace est enplace " (Gardies, 1993 : 20), les notionsde surface, d'étendue et d'espace tendentà se confondre, l'écran devient alors uneétendue cadrée qui surplombe lespectateur et, se l'étant subordonné(Gardies, 1993 : 21), lui impose sapropre configuration spatiale.

Soumission au dispositif, sous-motricité et oubli de sa propre positionsont des hypothèses intéressantes parelles-mêmes mais indémontrables. Laperspective change si l'on considère,également sans preuve convaincante, quele sens de l'espace n'est pas uneimpression que certaines situations font

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oublier mais un engagement vécu. L'espacene serait plus ainsi une donnée vague etextensible, il faudrait le tenir pour uneentité qui serait différente de l'étendueou de la surface et les envelopperaitl'une comme l'autre (Deleuze, 1983 : 30-31). On ne saurait alors se contenter deranger l'espace parmi les accessoires dela représentation et, selon lespropositions, anciennes déjà, deHeidegger, il serait nécessaire deréférer l'activité artistique à soninsertion spatiale: " Tant que nous nefaisons pas l'épreuve de la propriété del'espace, parler d'un espace de l'artreste obscur. La manière dont l'espaceporte et traverse l'oeuvre d'art rested'abord indécise " et il importe del'élucider avant de proposer quelqueréflexion que ce soit sur le déploiementdes formes plastiques (Heidegger, 1969 :101).

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Espace, étendue, écran.

Le mouvement n'a pas besoin d'êtredéfini et il introduit à la temporalitédont il est la seule mesure. Sans doutele cinéma "moderne" bloque-t-il lechronomètre avec ses longs plans où rienne bouge mais son jeu sur la durée pure apour contrepoint permanent la duréechronologique. L'espace, en revanche, nese mesure pas, seules les distances sontd'ordre comptable. Faute de mieux, nousparlons de hauteur et de profondeur, delargeur et de longueur mais cesdimensions restent des approximationsassez pauvres, "  l'espace n'est autrechose que l'esprit dans ses quatremouvements " (Klossowski, 1976 : 20) ouencore le système de relations entre lespersonnes et les objets que nousredéfinissons en permanence à partir denotre situation. Il est donc impératif,si l'on s'attache à l'image comme

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étendue, par exemple à l'image dans soncadre, d'envisager pour commencer lerapport que la plastique entretient avecl'espace. Une démarche de ce type necomplète ni ne modifie l'approche del'image mouvement ou de l'image temps,elle part de prémices différentes et elleconduit nécessairement ailleurs, il nes'agit pas de parier l'étendue contred'autres paramètres mais de chercherjusqu'où va mener une approcheenvisageant le film comme image/espace.

Nous vivons à côte des choses, dansl'espace. Celui-ci n'est ni un lieu, niune idée, il est le préalable, lacondition de notre présence, il n'existepas en soi mais il est ce en l'absence dequoi nous ne serions pas, ce au dehors dequoi nous ne pouvons nous transporter, ilest indépendant de nous et cependantc'est nous qui l'orientons par la manièredont nous nous y déplaçons. Le point où

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nous nous trouvons constitue un " iciabsolu " (Husserl, 1929 : 34) à partirduquel nous balisons notre univers, nouséprouvons à chaque instant cette présenceà l'entourage même si, la plupart dutemps, nous ne nous la formulons pas Une de nos tâches les plusquotidiennes consiste à établir despoints de repère, seules bornes capablesde croiser notre distribution de l'espaceà celle des autres. Nous fixons descoordonnées pour la Grand' place, lagare, la piscine, mais ce sont là deséléments purement représentationnels etdès que nous atteignons l'un de cespoints il devient notre espace. Apprenant" l'alunissage " d'Eldwin Aldrin et NeilArmstrong, en juillet 1969, Heideggernotait : " Lorsque les astronautesmettent le pied sur la lune, la lunedisparaît en tant que lune. Elle ne se lèveni ne se couche " (Heidegger, 1976 :

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265). Quand nous entrons à la gare c'estnotre démarche qui attribue leur positionaux guichets, aux rails, à la salled'attente que nous situons, par rapport ànous, à droite, ou tout près, ou enarrière, ou devant. Le lieu où nouspénétrons nous enveloppe, " si nous ne levoyons pas c'est parce que nous noustenons dedans ' (Heidegger, 1959 : 125).Pour regarder la Grand' place je dois m'yintroduire mais alors je n'en observeplus que des pans disjoints.

Il nous faut, pour voir un point, lesaisir entièrement de l'extérieur. Ainsi,sous l'angle saptial, et sous cet angleseulement, existe-t-il une démarcationentre les réalisations artistiques quinous imposent de nous déplacer, statuairemonumentale, architecture, oeuvresiconographiques développées linéairementcomme la tapisserie de Bayeux, et lesréalisations qu'il nous est loisible de

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saisir sans bouger. Bien des scènes de la"Broderie de la reine Mathilde" ne sontpas fortement individualisées et si nousnous arrêtons devant les chevauchées, lestraversées en bateau, les repas ou lesbatailles il n'y a plus d'épisodesdistincts, corps et objets se prolongentet s'entremêlent sur plusieurs mètres, ledécoupage éventuel en unités plus finesest laissé à notre fantaisie.

Une Nativité, en revanche, ne nousoffre aucun choix, elle nous impose sespropres limites. Le cadre est cettearrête qui enclot l'oeuvre et bloque leregard. Les usages linguistiques sont iciparfaitement clairs, ils mettent enévidence l'immobilisation : l'arméeencadre ses conscrits, les gendarmesencadrent le condamné, on borne sonexistence quand on se fixe un " cadre devie " ; l'Allemand Rahmen désigne aussibien le cadre objet que la limite, celle

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du possible, de l'acceptable ; l'EspagnolMarco, qui connait une extensionidentique, renvoie également à l'idée demarquage, de démarcation et même dedimensions réglées pour certains piècesde bois ; quant à l'Anglais to frame ilautorise d'amusants jeux de mots surconcevoir, encadrer et accuser: Who'sframed Roger Rabbit? (intraduisible ; ledistributeur français a du changer letitre - et le trahir).

Jacques Aumont, qui s'est longuementattaché à l'espace, dans une perspectived'ailleurs différentes de celle quej'adopte, souligne le fait que le publicconstruit ce qu'il appréhende " à partirde perceptions visuelles " canalisées parle cadre (Aumont, 1989 : 138). Qu'il setrouve devant un tableau ou un écran, lespectateur n'est pas frappé de stupeur,il réagit tout entier aux images qui luisont offertes, mais l'attention qu'il

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exige de ses yeux et de ses oreilles lerend momentanément moins conscient de soninvestissement spatial, le face-à-faceavec une surface plane et bornée met enveilleuse l'espace mutlidimensionnel queson corps, ordinairement, saisit,interprète et redessine.

L'ailleurs du cadre

Ce qui pose problème est la manièredont chacun parvient à concilier lecentrement sur son " ici absolu " avec saprojection vers l'image mais il n'y aévidemment aucune réponse à cettequestion puisque les attitudes qui vontde l'adhésion sans réserve au coup d'oeildistancié sont purement individuelles. Amoins de vouloir flotter dans unintuitionnisme vague qui n'est même pasde la psychologie, il faut s'en tenir àla seule donnée analysable, les objetsprésentés au public. Le cadre sert à

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fixer le regard mais la représentation,elle, outrepasse sa bordure et " règlel'étendue imaginaire d'une façonindirecte mais fort précise " (Burch,1969 : 43). Je laisse de côté le hors-champ, étendue non visible à un momentdonné, perçue cependant dans desséquences antérieures et faisant doncpartie de l'univers filmé : l'explorationen a été fort bien menée depuis longtemps(Burch, 1969, Vernet, 1988). Jem'attacherai plutôt au hors-cadre quin'apparaîtra jamais dans le cadre maisque la logique de l'image porte àsupposer, au moins vaguement. Rappelonsd'abord, bien que cela ait été souventdit, qu'il n'y a pas, sur ce point, dedifférence marquante entre les diverstypes d'images cadrées, la seule questionimportante étant la tension imposée auregard. Certains films nous bouclent dansl'écran. Les larmes amères de Petra von Kant

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nous interdit de quitter la pièce oùl'héroïne enferme son désespoir, il n'y apas de hors-cadre parce qu'il n'y a pasd'ailleurs ni de lendemain possibles.Inversement, peinture et sculpture saventtirer l'oeil vers ce qu'elles ne montrentpas, les cavaliers de Géricaults'effondreraient lourdement au sol s'ilsne visaient l'extrémité du champ decourse ce lieu, là-bas, qui nous échappeet que nous connaissons cependant aussibien qu'eux.

La peinture abstraite semble elle-même supposer un ailleurs du cadre.Tapiès lance du vernis sur une planche,la tache déborde la surface, nous nevoyons qu'une partie du feston qu'elle adessiné et nous savons que le reste duvernis s'est perdu à terre. CertainesCompositions de Pollock alignent sur unfond aux couleurs tendres des formesnoirs, sortes de S systématiquement

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répétés : virtuellement, la série seprolonge à l'infini, sur la droite commesur la gauche. C'est ici, pourtant, quele cadre intervient, en interrompantarbitrairement l'expansion du vernis oudes S : libre à nous de fantasmer unhors-cadre pour ces oeuvres, il n'existepas.

Ce que je tente de mettre en évidenceest la compléxité du rapport entresurface cadrée et hors-cadre, notions quine sont pas du même ordre et relèventl'un de la perception immédiate, l'autrede l'intuition. Le cadre est un marqueurfort, il nous fait reconnaître le pointoù l'on a voulu instaurer une césure," le façonnement a lieu en unedélimitation, qui est inclusion etexclusion par rapport à une limite. De cefait, l'espace entre en jeu " (Heidegger,1969 : 99). La construction entre desbords fixes et l'appel au dépassement

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imaginaire de ces bornes instaure ce queHeidegger nomme un " débat avecl'espace " (Heidegger, 1969 : 100).

Il semblerait dès lors légitimed'envisager les oeuvres artistiques enfonction de la dynamique interne quiincite le spectateur à se concentrer surla surface représentative ou à s'enéchapper, mais ce serait oublier lecadre, non pas cadre/limite maiscadre/objet. Les galeristes l'avouentavec candeur : encadrer une toile leurpermet d'en augmenter le prix d'uncinquième. Le cadre n'est pas un faire-valoir analogue au ruban d'un paquetcadeau, les limites d'une oeuvre ne sontce qu'elles sont que dans leur unité avecl'objet qu'elles entourent, la frontièred'une chose appartient au mode d'être decette chose. La sculpture médievale enpropose un exemple classique, ce que l'onappelle depuis longtemps " loi du cadre "

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: si, au tympan du portail central, àChartres, anges et prophètes s'inclinent,c'est parce qu'une Vierge à l'enfantoccupe le centre mais aussi parce que lacourbure architecturale leur impose cetteattitude instable ; un ensemble tel quecelui-ci ne se comprend que par rapport àsa délimitation. Près de nous, le cas dela télévision est encore plus frappant :l'image y est prisonnière du récepteur,elle en fait entièrement partie, elle seforme sur le fond permanent de l'appareildans lequel elle s'évanouit quand onéteint. Si le hors-champ fonctionne bienici comme au cinéma, il n'y a pas dehors-cadre télévisuel, ou plutôt le hors-cadre est le décor domestique dontl'appareil n'est que l'une descomposantes. A cause de son encerclementl'image télévisuelle n'est rien d'autrequ'une surface plate et réduite surlaquelle des formes bougent.

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Désencadrage.

Il n'en va pas ainsi au cinéma.Entrant dans la salle, avant laprojection, nous voyons bien un grandrectangle bordé de noir. Mais, dès quel'obscurité se fait le liseré disparaîtet le cadre perd cette évidence qu'ilgarde toujours sur un tableau ou uneimage télévisuelle. La projection, on lesait bien, n'est rien d'autre qu'unfaisceau lumineux dont l'intensité varieselon la transparence de la pellicule. Ily eut une époque où l'on tentaitd'évaluer " objectivement " l'effetproduit par les films en mesurant ladurée de leurs plans ; il est probableque nous réagissons différemment à unereprise suivant qu'elle dure deux ouvingt-cinq secondes mais l'équation" durée x émotivité = réaction " n'estpas encore tout à fait au point. Quoiqu'il en soit, on aurait pu aussi bien

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prendre en compte la valeur del'éclairement et classer les plans selonleur luminosité.

Si la pellicule est fortement opaque,la zone éclairée se réduit sur l'écran :c'est là une banalité dont le cinémas'est tout de suite emparé puisque l'undes premiers films italiens avait pourtitre Sperduti nel buio, Perdus dansl'obscurité. Le film a disparu mais centautres exemples viennent à l'esprit. SoitSaboteur, l'un des films de guerre réaliséspar Hitchock. Poursuivi, le criminel seréfugie dans un cinéma en plein milieu dela projection. Le noir de la sallefigurée se confond au noir de la sallehabitée, le cadre est effacé, il ne resteque des éclats de lumière et des ombresmouvantes, la surface de l'écran s'estperdue dans l'espace de la salle.Américains ou européens, les " filmsnoirs " provoquent une vague angoisse

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dont on a du mal à rendre compte. Sansvouloir substituer une explication à uneautre ne peut-on se demander si, jointe àl'obscurité, la dissolution de l'écrandans l'espace vécu ne crée pas unecertaine perturbation. Personnen'imagine, évidemment, que le criminel vasortir de la toile mais on ne le retrouveplus là où il devrait être, emprisonnépar le cadre, et le spectateur aveuglen'a plus le contrôle ni de son espace, nide ce qu'il voit, " car c'est bien decela qu'il est question : faire que lecorps ne soit plus la référence del'espace " (Bryson, 1990 : 70).

Nous parlons ici de stratégiefilmique. En rusant avec le cadre lecinéma perturbe son public, lui procuredes émotions et lui suggère des pistes delecture. Vérités et mensonges s'ouvre sur unprologue au cours duquel Orson Welles,enveloppé dans une cape, fait des tours

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de prestigiditation. Le large vêtementefface l'un des bords de l'écran qu'ilecamote même intégralement quand on neperçoit plus que deux mains gantéestransformant une clé en pièce monnaie.C'est là un vieux truc de foire dontMéliès a fait largement usage, desmembres blancs suréclairés et placésdevant un fond noir semblent se déplacertout seuls. Il y a sans doute, chezWelles, une part d'imposition de sens,son prégénérique annonce qu'il va montrercombien le faux est proche du vrai, maisl'allusion au " premier cinéma " viseencore autre chose ; en abolissant lecadre qui devrait désigner le lieu del'action Welles met en crise leshabitudes spectatorielles.

Le premier point que je voudraismettre en évidence est que le cadre,simple donnée technique, revêt, pour peuqu'un cinéaste le désire, une valeur

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expressive. Je me ferai mieux comprendreen opposant La rue de la honte et Il marchait denuit. La confrontation entre Mizoguchi,classique parmi les classiques, et uneoeuvre de série semblerait baroque sielle ne portait pas uniquement sur lescadrages. Dès la première séquence de Larue de la honte, dialogue peu informatifentre la tenancière et un policier, nousdevinons que le cadrage vasystématiquement redoubler le cadre et lefilm, en-effet, ne renonce jamais à sonparti-pris, il y a toujours un mur, uneporte, une cloison, une silouhette poursouligner le bord de l'écran. Quand onest entré dans une maison close on n'ensort pas et le message du film esttellement clair qu'on en vient,parfois, àoublier la mise en acte pour ne suivreque la mise en forme. Mais n'est-ce paslà, aussi, l'un des objectifs du film?Une prise de vue récurrente attire

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nécessairement l'attention : elle saisit,dans l'axe, d'abord un patio, puis unsalon, un couloir et, tout au bout, uneporte ouverte sur une rue dont on nedistingue qu'un pan de mur. L'enfiladeest remarquable de précision et delogique géométrique, les pièces emboitéesles unes dans les autres donnent sur unefausse sortie puisqu'il n'y a, au fond,qu'un horizon fermé. Le cadre se doubleet se redouble, enfermant l'oeil duspectateur dans une constructionvolumétrique indéfinie qui oppose àl'espace vécu et habité par le spectateur" une étendue abstraite et homogèneétrangère à la matrice corporelle "(Bryson, 1990 : 70).

Bien que réalisé par une bonne équipetechnique et avec d'excellents acteurs Ilmarchait de nuit reste un film très moyen etl'on se demande si sa faiblesse ne tientpas à ce que le scénariste a voulu mettre

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à profit tous les lieux parfaitementobscurs, conduits d'eau, égouts, hangars,caves. La police de Los angeles traque uncriminel qui parvient à se fondre dans lenoir. Les policiers portent des uniformessombres, on ne devine guère que leurvisage et l'insigne argenté de leurscasquettes, ils s'éclairent avec destorches dont le faisceau, tremblant aubout de leur bras, parcourt erratiquementl'écran. A l'inverse de ce qui se passaitavec La rue de la honte le spectateur ne seretrouve pas dans une trappe, il estballoté à travers une étendue sanscoordonnées. La morale des annéesquarante veut que le bandit soit tué maisaujourd'hui il s'évanouirait encore à lafin, laissant l'impression qu'on ne saitoù trouver ni le personnage principal, nile récit, ni même le film. Ici encore, etde façon maheureusement très confuse, lejeu avec le cadre laisse entendre que, au

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cinéma, le récit peut ne pas êtrel'essentiel.

Un autre espace.

La première piste suivie a été celledu débordement : un film sombre présentédans une salle obscure efface ses propreslimites. Mais le faisceau du projecteurest aussi une source d'éclairage et quandla pellicule est très transparente lalumière envahit la salle. Si l'analysesemble avoir prêté peu d'attention à cefait le cinéma s'en est, en revanche,largement emparé : dès que l'écrandevient parfaitement blanc le criminelarrivé au milieu du spectacle ne parvientplus à se dissimuler. Une lumière trèsforte inverse les pôles, elle transformeen objet de regard des spectateurs auxyeux papillonnants. Godard y faitallusion dans Pierrot le fou mais c'estsurtout Jarmusch qui tire parti du

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renversement dans Stranger than Paradise : sestrois personnages, envahis par lalumière, plaqués sur leurs fauteuils,semblent privés de cette liberté demouvement qui leur permettrait d'éprouverl'espace autour d'eux, ils deviennent dessilhouetes que déforme et reforme laclarté qui les frappe.

On compare souvent le cadre filmiqueà une fenêtre mais d'une fenête onaperçoit toujours la même chose et,souvent, le verre fait écran aux coupsd'oeil venus de l'extérieur, le regardest à sens unique. L'expérience deStranger than Paradise me pousse à préférer lacomparaison avec une baie, au senséthymologique du terme : béant, baillant,largement ouvert et ne présentant aucunobstacle à la circulation. Si l'on admetque, par la lumière qui est sa principalemanifestation physique, le filmintervient dans la salle, le cadre

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devient un seuil, le lieu de rencontreentre deux univers. La clarté variable,tour à tour violente et discrète, quipasse à travers le cadre ne nous laissepas de marbre, elle " nous renvoie, nousouvre à un vide qui nous regarde, nousconcerne et, en un sens, nous constitue "(Didi-Hubermann, 1992 : 11).

Tant que nous nous laissons prendreau récit nous ne nous attardons guère surles aspects techniques de la mise enscène et il faut une forte insistance dufilm, celle qu'on perçoit dans La rue de lahonte ou Stranger than Paradise pour que nous yprêtions attention. Il en va autrementavec les réalisations qui montrent et neracontent pas, ou très peu. La théoriefait grand cas des reprises au grandangle qui assurent une parfaitelisibilité des détails mais le publics'intéresse-t-il vraiment à la netteté del'arrière-plan tandis qu'il suit la

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dramatique confrontation de Kane avecLeland? Je parierais que non (sanspreuves). Il y a cependant des films oudes séquences tournés avec un focalecourte qui ne privilégient pas le premierplan. Tel est, entre autres, le cas descomédies musicales. Soit l'un de cesexhibitions qui font le charmeinépuisable des musicals : scène large,très éclairée, chorus line dont lesretournements acrobatiques sont nettementvisibles. L'effet d'aberration lié àl'emploi du grand angle crée, sur lesbords, une impression de courbure, labaie semble s'ouvrir sur une gigantesquebulle et le spectateur, assailli par laclarté comme par la musique, ne perçoitni une surface planne, ni une profondeurmais un étrange volume en creux qui nerelève pas de son espace.

Une autre xexpérience, toujours liéeaux courtes focales, est celle des

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plongées verticales dont le cinéma desannées vingt faisait grand usage. A côtéde Variétés, de L'argent, je pense à unmélodrame anglais, Hindle Wakes, qui évoqueles congés populaires à Blackpool. Delongues scènes documentaires soutiennentun scénario trop mince et s'attardent, enparticulier sur les gigantesques halls oùdansent plusieurs centaines de couples.La plongée verticale, jointe àl'aberration, déstabilise le public quine sait ni d'où il regarde, ni ce qu'estle surprenant hémisphère où s'agitent lesdanseurs. On n'a pas ici le traditionnel" coup de la serrure " qui permet auspectateur d'observer, par un soit-disantinterstice confondu avec le cadre, uneaction plus ou moins cachée. La trou dansla cloison fait du spectateur un sujetpercevant qui s'empare d'un secret. Laplongée sur Blackpool n'est référée àpersonne, la baie largement ouverte ne

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révèle rien, elle est unefrontière avecun ailleurs que la fiction ne soutientpas et que le spectateur ajuste mal à sonpropre univers.

Ce qui me paraît intéressant dans lesoccurences que nous venons de parcourirest l'aperçu qu'elles proposent sur laconstitution, à travers le cadre, d'unautre lieu qui n'est pas ce à quoi lecinéma affronte d'ordinaire son public.Avant de terminer sur cette question, jevoudrais faire un détour vers ce quej'ai laissé de côté puisque je voulaisessentiellement parler de l'image, c'est-à-dire vers le son. A l'Ouest rien de nouveau,Les croix de bois et Quatre de l'infanteriesortirent presque simultanément et ilsconstituent, dans l'ensemble des films deguerre, un groupe original. Si la prisede vue ne tranche pas sur ce qui avaitété réalisé auparavant la bande sonorevise, pour la première fois, à évoquer

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l'atmosphère de la tranchée. Par delà uneimage prévisible le bruitage arrachel'oreille a tout contexte représentableet l'écrase de violence et de confusion.A l'époque, les anciens combattants necachèrent pas leur émotion : lebombardement au front, c'était bien cetteperte de tous repères qui faisait quel'espace, n'étant plus défini autour d'un" ici absolu ", devenait radicalementhostile. Coppola et quelques autres sesont montrés autrement sophistiqués dansleur montage sonore mais ils n'ont pastenté d'arracher le son au cadre, ils ontplutôt renforcé par le bruit la confusionde l'image.

Bien d'autres exemples de décadrementsonore mériteraient d'être cités maiscelui-ci me suffit pour souligner, unedernière fois, ce que j'ai tenté demettre en évidence : le cinéma a leloisir d'abolir son cadre ou au contraire

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de le démultiplier jusqu'à en fairel'objet privilégié de la représentation.Par commodité ou par habitude noustraitons l'écran comme une surface auxbords nets que des images mobilestransforment en espace narratif. L'apportessentiel de Deleuze n'a-t-il pasconsisté, cependant, à élargir laréflexion sur le cinéma en montrant queles très incertaines catégories dont faitusage l'analyse filmique aident àrepenser certains concepts et seproblématisent dès lors qu'on lesenvisage soous leur angle philosophique(Rodowick, 1997 : 172-173)?

L'espace est premier, il est cela oùles choses s'exposent parce qu'elles ytrouvent leur extension. " Derrièrel'espace il n'y a plus rien à quoi ilpuisse être ramené. Devant lui pasd'esquive menant à autre chose. Ce quiest propre à l'espace, il faut que cela

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se montre à partir de lui-même "(Heidegger, 1969 : 100). L'écran est, enun sens, l'un objet que nous saisissonsen lui assignant sa place dans l'espace,ce qui autorise à l"isoler et àprivilégier l'échange linéaire que lepublic instaure avec les images cadrées.Mais le décadrement, sans mettre en causecette approche, en souligne le caractèrepartiel : le champ n'est pas uniquement,comme c'est le cas en peinture, unesurface parfaitement balisée, lieu closde la représentation, l'image filmique ace privilège de pouvoir jouer avec lalimite qui la constitue et, pour peuqu'on y fasse attention, on découvre dansde nombreux films des esquisses dedébordement. L'écran cesse alors d'êtreune surface plane où se déploie untableau vivant, le film spécule sur notreancrage spatial, il tente de nousenfermer dans un recadrage infini, nous

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suggère un ailleurs impossible ou,effaçant ses bords, se fond à notreespace. Rien n'interdit de privilégier cequi rapproche le cinéma de la peinture etla télévision incline certainement à lefaire. En reconsidérant les effets ducadrage on entrevoit d'autres parentés :privée de volume, l'image filmiqueinterfère néanmoins dans l'espace dontchaque spectateur est le foyer, seslimites ne semblent aussi évidentes queparce qu'elle a le moyen de les éclipser.

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