les apports de recherches en évaluation et de l'ergologie à l'efficacité des pratiques...

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1 EA 4671 ADEF, SFERE FED 4238 Université d’Aix-Marseille Les apports de recherches en évaluation et de l’ergologie à l’efficacité des pratiques en éducation scientifique, technologique et professionnelle NOTE DE SYNTHÈSE PROPOSÉE DANS LE CADRE D’UNE HABILITATION À DIRIGER LES RECHERCHES Nicole Mencacci Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation Ecole Supérieure du Professorat et de l’Éducation Tuteur : Jacques Ginestié 2014

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1

EA 4671 ADEF, SFERE FED 4238

Université d’Aix-Marseille

Les apports de recherches en évaluation

et de l’ergologie

à l’efficacité des pratiques

en éducation scientifique, technologique

et professionnelle

NOTE DE SYNTHÈSE PROPOSÉE DANS LE CADRE

D’UNE HABILITATION À DIRIGER LES RECHERCHES

Nicole Mencacci

Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation

Ecole Supérieure du Professorat et de l’Éducation

Tuteur : Jacques Ginestié

2014

2

REMERCIEMENTS

Ma gratitude va :

à Jacques Ginestié, qui me permet d’aller chaque fois de l’avant,

aux membres d’ADEF et de SFERE, dont la liste est trop longue mais qui se reconnaîtront, et

qui de près ou de loin m’ont aidée à préciser mes recherches, et notamment à Michel Vial,

aux membres du laboratoire d’Ergologie, avec lesquels j’ai depuis toujours de chaleureux

liens de parenté, et plus particulièrement à Yves Schwartz,

aux membres de GESTEPRO – avec lesquels je prends part à des réunions, à des projets, aux

séminaires du vendredi, à de longues discussions, à des moments de convivialité –, et parmi

eux, à Michel Larini,

à tous mes étudiants, et à Nadeige Chauvot, Pierre Néron et Mickaël Wanègue, les doctorants

avec qui j’avance et qui contribuent à m’apprendre la direction de recherches,

aux formateurs de l’ESPE, aux personnels administratifs et d’accueil, avec lesquels j’ai

partagé des moments joyeux et productifs et avec qui j’aime travailler,

à mes amis, Armand, Bernadette, Bernard, Chantal, Christine, Claude, Emmanuelle,

François, Marie-Louise, Martine, Mireille, Michel, Paul, Thierry,

à Philippe, mon mari, qui me soutient et supporte depuis des années mes week-ends studieux.

3

Je dédie ce travail à Anna, Giulia, Marie et Clément.

4

INTRODUCTION GÉNÉRALE

La note de synthèse est composée de trois parties.

La première résume la thèse que j’ai soutenue en 2003 et qui a proposé une étude de

‘moments de réinvention’ dans des situations d’enseignement et de formation. Moments au

cours desquels le professionnel expérimenté a habilement soutenu les apprenants pour qu’ils

réinventent une réponse à une question nouvelle pour eux. La recherche a produit un outil

analyseur des interactions régulatrices propres à ces moments. En choisissant de résumer la

thèse, j’ai voulu retracer la progression qui a permis l’élaboration de cet outil. J’en présente

les bases conceptuelles et méthodologiques ainsi que les questions telles qu’elles se sont alors

posées, de façon à pouvoir revenir sur certaines d’entre elles dans la suite cette note de

synthèse.

La deuxième partie organise en trois axes les travaux que j’ai menés depuis, et dans

lesquels j’ai intégré les apports conceptuels de l’évaluation et de l’ergologie afin de saisir

l’aspect industrieux du soutien régulateur exercé par le professionnel. Un axe revisite la

notion de régulation telle qu’elle a été travaillée par les recherches en évaluation aixoises

depuis les années 80 : le résultat est la production d’un outil formalisant la régulation

industrieuse in situ. Un autre axe met l’outil analyseur des interactions régulatrices au service

de la conception des pratiques de soutien : ce qui a contribué à une méthode pour

l’accompagnement professionnel. Le dernier axe approfondit l’étude des habiletés à soutenir

les apprentissages : l’aboutissement est un outil formalisant la collaboration d’habiletés

éducatives opportunes et rusées kaïros et mètis.

La troisième partie ouvre deux perspectives de recherche dans le cadre de l’Éducation

Scientifique, Technologique et Professionnelle (ESTP). La première intègre les apports de

l’ergologie aux recherches actuelles en évaluation dans l’enseignement supérieur : le but est

de rendre intelligible l’expérience de normalisation d’enseignants qui attribuent des notes ou

qui construisent collectivement un référentiel d’évaluation par compétences. Dans la seconde,

les outils précédemment produits sont mis au service de l’étude de l’efficacité des aides

institutionnelles à destination des apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers dans

l’enseignement ordinaire et spécialisé : l’intention est de montrer que du point de vue du (des)

5

professionnel(s), l’efficacité des aides dépend tant de l’usage d’un cadre normatif multi-

référentiel (évaluation, didactique des disciplines de l’ESTP, sciences du handicap cognitif et

de la difficulté scolaire…) que de l’exercice d’un soutien industrieux adapté. Dans les deux

cas, l’objectif des recherches à venir est de fonder l’élaboration ou le réajustement de

référentiels et de dispositifs de formation, et de repenser les politiques d’enseignement.

6

Table des matières

Table des matières ...................................................................................................................... 6

Prolégomènes à l’étude de moments de réinvention ................................................................ 12

Une perspective qui interroge les parcours des élèves ............................................................. 14

Une perspective qui interroge corrélativement les manières de faire du professionnel ........... 17

Agir par effacement maximal ? ................................................................................................ 17

Agir par guidage fort ? ............................................................................................................. 20

Un agir opportun et habile pour le guidage moyen ? ............................................................... 22

1. La structuration de la thèse ............................................................................................... 25

1.1. La réinvention dans l’apprentissage, modèle analogique de la grande invention ..... 26

1.2. Présentation des six outils théoriques provisoires d’analyse ..................................... 30

1.2.1. Les mouvements heuristiques des apprenants ........................................................ 30

1.2.2. La catégorie problématologique des problèmes ..................................................... 34

1.2.3. Les processus de problématisation des apprenants ................................................ 37

1.2.4. Les pratiques de questionnement du professionnel ................................................ 39

1.2.5. La pensée mètis du professionnel ........................................................................... 45

1.2.6. L’intelligence du kaïros du professionnel .............................................................. 47

1.3. La méthode d’étude des cinq situations ..................................................................... 49

1.3.1. Les terrains de recherche .................................................................................... 50

1.3.2. Le mode de recueil des données ......................................................................... 51

1.3.3. Le traitement des données .................................................................................. 51

1.3.4. L’analyse des données traitées : deux approches pour cerner les moments de

réinvention ........................................................................................................................ 53

1.4. Les résultats issus de l’analyse des cinq séquences et les questions qu’ils posent ....... 55

1.4.1. Des hypothèses dont la pertinence a été établie ..................................................... 55

1.4.2. Moments de réinvention et phénomènes transitionnels ......................................... 56

1.4.3. Résultats concernant les catégories de problèmes d’apprentissage et de formation

.......................................................................................................................................... 57

1.4.4. Résultats concernant les pratiques de questionnement .......................................... 59

1.4.5. Résultats concernant kaïros et mètis ...................................................................... 65

1.4.6. Résultats concernant le processus de problématisation des apprenants ................. 71

7

1.4.7. Résultats concernant les mouvements heuristiques des apprenants ....................... 73

1.4. Une synthèse des résultats de l'étude : la production d'un outil d'intervention ......... 77

1.5. Principales questions à l’issue de la thèse ................................................................. 82

2.1. Premier axe : un élargissement de la régulation par les apports de l’ergologie ............ 85

2.1.1. Les formalisations successives de la régulation par les recherches en évaluation . 86

2.1.2. Le ‘travail de pensée’ du professionnel qui régule in situ ...................................... 87

2.1.3. La régulation est une renormalisation .................................................................... 90

2.1.4. Un exemple de renormalisations au travers de la construction et de l’usage d’un

portfolio ............................................................................................................................ 92

2.1.5. Un exemple de renormalisations dans la préparation des examens blancs

d’épreuves anticipées de français du baccalauréat. .......................................................... 94

2.1.6. Les renormalisations dans les pratiques de remédiation à destination des élèves à

Besoins Éducatifs Particuliers .......................................................................................... 96

2.1.7. Synthèse partielle des travaux sur la régulation comme renormalisation .............. 97

2.1.8. Régulation et usage de soi ...................................................................................... 98

2.1.9. La régulation est historique et expérientielle ....................................................... 101

2.1.10. La régulation est incorporée et opportune .......................................................... 102

2.1.11. La régulation externe : des relations complexes entre anticipation et adaptation

pédagogique ................................................................................................................... 104

2.1.12. Réguler c’est être en proie avec un monde de valeurs ....................................... 107

2.1.13. Synthèse des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la régulation in situ.... 110

2.2. Deuxième axe : élaboration d'une méthode pour l'accompagnement à destination de

professionnels exerçant une fonction éducative ................................................................. 112

2.2.1. L'outil d'analyse des interactions in situ au service de la formation de

professionnels à fonction éducative ............................................................................... 113

2.2.2. L'accompagnement au service de la formalisation de la VAE ............................. 116

2.2.3. L'accompagnement professionnel comme soutien problématisé à la

problématisation ............................................................................................................. 118

2.2.4. L'accompagnement est une pratique d'étayage..................................................... 120

2.2.5. L'accompagnement est une pratique d'évaluation ................................................ 121

2.2.6. L'accompagnement est une pratique de questionnement différencié ................... 123

2.2.7. Synthèse partielle sur l’accompagnement professionnel comme soutien

problématisé à la problématisation ................................................................................. 124

8

2.3. Troisième axe : une spécification de l'agir ingénieux ................................................. 129

2.3.1. Des caractéristiques générales spécifiées ............................................................. 130

2.3.2. Le flou et l’incertitude dans l’agir ingénieux ....................................................... 131

2.3.3. Une approche méthodologique pour l’étude de l’agir ingénieux ......................... 132

2.3.4. L’exemple de l’étude des ingéniosités éducatives de Pierre, enseignant en

éducation technologique ................................................................................................. 133

2.3.5. L’usage de mètis et kaïros en situation éducative ................................................ 136

2.3.6. Identification et caractérisation d’habiletés prudentes et de tours habiles ........... 136

2.3.7. Des habiletés incarnées ........................................................................................ 138

2.3.8. La constitution de répertoires d’habiletés par le professionnel ............................ 138

2.3.9. L’agencement des catégories d’habiletés : une organisation hiérarchique .......... 139

2.3.10. Proposition d’un modèle de professionnalité de l’enseignant et du formateur .. 141

2.3.11. User de la ruse en éducation ? ............................................................................ 141

2.3.12. Peut-on apprendre à être ingénieux ? ................................................................. 143

2.3.13. L’aspect enseignable des ingéniosités éducatives .............................................. 143

2.3.14. Ce qui ne s’enseigne pas .................................................................................... 143

2.3.15. Un apprentissage par essai-erreur le plus souvent solitaire ................................ 144

2.3.16. Apprentissage observationnel ? Analyse de pratiques ? .................................. 145

2.3.17. Synthèse partielle de l’axe sur l’agir ingénieux ................................................. 146

2.4. Synthèse concernant les trois axes .......................................................................... 148

Introduction de la troisième partie.......................................................................................... 152

3. Expérience de normalisation chez les professionnels du supérieur ................................... 153

3.1. Le contexte actuel de l’évaluation à l’université ......................................................... 153

3.1.1. Une série de transformations des modalités évaluatives ...................................... 153

3.1.2. La défiance des professionnels de l’enseignement supérieur ............................... 154

3.1.3. La mise en cause de l’hyper-explicitation des normes ......................................... 156

3.1.4. Hyper-explicitation des normes et évaluation instituée ....................................... 157

3.1.5. Hyper-explicitation et blanchiment des débats de normes ................................... 157

3.2. Attribution de notes et renormalisation du dispositif d’évaluation : une expérimentation

à l’Université dans le cadre du CIPE.................................................................................. 160

3.2.1. Le contexte : une formation à l’évaluation dans le cadre du CIPE ...................... 160

3.2.2. Une expérimentation préliminaire avec les Chargés d’Enseignement ................. 161

3.2.3. Une première d’analyse des renormalisations du dispositif d’évaluation ............ 162

9

3.2.4. Un projet de recherche sur les renormalisations en cours de processus d’attribution

de notes à l’Université .................................................................................................... 165

3.3. Expérience de normalisation chez les enseignants-chercheurs d’une école d’ingénieurs

: une pratique innovante d’évaluation par compétences .................................................... 168

3.3.1. Le contexte : une mission de consultance dans le cadre du CIPE ........................ 168

3.3.2. Une recherche greffée à une mission de consultance ........................................... 169

3.3.3. Hypothèse concernant l’expérience de normalisation ...................................... 171

3.3.4. Une méthode composite pour une élucidation de l’expérience de normalisation

171

4. Les apports de recherches en évaluation et de l’ergologie à l’efficacité des aides à

destination des apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers en ÉSTP ................................... 173

4.1. La fonction adaptative du questionnement ingénieux ................................................. 173

4.2. Fonction didactique du questionnement ingénieux ..................................................... 175

4.3. GESTEPRO : une grande variété de recherches ......................................................... 176

4.4. GESTEPRO : des recherches sur l’efficacité .............................................................. 180

4.5. Des complémentarités possibles entre théorie de l’activité, activité médiatisée par les

instruments, didactique professionnelle et démarche ergologique pour l’étude du

questionnement ingénieux à destination d’élèves à BEP en ESTP ? ................................. 183

4.5.1. La théorie de l’activité : Leont’ev, Engeström ..................................................... 183

4.5.2. L’activité médiatisée par les instruments : Rabardel ........................................... 185

4.5.3. La didactique professionnelle : Pastré .................................................................. 186

4.5.4. La démarche ergologique : Schwartz ................................................................... 190

4.5.5. Quatre principales orientations théoriques de l’activité dans GESTEPRO ......... 192

4.5.6. Un regard théorique pluridisciplinaire pour l’étude de l’efficacité des aides à

destination des apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP ........................................... 195

4.6. Un programme de recherche pour penser ou repenser l’efficacité des aides

institutionnelles en ESTP à destination d’élèves à BEP .................................................... 198

4.6.1. Le cadre théorique d’analyse de l’activité industrieuse d’aide en ESTP ............. 198

4.6.2. Le cadre méthodologique pour l’analyse de l’activité industrieuse d’aide en ESTP

........................................................................................................................................ 199

4.6.3. Étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée exercée en classe ordinaire

par les enseignants de primaire et de collège dans le cadre du plan d’action PPRE ...... 200

10

4.6.4. Étude de l’activité industrieuse d’aide dans le cadre de ‘LAMAP et le handicap’

........................................................................................................................................ 205

4.6.5. Étude des rituels de passage dans le cadre de la démarche fondée sur

l’investigation en éducation technologique en CLIS 1 .................................................. 207

4.6.6. Étude de l’activité industrieuse de soutien adapté des AVS dans une séquence

d’enseignement scientifique fondé sur l’investigation en classe ordinaire .................... 209

Conclusion générale ............................................................................................................... 214

Bibliographie .......................................................................................................................... 216

Table des illustrations ............................................................................................................. 237

11

PREMIÈRE PARTIE

Une étude de moments de réinvention

en situation d’enseignement et de formation

12

Prolégomènes à l’étude de moments de réinvention

Si dans une perspective constructiviste, on admet que les apprenants acquièrent des

connaissances en les réinventant pour eux d’une façon singulière et partiellement imprévue,

comment le professionnel – enseignant ou formateur – fait-il in situ pour favoriser ces

réinventions ? La thèse que j’ai soutenue en 2003 est une contribution à cette question.

Je me suis intéressée à l'existant. J'ai étudié cinq situations concrètes et ordinaires, du

primaire à l'université, où des apprenants – élèves ou formés – sont face à un problème

d’enseignement ou de formation, c’est-à-dire face à une question nouvelle pour laquelle ils

n’ont pas de réponse toute prête, et doivent la réinventer avec le soutien du professionnel. Ce

qui a produit à trois types de résultats.

Le premier est une caractérisation des moments où les apprenants soutenus par le

professionnel ont réinventé la réponse. Or, ces moments ne surviennent pas automatiquement

à la fin d'une séquence pour délivrer la réponse 'd'un bloc'. On ne peut prévoir quand ils

surviennent, ni de quelle manière, ni même s'ils vont survenir. La thèse a néanmoins a montré

d'une part que ces moments sont de courtes tranches temporelles successives, fugitives et

décisives (Stern, 2001) pour la réinvention de la réponse. Ils ont été nommés 'moments de

réinvention'. D'autre part, la thèse a identifié six de leurs critères pour les étudier, qui seront

explicités dans la première partie : la catégorie problématologique des problèmes posés, les

pratiques de questionnement des professionnels et leurs habiletés opportunes et rusées kaïros

et mètis1, le processus de problématisation des apprenants ainsi que leurs mouvements

heuristiques.

Le deuxième résultat est une caractérisation de kaïros et mètis sous forme de deux

catégories d'habiletés, ainsi qu'une compréhension des modes de collaboration de ces deux

habiletés professionnelles.

L'étude des moments de réinvention repose sur le postulat interactionniste qu'on ne peut

comprendre ce que fait le professionnel si on ne comprend ce que font les apprenants et

inversement. Dans cette perspective, le troisième résultat est une compréhension des quatre

interactions suivantes, entre le professionnel, les apprenants et le problème posé :

- l’impact réciproque de la catégorie problématologique des problèmes posés et des

pratiques de questionnement des professionnels

1 Mètis sera orthographié avec un accent grave en référence à Détienne et Vernant.

13

- l’impact réciproque de la catégorie problématologique des problèmes posés et du

processus de problématisation des apprenants

- l’impact réciproque des pratiques de questionnement adressées aux apprenants et de la

propension à problématiser de ces derniers

- l'impact réciproque des éventuelles habiletés mètis et kaïros du professionnel et des

cheminements des apprenants

Le tableau ci-dessous formalise les critères et interactions d'étude des moments de

réinvention.

Figure 1. Outil d'étude des moments de réinvention : critères et interactions

Problèmes d'enseignement ou de formation

Catégorie problématologique

Agir du professionnel

Manières de faire du

professionnel

Agir de l’apprenant

Cheminements des apprenants

Pratiques de questionnement

kaïros mètis

Processus de

problématisation

Mouvements heuristiques

14

Une perspective qui interroge les parcours des élèves

L’intérêt pour ces interactions et pour les manières de faire du professionnel trouve son

origine dans mon questionnement d’enseignante de premier degré devant les parcours des

élèves qui construisent des réponses. Car c’est d’abord au parcours des élèves que je me suis

intéressée, avant d’interroger les manières de faire des enseignants. S’il est impossible

d’anticiper entièrement les parcours des élèves qui réinventent des connaissances, que

signifient enseigner et former ? Est-ce dérouler strictement un dispositif prévu ou est-ce aussi

renormaliser (Schwartz, 2000) le prévu et réinventer en situation des manières d’agir pour que

les apprenants s’approprient les connaissances ? En d’autres termes, peut-on faire l’économie

de la réinvention lorsqu’on apprend, lorsqu’on enseigne ou lorsqu’on forme ? Ou bien est-il

opportun d’en tenir compte et d’en tirer parti, de la promouvoir, de la développer, notamment

pour en faire un objet d’étude et de formation ?

J’ai longtemps pensé, au cours de mes années d’exercice, que les élèves empruntaient une

trajectoire (Ardoino, 1993) vers la réponse, c’est-à-dire une ligne directe, séquentielle et

objectivable – un algorithme – que le professeur peut préétablir et donc guider. Il m’a fallu

une quinzaine d’années d’enseignement pour m’apercevoir qu’il n’en était pas exactement

ainsi, et que le professeur ne pouvait pas prédéterminer complètement le parcours de ses

élèves. J’ai pu constater que derrière l’apparente linéarité de leurs parcours et dans le même

temps, les élèves édifient – individuellement ou en groupe – des cheminements (ibid.) sinueux

qui leur sont propres. Autrement dit, j'ai remarqué que lorsqu'une question leur est posée, les

élèves ont spontanément des « idées » sur cette question, exactes ou erronées, qui ne sont pas

la livraison immédiate d'une réponse, mais des bribes de scénarios globaux organisateurs de la

réponse. Ce qu’illustre le tableau ci-dessous, extrait de la transcription d’une situation

concrète de classe.

15

Un problème d’arithmétique a été posé à cette classe de CP2.

« Alex a 4 billes. A la première récréation, il gagne 1 bille. A la deuxième, il gagne 5 billes.

Combien de billes a-t-il gagnées ? ».

L’embûche sur laquelle butent rapidement les élèves est la suivante : ils calculent le nombre de

billes possédées par Alex et non pas le nombre de billes gagnées. A ce moment, les échanges suivants

ont lieu.

Baptiste Il a 10 billes !!! Parce que en tout ça fait…ça fait 10…Avec les 4…avec les 4…ça

fait dix… ???

Maîtresse

La maîtresse a repéré Marion qui levait le bras très haut et trépignait sur sa chaise

pendant l’intervention de Baptiste

Marion ?…Tu as quelque chose à dire à ça ?… Allez… Va au tableau

Marion se lève, monte sur l’estrade et se trouve donc face à la classe. Dans le même

temps, la maîtresse recule lentement vers le fond de la classe et s’adosse au mur pour

écouter, laissant ainsi l’espace à Marion.

Marion

Il avait 4 billes de chez lui. Il les avait dans sa poche. (Elle met la main sur la poche

gauche de son pantalon, et garde la main dessus). A la récré il joue et il gagne une

bille. Il l’a mise dans sa poche. (Elle fait mine, avec son pouce, de mettre une bille

dans sa poche droite). A la récré de l’après-midi, il en gagne 5 (elle montre les cinq

doigts écartés de sa main droite). Les 4 billes, on les compte pas. On s’en fiche parce

qu’il les a pas gagnées à l’école. Il les avait avant, de sa maison (tapote la poche

gauche).

Transcription 1. Extrait d’une séance de résolution d’un problème d’arithmétique en CP

J'ai rapproché ces « bouts de scénarios » des cheminements – ou trajets – d'Ardoino. Des

hypothèses, des savoirs et des savoir-faire, des arguments et des contre-arguments, des

questionnements, des doutes, des arbitrages y sont enchâssés... Les cheminements sont plus

ou moins implicites, imprévus, construits, déconstruits et reconstruits in situ à partir du

moment où les élèves s’emparent de la question, par le biais de verbalisations et/ou de

manipulations et/ou d’écrits et/ou de schémas et/ou de gestes... Dès qu’ils commencent à

prendre forme, ces cheminements sont traduits en « amorces » de trajectoires vers la réponse,

plus séquentielles et plus explicitement formulées. Ces amorces sont ensuite prolongées, ou

remaniées, ou encore abandonnées, à la mesure des questions et des réfutations – et donc des

2 Le Cours Préparatoire accueille des élèves qui ont entre 6 et 7 ans.

16

cheminements nouveaux – qui surgissent à plusieurs reprises. S’ils aboutissent suffisamment,

les cheminements sont alors traduits en une trajectoire stabilisée, lisible de tous, pour

constituer la réponse – correcte ou non.

Le « bout d’histoire » de Marion est une réinvention partielle de l’énoncé initial, « bout

histoire » qu’elle n’achève pas, car le seul objet de son intervention est de répondre à la

question des quatre billes, et à la trajectoire erronée de Baptiste. Deux éléments qui n’y

figuraient pas et qui sont de pures conjectures caractérisées par leur plausibilité, sont ajoutés :

la provenance des billes – elles venaient « de chez lui, de sa maison » – et l’endroit où Alex

les garde – « il les met dans sa poche ». Ces ajouts constituent un décor, un scénario (Bruner,

1983), qui a pour visée d’introduire les autres élèves dans un monde qui leur est familier – la

maison, les billes mises dans la poche du pantalon. Mais ce n’est certes pas sa seule fonction.

Les deux éléments nouveaux mis en scène dans cette traduction de l’énoncé marquent

physiquement et donc, de manière tangible – par la désignation de lieux précis – la distinction

entre les billes « d’avant l’école », et les billes « gagnées à l’école ». La confusion entre billes

possédées et billes gagnées s’efface désormais. Ce scénario analogique permet à Marion

d’amorcer sa trajectoire de réponse : « Les 4 billes, on les compte pas. On s’en fiche parce

qu’il les a pas gagnées à l’école ».

Le premier pas de ma réflexion empirique a concerné les parcours des apprenants face à

un problème – c’est-à-dire des élèves mais aussi des formés puisque j’ai commencé à

participer à la formation d’adultes. Le deuxième a été de m’interroger sur la manière

particulière dont le professionnel agit dans ces moments précis pour susciter leurs parcours.

Par exemple ici, on ne peut manquer d'être interpellé par le fait que l'enseignante n'a pas

donné la bonne réponse à Baptiste, n'a même pas relevé son erreur. Elle est intervenue fort à

propos, non pas dans les échanges argumentatifs, mais pour donner la parole à Marion. Puis

elle s'est retirée au fond de la classe, lui laissant l'espace de l'estrade et du tableau – qui lui est

ordinairement attribué – tout en continuant d'écouter attentivement les échanges. On

remarquera que cette manière de faire habile et opportune a été efficace dans cette situation

précise, puisqu'elle a permis la dissipation la confusion entre billes possédées et billes gagnées

à l'intention de toute la classe. Le travail de l'enseignante, pensée et corps, pour décider de ces

interventions à ce moment-là (Fabre & Musquer, 2009) et pour les mettre en œuvre est un

exemple de ce qui a intéressé cette thèse.

17

Une perspective qui interroge corrélativement les manières

de faire du professionnel

Comment agit-il ? Les recherches en psychologie du développement d’une part et en

ergonomie cognitive d’autre part, invitaient à une position critique envers deux manières

d’agir. D’un côté, l’effacement maximum du professionnel « catalyseur », repéré au travers

des études initiées par Doise, Mugny & Perret-Clermont (1975) sur les systèmes

d’interactions de pairs en petit groupe ; de l’autre côté le guidage maximum de l’action avec

les travaux de Weill-Fassina (1979). Deux approches qui ont été questionnées.

Agir par effacement maximal ?

L’intérêt des enseignants pour les interactions élèves-élèves peut être rapporté à une

conception sociale de l’apprentissage. Depuis les premiers écrits de Durkheim, Mead, Piaget

(au début de ses travaux), Vygotsky et Wallon – de nombreux arguments empiriques,

expérimentaux, mettent en avant les effets bénéfiques des facteurs sociaux dans le

développement cognitif (Hinde, Perret-Clermont & Stevenson-Hinde, 1988 ; Gilly, 1995 ;

Perret-Clermont & Nicolet, 2001 ; Sorsana, 1999a, 2001). Certaines recherches

expérimentales mettent plus précisément l’accent sur l’étude des systèmes d’interactions, et

notamment, entre pairs en petit groupe qui doivent résoudre un problème. La théorie du

conflit sociocognitif (Doise, Mugny & Perret-Clermont, 1975) est caractéristique de cette

approche. Elle peut s’énoncer ainsi :

une situation sociale favorable aux progrès cognitifs individuels est une interaction coopérative

entre deux (ou trois) individus qui sont conduits à émettre des réponses (verbales et/ou

manipulatoires) contradictoires3 et qui sont engagés à dépasser cette perturbation sociale et

cognitive. La simultanéité des réponses incompatibles provoque la prise de conscience de

réponses autres que les siennes et, corollairement, une décentration de son point de vue

propre. En outre les nouvelles informations dont est porteuse la réponse du partenaire attirent

3 Mis en italique par les auteurs

18

l’attention sur de nouveaux aspects de la tâche (nouvelles représentations et nouvelles

procédures de résolution) (Sorsana & Troadec, 2007, p. 287).

Dans les interactions coopératives décrites ici, l’expérimentateur s’efface des échanges visant

la réinvention de la réponse : il y est présent mais y participe très peu.

À partir des années 80, cette approche expérimentale est transposée en situation de classe.

L’enseignant qui souhaite susciter le conflit sociocognitif fait travailler ensemble de petits

groupes d’élèves qui doivent discuter entre eux à propos d’un problème. Une fois les groupes

mis en place, l’enseignant s’efface au maximum. Pour cela, il s’abstient autant que possible de

prendre part aux interactions, jusqu’à ce qu’une réponse soit produite par chaque groupe –

réponse qui sera discutée en grand groupe ultérieurement. Cet effacement qui ne signifie ni

absence ni désintérêt pose question : favorise-t-il systématiquement les interactions

coopératives ? Les élèves peuvent-ils par ce biais, co-élaborer plus facilement des bribes de

scénarios, et amorcer une trajectoire vers la réponse ? Autrement dit, le conflit sociocognitif

survient-il automatiquement dès lors que des élèves interagissent seuls entre eux ?

Les travaux expérimentaux de Carugati, De Paolis & Mugny (1981) montrent qu’il n’en

est pas toujours ainsi, car les pairs ne sont pas interchangeables. Des processus d’influence

sociale peuvent surgir entre eux. Et lorsque le dépassement des désaccords se fait, non pas sur

le mode socio-cognitif, mais par complaisance ou par soumission, il est alors néfaste aux

progrès de la connaissance. Buchs (2002) montre que peuvent également apparaître des

comportements de non coopération, de compétition, des positions défensives, des remises en

cause des compétences par les partenaires, comportements qui grèvent les apprentissages. Le

mode sociocognitif des collaborations n’est donc pas automatique dans un groupe de pairs : il

ne l’est pas non plus lorsque les pairs sont des élèves.

De tels effets d’influence ont été mis en évidence en situation scolaire également. Ginestié

(1992) a étudié des séquences où des élèves travaillent en dyades pour résoudre un problème

en éducation technologique. Il a montré qu’il est alors probable que les élèves se comportent

en suiveurs et uniformisent leurs parcours vers la solution, ce qui ne favorise pas les

apprentissages. Car il n’est pas monnaie courante pour des élèves de constater une démarche

différente chez autrui, d’avoir la volonté de dépasser les oppositions, et de construire des

coordinations interindividuelles puis intra-individuelles d’actions et d’idées. Pour aller au-

delà des oppositions, encore faut-il que les élèves sachent instaurer entre eux, des échanges

co-élaboratifs assez complexes ayant pour fonction la stimulation, le renforcement,

19

l’élargissement du champ, la perturbation, la déstabilisation (Gilly, Fraisse & Roux, 2001).

Va-t-il de soi que les élèves peuvent instaurer seuls entre eux des échanges co-élaboratifs? Et

est-ce fondamentalement de leur seul ressort ?

Ginestié pointe qu’il est un participant qui pourrait intervenir dans les coopérations et y

jouer un rôle déterminant : l’enseignant.

On peut facilement imaginer les interventions de l’enseignant qui, passant dans les couloirs,

instillerait le doute dans la stratégie des élèves en les interpellant sur l’écart entre ce qu’ils

voient et ce qu’ils écrivent. Le poids de l’autorité de l’enseignant est un moteur suffisant pour

relancer l’activité des élèves. Ginestié (1995, p. 24).

L’enseignant aurait donc par son statut – poids de l’autorité – mais sans doute aussi par sa

compétence – disciplinaire, didactique et professionnelle – des possibilités d’agir autrement

que par l’effacement maximal, dans ces moments précis de réorganisation des connaissances,

possibilités d’agir que les élèves n’ont pas.

L’hypothèse peut être avancée que les enseignants – et les formateurs d’enseignants – qui

agissent avec cette perspective sociocognitive, calquent un modèle d’apprentissage en

situation scolaire sur le modèle de la recherche expérimentale en psychologie sociale. Le

professionnel expérimentateur y a un rôle de catalyseur, le postulat étant que sa seule présence

suffit au déclenchement du conflit sociocognitif. Ce qui expliquerait l’effacement maximal

des interactions – comme le fait l’expérimentateur. Or, la situation d’enseignement et de

formation diffère de la situation expérimentale, en ce que le professionnel a pour mission

d’organiser l’enseignement-apprentissage, de transmettre des savoirs : ce qui n’est pas le cas

de l’expérimentateur.

Un autre argument plaide pour l’intervention du professionnel dans les interactions, mais

cette fois eu égard aux capacités cognitives des élèves. Sweller (1999) montre que laisser des

apprenants résoudre seuls des problèmes entraine chez eux une forte charge cognitive, et ne

permet pas l’accumulation de connaissances en mémoire à long terme. Sans l’intervention de

l’enseignant qui organise la situation de manière à ne pas surcharger la mémoire de travail,

l’apprentissage semble compromis.

L’ensemble de ces études montre qu’il est du ressort du professionnel d’intervenir dans les

interactions, et que son action peut être décisive. Mais de quelle manière ? Peut-il favoriser la

construction de scénarios et de trajectoires en prenant part fréquemment aux interactions, afin

20

de proposer un (des) parcours et de guider les élèves au pas à pas ? Cette perspective, opposée

à l’effacement maximal, a été étudiée par Weill-Fassina dans le cadre de travaux sur le

guidage de l’action.

Agir par guidage fort ?

Le guidage de l’action est une méthode qui fournit aux apprenants des aides contrôlées et

organisées (Enard, 1970) dans le but de favoriser la réussite à un problème et de diminuer, par

rapport à la méthode d’essais et erreurs, le temps de découverte de la réponse. Weill-Fassina

(1979) distingue deux types de guidage qui contribuent à l’accélération de la production de

réponse et du parcours qui y mène : le guidage maximum et le guidage moyen.

Les méthodes de guidage moyen consistent à soutenir la découverte de la réponse en

arrangeant et en organisant la situation en fonction des progrès et des difficultés des

apprenants. Les méthodes de guidage maximum visent, elles, une réussite immédiate au

problème, dès le premier essai, en éliminant autant que possible toute erreur : il s’agit, pour le

professionnel, de délivrer la réponse qu’il vise, en la distillant plus ou moins, et en escamotant

une partie des processus intermédiaires qui conduisent à sa découverte. Les performances

obtenues expérimentalement montrent que, pour l’apprentissage et le transfert de tâches de

type conceptuel comme les problèmes d’apprentissage et de formation, le guidage maximum

qui permet pourtant une réussite immédiate, est moins efficace que les méthodes de guidage

moyen et par essais et erreurs.

Pour éclairer ce paradoxe apparent, Weill-Fassina recourt aux travaux de Savoyant (1979)

prolongeant ceux de Galperine (1966) sur les conditions d’exécution de l’action, c’est-à-dire

sur les bases d’orientation. Ces travaux mettent en évidence la correspondance des deux

modalités de guidage à deux types de base d’orientation : la base d’orientation rationnelle et la

base d’orientation empirique.

Au guidage moyen correspond une base d’orientation rationnelle, construite par les

apprenants qui dégagent, avec le soutien du professionnel, les conditions d’exécution de

plusieurs actions particulières à partir d’une méthode générale fournie. Au guidage maximum

correspond une base d’orientation empirique : ici, le professionnel présente aux apprenants

une base d’orientation qu’il a conçue lui-même et qui offre toutes les conditions nécessaires et

spécifiques à la découverte de la réponse mais valables pour ce problème seulement.

21

Weill-Fassina indique que l’usage d’une base d’orientation empirique « simplifie » le

travail des apprenants car ils sont déchargés des fonctions d’organisation et de planification de

l’action. Elle montre aussi que cette « simplification » exercée par le professionnel entrave

dès le départ le développement des processus d’intériorisation, de compréhension de l’action.

Avant de préciser l’analyse de Weill-Fassina, deux points sont à souligner. Le premier est

que mon travail de thèse a étudié l’usage des deux méthodes de guidage par des

professionnels de l’enseignement et de la formation. Pour cela je me suis intéressée à leurs

pratiques de questionnement, c’est-à-dire à la succession de questions conçues in situ et

adressées aux apprenants afin que ces derniers trouvent la(les) réponse(s) à un problème. Ces

pratiques seront précisées plus loin. Une correspondance a été établie entre deux types de

pratiques de questionnement et les deux méthodes de guidage : à la différenciation question-

réponse correspond le guidage moyen, et à l’indifférenciation question-réponse correspond le

guidage maximum. Le second point est qu’elle s’est intéressée à l’impact de ces pratiques de

questionnement sur les processus de problématisation (Deleuze, 1968, Meyer, 1986) des

apprenants, processus en trois phases : position du problème, construction du problème –

identification et organisation des conditions –– et quête de la réponse. Il apparaît que le

processus de problématisation fait partie des processus intermédiaires dont Weill-Fassina

signale le court-circuitage dans le guidage maximum.

La simplification évoquée par Weill-Fassina consiste pour le professionnel à exercer à la

place des apprenants les opérations constitutives du processus de problématisation :

identification, parmi l’enchevêtrement des informations, des données pertinentes au but ;

sélection et organisation dans un ordre chronologique des opérations élémentaires nécessaires

à la découverte de la réponse, exécution des opérations et mise en forme de la réponse. Puis, il

communique lui-même aux apprenants ces éléments-clé sans indiquer les raisons des choix et

des éliminations, sans même indiquer qu’une sélection a été opérée. Or, on ne peut

comprendre un problème et intérioriser l’action sans une vision de l’ensemble des données et

des opérations possibles et impossibles, sans une compréhension des raisons de l’élimination

et de la sélection de certaines d’entre elles, sans comprendre les relations logiques qui existent

entre les données. La compréhension d’un problème se fait par différenciation, en distinguant

ce qu’est le problème de ce qui ne l’est pas, en identifiant les données pertinentes et celles qui

ne le sont pas, en cherchant ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire et la logique dans

laquelle il faut le faire, en envisageant et en réfutant des possibles. C’est là une fonction de

l’erreur dans l’apprentissage. Autrement dit faire ces choix, certes difficiles et coûteux pour

22

les apprenants, à leur place et sans eux « nuit à la construction d’une représentation d’ensemble de

la situation, en organisant l’action, en en limitant les champ et en masquant par l’ordre chronologique

les relations réelles existant entre les variables. » (Weill-Fassina, 1979, p. 347).

L’entrave au processus de problématisation qu’entraîne le guidage maximum explique

pourquoi les apprenants trouvent certes immédiatement une réponse au problème, mais sont

dans des conditions peu favorables à l’apprentissage car ils exécutent une suite d’actions

élémentaires juxtaposées sans en saisir la logique sous-jacente ni vraiment l’intérêt.

Un agir opportun et habile pour le guidage moyen ?

Comment alors le professionnel peut-il agir, si l’apprentissage n’est favorisé ni par le

guidage maximum ni par l’effacement maximal ? L’analyse de Weill-Fassina permet de

mieux comprendre comment corrélativement, le guidage moyen apparait comme une

condition qui favorise l’apprentissage. Car il consiste, pour le professionnel, à arranger in situ

un espace de structuration du problème où il désigne les conditions générales d’exécution de

l’action tout en soutenant et favorisant, au fur et à mesure des progrès et des difficultés, la

prise en charge par les apprenants de l’organisation et de la planification du problème

particulier – création de bases d’orientation rationnelles, mise en œuvre des processus de

problématisation.

Or, pour le guidage moyen, il n’y a pas de modèle d’espace de structuration d’un

problème. Le professionnel le crée dans l’instant, en fonction du problème et des avancées des

apprenants. C'est cette création de l'instant que j'ai voulu saisir dans mon travail de thèse,

création qui a trois caractéristiques. Elle est processuelle – construite in situ au pas à pas –,

synthétique – résulte de la combinaison originale de plusieurs éléments –, et incarnée – a son

siège dans le corps attentif aux variations de la situation. Elle renvoie à ce que Schwartz

(2013) appelle 'l'agir', c’est-à-dire un faire transformant, même infinitésimalement l'état du

monde, attribuable à un humain, sans que l'on puisse induire le caractère plus ou moins

conscient, le caractère plus ou moins explicite (-implicite) de la détermination du faire, bref

renvoyant aux énigmes d'un corps-soi. À distinguer ainsi de l'action, et ayant le même

principe que la définition de l'ergologie, renvoyant au concept le plus neutre, le plus ouvert du

"faire".

23

L'agir, a-t-on dit, ne peut être entièrement prédéterminé. Mais le professionnel peut en

anticiper certains aspects : les conditions générales de l’action, les conditions particulières du

problème – bases d’orientation, argumentaire – et les critères d’évaluation des parcours qui

mènent à la(aux) réponse(s) ainsi que les critères d'évaluation de la(des) réponse(s) elle(s)-

même(s). Mais il ne peut anticiper les arbitrages in situ des apprenants ni les cheminements

qu’ils construiront pour réinventer la(les) réponse(s). Le guidage moyen implique donc un

agir opportun et habile dont le but n’est pas d’imposer un parcours prédéfini auquel les

apprenants devraient se conformer, mais de tirer parti des bribes de scénarios qu’ils élaborent

lors d’interactions co-élaboratrices, afin que ces derniers puissent les retravailler et réinventer

leur propre réponse. Et le professionnel peut contribuer de manière décisive dans ces

échanges, à condition de gérer l’incertitude des apprenants qui réinventent leurs

cheminements, et de travailler lui-même avec un certain niveau d’incertitude.

Or, les processus de soutien de la construction de connaissances ont fait l’objet des

célèbres travaux de Bruner, travaux qui n’ont pourtant pas thématisé l’agir opportun et habile.

Bruner définit :

quelques-unes des propriétés d’un système d’échanges en interaction dans lequel le tuteur

procède selon une théorie implicite des actions de celui qui apprend afin d’engager son

attention, réduit les degrés de liberté de la tâche à des limites surmontables, maintient

l’« orientation » vers la résolution du problème, signale les caractéristiques déterminantes,

contrôle la frustration et montre les solutions quand l’élève peut les reconnaître. (Bruner,

1893, p. 278-279)

Les six propriétés de la fonction tutorale identifiées ci-dessus sont stables et valables quels

que soient le tuteur, les apprenants, la connaissance visée, la situation. Ce sont des savoirs

intemporels et indépendants des situations particulières qui résultent d’une neutralisation de

l’histoire (Schwartz, 2000). Ils sont largement enseignés dans les instituts de formation, car ils

permettent de prédire les buts et les résultats de l’interaction de tutelle. Mais ils ne permettent

pas de prédire les manières de faire in situ pour atteindre les buts. C’est précisément parce

qu’ils sont hors-situation, déhistoricisés et désingularisés (Schwartz, 2000), que ces savoirs ne

peuvent rien dire du (des) moment(s) de leur mobilisation dans une situation particulière, ni

de la manière d’agir propre au professionnel pour atteindre ces buts.

24

Si aucun savoir ne prescrit, par exemple, l’enrôlement des apprenants comme partenaires

de tutelle, comment les professionnels s’y prennent-ils malgré cela, pour créer en situation un

climat de confiance tel que les apprenants se mettent au travail, pour eux-mêmes autant que

pour apporter une réponse attendue ? Comment agissent-ils pour susciter l’activité des

apprenants qui sont dans le brouillard et pour contenir leur inconfort, alors qu’ils doivent dans

le même temps faire des hypothèses sur ce que comprennent les apprenants, et les mettre à

l’épreuve en vue d’interpréter les réponses ? Les professionnels se donnent-ils des normes

afin de traiter ces aspects non standardisés ? Utilisent-ils des manières d’agir qu’ils créent à

chaque instant en fonction d’un patrimoine qu’ils se sont constitué au fil du temps ? Et

lesquelles ?

De même, y a-t-il un moment prévu pour maintenir l’orientation, pour contrôler la

frustration, pour signaler les caractéristiques déterminantes…? Est-il question d’un ordre

prédéterminé pour ces différentes sous-fonctions ? Ou s’agit-il plutôt de saisir l’occasion

favorable, laquelle se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant (Schwartz, 2000) ? Les

différents instants de l’interaction sont-ils neutres par rapport aux savoirs formalisés ou sont-

ils à chaque fois le lieu d’événements et d’arbitrages, que la pensée ne sait anticiper ? En

somme, dans de tels systèmes d’échanges en interaction, les professeurs useraient-ils d’une

variété de savoirs investis (Schwartz, 2004), finement reliés à la situation, lesquels

soutiennent la mise en œuvre opportune de savoirs plus formalisés et favorisent leur

agencement ? Quels sont ces savoirs investis et comment les caractériser ?

La thèse que j’ai soutenue en 2003 est une contribution à la compréhension de l’agir

questionnant, habile et opportun du professionnel pour favoriser les processus de

problématisation des apprenants et la réinvention de leurs réponses.

25

1. La structuration de la thèse

J'ai construit six outils d'analyse des moments de réinvention, correspondant aux six

critères rappelés dans le schéma ci-dessous.

Ces outils opérationnels ont été conçus comme des caractérisations transitoires. Ils ont été

mis à l’épreuve de cinq situations concrètes d'enseignement et de formation, par le biais d'une

approche clinique composite. L'épreuve du terrain a permis d'amener des précisions sur ces

caractérisations : les outils opérationnels provisoires ont été plus ou moins transformés en

outils nouveaux – les transformations les plus importantes ont été celles ayant trait aux

habiletés des professionnels. Une intelligibilité des quatre interactions a également été

produite. Ces différents résultats ont permis, in fine, de construire une compréhension des

moments de réinvention.

Les pages suivantes présentent successivement les six outils opérationnels provisoires,

puis les conditions de l’étude des cinq situations, et enfin les résultats. Mais elles exposent

d’abord la justification du choix de ces six outils, qui a découlé de la réponse à la première

question que la thèse a posée : qu’entendre par réinvention des connaissances pour soi ?

Catégorie du Problème

Pratiques de

questionnement

kaïros- mètis

Processus

de

problématisation

Mouvements

heuristiques

26

1.1. La réinvention dans l’apprentissage, modèle analogique de la

grande invention

Pour y répondre, je me suis intéressée aux travaux de Schlanger (1988) sur l’invention

avec la question suivante : la réinvention est-elle identique à la grande invention ou s’en

différentie-t-elle, et comment ?

Cette question a été instruite en faisant référence, dans un premier temps, aux travaux qui

montrent que l’invention ne concerne pas seulement la production de savoirs inédits dans les

domaines de la science, de la technique, de la littérature ou des arts – ce que nous appellerons

la grande invention. De nombreux auteurs montrent que l’invention concerne l’homme

ordinaire (Watzlawick, 1988; De Certeau, 1990), mais aussi l'enfant qui réinvente pour lui

toutes les assises de la logique et des mathématiques (Piaget, 1979). Polya (1965), Abrecht

(1991), Serres (1994), Lerbet (1995) et Fabre (1999) indiquent que l’élève et le formé sont

également concernés par l’invention. Les Instructions Officielles (1995, 2002) font elles aussi

usage du terme « invention ». Le développement de facultés d’invention y est prôné, et ceci

dès le premier degré de l’enseignement à partir du cycle des apprentissages premiers.

L’emploi du mot invention est-il ici un « glissement de sens », une usurpation ?

J'ai avancé l’idée que s’il y a « un peu d’une invention » (Polya, 1965) dans

l’apprentissage et la formation, ce n’est pas une réplique de la grande invention. Pour soutenir

cette hypothèse, deux caractérisations ont été proposées : la première, un ensemble de traits de

la grande invention établis à partir des travaux de Schlanger, la seconde, une caractérisation

de la réinvention dans l’apprentissage et la formation par différenciation des traits de

l’invention. Il n’y a pas d’isomorphisme avec la grande invention : la réinvention ne peut être

un modèle réduit, une réplique de la grande invention. Il est pourtant un point commun : elles

concernent toutes deux l’accès au nouveau, cet accès étant compris comme ce qui « donne

l’être » à ce qui n’était pas encore.

Les caractéristiques de l'invention ont été transférées vers le domaine de l’apprentissage et

de la formation, pour créer plusieurs traits neufs, ce qui a donné un modèle analogique de la

grande invention appelé réinvention – en référence à la réinvention pour soi de Piaget, modèle

qui ne se veut ni unique ni exhaustif.

27

Figure 2. De la grande invention (Schlanger) à la réinvention dans l'apprentissage et

dans la formation

L’invention désigne ce qui est inventé, en même temps que le

parcours qui y aboutit.

Pour l’apprenant, l’accès au nouveau est quotidien et

accéléré. Le nouveau est inconnu de lui et de ses pairs, mais

pas inédit. Ses aînés y ont eu accès.

La découverte est le dévoilement du préexistant, l’invention

« donne l’être » à ce qui aurait pu ne jamais exister

La réinvention est structurée par un dispositif où un contexte

problématique et intersubjectif piloté par le professionnel est

proposé.

L’« idée » neuve est le moyen de l’invention. Elle relève pour

partie d’une « synthèse intuitive »

L’apprenant réinvente au moyen d’une idée neuve qui relève

d’intuition, d’analogies, de transferts et de métaphores.

Pas d’algorithme pour la pensée inventive. Son apparition est

non calculable et non contrôlable. La propension à

l’invention procède de capacités : d’initiative, d’intégration

de données disconvenantes, et de décrochement, qui peuvent

être suscitées par une prescription méthodologique

encourageant à la liberté

Il n’existe pas de technique heuristique pour la réinvention

des apprenants. Le professionnel doit favoriser leur

disposition inventive en les encourageant à accepter une

donnée qui disconvient au système et qui va en transformer

l’interprétation.

L’invention survient dans un cadre problématique et

intersubjectif.

Elle procède d’analogies, déplacements, transferts et

métaphores.

Elle est inédite et exceptionnelle

L’apprenant vise une appropriation des connaissances par

déconstruction/reconstruction de connaissances anciennes

avec mobilisation de capacités d’initiative, d’intégration et

de décrochement.

Elle nécessite une objectivation Une objectivation du nouveau est nécessaire.

L’invention est une rupture d’avec la norme, elle se définit

contre elle et a pour vocation de la remplacer. L’invention

constitue un risque. Elle est « porteuse de pouvoir ».

L’invention doit subir l’épreuve de reconnaissance de la

communauté humaine pour être intégrée : elle doit être

recevable, audible et acceptée. L’intégration n’est pas

toujours immédiate.

Le nouveau est proposé par la communauté humaine qui l’a

déjà reconnu et intégré.

Les apprenants passent par des épreuves de reconnaissance :

évaluation de connaissances et compétences nouvelles ;

reconnaissance par l’apprenant lui-même du caractère

nouveau de ses apprentissages ; reconnaissance de

l’apprenant se construisant à travers le regard de ses pairs et

du professionnel

L’invention produit un changement dans la manière de penser

les problématiques et une modification du répertoire

disponible.

Elle est fertile : elle donne à voir et à dire au-delà de ce

qu’elle énonce et permet d’innover.

La réinvention induit chez l’apprenant, un changement dans

la manière de penser : remaniement des schèmes antérieurs

par accommodation, modification de son répertoire

disponible (ses références).

Une caractérisation de la grande invention

à partir des travaux de Schlanger

Une caractérisation de la réinvention

dans l'apprentissage et la formation

28

La première remarque est que le modèle de la réinvention conçoit l’apprentissage comme

l’accès à un nouveau particulier : il est nouveau pour l’apprenant mais pas pour le

professionnel. La seconde remarque est que l’accès à du nouveau ne peut être compris comme

le fait d’un apprenant qui agit seul : il implique des conditions intersubjectives spécifiques.

C’est une situation où se jouent des relations entre un groupe d’apprenants et un professionnel

qui met en œuvre un dispositif où il n’y a pas de technique pour réinventer, mais des manières

de faire pour encourager la disposition à réinventer. La troisième remarque est que les

contextes problématiques qui visent la déconstruction-reconstruction de connaissances et un

changement dans la manière de penser des apprenants, ont été vus comme propices à l’accès

au nouveau.

La caractérisation de la réinvention m'a permis de poser trois hypothèses, puis de retenir

trois objets d’étude concernant la réinvention, de construire ensuite trois cadres théoriques

articulant des travaux ayant traité de ces objets, et de dégager enfin six outils théoriques

provisoires. Le tableau 1 formalise cette construction.

29

Tableau 1. Le processus de construction des six outils théoriques

Hypothèses Objets d’étude Cadres théoriques Outils théoriques

provisoires

Hypothèse 1.

La mise en œuvre de

capacités de

réinvention – intuition,

analogie, initiative,

intégration,

décrochement – sont

repérables dans des

moments impromptus

d’enseignement et de

formation.

Les capacités

de réinvention

des apprenants

Epistémologie des sciences

(Schlanger, 1988)

Epistémologie génétique

(Piaget, 1979)

Heuristique

(Polya, 1965)

Invention du quotidien

(De Certeau, 1990)

Epistémologie de l’éducation

(Ardoino, 2000 ; Gérard, 1994 ;

Fabre, 1999)

Anthropologie culturelle et du

langage

(Bruner, 1983-2002)

Mouvements

heuristiques des

apprenants

Hypothèse 2.

Les contextes

problématiques

favorisent l’apparition

des capacités de

réinvention.

Les contextes

problématiques

Philosophie de la problématisation

(Deleuze, 1968 ; Meyer, 1986)

Problématologie

(Meyer, 1997)

Pratiques de

questionnement

Processus de

problématisation

Catégorie

problématologiqu

e des problèmes

Hypothèse 3.

Les « manières d’agir »

in situ du professionnel

impactent

la mise en œuvre des

capacités de

réinvention.

Les « manières

d’agir » des

professionnels

Anthropologie de la pensée :

(Détienne & Vernant,1974 ; Trédé,

2000)

Ergologie

(Schwartz, 2000)

Pensée mètis

Intelligence du

kaïros

30

1.2. Présentation des six outils théoriques provisoires d’analyse

1.2.1. Les mouvements heuristiques des apprenants

La construction de cet outil a nécessité d’articuler les travaux de Polya sur l’heuristique,

d’Ardoino et de Certeau sur la pensée inventive ordinaire, et enfin de Bruner sur les

heuristiques narratives.

L’heuristique ou ars inveniendi étudiait les règles et des méthodes de la découverte et de

l’invention. Elle a été l’objet de travaux anciens et importants à travers les siècles, avec

Pappus, Descartes, Leibniz et Bolzano, travaux méconnus aujourd’hui. Elle a été réintroduite

par Polya en 1945, avec pour projet de construire une « heuristique moderne » visant à

découvrir les traits communs aux diverses façons de traiter tout type de problème puis à

déterminer des caractéristiques générales indépendantes du problème. Ses objectifs étaient

éducatifs : il s’agissait d’améliorer les méthodes d’enseignement par une meilleure

compréhension des opérations mentales typiquement utiles dans la solution d’un problème. La

« méthode de solution » de Polya (1965) montre deux aspects complémentaires : d’une part,

une suite ordonnée de procédures, et d’autre part un ensemble de savoir-faire habiles,

questionnants et pratiques.

L’heuristique telle que conçue par Polya a alors été transposée aux situations

d’apprentissage et de formation, et mise en correspondance avec les travaux d’Ardoino (1993)

et de Certeau (1990). Les deux aspects complémentaires mis en évidence par Polya ont été

considérés comme trajectoire et cheminements (trajets). L’heuristique a alors été comprise

comme art de la réinvention qui articule des trajectoires et des trajets – ces derniers étant

constitués de mouvements (Bergson, 1968). Les mouvements sont le changement lui-même,

l’expérimentation de la transition, de la multitude de micro-réalisations, des efforts, du

questionnement, de débats de normes, d’avancées infimes, de tentatives réitérées des

apprenants pour accéder à du nouveau, qui se manifestent par des bribes de scénarios globaux

organisateurs de la réponse...qu’on retrouve dans l’épisode de classe de CP précité, avec

Marion, la maîtresse et Baptiste. Le tableau ci-dessous rend compte des parcours d’accès au

nouveau.

31

Parcours heuristique

comme articulation entre trajectoires et mouvements heuristiques

Trajectoires Mouvements heuristiques (= trajets)

Reconstitution a posteriori et à partir d’une

position d’exterritorialité, d’un parcours conçu

comme une succession ordonnée d’objectifs à

atteindre

Pistes exploratoires multiples et buissonnières qui

manifestent la mobilisation de l’apprenant

pendant qu’il est face à un problème et face à

autrui à propos de ce problème.

Linéarisation du parcours par séquentialisation,

mise sous forme déductive, neutralisation de

l’histoire, arrêt.

Parcours accidenté aux aspects divers.

Trajet, cheminement.

Présentation « déductive »

de la partie qui objective les arguments du

parcours pour la rendre intelligible à autrui et

contrôlable.

Cheminement pour partie clandestin et peu

lisible : difficultés d’objectivation et de

transcription sur le plan.

Stratégies. Tactiques (occasions, ruses, habiletés pratiques),

questionnement.

Réversibilité. Irréversibilité.

Donne un aspect prévisible du parcours vers la

réponse.

Trajet totalisable et visualisable en un coup d’œil.

Imprévisibilité : mouvements impromptus et

situés.

Flou, opacité.

Temps chronométré et homogénéisé.

Temps durée comme mémoire intérieure au

changement.

Enjeux, intrigues, péripéties, conflit, aventure

Tension, élan, énergie.

Sujet épistémique. Sujet social de l’intersubjectivité.

Produit stockable, capitalisable, répétable,

réutilisable, empruntable par autrui, contrôlable.

Trajet non capitalisable

Centration sur la réponse Centration sur la construction du problème

Tableau 2. Des repères pour caractériser le parcours de réinvention des apprenants

Ces traits permettent une première compréhension du parcours de réinvention des

apprenants, et de repérer dans leur agir in situ ce qui relève d’une trajectoire et ce qui relève

de mouvements heuristiques. Pourtant ces repères restent généraux et ne suffisent pas à

32

analyser, dans les recueils de données, les capacités heuristiques des apprenants. Un outil

théorique plus précis a été nécessaire. Les travaux de Bruner ont permis l’élaboration de

catégories de mouvements heuristiques.

Mais pourquoi Bruner ? Parce qu’il indique, dans ses travaux sur la psychologie culturelle

et sur le langage, que certains actes langagiers peuvent être le support de mouvements

heuristiques. Il montre (1983, 1996, 2000, 2002) que des capacités de réinvention peuvent être

repérées et identifiées à travers la production de récits. C’est, dit-il, grâce à notre capacité

spécifiquement humaine et précoce à fabriquer des récits que « nous construisons, nous

reconstruisons, et même, d’une certaine manière, nous réinventons le présent et l’avenir. » (2002, p.

82). Autrement dit, pour inventer, l’homme a recours à la narration : « les scientifiques utilisent

toutes sortes d’astuces, d’intuitions, d’histoires et de métaphores pour s’aider dans leur recherche »

(1996, p. 155). La mise en récit, que Bruner nomme aussi conversion en heuristique narrative ou

encore narrativisation, est un outil heuristique qui donne la possibilité :

- de mettre en ordre l’expérience : mettre en ordre les événements au fil du temps, de les

ordonner de manière distincte qui prenne en compte les états et les circonstances dans

lesquels se trouvent les protagonistes,

- de laisser du jeu à celui qui raconte et à ceux qui l’écoutent de façon à habiter le récit,

- de traiter le déséquilibre inhérent à l’accès au nouveau, avec la fonction imaginative

qui permet de créer des mondes possibles et d’aller au-delà de la référence immédiate,

et la fonction informative qui permet de s’enquérir des savoirs qu’on ne possède pas et

de ceux qu’on détient

Partant, il a été supposé que l’apprenant face à un problème peut avoir lui aussi recours au

récit pour réinventer les connaissances – comme l’exemple de la résolution de problème en

CP cité plus haut l’a montré. Trois mouvements heuristiques ont été proposés et constituent

un premier outil d’analyse des données formalisé dans l’outil d’analyse ci-dessous.

33

MISE EN RÉCITS

(conversion

en heuristique narrative

Bruner)

Mouvement

de

scénarisation

Construction-

déconstruction-

reconstruction de

scénario

Traduction langagière de la

situation

Esquisse de « bouts de scène »

plausibles (décor et rôles

réversibles pouvant être joués

tour à tour par chacun)

Mobilisation de

connaissances

antérieures

Connaissances multiples

Mouvement

de

création

d’analogie

Établissement d’un rapport de convenance féconde

entre un scénario et un problème

Mouvement

de

différenciation

Questionnement à propos

de ce qui est su et de ce qui ne l’est pas

4Outil provisoire d'analyse 1. Les mouvements heuristiques des apprenants

à partir des travaux de Bruner (1983-2002)

Les mouvements heuristiques sont un des éléments d’analyse des moments de réinvention

qui surviennent, selon la deuxième hypothèse, dans un contexte problématique, objet du

prochain paragraphe.

4 Les outils d’analyse du matériau recueilli sont des outils provisoires en ce qu’ils sont susceptibles d’être

précisés, enrichis par la mise à l’épreuve du terrain. C’est la raison pour laquelle est laissé un espace non

renseigné dans chacun d’eux.

34

1.2.2. La catégorie problématologique des problèmes

Le cadre d’étude des problèmes est celui de la problématologie (Meyer, 1997) à savoir

l’étude du questionnement. Meyer montre que deux types de problèmes d’apprentissage et de

formation peuvent être distingués selon leur catégorie problématologique : les problèmes

résolubles qui admettent une solution qui clôt le questionnement et dont la réponse préexiste à

l’apprenant, et les problèmes non résolubles qui admettent une réponse qui ne préexiste pas à

l’apprenant et qui contient en elle un questionnement nouveau.

Prenons, à titre d’exemple, le problème d’arithmétique où doit être calculé le prix de cinq

baguettes de pain à 0,64 euro l’une. Le professionnel peut connaître la réponse à ce type de

problème avant même de l’avoir posé, car cette dernière est indépendante des apprenants,

atemporelle : elle peut être entièrement caractérisée, prédéterminée, et par conséquent, elle est

préexistante aux différents protagonistes. Ce problème sous-tend des données positives,

complètes et suffisantes et un corpus de savoir définitivement reconnu et enseignable comme

tel (Danino, 1999) qui permettent à toute personne de pouvoir résoudre le problème, c’est-à-

dire de le réduire et de le délier tout à la fois. Or, un problème peut être « réduit et délié » s’il

est possible, à partir de la masse d’informations implicites ou explicites de son énoncé,

d’extraire un ensemble fini, complet et suffisant de données pertinentes – ici le nombre de

baguettes et le prix d’une baguette –, lesquelles entreront dans la constitution de l’algorithme

de résolution. Ces dernières donnent lieu à des réponses apocritiques (Meyer, 1986) – apo (qui

sépare, qui évacue), critique (le questionnement) – c’est-à-dire qui solutionnent et suppriment

le problème. On les appelle plus couramment des solutions. De ce fait, ces problèmes

s’inscrivent dans une logique classique binaire pour laquelle il est possible de parler de

réponse vraie ou fausse. Leur zone de validité est strictement déterminée. Ils sont

majoritairement – mais non exclusivement – présents dans les disciplines dites scientifiques

(mathématiques, physique, technologique…). L’écriture d’une dictée peut être, dans cette

perspective, vue comme une réponse apocritique à un ensemble de problèmes

orthographiques. Il est à préciser que les problèmes qui n’admettent pas de réponse, ou ceux

qui admettent plusieurs réponses voire une infinité de réponses que le professionnel peut

potentiellement anticiper entièrement, sont considérés comme des problèmes résolubles à

réponse apocritique. Cependant, tous les problèmes n’admettent pas une ou des solutions qui

suppriment le débat, le questionnement.

On rencontre les problèmes non résolubles, le plus souvent dans les sciences sociales,

historiques, et dans les disciplines littéraires et artistiques ou en philosophie. Ce sont des

35

problèmes dont la réponse ne peut être prédéterminée. Ainsi, peut-on dire que le professionnel

peut entièrement préétablir la réponse au problème philosophique suivant : qu’est-ce que la

vertu ? L’expérience montre que, même si ce dernier peut contrôler dans le produit fini, la

qualité de l’argumentaire, le respect des règles d’écriture…il ne peut préétablir entièrement

« la » réponse. Pour ce type de problème, la réponse est immanente à l’apprenant, elle est

« signée » : elle ne lui préexiste pas. De plus, ce n’est pas une solution. Elle est

problématologique, en ce sens qu’il y subsiste toujours des débats non tranchés, un

« questionnement en reste », des passages à ajouter ou à modifier, une réflexion finalement

inachevée. Ce que formalise le tableau suivant.

Problème résoluble Problème non résoluble

Réponse apocritique Réponse problématologique

La ou les réponses préexistent à l’apprenant :

le professionnel peut la (les) prédéterminer.

La réponse ne préexiste pas à l’apprenant : le

professionnel ne peut la prédéterminer

entièrement mais il peut en contrôler les

caractéristiques.

La réponse est une solution qui clôt le

questionnement relatif à la question posée.

La réponse est la mise en forme d’un parcours :

- dans lequel subsiste un questionnement.

- qui présente l’avancée d’un questionnement.

Problématicité close Problématicité maintenue

Réponse atemporelle, transcendante Réponse immanente à l’apprenant, portant sa

signature

La zone de validité de la réponse est strictement

déterminée : la réponse peut être vraie ou fausse.

La zone de validité de la réponse ne peut être

strictement déterminée : la réponse ne peut être

inscrite dans le vrai ou dans le faux.

La situation problématique est entièrement

descriptible à l’aide d’un nombre fini de

paramètres discrets.

Il n’y a pas de corps de savoir définitivement

reconnu et accepté qui permette de décrire

entièrement la situation à l’aide d’un nombre fini

de paramètres discrets.

Situation problématique fermée Situation problématique ouverte

Outil provisoire d'analyse 2. Problèmes résolubles/problèmes non résolubles à partir

des travaux de Deleuze (1968) et de Meyer (1997)

36

Cette catégorisation m'a amenée à me demander si les différentes démarches préconisées

dans l'enseignement et dans la formation peuvent être vues comme des problèmes à résoudre.

J'ai posé cette question lors de communications à deux colloques (1999) : la première5

concernait les aides spécialisées à dominante pédagogique du maître d'adaptation d'un

RASED6, la seconde le travail en projets

7 en technologie. J'ai montré que ces deux démarches,

l'une d'adaptation pédagogique, l'autre de projet, sont des situations problématiques destinées

à mettre en lumière la problématicité plus qu'à la réduire : ce sont plutôt des problèmes à

élucider. Elles ne donnent pas lieu à des réponses qui stoppent le questionnement, mais à des

réponses qui présentent une avancée par rapport à la question initiale tout en y laissant

persister un questionnement irréductible ou en amenant un neuf.

Pourtant, et c'est là où s'installe l'ambiguïté, elles peuvent être transformées en problème à

résoudre sous deux conditions. L'une, lorsqu'elles sont présentées comme un ensemble de

procédures entièrement prédéterminées, à exécuter dans un ordre défini intangible et dans un

temps donné. L'autre qui en découle, lorsqu'elles prennent en charge à la place des apprenants

les fonctions d'organisation et de planification de l'action. Cette rationalisation ne permet pas

la mise en lumière de la problématicité mais la réduit au maximum. La situation

problématique est dénaturée : on assiste à une réduction du temps où les apprenants

rencontrent le problème, se l'approprient, construisent les chemins par lesquels il leur est

nécessaire de passer pour apprendre. Ce qui compromet l'investissement et l'intériorisation de

l'action et donc l'efficacité de la démarche. L'apprentissage y est confondu avec la réussite.

Cette même question peut être posée pour d'autres démarches éducatives. L'évaluation

formatrice, la démarche fondée sur l'investigation, la démarche par compétences, la

Validation des Acquis de l'Expérience par exemple, peuvent-elles être considérées comme des

problèmes à résoudre ou comme des problèmes à élucider ? Dans le dernier cas, que se passe-

t-il lorsqu'elles sont rationalisées en problème à résoudre ? Les conséquences sont-elles les

mêmes que précédemment ?

5 Caparros-Mencacci, N. (1999) « L’action du maître d’adaptation d’un R.A.S.E.D. peut-elle être comprise dans

la résolution de problème ? », 13° colloque de l’ADMEE-Europe, « Evaluation des politiques d’éducation »,

Université de Bourgogne, Dijon, 15-17 septembre. A fait l'objet d'une publication (En Question, n° 27, 1999) 6 Réseau d'Aide Spécialisée aux Elèves en Difficultés scolaires, dont j'ai fait partie en tant que maître

d'adaptation entre 1998 et 2002. 7Caparros-Mencacci, N. (1999) « Le travail en projets peut-il être compris dans la résolution de problèmes ? »

Colloque UNIMECA, « Le projet en technologie », IUFM Aix-Marseille, Marseille, 24-27 novembre. A fait

l’objet d'une publication (Skholê, hors-série, 2000)

37

1.2.3. Les processus de problématisation des apprenants

Pour étudier les moments de réinvention, j'ai privilégié deux aspects : les manières d'agir

du professionnel qui fait en sorte que les apprenants se posent la question et construisent la

réponse et les parcours des élèves qui se posent la question et avancent vers la réponse.

Le cadre d’étude de ces aspects a été la philosophie de la problématisation (Deleuze,

1968 ; Meyer, 1986). Le choix a été fait d’avoir recours au concept de différence question-

réponse, c’est-à-dire l’écart entre la question et la réponse qu’apprenants et professionnel

construisent in situ et de façon concomitante. Avoir pour point de mire l’écart entre la

question et la réponse permet d’avoir un point de vue sur l’agir des apprenants et sur l’agir du

professionnel ainsi que sur leurs interactions entre le moment où la question est posée et celui

où la réponse est donnée. Mais, la différence question-réponse n’est pas le même objet selon

qu’il s’agit des apprenants ou du professionnel, même si elle préside à leur questionnement.

Elle pilote, pour les premiers, la mise en place du processus de problématisation, et pour le

second les pratiques de questionnement adressées aux apprenants.

Pour l’apprenant, la différence question-réponse est l’écart qu’il installe – ou pas – entre la

question posée et la réponse qu’il doit produire, écart perceptible au travers de verbalisations

et/ou de manipulations et/ou d’écrits et/ou de schémas et/ou de gestes... Installer un écart c’est

explorer, fouiller et instruire la question, sans la rabattre immédiatement sur la réponse, tout

en maintenant cette dernière en ligne de mire. Dans un problème d’arithmétique par exemple,

la différence question-réponse met la question en lien avec l’ensemble des données, repère les

données pertinentes, envisage des scénarios de réponse successifs, en réfute certains, choisit

une ou des opérations... L’extrait de CP en est un exemple. Le parcours des apprenants vers la

réponse suppose ainsi non pas deux mais trois dimensions, hétérogènes, nécessaires et

interdépendantes : la position du problème, la construction du problème, la résolution. Ce qui

constitue le processus de problématisation (Deleuze, 1968 ; Meyer, 1986 ; Gérard, 1994,

Fabre, 1999).

Tous les problèmes d’apprentissage et de formation n’étant pas résolubles, la

dénomination du processus de problématisation s’en est trouvée partiellement modifiée. La

dimension « résolution du problème » a été remplacée par « quête de la réponse », terme plus

générique convenant aux problèmes résolubles et non résolubles.

Position du problème construction du problème Quête de la réponse

Les trois dimensions du processus de problématisation des apprenants

38

Or, ces auteurs notent que construire un problème c’est avoir une idée neuve au sens de

réinvention. La thèse a alors avancé l’hypothèse que les mouvements heuristiques des

apprenants apparaissent dans les temps de construction du problème. C’est la raison pour

laquelle l’outil suivant de repérage des trois phases du processus de problématisation a été

élaboré à partir des travaux des trois auteurs cités.

Les trois dimensions du processus de problématisation des apprenants

Position Construction Résolution du problème

- Avoir conscience

d’un problème

- constater d’un

désaccord

sur un sujet

- ajournement de la résolution

- centration sur la

compréhension du problème,

sur la définition, la

détermination des données,

conditions, enjeux,

circonstances : discussion,

argumentation.

- construction et test d’un modèle

ou d’un algorithme de réponse.

- apparition de l’idée

permettant le passage de

l’ancien vers le nouveau

- mise en œuvre de

mouvements heuristiques,

- analogies, intuition

- moments d’invention

- reconstitution après coup (avec

transformation) d’un cheminement

vers la réponse, de manière à le

rendre intelligible à autrui :

constitution d’une trajectoire.

Outil provisoire d'analyse 3. Le processus de problématisation des apprenants

à partir des travaux de Deleuze (1968), Meyer (1986), Gérard (1994)

Pourtant, l’apprenant n’installe pas automatiquement la différence question-réponse. Il

peut également se précipiter sur des indices de surface (par exemple les nombres présents

dans l’énoncé) pour produire immédiatement une opération et l’effectuer. Dans ce cas, la

question est rabattue sur la réponse et l’écart devient nul : question et réponse sont

indifférenciées. Le processus de problématisation, privé de la phase de construction du

39

problème, se désagrège. Comment comprendre que la différence question-réponse puisse être

installée ou ne pas l’être ?

Dans un contexte problématique, les apprenants ne sont ni seuls, ni seuls entre eux : le

professionnel est présent et ce n’est pas un point de détail. Ce dernier n’est pas seulement

celui qui permet que les apprenants se posent le problème, ni seulement celui qui réceptionne

la réponse une fois trouvée – ou pas –, pour la corriger éventuellement, ou pour savoir

comment ils s’y sont pris pour la produire, ou encore pour savoir pourquoi ils n’ont pu en

produire. Il peut aussi agir pendant que les apprenants construisent le problème, autrement

qu’en se mettant en retrait ou s’abstenant systématiquement d’intervenir. J'ai avancé l’idée

qu’il peut susciter les processus de problématisation des apprenants, à partir de la différence

question-réponse qu’il établit lui-même dans l’instant, au travers de ses pratiques de

questionnement.

1.2.4. Les pratiques de questionnement du professionnel

Sont entendues par pratiques de questionnement, des façons différentes de concevoir,

d’organiser et d’exercer en situation, une succession de questions adressées à des apprenants,

dans l’intention que ces derniers élaborent une ou des réponse(s). Ces pratiques sont pilotées

par la différence question-réponse, c’est-à-dire ici le lien que les questions posées aux

apprenants entretiennent avec la réponse qu’il « a dans la tête ». C’est « cette sorte de

distance » avec la réponse que le professionnel installe – ou n’installe pas – dans l’instant, de

façon à maintenir la réponse hors question, ou au contraire, de façon à proposer la réponse

dans la question. Or, pour établir cette différence, il s’appuie plus ou moins consciemment,

sur l’une des deux conceptions de la question (Deleuze, 1968 ; Meyer, 1997).

Il peut concevoir la question comme le « double » de la réponse. Dans ce cas, une réponse

déjà-là s’impose à son esprit pour l’amener à formuler la question en fonction de la réponse.

Cette dernière est, de quelque manière, repliée, contenue, suggérée ou même émiettée dans la

ou les question(s). On dit alors que question(s) et réponse sont indifférenciées (Deleuze,

1968 ; Meyer, 1986). Tel l’enseignant qui dit à ses élèves après avoir lu l’énoncé « Alors,

combien d’argent elle va dépenser pour la rentrée cette mère de famille ? C’est une addition ?

C’est une multiplication ? Les deux ?». Dans l’indifférenciation question-réponse, la réponse

est première pour le professionnel et pas le processus de problématisation des apprenants.

40

Mais le professionnel peut concevoir la question non pas comme le double de la réponse,

mais comme une source de réponses qui génère une pluralité d’alternatives. Question et

réponse sont alors différenciées (ibid). On donnera pour exemple l'enseignant qui dit :

Alors, vous avez bien lu l’énoncé ? Bon ! Je vais pas vous demander tout de suite de me

donner la réponse, hein ? Je vais d’abord vous demander de poser toutes les questions qui

vous viennent à l’esprit si vous aviez à le résoudre. Vous posez les questions et on les travaille

ensemble. La réponse, pour le moment, on la tient éloignée, mais pour le moment seulement !

Dans la différenciation question-réponse, la centration du professionnel est sur le

processus de problématisation des élèves. Il a été présumé que les mouvements heuristiques

des apprenants sont favorisés lorsque le professionnel pratique la différenciation question-

réponse. Un outil d’analyse des pratiques de questionnement a été construit à partir des

travaux de Deleuze (1968), de Meyer (1986) et de Fabre (1999). Il permet de considérer

ensemble deux pratiques de questionnement qui impliquent, pour le professionnel, une

manière de se situer dans la différence entre question et réponse : l’indifférenciation question-

réponse et la différenciation question-réponse.

41

Indifférenciation question-réponse Différenciation question-réponse

Réponse contenue dans question. Réponse maintenue hors question.

Question dictée par réponse. Question source de réponse(s).

Question à l’initiative exclusive du professionnel Professionnel et apprenants sont à l’initiative

de la (des) question(s).

Question : instrument de guidage. Question : génère une pluralité d’alternatives.

Projet du professionnel : conduire les apprenants

vers la réponse attendue par une trajectoire qu’il

conçoit.

Projet du professionnel : susciter la propension à

problématiser des apprenants.

Le professionnel évite l’incertitude, réalise la

jonction entre la réponse qu’il a dans la tête et les

réponses des apprenants.

Le professionnel refuse d’induire la réponse,

maintient l’incertitude, suscite l’ouverture et le

maintien d’un espace potentiel de création

communément partagé.

Posture du professionnel : guide. Posture du professionnel : accompagnant.

Statut des apprenants : suiveurs. Statut des apprenants :

initiateurs et inventeurs de trajets et trajectoires

avec accompagnement du professionnel.

Mouvements heuristiques clandestins. Mouvements heuristiques objets

d’apprentissage8.

Outil provisoire d'analyse 4. Les pratiques de questionnement du professionnel,

à partir des travaux de Deleuze (1968) et Meyer (1997)

À titre d’exemple, j'ai testé l'outil d'analyse des pratiques de questionnement d'un

professeur de classe de CM2 dans une séquence de lecture d’un texte de Marcel Pagnol.

Transcription de la séquence

(M = Maître ; C, E, J sont des élèves)

Commentaires

1

M

On m’a dit…dans le texte … dès neuf heures moins

le quart…le flot des écoliers envahit la cour de

récréation…Qu’est-ce qu’on peut dire de cette

expression « le flot des écoliers » ? Expression parce

qu’elle se compose de quatre mots. (Le maître claque

dans ses mains). Ca apparaît. Ça ressemble à

quoi ?…dans votre esprit cela…Catherine

Guidage réglé en acte, par des

interrogations de plus en plus fines

et ciblées, vers l’unique réponse

attendue par le professionnel : le

flot des écoliers fait penser à une

vague humaine.

Devant les réponses

insatisfaisantes des apprenants, le

professionnel retourne à la

question initiale, insiste, prétexte

que les apprenants n’écoutent pas,

2 C Foule

3

M

Bon, à une foule, bien sûr…Et pourquoi une foule

ici…le flot des écoliers envahit la cour de récréation ?

(Le maître claque dans ses mains).

4 E Parce que c’est le jour de la rentrée.

8Même si les professionnels ne les reconnaissent pas explicitement comme tels.

42

5

M

Ah ! Il n’y a pas que le jour de la rentrée que le flot

des écoliers envahit la cour de récréation…Ca se

produit au moins deux fois par jour…Une fois le

matin, une fois l’après-midi…

alors que ces derniers semblent

plutôt ne pas cerner « ce qu’il veut

leur faire dire ».

Seules les interactions apprenant-

professionnel sont possibles et pas

les interactions apprenant-

apprenant.

Le professionnel utilise ici une

autre modalité de

l’indifférenciation question-

réponse. C’est une interrogation

déguisée sous la forme d’une

phrase à compléter : il commence

une phrase et attend que les

apprenants la finissent – la fin

étant la réponse attendue.

Or, ils ne cernent pas bien cette

réponse et en sont quelque peu

désorientés : ils en sont presque

« réduits à la deviner ». Pour

cette raison, ils hésitent à se

risquer à répondre. La

comparaison du flot des élèves

envahissant la cour comme

« l’eau dans un évier » est une

tentative peu pertinente, peu

adaptée, un peu comme une

manière de « se jeter à l’eau ».

C’est une « perle » qui témoigne,

une fois encore, que les

apprenants cherchent plus « la

réponse que le professionnel a

dans la tête », qu’il croit bonne –

dans des directions diverses et

parfois inappropriées –, que la

réponse à la question de l’image

que suscite pour eux le « flot des

écoliers ».

Ce qui constitue une déviation du

problème initial. C’est de

l’ostention déguisée.

Les réponses des apprenants sont,

encore ici, des micro-réponses.

6 E Le cour se remplit de plus en plus

7

M

Bien sûr qu’elle se remplit de plus en plus…Mais

vous n’y voyez pas une image, là-dedans ? Le flot

des écoliers ?? Caroline

8 J Eh bien, il y a les nouveaux élèves qui rentrent en

CP

9

M

Non, il n’y a pas dans ce flot que de nouveaux

élèves qui rentrent en CP. Vous n’écoutez

pas…J’essaie de vous mettre sur la voie…Qu’est-ce

que vous voyez dans ces quatre mots…LE FLOT

DES ECOLIERS ? Est-ce que vous n’y voyez pas

comme une image…une sorte de ressemblance ?

10 E Inaudible

11 M Oui ?

12 E Le flot des écoliers joue

13 M Le flot des écoliers joue…(silence)

14

M Non je ne pense pas…il ne joue pas…Dès neuf

heures moins le quart…le flot des écoliers envahit la

cour comme… ? (le maître claque dans ses

doigts)…

15 E Comme l’eau dans un évier

16

M

Comme l’eau dans un évier…Oui…Enfin on s’en

approche…Ce flot des écoliers ressemble à quoi

finalement…Dès neuf heures moins le quart, le flot

des écoliers envahit…

17 E Ils arrivent tous ensembles

18 M Oui, comme.... ?

19 E Oui comme inaudible…

20 M Comme…

21

E

Comme la pluie

22 M Comme…quelqu’un vient de le dire à voix

basse…comme ?

23 E Comme une vague

43

24

M

Mais comme une vague, évidemment…c’est une

vague…Dès que le signal est donné, tout le monde

passe la porte en même temps et on va envahir la

cour de récréation. Je ne sais pas combien il y en

a…C’est une vague qui arrive, une vague

humaine…C’est une image, une ressemblance…Et

ce flot des écoliers, il envahit…C’est-à-dire que ce

flot des écoliers en envahissant la cour…Allez…

La réponse attendue par le

professionnel - et enfin trouvée par

les apprenants - est présentée

comme une évidence.

25 E Ils courent à toute vitesse

26 M

Oui, ils courent dans tous les sens…sauf les petits qui

sont accompagnés par leur maman…Donc, ils

envahissent la cour…C’est-à-dire qu’ils… ?

Allons !…Allez !…

Ici le professionnel accepte les

différents sens proches de

l’expression « envahir la cour de

récréation » donnés par les

apprenants.

Il ne se situe plus franchement

dans l’indifférenciation question-

réponse, même si c’est toujours lui

qui est le questionneur.

Il reste le seul valideur du groupe,

qui confirme ou infirme

immédiatement, ce qui prive les

apprenants de la possibilité de

débattre.

27 E Ils s’étalent

28 M Ils s’étalent dans la cour

29 E Ils s’éparpillent

30 M

Ils s’éparpillent dans la cour…Encore…Ils…. ??? (le

maître claque dans ses mains) Allez ! Cyril, tu levais

le doigt ?

31 Cyri

l

Ils se dispersent

32 M Ils se dispersent, allez !

33 E Ils se séparent.

34 M Ils se séparent…Oui bien sûr…C’est ce qu’on a dit

avec d’autres mots.

Transcription 2. Extrait d’une séance de lecture en CM

L’analyse de cette séquence a permis une caractérisation plus fine des pratiques

d’indifférenciation question-réponse.

44

Question(s) dictée(s) par réponse

Réponse contenue dans question

La question introductive indique que les apprenants

doivent trouver les réponses auxquelles le

professionnel pense.

Les autres questions sont formulées comme des

exercices à trou oraux (phrase à compléter par un

mot, mot à compléter, mot à trouver dans une

catégorie lexicale), le mot constituant la réponse.

Le mot est confondu avec le concept.

Interrogation : instrument de guidage

Projet du professionnel : conduire, diriger les

apprenants vers la réponse « qu’il a dans la

tête », selon une trajectoire conçue par lui en

situation.

Pratique d’ostension déguisée où le

professionnel désigne ce qu’il faut savoir par

une mise en activité, même si cette dernière

reste un simulacre

Deux stratégies successives :

1) Exclusion des réponses inadéquates et réitération

de la question initiale. Guidage par défaut vers la

réponse attendue :

→ milieu pour l’étude insuffisamment balisé.

2) Instauration d’un jeu qui consiste à « faire

deviner » strictement les réponses « qu’il a dans la

tête » :

→ milieu pour l’étude réduit au minimum

Dans les deux cas, la construction de

connaissances, l’étude des objets de savoirs, les

cheminements des apprenants ne sont pas favorisés.

Agir du professionnel : il évite le désordre,

tente d’aplanir les difficultés, rassemble les

apprenants derrière la trajectoire qu’il

construit pour eux

Installe sa légitimité en faisant en sorte que les

apprenants donnent le « morceau de réponse »

attendu, acte qui atteste que ce n’est pas le

professionnel qui a tout dit.

La fonction didactique est de se mettre

d’accord et donc d’obtenir le crédit de la

classe,

Posture du professionnel : guide

Logique apocritique

Formule les questions et une partie des réponses.

Semble en dialogue principalement avec la réponse

« qu’il a dans la tête ».

Évite et sanctionne tout débordement d’apprenant le

détournant de ses propres préoccupations, le mettant

en difficultés.

Laisse l’étude des savoirs à la seule charge des

apprenants, les cheminements vers la réponse sont

clandestins.

Joue tous les rôles : questionneur, discutant et

sanctionneur

Statut des apprenants : suiveurs

N’ont pas le pouvoir de la question. Sont seulement

des « répondeurs ». Élaborent des micro-réponses

(des « bouts de mots » ou des « bouts de phrase »)

N’ont pas le pouvoir de discuter les réponses des

pairs, donc pas d’échange apprenant-apprenant.

Seul le face à face oral avec le professionnel est

permis, l’apprenant étant à ce moment considéré

comme le « représentant de la classe ».

Tableau 3. Caractéristiques des pratiques d'indifférenciation question-réponse

45

La transcription de la séquence a été fournie lors d'un stage de formation continue que j'ai

effectué en tant qu'enseignante. Il n'a pas été possible, malgré mes demandes, de disposer de

la transcription d'une pratique de différenciation, faute d'en avoir une. J'ai alors pressenti que

les pratiques différenciées seraient moins aisées à saisir que les premières. Or recueillir de

telles données était essentiel pour l'étude des moments de réinvention. C'est la raison pour

laquelle, dans l'espoir d'augmenter la probabilité d'en rencontrer, j'ai choisi d'étudier pour ma

thèse des séquences d'enseignement et de formation menées par des professionnels

expérimentés, avec l'idée qu'ils pourraient être plus différenciateurs que les novices.

1.2.5. La pensée mètis du professionnel

Prendre de façon plus ou moins consciente, la double décision de ne pas livrer la réponse

et de la différencier de la question, n'est pas un aboutissement. En quelque sorte, ce n'est que

le début. Le professionnel doit poursuivre son intervention et agir pour soutenir les

apprenants. Non pas pour imposer un parcours prédéfini auquel ils devraient se conformer,

mais pour tirer parti des bribes de scénarios qu'ils élaborent, afin qu’ils puissent les re-

travailler et ré-inventer leur propre réponse. Sa contribution est décisive dans ces échanges,

puisqu'il est le seul dans le groupe à pouvoir le faire. Elle requiert de savoir gérer une double

incertitude : celle des élèves qui élaborent leurs cheminements et l'incertitude sur son agir.

Le soutien in situ à la réinvention requiert une « intelligence des situations » (Gérard,

1994) qui s'accorde dans l'instant avec des réalités contingentes, plus ou moins

problématiques, incertaines et énigmatiques. Pour Fabre (1999) elle consiste à user d’une

série de manipulations de l’ordre de la tromperie, de la feinte, du faux-semblant, de la

simulation, de la duperie. Autrement dit, selon lui, le professionnel ruse pour encourager la

problématisation des apprenants : il prétend agir à leur insu et pourtant pour leur plus grand

bien.

Son propos est appuyé sur les recherches des hellénistes Détienne & Vernant à propos de

la pensée mètis, du nom de la déesse de la Grèce antique qui incarnait la ruse. La pensée mètis

est :

un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements

intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la

46

débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une

expérience longuement acquise. (Détienne & Vernant, 1974, p.10).

Le tableau qui suit a été établi à partir de leurs travaux.

Ensemble complexe et cohérent d’attitudes mentales et de comportements intellectuels, forme

d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant, pour

obtenir le succès dans divers domaines de l’action.

Combinaison de flair, sagacité, prévision, souplesse d’esprit, feinte, débrouillardises, attention

vigilante, sens de l’opportunité.

Tours de main, adresse, stratagèmes, expédients, ruses.

Relève de l’expérience longuement acquise. Efficacité.

Opère dans les domaines du devenir, du multiple, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et

flottante.

Apparaît « en creux », immergée dans une pratique qui ne se soucie à aucun moment, alors qu’elle

l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche.

Outil provisoire d'analyse 5. Une caractérisation de la pensée mètis du professionnel,

à partir des travaux de Détienne et Vernant

Pourtant une spécification s'impose. La ruse éducative se différencie de la ruse telle qu'on

la rencontre généralement. Il ne s'agit pas de ruser comme Ulysse dans le cheval de Troie, de

se faire passer soi-même ou un objet pour autre que ce qu'il est, avec le plus grand sérieux.

Dans le soutien à la réinvention, la ruse n'est pas sérieuse, elle est ludique, toute entière au

service de la création et de l'investissement d'un espace de jeu à visée éducative ou

développementale.

J'ai souligné cet aspect dans une publication9 en 2001, en transposant sur les interactions

apprenants-professionnel, certaines interactions ludiques bébé-parent étudiées par Marcelli

(2000)10

. Ce dernier montre la présence de mètis dans certains jeux entre un parent et son

bébé : chatouilles, jeux du coucou, de « la petite bête qui monte » sont des moments de

surprise, de provocation, de tromperie, de l'ordre de la feintise ludique. L'importance dans le

développement cognitif et affectif du bébé y est soulignée. L'intérêt de la feintise ludique

lorsqu'elle fonctionne, c'est-à-dire lorsqu'elle est co-investie par le parent et le bébé, est qu'elle

crée un espace potentiel communément partagé que chacun peut remplir créativement en

jouant et en utilisant des symboles (Winnicott, 1971). Dans cet espace on se soucie peu de la

performance : les essais, les erreurs et les réussites ne portent pas à conséquence. La

9Hérisson, B. & Caparros-Mencacci, N « Pensée mètis et problématisation d’enjeux de reconnaissance au travers

d’actes de parole en situation de formation », L’Année de la Recherche en Education, 115-134 10

Daniel Marcelli est professeur de psychiatrie infanto-juvénile.

47

contribution, au travers de l'étude d'un cas, a mis en évidence des jeux de surprise analogues

entre un professionnel et un apprenant, avec le déploiement de « mille tours » d'un

professionnel habile pour qu'un jeune adulte rétif entre dans le jeu de la formation.

Cependant, l'hypothèse a été faite que la feintise ludique – qui est une occurrence de mètis

– n’est pas seule en jeu dans le soutien à la réinvention. Une autre pensée semble opérer avec

elle, presque simultanément, celle de la vigilance à ce qui se joue dans l'instant et saisit le

moment opportun pour agir : l’intelligence du kaïros. Certes, le sens de l'opportunité, le flair,

la sagacité sont signalés par Détienne et Vernant, mais comme une des facettes de mètis. Or,

la saisie de l'occasion ne peut être superposée à la ruse, car elle suppose des arbitrages, des

délibérations, un rapport à des valeurs qui ne sont pas signalés chez mètis voire y sont

étrangers.

1.2.6. L’intelligence du kaïros du professionnel

C'est au travers d'une publication11

dans une revue dédiée à l'enseignement spécialisé que

j'ai commencé à étudier le rapport aux valeurs qui se joue en situation d'apprentissage. Je me

suis intéressée à la mission de relation du maître d'adaptation de RASED, que le Bulletin

Officiel de 1997 décrit comme une « mission d'échange et de communication dans le respect

d'une éthique professionnelle ». Le but était de proposer une compréhension du débat de

normes que le maître d'adaptation ne peut manquer d'avoir avec lui-même dès lors qu'il entre

dans sa classe. Ce débat peut s'énoncer comme l'alternative suivante. Est-il possible d'ignorer

l'altérité des élèves en grandes difficultés scolaires – qui sont toujours autres que ce qui est

attendu –, de l'évacuer voire de la réprimer ? Ou bien est-ce à partir d'elle qu'il est possible de

poser les conditions pour que l'élève construise son rapport à la norme et trouve son propre

chemin vers l'apprentissage ?

La contribution s'est référée aux travaux d'Imbert (1987-1996) et de Lévinas (1982 ;

1991). Elle a conçu l'éthique comme expérience de l'altérité. Elle a montré qu'agir dans le

respect d'une éthique professionnelle procède d'un travail de pensée intérieur particulier qui ne

peut ignorer l'altérité des élèves, mais au contraire s'y appuie. Le moment éthique est celui où

l'enseignant répond à la demande fondamentale des apprenants : exister en dehors de l'image

11Caparros-Mencacci, N. (2000) : « La question de l’éthique dans les Aides Spécialisées à Dominante

Pédagogique », Illettrismes, La nouvelle revue de l’A.I.S., Editions du C.N.E.F.E.I., p/p 67-77.

48

de mauvais élève épinglée sur eux en classe ordinaire. Cette demande, que le professionnel

déchiffre plus ou moins inconsciemment dans l'actualité de l'instant et en face à face –

Lévinas parle de 'visage' –, est une sollicitation à dépasser les apparences, une exhortation à

être dégagés de l'image négative et mortifère qu'ils ont d'eux-mêmes, une incitation à frayer

avec eux le passage qui leur permettra de s'inscrire dans un réseau d'échanges avec les autres,

où ils espèrent être un parmi d’autres.

J'ai tiré de cette réflexion plusieurs enseignements qui m'ont amenée vers les travaux de

Schwartz sur les situations de travail, et plus particulièrement sur l'intelligence du kaïros.

L'agir professionnel comporte un travail d'anticipation de l'action in situ, avec une lecture

évaluative de ce qui se joue dans l'instant, basée sur des signaux produits dans l'interaction –

ici le face à face. S’en suit un débat de normes, avec des alternatives – dois-je faire ceci ou

bien cela ? – sachant qu'on ne peut faire autrement que trancher. Agir c'est donc aussi prendre

des décisions opportunes. Et ce qui permet de décider, ce sont les valeurs que le professionnel

privilégie sur le moment : dans ce cas le respect de l'altérité, l'éthique.

La mythologie grecque permet un entendement de l’agir opportun, de l’à propos, de

l’occasion saisie, qu’incarne kaïros, mi-homme mi-dieu. Trédé (1992) parle d'une intelligence

qui porte sur le contingent et permet à l’action humaine de s’exercer efficacement dans des

circonstances indéfiniment variées. L'apport de Schwartz (2000) est une transposition de cette

description aux situations de travail. Il décrit l'intelligence du kaïros comme une gestion de

l’instant, copie non conforme du général qui suppose des choix ciblés d’attention, de

vigilance, de rapports préférentiels aux autres, mais aussi des habiletés mémorisées, des

procédés. Cependant, poursuit-il, il n’est nul marqueur, nul signe quelque peu général, qui

préviendrait de la survenance de l’occasion. L’obligation de dépister, ou de cerner le kaïros

s’impose alors, dans les situations complexes, comme les situations éducatives où le grand

nombre et la diversité des influences en jeu exigent une adaptation chaque fois nouvelle et

s’opposent à tout système.

Ces différentes avancées rapportées aux moments de réinvention m'ont permis de

construire le tableau ci-dessous. Il présente une compréhension de la série de décisions que le

professionnel prend in situ, d’une part pour déterminer sa pratique de questionnement et

d’autre part, dans le cas où il décide de différencier question et réponse, pour saisir l’occasion,

agir au bon moment par la ruse.

49

Type d’intelligence portant sur le contingent et qui permet à l’action humaine

de s’exercer dans des circonstances indéfiniment variées.

S’impose dans des situations complexes. Efficacité de l’action.

Occasion favorable, ne prévient pas, mais au contraire se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant.

Intelligence de ce qui se joue sur le moment, de l’a- propos, de ce qui est décisif, qui change la destinée.

Aptitude assez impalpable à faire féconder en soi

la rencontre de deux dimensions polairement opposées du rapport du savoir au temps

Suppose des choix ciblés d’attention, de vigilance, de rapports préférentiels aux autres,

des habiletés mémorisées, des procédés : s’appuie sur l’expérience.

Implique un débat de soi avec des valeurs, une « dramatique d’usage de soi ».

Outil provisoire d'analyse 6. Une caractérisation de l'intelligence du kaïros,

à partir des travaux de Trédé (1992) et de Schwartz (2000)

Est-il possible de repérer en situation concrète une variété de manières d’agir des

professionnels relevant de la pensée mètis et de l’intelligence du kaïros, qui suscitent la mise

en œuvre des mouvements heuristiques des apprenants ? La partie méthodologique de la thèse

s’est attachée à une telle entreprise.

1.3. La méthode d’étude des cinq situations

On l'a dit, le but était d’étudier l’existant. Cinq séquences concrètes et habituelles

d’enseignement et de formation ont été choisies, où des apprenants étaient dans un contexte

problématique, c’est-à-dire face à une situation nouvelle, imprévue, à une question

surprenante, inattendue et devaient construire des connaissances nouvelles pour y répondre.

Il s’est agi, à l’aide de l'agencement des six outils précédemment présentés, d’étudier au

plus près, dans une perspective clinique, les moments de réinvention. L'étude s'est intéressée

non pas à des professionnels novices mais à des professionnels expérimentés, réputés savoir

mobiliser « leur intelligence créatrice et [leur capacité] à prendre des décisions en fonction de la

reconfiguration incessante des situations concrètes » (Jobert, 2002, p. 251).

Une méthode composite a recueilli trois types de données :

- les interactions verbales entre apprenants et professionnel enregistrement audio de

la totalité de la séquence

50

- les interactions non verbales (manières de faire du professionnel et des apprenants qui

ne se disent pas mais se voient) enregistrement vidéo de la séquence pour

observation

- le discours des professionnels et des apprenants sur leurs manières d’agir après avoir

vidéoscopé la séquence (car en situation, tout ne se dit pas et tout ne se voit pas)

enregistrement d’entretiens-post.

1.3.1. Les terrains de recherche

La recherche a choisi cinq terrains, à des niveaux divers du cursus scolaire et

universitaire12

: en primaire, dans l’enseignement professionnel, dans la formation en IUFM et

en DESS.

Public concerné Contexte problématique proposé

Séquence 1. Élèves de CM113

Résoudre un problème d’arithmétique

Séquence 2. Élèves de CM1 Comprendre un texte d’histoire sur le système

solaire

Séquence 3. Jeunes en formation professionnelle

de mécanique marine

Trouver la clé qui correspond à un boulon de

façon à procéder au démontage d’un moteur

Séquence 4. Professeur des Écoles 2° année

IUFM14

Étude de cas : que faire lorsqu’un élève fait un

geste grossier en classe ?

Séquence 5. Étudiants de DESS « Intervenants en

Organisations » 15

Entamer un travail d’appropriation de deux

postures professionnelles de l’intervenant : celle

d’expert (bilans, contrôles) et celle de consultant

(accompagnement des personnels)

Tableau 4. Les terrains de recherche

Le fait d’avoir été pendant plusieurs années simultanément : enseignante dans le primaire

à l’Éducation Nationale, formateur associé à l’IUFM, et chargée de cours à l’Université a

infléchi ce choix. Il fallait engager la recherche avec une connaissance personnelle des

12Les séquences étudiées se sont déroulées dans le quotidien d’un cursus éducatif : elles n’ont nécessité aucun

dispositif d’enseignement ou de formation spécifique. 13

Le CM1 (Cours Moyen Première année) accueille des élèves qui, à l’heure, ont de 9 à 10 ans (France) 14

IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maîtres

Ce Diplôme Etudes Supérieures Spéciales (DESS) prépare ici à l’exercice d’audit, de conseil, d’expertise et de

consultance, dans les cadres spécifiques des différentes Fonctions Publiques, dans le cadre de relations entre

fonctions publiques, dans le cadre de politiques partenariales, et dans le cadre d’entreprises associant privé et

public. 15

51

institutions frayée dans la durée. La familiarité était donc, ici, le critère des terrains à étudier :

familiarité avec l’institution, avec les acteurs et avec les contenus.

1.3.2. Le mode de recueil des données

Il a d’abord été procédé à l’enregistrement audio et vidéo des cinq séquences.

Des entretiens-post ont été ensuite enregistrés :

- avec le professionnel confronté à sa propre pratique en différé, par visionnage de

l’enregistrement vidéo et lecture du script de la séquence, au cours d’un entretien, après étude.

- ensuite un ou des apprenants (lorsque c’était possible), et dans les mêmes conditions que

précédemment.

- enfin, un formateur extérieur à l’expérimentation. Avec cette tierce personne, il s’est agi

d’ouvrir l’entendement de la séquence à un point de vue expert mais « extérieur », coupé du

monde vécu partagé.

1.3.3. Le traitement des données

Pour traiter les données recueillies, à l’exception de l’analyse du type de problème, la

thèse a eu recours à un mode de transcription des données audio et vidéo, ainsi qu’à

l’utilisation simultanée de trois types d’analyses de contenu (Bardin, 1977).

Le mode de transcription des données audio et vidéo

Les séquences ont été transcrites de même que les interviews auxiliaires de la manière la

plus exhaustive possible. Certains signes paralinguistiques et extralinguistiques considérés

comme pertinents ont fait l’objet d’une transcription (les silences, les onomatopées, les

changements de rythme, de couleur de voix…). La bande visuelle a fait également l’objet

d’une transcription seconde par seconde.

Les trois types d’analyse de contenu

Le schéma suivant formalise le mode de traitement de l’ensemble des données issues des

expériences de terrain et le mouvement d’analyse quasi-spiralaire et au pas à pas qui a permis

la confrontation des diverses analyses de contenu appliquées à ces différents matériaux.

52

Tableau 5. Le mode de traitement des données pour chacune des cinq expériences de

terrain

Matériau

Transcription

de la séquence

Matériau

Transcription

des entretiens

auxiliaires

Matériau

Transcription

bande vidéo

Analyse des manifestations extralinguistiques

Analyse de contenu

- analyse de l’énonciation

- analyse de l’expression

- analyse thématique

Analyse de contenu

- analyse thématique

- analyse de l’énonciation

- analyse de l’expression

53

1.3.4. L’analyse des données traitées : deux approches pour cerner

les moments de réinvention

On l’a déjà dit, rien ne permet de prévoir dans une séquence si la réinvention va survenir,

ni quand, ni comment vont se manifester les ruses du professionnel, son habileté à saisir

l’occasion, et les mouvements heuristiques des apprenants. S’il n’apparaît pas envisageable de

pouvoir « cibler immédiatement » ces hypothétiques moments à l’aide d’indicateurs généraux

et immuables, il est possible en revanche de les cerner progressivement à l’aide de deux

approches successives :

- la première approche cerne, dans la totalité de la séquence et par la combinaison de trois

critères (le type de problème, les pratiques de questionnement du professionnel et le processus

de problématisation des apprenants) les éventuels épisodes propices à l’apparition des

moments de réinvention.

- si de tels épisodes propices sont repérés, la seconde effectue une sorte de « zoom » sur

ces épisodes propices, et tente d’identifier, de nommer et de caractériser les jeux réciproques

entre professionnel et apprenants, l’un rusant et saisissant l’occasion (les ruses et l’habileté à

saisir l’occasion) pour que les autres accèdent à du nouveau (les mouvements heuristiques).

54

Les deux approches des moments de réinvention

et les étapes associées

Opérationnalisation

Etape 1

Etape 2

Etape 3

Identification de la catégorie du problème :

problème à résoudre ou problème à élucider ?

Etude de la pratique de questionnement du

professionnel : indifférenciation ou

différenciation question/réponse ?

Si la différenciation est installée,

repérer l'éventuel processus de problématisation

des apprenants :

position, construction, quête de la réponse

Approche 2

Si processus de

problématisation

installé, étude

d'éventuelles

interactions in

situ entre

professionnels et

apprenants qui

réinventent la

réponse

Tableau 6. Méthode d'étude des moments de réinvention

Ruse et

habileté du

professionne

l

à saisir

l’occasion

Mouvements

heuristiques

des

apprenants

Analyse de contenu de la

transcription de la séquence,

associée à une analyse des

manifestations

extralinguistiques

vidéoscopées

ainsi qu'à l'analyse de

contenu

des entretiens auxiliaires.

Bande audio-vidéo,

transcription de la séquence

Analyse de contenu du

questionnement du

professionnel

Bande audio-vidéo,

transcription de la séquence

Analyse de contenu

des interventions

des apprenants qui

problématisent

Ces deux analyses sont

étayées, de l’analyse de

contenu des entretiens

auxiliaires.

Analyse du problème-

énoncé

Approche 1

55

1.4. Les résultats issus de l’analyse des cinq séquences et les

questions qu’ils posent

Les résultats concernant chacun des six critères opérationnels ainsi que quatre de leurs

interactions vont être présentés. Les six critères opérationnels ont été considérés comme des

caractérisations en cours, destinées d’une part à permettre des repérages – identification des

habiletés des professionnels, du type de pratique de questionnement…. – et d’autre part à être

remaniées par la mise à l’épreuve du terrain. Ainsi l’intelligibilité du processus de

problématisation a été modifiée, celle des mouvements heuristiques a été affinée, de même

que celle des pratiques de questionnement des professionnels. L’entendement du recours à

mètis et kaïros qui été élargi et précisé, et c’est sur ce point que la recherche a mis l’accent.

Mais d'abord, des résultats généraux permettent de revenir sur les hypothèses.

1.4.1. Des hypothèses dont la pertinence a été établie

Ainsi, a-t-on avancé, l’idée neuve survient chez l’apprenant dans un contexte

problématique et intersubjectif particulier. Le petit nombre de situations traitées (cinq) n'a pas

permis de valider les hypothèses, mais d'en évaluer la pertinence et de les affiner.

L’étude a identifié des moments de réinvention, mais pas dans chaque séquence,

seulement dans trois d'entre elles, ce qui permet de renforcer l'hypothèse qu'ils surviennent

lorsque certaines conditions sont réunies. L’analyse a montré en outre qu’il n’y avait pas « un

seul » moment de réinvention dans une séquence, mais une succession de bribes, de poussées

ré-inventives qui adviennent dans une sorte de montée en puissance. L’idée neuve n’apparaît

pas d’un seul coup à la fin d’une progression linéaire, elle se construit progressivement : une

« bribe d’idée » est avancée, puis est mise quelque temps en retrait pour se transformer en une

autre, laquelle insiste, hésite, réitère…

Elle a ensuite montré que les cadres problématiques posés n'ont pas garanti l'accès au

nouveau mais y ont été propices, et que comme supposé, aucun des professionnels n’a détenu

d’algorithme général conduisant à l’idée neuve. Les problèmes d’apprentissage ou de

formation proposés sont apparus non pas seulement comme un obstacle à franchir ou comme

une question dont la réponse est à découvrir dans l’énoncé, mais comme une situation qui

56

déstabilise et permet de se mobiliser face à l’inconnu pour découvrir des possibles non

envisagés jusque-là.

Proposer un contexte problématique n’a donc pas été suffisant à la réinvention. Cette

dernière a procédé en même temps d’un contexte intersubjectif où des habiletés

professionnelles ont été efficaces autant que certains jeux coopératifs entre apprenants.

Professionnel et apprenants y ont tous réinventé mais pas la même chose. Le professionnel a

réinventé les conditions de la quête du nouveau, les apprenants le nouveau. En somme, le

professionnel a réinventé pour que les apprenants réinventent.

La réinvention est apparue comme une affaire dans laquelle le professionnel comme

l’apprenant ont tous deux une place déterminante, en ce qu’ils peuvent chacun soit la

favoriser, soit la parasiter ou l’empêcher, comme constaté dans l’analyse de deux des cinq

séquences. Ainsi, l’une des conditions pour que le processus aille de l’avant est que

professionnel et apprenants se prêtent « mutuellement à ce rendez-vous de suffisante coïncidence »

(Kaës, 2000, p. 142). Ce qui permet de consolider la position interactionniste défendue ici : on

ne peut comprendre ce que font les apprenants si on ne comprend ce que fait le professionnel

et inversement.

1.4.2. Moments de réinvention et phénomènes transitionnels

L’étude a permis de préciser ce qui est entendu par réinvention dans l’apprentissage et la

formation. Réinventer, c’est accéder à du nouveau, mais à un nouveau qui a deux

particularités. La première est qu’il se distingue de l’inédit en ce qu’il est inconnu de

l’apprenant mais connu du professionnel et de la communauté humaine à laquelle il

appartient. La seconde qui découle de la précédente, est qu’il est à la fois mis à disposition par

le professionnel et réinventé par l’apprenant. Prenons pour exemple un moment de

réinvention survenu dans la séquence de lecture du texte sur le système solaire, où les élèves

de CM1 viennent d’apprendre de la bouche du maître que Galilée avait été emprisonné alors

que son hypothèse héliocentrique était exacte. Une élève, Laura, à une vive réaction « ils sont

bêtes alors ». Elle dit ensuite avec deux autres élèves : « ils auraient dû vérifier avant de le mettre en

prison ». La question de la vérification des hypothèses scientifiques est problématisée et amène

les élèves à une connaissance connexe nouvelle : certaines vérifications ont été impossibles à

cette époque, faute d’instrument.

57

Le nouveau – en l’occurrence l’injuste emprisonnement de Galilée – est à la fois un objet

extérieur présenté par le maître et un objet singularisé par les élèves. Notamment par Laura,

qui réinvente pour elle le fait historique, certes à partir de la présentation du maître, mais pas

exactement tel que le maître l’avait présenté. Sa réinvention est habitée d’affects, de questions

qui visent à reconstruire les conditions d’emprisonnement de Galilée et de savoirs connexes

qui se construisent. Comment a-t-on pu l’incarcérer alors qu’il avait raison ? Qu’est-ce qui fait

qu’on n’a pas pu vérifier ce qu’il disait ? N’avait-on pas d’instruments de vérification ?

Comme s’il avait été nécessaire à cette élève d’élucider certaines des conditions de la

condamnation du savant, de les contester, de les « intégrer » à son imaginaire. La réinvention

de cette connaissance a été à la fois, accès à un objet extérieur présenté par le maître, et

passage de cet objet au-delà de sa forme initiale pour devenir objet interne. La position de

Mosconi (1996) a renforcé la mienne, pour étudier comment l’objet est présenté par le

professionnel, comment les apprenants le transforment en objet interne et comment le

professionnel favorise ces mouvements. Comme elle, j'ai considéré les phénomènes

transitionnels (Winnicott, 1971) comme des concepts pertinents pour l’étude des habiletés des

professionnels lorsque ces derniers créent un champ potentiel communément partagé

(Marcelli, 2000) favorable à l’édification de mouvements heuristiques chez les apprenants.

1.4.3. Résultats concernant les catégories de problèmes d’apprentissage

et de formation

L'étude n'a pas apporté de remaniement de l'outil mais a fait surgir des questions. Sur les

cinq problèmes étudiés, trois ont été catégorisés comme problèmes non résolubles. Ce qui

montre que les problèmes à élucider ne font pas figure d'exception dans l'enseignement et

dans la formation. Néanmoins, cette classification n'a pas été sans difficulté.

58

Public concerné Contexte problématique

proposé

Catégorie du problème

Séquence 1. Élèves de CM1 Résoudre un problème

d’arithmétique

Problème résoluble

Réponse apocritique

Séquence 2. Élèves de CM1 Comprendre un texte d’histoire

sur le système solaire

Problème non résoluble

Réponse

problématologique

Séquence 3. Jeunes en

formation professionnelle de

mécanique marine

Trouver la clé qui correspond à

un boulon de façon à procéder

au démontage d’un moteur

Problème résoluble

Réponse apocritique

Séquence 4. Professeur des

Écoles 2° année IUFM

Étude de cas : que faire

lorsqu’un élève fait un geste

grossier en classe ?

Problème non résoluble

Réponse

problématologique

Séquence 5. Étudiants de

DESS « Intervenants en

Organisations »

Entamer un travail

d’appropriation de deux

postures professionnelles de

l’intervenant : celle d’expert

(bilans, contrôles) et celle de

consultant (accompagnement

des personnels)

Problème non résoluble

Réponse

problématologique

Tableau 7. Classification des problèmes étudiés

On donnera l'exemple de la catégorisation de l’étude de cas à l’IUFM. La réponse à

donner en classe à un geste grossier ne dépend pas d’un ensemble de procédures objectivées à

appliquer strictement, mais d’un nombre de paramètres présents in situ – dont les modes d'être

du professionnel -, qu’une séquence de formation ne peut prévoir. Il y a donc une infinité de

réponses à un geste grossier, qui ne peuvent être entièrement anticipées même si des principes

existent, réponses qui pourront ne pas clore le problème. Ce qui en fait un problème à

élucider.

La question de la pertinence de ce critère pour l'étude des moments de réinvention doit

être posée. Pourquoi importe-t-il de connaître la catégorie d'un problème ? Parce qu'elle a une

incidence sur le processus de problématisation des apprenants et sur les pratiques de

questionnement du professionnel.

La recherche a fait ressortir l'intérêt de s’enquérir a priori de la résolubilité d'un problème.

Car cette dernière permet de prédire, non pas le questionnement des apprenants – lequel reste

imprévisible dans le sens où les questions qui vont advenir ne peuvent être connues à l’avance

–, mais sa destinée. En ce sens, la catégorie problématologique d'un problème est un savoir de

référence pour le chercheur mais aussi pour le professionnel – enseignant ou formateur.

59

En effet, pour les problèmes à résoudre, le questionnement est destiné à disparaître. Le

processus de problématisation prend une forme particulière : la quête de la réponse aboutit à

une (ou des) solution(s) dans laquelle (lesquelles) plus aucune question ne subsiste. En

revanche, dans les problèmes à élucider, le questionnement est destiné à persister dans la

réponse : il est inéliminable et potentiellement en transformation. Il semble important pour le

chercheur d'être averti que c’est cette transformation peu anticipable qui constitue la réponse

problématologique. De même pour le professionnel, qui ne peut attendre de réponse définitive

et prédéterminée, comme ce serait le cas pour un problème à résoudre. Ce qui a une incidence

sur les pratiques de questionnement du professionnel : l'indifférenciation question-réponse

n'est pas adaptée aux problèmes à élucider, comme le montrera le paragraphe 1.4.4.

Questions nouvelles

Revenons sur le fait que quelle que soit la catégorie du problème – à résoudre ou à

élucider –, les cheminements des apprenants et des professionnels sont ne sont pas

entièrement anticipables. Cela suppose qu'il y a de l'anticipable. Trois questions d'importance

pour les moments de réinvention peuvent être posées, que la thèse n’a pas abordées.

1. Qu’est-ce qui peut et doit être anticipé par le professionnel dans un problème à

résoudre ou à élucider ? Un professionnel expert anticipe-t-il différemment d’un novice : et

comment ?

2. Comment former le professionnel à accompagner des apprenants dont il ne peut

prévoir totalement les questions ?

3. La thèse a considéré les problèmes suivant la seule perspective problématologique,

sans y adjoindre le point de vue des disciplines : dans une perspective complémentariste,

qu'est-ce qu'un point de vue didactique apporterait à la compréhension de la réinvention ?

1.4.4. Résultats concernant les pratiques de questionnement

Les pratiques de questionnement sont apparues comme des modes de soutien de la quête

de la réponse que tous les professionnels enquêtés ont mis en œuvre – souvent à leur insu – à

partir du moment où le contexte problématique était posé. L'espoir de saisir des pratiques

différenciées n'a pas été déçu, puisque j'ai pu en observer à plusieurs reprises. L'analyse de

l'extrait ci-dessous en est un exemple.

60

Il s’agit d’une séquence de lecture en classe de CM1. L’enseignant travaille ici avec un

groupe de cinq élèves. Il a proposé un texte tiré d’un manuel d’histoire retraçant le passage de

la conception géocentrique du système solaire (Ptolémée) à la conception héliocentrique

(Copernic puis Galilée). Après une phase assez longue d’explicitation de certains termes de

vocabulaire, il demande à un élève de « raconter l’histoire » contenue dans ce texte.

Transcription de la séquence

(M = Maitre ; V, Vi, L, R et E sont des élèves)

Commentaires

375 M Allez, vas-y, raconte-moi ton histoire.

Le professeur signale que, dans ce que

Vincent dit, quelque chose pose question,

pose problème.

Cependant, il refuse de donner la réponse ou

de l’induire de quelque manière, et refuse

même de dire ce qui pose problème.

Pour autant, il ne s’abstient pas d’intervenir.

Au contraire, il invite les autres élèves à faire

partie d’un groupe de questionneurs dans

lequel il se place (il emploie le « nous »).

Partage avec les élèves le pouvoir de la

question, et devient un « compagnon de

route particulier » et actif.

Il renvoie la question au groupe qui doit

prend en charge le problème. Il favorise la

dévolution du problème aux élèves. De ce

fait, il installe sa légitimité.

Il suscite également le processus de

problématisation car les élèves doivent poser

et construire le problème pour tenter d’y

répondre.

Pose cependant un champ d’investigation

large et flou.

376 V C’est un monsieur qui s’appelle

Nicolas Copernic. Il va en Italie.. Il va

étudier la science ou des choses

comme ça . Et c’est un astronome. Il

va... enfin, il étudie l’espace.

377 M Oui, bien.

378 V Après y’a un autre monsieur qui

s’appelle Ptolémée. C’est aussi un

astronome. Lui aussi il étudie et ...

379 M Qu’est-ce qu’on a envie de lui poser

comme question quand il nous dit ça ?

Parce qu’il nous dit « et y’avait aussi

un autre qui s’appelait Ptolémée »

Qu’est-ce qu’on a envie de lui dire ?

380 L Qu’est-ce qu’il faisait Ptolémée ?

Qu’est-ce qu’il disait par rapport à

Copernic ?

381 V Il travaillait, oui, enfin, c’était un

astronome.

382 M Ils étaient tous les deux astronomes.

383 V Voilà.

384 M Ils étaient copains ? S’appuie sur les interventions de Laura et de

Vincent pour poser la question « Ils étaient

copains ? ». Ce qui constitue une première

restriction du champ d’investigation,

destinée à faire éliminer l'hypothèse selon

laquelle Ptolémée et Copernic se

connaissaient.

Cette question transporte de l’ambiguïté (être

copain c’est d’abord bien s’entendre),

ambiguïté avec laquelle le professeur va

jouer.

Il exerce un questionnement serré qui suit

pas à pas chacun des arguments avancés. Il

demande l’explicitation des arguments,

apporte la contradiction, pour que les élèves

arrivent à dire que si Ptolémée et Copernic

385 E*E

*E

Noooon.

386 M Pourquoi ?

387 V Parce qu’en fait, Nicolas Copernic il a

tout refait. Il a tout refait la terre. Et

tandis que...

388 M Et toi des fois, tu es pas d’accord avec

tes copains ? Donc, c’est pas tes

copains ?

389 V Si.

390 M Est-ce qu’ils étaient copains ?

391 E Ben non, puisqu’ils étaient pas

d’accord sur la même chose.

392 V De toutes façons, ils se connaissaient

pas.

61

393 M Pourquoi, ils se connaissaient pas ? n’étaient pas copains, ce n’est pas parce

qu’ils ne s’entendaient pas mais parce qu’ils

ne se connaissaient pas.

Adopte le langage des élèves, de manière a

créer de la proximité voire de la confiance.

Les élèves sont ici des répondeurs (font des

phrases complètes) pour avancer des

arguments, des suggestions, pour débattre.

Toutes les interactions ne sont pas du type

élève-professeur.

Vérifie la compréhension non pas du groupe

entier (un élève représentant la classe comme

dans les deux premiers exemples), mais la

compréhension de chacun des élèves (Et toi

Estelle ?)

Ne valide ici ni les réponses exactes ni les

erreurs.

Continue de « faire mijoter » les élèves.

394 Vi Peut-être que quand il a tout refait,

Ptolémée il était peut-être mort.

395 M Peut-être ou pas ?

396 R Ah oui il est mort.

397 Vi Ah oui, il est mort en 1500 je sais pas

combien.

398 M Et toi Estelle ?

399 E C’est que Nicolas Copernic, il est né

en Pologne. Mais peut-être qu’il est

pas né au même endroit que lui. Peut-

être qu’il l’a vu quelque part.

Quelqu’un, de bouche à oreille, qui a

dit « ah regardez celui-là, il fait

aussi... »

400 R La même chose.

401 E De l’astronomie.

402 M Alors, je pose ma question autrement.

Est-ce qu’ils vivaient à la même

époque ?

Le professeur décide de restreindre plus

encore le champ d’investigation. Il arrive à

une formulation précise du problème, dans

laquelle est introduite la notion d’époque.

Son niveau de langue change. Il construit ici

plus nettement un espace organisateur de

l’étude, où sont désignés des objets de savoir

(époque) ainsi que des objets pertinents à

l’étude de ces savoirs (indique où ils peuvent

chercher la réponse à la question posée.

Ce qui permet aux élèves de trouver la

réponse à la question de l’époque.

403 Vi Ca mystère.

404 M Est-ce que c’est marqué là-dedans ?

405 Vi Oui.

406 L Non, y’a pas écrit.

407 Es On dit que ...

408 Vi Non parce que en fait...

409 Es On dit de Nicolas Copernic est né en

1473. Peut-être je pense pas, peut-être

qu’ils y étaient pas. Parce que après

Ptolémée, il est né au 2ème

siècle...

410 R Ils étaient pas de la même époque.

411 Es Ils étaient pas du tout de la même

époque.

412 M Alors, si on essayait de savoir un petit

peu ce qui s’est passé dans le temps.

On appelle ça chronologiquement. En

premier, qu’est-ce qu’il y a eu ?

Bref guidage des élèves pour re-constituer la

chronologie du texte par le biais de la

trajectoire rapide que le professeur construit

pour eux et leur demande de suivre.

Cette reconstitution a eu pour objet, de fixer

et de contrôler le dépassement de la

confusion, de rassembler les élèves à un

moment donné et à un même point dans la

compréhension du texte mais aussi d’aboutir

sur une connaissance nouvelle : « Pendant

mille ans on s’était trompé. Mais on le savait

pas qu’on se trompait ».

Les questions du maître ne s’enracinent plus

dans la réflexion des élèves.

Echanges maître-élève en « ping-pong ».

Pratique momentanée d’indifférenciation

question-réponse proposée au moment où les

élèves sont capables de suivre la trajectoire

rapide imposée par le professeur.

413 Vi Euh, Ptolémée.

414 M Ptolémée. Qu’est-ce qu’il a dit ?

415 L Il a dit que la terre, c’était le centre du

monde.

416 M Après, qu’est-ce qu’il y a eu ?

417 E Y’a eu Nicolas Copernic.

418 M Combien d’années plus tard ? En

gros, comme ça, à peu près, vite fait,

en gros.

419 Vi Euh, cent ans, mille ans plus tard.

420 M Mille ans. Même plus. Mille deux

cents ans plus tard. Donc, c’est

énorme mille ans, quand même. Mille

ans plus tard, on reparle de ça.

Pendant mille ans, on a dit « la terre

est au centre du monde ».

62

421 E*E

*E

Mille ans, ouh !

422 M Mais oui ! Pendant mille ans on

s’était trompé. Mais on le savait pas

qu’on se trompait

Transcription 3. Extrait d’une séquence d’histoire en CM

Réponse maintenue hors question

Question source de réponse(s)

La question introductive indique que le professionnel

a repéré un problème.

Ce dernier refuse d’abord de l’énoncer, d’en induire

la réponse et renvoie cette charge aux autres

apprenants.

Pour autant, il ne s’efface pas. Ses autres questions

visent à faire énoncer le problème de plus en plus

précisément.

Question : génératrice

d’une « pluralité d’alternatives »

Projet du professionnel : accompagner

les apprenants pour qu’ils construisent

eux-mêmes leurs propres cheminements

Pratique d’ostension déguisée où le

professionnel désigne ce qu’il faut savoir

par une mise en activité

Stratégie :

Après avoir indiqué l’existence d’un problème que les

apprenants ne perçoivent pas, il prend appui sur ce qu’ils

disent pour l’énoncer en deux temps : de manière large et

floue d’abord, puis de manière beaucoup plus précise.

Ce faisant, il crée trois espaces successifs d’investigation

de plus en plus délimités permettant in fine, un espace

organisateur de l’étude.

La construction de connaissances, l’étude des objets de

savoirs, les cheminements des apprenants sont ici

favorisés.

Agir du professionnel : refuse d’induire

la réponse, crée le désordre, ouvre et

maintient un espace commun de

confiance et de mise au travail, suscite la

problématisation, organise un milieu

pour l’étude

Logique problématologique

Installe ainsi sa légitimité,

Posture du professionnel :

accompagnateur

Est en dialogue d’une part avec les cheminements des

élèves et d’autre part, avec la réponse « qu’il a dans la

tête ».

Crée l’inconfort, demande l’explicitation de chacun des

arguments, apporte la contradiction, joue de l’ambiguïté

qu’il a installée.

Suscite l’étude des savoirs.

Les cheminements vers la réponse sont explicités et donc

régulables.

Compagnon de route particulier et très actif

Statut des apprenants : créateurs, avec

accompagnement du professionnel, de

leurs propres cheminements

Ont le pouvoir de la question et de la réponse

« complète ».

Ont le pouvoir de construire et de discuter les réponses

avec les pairs. Les échanges apprenant-apprenant sont

favorisés.

Les interactions apprenant-professionnel sont

nombreuses, l’apprenant n’étant pas considéré comme le

« représentant de la classe » mais comme un apprenant

singulier.

Tableau 8. Caractéristiques des pratiques de différenciation question-réponse

63

L'analyse a montré que les professionnels enquêtés se sont situés soit exclusivement dans

l'indifférenciation question réponse, soit alternativement dans les deux. Tous ont exercé un

questionnement indifférencié, mais tous n'ont pas été différenciateurs. Autrement dit, tous les

professionnels ont su arranger et organiser la situation dans l'instant pour que les apprenants

trouvent la réponse qu'ils avaient dans la tête le plus vite possible et avec un minimum

d'erreurs – indifférenciation question-réponse. Mais tous n'ont pas su les questionner pour

qu'ils réinventent pour eux le parcours vers la réponse et l'intériorisent mieux – différenciation

question-réponse. L'impact sur le cheminement des apprenants n'a pas été le même.

L'indifférenciation apparaît comme une compétence de base, plus ou moins spontanée,

possédée par tous des professionnels enquêtés. Rien ne permet de dire que ce soit le cas pour

la différenciation.

Indifférenciation question-réponse Différenciation question-réponse

Réponse contenue dans question. Réponse maintenue hors question.

Question dictée par réponse. Question source de réponse(s).

Question à l’initiative exclusive du

professionnel

Professionnel et apprenants sont à l’initiative

de la (des) question(s).

Question : instrument de guidage. Question : génère une pluralité d’alternatives.

Projet du professionnel : conduire les

apprenants vers la réponse attendue par une

trajectoire qu’il conçoit.

Projet du professionnel : susciter la

propension à problématiser des apprenants.

Le professionnel évite l’incertitude,

réalise la jonction entre la réponse qu’il a

dans la tête

et les réponses des apprenants.

Le professionnel refuse d’induire la réponse,

maintient l’incertitude, suscite l’ouverture et

le maintien d’un espace potentiel de création

communément partagé.

Posture du professionnel : guide. Posture du professionnel : accompagnateur

Statut des apprenants : suiveurs. Statut des apprenants :

initiateurs et inventeurs de trajets et

trajectoires

avec accompagnement du professionnel.

Mouvements heuristiques clandestins Mouvements heuristiques objets

d’apprentissage

Tableau 9. Nouvelle caractérisation des pratiques de questionnement

L'analyse a noté que si tous les problèmes (à résoudre ou à élucider) se prêtent à la

différenciation question-réponse, l'indifférenciation question-réponse ne convient pas aux

problèmes à élucider. Ce que montre le tableau ci-dessous.

64

Problème à résoudre

Problème à élucider

Pratique d’indifférenciation

question-réponse

Guidage des apprenants vers la

réponse qui préexiste.

Suppression de la problématicité.

Centration sur la quête de la

réponse.

Construction du problème laissée à

la charge des formés.

(Aucune séquence étudiée ne

correspond à cette situation)

Guidage des apprenants vers la

réponse que le professionnel « a

dans la tête » et qu’il considère

comme étant celle que les élèves

doivent produire.

Dénaturation du problème.

Singularité des réponses déniée.

(problème du geste grossier,

IUFM)

Pratique de différenciation

question-réponse

Accompagnement des apprenants

dans leurs trajets, en se mettant à

distance de la réponse

préexistante.

Mouvements heuristiques

considérés comme objets

d’apprentissage.

(Problème de mathématique

CM1)

Accompagnement des apprenants

dans leurs trajets.

Mouvements heuristiques

considérés comme objets

d’apprentissage.

Constitution d’un espace

d’accueil des réponses.

(Problème de lecture CM1 et

problème des postures DESS)

Tableau 10. Impact de la catégorie des problèmes étudiés

sur les pratiques de questionnement des professionnels et sur les cheminements des

apprenants

L'étude permet en outre d'avancer que quelle que soit la catégorie de problème, il est

toujours possible pour le professionnel d'installer in situ un écart entre question et réponse,

pour peu que les apprenants se prêtent au jeu. Mais installer cet écart ne va pas de soi. Les

professionnels différenciateurs ont refusé d'induire la réponse mais, pour autant, ne se sont

pas effacés des interactions. La décision de refuser de livrer la réponse a précédé la décision

d'accompagner les apprenants dans la réinvention. Et pour cela, ils ont eu recours à des

habiletés de l'instant alliant kaïros et mètis.

Questions nouvelles

Quel est l'impact précis des deux pratiques de questionnement sur les apprentissages ?

Qu'est-ce qui plus ou moins consciemment, décide un professionnel à la différenciation ?

Comment introduire les pratiques de questionnement dès la formation initiale ?

65

1.4.5. Résultats concernant kaïros et mètis

On l'a vu, l'une des conditions de la réinvention a été la création par les professionnels, par

le biais de pratiques de questionnement, d'un écart entre question et réponse. Mais instaurer

un tel écart n'a pas suffi à lui seul, car c'eut été présenter un espace vide aux apprenants. En

quelque sorte les professionnels différenciateurs ont aussi habité l'écart qu'ils maintenaient. Ils

y sont intervenus, corps et pensée, pour susciter le processus de problématisation des

apprenants et leurs mouvements heuristiques.

Ils ont alors eu recours à des savoirs-faire investis (Schwartz, 2002), que la thèse a

nommés 'ingéniosités éducatives', et qui ont été compris comme une combinaison de 'tours

habiles' (Mosconi, 2001) et d’'habiletés prudentes'. Ces habiletés (Aubanque, 1963) ont visé

l'efficacité et l'aisance de la réalisation d'une finalité complexe : soutenir et encourager la

réinvention des réponses sans imposer de trajectoire tout en favorisant l'intériorisation de

l'action.

Ces interventions peuvent être vues comme une interpellation incarnée ingénieuse, acte de

langage et de corps où le professionnel s’adresse à l’apprenant :

pour le provoquer à se mêler, pour le convoquer […]. Par l'interpellation, on interrompt l'autre,

on le prie ou le somme de répondre et de décliner son identité, on le pousse à bout, à se

découvrir, à dire ce qu'il fait, ce qu'il veut, qui il est, on le nomme, on l'assigne à une place, on

l'institue ou le destitue. » (Martinez, 2010, p. 1).

En d’autres termes, les ingéniosités éducatives sont un mode industrieux d’interpellation

où le professionnel différencie son questionnement pour que les apprenants différencient leurs

chemins vers la réponse ce qui contribue en même temps à la construction de leur identité.

Les ingéniosités éducatives identifiées sont des combinaisons de savoirs de l’instant,

purement pratiques, du cœur du métier, très peu dissociables du faire. Elles ont été

longuement acquises avec l’expérience. Elles se spécifient d’une part en ce qu’elles sont

endogènes – inventées, construites, créées, par les professionnels eux-mêmes dans l’action,

par l’action et pour l’action –, et d’autre part en ce qu’elles sont partiellement non

conscientes.

Les habiletés de l'instant se distinguent de savoirs théoriques, académiques, savants,

scientifiques, qui eux sont exogènes, c'est-à-dire générés par d’autres, et donc objets

66

d’appropriation, le plus souvent hors action, et sont pleinement conscients. Pourtant, les

ingéniosités éducatives ne remplacent pas les savoirs codifiés : l'étude a montré qu'elles sont

venues soutenir ces savoirs, dans une sorte de complémentarité, lorsque des trous de normes

(Schwartz, 2000) étaient laissés par la prescription, trous de normes qui ne signifient d'ailleurs

pas nécessairement défaillance de la prescription, mais plutôt souplesse.

La recherche a permis d’établir des résultats de deux ordres, qui vont être successivement

présentés ci-dessous. Le premier est l’identification et la caractérisation de quelques

catégories d’habiletés prudentes et de tours habiles. Le second est une formalisation de la

manière dont l’intelligence du kaïros et la pensée mètis se coordonnent en situation, ainsi que

de la façon dont différentes catégories d’habiletés peuvent être mobilisées dans l’instant.

Type d’intelligence portant sur le contingent et qui permet à l’action humaine de s’exercer dans des

circonstances indéfiniment variées.

S’impose dans des situations complexes. Efficacité de l’action.

Occasion favorable, ne prévient pas, mais au contraire se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant.

Intelligence de ce qui se joue sur le moment, de l’à propos, de ce qui est décisif, qui change la

destinée.

Aptitude assez impalpable à faire féconder en soi la rencontre de deux dimensions polairement

opposées du rapport du savoir au temps

Suppose des choix ciblés d’attention, de vigilance, de rapports préférentiels aux autres, des habiletés

mémorisées, des procédés : s’appuie sur l’expérience.

Implique un débat de soi avec des valeurs, une « dramatique d’usage de soi ».

Tableau 11. Une nouvelle caractérisation de kaïros

67

Vigilance sensorielle : attention sensorielle

continue à des signaux, considérés comme des

indicateurs à partir desquels des évaluations de

la situation sont possibles.

Le professionnel agit

comme un observateur prudent et averti.

Il mobilise constamment son corps,

sensoriellement attentif aux variations de la

situation.

Il prend dans l’instant une succession

de micro-décisions : décision d’agir,

et décisions sur le « comment agir » (la ruse),

pour préparer ou réguler la situation.

Collaboration kaïros-mètis

Son agir professionnel est peu perceptible,

et apparaît seulement lorsqu’il cesse.

Flair : identification de signaux d’alerte puis de

signaux décisionnels, lesquels obligent la prise

de décisions.

Autonomie : action sur les « règles du jeu » en

vue de poser une règle différente des règles

antérieures.

Anticipation : suppositions sur ce qui va arriver,

et adaptation par avance de l’action.

Discernement : retenue judicieuse en situation,

dans les paroles et dans l’agir, pour prendre une

série de micro-décisions concernant les

embûches à éviter et les pistes à privilégier.

Accroche : ré-invention, en situation, d’un

discours prévu, en prenant prioritairement en

considération les réactions instantanées des

apprenants, de manière à réguler son exposé

quitte à le recomposer en partie.

Tableau 12. Identification d'un répertoire d'habiletés prudentes

L'intelligence du kaïros est un travail corps-et-pensée du professionnel qui évalue ce qui

se joue dans l'instant en même temps qu'il déroule son cours. Pour ce faire, il s'appuie en

permanence sur ce que son corps perçoit et interprète des variations de la situation, en

centrant son attention sur des registres d'interaction (parole, gestes, déplacements du corps,

mimiques, prosodie, climat de classe, brouhaha...) produits par lui-même et par les autres. Il

prend alors dans l'instant, des décisions d'agir et sur le comment agir : la ruse.

Ensemble complexe et cohérent d’attitudes mentales et de comportements intellectuels, forme

d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant, pour

obtenir le succès dans divers domaines de l’action.

Combinaison de flair, sagacité, prévision, souplesse d’esprit, feinte, débrouillardises, attention

vigilante, sens de l’opportunité.

Tours de main, adresse, stratagèmes, expédients, ruses.

Relève de l’expérience longuement acquise. Efficacité.

Opère dans les domaines du devenir, du multiple, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et

flottante.

Apparaît « en creux », immergée dans une pratique qui ne se soucie à aucun moment, alors qu’elle

l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche.

Tableau 13. Une nouvelle caractérisation de mètis

68

Polymorphie, déguisement : revêtir toutes les

formes, sans rester prisonnier d’aucune, dans

une intention précise.

Le professionnel joue avec son corps

Retrait, dissimulation : mise en retrait, pour voir

sans être vu.

Refus de donner la réponse : refus de donner

des conseils, d’apporter les solutions. Se retenir

de donner pour laisser l’initiative.

Le professionnel joue avec son savoir

Manquement : ne pas être exactement là où on

est attendu, mais juste à côté.

Le professionnel joue avec les attentes des

apprenants.

Création de la surprise : création d’un instant

de déséquilibre par l’instauration d’un écart

entre ce que l'apprenant attend et ce qui se

produit dans la réalité.

Retournement : laisser l’apprenant déployer ses

certitudes et en profiter pour compromettre le

pré-construit.

Bigarrure : agir simultanément sur plusieurs

plans de la réalité.

Tableau 14. Identification d'un répertoire de tours habiles

Les tours habiles ont constitué la mise en œuvre des décisions de ruses que kaïros a prises.

Dans les séquences étudiées, les habiletés rusées ont visé la création d'un espace de jeu pour

les apprenants, à l'intérieur duquel les professionnels eux-mêmes ont été des joueurs

particuliers. Cet espace de jeu a été vu comme un espace potentiel (Winnicott, 1971)

communément partagé (Marcelli, 2000). Espace de réinvention mais aussi espace de

confiance, et de fiabilité car faire des erreurs a fait partie du jeu, voire a été provoqué par le

jeu et n'a pas porté à conséquence.

Les professionnels y ont exercé divers modes de feintise ludique pour que les apprenants

co-investissent cet espace avec eux. Ils ont encouragé la construction de cheminements

(processus de problématisation, mouvements heuristiques) mais ont aussi questionné voire

compromis ces derniers pour pousser la réflexion, tout en gérant l'incertitude alors générée.

Là encore, le corps-pensant a été à l'œuvre par le biais de registres d'interaction corporels

(mimiques, prosodie, gestes, déplacements dans l'espace, mimes...). Mais différemment de

69

l'intelligence du kaïros. Non plus pour exercer une vigilance constante, mais pour 'se

déguiser', se mettre en retrait, refuser de donner la réponse, créer la surprise...

Les habiletés de l'instant ont été comprises comme des savoirs d’action endogènes,

incorporés beaucoup plus qu’abstraits, sous-tendus par une pensée très peu dissociable du

faire, en partie non verbale et souvent non consciente.

Une grande variété interindividuelle dans l'exercice de kaïros et mètis a été constatée. Les

habiletés prudentes et tours habiles ont été combinés pour constituer une ingéniosité de

l’instant. Il y a eu antériorité de kaïros sur mètis. Certaines catégories d'habiletés seulement

étaient mobilisées dans l'instant et agencées sur le mode intégratif et non pas additionnel. Les

habiletés ont été incarnées de manière unique par chaque professionnel : elles ont constitué

une signature professionnelle.

Vigilance sensorielle Retrait

Flair Refus d’apporter la réponse

Autonomie Manquement

Anticipation Création de la surprise

Discernement Retournement

Accroche Invention de poros

Bigarrure

kaïros mètis

Évaluation in situ : Mise en œuvre des décisions :

prise de décisions création espace potentiel de jeu

Figure 3. L'ingéniosité éducative de l'instant vue comme l'agencement de kaïros et de mètis

Les ingéniosités éducatives ont sollicité un travail corps-et-pensée intense, qui a impliqué

d'agir en même temps et de façon différente, pour gérer à la fois les prises de décision et la

feintise ludique. Cet agir synthétique et créatif est apparu comme ayant un caractère spécialisé

au soutien de la réinvention de réponses. Il a présenté une grande complexité, qui interroge

sur l'expérience qu'il demande, d'autant plus qu'il n'est pas enseigné dans les instituts de

formation.

Le refus de donner la réponse a été vu comme l'indicateur du début de la différenciation

question-réponse. Cette capacité du professionnel est spécifique des situations éducatives

puisqu’il s’agit de refuser de livrer d'emblée la réponse qu’il « a dans la tête », de résister à la

tentation d’indiquer le chemin qu’il privilégie de façon à ne pas obturer l’espace d’initiative

nécessaire à l’élaboration des cheminements. Ce qui ne signifie pas qu'il se détache

70

radicalement de la réponse ou de la trajectoire qu’il a « dans la tête », ni surtout qu’il

s’abstienne de toute intervention. L'étude montre plutôt qu’il se tient à distance de ce qu’il « a

dans la tête », de façon à se rendre disponible pour écouter, considérer les divers

cheminements des apprenants qui sont parfois étrangers au sien. Les professionnels

« différenciateurs » se sont penchés sur les trajets que chacun des apprenants élaboraient et

objectivaient presque simultanément, comme si à chaque fois, ils faisaient le trajet vers la

réponse pour la première fois, mais en empruntant le chemin construit par les apprenants. Ils

ont alors été des compagnons de route particuliers parce qu’avisés, c’est-à-dire capables de

reconnaître au fur et à mesure certaines embûches et pistes possibles, et donc de questionner

les orientations prises, de réguler. Mais ils ont également été ceux qui ont « gardé en tête »

leur propre réponse, leur propre trajectoire, non pas comme un chemin à imposer, mais

comme un point de repère par rapport auquel les cheminements des apprenants prenaient

sens : « de même que si la prescription peut apparaître parfois comme un empêchement à produire,

elle représente le plus souvent une référence indispensable à laquelle le [professionnel] peut adosser

son action et sur laquelle il peut régler son improvisation. » Jobert (2000, p. 20). Autrement dit le

refus de donner la réponse a impliqué une sorte de dédoublement du professionnel qui

simultanément a « suivi » les cheminements des apprenants, et a gardé un contact permanent

avec la trajectoire ou la réponse « qu’il avait dans la tête », et ceci tout en préservant l’espace

d'initiative et de construction.

La difficulté majeure de ce tour habile semble résider dans le dédoublement. Elle permet

de mettre en évidence qu’il ne suffit pas pour le professionnel de « suivre » les trajets des

apprenants,

il faut aussi qu’une part de lui […] garde en quelque sorte la tête hors de l’eau, prenne de la

distance par rapport à ce qui se déroule, afin de préserver la position de celui qui, « voyant »

l’acte de l’extérieur (« on s’engage et on voit »), peut y intervenir alors à bon escient. »

(Mendel, 1998, p. 85-86).

Il n’en demeure pas moins, par ailleurs, que ce tour habile spécifique ne peut être compris

en dehors de la décision antécédente du praticien de différencier question et réponse, c’est-à-

dire de saisir, au nom de l’efficacité, l’urgence qu’il y a eu dans l’instant, à ne pas placer les

apprenants dans la position de suiveurs d’une trajectoire, mais dans celle de « réinventeurs »

de trajets.

71

Questions nouvelles

Les catégories de tours habiles et d’habiletés prudentes ont été mises en évidence à partir

d’un petit nombre d’expériences de terrain seulement : de ce fait, elles ne peuvent prétendre à

aucune exhaustivité. D'autre part, il est illusoire de croire que le soutien à la réinvention peut

être compris seulement comme l’exercice de ces habiletés additionnées ou même combinées.

Pourtant, la thèse avance l'idée qu'elles sont essentielles.

Comment faire alors, pour qu’elles puissent être acquises, autrement que de manière

informelle, c’est-à-dire autrement que suite à un apprentissage non planifié, non institué,

souvent solitaire, parfois non conscient, et faisant suite à une expérience souvent longue ? Est-

il possible d'introduire les habiletés dès la formation ?

Les catégories ne sont pas des modèles « prêt-à-porter » pour la pratique. Elles ne

s’apparentent en aucun cas à un algorithme résolutif destiné à être appliqué à l'identique quel

que soit le professionnel. Une telle dérive techniciste pourrait emmener à emprisonner les

apprenants dans des attitudes, conduirait à la rationalisation des pratiques, et condamnerait

rapidement ces catégories à l’inefficacité, à l’inutilité. Il appartient à chaque apprenant qui

aurait pour intention de s’approprier ces habiletés, de continuer à leur donner forme, de les

habiter. A elles seules, les catégories, quoiqu’indispensables, sont donc insuffisantes à

permettre l’exercice de ces tours habiles et habiletés prudentes : elles doivent être incarnées,

combinées à d’autres par chacun, mais aussi mobilisées en fonction des circonstances.

Comment alors former aux habiletés opportunes et rusées ?

1.4.6. Résultats concernant le processus de problématisation des

apprenants

L'étude des cinq situations a permis d'avancer les résultats suivants, dont les deux

premiers sont transcrits dans la figure 21 :

1. Le processus de problématisation n'est pas linéaire mais itératif.

2. La réinvention habite les trois phases et non pas seulement la réponse.

72

Position Construction Quête de la réponse

Reconnaissance ou

re-création d’un problème

comme problème-pour-soi.

Avoir conscience d’un

problème.

Constater un désaccord sur un

sujet.

Reformuler le problème.

Réinvention et structuration

d’un espace d’investigation

visant l’élucidation

des conditions du problème

Se centrer sur la compréhension,

la définition, la détermination des

données, des enjeux, des

circonstances : discussion,

argumentation.

Mettre en liens les données.

Inscrire le problème dans un

réseau de problèmes.

Réinvention et exécution

de plans successifs, conduisant

à la production d’une réponse.

Reconstituer après coup (avec

transformation) un cheminement

vers la réponse, de manière à le

rendre intelligible à autrui :

constitution de trajectoire.

Produire un énoncé qui stoppe le

questionnement ou qui constitue

une avancée contenant une

transformation de ce

questionnement

.

Tableau 15. Une caractérisation du processus de problématisation des apprenants

3. Le processus de problématisation est très sensible aux pratiques de questionnement,

lesquelles, on l'a déjà vu, peuvent le favoriser (la différenciation question-réponse), le

freiner ou l'empêcher (l'indifférenciation), mais aussi aux ingéniosités éducatives.

4. Dans les cinq séquences, plusieurs moments d’échanges hors espace didactique sont

apparus en marge du processus de problématisation ou de quête immédiate de la

réponse. Ces échanges étaient des sortes de « fenêtres » où était exprimé un

questionnement concernant la capacité des apprenants à se connaître eux-mêmes et à

interagir. Ont été débattus : la connaissance implicite que chacun avait de leurs

relations ; la façon dont ils respectaient ou pas les règles ; les intentions des uns et des

autres ; mais aussi comment ils étaient sur le point de devenir autres par cet

73

apprentissage. Ces questions, qui semblaient devoir être reposées à ce moment-là, ont

été nécessaires à la reprise de la progression un instant interrompue, car elles en ont

défini et réorienté les conditions. Telle Alex, étudiante du DESS, qui soulève la

question de la 'transformation' des étudiants pendant la formation, question à laquelle

Christiane répond que si elles ont été recrutées c'est qu'elles étaient déjà

potentiellement capables d'assurer à la fois les missions d’expert (bilans, contrôles) et

de consultant (accompagnement des personnels).

Alex C’est bien ça la question, la question c’est est-ce que la formation, un des objectifs de

la formation c’est de transformer l’individu…dans ce sens-là ?

Christiane

A priori, il y avait un critère de recrutement qui tenait compte de ça, quoi … Donc on

est tous, euh…Je, j’ai cru comprendre que, les critères de recrutement de ceux qui

sont là, peut-être, c’est ceux qui affichent une possibilité d’être dans les deux

paradigmes, voire d’être plus ou moins dans un mais enfin...

Transcription 4. Extrait d'une séance de formation de Consultant en DESS

Ces échanges impromptus laissent à penser que la problématisation des connaissances a

été doublée de la problématisation d'enjeux identitaires et relationnels.

1.4.7. Résultats concernant les mouvements heuristiques des

apprenants

L'étude n'a pas dégagé de nouvelle catégorie de mouvements heuristiques. Elle montre

cependant, au travers de la figure 22, comment ces derniers s'y sont concrétisés. On y note la

puissance de l'analogie et de la contradiction pour la réinvention. De même que l'utilisation

par les apprenants de divers registres d’interactions pour objectiver leurs mouvements

heuristiques : le langage, le mime, les modèles...

74

scénarisation narrativisation

matérialisation

mime

modélisation

création d'analogie emprunts

déplacements

métaphores

scénario analogique

différenciation Identification d'une contradiction,

d'une alternative, d'une discordance

intégration d'une donnée discordante

dans ses connaissances

changement de point de vue,

réfutation

Tableau 16. Mouvements heuristiques des apprenants

Les mouvements heuristiques ont surgi dans des conditions précises : lorsque le

professionnel a différencié question et réponse et lorsqu'il a opportunément instauré un espace

potentiel communément partagé, à l'intérieur duquel il a suscité le processus de

problématisation. Mais les mouvements heuristiques ne sont pas apparus lorsque l'apprenant a

refusé de co-investir l'espace potentiel proposé. En conséquence, même si le professionnel y a

une grande responsabilité, la réinvention ne peut se passer de l'investissement des apprenants.

En outre, l'étude de l'une des séquences a montré qu'un champ potentiel partagé peut aussi

être créé par les apprenants entre eux, avec des jeux coopératifs très efficaces.

Ce que montre, l'extrait ci-dessous, issu d'une séquence en CM1, où le problème

d'arithmétique suivant a été posé à cinq élèves.

Dans une camionnette, on a chargé cinq colis pesant chacun 6,4 kg et seize caisses. La

camionnette qui pesait vide 1350 kg, pèse maintenant 1950 kg. Quelle est la masse d’une

caisse transportée ?

Les élèves se sont heurtés pendant les 180 premiers tours de paroles à une embûche due à

une ambigüité d'énoncé : ils ne sont pas arrivés à déterminer si les seize caisses sont ou ne

sont pas dans les cinq colis. Le maître a essayé de lever l'ambigüité de diverses manières qui

ont toutes échoué : incitation à la narration, reformulation l'énoncé pour le cas où les caisses

seraient dans les colis, simulation du camionneur qui ouvre le haillon et range les colis et les

caisses séparément dans le coffre, affirmation que les caisses n'étaient pas dans les colis.

L'ambigüité résiste toujours chez trois des cinq élèves. Mais pas chez Laura qui montre qu'elle

a compris. Alors, sans vraiment prévenir, le maître se lève, quitte la salle disant qu’il allait

75

« chercher les feuilles à la photocopieuse à côté », et confie à Laura le soin 'd'expliquer' aux

autres.

180 Virginie Moi, j’ai pas très bien compris par contre

181 Maître Explique-lui. Je vais rechercher mon truc,

ça doit être fini

Le maître se lève de la chaise et

repart avec des feuilles

182 Laura Eh ben, quand Rémi il a dit...

183 Maître

à Laura

Ne parle pas trop des opérations. Essaie de

lui expliquer. Voilà quand je vais faire ça,

ça va nous donner le poids de ça. Essaie de

ne pas toucher la chaise parce que y’a le

micro dessus hein !

184 Estelle D’accord

185 Maître Ca va me donner telle chose, et ça, ça va

me permettre d’arriver à ça. Je reviens tout

de suite.

Le maître sort de la salle pour

la deuxième fois.

186 Vincent Tu expliques ce que tu as pas compris A Virginie

Vincent se penche vers Laura,

lui parle à voix basse, et lui

montre des stylos dans la

trousse

187 Virginie En fait, j’avais compris un truc Laura. Mais

tu m’as dit toute l’opération et j’ai plus rien

compris

188 Laura

Ca on dit que c’est les cinq colis.

Laura ouvre sa trousse et sort

des stylos.

189 Estelle Essaie de lui dire sans faire les opérations

190 Laura

Ça, c’est la camionnette

Elle délimite un endroit sur la

table, prend une feuille blanche

et la pose sur la table

191 Virginie Oui, je sais

192 Laura

On les rentre dedans. Quand on va les

mettre, c’est comme si on les pesait sur une

balance. Ca va nous faire un poids

Elle dispose les crayons sur la

table et fait mine de ranger les

stylos comme dans le coffre

d’une camionnette, d’un seul

côté

193 Virginie Ben, oui, j’ai compris : 5 fois 6,4

194 Vincent C’est quand tu as fait l’opération. Elle est

partie dans les airs et elle a plus compris.

Vincent lève les bras pour

mimer la fuite dans l’air

195 Laura

Et après là, il y a ces 16 caisses.

Elle prend d’autres crayons

dans la trousse de chacun de

ses camarades. Mais n’arrive

pas à en trouver suffisamment.

196 Vincent N’importe quoi Les élèves rient

197 Laura Après, mes pauvres petits stylos Elle rit

198 Vincent Vas-y, explique, explique

199 Laura Oui, ben...on dit qu’il y en a 16. Après ça,

les 16, on les met dans la camionnette

Elle range les stylos sur un côté

de la feuille

200 Virginie Oui

201 Laura Et ça va nous faire 1950 kilos. Le maître revient dans la salle

202 Virginie OK

203 Laura Mais on veut trouver combien fait une

caisse. Donc on va le peser sur une autre

Elle prend un stylo dans la

main et le montre

76

balance.

204 Virginie Ah, j’ai compris, j’ai trouvé. C’était le sujet

d’où j’étais partie tout à l’heure. Tu m’as

fait l’opération, j’avais rien compris

205 Maître Donc, tu as mieux compris quand on t’a

expliqué avec des stylos ?

Laura rend les stylos empruntés

aux élèves

206 Virginie Oui, j’ai mieux compris

Transcription 5. Extrait d'une séance de mathématiques en CM

Laura s'adresse à ses pairs d'une façon remarquable ici. Celle qu’utilisent de jeunes

enfants16 –

et non pas un élève de CM1 – lorsqu’ils jouent à un jeu très répandu 'jouer à faire

comme si'17

: « c’est comme si on les pesait sur une balance ». On peut d'ailleurs supposer qu’elle

ne peut le faire que parce que le maître est momentanément absent. Ce faisant, elle est à

l'initiative de la création d'un espace potentiel communément partagé, espace de jeu, de

réinvention, mais aussi d'illusion – 'on fait comme si'. On note que tous les élèves s'y

investissent, d'abord parce que chacun y tient un rôle, ensuite parce que les stylos qui

représentent les caisses leur appartiennent. Chacun peut alors considérer son stylo comme une

sorte de prolongement de soi qui est directement en jeu. D’ailleurs l’expression de Laura « mes

pauvres petits stylos » montre que ces derniers sont bien vivants. L’investissement et l'attention

de tous sont alors propices à la réinvention.

Laura matérialise – mouvement de scénarisation – la camionnette sur la table, avec une

feuille de papier. Puis, elle mime – mouvement de scénarisation – le chargement des cinq

colis dans la camionnette. La vidéo montre qu’elle fait glisser chacun des cinq crayons

lentement dans la camionnette, comme lorsqu’on pousse des colis dans le coffre d’une voiture

pour les ranger, et qu’elle les place sur le côté gauche. Mais elle ne se contente pas de mimer :

elle accompagne ces gestes du discours suivant – mouvement d'analogie – : « quand on va les

mettre, c’est comme si on les pesait sur une balance. Ca va nous faire un poids. ». C’est là que

Laura va pouvoir tirer tout le profit de l’analogie qu’elle a créée : « Mais on veut trouver combien

fait une caisse. Donc on va le peser sur une autre balance » dit-elle. Autrement dit, dans la

camionnette, seraient non pas une, mais deux balances, dédiées l'une aux colis et l’autre aux

caisses. L’ambiguïté est immédiatement levée : les colis ne peuvent pas être dans les caisses

puisqu’ils sont pesés à part.

16La plupart du temps lorsqu’ils sont à l’école maternelle.

17D’ailleurs, les enseignants d’école maternelle utilisent fréquemment ce jeu avec leurs élèves.

77

Laura a repéré, de son point de vue d’élève qui avait compris le problème quelques

minutes plus tôt, le point d’achoppement de ses camarades, et a perçu qu’une manière efficace

d’éloigner, dans leur esprit, la confusion entre les caisses et les colis, était de parler de deux

pesées distinctes. Elle a imaginé in situ un scénario dans lequel deux balances seraient dans le

coffre de la camionnette. Elle a donc créé, à l’intention de ses camarades, un scénario

analogique (mouvement de scénarisation et mouvement d'analogie) très efficace permettant de

rendre tangible et indiscutable, la disjonction entre l’ensemble des colis et l’ensemble des

caisses.

Même si le maître était momentanément absent de ces échanges, il n'est pas étranger à ce

moment de réinvention. On affirmera même qu'il en a posé les conditions. Il a saisi l'occasion

– kaïros – pour exercer une sorte de retrait – mètis – relevant de la dissimulation : il pouvait

voir et écouter sans être vu. Il argumente sa décision de retrait de la façon suivante : « je les ai

laissés parce que, quand ils étaient sur une réflexion…il fallait les laisser quoi ! Il fallait les laisser entre

eux, au moment où ils se mettaient à réfléchir ensemble ».

Le maître avait usé toutes ses cartouches sans succès. Mais il avait une autre corde à son

arc. Il a fait le pari que Laura réussirait s'il était momentanément en retrait : pari gagné. Pari

risqué pourrait-on dire, certes, mais modérément risqué. Car il savait plusieurs choses. Il avait

auparavant acquis la certitude que Laura avait compris l'ambigüité, et que les autres étaient

prêts à réfléchir ensemble. Il avait rappelé la consigne différenciatrice : ne pas dire les

opérations mais 'expliquer' ce qui est fait. La mise en place du processus de problématisation

était ainsi favorisée. Il savait en outre que les élèves « ont l’art de s’expliquer les choses, des fois

même d’une manière compliquée entre eux, pour toi, même à la limite, ça peut te paraître compliqué,

alors que l’autre va comprendre ». La pratique de questionnement ainsi que l'ingéniosité

éducative de l'enseignant ont été ici des soutiens efficaces à la réinvention de la réponse par

les apprenants, même si c'est Laura qui est l'auteur du scénario analogique leveur d'ambigüité.

1.4. Une synthèse des résultats de l'étude : la production d'un outil

d'intervention

Plus qu'un outil d'étude des seuls moments de réinvention, la recherche a produit un outil

systémique d'analyse de situations problématiques où des apprenants doivent trouver, avec le

78

soutien du professionnel, la(les) réponse(s) à une question nouvelle, quelle que soit la forme

que prend ce soutien.

La thèse ne permet pas de généraliser cet outil puisqu’il résulte de l'étude de cinq cas. Ce

qui implique qu’il doit, dans un premier temps, être testé sur un plus grand nombre de

situations. Mais il pourra être proposé par la suite à des chercheurs, à des professionnels de

l'enseignement et de la formation, comme un outil d'intervention. Car les critères qu'il

présente ainsi que la compréhension de certains de leurs impacts réciproques, permettent de

sonder de manière critique les situations.

En effet, il permet de qualifier le soutien du professionnel puisque il montre la distinction

entre aide – indifférenciation question-réponse, guidage maximal – et accompagnement –

différenciation question-réponse, guidage moyen, pratiques ingénieuses. Cette distinction sera

re-travaillée en 2007 dans un ouvrage écrit avec Michel Vial. Il rend également possible une

intelligibilité de ce qui empêche, entrave ou favorise la réinvention de la réponse.

Pour autant, il n'est pas l'algorithme prescriptif du soutien à la réinvention, même s'il

dégage cinq critères d'efficacité de cette dernière.

Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants

Figure 4. Outil d'analyse des situations problématiques

Problème à résoudre/problème à

élucider

Pratiques de questionnement

indiff. QR/diff QR

Ingéniosités éducatives

occasion saisie/ruse

Processus de

problématisation

ou

Quête immédiate de la

réponse

Mouvements heuristiques

- scénarisation

- création d’analogies

- différenciation

79

Les figures 6, 7 et 8 déclinent les différentes formes qu'a prises le soutien au cours des

cinq séquences, en fonction de l’occurrence des critères. A travers eux peut être soulignée

l'importance du questionnement du professionnel, qui est à l'origine des pratiques d'aide ou

d'accompagnement. Ils montrent aussi la portée des ingéniosités éducatives, car les

mouvements heuristiques apparaissent seulement lorsqu'elles sont à l'œuvre.

Problème d'enseignement ou de formation

Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants

Figure 5. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié

exercé à propos d’un problème à résoudre

Un questionnement indifférencié exercé à propos d'un problème à résoudre implique une

recherche immédiate de la réponse par les apprenants qui ne favorise ni les pratiques

ingénieuses du professionnels ni les mouvements heuristiques des apprenants : pratique de

guidage maximal

Il en est de même dans le cas des problèmes à élucider (figure 7 ci-dessous) avec de

surcroit, une transformation du problème à élucider en problème à résoudre, ce qui le

dénature.

Problème à résoudre

Réponse = solution

Si pratique de

questionnement =

indifférenciation Q/R

Ingéniosités éducatives

peu probables

Quête immédiate d’une

réponse prédéterminée

Mouvements heuristiques

peu favorisés

80

Problème d'enseignement ou de formation

Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants

Figure 6. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié

exercé à propos d’un problème à élucider

La figure 8 ci-dessous montre que quelle que soit la catégorie du problème, un

questionnement différencié du professionnel favorise le processus de problématisation des

apprenants, l’apparition de pratiques ingénieuses et de mouvements heuristiques. Il s’agit

d’une pratique d’accompagnement.

Problème à élucider

Réponse problématologique

Si pratique de

questionnement =

indifférenciation Q/R

Ingéniosités éducatives

peu probables

Quête immédiate d’une

réponse prédéterminée

Mouvements heuristiques

peu favorisés

Problème

dénaturé

81

Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants

Figure 7. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement différencié

exercé à propos d’un problème à résoudre ou d’un problème à élucider

Mais les pratiques de questionnement et les ingéniosités éducatives ne sont pas la garantie

de la réinvention de la réponse. D'une part parce que le professionnel n'est jamais maître de

l'investissement des apprenants. Mais aussi parce que cet outil n'a considéré les problèmes

d'enseignement et de formation que sous leur aspect problématologique et pas didactique. Il

devrait donc être augmenté d'un critère relatif à la didactique.

Problème à résoudre

Problème à élucider

Si pratique de

questionnement =

différenciation Q/R

Ingéniosités éducatives

probables

Processus de

problématisation

favorisé

Mouvements heuristiques

favorisés

82

1.5. Principales questions à l’issue de la thèse

Trois questions principales se posaient après la soutenance de la thèse.

- L’agir questionnant et ingénieux se spécifie-t-il selon les disciplines ? Peut-il d’autre

part intéresser la formation de professionnels de l’éducation hors enseignement et

formation ?

- Est-il possible d’y former les professionnels et comment ?

- Si on admet avec Michel Vial que l’évaluation est un rapport avec les valeurs, et avec

Yves Schwartz que l’activité est un débat de normes dans un monde de valeurs,

comment l’ergologie peut-elle éclairer les pratiques d’évaluation in situ ?

83

DEUXIÈME PARTIE

Quel usage de l’outil analyseur

des interactions régulatrices ?

84

Introduction de la deuxième partie

Comment faire usage de l’outil d'analyse des interactions de soutien produit par ma

recherche ? C’est la question posée lors de la soutenance de ma thèse. Question que j’ai

travaillée à partir de 2004, dans trois directions simultanément qui vont être brièvement

présentées ci-dessous, puis développées dans les paragraphes 2.1 à 2.3.

Je me suis demandé s’il était possible de faire usage de l’outil analyseur dans d’autres

situations éducatives que celles expérimentées pour ma thèse, à savoir l’enseignement et la

formation. J’ai constaté à partir de travaux menés dans d’autres domaines que l’outil

analyseur était générique à une variété de secteurs éducatifs. Et qu’il était possible de s’y

référer, notamment pour concevoir les pratiques d’accompagnement. Ce qui m’a permis de

mener une succession de travaux avec Michel Vial dont le résultat a été l’élaboration d’une

méthode pour l’accompagnement professionnel à destination des personnels exerçant une

fonction éducative. L’accompagnement y a été distingué du guidage fort et a été considéré

comme un soutien problématisé à la problématisation.

Utiliser l’outil analyseur pour l’accompagnement professionnel m’a amenée à la question

de la formation à cet outil. Je me suis plus particulièrement centrée sur la formation des

professionnels au questionnement différencié et par suite, sur la formation au soutien

ingénieux à la problématisation. Pour cela, il a été nécessaire d’en savoir plus sur l’agir

ingénieux éducatif. Des recherches supplémentaires en ont produit une spécification : une

caractérisation plus fine de kaïros et mètis et une intelligibilité de la façon dont ils opèrent

ensemble en lien avec des savoirs codifiés. S’y est ajoutée une compréhension du caractère

inapparent et clandestin de ces savoirs ingénieux qui se prêtent peu à l’enseignement mais qui

dans certaines conditions peuvent être travaillés en formation professionnelle.

Le troisième usage de l’analyseur a été plus théorique. Je me suis intéressée au

professionnel et à son travail d’anticipation et de production in situ de régulation(s) visant à

soutenir la problématisation d’apprenants. J’ai fait l’hypothèse que l’ergologie, parce qu’elle

étudie l’activité humaine en situation de travail, permet de préciser la compréhension de la

régulation élaborée jusque-là par les recherches en évaluation notamment au travers des

formalisations de l’évaluation formative, de l’évaluation formatrice et de l’évaluation-

régulations. Dans cette perspective, une collaboration avec Yves Schwartz qui a donné lieu à

85

deux publications, a permis de construire une complémentarité entre les recherches en

évaluation et les recherches en ergologie. La régulation a alors été conçue un agir opportun

résultant d’un débat de normes qui engage des modèles de référence, l’expérience antérieure,

l’histoire du professionnel sédimentée dans son corps, des postures, en liens avec des valeurs

hiérarchisées.

Mes travaux sur l’usage de l’outil analyseur sont imprégnés de cette conception de la

régulation. C’est la raison pour laquelle elle sera exposée en premier. Suivront l’élaboration

d’une méthode pour l’accompagnement professionnel et enfin la spécification de l’agir

ingénieux.

2.1. Premier axe : un élargissement de la régulation par les apports

de l’ergologie

J'ai été formée, de 1994 jusqu’à la soutenance de ma thèse fin 2003, dans le laboratoire

d'évaluation18

du département des Sciences de l'Education de UP. Mes professeurs étaient

Abernot, Bonniol, Genthon, Jorro et Vial lequel a dirigé ma thèse. Durant cette période, j'ai eu

l'opportunité d'assister à des séminaires où étaient discutées en présence de chercheurs comme

Allal, Amigues, Ardoino, Barbier, Berger, Cardinet, Dauvisis, De Ketele, Figari, Hadji,

Lecointe, Scallon, Nunziati, les questions concernant l'élargissement de l'évaluation (Cardinet,

1979) à des pratiques autres que la notation et la mesure.

J'ai notamment suivi les réflexions qui en 1997 – à partir de l'ensemble des travaux menés

depuis Cronbach (1964) et Scriven (1967) par des chercheurs américains, canadiens et

européens, dont certains ont été cités plus haut – ont conduit Bonniol et Vial à distinguer trois

conceptions de l'évaluation. Trois conceptions non hiérarchisables précisaient-ils, parce que

centrées sur des objets différents qui sont autant d'entrées dans la pratique évaluative :

l'évaluation comme mesure qui se focalise sur les produits de la formation pour déterminer

leur degré de conformité à la norme, l'évaluation comme gestion qui vise l'amélioration des

fonctionnements – l'évaluation par les objectifs, l'évaluation pour la décision, l'évaluation

cybernétique, l'évaluation dans le systémisme (Vial, 2001) –, et l'évaluation comme

problématique du sens qui questionne et tente d'articuler dans l'instant les visées contraires du

18 Le Diplôme d'Etudes Approfondies que j'ai obtenu porte la mention « systèmes d'évaluation- systèmes

d'apprentissages »

86

bilan et de l'accompagnement, de la vérification et de l'interprétation (Bonniol & Vial, 1997).

2.1.1. Les formalisations successives de la régulation par les recherches

en évaluation

Les discussions concernant l'évaluation cybernétique et évaluation dans le systémisme

(Bonniol & Vial, 1997) retenaient mon attention. Car elles conduisaient à des formalisations

successives des interactions régulatrices entre un professionnel et des apprenants à propos

d'une tâche.

Formalisation de l'évaluation formative (1967-2007), d'abord avec Bloom (1972) puis

Allal (1979), formalisation où le professionnel est vu comme le seul évaluateur. Il y exerce

des régulations externes (Bonniol et al. 1978), par des feed-back correcteurs conservateurs du

sens (Genthon, 1991) lesquels visent la conformité au dispositif prévu. Deux modalités

d’évaluation sont identifiées : évaluation ponctuelle avec régulation rétroactive et évaluation

continue avec régulation interactive où :

Par l’observation des élèves en cours d’apprentissage, on cherche à identifier les difficultés dès

qu’elles apparaissent, à diagnostiquer les facteurs qui sont à l’origine des difficultés de chaque

élève, et de formuler, en conséquence, des adaptations individualisées des activités

pédagogiques. (Allal, 1979, p. 142).

Formalisation de l'évaluation formatrice (1978-1995) ensuite qui elle, distingue deux types

de régulation et deux producteurs de régulations : d'une part le professionnel qui exerce des

informations en retour conservatrices de sens et/ou productrices de sens nouveau –

modification in situ du dispositif prévu – (Genthon, 1991), et d'autre part l'apprenant qui par

autoévaluation (Bonniol, 1988) cherche et régule à l'interne ses propres procédures et

processus (Bonniol et al. 1978 ; Bonniol, 1986, 1988 ; Nunziati, 1990 ; Vial, 1987-1995).

Et enfin, formalisation de 'l'évaluation système de régulations' (Abrecht, 1991 ; Genthon,

1993 ; Bonniol, 1996 ; Bonniol & Vial, 1997). L'évaluation système de régulations a construit

une formalisation de l'impact réciproque des interactions régulatrices. On y considère que

dans une séquence d'apprentissage, le professionnel et les apprenants exercent chacun

simultanément trois types de régulations. Le professionnel régule le dispositif, le

87

fonctionnement procédural de l'apprenant et son propre référentiel professionnel. Quant aux

apprenants, ils régulent leur propre fonctionnement, le fonctionnement des pairs, et par les

retours que leur fonctionnement renvoie, ils contribuent le plus souvent à leur insu, aux

régulations qu'exerce le professionnel sur le dispositif et sur son référentiel.

Ces trois courants d’évaluation ont inspiré mes travaux de maîtrise (1996) et de D.E.A.

(1997)19

. Je basais ma réflexion sur deux points : d’une part sur la formalisation des

interactions entre professionnel et apprenants, et d’autre part sur les critiques fréquemment

exercées à l’encontre de ces courants dès lors qu’ils imposent aux apprenants un cheminement

plus ou moins aveugle dicté par un schéma extérieur et plaqué. Je reformulais alors une

question posée par Abrecht (1991) dans son analyse critique de l’évaluation formative :

comment laisser aux interactions régulatrices suffisamment de souplesse, de latitude pour que

les informations qu’elles fournissent contribuent efficacement à la construction de

connaissances internes à l’apprenant ? J’ai avancé dans cette question en posant deux

hypothèses, objets de mes deux premiers mémoires. La première est que l’évaluation-

régulations peut greffer une fonction heuristique à une fonction algorithmique dans le cadre

de l’apprentissage par problèmes, reste à y comprendre le rôle du professionnel. La seconde

est que le questionnement in situ du professionnel et celui de l’apprenant sont déterminants

dans la problématisation de l’apprentissage en ce qu’ils peuvent la favoriser ou l’empêcher,

mais il est nécessaire de caractériser ces questionnements. Ma thèse, poursuivant cette

réflexion, a produit on l’a vu un outil de lecture et d’évaluation des interactions de soutien in

situ, à partir de cinq critères présentés dans la première partie de cette note de synthèse.

2.1.2. Le ‘travail de pensée’ du professionnel qui régule in situ

Ces formalisations consécutives étaient l'occasion pour moi de m’interroger sur le 'travail

de pensée' du professionnel qui, en situation, régule différents objets, de façon interne ou

externe, implicite, explicite ou instituée (Barbier, 1985), pour conserver le sens ou pour en

produire. Comment caractériser ce travail in situ ? Que se passe-t-il en pensée, lorsque les

professionnels contrôlent le chemin des apprenants pour le calquer sur un schéma

19 Caparros-Mencacci, N. (1996) Méthode de résolution de problème. Les processus mis en œuvre dans la greffe

heuristique-algorithme, Mémoire de Maîtrise, Université de Provence, Aix-Marseille I

Caparros-Mencacci, N. (1997) La confrontation aux problèmes : un complexe entre heuristique et algorithme ?

La question dans la problématisation de l’apprentissage. Mémoire de DEA, Université de Provence, Aix-

Marseille I

88

prédéterminé ? Et comment agissent-ils ? Et d’autre part, que pourrait signifier une pratique

évaluative qui n’impose pas aux apprenants de suivre de manière aveugle une trajectoire plus

ou moins préétablie, et qui ne gomme pas les sources d’incertitude et les choix alternatifs qui

sont inévitablement mis en débat (Schwartz, 2013) ? Pour cela dans un premier temps, j'ai

inscrit ma réflexion dans celle des recherches en évaluation, parce qu’elles distinguent entre

contrôle et accompagnement. Dans un second temps, j'y ai adjoint les apports de la démarche

ergologique, avec les concepts de normes, de renormalisation, de valeurs, d'usage de soi, de

corps-soi (Schwartz 2003, 2004) et d'intelligence du kaïros (Schwartz, 2000 ; Mencacci

2003).

En 1981, Bonniol montre que lorsqu'ils régulent, les professionnels font appel à des

modèles de référence – de l'apprentissage, de l'attention, de la motivation, de la

compréhension... – modèles cognitifs qui ne sont pas toujours explicites et qui ne sont pas les

mêmes pour tous les professionnels. Ainsi avance-t-il un professionnel régulera différemment

d'un autre parce qu'il repèrera et catégorisera en situation des indices différents du

fonctionnement des apprenants, ou catégorisera différemment les mêmes indices. Néanmoins

dit-il, toutes les régulations ne se valent pas : leur qualité dépend de la qualité de la perception

et de la qualité de la catégorisation des éléments de la situation. Il montre qu'elle dépend aussi

du moment où elle s'exerce. En effet, il précise (1986) qu'il n'y a pas de moment pour la

régulation, autrement dit pas de moment prédéterminé mais des occasions favorables que le

professionnel saisit en situation 'à tout moment'. Je pensais alors qu’évaluer faisait appel à une

intelligence 'qui décide dans l'instant', intelligence que j'ai ensuite rapprochée des travaux de

Schwartz sur l'intelligence du kaïros. En 1990, dans une perspective de formation, Bonniol

plaide pour que les professionnels disposent de différents modèles de fonctionnement ou de

dysfonctionnement de l'apprenant – afin qu'ils puissent améliorer leur représentation des

phases du processus qui doit être corrigé et du mouvement qui les intègre. Le but est qu'ils

assurent mieux les conduites de réussite ainsi que la correction par anticipation (Piaget, 1967)

des conduites d'échec. Genthon (1991) ajoute que lorsque les régulations proposées sont

moins réussies, leur amélioration peut être subordonnée à la remise en cause des modèles de

fonctionnement. Le professionnel est alors amené à faire évoluer le modèle voire à en

changer, parce que le modèle antérieur a conduit à la définition de critères de régulation

inopérants.

Les différentes approches me permettaient de comprendre plusieurs aspects du travail de

pensée de régulation : repérage et catégorisation d’indices, recours et mise en cause de

89

modèles, choix du moment de la régulation. Le professionnel régule à partir d'un référentiel

interne qu'il se construit peu à peu et qui lui est propre. Vial (2001) précise que cette

construction s'appuie aussi sur un système de références anthropologiques et culturelles

'préférentielles'– paradigmes, logiques, modèles, registres... Le référentiel interne n'est donc

pas constitué seulement de modèles cognitifs. Il est aussi social. Il n'est pas non plus destiné à

rester stable dans le temps mais à être modifié constamment sous l'effet des informations

renvoyées par le fonctionnement des apprenants. Ainsi la régulation active s’appuie sur un

référentiel composite qui se construit in situ et qui doit être ouvert à la modification – remise

en cause, élargissement, changement – quand la situation l'impose. Ce qui rapproche les

travaux de l'équipe aixoise de ceux d'Ardoino et Berger pour qui 20

:

contrôler consiste à mesurer les écarts et les variations entre un référé et un référant constant

sinon immuable, puisqu'il sert d'étalon permanent. Au contraire, l'évaluation, en ce qu'elle pose

la question du sens, consiste essentiellement à produire, à construire, à créer un référant en

même temps qu'elle s'y rapporte. (Ardoino & Berger, 1986, p. 122)

Or pour Bonniol & Vial (1997), l'évaluation ne va pas de soi : elle suppose un travail sur le

désir de maîtrise (Harvois, 1986). Campanale (1996, 1997, 1998) parle quant à elle,

d'altération du référentiel interne et souligne l'impact réciproque de l'activité des apprenants et

du référentiel interne qui « se régulent l'un par rapport à l'autre ». La régulation est envisagée

jusque-là comme cognitive, psychique et culturelle.

Ces abords me semblaient néanmoins insuffisamment informatifs sur la façon dont

s'opèrent les remises en cause, les modifications, l'altération du référentiel interne. Vial (1995)

parle d'auto-questionnement, Bonniol & Vial (1997) de problématisation du sens. Campanale

(2007) reprend la distinction piagétienne (1974) entre régulation automatique de l'action et

régulation active pour pointer que cette dernière implique des choix qui supposent « une

estimation pour ou contre » dans un langage intérieur (Vygotsky, 1935/1985).

Plusieurs pistes de compréhension se dessinaient sans pourtant s’organiser. Le recours à

l’ergologie m’a permis d’avancer une autre intelligibilité du travail de régulation. Pour cela, il

m’a été nécessaire de travailler les concepts ergologiques de deux manières. Dans une visée

épistémique d'une part, en suivant pour moi-même en 2010 une formation en ergologie

dirigée par Durrive à l'Université de Strasbourg, formation sanctionnée par un Diplôme

20 Que le professionnel s'est constitué en le préférant à d'autres.

90

Universitaire Analyse du Travail et de l'Activité-Ergologie. Dans une visée de recherche

d'autre part, en publiant sept contributions, dont deux articles théoriques avec Schwartz et

deux contributions empiriques avec Vial. Pour cela, j’ai d’abord repris l’étude du concept de

‘norme’ central tant en évaluation qu’en ergologie.

2.1.3. La régulation est une renormalisation

Le terme ‘norme’ a une signification commune à l’évaluation et à l’ergologie qui peut être

référée à Canguilhem :

Quand on sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie

perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des

termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, une

règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer

une exigence à une existence, à un donné […] Une norme […] n’est la possibilité d’une

référence que lorsqu’elle a été instituée ou choisie comme expression d’une préférence et

comme instrument d’une volonté de substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de

choses décevant. (Canguilhem, 1966, p. 177).

L’usage qu’en font l’évaluation et l’ergologie diffère néanmoins. En ergologie, la norme

réfère à :

ce qu’une instance évalue comme devant être : selon le cas, un idéal, une règle, un but, un

modèle. Cette instance peut être extérieure a ̀ l’individu [normes imposées], comme elle peut

être l’individu lui-même [normes instaurées dans l’activité́], car chacun cherche a ̀ être

producteur de ses propres normes, a ̀ l’origine des exigences qui le gouvernent. » (Durrive,

2010, p. 2).

Les normes sont donc ici des objets qui peuvent être soit imposés soit instaurés dans l’activité.

Ce n’est pas tout à fait le cas de l’évaluation en éducation.

L’évaluation utilise les normes pour contrôler et pour accompagner. Contrôler, c’est

vérifier l’adéquation à des attendus préalablement fixés qui vont définir le produit ou la

91

démarche. Accompagner, c’est soutenir la construction du chemin propre à l’apprenant en

l’inscrivant dans un horizon de normes, lesquelles ne définissent pas entièrement le chemin

mais le contraignent pour certains aspects attendus. Dans les deux cas, l’évaluation met en

regard l’attendu et le réalisé. L’attendu est ici ce que Canguilhem (1966, p. 182) appelle ‘ le

normal’ défini « à partir d’une décision normative ». Normal qui prend le statut de ‘bon produit’,

de ‘bon chemin’ ou de ‘caractéristiques adéquates’. La norme est institutionnellement

(Bonniol, 1981) choisie et fixée de manière intangible pour harmoniser les attentes, pour

forcer la conformité, pour assurer la qualité. A l’exemple des normes AFNOR ou ISO, la

norme est ici ce qui est imposé de l’extérieur, et qui ne peut être remanié : elle ne peut qu’être

respectée (Nunziati, 1984) au plus près. Ce qui a deux conséquences. La première est que les

renormalisations ne peuvent y être envisagées. La seconde est que la norme ne peut concerner

les ‘manières de faire’ que le professionnel instaure et ré-instaure dans l’activité.

Contrairement à l’ergologie, il n’y a pas en évaluation de possibilité d’instaurer des normes in

situ et de les remanier. Cette restriction de la signification de la norme me semblait entraver la

compréhension du mouvement de la régulation.

Car la distinction reprise par Campanale entre régulation automatique et régulation active

était prometteuse. Avec le concept de renormalisation m’est venue l’idée que 'l'estimation

pour ou contre' participant de la régulation active se fait sous la forme d'un ‘débat’ entre

plusieurs alternatives, imposées ou instaurées, susceptibles d’être remaniées ou pas, sous

forme de savoirs codifiés ou de manières d’agir in situ, que j’ai considérées aussi comme des

normes. J’ai ainsi eu à nouveau recours à l’ergologie. Car cette dernière établit qu’en situation

de travail, le rapport du professionnel à son milieu de vie se fait sous la forme d’un ‘débat de

normes’ débouchant sur des choix et des prises de décision, débat où il « apporte ses normes

d’appréciation des situations (…) domine le milieu et se l’accommode » (Canguilhem, 1992a, p.

147). Ici, le milieu de vie a un sens bien précis, celui de :

champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs

immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux

autres et tous par rapport à lui. En sorte que l’environnement auquel il est censé réagir se

trouve originellement centré sur lui et par lui. » (Ibid.).

Le milieu de vie désigne « le monde tel que chacun tend à le reconstruire autour de soi, afin de

se vivre en être singulier » (Durrive, 2010, p.4). J’ajouterais que le milieu de vie est toujours

92

étroitement lié au moment de vie.

J’ai émis l’idée que la régulation procède d’une sorte de préparation, une double

anticipation au cours de laquelle s'exerce un débat intérieur problématisé, le plus souvent

inapparent, entre des normes antécédentes imposées de l’extérieur ou instaurées par le

professionnel, et des normes qui surgissent de façon plus ou moins imprévue du milieu de vie

du moment – que le professionnel doit repérer –, d'où résultent des choix infiltrés de valeurs

(Schwartz, 2004). Débat de normes qui prend la forme suivante : remise en cause, examen et

choix d'une ou de plusieurs alternatives, arbitrage. Débat qui s'exerce entre les normes

antécédentes de son référentiel interne - première anticipation - et les normes que le

professionnel rencontre in situ, issues notamment de l'activité des apprenants – deuxième

anticipation.. Le débat conduit à une renormalisation, à un arbitrage de l’instant d'où résultent

des normes nouvelles (ibid.). La régulation comme renormalisation permet de penser le

mouvement anticipateur de la régulation approché par les travaux précédemment cités : le

recours à différents modèles (Bonniol), la remise en cause des modèles et les re-constructions

successives du référentiel interne (Genthon), l’auto-questionnement (Vial), la

problématisation du sens (Bonniol & Vial) et ‘l’estimation du pour ou contre’ (Campanale).

J’ai expérimenté la pertinence de la régulation comme renormalisation dans plusieurs

recherches et au travers de l’encadrement de mémoires. Je citerai trois exemples.

2.1.4. Un exemple de renormalisations au travers de la construction et de

l’usage d’un portfolio

Le premier exemple est celui d’une expérimentation21

menée avec Vial de 2007 à 2010.

Le but était la mise en place d’un portfolio de compétences pour des élèves allant de la

sixième jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire – seize ans –, dans un bassin d’enseignement

secondaire français, suite à une commande rectorale. Nous avons encadré une équipe

pluridisciplinaire d’une vingtaine de professeurs volontaires de cinq établissements du bassin.

Le dispositif prévu a articulé trois phases : 2007-2008, élaboration du portfolio ; 2008-2009,

expérimentation ; 2009-2010, essaimage pour d’autres élèves. A partir de l’analyse de

21 Mencacci, N & Vial M. (2009) L’autoévaluation des pratiques professionnelles à travers l’usage du portfolio

au second degré, Evaluation et Développement professionnel, 21° colloque de l’ADMEE-Europe, Louvain La

Neuve, 21,22 et 23 janvier

93

documents produits par les professeurs, par les élèves et par les enseignants-chercheurs, à

partir d’entretiens, de notes prises pendant les regroupements, nous avons pu mettre en

évidence les renormalisations des pratiques professionnelles à l’œuvre à l’occasion de l’usage

du portfolio.

Les enseignants ont confronté leurs manières de faire habituelles, aux savoirs proposés par

les formateurs et à leur courte expérience de l’accompagnement d’élève dans la rédaction

d’un portfolio. C’est à partir de cette dialectique qu’ils « se sont donné » d’autres normes,

qu’ils ont auto-régulé leur référentiel. Ils se sont approprié certaines des alternatives que nous

leur avons proposées. Cette appropriation a été l’occasion de négociations et de contestations,

lors de débats externalisés en séance de formation, mais aussi lors de débats internes à eux-

mêmes. A partir de là, des choix d’agir ont été faits. Ces prises de décision ont constitué, dans

des proportions plus ou moins importantes, un pari. Autrement dit, une part de doute a

continué de subsister dans les normes d’agir qu’ils se sont données, car ils ont laissé de côté

des alternatives possibles, en ayant conscience que cela avait pour conséquence de s’engager

dans des pratiques professionnelles qui allaient leur demander un investissement nouveau.

Tout ne s’est pas passé pas comme si les enseignants avaient pu directement s’emparer des

« bonnes normes », des « bonnes conceptions apportées par les formateurs » concernant les

compétences, l’évaluation, l’apprentissage, la posture d’enseignement. Ils ont plutôt mobilisé

une réserve de normes disponibles dans leur patrimoine historique, un panel de possibilités

d’agir en nombre limité, capitalisées dans leur corps-soi. Ces normes existantes pouvaient être

– du moins le supposaient-ils au départ – des réponses pertinentes à la situation nouvelle

d’élaboration du portfolio et d’accompagnement des élèves. Ce qui leur a permis de

réexaminer – voire parfois même de découvrir – dans une sorte de « passage en revue », le

type de conceptions à partir desquelles ils agissaient, et celles qui leur apparaissaient parfois

quelque peu inopérantes. Tel ce professeur qui dit :

Ce travail me fait me poser des questions que je ne me posais pas…Je me suis rendu compte

que tout ce que je faisais avant, c’était pas le top…Ca m’embête un peu…C’est assez

ennuyeux de voir que ce qu’on a fait pendant des années, ce sur quoi on ne se posait pas de

question, ou ce à quoi on a cru fermement, ne marche pas dans le cas d’un portfolio. Je

comprends mieux maintenant les échecs de certains élèves… Mais j’ai envie de voir si ça

fonctionne. Je ne sais pas si je veux être un prof qui travaillera constamment de cette

façon…Mais ce que je fais ne me déplaît pas…Je ne veux pourtant pas abandonner tout ce que

94

je faisais avant, parce que ça veut dire qu’on choisit vraiment de faire autrement, qu’on

s’engage...

Mais les débats de normes en lien avec la construction d’un référentiel peuvent donner lieu

à des conflits parfois lourds à vivre.

2.1.5. Un exemple de renormalisations dans la préparation des examens

blancs d’épreuves anticipées de français du baccalauréat.

C’est le cas du deuxième exemple qui présente les débats de normes qui ont surgi entre

des professeurs de français lors de l’organisation d’examens blancs d’épreuves anticipées du

baccalauréat : choix des sujets, construction collective du référentiel d’évaluation et du

barème, notation en binôme. Ces débats de normes ont été étudiés par Reynaud-Tonfoni

(2010)22

avec une approche ethnographique, dans un mémoire que j’ai dirigé. Je laisse la

parole à l’auteur pour expliciter les résultats obtenus.

[…] le « débat de normes » est un phénomène récurrent, obligatoire et utile mais souvent vécu

dans la douleur faute de formation à ce sujet. Ce « débat de normes » a été constaté entre

anciens et nouveaux arrivants dans une équipe. La remise en cause de la norme suppose

l’émergence ou l’intrusion de nouvelles manières de travailler, d’organiser les épreuves et leur

correction. Ce débat, plus ou moins serein, peut porter, par exemples, sur les critères

d’évaluation, leur hiérarchie et sur l’établissement d’une moyenne qui servirait de référence et

ceci afin d’éviter les évaluations extrêmes.

Mais ce débat même s’il est douloureux doit pourtant avoir lieu, il est la condition sine qua non

de la réussite de l’organisation et est gage de fiabilité du travail collectif mis en place. Le métier

d’enseignant ne peut pas être une activité individuelle, il doit intégrer la nécessité du débat, de

la renormalisation quasi-permanente sous la forme d’ajustement et de prise en compte des

extrêmes car enseigner suppose s’adapter. S’adapter à son public élève, certes, mais aussi

22 Reynaud-Tonfoni, M. (2010) Evaluation et débat de normes lors d’examens blancs d’épreuves anticipées de

français du baccalauréat. Etude des discours d’enseignants d’un lycée du sud de la France, Mémoire Master

Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence, Aix-Marseille I.

95

s’adapter aux départs, aux changements, à la remise en cause des règles de fonctionnement

pour les faire progresser. L’altérité c’est-à-dire la nécessité de prendre en compte la parole de

l’autre permet d’accéder à une évaluation plus efficace et d’échapper peut-être à un sentiment

de souffrance inhérent aux difficultés relationnelles liées aux pratiques conjointes de

l’évaluation. Bien entendu, pour obtenir des résultats il est important que les intervenants aient

conscience de différents paramètres. Tout d’abord, l’influence exercée par le milieu social et les

valeurs héritées ou conquises au cours de notre existence et qui sont autant d’éléments

influençant notre évaluation. Notre parcours individuel, familial influence notre conception de

l’école et du rôle que nous voulons tenir. Différentes conceptions réunis, non par choix mais par

obligation professionnelle et hasard (mutation) peuvent aussi bien se heurter que trouver un

terrain avantageux mais rien n’est moins sûr en la matière. A ce premier paramètre, il faut

ajouter l’importance de l’éthique c’est-à-dire de valeurs morales véhiculées par les enseignants.

Ces valeurs sont-elles toutes identiques, peuvent-elles s’harmoniser et se féconder pour

favoriser le travail conjoint de l’évaluation ? Difficile de répondre de manière univoque et par

l’affirmative quand on consulte les différents documents récoltés au cours de l’étude. Enfin,

l’image de l’enseignant n’est pas une quantité négligeable dès que l’on parle d’évaluation

conjointe. Évaluer des élèves c’est aussi être évalué, se sentir évalué par son collègue même

s’il n’est pas un supérieur hiérarchique. Un courriel recueilli résume en quelques mots cette

difficulté puisque on peut lire que l’enseignant se sent « jugé, évalué, voire critiqué » par ses

pairs. Il existe de manière, plus ou moins forte, plus ou moins consciente une inquiétude à ce

sujet. Du coup, un processus de défense se met en place et la particularité de ce processus

c’est qu’il peut prendre la dimension d’une « stratégie collective de défense » plus ou moins

claire et explicite. Les réunions de concertations sont alors escamotées des plannings, certains

enseignants disparaissent de la salle des professeurs afin d’éviter les confrontations. Mais ces

stratégies ne font que déplacer les problèmes qui en définitive trouvent d’autres espaces pour

s’affirmer, l’échange épistolaire via internet en témoigne d’ailleurs à plusieurs reprises.

Les renormalisations sont sources d’un inconfort qui peut s’exprimer de deux manières. Il

peut avoir une issue productive où le professionnel perçoit qu’il acquiert des savoirs et de

l’expérience. Mais dans d’autres conditions, et c’est le cas ici, il s’exprime sous forme de

conflits difficiles voire impossibles à vivre.

96

2.1.6. Les renormalisations dans les pratiques de remédiation à

destination des élèves à Besoins Éducatifs Particuliers

La régulation comme renormalisation invite également à revenir sur les régulations

externes de conformité à destination des apprenants. Elle permet de pointer qu’exercer des

régulations de conformité suppose aussi des débats de normes, concernant non pas le but à

atteindre – lequel est prédéterminé et peu modifiable –, mais la manière d’atteindre le but

laquelle peut tolérer une certaine variation. La régulation de conformité implique donc une

« souplesse relative » (Canguilhem, 1966, p. 183) quant à la démarche. La différence est ainsi

marquée avec la régulation automatique laquelle est entièrement standardisée et exclut les

débats de normes.

Mais la standardisation de la régulation ne cesse d’interroger l’enseignement et la

formation. Notamment lorsque les bénéficiaires sont des apprenants à Besoins Educatifs

particuliers (BEP). J’ai abordé cette question dans un article23

de 2009 plaidant pour une

pratique humaniste de l’évaluation en ASH24

. J’ai d’abord explicité les principaux débats de

normes suscités par les différentes évaluations institutionnelles. J’ai ensuite souligné que

l’efficacité des stratégies de remédiation ne peut être subordonnée à l’application automatique

d’un référentiel normatif. J’ai avancé que l’efficacité de la remédiation procède plutôt de la

problématisation dans l’instant d’un retour correctif, d’une question, d’une suggestion, d’une

information nouvelle, d’un autre exercice, de nouvelles situations de travail, de la mise en

place de groupes de besoin voire de remédiation. Problématisation qui prend en compte les

caractéristiques cognitives, psychologiques, affectives et sociales de chacun des élèves, en

même temps que les aspects disciplinaires et didactiques de la tâche. Problématisation d’où

surgissent normes possibles qui sont débattues. Les ‘régulations adaptées’ exigent donc un

travail de pensée complexe et d’une grande finesse.

Ce qui m’a amenée à poser deux questions. Peut-on avec des élèves suivis en ASH

proposer une même remédiation à des difficultés apparemment identiques, sans les avoir

analysées finement ? S’agit-il comme dans le domaine médical, d’administrer un même

remède pour un même symptôme ? Et quelles sont les conséquences pour ces élèves, d’une

standardisation de la remédiation ?

23 Mencacci, N. (2009) Pour une pratique humaniste de l’évaluation en ASH, Ecole Maternelle et accueil de la

diversité, Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 46, 191-202 24

ASH = Adaptation scolaire et Scolarisation des élèves en situation de Handicap.

97

La seconde question a trait à un constat établi par le rapport IGEN de 2007. Concernant

l’enseignement ordinaire, il est souligné que « L’évaluation formative elle-même n’est guère plus

performante. Les outils habituellement utilisés par les enseignants ne permettent que rarement de

repérer les difficultés naissantes et d’intervenir sans retard pour éviter qu’elles ne s’aggravent. » S’il

est établi que les enseignants de classe ordinaire ne repèrent que rarement difficultés

naissantes et ne la préviennent pas assez rapidement, pourquoi continuent-ils à gérer, sans

aucune aide nouvelle, les difficultés ponctuelle et moyenne ? Les nouveaux dispositifs d’aide

personnalisés25

y suffiront-ils à eux seuls ?

2.1.7. Synthèse partielle des travaux sur la régulation comme

renormalisation

La régulation, qu’il s’agisse d’auto-régulation ou de régulation externe, est le quotidien

des professionnels enquêtés. Elle a engagé un re-travail finalement constant de normes

antécédentes et une production de normes in situ.

N’étant pas mécanique, elle n’a jamais été assurée. Elle a impliqué l’idée d’effort et

d’inconfort (Schwartz, 2004), entre plaisir et souffrance, avec des tentatives plus ou moins

obscures, répétées, soldées par des échecs et par des réussites dont il est tiré parti ou pas.

Dans cette perspective, Wanègue (2011)26

a montré la difficulté des mandadaires judiciaires à

renormaliser pour instaurer une relation éducative avec les majeurs protégés.

Les débats de normes, surtout lorsqu’ils sont collectifs, peuvent questionner les pratiques

et les personnes à tel point, et mettre à jour des choix tellement différents, que certains

préfèrent s’y dérober, pour ne pas avoir à faire face à des désaccords qui les impliquent

profondément. Les débats de normes soulèvent par petites touches un panel de normes

chèrement acquises renvoyant à un monde de valeurs, que les professionnels ne sont parfois

pas préparés à remettre en jeu, surtout face à d’autres. Les renormalisations sont ainsi

25 Cette question a fait l’objet du mémoire de Pierre Néron que j’ai dirigé.

Néron, P. (2011) Décrire et comprendre les pratiques évaluatives en classe et le dispositif d’aide personnalisée.

Le cas d’un enseignant de CM1 Mémoire Master Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence

Aix-Marseille I 26

Wanègue, M. (2011) La loi, entre impératif de protection et souci d’autonomisation : quelle place pour une

relation éducative ? Lecture des renormalisations qu’opèrent les mandataires judiciaires à la protection des

majeurs vulnérables Mémoire Master Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence, Aix-

Marseille I.

98

compromises. Elles exigent un travail parfois si fin et si complexe qu’il peut sembler

inaccessible à certains.

L’ensemble des travaux montrent deux impératifs de recherches et de formation.

Recherches qui mettront en évidence d’une part le type de normes mises en débat lors de

remédiations à destination des apprenants à BEP, et qui tenteront de préciser les liens entre

problématisation et renormalisation. Recherches qui se centreront d’autre part sur les

situations de production de référentiels d’évaluation scolaires, universitaires ou

professionnels. Situations où sont prises des « décision[s] de normalisation […] qui suppose[nt] la

représentation d’un tout possible des décisions corrélatives, complémentaires ou compensatrices. »

(Canguilhem, 1966, p. 183-184).

Les expérimentations que j’ai menées au cours de missions et de recherches, les travaux

de master que j’ai encadrés, montrent que ces décisions soulèvent des enjeux, des

découvertes, des réflexions, des incompréhensions, des difficultés, des impasses, des

questions épistémologiques, éthiques, politiques, didactiques, des manières d’agir

collectivement et individuellement, une expérience de soi…auxquels les professionnels sont

confrontés et qui restent largement méconnus. L’élucidation, par le biais d’entretiens

repérage-ancrage, des ‘représentations du tout possible des décisions corrélatives,

complémentaires ou compensatrices’ est une source de compréhension de ce que les

professionnels doivent affronter. Cette question sera l’objet d’un axe de recherche que je

souhaite organiser dans le cadre du CIPE 27

et que j’exposerai dans la troisième partie.

Un second impératif est celui de la formation : donner aux professionnels une culture du

débat de normes, par exemple dans une formation à l’évaluation. La formation est d’autant

plus nécessaire que la régulation, on va le voir, n’est pas un travail de pensée stricto sensu.

2.1.8. Régulation et usage de soi

Jusque-là, la régulation a été vue comme une intervention cognitive, psychique et

culturelle. Le concept d’usage de soi m’a permis de poursuivre l’élargissement de la

régulation. Il a été travaillé dans l’ensemble des sept publications, et plus particulièrement

27 Centre D’innovation Pédagogique et d’Evaluation, à Aix-Marseille-Université, dans lequel j’interviens pour la

formation à l’évaluation des chargés d’enseignement à l’université et pour des missions d’expertise liées à la

construction de référentiels d’évaluation de compétences.

99

dans deux contributions plus théoriques28

conçues sous formes de dialogues avec Schwartz.

Admettre que la régulation in situ procède de débats de normes et de renormalisations,

c’est admettre l’usage de soi – usage de soi par soi, usage de soi par les autres, dramatiques

d’usage de soi. Par ce biais, Schwartz met l’accent sur l'effort du professionnel à puiser sans

garantie de réussite :

dans ses propres capacités, ses propres ressources et ses propres choix » mais aussi dans

« l'histoire de [ses] échecs, de [ses] souffrances, de [ses] engagements avec les uns et les

autres, traversés par [ses] rapports aux valeurs [...et...] portée par son corps sans [qu'il] le

sache très bien. (Schwartz, 2004, p. 22)

Nous avons, Yves Schwartz et moi-même, prolongé cette réflexion dans les Dialogues

Ergologiques (2009, premier chapitre) dont un extrait est reproduit ci-dessous :

NM29. […] dans « usage de soi », il y a bien une idée d’usage au sens de coutume, usage au

sens de usure et usage au sens de « recours à ».

YS. […] Ce concept m’est venu avec l’idée que le travail est dit exploitation, et donc utilisation

des hommes. Pour que ce travail puisse s’opérer dans des conditions économiquement

satisfaisantes, il fallait qu’il y ait une ponction de la personne sur elle-même, que j’appelle

« l’usage de soi par soi ».

NM. C’est du don aussi ?

YS. C’est à la fois ponctionner et donner. Ponctionner va être l’aspect de l’usure, mais donner,

renvoie à un aspect qui va être positif aussi. L’usure n’est pas suffisante. Autrement dit, on n’a

pas vu que pour utiliser des hommes ou des femmes, il fallait que ces hommes et ces femmes

donnent d’eux-mêmes, s’utilisent eux-mêmes. Cela veut dire que je vais faire ponction en moi-

même de mon intelligence, de ma mémoire, de mon corps. Après, savoir comment se fait cette

ponction, c’est obscur. C’est le corps-soi. On a été complètement aveugle au fait qu’il fallait que

quelque chose d’obscur se déploie en même temps. Cet usage échappe à tout étalonnage en

mesure quantifiable.

NM. Qui n’est pas reconnu

28 Schwartz, Y & Mencacci, N. (2009) Trajectoires et usage de soi, L’activité en Dialogues, Entretiens sur

l’activité humaine (II), 9-34, Toulouse : Octarès

Schwartz, Y & Mencacci, N. (2008) Dialogue sur l’usage de soi, Informatica na educaçao, teoria et pratica,

ISSN versao electrônica,http://www.seer.ufrgs.br/index.php/InfEducTeoriaPratica Brasil 29

YS = Yves Schwartz, NM = Nicole Mencacci

100

YS. À strictement parler en effet, il n’est ni reconnu, ni payé. Mais, en vertu même de sa

définition, peut-il l’être ?

NM. Il faudrait d’abord qu’on sache que cela existe pour le reconnaître.

YS. Usage de soi veut dire que je suis une ressource. C’est l’idée d’usage de soi par soi. Est-ce

que c’est de l’usure ? Cela peut en être. Mais cela peut être aussi son contraire.

NM. Un développement ?

YS. En tous cas, une expérience de soi. C’est donc en partie du registre de l’usure parce que

c’est sûr que cela va me coûter. Mais c’est en même temps une façon de s’expérimenter

comme ressource

NM Et pour usage comme coutume ?

YS. Là, je crois que ce n’était pas au départ dans le registre sémantique. Mais cela ne veut pas

dire que ce ne soit pas une vraie question. Dans la mesure où dans la ponction de soi, on

développe aussi de l’expérience. Qui permet d’abord une prédisposition à répondre. Au lieu que

ce soit chaque fois une dramatique où il y a des arbitrages compliqués à faire, il y a aussi des

habitudes. Donc, les usages, ce peut être cela aussi. Dans la mesure où il y a expérience de

soi, il y a forcément capitalisation partielle. Partielle, parce que ce ne sera jamais exactement la

même situation.

MN. Vous ne voyez pas l’usage de soi « à la manière dont certains de mes aînés l’ont fait » ?

YS. Oui, dans la façon dont je vais arbitrer cette ponction de moi, sur moi, par rapport à ce

qu’on me demande, bien sûr que, peut-être, je vais bénéficier de l’expérience des autres. Dans

la mesure où ils me l’auront transmise.

L’usage de soi tel qu’approché ci-dessus est constitué de deux mouvements : ponction de

soi et don. Tous deux concernent l’anticipation de l’action et le résultat de l’anticipation c’est-

à-dire l’action. Autrement dit, l’usage de soi habite la totalité du processus de renormalisation,

et par extension, la totalité du processus de régulation. L’usage de soi ne peut être réduit ni à

la ponction de soi ni au don. Il ne peut être ramené non plus à la seule anticipation de l’action

ni à son seul résultat. Ces caractéristiques permettent de continuer l’élargissement de la

régulation. Avec l’ergologie, j’ajouterai que la régulation est historique, qu’elle est

expérience, qu’elle est incorporée et opportune, et qu’elle procède de relations complexes

entre anticipation et mise en œuvre.

101

2.1.9. La régulation est historique et expérientielle

Tous les professionnels n’ont pas la même histoire professionnelle et personnelle, pas la

même formation initiale et continue, pas le même parcours, pas les mêmes lectures, pas le

même investissement… Ils n’ont donc pas construit les mêmes aptitudes à percevoir et

catégoriser les indices, ni le même répertoire de modèles explicatifs des difficultés ou des

progrès des apprenants. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ne feront pas les mêmes

choix explicatifs. Mais ce n’est pas la seule.

La régulation convoque également l’expérience. En effet en situation de régulation active,

parce qu’il n’y a pas de « prêt à l’emploi », les expériences antérieures de régulation –

construites ou transmises – sont rappelées en mémoire. Réguler suppose ainsi revisiter son

expérience, l’espace d’un instant, ou tout au moins, un pan de son expérience : celui des

situations analogues de régulation. Certains épisodes sont réexaminés, avec le « souvenir des

leçons » que le professionnel a tirées et avec ce qui reste encore problématique, avec les

savoirs investis qui ont été alors mobilisés. S’effectue très rapidement, une sorte d’analyse des

régulations réussies et des savoir-faire que le professionnel aurait tendance à vouloir

reproduire à travers certains usages, ou à travers certains schémas d’agir, et celles qui ont

échoué et qu’il veut éviter.

Nous avons mis en lumière, avec Michel Vial, la ponction de l’expérience et l’expérience

de soi lors de la conception d’un référentiel de compétences professionnelles.

C’était une mission (2008) mandatée par l’IUFM. Elle a consisté à accompagner un

groupe de formateurs dans la conception d’un dossier de compétences30

, à destination des

professeurs-stagiaires du premier degré durant l’année de professionnalisation et les deux

premières années d’exercice. Le but était d’établir, pour chacune des dix compétences du

cahier des charges ministériel, un tout petit nombre d’indicateurs communément objectivés,

choisis, et partagés, indicateurs permettant un accord et une appropriation de ce qui sera

communément entendu par « maîtrise de la compétence à un niveau satisfaisant », c’est-à-dire

maîtrise qui certifie l’aptitude au métier et à la poursuite de la professionnalisation. Les

différents moments d’évaluations ont été des situations réciproquement formatives (Teiger,

2007), parce que les formateurs y ont appris des attentes de chacun au travers de débats de

30 Mencacci, N et Vial, M. (2008) Questionner un dispositif d’évaluation des compétences professionnelle des

enseignants du premier degré en formation initiale. Communication au 20e colloque de l’ADMEE-Europe – 9, 10

et 11 janvier 2008, Université de Genève, Suisse

102

normes, et ont construit un accord. Mais pas seulement. Une réflexion sur ce à quoi il est bon

de former, de quelle manière, avec quelle mise en question du référentiel et du plan de

formation a été engagée. En témoigne la phrase d’un formateur :

À la sortie de la réunion de mercredi dernier je te livrais mon point de vue sur ce référentiel de

compétences, qui très rapidement deviendrait en pratique plus souvent un outil d'aide à la mise

en posture professionnelle et de préparation des contenus de formation pour les formateurs,

qu'un simple outil d’évaluation.

Cet exemple montre une remise en jeu, une mise en débat de l’expérience antérieure et des

savoirs de référence lors de la régulation d’un référentiel professionnel. J’ai retrouvé cette

remise en jeu dans l’expérimentation-portfolio. Dans les deux cas, il y a eu expérience de soi

avec capitalisation partielle. J’ai constaté que se faisait chaque fois chez les professionnels

une synthèse des acquis qui unit des savoirs codifiés, de l’expérience, et des moments de vie.

Je me suis demandé si une telle synthèse était seulement cognitive et psychique.

2.1.10. La régulation est incorporée et opportune

Réguler in situ suppose, on l’a vu, des investissements en termes d’intelligence et de

mémoire. Pourtant, la manière reste encore obscure dont s’effectuent la perception d’indices

de progrès ou difficultés, leur catégorisation, la mise en liens avec un ou des modèles

explicatifs, le recours aux expériences antérieures et à leurs résultats, et la production de

l’adaptation pédagogique. Quels indices sont perçus, choisis et pourquoi ? Quelle est l’entité

en nous qui sélectionne les indices certes linguistiques mais aussi extra-linguistiques

(onomatopées, regards, gestes, couleurs de la voix…) parmi la masse d’informations qui nous

parvient ? Comment se font les catégorisations ? Comment se fait l’appel à expérience ?

Comment se fait-il que l’expérience puisse être rappelée en quelques secondes – le temps de

l’anticipation – alors que l’expérience s’étend sur des années ? Qu’est-ce qui préside au choix

de l’épisode ou des épisodes rappelés ? Avec Schwartz (2004), Durrive (2005), Schwartz et

Echternacht (2009), je fais l’hypothèse du corps-soi. Il est intelligence première (Roustang,

2001). Sensoriellement attentif aux variations de la situation, il repère et catégorise en acte

des indices de progrès ou de difficultés des apprenants. Il met en mémoire – et notamment en

mémoire de travail –, une synthèse plus ou moins pertinente de ce qu’il a antérieurement saisi,

103

compris, non compris, interprété, mémorisé, sédimenté. Plus encore, pour concevoir une

adaptation, il fait une synthèse dans l’instant de la perception d’indices in situ, de leur

catégorisation, du recours à l’expérience antérieure et à des modèles explicatifs.

J’avance donc que travail du professionnel qui régule n’est pas, comme je l’envisageais au

départ, un travail de pensée seulement, mais un travail corps et pensée que les ergologues

appellent travail du corps-soi. A la suite de Schwartz et Durrive (2009), j’avance l’idée que le

corps-soi est centre de régulation.

Dans cette perspective, j’ai souhaité revisiter, à la lumière des concepts de l’ergologie,

l’étude d’une situation concrète d’enseignement étudiée dans le cadre de ma thèse. Le résultat

a été un article31

qui a mis en évidence l’anticipation et la mise en œuvre de régulations pour

faire face à un événement. C’est-à-dire les débats de normes, renormalisations et usage de soi

du professionnel qui sont généralement peu perceptibles par autrui, voire totalement invisibles

et muets, fugaces et partiellement énigmatiques, et à propos desquels Schwartz (2003)

dit qu’il y a de la grandeur dans ce qui a toujours été considéré comme infiniment petit ou

négligeable.

L’article est la re-lecture ergologique d’un fragment vidéoscopé de séquence32

de CM1

étudié lors de ma thèse. L’enseignant demande à un élève de « raconter l’histoire » contenue

dans un texte tiré d’un manuel d’histoire retraçant le passage de la conception géocentrique du

système solaire (Ptolémée) à la conception héliocentrique (Copernic puis Galilée).

L’événement analysé est une erreur de chronologie commise par l’élève, erreur majeure qui

compromet lourdement la compréhension du texte.

L’étude montre l’investissement en intelligence de l’enseignant, qui l’amène à créer sur-le-

champ une manière d’agir adaptée à la singularité de l’événement – lequel, par définition, est

inattendu. C’est l’intelligence opportune, l’intelligence du Kaïros par laquelle le professionnel

décide in situ d’agir, et de comment agir. Il opère successivement quatre renormalisations

enchâssées : décision d’intervenir rapidement plutôt que de laisser l’élève aller plus loin ;

choix de déléguer partiellement aux élèves le traitement de l’erreur plutôt que de la combler

lui-même ; option d’agir par le détour plutôt que par l’accès direct ; enfin retour progressif au

dispositif initial plutôt que poursuite du détour.

31 Mencacci, N. (2008) L’intelligence de l’événement et le détour en situation d’enseignement, Place et posture

de l’enseignant, Quelles évolutions, Questions Vives, Volume 4 numéro 9, pp. 215-225. 32

Cours moyen première année, quatrième niveau de l’école primaire en France.

104

Cet investissement est assez impalpable pour les élèves ou pour un observateur. Les

analyses thématique, de l’expression et des manifestations extra-linguistiques (Bardin, 2003)

montrent pourtant qu’il est intense. Le maître s’appuie sur ce que son corps-soi perçoit à cet

instant, sur son expérience, au-delà de la technique et de la théorisation. Il mobilise des

savoirs prudents, plus ou moins conscients « qui se donnent en adhérence, en capillarité avec la

gestion de toutes les situations de travail » (Schwartz, 2004) pour évaluer la situation, la

renormaliser. Ces savoirs – choix ciblés d’attention, de vigilance, prises de décisions, feinte,

souplesse dans les postures… – ont des racines très profondément plongées dans la situation

actuelle, dans l’historique de la situation, dans les situations antérieures telles qu’elles ont été

vécues, telles qu’elles ont été comprises par l’enseignant et le collectif auquel il appartient, et

telles qu’elles ont été capitalisées dans le corps. Elles ont aussi des racines dans les situations

futures telles qu’elles sont envisagées.

Les situations d’enseignement et de formation se spécifient en ce qu’elles sont, de manière

incessante, traversées par des événements qui reconfigurent chaque fois la situation. Ce qui

implique des compétences en régulation qui, avec les apports de l’ergologie pourraient, être

travaillées de manière plus approfondie dans les instituts de formation.

2.1.11. La régulation externe : des relations complexes entre anticipation

et adaptation pédagogique

La régulation externe in situ apparaît ainsi comme un mouvement complexe tant dans son

anticipation que dans sa mise en œuvre. Les apports complémentaires des recherches en

évaluation et de l’ergologie m’amènent à distinguer les phases suivantes :

Anticipation

- perception d’indices de difficultés ou de progrès

- en fonction des indices, prise de décision de renormaliser in situ

- catégorisation des indices et émission d’hypothèse(s) en référence à un

(ou des) modèle(s) possiblement explicatif(s) et en référence à une

synthèse des expériences antérieures pertinentes

- mobilisation, mise en débat et choix de nouvelles normes adaptées

procédant de la (des) hypothèses : renormalisation

mise en œuvre et évaluation

de l’impact de la régulation

- si régulation externe efficace, poursuite de la formation

- si régulation externe inefficace, appel aux réserves d’alternatives, ou

remise en cause de la renormalisation avec possible autorégulation du

référentiel (modèles, expérience, posture…)

Tableau 17. La régulation externe : anticipation et mise en œuvre

105

Revenons sur l’affirmation de Bonniol selon laquelle toutes les régulations ne se valent

pas. Il indique que leur qualité dépend de la qualité de la perception et de la catégorisation des

indices, et du moment où elle s'exerce. Genthon y joint qu’elle dépend de la qualité du modèle

de référence. Pourtant, la qualité de ces différents déterminants ne garantit pas la qualité de la

régulation. Les régulations peuvent être inefficaces – ou de qualité moindre – même lorsque

les déterminants précités sont de qualité. Autrement dit, n’y a pas d’automaticité entre la

qualité de ces déterminants et la qualité de l’adaptation. L’une des explications, me semble-t-

il, est celle de chaînons manquants. Je fais l’hypothèse que la qualité de la régulation dépend

en outre de la qualité de l’expérience rappelée par le professionnel, de la pertinence de

l’adaptation pédagogique proposée, et de la qualité de la mise en œuvre. Cette hypothèse va

structurer un axe des recherches futures que je souhaite organiser, dans le cadre des aides

adaptées apportées aux apprenants à Besoins Educatifs Particuliers. Cet axe sera développé

dans la troisième partie de ma note de synthèse. Les questions seront les suivantes : comment

s’effectue le passage entre le repérage et la catégorisation d’indices, la référence aux modèles

et à l’expérience, et la conception de l’adaptation pédagogique ? Quels sont les liens entre

problématisation et renormalisation ? Comment les déterminants précités se convertissent-ils

ou pas dans la conception de l’adaptation ? Qu’est-ce qui préside à une mise en œuvre

efficace ?

J’ai travaillé à cette hypothèse notamment lorsque j’ai participé à une recherche33

quantitative menée avec des étudiants de l’IUFM formés à la prise en compte de la grande

difficulté scolaire et du handicap. L’objectif général était de repérer des traces

d’appropriation, de mises en liens des savoirs étudiés en cours et des évolutions de

représentation de la difficulté scolaire et le handicap.

J’ai plus particulièrement étudié les copies d’un groupe de 26 étudiants qui devaient

analyser la production d’un élève en difficultés scolaires, production issue du livret des

Évaluations Nationales de 2009. Les étudiants avaient à repérer trois erreurs pertinentes, à les

identifier en émettant des hypothèses sur leur origine, à les analyser en convoquant des

références d’auteurs et enfin à proposer un dispositif de remédiation. Le tableau ci-dessous

rassemble les résultats de l’étude des copies des étudiants.

33 Mencacci, N., Harma, K., Gombert, A., Barbier, M.L., Chnane-Davin, F., Tsao, R. (2011) La formation des

étudiants de Master Education et Formation à la prise en compte des Besoins éducatifs particuliers. L’exemple

de l’IUFM d’Aix-Marseille Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 55, 75-91

106

Identification des erreurs A localisé et a décrit correctement les erreurs 100%

A identifié aussi les réussites de l’élève 84%

Analyse des hypothèses

relatives aux erreurs

identifiées

A émis des hypothèses « simplistes » sur l’origine des

erreurs 57%

A émis des hypothèses plausibles sur l’origine des

erreurs à partir d’indices explicites 100%

A émis des hypothèses en référence à des concepts

étudiés dans d’autres modules (psychologie cognitive,

didactique…)

57%

A fait plusieurs hypothèses plausibles pour une même

erreur 42%

Remédiation

S’est appuyé sur ce que l’élève savait faire pour

concevoir la remédiation 34%

La remédiation est inférée des hypothèses 100%

A énoncé plus de deux remédiations possibles pour une

même erreur 57%

A conçu la remédiation en recourant aux dispositifs

institutionnels (aide individualisée, PPRE34

, RASED35

…) 92%

Tableau 18. Analyse globale des copies des élèves en Difficultés Scolaires (n=26 élèves)

100% des étudiants du groupe ont correctement identifié les erreurs, ont émis des

hypothèses plausibles sur leur origine, à partir d'indices explicités, et ont envisagé une

remédiation inférée des hypothèses. De plus, 92% ont conçu la remédiation dans le cadre de

dispositifs institutionnels. Néanmoins, la réussite massive dans cette tâche d'évaluation peut

être précisée et nuancée par une analyse plus fine, concernant l'émission d'hypothèses d'abord,

et de remédiation ensuite.

100% ont émis des hypothèses plausibles, néanmoins 57% ont émis également des

hypothèses « simplistes » – par exemple : « il n'est pas motivé, a fait une erreur

d'inadvertance, ne fait pas attention, ne sait pas quoi faire... » – des hypothèses qui ne

renvoient non pas à un souci de comprendre le fonctionnement cognitif de l’élève, mais qui

statuent d’un état figé et définitif de ce dernier face à la tâche (constat d’impuissance en

quelque sorte). 42% d’entre eux ont fait plusieurs hypothèses plausibles – le plus souvent

deux, maximum trois – pour une même erreur. Autrement dit, ils ont appelé plusieurs

ressources explicatives pour cerner une erreur dont ils ne semblent pas pouvoir décider avec

certitude l’(les) origine(s). Ce qui est, somme toute, une attitude plutôt prudente voire

rigoureuse pour un novice.

87% des étudiants ont mentionné les erreurs ainsi que les réussites de l'élève, pourtant

34% seulement se sont appuyés sur ces deux aspects en même temps pour concevoir la

34 Programme Personnalisé de Réussite Educative

35 Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté

107

remédiation. Cet écart peut être expliqué par la difficulté de nombreux étudiants à appeler

ensemble et à faire travailler ces deux types d'informations – réussites et erreurs de l'élève –

ce qui surchargerait leur mémoire de travail. Mais aussi par le fait que les étudiants

n'envisagent pas encore aisément d'exercer une remédiation autrement qu'en partant des

difficultés des élèves.

57% ont prévu deux ou trois remédiations possibles pour une même erreur. Au-delà de

leur incertitude quant à l’efficacité de leur action, ces prévisions témoignent de leur capacité à

constituer des réserves d’alternatives (Schwartz, 2004), lesquelles montrent là aussi leur

prudence.

La méthode de recherche n’a pas permis de mettre en évidence l’appel à expérience des

étudiants. On peut néanmoins supposer que pour la majorité d’entre eux, l’expérience de

régulation était faible. En revanche, l’étude indique la tendance pas toujours majoritaire à

faire usage de plusieurs modèles de référence, tant pour identifier la cause des erreurs que

pour concevoir une remédiation. Comme si les étudiants approchaient la difficulté non pas par

une voie unique mais par différents biais, pour envisager successivement une ou plusieurs

hypothèses et remédiations. Certains d’entre eux ont même fait état d’une hiérarchisation des

hypothèses.

L’étude a montré que les étudiants ont constitué des ressources en termes d’analyse, de

conception, et que certains ont entamé un maillage de connaissances issues de disciplines

différentes, maillage pouvant constituer l’amorce d’une base de connaissances des difficultés

des élèves. Néanmoins, les ressources et compétences construites sont des savoirs

d'anticipation, certes nécessaires, mais pas suffisants pour affirmer que les étudiants sont

formés à la remédiation. Car rien ne permet de prédire à partir de là, comment en situation

concrète se ferait la mise en œuvre de l’adaptation pédagogique, ni comment ils utiliseraient

les savoirs de référence, ni même s'ils les utiliseraient.

2.1.12. Réguler c’est être en proie avec un monde de valeurs

User de soi c’est être traversé par son rapport aux valeurs, souligne Schwartz. À l’instar du

concept de normes, le concept de valeur est essentiel en ergologie et en évaluation – où il fait

partie de l’étymologie du mot.

Vial (2001) établit que réguler implique un rapport à des valeurs professionnelles liées à

des registres de pensée : valeurs sociales, plus ou moins universelles et en nombre limité. Il

108

met en évidence des systèmes de valeurs anthropologiques, culturelles et historiques. Il

montre ainsi que l’évaluation n’additionne pas les valeurs : selon l’époque, selon la culture,

elle les organise, elle en privilégie certaines, elle les hiérarchise.

Registres de pensée Valeurs professionnelles privilégiées

La pensée humaniste Respect de l’autre et de soi

La pensée par objectifs Efficacité et dynamisme

La pensée stratégique, pensée managériale Autonomie et motivation

La pensée magique, dite “archaïque” Qualité (sécurité) et bien-être

La pragmatique

ou pensée par projets Changement permanent

et plasticité du sujet

Tableau 19. Les registres de pensée disponibles (Vial, 2001)

Mais l’évaluation ne fige pas ses hiérarchies. Nous avons montré avec Michel Vial

(2007)36

qu’in situ, elle les réorganise. J’ai souhaité aborder cette question avec Yves

Schwartz ainsi que celle des liens entre évaluation et ergologie. Notre réflexion figure dans un

extrait des Dialogues Ergologiques (2009, premier chapitre) transcrit ci-dessous.

YS […] Les normes débouchent sur des agirs observables, mais en revanche,

indiscutablement, elles ont la tête dans les valeurs : il n’y a aucune norme qui ne soit pas liée à

des valeurs. Ce n’est pas possible. Comme on l’a dit, les valeurs font tenir debout les normes.

Mais en même temps, ce monde des valeurs est inobservable, il est définissable mais sous

réserve et sans aucune rigueur invariable. Je crois que vous employez, vous37, le terme

« évaluation » pour dire précisément que dans chaque situation d’activité – je le dirais comme

cela –, on va à la fois re-définir les valeurs, les hiérarchiser entre elles. Et en même temps,

l’idée même qu’on les hiérarchise semblerait entendre qu’elles sont des ensembles

relativement circonscrits et relativement différents les uns des autres. Or, en quel sens peut-on

dire par exemple que la justice est différente du droit à la culture pour tous, ou de l’aspiration à

la culture ? C’est difficile à dire : oui et non.

M.N. Nous sommes effectivement de ceux qui comprennent aussi l’évaluation comme la prise

en nous, l’identification, et la hiérarchisation, en situation, de valeurs dont le contour peut être

36 Vial, M. et Caparros-Mencacci, N. (2007) L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des

praticiens exerçant une fonction éducative. Bruxelles : De Boeck 37

Le ‘vous’ fait ici allusion à Michel Vial et à moi-même

109

plus ou moins flou. Mais pas seulement. L’évaluation consiste aussi à questionner

incessamment cette hiérarchisation. L’évaluation est ce rapport aux valeurs, ce rapport ternaire

où on tente constamment de répondre aux questions suivantes : quelles sont les valeurs

auxquelles je suis en proie, et comment je les définis ? Comment je les hiérarchise dans cette

situation précise ? Mais aussi, quelles sont les questions que je me pose quant à cette

hiérarchisation, toujours dans cette situation précise ?

Y.S. En situation, oui…Je me sens très proche de cette manière de voir. Avec l’idée que

l’activité comme débat de normes permanent, donc comme mise à l’épreuve de soi, est un

élément fondamental pour re-travailler, non seulement la définition relative des valeurs entre

elles, et mais aussi leur hiérarchisation.

M.N. Oui

Y.S. C’est bien pour cela qu’il n’y a pas un univers stable des valeurs. Si on prend au sérieux

l’activité humaine, elle est un élément de re-travail permanent de cet univers de valeurs, re-

travail entendu comme re-définition et re-hiérarchisation. Évidemment, cela me rappelle un peu

la position de Nietzsche par rapport aux valeurs. Justement, pour lui, l’essentiel c’était évaluer

d’abord. C’est-à-dire qu’il refusait l’idée – mais c’est un extrême et je n’irai pas jusque là – qu’il

y a des valeurs préexistantes à notre rapport aux valeurs. Et c’est en fonction de notre – je

dirais pour aller vite – de notre vouloir vivre, de notre type de santé, au sens où il

reconceptualise celle-ci, que nous définissons et hiérarchisons des valeurs. En fait je crois que

les valeurs, pour une part, nous préexistent. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on leur accorde

valeur. Elles nous dépassent. Et en même temps, elles ne sont jamais un univers stabilisé et

fixe. On ne cesse au cours de notre vie, au cours de notre expérience individuelle, sociale,

historique, de les « recycler » […] On ne peut jamais juger d’avance des débats de normes,

dans la mesure où il y a toujours derrière, ce jeu compliqué avec les valeurs. Valeurs qui ont

prise sur nous, et vis-à-vis desquelles on a prise sur elles, puisque notre vie ne cesse de les re-

travailler. Le travail d’évaluation est toujours en chemin.

Trois points résultent des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la question des valeurs en

situation de régulation.

- Réguler c’est être en interaction avec des valeurs sociales, culturelles et historiques.

Elles ont prise sur nous – c’est-à-dire qu’elles surdéterminent partiellement nos

actions, nos arbitrages – et nous avons prise sur elles en ce que nous les retravaillons

constamment, y compris in situ.

110

- Les valeurs s’organisent en « monde », selon les époques, selon la culture. Certaines

sont universelles – par exemple la justice, la santé, le bien vivre ensemble. Les valeurs

ne sont pas indépendantes l’une de l’autre : elles sont définies les unes par rapport aux

autres et elles sont hiérarchisées. Pourtant les mondes de valeurs ne sont jamais stables

ni fixés. Nous renégocions constamment dans l’agir la définition des valeurs et leur

hiérarchie.

- Les débats de normes sont des occasions de retravailler la définition et la hiérarchie

des valeurs. Ainsi, tous les professionnels, à quelque degré et parfois à leur insu,

retravaillent même infinitésimalement les valeurs dès lors qu’ils se donnent des

normes pour agir. En conséquence, les expériences de construction collective ou

individuelle de référentiels de compétences sont des moments de re-travail des valeurs,

où sont débattues des manières nouvelles de les définir et de les hiérarchiser. Ce point

est à retenir pour l’axe de recherche futur sur les expériences de normalisation

notamment avec le CIPE.

2.1.13. Synthèse des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la

régulation in situ

Le tableau ci-dessous rassemble les résultats des recherches sur l’élargissement de la

régulation par les apports de l’ergologie.

111

La régulation dans les recherches en évaluation La régulation avec les apports de l’ergologie

Régulation =

Bonniol (1978-1997)

• repérage et catégorisation d’indices : travail

cognitif

• appel à modèles de référence (apprentissage,

cognition, fonctionnement et

dysfonctionnement de l’apprenant…)

• à un moment non prédéterminé

• problématisation du sens

• norme = objet de conformisation imposé par

l’institution

Genthon (1991)

régulations de conformité et régulations

productrices de sens nouveau

• remise en cause des modèles si critères de

régulation inopérants

Harvois (1986)

• travail sur désir de maîtrise : travail

psychique

Vial (2001-2007)

• appui sur système de références

anthropologiques (2001) : travail psychique

• en lien avec valeurs professionnelles

historiques et culturelles organisées en

systèmes (2001)

• auto-questionnement (1997)

• valeurs re-hiérarchisées in situ (Vial &

Mencacci, 2007)

Campanale (2007)

• régulation automatique ≠ régulation active

(estimation pour ou contre)

Régulation =

débats de normes et renormalisations pour

Anticipation

de l’adaptation

Adaptation

pédagogique

- repérage et catégorisation

d’indices,

- appel à modèle(s) de

référence disponibles

possiblement

explicatif(s) des

difficultés ou progrès des

apprenants,

- appel à une synthèse des

expériences antérieures

d’adaptations

pédagogiques réussies ou

échouées,

- intelligence du Kaïros

→ construction par synthèse

des éléments précédents

d’une ou plusieurs

adaptations ayant le statut

d’hypothèse à tester

- tentatives

d’adaptations

pédagogiques :

inconfort

- évaluation de

l’efficacité de

l’adaptation

- arbitrages sur

les critères de

régulation et

autorégulation si

nécessaire

travail sur la posture évaluative

Normes ≠ objet institutionnel intangible

= imposées ou instaurées

par le professionnel dans l’activité,

reliées à un monde de valeurs incessamment

redéfinies et re-hiérarchisées

Régulation implique : usage de soi

cognitif, psychique, historique, expérientiel, incorporé

Régulation ≠ travail pensée seul

= travail corps et pensée

Corps-soi = centre de régulation

Tableau 20. Travail de régulation in situ

112

2.2. Deuxième axe : élaboration d'une méthode pour

l'accompagnement à destination de professionnels exerçant une

fonction éducative

Le deuxième axe s'est attaché, dans un premier temps, à expérimenter l'outil d'analyse des

interactions in situ issu de ma thèse, dans plusieurs autres situations d'enseignement et de

formation. Est-il opératoire ?

Manières de faire du professionnel Cheminements des apprenants

Tableau 21. Outil d'analyse des interactions

Dans un second temps, il a été mis au service d'une élaboration conceptuelle de

l'accompagnement. L’expérimentation a été élargie, puisque j'ai eu l'opportunité de la mener

dans quatre autres secteurs professionnels à fonction éducative38

: l'encadrement dans la santé,

l'encadrement dans le travail social, l'intervention en organisation et la VAE.

Pourquoi ces secteurs ? Parce que de 2002 à 2006 j'ai exercé en tant qu'ATER dans le

département des Sciences de l’éducation de l'Université de Provence. Ce dernier comprenait

un master pour chacun de ces quatre secteurs. J'y suis intervenue pour la formation des

38 Le département de Sciences de l'Education comprenait des licences et des masters dans chacun des secteurs

mentionnés.

Problème d'enseignement ou de formation

problème à résoudre ou problème à élucider

réponse = solution ou réponse

problématologique Pratiques de questionnement

indifférenciation/différenciation

Processus

de traitement du problème

Quête immédiate de

réponse/problématisation

Mouvements heuristiques

Analogies

Scénarisation

différenciation

Ingéniosités éducatives

kaïros-mètis

Occasion saisie-ruse

113

étudiants, dont la plupart étaient des professionnels expérimentés. J'ai initié ces derniers à

l'usage de l'outil d'analyse des interactions de soutien in situ.

2.2.1. L'outil d'analyse des interactions in situ au service de la formation

de professionnels à fonction éducative

J'ai dirigé entre 2003 et 2010, les mémoires professionnels et de recherche de master 1 et

2, de quarante-cinq de ces étudiants qui, parce que le référentiel de compétences de leur

métier le prescrivait, s’interrogeaient sur l'accompagnement : 5 pour la santé, 9 pour le travail

social, 2 pour la VAE, 15 pour l'intervention en organisation et 14 pour l’enseignement et la

formation. Ils ont choisi de traiter les thèmes de la distinction entre guidage maximal et

accompagnement, des pratiques de questionnement et des ingéniosités de l'instant. Par le biais

d'analyses de vidéo de situations concrètes et/ou d'enregistrement d'entretiens, ils ont recueilli

sur le terrain des données qu'ils ont traitées avec tout ou partie de l'outil d'analyse des

interactions.

J'ai pu observer que pour soutenir la construction de la réponse à une question nouvelle, à

une demande ou à une commande institutionnelle – due à une difficulté, un

dysfonctionnement, un projet, une innovation à implanter –, collectivement ou en relation

duelle, les cadres de santé et du travail social, les éducateurs, les intervenants en organisation

et les accompagnateurs VAE, les enseignants et les formateurs enquêtés, tous ont mis en

œuvre des pratiques de questionnement. Il est donc possible d'avancer l'hypothèse que c'est

une compétence générique aux pratiques éducatives. Certains étudiants ont mis en évidence et

comparé l'impact de pratiques différenciées et indifférenciées sur les capacités de créativité

des personnels, des jeunes ou des apprenants. À l'instar de Féline (2007)39

qui analyse

finement d'une part l'habileté différenciatrice d'un maître-formateur dans un débat

d'interprétation littéraire, et d'autre part le peu de savoir-faire d'un autre maître-formateur qui

dans la même situation, se trouve démuni pour inventer in situ les questions de relance de la

réflexion et peine à gérer son incertitude quant au devenir du débat lorsque ce dernier prend

des directions imprévues et paraît lui échapper.

39 Feline, C. (2007) Les pratiques de questionnement de l’enseignant dans le débat d’interprétation en

maternelles. Master Recherche 2 Sciences de l'Education, Université de Provence, Aix-Marseille I.

114

D'autres ont montré l'usage quotidien d'ingéniosités par des professionnels ordinaires, et

en ont mentionné l'efficacité. À l'exemple de Djouahra (2004)40

et de Costa (2006)41

, qui

mettent en évidence respectivement chez des chercheurs et chez une monitrice d'atelier de

CAT42

, des tours habiles et des habiletés prudentes analogues à ceux des enseignants et des

formateurs. Néanmoins Costa signale que si toutes les catégories de kaïros peuvent être

retrouvées chez la monitrice d'atelier, il n'en est pas de même pour les catégories de mètis. La

monitrice ne pratique par exemple jamais le retournement avec les personnes handicapées

mentales, car compromettre les certitudes de ces personnes pourrait déclencher chez elles de

vives réactions d'angoisse. Chauvot (2009)43

, quant à elle, pointe les maladresses éducatives

d'AVS et leur impact sur les apprentissages des élèves handicapés. Gautier Chovelon (2011)44

s'est intéressée à la créativité de l’agir des managers et des encadrantes du secteur de la petite

enfance. Dans sa thèse, elle a mis en évidence qu'à certains moments, les managers-

accompagnants autorisaient et favorisaient les recompositions autonomes de collectifs pour

qu'ils soient plus pertinents aux situations rencontrées. En référence aux Entités Collectives

Relativement Pertinentes de Schwartz (2000), elle a nommé ces recompositions de l'instant

'Collectifs à Géométrie Variable' et en a repéré plusieurs aspects : la variabilité du nombre de

professionnels, la variabilité du type de professionnels de la petite enfance, la variabilité des

moments de fonctionnement de ce collectif, et les dénivellations internes des responsabilités.

Une de ses prochaines intentions est de comprendre à quels moments s’opèrent les re-

compositions de collectifs, les dénivellations internes de responsabilités, comment elles se

décident, avec l'hypothèse qu'elles sont des ingéniosités éducatives.

Plusieurs travaux constatent la présence du guidage maximal dans des pratiques

éducatives qui voudraient pourtant s'inscrire dans une perspective autonomisante

40 Djouahra, F. (2004) Les habiletés mises en œuvre chez l’interviewer qui travaille à l’acceptation d’un

entretien auprès d’un interviewé, Master Recherche 1 Sciences de l'Education, Université de Provence Aix-

Marseille I. 41

Costa, A. (2006) Les habiletés articulatoires du moniteur d’atelier en Centre d’Aide par le Travail. Master

Professionnel 1 Sciences de l’Éducation, Université de Provence, Aix-Marseille I. 42

Centre d'Aide par le Travail pour des adultes handicapés. 43

Chauvot, N. (2009) L’intégration individuelle avec AVS en cycle 2 d’élèves présentant des troubles

envahissants du développement, Master Recherche 2 Sciences de l'Education, Université de Provence, Aix-

Marseille I. 44

Gautier-Chovelon, C. (2011) Une compréhension de l'agir collectif dans les structures de la petite enfance,

analyse du discours des encadrantes et des managers, Thèse de Doctorat de Sciences de l'Education, co-

direction Jeanne Mallet et Nicole Mencacci, Université de Provence, Aix-Marseille I.

115

d'accompagnement, que préconise leur institution. Rastoin (2005)45

par exemple mentionne

les dérives possibles de pratiques de VAE pour le diplôme d'Assistante de Vie, conçues

comme un guidage des candidats vers une qualification après une première expérience sur le

tas, ce qui raccourcit le temps de qualification par rapport à un parcours classique de

formation, et cautionne l'embauche de salariés à moindre frais. Dans le secteur de la santé

Fabrizzio (2009)46

met en lumière les difficultés pointées par des ergothérapeutes dans la mise

en place d'une démarche d'accompagnement, alors que la loi de 2005 sur le handicap donne à

la personne handicapée une place d'auteur. Elle souligne les injonctions paradoxales

auxquelles sont soumis certains professionnels lorsqu'ils donnent plus de flexibilité à leur

planning pour organiser l'accompagnement mais passent parfois plus de temps à justifier cette

flexibilité auprès de l'institution. Certains se sont vus refuser un projet d'accompagnement et

ont été invités à anticiper et trouver les solutions à la place de la personne handicapée puis à

les mettre en œuvre avant même que cette dernière ait conscience de ses difficultés.

Trois idées principales ressortent de ces travaux. La première est l'hypothèse selon

laquelle, au contraire des habiletés prudentes, le type de tours habiles mobilisés par les

professionnels varie selon les particularités du public destinataire. La deuxième est que la

mise en place de pratiques d'accompagnement ne dépend pas seulement de la formation des

professionnels, mais aussi d'un soutien institutionnel éclairé. La dernière est que sous le

terme accompagnement coexistent une variété de pratiques allant du guidage maximal jusqu'à

l'effacement maximal en passant par le guidage moyen. Or, toutes ces pratiques ne sont pas

équivalentes. Certaines ont pour objectif la production d'une réponse la plus rapide possible.

D'autres, et c'est le cas de l'accompagnement, visent des apprentissages autonomes et

intériorisés. Une caractérisation des pratiques d'accompagnement distinguées du guidage

maximal et de l'effacement s'est alors imposée. La VAE a été le terrain de ces premières

formalisations.

45 Rastoin E. (2005) analyse critique du dispositif VAE pour le titre Assistante de Vie proposé par l’AFPA Quelle

évolution au service de quels enjeux ? Master 2 Professionnel Sciences de l'Education, Université de Provence,

Aix-Marseille I. 46

Fabrizzio, I. (2009) débat de valeurs, accompagnement et ergothérapie, Master Professionnel 2 Sciences de

l'Education, Université de Provence, Aix-Marseille

116

2.2.2. L'accompagnement au service de la formalisation de la VAE

L'appartenance GRAP47

de l'UMR ADEF48

dirigé par Michel Vial m'a fourni l'occasion de

participer à deux missions VAE suite à la loi de 2002. L'une, mandatée par le service de la

formation continue de UP49

(2003-2006) a conduit à la production d'une charte déontologique

pour la VAE à l'Université. L'autre a élaboré, de 2005 à 2007, un guide européen pour la

professionnalisation des acteurs de la VAE, dans le cadre du projet Léonardo N°:

SE/05/C/F/TH-82601.

Pour les besoins de la première mission, une recherche a été menée auprès de deux

Universités Françaises. L'intention était de comprendre l’état d’avancement du dispositif, des

VAP aux VAE, et la conception que s’en faisaient les acteurs (administratifs,

accompagnateurs, candidats) puis de dégager une compréhension de l'accompagnement

pédagogique. Neuf entretiens ont été effectués, une élucidation clinique a été proposée à partir

de la lecture croisée des transcriptions, basée sur une analyse de contenu. Ce qui a donné lieu,

pour ma part, à une co-contribution dans un colloque international (Biennale 2004) suivie

d'une co-publication dans Éducation Permanente (2004) avant de collaborer au rapport destiné

au bureau de la formation continue de UP (2005). Puis, dans le cadre de la seconde mission,

une publication (2007) dont le but est de contribuer à la professionnalisation des acteurs de la

VAE, dans le cadre du projet Léonardo, s'est intéressée à des candidats en situation

d'illettrisme.

Les résultats de l'ensemble des quatre travaux sont les suivants. Les trois phases de la

VAE, administrative, accompagnement pédagogique et validation ont été vues comme des

phases d'évaluation dont la fonction est différente. La phase administrative et la phase de

validation ont pour fonction le bilan, le contrôle, en ce qu'elles visent exclusivement à établir

l'adéquation d'un parcours à des normes. Ce qui n'est pas le cas de l'accompagnement

pédagogique, sur lequel la recherche a mis l'accent, et qui a pour but de soutenir la production

singulière d'un cheminement d'un candidat dans un horizon de normes. Une première

conception de l'accompagnement pédagogique a été produite. Des compétences et des savoirs

de l'accompagnateur ont été identifiés. Par ailleurs il a été noté que les référentiels de

formation des diplômes visés par les candidats ne sont pas toujours explicités, et que

47 GRAP = Groupe de Recherche sur l'Accompagnement Professionnel

48 UMR ADEF = Unité Mixte de Recherche Apprentissage Didactique Evaluation Formation

49 UP = Université de Provence

117

l'accompagnateur pédagogique peut avoir pour mission de faire expliciter le référentiel.

L’accompagnateur pédagogique est celui qui 'fait le lien' entre le candidat et le responsable

de diplôme. Sa posture est celle de personne-ressource auprès de l’impétrant, afin qu'un projet

réaliste par rapport au diplôme visé soit posé. Il s’agit de construire avec le candidat, et à

partir de l’identification de ses savoirs d’expérience, une proposition pour laquelle le jury

final reste souverain. Des mises en garde ont été faites contre des dérives observées. Il ne

s’agit pas de trouver la bonne procédure, le 'one best way' qui permettrait à tous les candidats

de réussir la VAE. Il ne s’agit pas non plus de faire du parcours VAE une 'course d’obstacles'

pour sélectionner les meilleurs. Ni d’inventer un dispositif qui permettrait d’identifier ceux

qui auraient les compétences de bases qu’il suffirait alors de tester par un examen, un

diagnostic d’entrée en cursus. De même, la VAE n’est pas une procédure de rattrapage dont le

but serait simplement de faire entrer à l’université. Autrement dit, accompagner le candidat ne

revient pas à le guider strictement vers l’explicitation d’éventuels savoirs d’expérience

correspondant au référentiel du diplôme. Ce n’est pas sélectionner à partir d’un discours

'large' de l’impétrant, les seuls savoirs d’expérience qui peuvent être immédiatement mis en

rapport avec ce référentiel. Il ne s’agit non plus pas d’établir l’adéquation à une liste close de

normes que le jury n’aurait finalement qu’à entériner. L’intention n’est pas d’exercer

strictement un contrôle. Il s’agit plutôt, à partir d’une connaissance du référentiel du diplôme

visé, suffisamment précise même si parcellaire, d’identifier, par le biais de l’explicitation, de

l’anamnèse, un ensemble de savoirs d’expérience du candidat – dont certains peuvent être mis

directement en rapport avec le référentiel donné, d’autres moins directement et d’autres pas –

de manière à constituer, en quelque sorte, un matériau suffisamment 'étoffé' à soumettre à

l’interprétation du jury.

L'étude a montré que pour cela, l’accompagnateur doit avoir des compétences spécifiques.

il doit pouvoir distinguer, identifier différents types de savoirs dont les savoirs

d’expérience informels et les savoirs universitaires,

il doit savoir mener un entretien, dont l'entretien d’explicitation est un exemple,

il doit savoir suggérer la mise en correspondance des acquis de l'expérience avec des

savoirs universitaires, sachant que les acquis de l'expérience ne sont pas identiques à des

savoirs universitaires, mais qu'ils sont susceptibles d'être estimés équivalents par le jury,

il doit pouvoir faire expliciter les points essentiels du référentiel par le responsable du

diplôme, tout en sachant qu’un référentiel n’est pas explicitable dans sa totalité, et que de ce

fait il n’est jamais exhaustif,

118

la VAE n'est pas un simple dévoilement des savoirs du candidat. C'est aussi une

projection dans l'avenir, un travail du projet de ce dernier, une occasion d’apprentissage, et

parfois de valorisation de soi, de prise ou re-prise de confiance, que l’accompagnateur peut

aussi soutenir. L'étude réalisée à l'occasion du projet Léonardo auprès de candidats en

situation illettrisme inscrits dans une démarche VAE (2007), montre que par ce biais, certains

d'entre eux reprennent le contrôle de leur avenir, retrouvent pour partie leur pouvoir

linguistique en réfléchissant sur leur parcours, en l'analysant, et développent le désir de se

former au delà, de se professionnaliser.

L’ensemble des travaux sur l'accompagnement évoqués plus haut, ainsi que deux missions

de formation à l’accompagnement – d’inspecteurs territoriaux (ESEN, 2005-2007) et

d’enseignants de second degré (rectorat de Dijon, 2007-2010) -, ont été à la base de la co-

publication avec Vial (2007) d'un ouvrage chez De Boeck présentant une méthode pour

l'accompagnement professionnel vu comme une pratique d'évaluation, où le guidage maximal

cède la place à un agir questionnant et ingénieux.

2.2.3. L'accompagnement professionnel comme soutien problématisé à

la problématisation

Michel Vial et moi-même avons fait le pari de la possibilité de professionnaliser

l'accompagnement, dans les domaines de l'enseignement et la formation, de la santé, du travail

social et de la VAE, au travers d'une méthode proposée dans l'ouvrage de 2007. Le terme

méthode n’a pas été entendu au sens d’algorithme universel, car nous pensons que

l'accompagnement ne peut être compris comme la stricte exécution de procédures

séquentielles valables quel que soit le domaine, le professionnel, la situation, exécution qui

exclurait toute incertitude et donc tout débat de normes.

Le terme méthode a été compris ici comme un ensemble d’ingrédients que le

professionnel doit s’approprier, combiner, investir in situ. Notre contribution a été d'identifier

quelques-uns de ces ingrédients, c'est-à-dire un ensemble principes épistémologiques,

éthiques et méthodologiques qui « ne garantissent pas nécessairement l’atteinte de la solution, mais

une fois [...] intériorisés, [...] guident efficacement sa recherche en organisant l’activité d’une façon

systématique » (Samurçay & Rabardel, 2004, p. 179). Or, nous l'avons vu, nous avons

considéré qu'il n'existe pas de solution pour accompagner, au sens de 'one best way' qui

119

répondrait à toute question et supprimerait tout débat. Seule une réponse optimale – la

meilleure possible pour un cas précis – peut être envisagée par le professionnel qui

problématise chaque cas in situ, réponse qui ne résulte pas de la stricte copie d'un modèle

antérieur, et qui par conséquent implique de gérer l'incertitude et de s'investir dans des débats

de normes.

Nous avons commencé par dégager quelques caractéristiques de l'accompagnement à

partir de l'étude d'un ensemble de travaux qui touchaient de près cette question [Ardoino

(1990-2000b), Arrivé & Frings-Juton, (2004), Barbier (2000a, b, c) Bastien & Bastien-

Tonniazzo (2005), Beauvais (2004), Bovay (2003), Cifali (1994), De Ketele (1993, 2001),

Devillard (2001), Donnadieu (1997), Forestier (2002), Fustier (2000), Guay (2003), Hatchuel

(2005), Hévin & Turner (2002), Lainé (2005), Lamarche (2003), Le Bouëdec (1998, 2001,

2002), Legrand (1998), Lesourd (1996), Lerbet-Séréni (1999), Lhotellier (2001), Malarewicz

(2003), Martinez (2003), Paul (2004), Ridel (2002), Tourette-Turgis (1996)]. Nous y avons

adjoint nos propres travaux – présentés plus haut – et ceux de nos étudiants, travaux dont il est

à rappeler qu'ils reposent sur le principe méthodologique de l'analyse de l'existant. Nous

avons alors constaté la diversité des domaines concernés par l’accompagnement, la pluralité

des manières d’agir des professionnels, leurs bricolages micro-créatifs qui supposent des

renormalisations, ainsi que les compétences contradictoires qu'ils mettent en œuvre pour, par

exemple, exercer une contrainte à cheminer tout en laissant aux accompagnés un espace

d'investigation et de construction autonome du chemin.

Nous avons également noté l'ambiguïté de ce qui est entendu par accompagnement, à

l'instar de nombreux auteurs, dont Paul (2004, p. 79) qui affirme que l'accompagnement « ne

dit rien de ce qu’on fait en le faisant ». Nous avons en effet remarqué que sous ce terme sont

abritées une large variété de pratiques, dont certaines nous sont intuitivement apparues

étrangères voire contraires à l'accompagnement. Nous avons alors émis l'idée qu'il est possible

de différencier l'accompagnement de ce qui ne l'est pas. Car il nous a semblé important de

pouvoir dire quelque chose de ce qu'on fait en accompagnant.

Pour ce faire, nous avons pris l'option de le considérer sous trois prismes successifs :

l'accompagnement est une pratique d'étayage, l'accompagnement est une pratique

d'évaluation, et l'accompagnement est une pratique de questionnement. Non pas pour le

circonscrire à partir de l'addition de trois points de vue, car alors « l'accompagnement, au sens

fondamental, aurait […] encore échappé » (Paul, 2009, p. 59). Nous avons considéré que

l'étayage, l'évaluation et le questionnement étaient trois de ses dimensions (Deleuze et

120

Guattari, 1980) – et la liste n'est peut-être pas exhaustive. Ce sont trois directions

interdépendantes et toujours présentes même si elles n'apparaissent pas toutes constamment

au grand jour. Nous avons choisi d'étudier l'agencement de ces trois dimensions dans le but de

dégager des principes de l'accompagnement. Les résultats ont été triple : d'abord le repérage

de la posture d'accompagnateur, ensuite l'identification de trois processus qui contribuent à la

dynamique de l'accompagnement – référenciation, orientation par l'action, problématisation –

et enfin la formalisation d'un entretien pour l'accompagnement.

2.2.4. L'accompagnement est une pratique d'étayage

L'un des points communs aux travaux étudiés est que l'accompagnement est une

intervention qui vise à soutenir le cheminement de l'accompagné. Autrement dit, le « laisser-

faire » ou l'effacement maximal y sont étrangers. Cette idée nous a amenés à considérer

l'accompagnement sous l'angle de l'étayage, dans une double référence à Freud (1905) et à

Bruner (1983).

Pour Freud, l'étayage met en jeu la question de la place construite pour celui qui est

soutenu, place où ce dernier pourra – ou pas – se loger en tant que sujet. Dans cette

perspective, il est essentiel de savoir si l'accompagnement est un étayage qui construit une

place de suiveur s'alignant sur le chemin indiqué, ou s'il construit une place de décideur et de

créateur de son propre chemin. Car les finalités sont contraires. Au premier type d'étayage

correspondent des pratiques de guidage maximal (Weil-Fassina, 1979) qui visent l'atteinte

rapide et parfois aveugle d'un but fixé en faisant suivre un chemin imposé. Au second

correspondent des pratiques de guidage moyen (ibid.) qui recherchent la construction

autonome d'un chemin et l'intériorisation de l'action. Nous avons considéré que la question de

la place octroyée par l'accompagnateur permettait de distinguer ce qui est accompagnement de

ce qui ne l'est pas. La question était la suivante : l'accompagnement peut-il imposer un chemin

ou il vise-t-il seulement les cheminements autonomes ? Le corollaire était : le guidage

maximal peut-il être considéré comme accompagnement ? Pour y répondre, nous nous

sommes référés à Le Bouëdec (1998) et à Ardoino (2000) pour qui l'idée d'accompagnement

issue de la révolution rogérienne implique de ne pas diriger, ni conduire ni guider celui qui

chemine. Nous avons alors avancé qu'on ne peut parler d'accompagnement que lorsque la

place octroyée à celui qui est soutenu est celle de décideur-créateur de son propre chemin.

Dans cette perspective, nous avons fait l'hypothèse que l'accompagnement peut être distingué

121

du guidage maximal. Nous avons ensuite relié l'attribution des places de suiveur ou de

créateur à deux postures évaluatives (Ardoino, 1990 ; Vial, 2001) contraires, c'est-à-dire à

deux catégories d'attitudes prises in situ en fonction du projet de l'accompagnateur. Nous

avons alors établi une deuxième correspondance. Au guidage maximal correspond la posture

de contrôleur, de guide producteur de régulations de conformisation stricte à un chemin

présenté de l'extérieur. Au guidage moyen – c'est-à-dire à l'accompagnement – correspond la

posture d'accompagnant, producteur de régulations de soutien à la création de cheminements

propres aux accompagnés, dans un horizon de normes auxquelles il est nécessaire de se

conformer.

Mais l'étayage a été également vu par Bruner comme soutien à certaines fonctions

affectives et cognitives nécessaires aux apprentissages. Cet auteur a associé à l'étayage d'une

part deux fonctions d'encouragement au travail – enrôlement, contrôle de la frustration –, et

d'autre part quatre fonctions concernant la prise en main des éléments de la tâche hors de la

zone de développement proximal – réduction des degrés de liberté, maintien de l'orientation,

signalisation des caractéristiques dominantes, démonstration – afin que l'apprenant se

concentre sur ceux qui restent à sa portée. Ces fonctions essentielles concernent des buts

communs à toutes les pratiques d'étayage, mais n'ont pas pour objet les pratiques

professionnelles qui y conduisent : elles ne peuvent donc instruire sur les pratiques

d'accompagnement. Néanmoins, nous avons gagé que le soutien à l'atteinte de ces buts

affectifs et cognitifs s'organise différemment in situ selon la posture évaluative que prend le

professionnel. Ce pari nous a permis d'avoir en point de mire l’évaluation pendant

l'accompagnement, à partir desquelles trois processus contribuant à sa dynamique ont été

repérés.

2.2.5. L'accompagnement est une pratique d'évaluation

On l'a vu en 2.1., plusieurs modèles d'évaluation ont produit une formalisation des modes

d’interactions pédagogiques de soutien aux apprentissages. L'évaluation formative, formatrice

et l''évaluation système de régulations' font partie en ce sens de l'histoire de

l'accompagnement. Le dernier modèle intéresse plus particulièrement notre propos.

Nous avons considéré que dans l'accompagnement, le professionnel et les accompagnés

construisent tous deux un chemin. Ces chemins ne sont pas identiques et n'ont pas le même

but. L'accompagnateur chemine pour que l'accompagné crée un cheminement, alors que

122

l'accompagné chemine pour construire une réponse à une question nouvelle. Ce faisant, ils

exercent chacun simultanément plusieurs types de régulations. Le professionnel régule in situ

le(s) cheminement(s) du (des) accompagné(s) mais aussi son propre cheminement. Quant aux

accompagnés, ils régulent in situ également, leur propre cheminement, le cheminement des

pairs et par les retours que leur(s) cheminement(s) renvoie(nt), ils contribuent le plus souvent

à leur insu, aux régulations qu'exerce le professionnel.

Ce point de vue d'évaluateur qui était le nôtre a rendu visibles les différentes régulations à

l'œuvre dans l'accompagnement, tant dans leurs objets que dans leurs moments. Par cette

fenêtre, nous avons dégagé trois des processus qui y sont en jeu et qui dynamisent les débats

intérieurs anticipant les renormalisations : processus de référenciation, d'orientation par

l'action et de problématisation.

Le processus de référenciation (Vial, 2001) préside à la construction en acte de la posture

d'accompagnement. Il consiste en une série de choix que le professionnel effectue in situ,

souvent à son insu, à l'intérieur du système de références (ibid.) anthropologiques et

épistémologiques et dont il dispose. Vial a montré que les choix de référence qui permettent

de ‘tenir’ la posture d'accompagnement sont spécifiques et contraires à la posture de guide.

Parmi eux figurent le paradigme holistique (ibid.), la logique de promotion des possibles dans

un horizon de normes, le projet de soutien aux cheminements autonomes, l'éthique de la

relation, l'usage de l'herméneutique, les valeurs humanistes (Vial & Mencacci, 2007).

Le processus d'orientation par l'action concerne quant à lui, le repérage in situ des traits de

la situation qui vont servir à guider l'action. Cette identification dépend des caractéristiques de

la situation et de la façon dont le professionnel les conçoit. Les travaux de l'école russe

d'analyse fonctionnelle de l'activité programmable ont fait de la Base d'Orientation

(Galperine, 1966 ; Talyzina, 1980) une étape préalable à une réalisation séquentielle, base

dont dépend entièrement la qualité du produit. Le processus d'orientation par l'action s'en

distingue en ce qu'il parcourt l'avant, l'après, le pendant de l'action. Il consiste pour le

professionnel à prendre en continu des repères sur la situation, de façon à construire son

action in situ, action dont le but peut être soit prédéterminé, soit construit au fur et à mesure,

soit reconstruit. En ce sens, « la pratique d'accompagnement tranche sur les actions sociales

rationnellement organisées en fonction de l'atteinte d'un but » (Paul 2009, p.55). Les objets de ce

repérage sont le(s) cheminement(s) du(des) accompagné(s) – ses(leurs) aspects cognitifs (et

notamment la problématisation), affectifs, sociaux, relationnels, disciplinaires, didactiques...,

verbaux et non verbaux, ses(leurs) embûches et ses(leurs) avancées. L'orientation par l'action

123

mobilise une intelligence constante et multi-référentielle de la situation, intelligence créative

dont le siège est le corps-soi sensoriellement attentif aux variations de la situation. Le but n'est

pas de faire un passage en revue exhaustif et analytique des aspects des cheminements. Il

s'agit de discerner et de hiérarchiser les caractéristiques qui selon le professionnel

infléchissent le cours de l'action à ce moment-là, et doivent faire l'objet d'une régulation de

conformité ou de nouveauté. Ces caractéristiques sont les facettes du cheminement du(des)

accompagné(s) que le professionnel choisit de privilégier parmi d'autres (Bonniol, 1996).

Nous les avons appelées 'facettes situées' ou 'critères situationnels' parce que c'est la situation

– auquel le professionnel participe – qui les fait surgir de manière plus ou moins planifiable.

Les référentiels situés ainsi constitués sont des artefacts possibles pour penser et pour agir,

artefacts très finement adaptés à la situation qui ne peuvent être utilisés sous cette forme qu'à

cette occasion. Nous avons considéré l'accompagnement comme une pratique d'évaluation

située en ce que le professionnel identifie, choisit, hiérarchise, manipule en permanence des

critères situationnels dont il questionne et débat en acte de la pertinence par rapport à des

valeurs humanistes – autonomisation, développement de l'esprit critique, respect de soi et

d'autrui... Pour cela, et c'est le troisième processus, il doit problématiser.

Nous avons identifié non pas un, mais plusieurs processus de problématisation dynamisant

l'accompagnement. Ces processus sont distincts et interactifs : celui du professionnel et celui

(ceux) du (des) accompagnés. Car l'accompagnement se spécifie en ce qu'il problématise in

situ le soutien à la problématisation : c'est un agir construit pour partie dans l'instant, où

s'observent des habiletés relevant de mètis et de kaïros, non pas pour résoudre un problème

mais pour le poser/construire/élucider, afin que des accompagnés puissent eux-mêmes

poser/construire/élucider-résoudre une question nouvelle. Or, problématiser pour soutenir la

problématisation suppose de mettre en œuvre des pratiques de questionnement différencié qui

peuvent être organisées en entretiens. Ce point de vue nous a amenés à nous intéresser à la

formalisation d'un entretien d'accompagnement.

2.2.6. L'accompagnement est une pratique de questionnement

différencié

Accompagner implique un questionnement différencié car lui seul permet l'exercice du

soutien problématisé à la problématisation. Et il n'y a pas de modèle antérieur à ce type

124

d'entretien. De ce fait il ne peut être standardisé. Le professionnel doit donc le penser et

l'exercer chaque fois de façon nouvelle. Ce qui signifie qu'il ne peut agir 'à mains nues'. Un

ensemble de ressources lui sont nécessaires. Nous avons proposé quelques éléments dont nous

avons gagé qu'ils peuvent devenir des repères efficaces pour organiser un entretien s'ils sont

intériorisés : des compétences, des principes pour sa posture et des techniques de relance.

Nous avons mis en évidence trois compétences : créer l'entente – passer un contrat,

instaurer d'un espace de confiance et de fiabilité - ; problématiser le soutien à la

problématisation ; favoriser le retour sur l'appris. Ces compétences reposent sur des principes

éthiques et épistémologiques spécifiques à la posture de l'accompagnant en entretien. Pour les

identifier, nous nous sommes référés aux formalisations des entretiens de Rogers (1996).

Nous y avons emprunté les principes de respect et d'empathie. Mais nous nous sommes

démarqués des deux autres parce qu'ils ne se prêtent pas au soutien problématisé à la

problématisation. Ainsi la 'neutralité bienveillante' a été remplacée par la 'présence à l'autre'

car l'accompagnateur ne gomme pas sa présence mais s'engage activement dans les questions

jusqu'à donner son avis. L’'orientation' a été substituée à la 'non directivité' en ce que le

professionnel s'autorise à intervenir dans la réflexion de l'accompagné, non pas pour imprimer

une direction à suivre mais pour organiser des espaces successifs d'investigation plus ou

moins larges. Pour cela, il se donne des moyens de pénétrer dans le monde de l'accompagné.

Nous avons alors puisé dans l'entretien compréhensif de Kaufmann (1996) le principe

d''intropathie'. Pour opérationnaliser ces cinq principes, nous avons proposé plusieurs types

d’interventions possibles pour le professionnel, comme la réitération, la reformulation et le

soutien empathique lesquelles sont communes à tous les entretiens. Nous y avons adjoint des

relances qui spécifient l'entretien d'accompagnement en ce qu'elles suscitent la

problématisation : souligner des contradictions, soumettre un avis possiblement divergent,

engager à considérer d'autres points de vue, compromettre le pré-construit...

2.2.7. Synthèse partielle sur l’accompagnement professionnel comme

soutien problématisé à la problématisation

Un nouvel agencement des processus identifiés m'apparait nécessaire, en commençant par

considérer l'étayage selon Bruner comme l'un des processus de l'accompagnement. Ce dernier

on l'a vu, permet notamment de repérer et d'installer plus finement la Zone de Proche

125

Développement (ZPD) du (des) accompagné(s) in situ. L'idée est que le processus de

problématisation pour la problématisation ne pourrait être exercé que lorsque l'étayage est à

l'œuvre – c'est-à-dire lorsque la délimitation et l'installation de la ZPD est stabilisée. Et il en

est de même pour les deux autres processus. Autrement dit la référenciation, l'étayage et

l'orientation par l'action seraient des conditions de possibilité de la problématisation pour la

problématisation.

L'accompagnement est ensuite apparu comme une pratique où le professionnel chemine

pour que l'accompagné chemine, réinvente pour qu'il réinvente, s'oriente pour qu'il s'oriente,

problématise pour qu'il problématise... En somme une pratique où se repèrent une succession

de processus 'au carré' dont la liste ci-dessus n'est peut-être pas close. Il est tentant de croire

qu’in fine, l’une des spécificités de l'accompagnement résiderait là. Accompagner comme

'partager son pain' signifierait-il partager en même temps et dans une sorte d'interdépendance

des processus similaires qui permettent de se développer, de se construire, processus

analogues mais clairement distincts car ils n'ont ni les mêmes objets ni les mêmes buts ?

Pourtant, le professionnel ne partage pas seulement des processus analogues à ceux de

l’accompagné. D'une certaine manière, il 'partage' aussi les processus de l'accompagné. Car

dire qu'accompagner c'est refuser d'imposer un chemin à l’aveuglette, ne signifie certainement

pas ignorer ce chemin. L'analyse des pratiques existantes montre que les professionnels se

penchent sur les cheminements des accompagnés comme s'ils faisaient le trajet vers la

réponse pour la première fois, mais en empruntant les chemins construits par ces derniers. Ils

sont alors des compagnons de route particuliers parce qu'avisés, c'est-à-dire capables de

reconnaître au fur et à mesure certaines embûches et pistes possibles, et donc de questionner

éventuellement les orientations prises, d'aiguiller, de baliser, de réguler. Mais ils sont

également ceux qui ont 'en tête' un ensemble de critères, une trajectoire propre, une réponse,

en somme un argumentaire non pas comme un chemin à imposer mais comme une référence

indispensable à laquelle ils adossent leur action et sur laquelle ils règlent leur improvisation

(Jobert, 2000). Accompagner semble donc impliquer une sorte de dédoublement : d'une part

saisir de l'intérieur les cheminements des accompagnés et simultanément d'autre part, se

référer à l'argumentaire 'dans la tête' pour organiser la problématisation. L'hypothèse selon

laquelle le dédoublement est un autre des processus de l'accompagnement m'apparaît

plausible. Elle est renforcée par les travaux de Porcher (1998) qui mentionne que la qualité́

primordiale du professionnel expert est l'aptitude à se mettre à la place de l'autre, à se

décentrer, en même temps que d'être celui qui sait et qui soutient.

126

Trois processus – référenciation, orientation par l'action et dédoublement – seraient ainsi

au service de la problématisation 'au carré'. Cette précision des processus en jeu m'invite à des

questions nouvelles.

La première revient sur le problème auquel est le professionnel est confronté. Depuis le

début de nos recherches sur l'accompagnement, nous sommes partis de l'idée que le problème

de l'accompagnateur est de faire en sorte que l'accompagné décide et crée son propre chemin.

A s'y pencher de plus près, je constate qu'un tel problème est plus complexe qu'il n'y paraît.

Car il consiste à installer la confiance, à faciliter l'appropriation du problème de l'accompagné

pour qu'une signification en soit construite, à soutenir l'examen critique de ses aspects et de

ses conditions, à inciter à la formulation d'hypothèses, à contribuer à l'élaboration d'une vision

de ce qui est possible et de ce qui n'est pas possible de faire, à pousser la réflexion pour

susciter l'argumentation, la réfutation, la production d'arbitrages amenant la création d'une

réponse... Autrement dit l’accompagnement suppose de traiter non pas un seul mais une suite

indéfinie de problèmes agencés. De là, plusieurs questions se posent. Qu'est-ce que la

problématisation lorsqu'on a affaire à un problème 'en grappe' qui conserve une forte unité

dans sa multiplicité ? S'agit-il d'un processus unificateur qui agencerait en une sorte de

scénario une multiplicité de processus de la forme position-construction-quête de la réponse ?

Ce point mérite réflexion.

La seconde question revient sur l’ensemble de mon travail qui, depuis la thèse, tend à

montrer que le soutien problématisé à la problématisation – tel que je l’ai conçu notamment

avec les apports de l’évaluation et de l’ergologie – favorise l’apprentissage, qu’il contribue à

l’efficacité des pratiques. Pourtant deux considérations m’amènent à nuancer cette hypothèse.

1. Depuis le départ j’ai étudié le soutien problématisé à la problématisation dans une visée

généraliste50

. J’ai recherché des principes communs à l’ensemble des disciplines, quels que

soient le professionnel et l’apprenant. Avec ce point de vue, j’ai pu mettre au jour les

pratiques de questionnement, les ingéniosités éducatives… Pourtant, lorsqu’après ma thèse

j’ai commencé à expérimenter l'outil d'analyse dans plusieurs autres situations d'enseignement

et de formation, j’ai pensé que l’outil devait pouvoir laisser la place à une spécification en

fonction de la didactique de la discipline et en fonction du type d’apprenant. C’est la raison

pour laquelle j’ai intégré GESTEPRO en 2008, groupe qui étudie l’activité des enseignants et

des apprenants dans les enseignements scientifiques, technologiques et professionnels

50 Je suis un ancien professeur des écoles : c’est la raison pour laquelle mes travaux à leurs débuts se sont

intéressés à ce qui est commun à toutes les disciplines.

127

(ESTP), dans le primaire, le secondaire ou le supérieur, aussi bien dans les cursus d’éducation

générale que de formation professionnelle. Je me suis alors familiarisée avec la didactique de

ces disciplines au travers des travaux qui y étaient menés. Depuis, je me pose deux questions :

- qu’est-ce que l’outil analyseur des interactions régulatrices peut amener à l’étude des

ESTP ? Le soutien problématisé à la problématisation, l’agir ingénieux, l’élargissement

ergologique de la régulation peuvent-il intéresser ces recherches, et comment ?

- et réciproquement, qu’est-ce que les recherches en ESTP peuvent amener à mes résultats

« généralistes » ? Comment peuvent-elles les « altérer », les spécifier… ?

Une publication (2012)51

réalisée avec Chatoney52

a étudié l’agir ingénieux en éducation

technologique. Elle m’incite à faire l’hypothèse que les enseignants de cette discipline font

souvent usage d’une habileté qui consiste à laisser aller les élèves dans des impasses pour

qu’ils les referment. Peut-on suivre l’idée que l’agir ingénieux en éducation technologique

prend une forme différente de celui d’autres disciplines ?

2. Les travaux de Kirschner et al. (2006) analysent ce qu’ils annoncent comme l’échec du

constructivisme : la pédagogie de la découverte, l’enseignement à base de problème, la

démarche fondée sur l’investigation53

. Ils montrent que laisser des novices résoudre seuls des

problèmes en utilisant une MDT54

à capacité́ limitée entraine une forte charge cognitive qui

ne permet pas l’accumulation de connaissances en MLT. Or, poursuivent-ils, enrichir les

connaissances en MLT et automatiser une partie d’entre elles afin de libérer des ressources

pour la MDT représentent le but de l’enseignement : sans guidage cet enrichissement est pour

eux compromis. Ma position est nuancée quant aux conclusions de Kirschner et al. Ce n’est

pas le constructivisme qui est à questionner, mais les pratiques d’intervention minimale qu’on

lui a associées et qui en effet conduisent à l’échec. L’accompagnement comme soutien

problématisé à la problématisation n’est pas une pratique d’effacement maximal :

l’accompagnateur intervient au moins autant que le guide, mais pas dans le même but, ni de la

même manière (cf. les pratiques de questionnement). Ce n’est pas non plus, on l’a vu, une

pratique de guidage maximal – lequel a des effets connus (Weill-Fassina, 1979). Je fais le pari

que l’accompagnement peut convenir à la pédagogie de la découverte, à la pédagogie par

projet, à la pédagogie active, à l’enseignement par problème et à la démarche fondée sur

51 Mencacci, N., Chatoney M. (2012) : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations

en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du

Développement, Skolê, volume 17, 191-201 52

Membre de GESTEPRO : son domaine de compétences est l’éducation technologique 53

Ces enseignements sont largement étudiés à GESTEPRO 54

Rappel : MDT = Mémoire De Travail ; MLT = Mémoire à Long Terme

128

l’investigation, dans des modalités particulières qui restent encore à trouver, notamment pour

tenir compte de la surcharge cognitive.

Sur ce dernier point, les résultats de Kirschner et al me semblent néanmoins importants.

Ils mettent opportunément la focale sur les limites de certaines capacités cognitives dans

l’apprentissage. Cet aspect m’a amenée à me demander comment penser ou repenser

l’efficacité dans le cadre de l’ESTP, du soutien, des aides à destination d’apprenants à BEP

dont les capacités cognitives seraient peu efficientes ou troublées. C’est l’objet du second axe

de recherche que je souhaite organiser et que j’exposerai dans la troisième partie de cette note

de synthèse.

129

2.3. Troisième axe : une spécification de l'agir ingénieux

Après avoir montré l'aspect générique à une variété de pratiques éducatives des cinq

critères de l'outil d'analyse, mes travaux se sont centrés à nouveau sur l'enseignement et la

formation.

Pourquoi ce retour ? Il est du à ma nomination en tant qu'enseignant-chercheur à l'IUFM :

IUFM de Nice de 2006-2010, et IUFM d'Aix-Marseille où j'exerce depuis 2010. Dans un

premier temps, les pratiques questionnantes55

et ingénieuses56

ont été spécifiées, notamment

dans leur caractère énigmatique57

. Une réflexion a ensuite été conduite sur la possibilité de

leur introduction dès la formation initiale58

. J’ai fait avec Nadeige Chauvot, une première

étude de l’agir ingénieux à destination d’élèves à BEP59

. Enfin, dans la perspective de poser la

question de l'impact de la didactique des disciplines sur ces pratiques, j'ai mené une première

étude sur l'agir ingénieux en éducation technologique (201060

, 201261

).

L'ensemble de ces résultats sont rassemblés dans le chapitre d'un ouvrage collectif publié

chez Octarès en 201462

, dirigé par Patricia Remoussenard, préfacé par Yves Schwartz et

postfacé par Pierre Pastré.

55 (2004) Caparros-Mencacci, N. Les pratiques de questionnement de l’enseignant, en situation », 5° Congrès

International AREF, n° 64, Paris, 31 août & 1, 2, 3 et 4 septembre 56

(2010) Mencacci, N. & Guelidi, C. (2010) Construire une limite pour prendre la classe en main, Le cas de

Camille : la limite qui donne corps, Le travail des limites dans la relation éducative : Aide ? Guidage ?

Accompagnement ? Analyse de pratiques, Paris : L’Harmattan, 31-57 57

(2006) Caparros-Mencacci, N. Le caractère énigmatique des ingéniosités éducatives de l’instant », 8°

Biennale de l’Education et de la formation, n° 71, Lyon, 11, 12, 13, 14 avril 58

(2007) Mencacci, N. : Les ingéniosités de l’instant comme objet d’analyse des pratiques professionnelles ?

Continuités et ruptures entre évaluation des pratiques et évaluation de l'analyse des pratiques professionnelles,

Symposium pour l’AREF, Strasbourg, 28-31 août 59

(2010) Chauvot, N. & Mencacci, N. : Identifier les habiletés éducatives et gestes professionnels d’ajustement

d’un Auxiliaire de vie scolaire accompagnant un élève autiste, Review of science, mathematics and ict, 1, 27-40. 60

(2010) Mencacci, N. Les ingéniosités des professionnels de l’éducation, Symposium Dimensions cachées,

dimensions clandestines du travail, des concepts pour penser le travail éducatif ? Actualités de la recherche en

éducation et en formation, Congrès AREF, Genève, 13-16 septembre 61

(2012) Mencacci, N., Chatoney M. : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations

en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du

Développement, Skholê, volume 17, 191-201 62

(2014) Mencacci, N. : Les ingéniosités partiellement clandestines des professionnels de l’éducation, En quête

du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques, Toulouse : Octarès, pp. 67-83.

130

2.3.1. Des caractéristiques générales spécifiées

J’ai nommé ‘ingéniosités éducatives’, des savoirs du cœur du métier, très peu dissociables

du faire, créés par les praticiens eux-mêmes, dans l’instant, par et pour une occasion

particulière saisie sur le moment, et pour celle-là seulement.

Le terme « inapparent » en désigne un autre aspect : ils sont peu visibles, peu perceptibles

de l’extérieur, sauf si on les regarde « à la loupe » et avec un œil averti. Le peu de visibilité de

ces savoirs est du à trois de leurs caractéristiques. La première est qu’ils sont fugitifs. La

seconde qu’ils ont leur siège dans le corps-soi lequel rend impalpables certains d’entre eux et

en laisse d’autres se manifester, notamment – on le verra plus loin – par le biais de registres

d'interaction comme la voix, les mimiques, les déplacements... La troisième est qu’ils sont le

résultat d'une combinaison chaque fois nouvelle, fortement singularisée et liée au contexte,

peu anticipable et peu récurrente, d’où la difficulté à les identifier dans l’instant. S'ils sont peu

visibles de l'extérieur, ils le sont aussi de l'intérieur, à des degrés variés, puisqu’ils peuvent

être non conscients jusqu’à pleinement conscients. Ce qui explique qu'ils ne font pas l’objet

d’enseignement ni de contrôle institutionnel. Pourtant, ils participent à la mise en œuvre de

savoirs théoriques, académiques, savants, scientifiques qui eux sont exogènes, conscients,

stables et sont objets d’appropriation et de contrôle, le plus souvent hors action.

Les ingéniosités éducatives que j’ai étudiées sont spécifiques à ces instants précis où les

professionnels accompagnent des élèves ou des formés, qui sont devant une question qui les

déstabilise, et qui les oblige à faire autrement voire autre chose que ce qu’ils savent déjà faire.

Autrement dit, à ces instants précis où ils ont quelque chose de nouveau à apprendre, et où ils

doivent renormaliser – c’est-à-dire remanier, réorganiser des connaissances antérieures, par

élargissement ou par rupture, afin d’en acquérir de nouvelles. Or, mes travaux ont pointé que

ces instants ne sont pas programmables, tant dans leur moment d’apparition que dans leur

contenu. Car les apprenants procèdent eux-aussi à des arbitrages – c’est-à-dire à des choix à

des décisions d’agir face à un problème – qui ne peuvent être entièrement anticipés.

131

2.3.2. Le flou et l’incertitude dans l’agir ingénieux

J’ai recours aux notions d’incertain et de flou pour comprendre l’agir ingénieux des

professionnels enquêtés, dont je rappelle qu’ils sont expérimentés. Ces derniers se trouvent

face à une incertitude « au carré » : l’incertitude des élèves (qui ne connaissent pas la réponse)

et leur propre incertitude (ils ne peuvent entièrement anticiper leur action puisqu’ils ne savent

pas exactement ce que les élèves vont faire).

L’ensemble des recherches que j’ai menées montrent que les professionnels gèrent cette

incertitude plutôt qu’ils ne la réduisent. Ils l’installent momentanément, l’entretiennent, la

contiennent afin de favoriser les processus d’apprentissage. Par exemple, au lieu de guider

strictement les apprenants vers la réponse qu’ils ont dans la tête, certains professionnels les

laissent aller d’abord dans des impasses pour réfuter ensuite avec eux les voies infructueuses.

Pour agir ainsi, ils recourent dans l’instant à deux sortes de savoirs, qu’ils maintiennent

ensemble et à partir desquels ils instaurent un dialogue : d’une part des savoirs exogènes

codifiés tels que des savoirs disciplinaires, des savoirs experts…– la réponse qu’ils ont dans la

tête et les stratégies qui permettent d’y parvenir –, et d’autre part des savoirs endogènes

investis tels que des répertoires d’habiletés mémorisées, des procédés – tendre un piège,

bousculer les certitudes, laisser aller dans des impasses et les éliminer. Car :

l’expérience […leur] donne une vision plus étendue. L’esprit lesté de tous les savoirs

accumulés au cours des ans, il[s] peu[ven]t explorer à l’avance les voies de l’avenir, peser le

pour et le contre, se décider en connaissance de cause. (Détienne & Vernant, 1974, p. 23).

Gérer l’incertitude consiste pour les professionnels à anticiper avec rapidité leur action de

plusieurs manières possibles, à partir de ce qu’ils saisissent des cheminements des apprenants

et de ce qu’ils en interprètent, sans déterminer tout à fait ces actions, sans en choisir une a

priori. C’est là que réside le flou : dans l’indétermination partielle de leur action, et dans la

suspension de décision qui accompagne la délibération. Ils ne savent pas précisément ce qu’ils

vont faire ni quand, mais ils instrumentent (Rabardel, 1995) leur future action en faisant appel

aux réserves d’alternatives qu’ils ont constituées avec l’expérience. Le flou ne signifie pas ici

vacuité, trop-plein, hasard, confusion ou inconsistance. Au contraire, le flou résulte de la

construction d’une pensée dense qui sélectionne un panel d’instruments pertinents pour

interpréter et pour agir, et qui délibère dans l’instant sur l’opportunité d’utiliser ou d’agencer

132

un ou plusieurs d’entre eux, afin de parer à telle ou telle éventualité. Le flou cesse lorsque la

situation permet la prise de décision. L’hypothèse est avancée ici que la création d’un horizon

flou d’instruments d’interprétation et d’anticipation est, paradoxalement, une condition

d’efficacité de l’action.

Gérer l’incertitude (Ginestié, 2005) des apprenants et créer un horizon flou suppose pour

le professionnel d’instaurer in situ un espace de travail communément consenti où il instille

tout à la fois la confiance et le doute. C‘est là qu’il recourt à des ingéniosités éducatives, des

savoirs habiles. Cependant, il n’y a pas de « prêt à faire ingénieux». Il n’y a pas non plus de

« prêt-à-dire », sauf des métaphores, par l’intermédiaire desquelles le vécu peut être verbalisé.

A titre d’exemple, je citerai certaines d’entre elles, recueillies au cours des recherches : ‘faire

accrocher élèves au problème’, ‘créer des moments d’intimité protégée’, ‘faire en sorte qu’ils

« lâchent les baskets au prof »’, ‘tâter le terrain’, ‘les faire mariner’, ‘les faire mijoter’, ‘les

laisser aller dans des impasses pour qu’ils les referment’, ‘leur tendre des pièges’, ‘bousculer

les certitudes’, ‘donner un coup de pied dans la fourmilière’, ‘mettre la pagaille dans ce qu’ils

savent’, ‘installer le désordre’, ‘semer le doute’, ‘créer le suspens’.

2.3.3. Une approche méthodologique pour l’étude de l’agir ingénieux

Une approche méthodologique composite a été construite pour élucider ces savoirs

investis. Il a d’abord été procédé à l’enregistrement audio-visuel de situations d’enseignement

ou de formation universitaire professionnalisante où les apprenants sont devant une question

qui demande des renormalisations. Depuis le début de mes travaux sur les ingéniosités, une

vingtaine de situations ont été enregistrées. Des observations ont ensuite été faites, suivies

d’entretiens-post repérage-ancrage (Durrive, 2005). Les enseignants et formateurs devaient,

dans un premier temps de repérage, déterminer les normes antécédentes présentes au moment

où la séance a débuté, puis dans un second temps d’ancrage, identifier les renormalisations

fines opérées dans l’instant. Une analyse de contenu (Bardin, 2003), a combiné quatre types

d’analyse – thématique, énonciation, expression et manifestations extralinguistiques

(mimiques, onomatopées, tonalité et couleur de la voix, déplacements du corps, gestes…) –,

pour traiter l’ensemble du matériau recueilli. Il s’est alors agi de mettre à l’épreuve du terrain

une première caractérisation de deux types de savoirs, dont on avait fait l’hypothèse qu’ils

étaient à l’œuvre chez les enseignants et les formateurs : mètis et kaïros.

133

2.3.4. L’exemple de l’étude des ingéniosités éducatives de Pierre,

enseignant en éducation technologique

A titre d’exemple, un moment extrait d’une séquence d’éducation technologique63

va être

étudié ici. Quatre élèves de collège (13 ans) doivent, à partir d’un cahier des charges,

concevoir un consigneur qui permettrait à la fois l’usage d’un jeton de caddie et la mise au

point d’un petit message publicitaire. Pierre (P) est l’enseignant. C’est la première séance. Le

moment choisi est celui où les élèves doivent s’emparer du problème après que l’enseignant

leur ait expliqué les contraintes et distribué le matériel. Il est transcrit dans la colonne de

gauche du tableau. La deuxième colonne est un extrait de l’entretien-post repérage-ancrage

mené avec le même formateur à ce propos. Les deux colonnes suivantes présentent une

analyse simultanée des données en fonction du cadre de la pensée mètis et de l’intelligence du

kaïros.

63 Cette séquence a été extraite d’une étude menée par Laisney, P. (2009), puis re-travaillée.

134

Matériau recueilli

(P=formateur, E= Elève, C= chercheur)

Analyse

Transcription

interactions Formateur-

Elèves

Entretien-post

repérage-ancrage

kaïros

mètis

deux minutes après le

début de la séance

P : Alors maintenant je vais

me taire, je vais vous

laisser un petit peu relire

ces documents, vous

imprégner un peu de la

tâche qui vous est

proposée, vous avez du

temps, on a une heure. Et

puis dans un petit moment,

je viendrais voir où vous en

êtes pour voir un petit peu

les premières idées qui

apparaissent. Je vous

donne enfin des réglets qui

vous permettent de tracer

ou de prendre des mesures.

OK ?

E3 : Mais ce n’est pas

possible, ils ne peuvent pas

dire que le jeton fait 23,5 et

la publicité 52 par 35 ?

E1 : Il faut chercher !

P : Débattez de cela entre

vous ! Pour l’instant, je ne

réponds pas.

E4 : Mais en plus c’est

petit, donc on peu l’avaler !

P : Regardez un peu les

contraintes qu’on vous

donne et ce qu’il est

possible de faire.

E3 et E4 travaillent

ensemble

E2 : Monsieur, dans la

lettre ils disent que le

jeton… en fait il faut voir

la publicité sur le jeton

P. Je veux pas que les élèves

essaient de trouver la

réponse du prof. Je veux

qu’ils explorent eux-mêmes

et en collaboration

puisqu’ils sont quatre. Et je

souhaite qu’il y ait une vraie

collaboration pour trouver

les pistes de solution. Donc

l’idée c’est que je vais

essayer de les induire le

moins possible vers la

solution Et surtout de ne pas

refermer trop tôt les pistes

dont je sais pertinemment

qu’elles vont être des

impasses. […]

P. Là une élève cherche à

me presser de questions.

Peut-être dans un réflexe

classique d’élève : on

cherche d’abord à montrer

au prof que le problème est

impossible. Je suis content

d’avoir une élève qui a le

sentiment, feint de sa part ou

réel, qu’il n’y a pas de

solution. Parce que je me dis

là, ils se rendent compte

qu’il y a peut-être un

problème et qu’il va falloir

échanger avec les camarades

pour essayer de…[…]

J’essaie, dans un premier

temps de ne pas leur

répondre et de leur dire

« ben là, faut s’approprier

les contraintes du

problème »

I. C’est quand même un

Débat de normes :

laisser les élèves

construire le problème

et non pas faire

trouver la réponse du

prof

Signaux d’alerte : les

élèves commencent à

percevoir le problème

Refus de donner la

réponse

Première tentative

explicite de retrait

Refus de donner la

réponse

Seconde tentative

explicite de retrait

135

quand on le met dans le

consigneur ?

P : Oui.

E2 : Mais le problème c’est

que dans les contraintes ils

disent que le consigneur on

ne peut pas le changer !

Mais on ne peut pas le voir

alors le truc, il faut le…

P : Et bien c’est là tout le

problème !

E2 : Ah, c’est ça qu’il faut

trouver… le problème…

P : Et oui.

E2 : Et bien il faut le

couper alors le truc…

(consigneur)

E1 : Et non ! Ah, j’ai

compris moi !

P. Peut-être que vous allez

arriver à la conclusion qu’il

n’y a pas de solutions !

Mais c’est un peu tôt !

Vous n’avez pas encore

regardé de près tout ça

pour affirmer qu’il n’y a

pas de solution.

P : Quand quelqu’un a une

idée, exposez la aux autres

et débattez de cette idée

mensonge que tu leur dis,

plus loin, quand tu dis qu’il

n’y a peut-être pas de

solution. Tu sais bien qu’il y

en a une. Tu mens !

P. Tout à fait. C’est un

mensonge honnête, dans le

sens où je pense qu’il est

utile à ce moment–là, pour

que l’élève s’engage dans

l’action. Il est peu probable

que l’élève se dise qu’il n’y

a pas de solution. Puisqu’on

est dans le cadre de l’école

et que ça fait partie du

contrat, quoi !

I Si je traduis bien, tu feins ?

P. Oui, dire qu’on ne sait

pas s’il y a une solution ou

pas, il y a une certaine

feintise.

I. Mais tu es sûr que les

élèves ne sont pas au

courant de ta feintise ?

P. Je pense que dans le cadre

scolaire les élèves font

l’hypothèse que si

l’enseignant pose un

problème, c’est qu’il a une

réponse. Et ça va même plus

loin : ils savent très bien que

j’ai la réponse

I. Vous feignez donc tous

les deux

P. Oui, c’est mon hypothèse

I. C’est un jeu, donc ?

D’une certaine manière.

Après je ne sais pas si tous

les élèves acceptent de

rentrer dans le jeu de la

même manière […] A ce

moment du dispositif, je

n’en ai aucune idée, mais

intérieurement, je suis un

peu content qu’ils aient ce

genre de réaction.

Flair

Prise de décision

d’agir : les élèves

cernent le problème, ils

peuvent s’en emparer

indices pour gérer sa

propre incertitude : il

lit, évalue dans

l’actualité de l’instant,

le travail de dévolution

des élèves

Troisième tentative

pour que les élèves

s’emparent du

problème en

produisant un

« mensonge

honnête »

Feintise

déguisement

Tentative efficace

La feintise est

partagée

C’est une feintise

ludique partagée.

Transcription 6. Extrait d'une séquence d'éducation technologique au collège

136

Dans le cas évoqué ci-dessus, l’entretien-post montre que l’enseignant en technologie a

créé une ingéniosité, en inventant un « mensonge-honnête » au moment où il a compris, au

travers des questionnements répétés d’une élève, que le problème commençait à être formulé

correctement et que les élèves étaient prêts à s’en emparer. A partir de cette évaluation

instantanée de la situation (habileté prudente) il a créé une feintise ludique partagée, par le

biais de laquelle a signifié efficacement aux élèves son refus de donner la réponse – malgré

leurs deux tentatives antérieures. L’enjeu est pour lui de sortir du pilotage par la réponse et

entrer dans le pilotage par l’activité (Ginestié, 2005).

Les lignes qui suivent exposent quelques résultats issus de l’ensemble des situations

étudiées.

2.3.5. L’usage de mètis et kaïros en situation éducative

Le premier résultat de l’analyse combinée des divers matériaux recueillis est qu’en

situation problématique, le professionnel peut avoir recours à la pensée mètis et à

l’intelligence du kaïros pour créer, chaque fois, une manière nouvelle de susciter et de

soutenir la disposition des apprenants à réorganiser leurs connaissances.

2.3.6. Identification et caractérisation d’habiletés prudentes et de tours

habiles

Il a été montré que mètis et kaïros se déploient sous forme d’habiletés fugitives, de savoirs

finement ajustés à la situation, à « usage unique », qui permettent au professionnel de taper

juste, d’arriver aisément à ses fins, en évitant d’imposer une stratégie ou une réponse. Deux

types d’habiletés ont été distingués. Les premières relèvent de l’intelligence du kaïros et ont

été appelées « habiletés prudentes » en ce qu’elles combinent d’une part l’attention,

l’anticipation, l’estimation du pour ou contre, la retenue et d’autre part l’agilité. Les

deuxièmes, nommées « tours habiles », ont été rattachées à la pensée mètis. Des catégories

générales d’habiletés prudentes et de tours habiles ont été identifiées et regroupées dans les

tableaux exposés ci-dessous.

137

vigilance sensorielle : attention sensorielle

continue à des signaux, considérés comme

des indicateurs à partir desquels des

évaluations de la situation sont possibles.

Le praticien est un observateur prudent et averti.

Il mobilise constamment son corps, sensoriellement

attentif aux variations de la situation.

Il prend une succession de micro-décisions : décision

d’agir, et décisions sur le « comment agir » (la ruse) dans

l’instant, pour préparer ou réguler la situation.

Collaboration kaïros-mètis

Son agir professionnel est imperceptible, et apparaît

seulement lorsqu’il cesse.

Flair : identification de signaux d’alerte

puis de signaux décisionnels, lesquels

obligent la prise de décisions. 64

Autonomie : action sur les « règles du jeu »

en vue de poser une règle différente des

règles antérieures.

Anticipation : suppositions sur ce qui va

arriver, et adaptation par avance de

l’action.

Discernement : retenue judicieuse en

situation, dans les paroles et dans l’agir,

pour prendre une série de micro-décisions

concernant les embûches à éviter et les

pistes à privilégier.

Accroche : réinvention, en situation, d’un

discours prévu, en prenant prioritairement

en considération les réactions instantanées

des apprenants, de manière à réguler son

exposé quitte à le recomposer en partie.

Tableau 22. Les catégories d'habiletés prudentes identifiées

64

Pour illustrer la vigilance sensorielle et la distinguer du flair, on rapportera l’exemple donné par un

enseignant de primaire (élèves de 7-11 ans). « Quand je suis en classe et que j’entends le bruit d’un stylo qui

tombe par terre, j’y suis vigilant (vigilance sensorielle), mais sans plus. Je n’interviens pas a priori parce que je

pense que c’est peut-être le cours normal des choses. Mais si le stylo tombe quatre ou cinq fois d’affilée, alors là,

c’est un signal, c’est que quelque chose se passe (flair). Et je dois immédiatement m’y intéresser, pour savoir si

je dois agir et de quelle manière. Sinon je peux rater quelque chose d’important »

138

Polymorphie, déguisement : revêtir toutes

les formes, sans rester prisonnier d’aucune,

dans une intention précise.

Le praticien joue avec son corps

Retrait, dissimulation : mise en retrait,

pour voir sans être vu.

Refus de donner la réponse : refus de

donner des conseils, d’apporter les

solutions. Se retenir de donner pour laisser

l’initiative.

Le praticien joue avec son savoir

Manquement : ne pas être exactement là où

on est attendu, mais juste à côté.

Le praticien joue avec les attentes des apprenants

Création de la surprise : création d’un

instant de déséquilibre par l’instauration

d’un écart entre ce que le sujet attend et ce

qui se produit dans la réalité.

Retournement : laisser l’apprenant

déployer ses certitudes et en profiter pour

compromettre le préconstruit.

Tableau 23. Les catégories de tours habiles

2.3.7. Des habiletés incarnées

Mais les catégories telles qu’elles sont décrites ci-dessus ne rendent pas compte de l’usage

qu’en font les professionnels. Car les habiletés ne sont pas des « coquilles vides » : elles sont

incarnées. Chaque professionnel crée une habileté en « investissant » une ou plusieurs des

catégorie(s) d’une manière qui lui est propre, qui dépend tant de son histoire, que de celle du

groupe avec lequel il travaille ici et maintenant. Il investit l’habileté par un « mode de faire »

où il se sent à l’aise. Et si elle réussit, il aura tendance à y être fidèle, à la renouveler. Il se

construit donc, chez un même professionnel, une sorte de permanence dans la façon

d’incarner les habiletés qui participe de sa signature professionnelle.

2.3.8. La constitution de répertoires d’habiletés par le professionnel

Pour mettre opportunément en œuvre les habiletés et les incarner, l’enseignant dispose de

plusieurs registres permettant d’interagir avec les élèves : le verbe, les mimiques, l’intonation,

139

la couleur de la voix, les onomatopées, les déplacements des corps, les gestes, la perception

du climat de la classe, de la charge émotive d’un groupe…. Ces registres font appel à son

corps-soi, cette « unité énigmatique de l’expérience humaine, à la fois corps biologique et point

d’emprise spirituelle des valeurs du vivre humain » (Schwartz & Echternacht, 2009, p. 32). Il a

potentiellement la capacité de se servir de n’importe lequel de ces registres et de plusieurs à la

fois. L’enseignant ou le formateur va ainsi se constituer peu à peu deux répertoires d’habiletés

« habitées » : l’un relevant de kaïros et l’autre de mètis. Il garde en lui ces répertoires de

façon qu’ils soient mobilisables pour un nombre indéfini de situations. La création d’habiletés

de l’instant joue entre permanence et variabilité.

2.3.9. L’agencement des catégories d’habiletés : une organisation

hiérarchique

Il a été constaté que, dans des circonstances analogues, non seulement aucun des

enseignants ne mobilise les mêmes catégories d’habiletés que l’autre, mais aussi qu’un même

enseignant ne va pas reproduire l’agencement antérieur. L’analyse montre que, plus ou moins

consciemment, les enseignants « choisissent » certaines catégories. L’organisation n’est donc

pas purement linéaire mais elle est hiérarchique. Cette dernière est plus efficace que la

première, car elle peut être régulée en en cas de non réussite. Ce qui rend possible une

augmentation indéfinie des possibilités d’apprentissage des ingéniosités.

140

Anticipation

Ingéniosité éducative =

combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles

Retrait

Dissimulation

Manquement

Retournement

Découvrir

autre chose

que le cherché

Polymorphie

Déguisement

Création de

la surprise

Flair

Accroche

Vigilance

sensorielle Discrétion

Discernement

Habiletés prudentes

Fonction d’anticipation

Tours habiles

Fonction de mise en oeuvre

Autonomie

Refus de donner

la réponse

Figure 8. Une formalisation spiralaire de l'agencement et de la combinaison des

habiletés dans l'instant

Habiletés prudentes et tours habiles se combinent chaque fois de manière nouvelle et

partiellement imprévue, sur un modèle spiralaire, pour constituer une ingéniosité de l’instant.

Il y a antériorité de kaïros sur mètis.

141

2.3.10. Proposition d’un modèle de professionnalité de l’enseignant et du

formateur

Ici, le professionnel n’apparaît pas seulement comme un expert de la transmission des

savoirs, ni seulement encore comme celui qui est capable d’analyser ses pratiques ou de

résoudre des problèmes en recourant à un raisonnement intellectuel conscient passant par le

verbe. Le professionnel est aussi et en même temps celui qui, lorsque des interstices – des

trous de normes (Schwartz, 2000) – sont laissés dans l’ombre par la prescription, va jouer

avec son savoir, avec les attentes des apprenants, va laisser son corps–soi prendre le relais,

pour exercer une intelligence autre de la situation. Par ce biais, une attention continue est

portée aux variations incessantes de la situation, une variété de savoirs sont mobilisés afin de

prendre une série de décisions et inventer ou ré-inventer une manière d’agir propre à l’instant.

2.3.11. User de la ruse en éducation ?

Comment justifier de l’usage de la ruse en éducation ? Comment, par exemple,

comprendre le mensonge, la duplicité, la feinte… ? N’est-ce pas un acte « profondément

immoral » (Journet, 2014) ? N’est-ce pas contraire à une posture éducative ?

Du mensonge, Journet (Ibid.) identifie plusieurs motifs :

celui de nuire, celui de tirer un profit, celui de se protéger, mais aussi celui de servir une cause ou

de ménager une personne. Thomas d’Aquin ajoutait qu’il existe aussi un « mensonge joyeux »,

c’est-à-dire seulement destiné à faire rire. Il y a aurait donc des mensonges bienfaisants.

Les recherches que j’ai menées ont montré qu’en éducation, le mensonge, la feinte, la

duplicité peuvent avoir pour intention d’éduquer, de jouer pour éduquer. Et l’« intention de

tromper [y] importe peu.» (Ibid.) Néanmoins un tel projet d’éduquer par la tromperie obéit à deux

conditions : les apprenants n’en sont pas complètement dupes et ils en sont partie prenante. La

ruse est efficace lorsque le professionnel montre subtilement et sans ‘vendre la mèche’ qu’il

joue – à l’aide par exemple des registres d’interaction du corps-soi – et que les apprenants

sont invités à rentrer dans le jeu. Ainsi, la ruse est partagée sinon elle n’est pas éducative.

142

Prenons l’exemple de l’enseignant en éducation technologique, qui a mis un groupe

d’élèves face à un problème pour lequel il sait que des solutions existent et qui pourtant leur

dit :

Peut-être que vous allez arriver à la conclusion qu’il n’y a pas de solutions ! Mais c’est un peu

tôt ! Vous n’avez pas encore regardé de près tout ça pour affirmer qu’il n’y a pas de solution.

Quand quelqu’un a une idée, exposez la aux autres et débattez de cette idée.

L’enseignant ruse ici par le mensonge. Mais c’est – comme il le dit dans l’entretien-post –

un « faux-mensonge ». En d’autres termes, l’enseignant joue à mentir. Il « joue à faire

semblant » de ne pas savoir si une solution existe. Mais ce n’est pas un vrai mensonge. C’est

la raison pour laquelle, en référence à (Schaeffer, 1999), j’ai utilisé le terme de ‘feintise

ludique’, afin de la distinguer de la feintise sérieuse. L’enseignant agit de telle façon que les

élèves ne croient pas « jusqu’au bout » à ce qu’il dit, mais y croient quand même

suffisamment pour « faire comme si » c’était vrai. L’enseignant joue à faire semblant de ne

pas connaître la réponse et les élèves font semblant de le croire. Ce qui importe à cet instant,

est que tous – enseignant et élèves – entrent dans le jeu pour la mise au travail. L’entretien-

post montre que l’enseignant par cette feintise a signifié aux élèves son refus de donner la

réponse – malgré leurs tentatives – pour sortir du pilotage par la réponse et entrer dans le

pilotage par l’activité (Ginestié, 2005).

La ruse éducative supposerait la création, hic et nunc, d’un espace commun de confiance

et de jeu consenti, plus ou moins consciemment. Il ne suffit pas que l’enseignant :

ait l’intention de ne feindre que « pour de faux », il faut aussi que le récepteur reconnaisse cette

intention, et donc que le premier lui donne les moyens de le faire. C’est pour cela que la feintise

[…] ne doit pas être seulement ludique, mais encore partagée. Car le statut ludique relève

uniquement de l’intention de celui qui feint : pour que le dispositif fictionnel puisse se mettre en

place, cette intention doit donner lieu à un accord intersubjectif » (Schaeffer, 1999, p. 147)

L’accord n’est pas nécessairement explicite. Ce qui pose la question de la posture éthique

du professionnel, dont le corps-soi doit constamment « veiller » à rester dans la feintise

ludique partagée qu’il a mise au point.

143

2.3.12. Peut-on apprendre à être ingénieux ?

Les ingéniosités éducatives sont incontournables pour que les apprenants accèdent à du

nouveau. Et pourtant, elles ne font l’objet d’aucun enseignement dans les instituts de

formation. Sans doute parce qu’elles sont insues, des praticiens eux-mêmes, peu

conscientisées, mais aussi parce qu’elles ne peuvent être enseignées telles quelles. Ces savoirs

habiles qui ne s’apprennent pas actuellement en cours, peuvent-ils devenir « objet de cours »,

et de quelle manière ?

2.3.13. L’aspect enseignable des ingéniosités éducatives

Un premier aspect de la réponse consiste à revenir en partie sur l’affirmation selon

laquelle les ingéniosités éducatives ne s’apprennent pas en cours. Car, on l’a vu, ce sont des

savoirs « plus ou moins en voie de conceptualisation, que l’on peut mettre en mots et qui ont des

continuités acceptables avec des concepts tels qu’on les enseigne dans l’enseignement » (Schwartz,

2004, p. 15). Il est possible d’en enseigner quelque chose, y compris sur un mode transmissif :

les différentes catégories de savoirs habiles, les modes de combinaisons et les formalisations.

Mais enseigner les catégories de savoirs habiles et leurs caractéristiques n’est pas enseigner

les ingéniosités. C’est un passage néanmoins incontournable, qui consiste à proposer une

caractérisation de chacun de ces savoirs, suffisamment précise pour être identifiée, et

suffisamment floue pour laisser place à la manière unique dont chacun des praticiens

l’habitera, l’investira, y engagera son corps.

2.3.14. Ce qui ne s’enseigne pas

Ce dernier point constitue le second aspect de la réponse. Ce qui ne s’enseigne pas, c’est

précisément la singularité avec laquelle chaque praticien incarne les savoirs habiles, les

agence avec d’autres et les combine en adhérence à la situation. Or cette singularité ne peut

relever que de lui. Rien ne peut y être substitué, sous peine de grever l’efficacité de ces

savoirs qui se dérobent à toute tentative de définition close. Ce ne sont donc pas des

144

techniques entièrement objectivées que les professionnels pourraient imiter, reproduire,

répéter à l’identique. Le résultat serait pour eux l’emprisonnement dans des attitudes

« contrefaites » le plus souvent peu efficaces.

Pourtant, ces savoirs du cœur du métier constitutifs de la signature professionnelle ne sont

pas seulement singuliers. Car cette singularité pourrait faire penser, a priori, à un éclatement

des personnalités professionnelles. Or, les ingéniosités singularisent les professionnels autant

qu’elles les relient. Car elles ont un fond commun : le monde de valeurs éducatives –

autonomie, initiative, développement de l’esprit critique, argumentation, éthique, altérité…–

et le monde de savoirs codifiés – institutionnels, disciplinaires, didactiques… –, sur lesquels

tous les professionnels s’appuient pour combiner opportunément leur agir. Autrement dit, la

signature professionnelle est à la fois singulière et collective. Et de ce fait, elle contribue au

genre professionnel. Cette particularité a deux conséquences en termes de formation. La

première est que les savoirs habiles ne peuvent être enseignées, en raison de leur aspect

partiellement inanticipable, de la variabilité avec laquelle ils se manifestent selon le praticien

et selon la situation. La seconde que si les ingéniosités se prêtent assez peu à être enseignées

telles quelles, elles peuvent en revanche se travailler.

2.3.15. Un apprentissage par essai-erreur le plus souvent solitaire

En effet, force est de constater que tous les professionnels apprennent à être ingénieux,

avec certes, des différences interindividuelles parfois importantes. On note ainsi que les

enseignants expérimentés sont généralement plus habiles que les novices. Ce qui amène à

penser qu’il y a un travail continu pour améliorer et augmenter la capacité ingénieuse.

Comment ce travail se fait-il ? Dans l’immense majorité des cas, les acquisitions habiles de

l’instant sont individuelles par essai-erreur et sans médiation. Car contrairement à d’autres

professions, l’enseignement et la formation sont des domaines où on exerce seul avec ses

élèves – et il y a peu d’exceptions. Dans ces conditions, il y a peu de ressources extérieures

pour le professionnel, peu d’occasion de saisir une ingéniosité chez un collègue et de l’ajuster

« à sa main », peu d’hétéro-régulations possibles. Le plus souvent, les enseignants ne savent

pas comment font les autres pour gérer l’incertitude, instiller la confiance et le doute, pousser

la réflexion...L’apprentissage est donc couteux en exploration et en opiniâtreté. Il procède

145

d’une longue expérience sans apport social extérieur. Les savoirs ingénieux créés restent ainsi

confinés à chaque professionnel.

Pourtant, la transmission de savoirs ingénieux est possible, et elle existe. Comme le

montre cet exemple d’apprentissage observationnel informel relaté par une enseignante.

Je débutais ma carrière dans une école primaire. Je surveillais la récréation avec le directeur de

l’école, lorsque j’aperçus au milieu de la cour un groupe de garçons qui se battaient pour

récupérer le ballon du match de foot. Une mêlée s’était formée. Des élèves s’étaient placés

autour et vociféraient pour encourager leurs favoris. Je m’apprêtais à me précipiter dans la

mêlée afin de séparer les combattants, lorsque le directeur me retint : « Non, me dit-il, n’y va

surtout pas en courant ! Il faut marcher lentement ». Il m’invita à le suivre et joignant le geste à

la parole, il commença à se diriger d’un pas tranquille et ralenti vers la mêlée en fixant

ostentatoirement les combattants. Je lui emboitai le pas, marchant à son allure, et observant ce

qui allait se passer avec curiosité. Je m’aperçus alors qu’au fur et à mesure que nous

avancions vers eux, les élèves se dispersaient et la mêlée se défaisait peu à peu. En arrivant,

deux ou trois élèves seulement se disputaient encore le ballon. Nous avons pu intervenir

facilement pour régler le problème. J’ai compris que les élèves nous voyant arriver lentement

avaient eu le temps d’avertir les combattants qui se sont alors dispersés. J’ai trouvé l’habileté

très efficace. Dès lors, nul besoin pour nous de plonger dans la mêlée, de séparer à bras le

corps les combattants, de réprimander ! Durant ma carrière, des situations analogues se sont

reproduites nombre de fois en récréation. Imitant le directeur, j’ai trouvé ma propre manière de

marcher lentement en fixant les élèves moi aussi. Je n’ai jamais eu à plonger dans des mêlées.

Et plus tard, j’ai même eu l’occasion de transmettre cette astuce à de jeunes collègues.

L’hypothèse est avancée qu’il y aurait intérêt à socialiser l’apprentissage pour mettre à

profit le potentiel de développement des ingéniosités de chaque professionnel. Mais selon

quelles modalités ?

2.3.16. Apprentissage observationnel ? Analyse de pratiques ?

Les occasions sont plutôt rares où un enseignant peut observer son collègue dans son

cours, ou enseigner avec lui. La plupart du temps, il est pris par et dans sa classe. Il semble

ainsi difficile d’envisager un travail continu des ingéniosités par apprentissage observationnel

146

in situ. La formation, elle, permet de concevoir un mode de socialisation de l’acquisition des

habiletés. Lorsqu’elle alterne stages d’observation et analyse de pratiques, elle peut procurer

des occasions de travailler les savoirs ingénieux, en offrant l’avantage de la distanciation.

Pour cela, les ingéniosités doivent devenir objets de parole, de mise en mots, de formalisation,

de recherche de sens. Si elles ne peuvent « naître » que dans, par et pour l’action, elles

peuvent être travaillées par les alternants à partir de l’observation fine de situations concrètes

choisies – menées par eux ou par leurs collègues. Cette observation serait actualisée lors de

séances collectives d’analyse de pratiques en institut de formation. Il s’agirait alors, partant de

l’exposé de la situation (récit, enregistrement audio ou vidéo…), des questions que l’alternant

se pose et que le groupe lui pose, d’analyser, de formaliser, d’interpréter, de proposer une

objectivation possible – qui restera pour partie énigmatique – de l’investissement psychique et

corporel singulier d’un professionnel en situation.

L’intention n’est pas de transmettre le « bon geste », la « bonne pratique » mais la

diversité indéfinie des manières de faire jouer efficacement kaïros et mètis en situation. Cinq

axes d’analyse peuvent être proposés : l’identification des interstices laissés par la

prescription ; la succession des microdécisions du professionnel ; le travail des valeurs et le

débat de normes constitutif des habiletés prudentes ; les tours habiles incarnés ; l’intelligence

du corps qui constamment, émet, reçoit, mémorise, intègre, interprète voire dénie…des

signaux verbaux et non verbaux pour faire face aux événements. L’hypothèse est qu’il est

probable que cette diversité offrira aux alternants au fil du temps, des possibilités de se saisir

de certaines ingéniosités afin de les faire « à leur main ». Non pas pour une imitation de

surface – laquelle ne « prendrait pas » en situation de classe – mais pour construire des

modélisations à partir desquelles ils pourront composer in situ leurs propres ingéniosités.

2.3.17. Synthèse partielle de l’axe sur l’agir ingénieux

Six points peuvent être soulignés.

- Il a d’abord été montré que ces habiletés permettent au professionnel de tirer parti de

l’incertitude – et non pas de la réduire –, incertitude des apprenants qui accèdent à du nouveau

et doivent renormaliser leurs connaissances antérieures, et incertitude du professionnel qui ne

peut entièrement prévoir ce qu’il va faire.

- Pour gérer l’incertitude, le professionnel ingénieux n’est pas désarmé : il a des cordes à

son arc. Il anticipe son action dans l’instant en mettant à sa propre disposition un panel de

147

savoirs codifiés d’un côté et d’habiletés de l’autre dont il délibère de la pertinence sur le

moment. Autrement dit, l’agir ingénieux est instrumenté. Mais cette instrumentation n’est pas

fixe : elle est à recréer à chaque fois à partir de d’habiletés prudentes et de tours habiles plus

stables.

- Les ingéniosités et les savoirs codifiés « opèrent ensemble » (Tochon, 1993) au sein de

situations éducatives. Les ingéniosités ne sont pas destinées à remplacer les savoirs codifiés,

mais à soutenir leur mise en œuvre. Autrement dit, elles ne peuvent être étudiées séparément

des savoirs disciplinaires, didactiques, académiques...

- l’agir ingénieux implique des arbitrages, des débats de normes et de valeurs ainsi que des

modes d’agir incarnés, finement reliés à la situation. Il revêt un caractère à la fois flou et

précis. Il met en synergie des ressources hétérogènes : corporelles, cognitives, conatives...Les

ingéniosités sont générales et particulières, collectives et singulières. Elles oscillent entre

permanence et variabilité. Elles résultent de l’agencement de registres d’interaction et de

catégories d’habiletés prudentes et de tours habiles sur un mode hiérarchique et non pas

linéaire. Ce qui offre des possibilités importantes de combinaisons. En outre, les habiletés

sont mémorisées sous forme de répertoires dont chaque composante est mobilisable

indépendamment et pour un nombre indéfini de situations. Les ingéniosités éducatives

peuvent donc potentiellement être enrichies par apprentissage.

- Pourtant, ces savoirs ont une autre caractéristique, qui apparaît en filigrane de cette

contribution. Ils sont à la fois cachés et clandestins. Cachés parce que, on l’a vu plus haut, ils

sont inapparents, peu visibles tant de l’extérieur que de l’intérieur. Fugitifs, assez

inanticipables, plus ou moins dévoilés par le corps-soi et relativement insus des enseignants et

des formateurs qui les inventent, ces savoirs investis n’opèrent pas au grand jour, mais dans

l’ombre des savoirs codifiés. Ils sont également clandestins, c’est-à-dire que de façon plus

consciente, ils sont mis au secret, à quelque degré, par les professionnels. La difficulté à les

mettre en mots n’en est pas la seule raison. Ces savoirs efficaces, chèrement acquis pour la

plupart, sont devenus leurs secrets, qu’ils gardent souvent pour eux et dont ils craignent d’être

dépossédés. De plus, les professionnels pensent que quelque part ils agissent en contrevenants

lorsqu’ils déploient des ingéniosités : il leur est encore difficile de dire qu’on éduque aussi en

mentant ou en tendant des pièges. C’est la raison pour laquelle les pratiques ingénieuses sont

actuellement tenues dans un secret relatif. Secret qui devient secret plus ou moins partagé

avec les apprenants lorsque les professionnels travaillent en situation. Car la ruse n’est

148

éducative que si les élèves n’en sont pas dupes, c’est-à-dire si le professionnel pose les

conditions pour que les élèves rentrent dans le jeu de la feintise ludique et y consentent.

- On le voit, à bien des égards, les ingéniosités se prêtent peu à l’enseignement. Même si

dans certaines conditions il est possible d’apprendre des ingéniosités d’autrui, l’apprentissage

reste solitaire, peu socialisé. Les ingéniosités produites restent confinées, avec peu de

transmission par héritage ou entre pairs. L’analyse de pratiques professionnelles ayant pour

but de saisir des ingéniosités, de remonter le fil des arbitrages et de construire des

modélisations propres à leur recréation incarnée plus tard, à leur manière et in situ, pourrait

être un enjeu de la formation à ces savoirs indispensables aux situations où les élèves

réorganisent leurs connaissances antérieures.

2.4. Synthèse concernant les trois axes

La synthèse que je ferai ici concerne deux points.

Le premier est que les recherches que j’ai menées dans les trois axes ont abouti chacune à

la production ou au remaniement d’un outil d’analyse de l’activité industrieuse éducative,

construit à des fins d’intervention ou de recherche : outil d’analyse de la régulation in situ,

outil d’analyse des pratiques d’accompagnement, outil d’analyse de l’agencement de kaïros et

mètis en situation problématique. L’entreprise de la troisième partie de cette note de synthèse

sera de mettre les trois outils d’analyse reproduits ci-dessous – outils qui peuvent d’ailleurs

être complémentaires – au service des recherches sur l’efficacité des pratiques à destination

des chargés d’enseignement à l’Université d’une part, et des apprenants à Besoins Éducatifs

Particuliers en ESTP d’autre part.

149

Outil analyseur des pratiques d’accompagnement professionnel

Anticipation de l’action Adaptation pédagogique

- repérage et catégorisation d’indices,

- appel à modèle(s) de référence disponibles

possiblement explicatif(s) des difficultés ou

progrès des apprenants,

- appel à une synthèse des expériences

antérieures d’adaptations pédagogiques

réussies ou échouées,

- intelligence du kaïros

→ construction par synthèse des éléments

précédents d’une ou plusieurs adaptations ayant

le statut d’hypothèse à tester

- tentatives d’adaptations pédagogiques :

inconfort

- évaluation de l’efficacité de l’adaptation

- arbitrages sur les critères de régulation et

autorégulation si nécessaire

Formalisation de la régulation industrieuse

Problème d'enseignement ou de formation

Problème à résoudre ou problème à élucider

Pratiques de questionnement

indifférenciation/différenciation

Processus de traitement du problème

Quête immédiate de

réponse/problématisation

Mouvements heuristiques

Analogies

Scénarisation

différenciation

Ingéniosités éducatives

kaïros-mètis

Occasion saisie-ruse

150

Anticipation

Ingéniosité éducative =

combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles

Retrait

Dissimulation

Manquement

Retournement

Découvrir

autre chose

que le cherché

Polymorphie

Déguisement

Création de

la surprise

Flair

Accroche

Vigilance

sensorielle Discrétion

Discernement

Habiletés prudentes

Fonction d’anticipation

Tours habiles

Fonction de mise en oeuvre

Autonomie

Refus de donner

la réponse

Une formalisation spiralaire de l’agencement et de la combinaison de mètis et kaïros

dans l’instant

Le second point concerne la manière dont évaluation et ergologie ont été travaillées

ensemble pour produire les outils. Il s’est agi non pas d’additionner les points de vue de

l’ergologique et de l’évaluation sur le soutien exercé in situ, mais d’intégrer les apports de

chacune à partir de concepts communs ou proches comme : normes, valeurs, régulation active

et débat de normes, évaluation située et intelligence du kaïros, sujet et corps-soi… C’est à ce

type de multiréférentialité que travaillera la partie suivante.

151

TROISIÈME PARTIE

Les apports

de recherches en évaluation et de l’ergologie

à l’efficacité des pratiques en ESTP

152

Introduction de la troisième partie

La troisième partie de cette note de synthèse présente en deux axes, les recherches que

je souhaite organiser.

Le premier axe (3.1. à 3.3.) s’attache à la formation à l’évaluation des enseignants du

supérieur dans le cadre du CIPE. L’attention est portée sur l’expérience de normalisation

que l’évaluation suscite lorsqu’ils se forment à l’évaluation ou lorsqu’ils la préparent

collectivement. Le but est d’étudier leur faire industrieux, lorsqu’il est au service de la

mesure des acquis. Deux cas seront abordés : l’attribution de notes et la construction

collective d’un référentiel d’évaluation de compétences.

Le second axe (4.1. à 4.6), s’intéresse à l’efficacité des aides institutionnelles à

destination d’apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers dans le cadre de l’ESTP, et

notamment à l’agir industrieux évaluatif des professionnels, lorsque l’évaluation est au

service de l’amélioration des apprentissages.

Dans les deux cas, plusieurs idées sont suivies : la normativité créatrice est l’un des

ressorts de l’efficacité de leurs pratiques, l’analyse de cette dernière contribue à élaborer ou

à ajuster la formation et à repenser les politiques éducatives.

153

3. Expérience de normalisation chez les professionnels du

supérieur

3.1. Le contexte actuel de l’évaluation à l’université

De nos jours, à tous les niveaux, l’université doit faire face à une exigence forte en

évaluation. Au niveau micro d’abord, s’exerce l’évaluation des acquis et des productions

des étudiants – devoirs, projets, dossiers VAE, portfolio, mémoires, thèses… – évaluation

qui s’inscrit de plus en plus dans une approche par compétences. Au niveau méso ensuite,

sont pratiquées les évaluations des programmes et des enseignements, des candidatures

universitaires, des publications des enseignants, des groupes de recherche, des laboratoires

ainsi que de leurs programmes, des prestations des personnels. Au niveau macro enfin sont

évalués les facultés, les unités de recherche et de formation, les réseaux interuniversitaires

ainsi que les projets internationaux.65

3.1.1. Une série de transformations des modalités évaluatives

L’évaluation est pourtant loin d’être une nouveauté à l’université. Romainville (2013)

montre que les professionnels de l’enseignement supérieur y sont habitués et qu’ils

reconnaissent le bien-fondé de sa fonction. Il pointe cependant qu’une modification

importante de certains de ses aspects bouleverse actuellement les pratiques et introduisent

un malaise palpable chez les professionnels. Ces aspects ne concernent pas tant les objets

évalués que les modalités évaluatives. Romainville (ibid.) identifie une série de cinq

transformations concernant les modalités d’évaluation, transversale aux trois niveaux :

hausse de la fréquence,

développement de la formalisation, de la codification, de la normalisation et de la

standardisation des procédures, alors qu’elles revêtaient auparavant un caractère

informel et privé,

65 Comme par exemple les projets Erasmus

154

accroissement de l’externalisation (e.g. épreuves standardisées internationales

d’évaluation des acquis des étudiants (PISA), entreprises privées pour l’évaluation

de la recherche) alors qu’au départ elles étaient conçues et mises en œuvre à

l’interne,

élargissement de la publication et de la diffusion des résultats,

intervention des résultats de l’évaluation dans le pilotage des carrières et dans le

financement des départements, des laboratoires et des établissements.

3.1.2. La défiance des professionnels de l’enseignement supérieur

Or, l’instauration de ces procédures suscite la défiance des professionnels. Ces derniers

dénoncent la fréquence et la multiplicité des évaluations. Une sur-évaluation

(Romainville, 2009a) qui est à l’origine de pratiques inutilement lourdes et coûteuses en

temps et en ressources, au détriment d’autres activités. Au niveau micro, elle est parfois

même responsable de l’appauvrissement des épreuves de mesure des acquis – e.g. le

recours aux Questionnaires à Choix Multiples.

Par ailleurs, aux niveaux méso et macro, la fiabilité et la validité de certaines

procédures d’évaluation est vivement contestée. Les critiques portent sur le choix et sur le

poids des critères et indicateurs retenus (De Ketele, 2013 ; Gouasdoué, 2013). Rompant

avec les pratiques de jugement par les pairs, les organismes externes chargés de

l’évaluation de la qualité de la recherche font un usage de certains critères souvent

réprouvé. Ainsi, Gingras (2008) met en doute la validité des critères ‘réputationnels’

opérationnalisés en indices bibliométriques, comme l’indice h qui mesure le niveau de

citation d’une publication, sans distinguer par exemple, les citations d’appui intellectuel,

des citations à fonction rhétorique ou d’allégeance. Milard (2010) pointe la mise en place

d’un rapport stratégique aux citations dans les laboratoires : signature systématique

d’article à plusieurs, auto-citations fréquentes, citation de complaisance pour ‘renvoi

d’ascenseur’, partition du compte rendu d’une recherche sur plusieurs articles… Les

détracteurs soulignent de plus, le peu de pertinence du mode actuel d’évaluation des

soumissions de publications – e.g. l’évaluation un article consiste à renseigner un

référentiel imposé et à livrer un avis en cochant des cases, lesquelles seront par la suite

mécaniquement additionnées. S’agissant de l’évaluation des programmes, Giret &

155

Goudard (2011) s’interrogent sur la validité d’un jugement porté sur la base de mesures

effectuées sur les seules ‘sorties’, c’est-à-dire sur le seul degré d’insertion

professionnelle des étudiants. Au niveau de l’évaluation des établissements, le débat porte

sur la valorisation des indices de récompenses – e.g. le poids du nombre de Prix Nobel et

de médailles Fields dans le classement de Shanghai est de 30% de la note.

La « religion du chiffre » (Romainville, 2013) est ensuite décriée, qui consiste à

ramasser la qualité d’un objet multidimensionnel et complexe, dans un symbole unique,

chiffré ou ordinal (note, lettre …). Le symbole délivré, censé représenter l’objet évalué de

façon fiable, objective et neutre, est souvent mis au service d’un classement. On parle ainsi

du rang dans le dernier classement PISA, de la qualité de l’enseignement d’un pays (e.g.

15° sur 30, ce qui est mécaniquement interprété comme ‘moyen’), mais aussi du rang d’un

établissement dans un classement international. On ramène la qualité d’une revue

scientifique au rang A, B ou C d’un classement. On apprécie la qualité du travail du

chercheur par un indice bibliométrique à partir duquel s’effectue la distinction binaire

publiant-non publiant.

Enfin, la large diffusion des résultats des évaluations dans l’espace public, spécialisé ou

non, est signalée comme renforçant la fabrication et l’usage de palmarès des

établissements, à l’échelon national et international (e.g. classement de Shanghai),

palmarès dont les conséquences sont vivement pointées. La dégradation parfois injuste de

l’image des établissements mal ou non classés que ces hit-parades suscitent est déplorée,

dégradation à laquelle les professionnels et les étudiants ont à faire face. Plus

fondamentalement, on craint que l’interprétation de ces classements et les raccourcis dont

ils sont l’objet engendrent :

une uniformisation des systèmes universitaires et de leur mode d’organisation sur le modèle

des établissements « bien classés » […] une dévalorisation de certaines disciplines qui

interviennent peu dans ces classements (lettres et sciences humaines) […], une dévalorisation

voire l’abandon de missions peu visibles et mesurables comme […] la qualité de l’enseignement

[…] la participation à l’innovation sociale et culturelle, la diffusion de l’innovation au-delà des

revues scientifiques et notamment dans le tissu économique… (Romainville, 2013, p. 313).

156

3.1.3. La mise en cause de l’hyper-explicitation des normes

Alors que les procédures d’évaluation sont transformées dans le but de rompre avec les

pratiques d’évaluation implicite et spontanée (Barbier, 1985) et d’assurer l’équité, la

transparence et la collégialité (Romainville & Coggi, 2009), force est de constater qu’elles

ne prémunissent contre l’arbitraire ni contre les relations de pouvoir dissimulées.

Romainville (2013) y voit pour cause la tendance assez fréquente à l’hyper-

explicitation des normes. Cette dernière se traduit de deux manières contraires, alors

qu’elles émanent d’une même volonté de transparence sans faille.

La première est l’hyper-explicitation des acquis des étudiants, et par exemple les

compétences. Elle a pour origine le fait que les évaluateurs sont face à des objets

complexes dont ils voudraient saisir ‘toutes’66

les composantes, les déplier de manière à

mieux les apprécier. Et pour cela, dans une recherche d’exhaustivité, ils les décomposent.

L’hyper-explicitation produit alors – comme à l’époque de la pédagogie par objectifs – des

documents très analytiques67

dans lesquels les compétences se segmentent sur plusieurs

pages, dont l’usage est lourd, et où il est facile de se perdre. Car à vouloir trop voir,

l’évaluation ne voit plus grand-chose : elle devient analyse ‘infinie’, perd le sens des

hiérarchies, se déconnecte des valeurs, ce qui conduit in fine à un dessèchement du sens.

La seconde est l’hyper-explicitation des normes des niveaux méso et macro. Elle

consiste à identifier, à expliciter et à rendre publiques des ‘best one normes’. Ce sont des

normes en petit nombre, dont chacune aurait la puissance et la précision permettant de

mesurer à elle seule des aspects majeurs et complexes. Par exemple, l’indice h permettrait

de mesurer la productivité d’un chercheur, critère important de la qualité de sa recherche.

Ces normes sont réputées objectives, neutres, entièrement transparentes, sans ambiguïté ni

équivoque. De ce fait, il n’y a pas lieu d’en discuter la fiabilité ni la validité. La neutralité

est censée être renforcée par l’externalité des normes et des évaluateurs, et par la mise au

point de techniques de quantification qui permettent des comptages. Alors que, dans

l’évaluation des compétences, l’hyper-explicitation conduit à une dérive analytique, elle se

traduit ici par une dérive réductionniste. Ainsi, on l’a vu, l’évaluation de la qualité

survalorise-t-elle l’indice bibliométrique pour la recherche, ‘les sorties’ pour les

programmes, les récompenses pour les établissements, un rang dans PISA pour

66 Il est illusoire d’espérer saisir toutes les facettes d’une compétence

67Que certains appellent des ‘usines à gaz’.

157

l’enseignement d’un pays…

3.1.4. Hyper-explicitation des normes et évaluation instituée

Si globalement je reprends à mon compte l’ensemble des critiques adressées dans les

publications scientifiques aux nouvelles modalités évaluatives du supérieur – lesquelles, à

plusieurs égards, sont analogues à celles adressées aux évaluations institutionnelles dans

les premier et second degrés français (Mencacci, 2009) – ce n’est certainement pas pour

proscrire toute tentative de construction de normes communes d’évaluation, et encore

moins pour contester l’évaluation dans le supérieur. Encore faut-il s’entendre sur ce

qu’évaluer signifie.

Contrairement à ses ambitions peut-être, l’hyper-explicitation n’est pas le nec plus ultra

de l’évaluation instituée telle que décrite par Barbier (1985). Elle s’en éloigne en ce qu’elle

explicite aux usagers seulement deux des trois éléments du processus d’évaluation : les

procédures et les résultats. En revanche, peu de choses sont dites sur les fondements. Les

éléments hyper-explicites communiqués se présentent comme allant d’eux-mêmes, parfois

mécaniquement, dans la transparence dira-t-on un peu vite. Car la transparence affichée

recouvre deux aspects qui restent systématiquement dans l’ombre : les débats et les

arbitrages qui ont conduit au choix de ces normes, et la lutte pour les valeurs (Zarka, 2009)

qui a présidé à ces choix.

3.1.5. Hyper-explicitation et blanchiment des débats de normes

En effet, l’identification de toute norme évaluative d’un objet complexe reste un choix

parmi d’autres. Or choisir suppose deux opérations. La première est d’instaurer un débat

entre plusieurs normes, avec une estimation du pour ou contre, suivie d’un arbitrage en

référence à un monde de valeurs (Schwartz, 2009) privilégiées en contexte, c’est-à-dire

dans un environnement et dans une histoire. En découle la deuxième opération qui est de

laisser de côté ce qui n’est pas sélectionné. Le processus débat-sélection/mise de côté est

ainsi porteur d’une part irréductible de subjectivité, liée au travail des valeurs des acteurs

158

qui ont opéré ces choix. Y compris dans le cas de l’hyper-explicitation où les valeurs

semblent évidentes alors que, là aussi, elles ont été établies contre d’autres valeurs (Zarka,

2009).

Mais l’exercice de l’évaluation est aussi l’exercice du pouvoir : pouvoir de sélectionner

et de laisser de côté des normes, pouvoir d’établir et de soutenir des hiérarchies de valeurs

contre d’autres hiérarchies, pouvoir de choisir une liste de critères pour les faire

fonctionner, pouvoir de déterminer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Lorsque l’exercice du

pouvoir est démocratique et légitime, les normes sont décrites et rendues publiques,

accompagnées – même de façon partielle – des débats qui les ont sous-tendues (Barbier,

1985). Ce qui les rend susceptibles d’examen, de discussion, de contestation ou

d’acceptation.

Or, de façon étonnante, l’hyper-explicitation fonctionne soi-disant ‘sans débat’.

Comme si le milieu et l’histoire étaient neutralisés (Schwartz, 2004). Elle détermine des

normes froides, mécaniques et ‘rigoureuses’, dont la validité et la fiabilité est prétendue

indiscutable. Zarka (2009) évoque « un pouvoir supposé savoir ». Les débats de normes et

le travail des valeurs qui les ont produites sont ainsi masqués, alors que la description de

ces derniers aurait permis une évaluation plus démocratique. La place est dès lors laissée à

l’exercice du pouvoir dissimulé et à l’arbitraire (Zarka, ibid. ; Romainville, 2013).

Je reprends l’expression de ‘blanchiment des débats de normes’ de Schwartz ainsi que

l’analyse qu’il en fait en termes de malaise, voire de crise professionnelle,

si on ne parvient pas dans le gouvernement du travail à essayer de mettre en visibilité,

(partiellement, avec des contraintes de temps et monétaires), dans des lieux un peu à l’écart du

travail, les débats de normes par quoi se produisent les valeurs qu’on attend du travail […] si on

n’arrive pas à donner visibilité à ces débats de normes et donc à la façon dont ils sont plus ou

moins bien tranchés (Schwartz, 2011, p. 5).

Pourtant dans le supérieur, le blanchiment des débats de normes prend une allure

particulière. Si les débats de normes restent masqués dans institution, ils s’invitent

(Schwartz, 2009) plutôt librement dans l’espace public scientifique. Ainsi, depuis un peu

moins d’une dizaine d’années, certains professionnels – usagers eux-mêmes de ces normes

– ont fait de ces modalités des objets de recherche. Ils ont produit de nombreuses études

rendues publiques, – lues sans doute par les décideurs –, ont organisé des colloques qui

159

questionnent les normes arbitrées et mettent en visibilité les débats qu’elles continuent de

susciter.

Je prendrai pour exemple les études consacrées à la validité et à la fiabilité des

classements internationaux (Bellon, 2007 ; Salmi & Saroyan, 2007 ; Gingras, 2008 ;

Matzkin, 2009 ; Hazelkorn, 2011). L’une des questions posées en filigrane est celle de

l’utilité d’un classement public de ces entités. Romainville (2013) y distingue deux buts :

la mise en compétition pour un financement différencié, et l’information des ‘clientèles’

(étudiants, enseignants postulants, partenaires de recherche). Certaines publications en

développent des débats de normes Romainville (ibid.) par exemple se questionne ainsi : s’il

ne s’agit plus d’attribuer un financement aux laboratoires selon les seuls critères

administratifs (e.g. selon le nombre de chercheurs), comment s’effectue la différenciation ?

S’agit-il d’attribuer aux laboratoires ‘publiants’ et ‘méritants’ davantage de crédits de

recherche et de contribuer plus encore à leur réputation, au détriment des laboratoires ‘non

publiants’ ? Ou au contraire de soutenir les ‘non publiants’ – notamment les jeunes

chercheurs – dans la publication de leurs résultats ? S’agit-il, à terme, d’abandonner des

secteurs entiers de recherche ‘non publiants’ au bénéfice d’actions toujours plus innovantes

et plus efficaces ? s’enquiert Zarka (2009).

Sans doute le blanchiment des débats de normes permet-il parfois d’asseoir un

jugement que personne ne voudrait prendre à sa charge (Prost, 2009 cité par Romainville,

2013). Sans doute permet-il aussi de différer la lutte pour les valeurs que les débats de

normes charrient inévitablement et les conflits qu’elle entraîne (Zarka, 2009). Mais pas

pour longtemps on l’a vu, car le supérieur fait rapidement resurgir ces débats par le biais de

la conduite de recherches relayées parfois par les médias.

Une future régulation des modalités d’évaluation dans le supérieur pourrait s’appuyer,

je pense, sur ces résultats. Notamment, comme le propose Romainville (2013), pour établir

un équilibre qui concilierait d’une part le souci de formalisation collégiale et d’autre part

les effets contre-productifs d’une hyper-formalisation excessive et illusoire. Un

rééquilibrage à l’écart de normes réductrices ou trop analytiques qui font s’évanouir

l’évaluation parce que la référence aux valeurs disparaît. Un rééquilibrage qui suppose

l’externalité sans que les professionnels en soient dépossédés, et qui se met au service de

l’amélioration. Je fais l’hypothèse que le rééquilibrage procède pour partie d’une re-

hiérarchisation collégiale des critères et des indicateurs en référence à un monde de

valeurs, à des fondements plus explicites.

160

3.2. Attribution de notes et renormalisation du dispositif

d’évaluation : une expérimentation à l’Université dans le cadre du

CIPE

Si j’ai choisi d’exposer ici une analyse des questions que pose l’évaluation dans le

supérieur, c’est parce, dans le cadre du CIPE68

, je pilote depuis 2013 la formation à

l’évaluation des Chargés d’Enseignement (CE) d’AMU69

: MCF, PAST, ATER70

, moniteurs,

docteurs ou doctorants.

3.2.1. Le contexte : une formation à l’évaluation dans le cadre du CIPE

Étant données l’importance et la complexité des enjeux ainsi que la difficulté des

exigences nouvelles, le CIPE a pris l’option de préparer les CE à l’exercice de l’évaluation,

par le biais d’une formation répartie sur trois ans. La première année est consacrée à

l’évaluation comme mesure des productions et des acquis, avec une centration sur le passage à

l’évaluation par compétences. Les deuxième et troisième années (qui débuteront en 2014 et en

2015) aborderont respectivement l’évaluation pour l’amélioration des apprentissages

(évaluation par les objectifs, évaluations formative et formatrice), et l’évaluation pour

l’accompagnement des apprenants.

En 2013 j’ai formé à l’évaluation des acquis et des productions, quatre groupes de CE –

soit environ 60 CE volontaires provenant de toutes les unités de formation et de recherche

d’AMU –, à raison de huit heures par groupe. Le but est qu’ils entament – ou poursuivent – en

cette première année, l’apprentissage de l’évaluation d’une production (copie, mémoire,

soutenance orale, dossier VAE…) et de l’évaluation de l’acquisition de compétences. Pour

cela, j’ai choisi d’organiser les contenus de formation en quatre axes : les exigences

institutionnelles des premier et second degrés et du supérieur ; les principaux résultats des

recherches sur la mesure des acquis (distinction mesure-contrôle, déterminants

psychologiques de l’évaluation) ; l’opérationnalisation de la mesure des acquis ou des

productions ; et enfin l’évaluation de compétences (Ardoino, 1976 ; Noizet, G & Caverni, J-

68 CIPE = Centre d’Innovation Pédagogique et d’Evaluation

69 AMU = Aix-Marseille Université

70 Maître de conférences, Professeur ASsocié Temporaire, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche

161

P., 1978 ; Cardinet, J., 1979 ; Bonniol, J-J., 1981 ; Barbier, J.M., 1985 ; Bonniol, J-J. & Vial,

M., 1997 ; Hadji, C., 1990 ; Lecointe, M., 1997 ; Vial, M., 2001 ; Romainville, 2007 ;

Schwartz, Y. & Durrive, L., 2003 ; Schwartz, Y., 2004).

3.2.2. Une expérimentation préliminaire avec les Chargés

d’Enseignement

J’ai proposé, au cours de la formation, une situation d’évaluation ‘authentique’, à savoir

« une situation complexe qui simule, à une échelle plus réduite ou avec des contraintes

complémentaires, une situation de vie exigeant la mobilisation d’une compétence » (Allal,

2013, p. 25). La situation a d’abord consisté à noter individuellement une même petite série

de trois productions photocopiées (des trames de mémoire réelles et anonymées, élaborées par

trois étudiants préparant un master professionnel d’enseignement auquel je participe

régulièrement) à l’appui d’un référentiel de quatre critères et d’un barème prédéterminés71

.

J’ai préalablement précisé aux CE, les objectifs des trames ainsi que le contexte de formation

qui a entouré la production des trames. J’ai également explicité les choix des modalités

évaluatives standardisées, afin qu’ils s’approprient les critères et le barème. Chaque CE a

alors attribué des notes, qui ont ensuite été communiquées au groupe sous la forme d’un

tableau qui en présentait la décomposition par critère. Dans une deuxième phase, les CE ont

comparé les notes et discuté les écarts.

Chaque décomposition de notes a présenté un écart avec toutes les autres, pour chaque

trame et dans chaque groupe. Il y a eu de nombreux écarts dans la note finale, allant jusqu’à 9

points sur 20 pour une même production. Ces écarts ont déstabilisé plusieurs CE qui

procédaient à la notation avec un tel dispositif pour la première fois. Pour eux, un rapport

aussi explicite aux critères clarifiait leur travail, alors que les nombreux désaccords sur les

notes semblaient l’obscurcir. À tel point que, dans un groupe, un CE en a interpellé d’autres

71 La trame est un projet de mémoire, plus ou moins opérationnalisé, de cinq pages maximum. Il s’agit pour

l’étudiant d’exposer l’avancée de la construction du mémoire avec ici une centration sur la méthodologie. Les

quatre critères et le barème sont les suivants : Présentation de la question à l'étude : 20% de la note ;

Présentation du dispositif d'étude : 20 % ; Méthodologie (présentation et justification des choix) : 30% ;

Outils d'analyse du corpus (théorique, conceptuels) : 30%

162

pour qu’ils justifient l’attribution de leur note. Ce qui était l’un des objectifs de la situation

d’évaluation authentique : la mise en visibilité des débats de normes. 72

3.2.3. Une première d’analyse des renormalisations du dispositif

d’évaluation

Certes, les écarts pouvaient être partiellement expliqués par les effets de série relatifs aux

trois productions : ordre, contraste, ancrage (Bonniol, 1981). Ils pouvaient l’être ensuite par le

peu de familiarité de certains CE avec les questions de formation à l’enseignement. Mon

hypothèse était que ces écarts procédaient aussi de débats de normes et d’arbitrages internes.

Ainsi, lorsque j’ai invité chaque CE à justifier l’attribution de ses notes (intermédiaires et

finale), les échanges ont dévoilé qu’une mise en débat intérieure des critères proposés a

présidé à l’attribution des notes, d’où ont parfois surgi des critères et barèmes internes

‘nouveaux’. Ces débats se sont d’ailleurs parfois poursuivis au cours d’échanges avec les

autres CE. Deux exemples vont servir d’illustration.

Le premier a pour objet la trame A qui majoritairement a été la moins bien notée. La

raison donnée par les CE est le peu d’avancée dans les choix méthodologiques de l’étudiant et

dans l’élaboration d’outils d’analyse des corpus recueillis. Pourtant un CE a évalué la trame

avec une note assez supérieure aux autres. Il le justifie par son souhait de valoriser

l’originalité du thème choisi (l’éducation des mineurs incarcérés), alors que les thèmes des

deux autres trames étaient plus ordinaires. Certes, il reconnaît les insuffisances

méthodologiques, mais il opte pour mettre également en valeur la qualité des premières

données recueillies (rares et précieuses car l’accès au milieu pénitentiaire pour les mineurs est

coûteux en temps et en opiniâtreté). Or, la qualité des données recueillies ne faisait pas

vraiment partie des critères choisis, ont objecté les autres CE, bien que ces derniers

reconnaissent qu’elle participe effectivement de la qualité de la production. Le CE a indiqué

que dans un souci de conformité il n’a pas modifié la décomposition standard – il n’a pas fait

apparaître six critères – mais qu’il a augmenté la note initialement attribuée de deux fois deux

points répartis équitablement sur les quatre critères.

72 A aucun moment il ne s’est agi ici de montrer que la note de l’un était meilleure que la note de l’autre, dans la

mesure où elle n’était pas arbitraire, mais de la discuter, de faire surgir les débats qui l’ont produite.

163

Le second exemple concerne la trame B, la mieux notée des trois par la majorité des CE.

Sauf par quatre d’entre eux qui reconnaissent certes la qualité de l’étude en référence aux

critères choisis, mais ne perçoivent pas de projection de l’étudiant vers son futur métier

d’enseignant. En d’autres termes, ils voient plutôt la trame d’un futur chercheur. Critère de

métier qui, là non plus, ne fait pas partie du référentiel proposé mais reste un critère de qualité

d’un mémoire professionnel d’enseignement. Ce critère a eu pour effet une baisse de la note

finale de trois à quatre points soustraits aux quatre critères. Là non plus, en apparence, la

décomposition standard n’a pas été renormalisée.

Ainsi, certains CE ont évalué en prenant la décision intérieure de modifier ponctuellement

le choix et le poids de certains critères. Trois types de dispositifs ont alors coexisté pour ces

CE : le dispositif standardisé, le dispositif interne individualisé (trames A et trame B) et le

dispositif externalisé (trame A et trame B) comprenant des renormalisations masquées. Ce que

formalise le schéma ci-dessous, avec en italique les critères hors référentiel.

164

DEBAT DE NORMES : RENORMALISATION CRITERES ET BAREME

MASQUAGE DES RENORMALISATIONS (CRITERES ET BAREME)

Figure 9. Renormalisations individualisées sous couvert de dispositif standardisé

Les critères hors-référentiel n’ont pas été les mêmes pour toutes les productions. On

pourrait presque dire que certains CE ont reconstruit un dispositif ‘à usage unique’ pour

chacune des productions A et B, sous couvert du dispositif standardisé. Les critères hors-

référentiel, explicités à l’oral, ont disparu dans la décomposition finale.

Dispositif standardisé : référentiel et barème

Présentation de la question à l'étude : 4 points

Présentation du dispositif d'étude : 4 pts

Méthodologie (présentation et justification des choix) : 6 pts

Outils d'analyse du corpus (théorique, conceptuels) : 6 pts

Dispositif interne individualisé

trame A

Présentation de la question à l'étude : 4

Originalité du thème : ajout de 2 points à

répartir sur le barème

Présentation du dispositif d'étude : 4

Méthodologie : 6

Qualité des premières données recueillies :

ajout de 2 points répartis sur le barème

Outils d'analyse du corpus : 6

Dispositif interne individualisé trame

B

Présentation de la question à l'étude : 4

Présentation du dispositif d'étude : 4

Méthodologie : 6

Outils d'analyse du corpus : 6

Mises en liens avec le futur métier

d’enseignant : retrait de 3 à 4 points à

répartir sur le barème

Dispositif externalisé trame A Présentation de la question à l'étude : 4

Présentation du dispositif d'étude : 4

Méthodologie (présentation et justification des

choix) : 6

Outils d'analyse du corpus (théorique,

conceptuels) : 6

+4 points sont répartis sur le barème après

notation

Dispositif externalisé trame B Présentation de la question à l'étude : 4

Présentation du dispositif d'étude : 4

Méthodologie (présentation et justification des

choix) : 6

Outils d'analyse du corpus (théorique,

conceptuels) : 6

- 3 à - 4 points sont répartis sur le barème

après notation

165

3.2.4. Un projet de recherche sur les renormalisations en cours de

processus d’attribution de notes à l’Université

J’envisage de piloter une étude quantitative et qualitative des renormalisations sous

couvert de dispositif standardisé chez les CE en formation au CIPE. Ce qui pourrait donner

lieu à l’encadrement d’un travail de master-doctorat en Sciences de l’Éducation avec

orientation ergologique. Étude qui se déroulerait en deux temps : d’abord une première

expérimentation majoritairement qualitative, menée avec un petit nombre de CE,

permettrait de poser des hypothèses, lesquelles seraient testées ensuite dans une deuxième

étude, de façon plus quantitative sur un plus grand nombre d’évaluateurs.

Sur le plan méthodologique, je me baserai dans la première étude, sur l’analyse des

débats de normes et des arbitrages portés à la parole après attribution de notes d’une petite

série de productions identiques, dans le cadre d’entretiens ergologiques (Durrive, 2005) de

groupe. Les débats audio-enregistrés puis transcrits concerneront les prochains groupes de

CE du CIPE (60 personnes pour le premier semestre 2014). Il s’agira d’étudier les

caractéristiques des débats de normes et de formaliser les éventuelles renormalisations.

Quelles normes sont mises en débat ? Au nom de quelles valeurs ? Quelles sont les

renormalisations produites ?

Cette première étude permettrait de poser une hypothèse principale : l’attribution de

notes relève de débats de normes arbitrés à l’interne par l’évaluateur, d’où résultent

éventuellement des renormalisations provisoires du dispositif standardisé. Des hypothèses

des auxiliaires pourraient ensuite être avancées. Comme par exemple : l’attribution de

notes procède de débats entre normes standardisées et normes hors-dispositif rencontrées

par l’évaluateur à l’examen d’une production ; entre normes standardisées et normes

habituellement privilégiées par l’évaluateur, entre renormalisations antécédentes et

renormalisation en cours.

Les hypothèses pourraient être testées dans la deuxième étude quantitative plus large,

par questionnaire administré à l’ensemble des CE de l’université, accompagnée

d’entretiens auxiliaires.

Il ne s’agit pas de montrer que les renormalisations provisoires du dispositif sont

spécifiques au supérieur. Elles existent sans doute dans tous les milieux qui procèdent à

166

des attributions de notes. Ce qui distingue le supérieur, c’est la fréquence des situations

d’évaluation en collectif (jurys de soutenance de mémoire, de portfolio, de VAE, co-

évaluation d’un projet professionnel, jurys de recrutement…) où les renormalisations du

dispositif standard dans l’attribution de notes sont portées à la parole, et sont donc

débattues à plusieurs voix. Ce qui confère la particularité de mettre en confrontation

plusieurs dispositifs internes. Mais la plupart du temps, ces débats sont soumis à la

confidentialité. Les situations d’évaluation authentiques ou semi-authentiques apparaissent

comme un mode possible de saisie des débats de normes généralement peu accessibles,

dans l’espace un peu en retrait qu’offre le CIPE.

On le voit, l’évaluation d’une production est la construction d’un point de vue

(Romainville, 2013) sur cette production, et parfois même dirais-je, la reconstruction. Le

schéma ci-dessus montre que le point de vue construit est partiel, même s’il espère cerner

l’objet au mieux. D’abord, parce que la détermination exhaustive des critères d’un objet

complexe est impossible (Ibid.). Ensuite parce qu’on l’a vu, la recherche d’exhaustivité

aboutit à une dérive analytique qui dissipe l’évaluation. Et il en va de même pour la

recherche réductionniste contraire des ‘best one normes’, aussi puissantes soient-elles.

Évaluer consiste donc toujours à choisir parmi des critères, à choisir un petit nombre de

critères, et à les hiérarchiser en fonction du ‘poids’ qu’on décide de leur donner en

référence à un monde de valeurs. Et ceci qu’il s’agisse de l’évaluation des productions et

des acquis, ou des évaluations des programmes, des enseignements, des universités…

Il s’ensuit que les référentiels sont par essence lacunaires. Ils invisibilisent certaines

facettes de l’objet à évaluer73

, lesquelles pourtant en restent des critères. Car les critères

hors-référentiel ne deviennent pas ‘inopérants’ de n’avoir pas été choisis. Même si le

référentiel les rend inapparents, ils sont toujours agissants en ce qu’ils continuent de dire la

qualité de l’objet (par exemple dans les trames A et B, l’originalité du thème, la qualité des

données recueillies, le lien avec le métier). Ils ne peuvent être abandonnés même s’ils n’ont

pas été choisis. Ce qui explique le surgissement de débats de normes voire de tensions à

propos de critères hors-référentiel, aboutissant parfois à la reconstruction du point de vue

initial. C’est ainsi que De Ketele (2013) par exemple, s’insurge contre le renoncement, la

négligence ou le dédain dans certaines universités, pour les critères qui ne contribuent pas

à améliorer le classement international parce qu’ils sont hors-référentiel. Car les

73 Je précise qu’il s’agit bien des facettes de l’objet et non pas des facettes extérieures à l’objet : sinon, les

critères sont arbitraires. Ce qui implique de pouvoir clairement identifier l’objet à évaluer, ou de construire un

accord sur l’objet.

167

hiérarchies de critères proposées ne peuvent être ni vraies ni définitives : elles sont

ouvertes, provisoires même si elles sont présentées comme indiscutables.

Évaluer de façon valide et fiable implique de considérer ce qui a été choisi, mais aussi

ce qui ne l’a pas été. Dans un souci démocratique, c’est apprécier les normes du référentiel

collégialement privilégiées. Et, en même temps, dans un souci de justice, lorsque des

critères hors-référentiel disent fortement la qualité de l’objet, c’est pouvoir remettre les

normes en débat, voire recomposer partiellement les hiérarchies de critères, tout en

respectant globalement le dispositif standardisé. L’évaluation engage ainsi un effort

analytique combiné à un effort synthétique, entre le sens donné par le référentiel et le sens

à chercher hors référentiel.

Je pense souhaitable une re-hiérarchisation plus collégiale, équilibrée et ouverte des

normes d’évaluation du supérieur, une reconstruction du point de vue sur les objets qui y

sont évalués, à partir de la description des principaux débats de normes et des arbitrages

effectués74

.

Il m’apparaît important en outre, de faire le bilan de ce que les classements de toutes

sortes montrent et de ce qu’ils laissent dans l’ombre, de ce qu’ils permettent de dire et de

ce qu’ils ne permettent pas de dire. Et si la comparaison des entités du supérieur est

intéressante pour les étudiants, pour les chercheurs ou pour les partenaires de recherche,

c’est plus, me semble-t-il, au niveau des profils qu’elle permettrait de dégager (e.g. des

profils d’établissement) que des classements qu’elle dresse.

74 U-Multirank est une approche multidimensionnelle qui, à l’initiative de la Communauté Européenne,

permettra en 2014, un autre classement des établissements du supérieur que celui de Shanghai. Plus de 600

établissements du supérieur ont accepté d’y participer. Les dimensions évaluées sont l'enseignement,

l'apprentissage, la recherche, le transfert de connaissances, l'orientation internationale et l'engagement régional.

A première vue, le spectre semble plus large, car les critères prennent en considération plusieurs autres aspects

critiques des établissements. Il permet en outre d’établir puis de comparer des profils institutionnels. Il serait

néanmoins intéressant de voir si cette approche évaluative explicite ses fondements – les débats de normes alliés

au travail des valeurs, et la manière dont les arbitrages ont été tranchés –, et pas seulement les procédures et les

résultats. De même, quelle souplesse est introduite dans l’usage du dispositif, et comment est-il envisagé que les

professionnels prennent part à cette évaluation pour qu’elle ne leur échappe pas, tout en gardant sa validité et sa

fiabilité ?

168

3.3. Expérience de normalisation chez les enseignants-chercheurs

d’une école d’ingénieurs : une pratique innovante d’évaluation par

compétences

C’est à un effort comparable de re-hiérarchisation de normes qu’un CE enseignant-

chercheur en formation au CIPE, a dit être confronté. Il relate au groupe les questions que

pose son département, lequel doit passer à l’évaluation des compétences des étudiants qui y

sont formés. Comment les identifier ? Comment les mesurer ? Quel dispositif commun à

l’ensemble des acteurs intervenant dans la formation des étudiants, et comment s’y prendre ?

Devant la complexité et l’intérêt de la tâche, je propose au CIPE d’une part et à son

département d’autre part, d’intervenir sous forme de consultance, dans le cadre d’un projet

d’innovation.

3.3.1. Le contexte : une mission de consultance dans le cadre du CIPE

Ainsi, depuis février 2013, j’accompagne une petite équipe d'enseignants-chercheurs

(EC)75

du département de Mécanique Énergétique d’une Ecole d’Ingénieurs dans la

conception d’un premier dispositif d’évaluation des compétences des étudiants. Il s’agit pour

moi de soutenir l’équipe dans la construction problématisée de son propre référentiel

(catalogue de compétences) et de son mode d’opérationnalisation (échelle d’appréciation,

barème...), tout en lui apportant une culture en évaluation. Trois étapes ont été envisagées.

La première (premier semestre 2013) a pour objectif la construction du dispositif,

c’est-à-dire d’un objet référentiel commun (Teiger, 2007) à destination de l’ensemble des

acteurs de la formation des Ingénieurs.

La deuxième étape (année 2013-2014) du projet consiste pour les EC volontaires à faire

usage de ce référentiel et de proposer en fin d'année des régulations tant du référentiel que

de son utilisation.

La troisième étape (année 2014-2015) prévoit l’essaimage de l'usage du référentiel à

l’ensemble des acteurs de la formation de ces ingénieurs.

La mission a commencé en février 2013. J’ai accompagné un petit groupe de trois à

75 EC = Enseignant-Chercheur

169

quatre EC volontaires du département – dont celui qui a été formé à l’évaluation. Dans les

premières séances, nous avons opté pour les principes de travail suivants, rassemblés dans

le tableau ci-dessous.

Trois principes pour

l’identification

des compétences

En première approximation, une compétence est conçue comme un ‘savoir

agir en situation’ (Le Boterf, 2002) qui agence des ressources hétérogènes –

par exemple des connaissances, des capacités et des attitudes.

Pour être évaluée, une compétence doit être identifiée le plus clairement

possible

Des critères et des indicateurs doivent être préalablement définis de façon

collégiale

Cinq critères pour le

dispositif d’évaluation

Présence des trois types de compétences mentionnées dans la fiche RNCP76

et CTI77

du métier visé : les compétences transversales de l'ingénieur, les

compétences spécifiques au réseau Polytech et les compétences de spécialité

Mécanique Énergétique

Document concis (deux pages maximum)

Document clair et intelligible de tous usagers du dispositif : étudiants,

industriels, enseignants-chercheurs, professionnels

Présence d’un nombre de compétences suffisamment restreint pour que

chacun puisse s'y projeter, y trouver matière à réflexion, à discussion, à prise

de décision (une douzaine maximum afin d’éviter les dérives analytique ou

réductionniste de l’hyper-explicitation)

Présence d’une échelle d’appréciation de maîtrise suffisante de la

compétence

Tableau 24. Principes de travail pour la construction du dispositif d'évaluation de

compétences

3.3.2. Une recherche greffée à une mission de consultance

Ce travail de consultance suscite un autre intérêt. En effet, les EC doivent s’engager à

évaluer des compétences, objets complexes dont ils sont peu familiers. Ils ont ensuite à

construire un dispositif qui fait de l’évaluation, non plus une pratique privée et solitaire, mais

76 Répertoire National des Certifications Professionnelles

77 La CTI (Commission des Titres d’Ingénieur) est un organisme indépendant chargé d'habiliter les écoles à

délivrer des titres d'ingénieur diplômé. C’est aussi à la demande de la CTI que les EC de Polytech se sont

engagés dans la création d’un dispositif d’évaluation des compétences.

170

une contribution à une action collective de formation, organisée autour d’objectifs et de

principes communs, discutés et élaborés collégialement (Romainville & Coggi, 2009a).

Il s’agit donc d’une expérience de normalisation doublement innovante pour eux, car s’y

opère le passage d’une pratique privée d’évaluation de productions d’étudiants à une pratique

collégiale d’évaluation de compétences. Et pour cela, les EC ont à prendre une série de

« décision[s] de normalisation […] qui suppose[nt] la représentation d’un tout possible des décisions

corrélatives, complémentaires ou compensatrices. » (Canguilhem, 1966, p. 184).

Ce travail collégial d’arbitrage, porté à la parole dans un cadre accompagnant, m’intéresse

en ce qu’il donne un accès ‘à la représentation d’un tout possible des décisions’, aux enjeux

des EC dans cette entreprise, aux questions nouvelles qu’ils se posent, aux difficultés qu’ils

rencontrent. Mes interrogations s’organisent en trois axes.

1. La situation d’identification collégiale des compétences – et non plus seulement

des connaissances - de l’ingénieur amènera-elle les EC à envisager autrement la

fonction d’ingénieur ?

2. Peut-on espérer ensuite – comme ce fut le cas dans les années 80 pour la

Pédagogie par Objectifs – que l’identification des collégiale des compétences à

certifier permette aux EC de construire un accord sur les compétences à enseigner,

dès lors qu’elles sont mieux ciblées ? Observera-t-on une réflexion, sur

l’enseignement de ces compétences, à l’université comme en stage, sur la manière

de soutenir les étudiants dans leurs difficultés, sur les types de dispositifs

d’apprentissage et de pratiques d’enseignement à mettre en œuvre ? Un pont

constructif (Allal, 2013) sera-t-il jeté entre évaluation, enseignement et

apprentissage ?

3. Comment évaluer une combinaison de ressources hétérogènes ? Quelles normes

nouvelles les EC vont-ils se donner pour que la maîtrise suffisante puisse être

certifiée ? S’agit-il d’évaluer des compétences professionnelles ou une

professionnalité émergente (Jorro, Wathelet & Vieillevoye, 2013) ? La

participation de tous les acteurs de la formation sera-t-elle envisagée ? A

l’université et en stage ? Et de quelle manière ? Une compétence est considérée

maîtrisée de façon suffisante dès lors qu’elle est réussie plusieurs fois dans des

contextes divers : comment cette exigence de répétition et de diversité sera-t-elle

inscrite dans le dispositif ?

171

3.3.3. Hypothèse concernant l’expérience de normalisation

Ces questions m’amènent à poser une hypothèse à trois volets, concernant l’expérience

collégiale de normalisation d’un dispositif d’évaluation de compétences.

L’identification du référentiel de compétences et des modalités opérationnelles (échelle

d’appréciation, barème, acteurs-évaluateurs…) conduit les EC à :

1. reconstruire leur point de vue sur la fonction d’ingénieur Polytech spécialité

Mécanique Énergétique

2. revisiter leurs pratiques d’enseignement-apprentissage

3. ré-envisager les ambitions de certification de compétences ainsi que les modalités

3.3.4. Une méthode composite pour une élucidation de

l’expérience de normalisation

Ce travail de recherche sera mené sur trois ans, et peut être l’objet d’un encadrement de

master-doctorat.

Il associera traitement qualitatif puis quantitatif des données recueillies.

1. Traitement qualitatif

Le matériau est l’enregistrement des quatre séances de travail déjà menées avec les EC. Il

sera augmenté de celui des quatre ou cinq futures séances concernant l’étape 2 (premier usage

du dispositif et régulation), et complété par des entretiens-post ergologiques.

Les séances transcrites seront l’objet d’une analyse thématique (Bardin, 2003) dans le but

d’identifier les thèmes des débats de normes et des renormalisations, et d’en dresser un

catalogue. L’objectif est de mettre à l’épreuve du terrain les trois volets de l’hypothèse, de les

ajuster voire de les remanier si nécessaire.

2. Traitement quantitatif

Le matériau recueilli sera un questionnaire administré aux formateurs, aux étudiants, voire

aux industriels durant la troisième année d’essaimage, afin de tester les hypothèses.

La recherche pourrait être étendue à d’autres laboratoires qui travaillent sur la mise en

place de l’évaluation par compétences.

172

Dans l’axe précédent, j’ai envisagé l’usage de l’ergologie pour l’évaluation des acquis et

des productions des chargés d’enseignement. Dans ce deuxième axe, la complémentarité

ergologie-évaluation sera mise au service de l’éducation à destination d’apprenants à Besoins

Éducatifs Particuliers (BEP) dans le cadre de l’ESTP.

173

4. Les apports de recherches en évaluation et de

l’ergologie à l’efficacité des aides à destination des

apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers en ÉSTP

Jusqu’en 2008, mes activités de recherche ont eu pour cadre le Groupe de Recherche sur

l’Accompagnement Professionnel de l’UMR ADEF à l’Université de Provence. J’y ai étudié

les pratiques de questionnement indifférenciées et différenciées communes à plusieurs

disciplines de l’enseignement (lecture, français, histoire, géographie, mathématiques,

enseignement professionnel de mécanique marine), mais aussi à la formation des enseignants,

des cadres de santé, du travail social, des chargés de VAE…

Entre temps, à partir de 2006, j’ai quitté le département des Sciences de l’Éducation d’Aix

en Provence pour exercer à l’IUFM. Ma préoccupation a alors été quasi exclusivement

l’enseignement, de premier et second degrés, ordinaire et surtout spécialisé. Ce qui m’a donné

l’occasion d’étudier plus spécifiquement les pratiques de questionnement enseignantes. J’ai

alors été confrontée à la question suivante : les pratiques de questionnement sont-elles neutres

par rapport au type d’apprenant – ordinaire ou à BEP – et par rapport à la discipline

enseignée ?

4.1. La fonction adaptative du questionnement ingénieux

Concernant le premier point, je pensais qu’un écart existe entre les pratiques de

questionnement différenciées à destination d’apprenants ordinaires et celles à destination

d’apprenants à BEP – et plus spécifiquement ceux qui présentent des difficultés

d’apprentissage plus ou moins sévères. Je supposais que la combinaison kaïros-mètis peut être

observée dans ces dernières, mais que la différence réside dans certains des tours habiles de

mètis.

En effet, chez les apprenants ordinaires, l’apprentissage est favorisé par l’exercice d’un

soutien à la problématisation qui suscite habilement la construction-déconstruction-

reconstruction progressive d’un chemin propre, le remaniement des connaissances par rupture

ou par élargissement. J’avais des raisons de penser qu’il n’en est pas de même pour ceux qui

ont des difficultés d’apprentissage sévères. D’une part, ma propre expérience antérieure

174

d’enseignante et de formateur spécialisé m’alertait. D’autre part, je songeais à l’hypothèse de

Boimare selon laquelle pour ces apprenants :

tout se passe comme si le retour à leurs propres références, pour en tenter une réélaboration

et appréhender la nouveauté, ne pouvait pas servir de point d’appui à la pensée, mais au

contraire empêtrait le fonctionnement mental, déstabilisait les capacités de raisonnement,

limitait l’intelligence. (Boimare, 2000, p. 85).

Je doutais alors de la pertinence et de l’efficacité des tours habiles de mètis comme le

retournement, la surprise, le manquement, l’invention et l’exploration d’impasses à refermer.

Car susciter les errements d’apprenants en difficultés, leur tendre des « pièges » dans l’espoir

qu’ils s’en sortent et en retirent les fruits, les amener à exposer publiquement des erreurs face

à un groupe de pairs, à réfuter « le temps d’une situation d’enseignement » des connaissances

antérieures chèrement et longuement acquises, me semblait bien risqué. Je pensais que ces

manières d’agir – pour le coup peu habiles – plongeraient immanquablement ces apprenants

dans des difficultés beaucoup plus grandes encore, comme je l’avais constaté lorsque

j’enseignais ou lorsque j’observais des enseignants spécialisés. En revanche, d’autres

catégories de mètis comme la polymorphie et le déguisement, le retrait et la dissimulation,

voire même le refus de donner la réponse me semblaient être, dans des modalités à explorer,

des leviers professionnels efficaces pour ces apprenants particuliers. Ce qui m’invitait aux

questions suivantes.

Si on suppose que le soutien à la problématisation tel que je l’ai précédemment décrit est

plus ou moins caduque lorsqu’il est destiné à des apprenants en difficultés sévères, et que de

ce fait, les professionnels expérimentés n’y ont pas ou peu recours, comment ces derniers s’y

prennent-ils alors, en contexte problématique, pour soutenir les apprentissages difficiles ou

troublés sur le plan cognitif, sans exercer un questionnement indifférencié de guidage fort,

tout en œuvrant pour la gestion de l’incertitude, voire de l’inquiétude des apprenants ?

Mettent-ils quand même en place un questionnement différencié combinant kaïros et mètis et

avec quelles habiletés ?

J’avais donc l’intention d’étudier à la loupe les pratiques de questionnement existantes de

ces professionnels expérimentés. Mon hypothèse était que le questionnement ingénieux

« adapté » – c’est-à-dire ajusté in situ aux particularités des apprenants et du contexte

problématique, dans le but de réduire la situation de handicap ou de difficulté – est distinct du

175

questionnement de soutien à la problématisation tel que formalisé antérieurement. Je voulais

savoir où se logent les distinctions et quelles renormalisations sont mises en place.

Dans cette perspective et pour organiser la mise à l’épreuve de cette hypothèse, je me suis

donné à partir de 2008 quelques nouvelles normes professionnelles.

J’ai accepté, entre 2008 et 2010, la direction de l’axe « recherche » du département ASH

de l’IUFM de Nice. J’y ai animé des séminaires de recherche sur les questions de la

didactique rapportée à l’enseignement aux élèves à BEP. J’ai ensuite organisé deux journées

d’étude sur les questions de l’évaluation et des partenariats, notamment à destination des

élèves aux apprentissages troublés ou difficiles. En 2010 et 2011, j’ai suivi, pour moi-même,

deux stages en neuropsychologie78

sur les troubles du spectre autistiques, les troubles

spécifiques des apprentissages – dyslexie, dyspraxie, dysphasie, dyscalculie, troubles

déficitaires de l’attention –, et les caractéristiques des apprenants à haut potentiel.

J’ai ensuite choisi d’afficher auprès des nouveaux étudiants de Master Recherche mon

intention de travailler prioritairement les questions relatives au soutien ingénieux qui s’adapte

aux apprenants à BEP. J’ai alors encadré plusieurs les travaux de Master notamment ceux de :

Nadeige Chauvot (2008) sur le soutien auxiliaire exercé par les AVS ; de Pierre Néron (2009)

sur les pratiques de mise en œuvre des PPRE. Actuellement, avec Jacques Ginestié, je co-

dirige les thèses de ces deux étudiants. Mais dans le même temps, je me posais une autre

question : le questionnement ingénieux est-il sensible à la discipline enseignée ?

4.2. Fonction didactique du questionnement ingénieux

Pour avancer sur cette question, j’ai pris la décision en 2008 d’intégrer GESTEPRO79

un

laboratoire de didactique. Pourtant mon intérêt la didactique et son rapport avec le

questionnement ingénieux n’était pas entièrement nouveau.

J’y ai eu recours dans une recherche (Mencacci, 2004 ; Vial & Mencacci, 2007) où j’ai

comparé les pratiques de questionnement indifférenciées et différenciées de trois

enseignants, du point de vue de leur impact sur la construction de connaissances des élèves.

J’ai montré que les premières ont proposé aux élèves une ostension déguisée des savoirs et ont

construit un milieu pour l’étude insuffisamment balisé, réduit au minimum, où l’appropriation

78 Stages pilotés par le professeur Habib

79 Groupe d’étude sur l'Education Scientifique, TEchnologique et PROfessionnelle

176

des savoirs a été laissée à la seule charge des apprenants. Alors que le questionnement

ingénieux a favorisé l’étude des objets de savoirs, a délimité progressivement un espace

organisateur de l’étude, où le professionnel a mobilisé des gestes pour l’étude soutenus par

des savoirs ingénieux, a désigné les objets de savoir. J’ai commencé à avancer vers l’idée que

la complémentarité didactique des disciplines-évaluation-ergologie était prometteuse pour

comprendre le questionnement ingénieux et pour étudier son impact sur la construction de

connaissances des apprenants. J’entrevoyais ce but en entrant dans GESTEPRO, sans savoir

comment construire une telle complémentarité.

4.3. GESTEPRO : une grande variété de recherches

Mais pourquoi avoir choisi GESTEPRO ? Trois raisons principales m’y ont poussée.

D’une part, ce laboratoire me permet de participer à des recherches portant sur des

domaines d’enseignement variés : scientifiques (sciences physiques80

, sciences de la vie et de

la terre81

), ou technologiques82

(technologie au collège83

, sciences de l’ingénieur84

,

technologies de l’information et de la communication au lycée85

), avec plusieurs spécialités de

formations professionnelles universitaires (par exemple, formation de licence86

et master

professionnels en génie électrique87

ou formation des architectes et/ou des designers88

), et

avec enfin la pédagogie universitaire. Les méthodes de recherche y sont plurielles.

Quantitatives89

et /ou qualitatives, elles portent sur grand nombre de cas ou sur un nombre

réduit. Elles recueillent des données par observation, par examen de productions

d’apprenants, par administration de questionnaires, par entretiens de différents types

(explicitation, semi-directif, compréhensif…), par enregistrement audio-vidéo, ou toute

combinaison. Les objets d’études vont du niveau macro – l’efficacité des politiques

80Delserieys-Pedregosa, A. (2010; 2012), Givry, D. (2003) ; Boilevin, J.-M. (2007 ; 2009)

81 Jégou-Maironne, C. (2009); Castera, J. (2006 ; 2007 ; 2013a, 2013b, 2013c)

82 Ginestié, J. (2005-2014); Chatoney, M. (2003-2013) ; Andreucci, C. (2010, 2012) ; Agostini, M. & Ginestié, J.

(2012) 83

Laisney, P., Pomares-Brandt, P. & Ginestié, J. (2010), (Aravecchia, L. (2009) 84

Martin, P. (2006-2010) 85

Pomares-Brandt, P. (2011) 86

Chevanal-Armand, H. (2009 ; 2010 ; 2011) 87

Hérold, J.-F. (2011) 88

Lebahar, J.-C. (2009) 89

Larini, M. (2013)

177

éducatives –, au niveau micro – la communication non verbales et les gestes des apprenants

en sciences physiques90

.

D’autre part, le programme de recherche de l’équipe se centre sur les processus

d’enseignement-apprentissage91

, et s’intéresse aux interactions professionnel-apprenants pour

en comprendre les organisations et leur efficacité et pour en prévoir les effets, ce qui se

rapproche de mes préoccupations.

Et enfin, les situations qui y sont étudiées sont le plus souvent des situations

problématiques, c’est-à-dire de situations où sont posées des questions pour lesquelles les

apprenants n’ont pas de réponse toute prête : questions résolubles dont la réponse n’admet pas

de débat mais aussi questions à élucider, dont la réponse implique des débats. Ce sont

précisément ces situations auxquelles je m’intéresse à ces situations depuis 1996, année de ma

maîtrise.

Travailler dans GESTEPRO avec l’optique de mettre en complémentarité les cadres

théoriques de la didactique, de l’évaluation et ceux de l’activité – dont l’ergologie – n’est pas

chose aisée. Ni pour moi, ni pour les doctorants que j’encadre, ni sans doute pour les

collègues enseignants-chercheurs en didactique qui souhaiteraient y contribuer. Car le chemin

épistémologique ne préexiste pas, il est à créer.

Depuis mon entrée dans ce laboratoire, je travaille dans un double mouvement : d’une part

prendre connaissance des référentiels théoriques et méthodologiques de l’équipe pour me les

approprier au mieux ; d’autre part expliciter mon référentiel en vue d’une appropriation par

l’équipe. À cet effet, mes travaux ainsi que ceux de mes doctorants sont régulièrement

présentés en séminaire. Je participe à des recherches communes – Handisciences, Éducation

Pour Tous.

Dans cette perspective, j’ai procédé avec Marjolaine Chatoney à une étude des

compétences mobilisées dans la réalisation d’activités concrètes et expérimentales de sciences

et technologie par des élèves dyslexiques de classe ordinaires, (Chatoney, M. & Mencacci,

N., 2013). Le dispositif a consisté à observer les difficultés rencontrées par six collégiens

dyslexiques et six non dyslexiques dans la réalisation d’un système technique (éolien)

conformes à l’enseignement de la technologie. La conclusion de cette première étude a porté

sur deux points.

90 Givry (2006-2007)

91 Ginestié, J. (2013)

178

Le premier est que les tâches sollicitant la conversion grapho-phonémique (recherche

Internet, communication) ont été moins bien réussies par les six élèves dyslexiques que par les

six non-dyslexiques. Ce qui n’est pas très surprenant vu les spécificités de leur trouble.

Graphique 1. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en recherche

Le deuxième point est qu’en revanche, les élèves dyslexiques testés ont eu moins de

difficultés que les non dyslexiques pour trois tâches non écrites : la ‘planification’, la tâche

‘production’, et le ‘test de contrôle’. Ce qui est inattendu.

Graphique 2. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en conception

0

1

2

3

4

5

6

Total dys

Total non dys

0

1

2

3

4

5

6

Total dys

Total non dys

179

Graphique 3. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en production

Graphique 4. Nombre d’élèves en difficultés par compétences expérimentation

Pour expliquer les résultats relatifs aux deux premières tâches nous avançons qu’au travers

de compétences cognitives et pragmatiques, ces élèves dys ont fait état de capacités de

planification et de raisonnement dans la conception et dans la production de pâles. Ces

capacités ont pu être correctement mobilisées parce qu’elles n’étaient pas entravées par la

conversion grapho-phonémique. Nous pensons donc que ces élèves dyslexiques ont certaines

capacités de planification et de raisonnement intactes qui se sont exprimées parce que la tâche

proposée rendait possible leur mobilisation. Les résultats concernant la tâche ‘contrôle’

peuvent être rapportés au fait que tout au long de leur cursus, ces élèves dyslexiques ont

développé sur le mode compensatoire des compétences de contrôle de leur action, en ce qu’ils

reviennent incessamment sur leur écrit et sur leur lecture. Ce qui rend le test de contrôle plus

aisé pour eux que pour les non dyslexiques. Cette aptitude à contrôler leur action est ici

0

1

2

3

4

5

6

Total dys

Total non dys

0

1

2

3

4

5

6

Total dys

Total non dys

180

favorablement réinvestie. Certaines des tâches d’enseignement technologique ne sollicitant

pas l’écrit ont donc permis à ces élèves de mobiliser et de développer, apparemment sans

frein, des capacités de raisonnement, de conception, de planification qui peuvent difficilement

s’exprimer dans des disciplines à forte ‘literacy’. Ce qui pose la question du choix de la tâche

dans l’évaluation des compétences des élèves dyslexiques : selon la tâche, la même

compétence peut être déclarée acquise ou non acquise. Notre intention est de donner à

l’ensemble de ces résultats le statut d’hypothèses pour une future recherche portant sur un

effectif plus grand, afin d’envisager ou pas une généralisation

Outre l’identification de capacités exécutives intactes chez des élèves dyslexiques, mon

intérêt dans cette étude si les résultats étaient confirmés, est d’avoir repéré un impact de la

discipline – ici la technologie – sur les compétences chez les élèves. La mise en œuvre de

compétences serait ainsi sensible à la discipline. Pourrait-on alors dire que le soutien exercé

par les enseignants est sensible à la discipline ? Quelles seraient alors les conditions

d’efficacité d’un tel soutien ?

4.4. GESTEPRO : des recherches sur l’efficacité

L’efficacité est une question de recherche pour la plupart des E-C de GESTEPRO. Il s’agit

pour l’équipe de contribuer à améliorer les dispositifs, d’ajuster la formation, de repenser les

politiques éducatives. Dans cette perspective, se pose la question de savoir ce qu’est

l’efficacité.

Dans son acception neutre, l’efficacité est la qualité d’une entité qui atteint des buts

prédéterminés ou qui contribue à les atteindre. Mais comment cette qualité se spécifie-t-elle,

se décline-t-elle, se manifeste-t-elle en ESTP ? L’option de l’équipe est la suivante : plutôt

que de chercher au préalable une définition en compréhension qui pourrait l’enfermer dans

une signification prématurée, il s’agit dans un premier temps, de définir l’efficacité en

extension, à partir de points de vue divers.

Pour cela, un ensemble de recherches variées est décliné. Plusieurs niveaux peuvent, par

exemple, y être identifiés : e.g. l’efficacité des politiques éducatives92

au niveau macro93

,

92 Loosfelt, R. & Ginestié, J. (2014)

93 Andreucci, C., Brandt-Pomares, P., Chatoney, M. & Ginestié, J. (2010)

181

l’efficacité de l’Enseignement Intégré94

Sciences et Technologies au collège au niveau méso,

l’efficacité des pratiques enseignantes dans la Démarche Fondée sur l’Investigation en

Sciences95

au niveau micro.

Il me semble intéressant de considérer ces objets de recherche d’un autre point de vue :

comme étant issus de choix de regard privilégiés par chaque E-C dans les rapports entre

professionnel, apprenants et savoir en situation concrète d’ESTP. J’ajouterai à ce triptyque

‘les instruments’, car la plupart des recherches de GESTEPRO visent à étudier spécifiquement

le rôle des instruments sémiotiques ou matériels dans l’activité des enseignants et des

apprenants.

Ainsi, la focale sur les rapports professionnel-apprenants-savoir produit des objets

de recherche sur les pratiques enseignantes en Enseignement Intégré ou dans la

Démarche Fondée sur l’Investigation ou encore dans l’Apprentissage Par

Problème, sur l’activité de l’enseignant et celle de l’élève comme analyseur des

situations didactiques.

L’étude des dispositifs formation face aux spécificités de la construction de la

professionnalité, le rôle des artefacts en technologie numérique sont des objets de

recherche issus de la centration sur les rapports entre professionnel-apprenants-

artefact.

La focale sur le professionnel dans les rapports professionnel-apprenants structure

l’étude des conceptions des enseignants, de leur rapport au savoir, de leur activité

de conception.

Le choix de privilégier l’apprenant dans ces mêmes rapports amène à s’intéresser à

l’accès au savoir pour tous du point de vue du genre, aux connaissances des élèves

en classe, à leur créativité, à l’argumentation, à la problématisation, à la

communication non verbale et notamment aux gestes de la main.

Ce panorama amène à plusieurs constats.

Le premier est que l’atteinte de buts prédéterminés en ESTP dépend tant de la pertinence

des savoirs professionnels, didactiques, disciplinaires, épistémologiques…, de la finesse des

dispositifs et des ingénieries, de la qualité de la programmation, que des humains – apprenants

et professionnels – qui agissent en situation. L’efficacité en ESTP ne réside donc pas

seulement dans l’anticipation rationalisée de l’action, bien qu’elle y soit essentielle. Je dirais,

94 Delserieys-Pedregosa, A., Boilevin, J-M, Brandt-Pomares, P., Givry, & D., Martin, P. (2010)

95 Morge, L.&Boilevin, J.-M. (2007), Boilevin, J.-M. & Brandt-Pomares, P. (2011), Brandt-Pomares, P. (2011b),

Boilevin, J.-M., Brandt-Pomares, P., Givry, D. &Delserieys-Pedregosa, A. (2012)

182

en adoptant avec Durrive (2008, p. 135) un point de vue ergologique, que l’efficacité « est un

mixte qui va puiser aussi bien dans la clarté du cadre normatif que dans l’opacité de l’agir humain. ».

Le deuxième est que la connexion entre didactique d’une discipline et approche de

l’activité est une préoccupation de tous les membres de GESTEPRO. Sauf qu’en ce qui me

concerne, je fais le chemin inverse de la plupart de mes collègues : j’ai travaillé à la

complémentarité évaluation/ergologie avant de me préoccuper de l’articuler à une didactique.

Cependant, la mise en œuvre de cette articulation demande de surmonter une difficulté

commune : dans la didactique des disciplines, les savoirs épistémiques gouvernent l’agir,

tandis que dans les formalisations de l’activité, ce sont les nécessités de l’agir qui gouvernent

les savoirs épistémiques. L’un des défis sera donc de faire travailler ensemble les

deux approches, d’y faire circuler les savoirs.

La troisième est qu’à travers la variété de ses objets de recherche, l’équipe montre son

souci d’aborder les situations sous divers angles de l’activité des professionnels et des

apprenants, de proposer plusieurs perspectives théoriques pour traiter de l’efficacité, et de

montrer les avantages de cette ouverture, chaque théorie faisant apparaître des traits de la

situation étudiée sans qu’aucune n’en épuise la richesse. Ainsi, les travaux menés à

GESTEPRO se fondent-ils principalement sur la théorie de l’activité (Leont’ev, 1984 ;

Engeström, 2000), sur le cadre théorique de l’activité médiatisée par les instruments

(Rabardel & Samurçay, 2004) et sur la didactique professionnelle (Pastré, 2005).

Je souhaite apporter le point de vue original de la démarche ergologique sur l’activité des

professionnels et des apprenants en ESTP, activité vue comme une succession de débats de

normes, d’arbitrages et de production de normes. Mon intention est de faire usage, pour les

recherches que je pilote ou envisage de piloter ou de co-piloter, de la théorie de l’activité ou

du cadre théorique de l’activité médiatisée par les instruments, en complémentarité avec la

démarche ergologique, lorsque cela s’avère possible et prometteur.

183

4.5. Des complémentarités possibles entre théorie de l’activité,

activité médiatisée par les instruments, didactique professionnelle

et démarche ergologique pour l’étude du questionnement ingénieux

à destination d’élèves à BEP en ESTP ?

Les prochains paragraphes sont le résultat d’une première et très incomplète présentation

de chacune des quatre orientations théoriques de l’activité précédemment citées, d’une mise

en regard de certains de leurs aspects reliée avec les recherches que j’envisage de piloter.

4.5.1. La théorie de l’activité : Leont’ev, Engeström

Engeström (2006) se donne pour projet d’étudier le pouvoir d’orientation durable des

intentions collectives en situation complexe et évolutive. Il part de la distinction de Leont’ev

(1984) entre actions collectives ou individuelles orientées par des buts, et activités collectives

orientées par des objets incarnant « les vrais motifs de l’activité » (2006, p. 141). Il étudie alors

deux systèmes d’interactions : celles entre un ou plusieurs acteurs sociaux et celles entre

l’acteur, ses outils et son environnement. Il appelle ‘activités’ ces « formations systémiques qui

acquièrent une certaine pérennité en s’institutionnalisant [… et qui] ne prennent forme et ne se

manifestent qu’au travers d’actions particulières accomplies par des individus ou des groupes

singuliers ». (ibid.)

Les ‘activités’ selon Engeström sont donc toujours plurielles et collectives bien que

portées ou incarnées par des individus. En cela, il se réfère à Vygotsky (1935/1985), dont il

transpose aux situations de travail, les recherches sur le pouvoir de l’esprit humain de créer

des ressources psychiques – ici les intentions collectives. Selon sa thèse, les ressources sont

d’abord élaborées socialement via des actions collaboratives impliquant l’usage d’artefact(s)

externe(s) commun(s) – plan inter-psychique –, avant d’être internalisées pour en faire une

propriété intérieure de la pensée – plan intra-psychique. Ainsi, les intentions collectives, loin

d’être construites par « les seules personnes clairement présentes dans une situation particulière, le

sont par une multitude d’acteurs et de forces, distribués dans des espaces-temps et des niveaux

différents. » (Engeström, 2006, p. 141). De plus, ces visées/objets de l’activité :

184

résistent et agissent contre eux, ils semblent mener leur vie propre. En même temps, il est

difficile d’articuler ces visées/objets : ils semblent vagues, protéiformes, flous. Ils présentent de

multiples facettes et sont souvent fragmentés ou contestés. (ibid.)

Ce qui explique que dans les organisations actuelles de travail « il n’est pas toujours facile

pour les acteurs d’établir la connexion entre les finalités de leurs actions personnelles et les

visées/objets plus durables du système d’activités collectif » (ibid.).

En me référant au travail de Schwartz sur l’histoire culturelle du concept d’activité, je

retrouve dans ces ‘activités’ une approche particulière de la «Tätigkeit» de Kant, particulière

parce que collective/individuelle. «Tätigkeit» est le mot allemand traduit par ‘activité’ « utilisé

pour dénoter ce pouvoir de rapiècement, de médiation, hautement énigmatique, concernant certaines

facultés humaines auparavant disloquées » (Schwartz, 2007, p. 126). La «Tätigkeit» permettrait

d’éclairer ce passage énigmatique de l’inter-psychique à l’intra-psychique où se lit une « mise

en synergie de ressources hétérogènes » (ibid.) : les corps et les ‘esprits’ œuvrant ensemble, le

collectif qui n’est pas égal à la somme des individus, et l’individu qui intériorise l’émanation

du collectif.

L’intérêt de cette approche est de pouvoir étudier comment émergent, de systèmes ouverts

d’interactions sociales déterminées, des intentions collectives qui dépassent partiellement les

acteurs et qui ont pourtant un pouvoir d’orientation durable de leurs actions. Ces intentions

collectives naissantes peuvent être vues, d’un point de vue ergologique, comme des normes

antécédentes inchoatives et mouvantes – des intentions, des buts, des plans… Elles émergent

d’acteurs, de lieux et de moments divers, elles sont objets d’ajustements mutuels constants au

fur et à mesure qu’elles sont produites, de consensus et de divergence – dont l’ergologie

pourrait analyser les débats de normes sous-jacents. Ces normes inchoatives non stabilisées,

non internalisées sous forme de représentation mentale, permettent néanmoins de transformer,

d’influencer durablement les êtres, les choses et le monde.

Cette approche des activités collectives peut-elle intéresser les préoccupations qui me sont

proches ? Certainement : elle permettrait par exemple, à des étudiants de master/thèse que je

co-dirigerais dans une collaboration étroite tant théorique que méthodologique avec des

collègues de GESTEPRO usagers de la théorie de l’activité de répondre – à partir du concept

d’interagentivité orientée-objet (Engeström, 2006) – à trois questions d’importance au regard

du programme de recherche proposé en 4.5. Le programme concerne le projet Handiscience et

185

l’efficacité des PPRE96

et se situe dans le cadre des aides aux élèves à BEP. Les questions

sont les suivantes : comment s’opère – ou ne s’opère pas – l’élaboration progressive et à des

niveaux différents distribués dans le temps et dans l’espace, des intentions collectives plus ou

moins stables à destination d’un élève en situation de handicap ou de difficultés scolaires

graves et persistantes, par les professionnels de la difficulté scolaire (enseignement, santé,

travail social, partenaires institutionnels…) dans leurs réseaux occasionnels – l’ergologue

parlerait d’Entités Collectives Relativement Pertinentes ? ; comment ces intentions sont-elles

– ou pas – opérationnalisées dans l’usage de les outils institutionnels (PPS, PPRE) ? ;

comment ces intentions capables d’orienter durablement leurs actions sont-elles – ou pas –

discutées (consensus/divergences), ajustées et reliées à des actions individuelles ?

L’intérêt du point de vue interactionniste défendu par Engeström – qui rompt avec les

perspectives cognitiviste ou individualiste –, est qu’il permet de mettre au jour des

dynamiques collectives émergentes et mouvantes qui favorisent – ou empêchent – l’efficacité

des politiques éducatives, des dispositifs, des enseignements, des apprentissages, des

pratiques.

Mais ce faisant, il laisse de côté l’usage que chacun – professionnel, apprenant – fait de

ses propres ressources, de façon interne, pour atteindre des buts, usage qui est aussi une

condition d’efficacité. L’activité vue de l’intérieur constitue donc aussi un point de vue

pertinent pour GESTEPRO. L’approche instrumentale et la didactique professionnelle (les

schèmes, les invariants opératoires, les théorèmes en acte) et la démarche ergologique (les

débats intérieurs anticipateurs de l’action) d’autre part en sont trois perspectives, développées

ci-dessous.

4.5.2. L’activité médiatisée par les instruments : Rabardel

Les instruments et les signes – outils sémiotiques ou matériels – qui servent à transmettre

les savoirs et savoirs faire visés et à les acquérir en jouant un rôle de médiateurs, ne sont pas

neutres par rapport à l’ESTP. Ainsi, les propriétés fonctionnelles qui les caractérisent doivent-

elles faire l’objet d’une appropriation, d’une intériorisation pour devenir opératoires et

efficaces. C’est la raison pour laquelle les travaux de GESTEPRO sont également fondés sur

ceux de Rabardel.

96 PPRE = Programme Personnalisé de Réussite Éducative

186

Ce dernier a pour point de vue le sujet apprenant utilisateur d’artefact. Ce sujet physique,

cognitif, social et intentionnellement engagé n’est pas un sujet épistémique, car il a une

certaine capacité d’agir à un certain moment. C’est un sujet capable dont Rabardel étudie

deux mouvements hétérogènes et concomitants lors de l’utilisation d’artefact : les activités

productives et les activités constructives. Les activités productives résultent de « la réalisation

de tâches » tandis que les activités constructives du « développement de l’ensemble des

ressources internes ou externes du sujet : les instruments dans leurs composantes psychologiques et

matérielles, les compétences et conceptualisations développées à partir de et pour l’activité productive»

(Rabardel & Samurçay, 2006, p. 31-32). Ainsi, l’évolution des schèmes, des invariants

représentatifs et conceptuels des apprenants sont-elles étudiées lors des situations

d’apprentissage visant l’intériorisation des propriétés fonctionnelles des artefacts.

Cet ancrage théorique intéresse l’axe de recherches sur l’efficacité des aides

institutionnelles à destination des apprenants à BEP (cf. Projet Handisciences) en ce qu’ils

font l’hypothèse que l’efficacité est liée aux compétences que professionnels et apprenants y

développent. Là aussi, une collaboration théorique et méthodologique étroite avec les

collègues de GESTEPRO est envisagée.

4.5.3. La didactique professionnelle : Pastré

Née de la rencontre entre la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la

didactique, la didactique professionnelle a pour champ de pratiques l’enseignement

professionnel et la formation professionnelle continue. Elle y étudie plus particulièrement la

manière dont s’acquièrent et se développent les compétences professionnelles ainsi que ce

qu’on peut faire « pour les « enseigner » ou les transmettre plus efficacement » (Pastré,

2004).

La didactique professionnelle traite ces questions à partir d’orientations théoriques

diverses dont l’approche instrumentale (Rabardel) et le courant de la conceptualisation dans

l’action professionnelle (Pastré, Samurçay, 2006). Elle considère que dans l’activité

professionnelle, apprendre « n’est pas d’abord assimiler des savoirs mais apprendre à agir de façon

durablement efficace » (2006, p. 31-32). Pour cela, elle se centre sur la dynamique de

développement ou d’involution des compétences : construction, déconstruction et

reconstruction de compétences avec une prédilection pour les situations où les professionnels

doivent reconfigurer leurs répertoires de compétences. De l’approche instrumentale, la

187

didactique professionnelle retient l’idée qu’on retrouve toujours deux faces hétérogènes mais

indissociables dans l’activité humaine : l’activité productive, et l’activité constructive où

s’opèrent des réorganisations de schèmes. Ainsi, dans l’exercice de l’activité professionnelle

« on y apprend à faire, mais on y apprend aussi en faisant. » (Pastré, 2006, p. 109). Ce qui est

observé c’est l’apprentissage incident (sur le tas, par frayage, par immersion). Du courant de

la conceptualisation dans l’action professionnelle, la didactique professionnelle retire qu’« il

faut opérer une analyse interne de l’activité pour repérer notamment ce qu’elle comporte de

conceptualisation » (Pastré, 2006, 111-112.). Par rapport à l’apprentissage sur le tas, le but de la

didactique professionnelle est de « rendre méthodique, systématique, ordonnée l’activité

constructive présente naturellement dans toute pratique » (Pastré, 2004, p. 314). Car c’est bien la

connaissance du professionnel inscrite dans l’activité elle-même qui va orienter et guider

l’action jusqu’à son résultat (Samurçay, Pastré, 2004). C’est à partir de la situation dans

laquelle il se trouve que l’enseignant va organiser son action et mobiliser efficacement un

certain nombre de connaissances. Ainsi selon Pastré, l’analyse de la situation permettra de

trouver les voies de sa maîtrise, ce qui est l’objectif d’une formation professionnelle.

Il ne fait pas de doute que je rejoins les préoccupations de la didactique professionnelle

lorsque j’étudie la manière dont se construisent par le faire les compétences tacites comme les

ingéniosités de soutien à la problématisation, mais aussi les compétences liées à la régulation

des apprentissages. Mon intention étant d’analyser le travail des enseignants, notamment en

vue de mieux concevoir leur formation. Durrive (2010, p. 40) a déjà souligné l’aspect

prometteur d’une complémentarité entre didactique professionnelle et ergologie, notamment

en ce qu’elle éclaire la manière dont « l’effort de vivre ressaisit l’effort de connaître et l’empoigne en

quelque sorte afin de lui transmettre son énergie et de décupler ainsi ses possibilités ». Cette

complémentarité me permet aussi de m’intéresser aux schèmes.

Car Pastré, Mayen & Vergnaud regardent l’activité humaine d’un point de vue très précis.

Pour eux, elle « est organisée sous forme de schèmes, dont le noyau central est constitué de

concepts pragmatiques. » (2006, p. 145). Un schème est :

une totalité dynamique fonctionnelle, et une organisation invariante de l’activité pour une

classe définie de situations. […il] comporte quatre catégories distinctes de composantes :

• un but (ou plusieurs), des sous-buts et des anticipations ;

• des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ;

• des invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) ;

188

• des possibilités d’inférence. (Pastré, Mayen & Vergnaud., 2006, p. 152)

A l’appui de cette approche, je fais l’hypothèse que la formalisation de la régulation que

j’ai décrite en deuxième partie de cette note de synthèse et que je reproduis ci-dessous,

correspond à une première mouture du schème de la régulation chez les enseignants et chez

les formateurs. Ébauche de modèle du travail de régulation à partir duquel il est possible

d’analyser l’activité régulatrice et, à plus long terme, de réajuster la formation.

Formalisation de la régulation

Anticipation de l’action Adaptation pédagogique - repérage et catégorisation d’indices,

- appel à modèle(s) de référence disponibles

possiblement explicatif(s) des difficultés ou

progrès des apprenants,

- appel à une synthèse des expériences

antérieures d’adaptations pédagogiques

réussies ou échouées, à des alternatives en

réserve

- lecture du moment opportun – Kaïros – pour

exercer la régulation

→ construction par synthèse des éléments

précédents d’une ou plusieurs adaptations

ayant le statut d’hypothèse à tester

- tentatives d’adaptations pédagogiques

- évaluation de l’efficacité de l’adaptation

- arbitrages sur les critères de régulation et

autorégulation si nécessaire

De même la combinaison kaïros-mètis ci-dessous peut être vue comme une formalisation

du schème de l’accompagnement industrieux en situation problématique. Mais cette dernière

est plus complexe : elle intègre une dimension ergologique en ce qu’elle permet la

représentation des arbitrages in situ du professionnel : choix d’habiletés prudentes et de tours

habiles (les habiletés choisies figurant en couleur et les non choisies en blanc).

189

Anticipation

Ingéniosité éducative =

combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles

Retrait

Dissimulation

Manquement

Retournement

Découvrir

autre chose

que le cherché

Polymorphie

Déguisement

Création de

la surprise

Flair

Accroche

Vigilance

sensorielle Discrétion

Discernement

Habiletés prudentes

Fonction d’anticipation

Tours habiles

Fonction de mise en oeuvre

Autonomie

Refus de donner

la réponse

On le voit, chez le professionnel expérimenté, les répertoires de tours habiles et

d’habiletés prudentes ne sont pas destinés à être appliqués de manière univoque quelle que

soit la situation : ils sont « en attente d’être travaillés ». En ce sens, ce sont des schèmes

inchoatifs qui par :

le degré de singularité d’intégration dans les circuits infra-conscients du corps

[…s’éloignent…] du paradigme de la conceptualisation. Il[s] n’en perd[ent] pas pour autant

une fonction micro-organisatrice de l’agir vigilant, apte à gérer des rencontres partiellement

inédites au sein d’un micro horizon de similitudes opératoires » (Schwartz, 2011, p. 170).

Ma question est la suivante : comment la complémentarité didactique professionnelle-

ergologie permettrait-elle de penser la formation des enseignants à l’accompagnement

industrieux en situation problématique ?

190

4.5.4. La démarche ergologique : Schwartz

L’ergologie est un dispositif à penser les situations de travail, dont celles d’enseignement,

de formation, d’apprentissage. Elle s’attache à comprendre l’unité de l’agir éducatif humain

comme tentative constante, d’articuler effort de connaître et effort de vivre (Durrive, 2008). À

l’origine de cette démarche est une synthèse des deux sources philosophiques et culturelles du

concept d’activité (Schwartz, 2007). Cette synthèse met en évidence deux axes en tension

d’où surgit l’activité humaine : celui de l’impossible et celui de l’invivable.

Avec l’héritage des travaux des ergonomes (Wisner & al, 1997), les situations

apparaissent sous l’angle de l’impossible anticipation totale : on ne peut les prédéterminer

entièrement de manière satisfaisante. Ainsi, même si on conçoit les modèles, les dispositifs et

l’environnement de la manière la plus rationnelle, la plus ingénieuse et la plus détaillée

possible « aucun ne contiendra l’ensemble de la tâche à accomplir et du service à rendre » (Durrive,

2008, p. 135). En d’autres termes, l’efficacité des dispositifs ne peut être imputée au seul

registre des concepts – savoirs scientifiques, théoriques, disciplinaires, académiques... En

cela, les ergonomes parlent d’un écart indépassable entre le prescrit et le réel. C’est dans cet

écart qu’intervient l’activité du professionnel à qui il incombe de gérer l’incomplétude ou

l’aspect insatisfaisant des normes antécédentes. Cependant, l’activité ne surgit pas que dans

cette perspective.

Car l’ergologie n’envisage pas non plus les situations ‘hors le temps’, au sens où on ne s’y

préoccuperait que de l’application automatique du prédéterminé, considérant les événements

qui surgissent et auxquels il faut faire face comme n’étant pas de son ressort. Pour elle, les

situations d’enseignement et de formation sont aussi des moments de vie. En cela, elle est

héritière des travaux de Canguilhem qui, par une analyse philosophique, entend la vie :

comme activité d’opposition à l’inertie et à l’indifférence. La vie cherche à gagner sur la mort, à

tous les sens du mot gagner et d’abord au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie

joue contre l’entropie croissante. (Canguilhem, 1966, p. 173)

Aussi l’élan de vie va-t-il tendre à opposer de la négatricité (Ardoino, 1993) aux modèles

et aux dispositifs entièrement pré-pensés par d’autres, à y introduire à quelque degré une

191

créativité normatrice, à user de savoirs investis pour déjouer les organisations suturées. C’est

la lutte industrieuse contre l’invivable standardisation totale.

Les travaux que j’ai menés sur les ingéniosités éducatives (2003-2014) contribuent à

montrer l’usage intellectuel (registre des concepts) et vital (activité industrieuse) du jeu dans

l’habileté éducative transformatrice, pour lutter en même temps contre l’impossible

standardisation et contre l’invivable hétéro-détermination. Car l’enseignant ou le formateur

joue avec son corps, avec son savoir, avec les attentes des apprenants. Il remet en jeu,

transgresse, recombine des normes antécédentes pour faire face aux moments de vie. Ce faire

industrieux que l’on retrouve dans les situations d’ESTP97

est une extension du débat interne à

la vie, qui gagne sur la mort par « un débat toujours renouvelé entre des normes anonymes venant

de l’environnement et des normes que chaque être vivant produit et essaie de promouvoir »

(Schwartz, 2007, p. 130).

Ainsi, selon la perspective ergologique, l’activité est :

un processus dynamique et tendu qui tente d’articuler, toute vie durant, le traitement des

limitations de toute forme de normalisation et la saisie des nombreuses opportunités pour vivre,

en dépit de toute forme rigide d’hétéro détermination. (Ibid.).

Pour elle, le ressort de l’efficacité de l’enseignement et de la formation ne se loge donc

pas du côté :

du seul registre des concepts pour atteindre les buts qu’elle se fixe [… Elle] doit

nécessairement inclure une inconnue, la part du vivant humain qui échappera toujours à sa

programmation. (Durrive, 2008, p. 135).

Pour désigner le vivant humain qui mobilise son activité, l’ergologie propose le concept de

‘corps-soi’. Ce terme désigne une entité incarnée appartenant au monde des interactions qui :

97 (2012) Mencacci, N., Chatoney M. : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations

en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du

Développement, Skholê, volume 17, 191-201

192

synthétise la singularité des débats entre le soi-même et les autres instances de la vie, […]

enregistre en soi l’histoire propre de ces rencontres. Le corps-soi c’est histoire, l’histoire de la

vie, du genre, de la personne, c’est l’histoire des rencontres toujours renouvelées entre un être

en équilibre plus ou moins instable et une vie, sociale, avec ses valeurs, ses sollicitations, ses

drames. Le corps-soi est histoire, histoire comme mémoire sédimentée, organisée dans la

myriade des circuits de la personne ; mais aussi histoire comme matrice, énergie productrice

d’inédit. (Schwartz, 2000, p.20).

Parler de corps-soi là où les disciplines parlent plus volontiers de ‘sujet’ est l’une des

spécificités de l’ergologie. Le corps-soi est un concept qui garde un aspect volontairement

flou en ce qu’il suspend a priori toute spécification disciplinaire. Ce qui évite dans un premier

temps de cloisonner le physique, le psychique (cognitif, affectif, conatif…), le biologique, le

social, le culturel, l’historique chez le vivant humain. Pourtant ces dimensions sont toutes

présentes dans le corps-soi, mais à des degrés et dans des hiérarchisations différentes qui ne

peuvent être anticipées : elles doivent être chaque fois repérées. C’est notamment pour étudier

ces hiérarchies que l’ergologie sollicite dans un second temps les disciplines scientifiques qui

elles, ont eu recours à une délimitation d’un sujet : psychologique, cognitif, social... Bien sûr,

la difficulté réside dans la construction et dans la mise en œuvre de ce regard

pluridisciplinaire. Cette dernière soulève d’importantes questions conceptuelles et

méthodologiques car elle implique des collaborations pluridisciplinaires. C’est l’un des défis

des travaux de recherche que je souhaite diriger ou codiriger.

4.5.5. Quatre principales orientations théoriques de l’activité dans

GESTEPRO

Le tableau ci-dessous présente une première mise en regard des quatre orientations

théoriques de l’activité.

193

Théories de l’activité

Leont’ev, Engeström

Activité médiatisée

par les instruments

Rabardel

Didactique

professionnelle

Pastré

Démarche ergologique

Schwartz

Qu’est-ce

qui est

entendu par

activité ?

Activités : formations

systémiques ouvertes en

réseau, orientées par une

intention collective

laquelle est incarnée par

un individu ou par un

groupe et est issue

d’acteurs et de forces

multiples distribuées

dans des espaces-temps

Activité : double

mouvement hétérogène

et concomitant de

réalisation de la tâche

(activité productive)

et

de développement de

ressources de

ressources internes et

externes au sujet

(activité constructive)

Activité : dynamique de

développement ou

d’involution des

compétences

Activité :

renormalisation

résultant du débat entre

normes antécédentes et

normes rencontrées dans

le moment de vie, avec

mise en synergie de

ressources hétérogènes

Objets

d’étude

Les activités collectives

complexes

orientées-objet

se manifestant dans des

actions portées par

un(des) individu(s)

Construction interne de

schèmes, d’invariants

représentatifs et

conceptuels par

l’apprenant usager

d’artefact

Construction interne de

schèmes, d’invariants

représentatifs et

conceptuels par le

professionnel lors

d’apprentissages

incidents

Débats de normes,

arbitrages et

renormalisations en lien

avec un monde de

valeurs

Qui

agit ?

Individu (ou groupes

d’individus)

Sujet capable Sujet connaissant

subordonné au sujet

capable

Corps-soi biologique,

social, historique, centre

d’arbitrage

Notions clé

Intentionnalité

interactive émergente

Agentivité distribuée

Interagentivité orientée-

objet

1 orientation-objet

2 médiations par les

instruments et les signes

3 constitution mutuelle

des actions et de

l’activité

4 déviations et

contradictions comme

source de changement

5 historicité

Rapport épistémique

(comprendre le monde)

Rapport pragmatique

(agir, intervenir,

transformer)

pouvoir d’agir

Apprentissage incident

Schème

Invariant opératoire

Conceptualisation dans

l’action

Registre épistémique

subordonné au registre

pragmatique

Unité problématique de

l’être humain

Impossible/invivable

Débats de normes

Usage de soi par soi et

de soi par les autres

Entité Collective

Relativement Pertinente

Médiation par les

valeurs

Savoirs codifiés

Savoirs investis

(schèmes inchoatifs)

Tableau 25. Une mise en regard de quatre orientations théoriques de l'activité

194

La difficulté d’un regard pluri-orienté sur l’activité est qu’il implique une expertise dans

chacune des orientations, expertise que je n’ai pas. Il est assez probable que les étudiants que

j’encadre ne l’aient pas non plus. Ce qui implique la nécessité d’une collaboration

conceptuelle et méthodologique avec des experts de l’une des quatre orientations.

Collaboration sur le plan conceptuel d’abord : le tableau ci-dessus présente quelques

concepts de base – sans doute encore insuffisants – permettant la construction de ces

collaborations. Le but est de rendre possible le repérage de concepts proches pour ensuite

pouvoir les confronter dans le cours même de la construction des données (Champy-

Remoussenard, 2011). À titre d’exemple, dans le cadre de l’efficacité des aides aux

apprenants à BEP en ESTP, la collaboration peut porter sur les similitudes et les différences,

et sur les intersections possibles – ou impossibles – que font apparaître : les concepts de

consensus-divergence chez Engeström et de débat de normes aboutissant à des

renormalisations chez Schwartz ; les concepts de schème dans l’approche instrumentale et la

didactique professionnelle, et celui de savoir investi en ergologie ; le concept de compétence

en didactique professionnelle et en ergologie.

Collaboration sur le plan méthodologique ensuite : une analyse de l’activité pluri-orientée

demande la participation de chercheurs d’orientation théorique différente à la construction des

données. À ce stade, il me semble intéressant de constituer des binômes – un spécialiste de la

théorie de l’activité, de l’approche instrumentale ou de didactique professionnelle associé à un

ergologue. L’analyse de l’activité serait ainsi bi-orientée : par exemple orientation

ergologique et didactique professionnelle. Les experts travailleraient individuellement ou en

interaction, à l’analyse des normes antécédentes (lois, textes et discours prescripteurs ou auto-

prescripteurs…), à l’analyse des documents professionnels produits (fiches de préparation,

projets ou programmes personnalisés d’aide, référentiels d’évaluation…), à l’analyse vidéo de

séquences concrètes, à l’analyse des entretiens ante et post avec les professionnels voire avec

les apprenants. Il sera pris trace de leur discours d’analyse (prise de notes, enregistrement), ce

qui constituera un matériau à analyser puis à interpréter.

195

4.5.6. Un regard théorique pluridisciplinaire pour l’étude de l’efficacité

des aides à destination des apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP

Organiser des recherches à orientation ergologique en ESPT à destination d’apprenants à

BEP ne signifie pas exercer un ‘hyper-point-de-vue’ sur les situations, un point de vue qui

surplomberait les disciplines. Il s’agit de comprendre comment l’activité humaine noue

l’effort de connaître (conceptualisation de l’action, savoirs codifiés) et l’effort de vivre

(renormalisation, savoirs investis) et sollicite pour cela les disciplines.

L’originalité de l’ergologie, on l’a dit, est de ne pas être une discipline scientifique, mais

une démarche, un dispositif à penser conçu dans une perspective transformatrice. Elle propose

un ensemble de concepts et de notions – unité énigmatique de l’agir humain, axe de

l’impossible et de l’invivable, effort de connaître-effort de vivre, corps-soi, usage de soi,

savoirs codifiés-savoirs investis, débat de normes, monde de valeurs… – destinés à envisager

une relation particulière : celle de l’homme « sujet de ses normes » (Canguilhem, 1947) et du

milieu. Son intérêt est de poser un cadre d’étude de l’unité de l’agir humain qui dans un

premier temps se tient à distance des disciplines et dans un second temps en sollicite le

dialogue. Car,

en tant qu’ [… elle] ne peut être conçu[e] par nos seuls pouvoirs conceptuels, [l’Activité] ne peut

être la propriété d’une seule discipline scientifique. [… Elle] ne peut pas être l’objet spécifique

de la psychologie, de la neurologie, de l’anthropologie culturelle… Chaque appropriation

exclusive serait quelque part une mutilation. En fait, [… elle] les interpelle toutes, mais

n’appartient à aucune. (Schwartz, 2007, p. 133).

L’union de l’effort de connaître (conceptualisation) et de l’effort de vivre (faire

industrieux) chez l’enseignant ou le formateur est un critère de l’efficacité de l’aide aux

apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP. Car l’enseignement et la formation ne peuvent

échapper à la dialectique des concepts et de la vie (Durrive, 2008). Le pouvoir d’agir

(Rabardel) des apprenants ou des professionnels, et la force du pouvoir d’orientation durable

des intentions collectives (Engeström) en sont aussi des critères majeurs. Pourtant, ce qui me

semble intéressant dans l’ergologie, précisément parce qu’elle n’est pas une discipline

scientifique, c’est que d’une part, elle peut interpeler chacune d’elles et que d’autre part, elle

peut en organiser le dialogue tout en restant au contact du faire industrieux.

196

En d’autres termes, non seulement l’ergologie peut convoquer d’autres orientations

théoriques de l’activité, mais elle peut aussi interpeler la didactique des disciplines, la

psychologie cognitive, les sciences de l’éducation…

Pour le cas particulier de l’étude de l’efficacité des aides aux apprenants à BEP en ESTP

que j’envisage de diriger, l’ergologie sera associée à l’évaluation, à la didactique d’une

discipline en ESTP, aux sciences du handicap cognitif et de la difficulté scolaire, et si cela

s’avère pertinent et prometteur98

, à une autre orientation théorique de l’activité. La figure ci-

dessous en est une formalisation.

Figure 10. Complémentarité théorique possible pour l'étude à orientation ergologique

des aides à destination des apprenants à BEP dans le cadre de l'ESTP

98 C’est le sens des points d’interrogation : une étude bi-orientée de l’activité doit être problématisée à chaque

fois.

Didactiques des

disciplines en

ESTP

Théorie de

l’activité

Activité médiatisée

par les instruments

Rabardel

Démarche

ergologique

?

?

Sciences du handicap

cognitif

et de la difficulté scolaire

Psychologie

Neurosciences

Formalisations des adaptations

pédagogiques…

Didactique

professionnelle

?

Recherches en

évaluation

197

C’est sur ce cadre théorique, et sur les principes méthodologiques précédemment esquissés

que s’appuie le programme de recherches que je propose dans le paragraphe 4.6.

198

4.6. Un programme de recherche pour penser ou repenser

l’efficacité des aides institutionnelles en ESTP à destination

d’élèves à BEP

Cette recherche s’intéresse à l’efficacité du point de vue du (des) professionnels. Son

hypothèse est que l’efficacité des aides pédagogiques adaptées est liée à la manière dont elle

est conçue – notamment en référence à un cadre normatif –, puis exercée in situ, et enfin

régulée par le(s) professionnel(s).

Dans cette perspective, le programme propose d’analyser l’activité industrieuse

d’enseignants ou d’auxiliaires de l’enseignement99

préparant, exerçant puis régulant, dans le

cours ordinaire de leur travail, des aides institutionnelles en ESTP, à destination d’élèves à

BEP, de premier et/ou second degrés. Deux contextes ont été choisis : le plan d’actions

PPRE100

dans une école et dans un collège géographiquement proches et l’enseignement des

sciences et de l’éducation technologique aux élèves de primaire en situation de handicap

cognitif dans le cadre de LAMAP101

.

Pour cela, la recherche envisage de construire ou de remanier des modèles d’analyse de

l’aide industrieuse, en les mettant à l’épreuve du terrain.

Ces modèles construits ou remaniés contribueront à terme à fonder l’élaboration ou le

réajustement de référentiels et de dispositifs de formation, et à repenser les politiques d’aide

aux élèves à BEP.

4.6.1. Le cadre théorique d’analyse de l’activité industrieuse d’aide en

ESTP

L’analyse de l’activité industrieuse d’aide aura une orientation ergologique ou sera bi-

orientée didactique professionnelle et ergologie102

. Elle sera associée à l’analyse de l’agir

évaluatif, didactique (disciplinaire) et adaptatif du professionnel (voir 4.6.6.).

99 Les AVS (Auxiliaires de Vie Scolaire)

100 Programme Personnalisé de Réussite Éducative

101 LAMAP = La Main à la Pâte

102 Dans un premier temps, et pour ce programme de recherche, cette bi-orientation théorique sera privilégiée

199

4.6.2. Le cadre méthodologique pour l’analyse de l’activité industrieuse

d’aide en ESTP

L’activité industrieuse sera saisie dans les moments où l’aide est préparée par les

professionnels, lors de sa mise en œuvre in situ et lors de moments de régulations après la

séquence.

Les apprentis-chercheurs de master ou de thèse partie prenante de ce programme que je

serai susceptible de diriger, seront suffisamment au fait de la démarche ergologique, de

l’évaluation et des sciences du handicap et de la difficulté scolaire pour effectuer une analyse

à orientation ergologique de la fonction évaluative et de la fonction adaptative de l’activité

industrieuse d’aide. En revanche, pour analyser la fonction didactique de l’aide, le programme

aura recours à des chercheurs-collaborateurs – ou à des apprentis-chercheurs-collaborateurs

encadrés par leur directeur de recherche – en didactique d’une discipline de l’ESTP.

La collaboration consiste ici à mettre une expertise théorique et/ou méthodologique au

service d’une recherche sans participer directement à la conception ni à la mise en œuvre du

dispositif de recherche ni à la production de résultats. Lorsque l’analyse de l’activité d’aide

sera bi-orientée didactique professionnelle-ergologie, la collaboration de chercheurs ou

d’apprentis-chercheurs en didactique professionnelle sera également sollicitée.

Type de données recueillies pour une analyse croisée des différents temps de l’aide :

- les normes antécédentes encadrant l’activité des professionnels sues ou insues des

professionnels, ainsi que le discours des professionnels les concernant

- les écrits professionnels préparatoires ainsi que le discours des professionnels qui

entoure ces écrits

- l’enregistrement vidéo de séquences d’aide

- l’enregistrement des discours des professionnels ante et post séquences, mais aussi lors

du visionnage de moments de régulation de l’aide

- le discours de chercheurs collaborateurs en didactique (des disciplines ou

professionnelle).

Les contraintes méthodologiques précédemment citées concernent les deux programmes

de recherches qui vont être explicités ci-dessous.

200

4.6.3. Étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée exercée en

classe ordinaire par les enseignants de primaire et de collège dans le

cadre du plan d’action PPRE

Ce paragraphe présente les prémices d’un projet visant à construire un référentiel et un

dispositif de formation à l’aide individualisée de futurs enseignants de classe ordinaire ou

d’enseignants de formation continue, à partir de l’analyse du travail d’enseignants exerçant

cette aide dans le cadre du plan d’actions PPRE. Il s’agit de construire un modèle d’analyse de

l’activité industrieuse d’aide individualisée liée aux PPRE, en le mettant à l’épreuve du

terrain. Dans cette perspective, cette recherche fera appel au concours d’un chercheur

collaborateur en didactique professionnelle.

La recherche est en lien avec la thèse débutante de Pierre Néron, que je codirige avec

Jacques Ginestié, et qui s’intéresse au développement professionnel pour les professeurs des

écoles dans l'élaboration et la mise en œuvre de projets personnalisés de réussite éducative.

Le PPRE103

, Programme Personnalisé de Réussite Éducative, est un plan coordonné

d’actions conçu pour répondre aux besoins d’un élève de 6 à 16 ans lorsqu’il apparaît qu’il

risque de ne pas maîtriser les connaissances et compétences du socle commun. Il est proposé à

l’école élémentaire et au collège. Il est élaboré par l’équipe pédagogique, sous pilotage du

chef d’établissement. Il est discuté par les parents et présenté à l’élève.

Il peut intervenir à n’importe quel moment de la scolarité obligatoire en fonction de

besoins de chaque élève. Il est temporaire : sa durée varie en fonction des difficultés scolaires

rencontrées par l’élève et de ses progrès. Il se centre prioritairement sur le français, les

mathématiques et au collège, sur la première langue vivante. Il fixe des objectifs précis et en

nombre réduit. Son but est de prévenir l’aggravation des difficultés ou de permettre à l’élève

de surmonter les obstacles à la poursuite des apprentissages. En primaire, les évaluations

nationales CE1 et CM2 facilitent le repérage des difficultés d’un élève. Au collège, il permet

d’organiser une prise en charge personnalisée autour d’objectifs d’apprentissages prioritaires,

dans une période définie (quelques semaines le plus souvent). Au terme du PPRE,

l’enseignant, en général le professeur principal, dresse un bilan pour décider sa poursuite, son

interruption, la révision d’objectifs, l’introduction de nouvelles actions.

103http://eduscol.education.fr/cid50680/les-programmes-personnalises-de-reussite-educative-

ppre.html

201

Le plan d’actions contenu dans le PPRE se présente sous forme d’un document standard

élaboré sous le contrôle de l’inspecteur territorial. Il en résulte que les documents PPRE

peuvent être très différents d’un établissement à l’autre. De plus, à l’intérieur d’un

établissement, on assiste à de larges disparités de mise en œuvre par les enseignants du même

PPRE.

Les axes de la recherche

L’étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée abordera quatre points : les

documents PPRE et la manière dont ils organisent l’aide, la préparation de l’aide, la mise en

œuvre et la régulation des aides par les enseignants.

Je me suis référée en partie à la formalisation de la régulation produite en partie 2 pour

cibler les points suivants qui seront mis à l’étude :

l’organisation de l’aide par le document PPRE

le repérage et la catégorisation des difficultés des élèves

la référence à des modèles possiblement explicatifs des difficultés

la conception d’un programme adapté en rapport avec l’évaluation des difficultés

la mise en œuvre in situ

l’évaluation de l’atteinte des buts personnalisés

la régulation du dispositif

Le dispositif de recherche

La mise en œuvre des PPRE sera étudiée chez tous les enseignants exerçant une aide

individualisée en lien avec le PPRE, d’une école et d’un collège voisins, ayant le même

document PPRE.

Type de données recueillies pour une analyse croisée des différents temps de l’aide :

- les normes antécédentes encadrant l’activité des professionnels (textes officiels,

formations continues, prescriptions locales, écrites ou orales…), sues ou insues des

professionnels, ainsi que le discours des professionnels les concernant (thèse de Pierre Néron)

- les écrits professionnels préparatoires (les PPRE renseignés, les fiches de préparation

de la séquence …) ainsi que le discours des professionnels qui entoure ces écrits

- l’enregistrement vidéo de séquences d’aide

202

- l’enregistrement des discours des professionnels ante et post séquences, mais aussi lors

du visionnage de moments de régulation, à propos du travail d’aide

- le discours d’un chercheur collaborateur en didactique professionnelle.

Mode de recueil des données

- enquête de repérage des normes institutionnelles encadrant le travail d’aide

- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)

professionnel(s) pour le repérage des normes antécédentes exogènes et endogènes de l’aide

étudiée

- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)

professionnel(s) à propos des PPRE renseignés et des fiches de préparation des séquences où

est pratiquée l’aide

- enregistrement vidéo de séquences d’aide pour garder trace des gestes et des discours

de l’enseignant, des élèves, selon un protocole incluant une ou deux caméras (une fixe, l’autre

mobile pour suivre les éventuels déplacements du professionnel), un micro-cravate (pour

l’enseignant), un micro multidirectionnel pour la classe.

- première observation de l’enregistrement-vidéo par le chercheur ayant pour objet le

repérage des moments significatifs de l’activité industrieuse lesquels seront évoqués lors de

l’entretien-post avec le(s) professionnel(s)

- enregistrement d’entretiens ergologiques post-séquence en autoscopie avec le(s)

professionnel(s), avec centration sur les moments significatifs repérés

- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)

professionnel(s) dans les moments de régulation du dispositif

- enregistrement audio de l’analyse de la séquence vidéoscopée faite par le chercheur-

collaborateur en didactique professionnelle (appuyé si nécessaire de la transcription des

entretiens-post avec les professionnels)

Mode de constitution du matériau à analyser

Une mise en forme écrite des données par transcription exhaustive des enregistrements

audio, d’extraits de vidéo et des documents sera faite :

- une description des documents repérant les normes institutionnelles dégagera les

dimensions de présentation, d’organisation, de mise en forme (Bronckart & Machado, 2005)

de l’aide

203

- les données audio et vidéo recueillies feront l’objet d’une analyse de contenu (Bardin,

2003) et seront mises en regard selon le schéma suivant :

Dans l’état actuel du projet, il n’est pas possible d’aller au-delà de ces premières

propositions concernant la manière de construire le modèle : à ceci près cependant. Il

m’apparaît assez probable que l’étude de l’activité industrieuse d’aide basée sur l’analyse de

l’existant révèle, dans un premier temps, d’importantes difficultés des professionnels à

anticiper, à concevoir, à mettre en œuvre et à évaluer l’aide. Je me réfère en cela d’une part à

mon expérience professionnelle d’enseignant et de formateur d’enseignants, et d’autre part

aux approches récentes des causes de la difficulté scolaire étudiées dans le quotidien des

pratiques d’enseignants.

Dans sa thèse en cours, Pierre Néron en effectue actuellement une recension. Il étudie

notamment 104

les travaux de Schmidt-Thivierne (2003), de Bocchi (2010), de Bautier &

Rayou (2009), de Bonnery (2009-2010), de Laparra & Margolinas (2011) et de Bautier,

104 Je cite les principaux travaux seulement

Matériau

Transcription

de la séquence

Matériau

Transcription

des entretiens auxiliaires

Matériau

Transcription

d’extraits vidéo

choisis

Analyse des manifestations extralinguistiques

Analyse de contenu

(Bardin) - analyse de l’énonciation

- analyse de l’expression

- analyse thématique

Analyse de contenu

(Bardin)

analyse thématique

204

Crinon & Rochex (2011). Ces travaux considèrent que la difficulté scolaire se crée dans les

interactions enseignants-élèves. Elle tient à l’impact réciproque des dispositions des élèves –

cognitives, affectives, sociales, relationnelles – et du type de soutien exercé in situ par

l’enseignant – soutien qui souvent entrave le développement du fonctionnement de la pensée,

crée des malentendus (enseignement implicite), occasionne de l’empêchement à

l’apprentissage (frein à l’activité cognitive des élèves, renoncement à des objectifs cognitifs,

blocage des apprentissages).

Je souhaite contribuer à la compréhension interactionniste des causes de la difficulté

scolaire à partir de la formalisation de la régulation (anticipation de l’action et adaptation

pédagogique) établie avec la complémentarité évaluation-ergologie105

. J’avance deux

hypothèses au moins. La première est que les modèles explicatifs des difficultés des élèves

sont assez souvent insuffisamment maîtrisés par les enseignants, peu accessibles ou trop

complexes, inconnus d’eux, ou peuvent être même inexistants : cette hypothèse rejoint celle

de Pierre Néron. La seconde est que de surcroît, la difficulté scolaire est multifactorielle –

même en cas de troubles spécifiques des apprentissages. Elle est le point d’enchevêtrement de

facteurs cognitifs, conatifs, affectifs, sociaux, didactiques, institutionnels…, enchevêtrement

spécifique à chaque élève que l’enseignant doit chaque fois repérer in situ, démêler,

catégoriser. La formalisation de la régulation m’amène à poser les questions suivantes. À

quels modèles, à quels savoirs les enseignants se réfèrent-ils ou ne se réfèrent-ils pas in situ

pour anticiper l’aide, pour la concevoir et pour la mettre en œuvre ? Comment s’opère le

105

Formalisation de la régulation

Anticipation de l’action Adaptation pédagogique

- repérage et catégorisation d’indices,

- appel à modèle(s) de référence disponibles

possiblement explicatif(s) des difficultés ou

progrès des apprenants,

- appel à une synthèse des expériences

antérieures d’adaptations pédagogiques

réussies ou échouées, à des alternatives en

réserve

- lecture du moment opportun – Kaïros –

pour exercer la régulation

→ construction par synthèse des éléments

précédents d’une ou plusieurs adaptations

ayant le statut d’hypothèse à tester

- tentatives d’adaptations pédagogiques

- évaluation de l’efficacité de l’adaptation

- arbitrages sur les critères de régulation et

autorégulation si nécessaire

205

passage du repérage d’indices à la catégorisation puis à la conception d’une adaptation

pédagogique ? Quelles difficultés les enseignants y rencontrent-ils ?

Ces questions m’amènent à penser que la construction d’un référentiel et d’un dispositif de

formation à l’aide individualisée passe peut-être aussi par la poursuite des recherches visant la

compréhension des difficultés des enseignants dans l’activité industrieuse d’aide, et que ces

recherches gagneraient à être instruites par d’autres recherches ayant pour objet la

compréhension des difficultés d’apprentissage des élèves en situation scolaire – auxquelles je

souhaite continuer de contribuer. Dans les deux cas, cela implique une collaboration avec un

chercheur : en didactique professionnelle, en neuropsychologie… Mais cette collaboration

n’est pas évidente et doit être construite. C’est l’une des questions abordées dans les travaux

menés dans ‘LAMAP et le handicap’.

4.6.4. Étude de l’activité industrieuse d’aide dans le cadre de ‘LAMAP et

le handicap’

Depuis 2010, je suis inscrite en tant que chercheur-collaborateur dans une expérimentation

conduite par la Fondation LAMAP et l’INSHEA (l’Institut National Supérieur de formation et

de recherche pour l’éducation des jeunes Handicapés et les Enseignements Adaptés). Cette

expérimentation associe des acteurs de l’éducation et de la science de différentes régions de

France. Le projet « La main à la pâte et le handicap » a permis à plusieurs équipes

enseignantes de CLasses pour l’Inclusion Scolaire (CLIS), ayant pour vocation d’accueillir

des élèves en situation de handicap dans des écoles ordinaires, de s’engager et de pratiquer un

enseignement des sciences fondé sur l’investigation.

Cette expérimentation s’appuie sur le fait que les disciplines scientifiques sont très

inégalement enseignées aux élèves à apprentissage troublé. L’argument peut être le sentiment

d’urgence des enseignants à renforcer des savoirs plus basiques portant sur le langage oral et

écrit. Ce peut être aussi le manque d’initiative de ces élèves réticents à apporter en classe des

objets à étudier, poser des questions se prêtant à un traitement scientifique sur ce qu’ils ont pu

observer ou entendre. Pourtant après trois années d’expérimentation, les différents rapports du

projet précisent les points suivants :

206

Ces activités cependant lorsqu’elles sont mises en œuvre s’avèrent extrêmement précieuses.

Elles contribuent à compenser le manque d’habitude à interroger le réel qui enferme les élèves

dans un monde étriqué. Elles ouvrent des horizons, stimulent la curiosité, la faculté

d’observation. Il est bien évident aussi qu’elles participent à la construction d’une pensée

exigeante, méthodique, qu’elles incitent à réfléchir, raisonner, retenir des informations précises,

employer un vocabulaire et une formulation adéquats, savoir traiter des documents diversifiés.

[…]

Les sciences confrontent le sujet à l’obligation de rechercher le vrai, le vérifiables dans un

souci d’objectivation traquant d’éventuels reliquats de pensée magique : elles font grandir.

Comme pour tous les élèves par conséquent, elles contiennent implicitement, au cœur de leurs

démarches une dimension qui modèle la pensée en l’élevant, une dimension qu’on pourrait dire

« citoyenne » ; celle-ci n’est pas moins indispensable aux élèves qui présentent un [trouble des

apprentissages] qu’à tous leurs congénères. 106

Plusieurs séquences de sciences ont été élaborées et proposées aux élèves : boussole, flotte

et coule, circuit électrique, cinq sens et alimentation… Le protocole prévoit que chaque

enseignant est accompagné par un pédagogue (formateur ou conseiller pédagogique) et aidé

hors la classe, par un scientifique.

Ma participation consiste à piloter avec Alice Delserieys-Pedregosa, chercheur de

GESTEPRO spécialisée dans la démarche fondée sur l’investigation en physique, les

expérimentations de terrain menées à Marseille, et à en rendre compte au cours des réunions

annuelles à l’INSHEA. Ainsi, nous sommes toutes deux chercheurs-collaborateurs dans cette

expérimentation. Alors que ma collègue est référent scientifique, je suis l’accompagnateur

pédagogique d’une enseignante de CLIS Dys accueillant des élèves présentant des dyslexies,

dyspraxies et dysphasies sévères. À ce titre, j’organise le recueil de données : je participe à la

mise en place des enregistrements vidéos et je réalise les entretiens semi-dirigés ante et post à

partir d’un guide d’entretiens et d’une fiche destinée à en préparer la synthèse. Nous avons

ainsi capitalisé depuis trois ans un ensemble de données (vidéos et entretiens).

L’observation de ces données, nous a amenées à relever plusieurs points. Concernant les

élèves, nous avons noté que le dessin, la schématisation, la représentation du réel et l’écriture

sont particulièrement difficiles pour la plupart d’entre eux à cause de déficiences cognitives

106 http://handisciences.inshea.fr/spip.php?rubrique4

207

(trouble des fonctions exécutives). Les interactions coopératives restent malaisées, de même

que la gestion de l’incertitude qui les incite à anticiper des effets, à émettre et à tester des

hypothèses dont ils ne savent pas si elles vont être vérifiées, à faire publiquement face à

l’erreur – ce qui est éprouvant pour des élèves qui, depuis de longues années, ont une faible

estime d’eux-mêmes. Du côté de l’enseignante de CLIS Dys : elle déclare se trouver démunie

devant l’exigence qui est celle de la démarche d’investigation de questionner les élèves pour

qu’ils construisent des hypothèses, sans leur délivrer ni valider a priori la réponse, tout en

poussant leur réflexion. Elle dit ne pas ‘savoir faire’, ne pas être assez habile. J’ai pourtant

observé plusieurs moments où elle avait mis en œuvre un questionnement ingénieux adapté.

Je pense analyser le questionnement adapté de cette enseignante, de manière à comprendre

comment, à quel moment et pourquoi il s’indifférencie ou se différencie. Par ailleurs, j’ai noté

qu’elle procédait à de fréquentes renormalisations de la séquence standard fournie par

l’INSHEA : durée de la séquence, ordre des opérations, rajout de tâches intermédiaires en

fonction des difficultés des élèves. Une renormalisation – d’ailleurs commune à tous les

enseignants de l’expérimentation – a plus particulièrement retenu mon attention : celle des

rituels de début et de fin de séquence qui sont bien plus longs et variés que d’ordinaire. Nous

envisageons de conduire avec ma collègue une recherche sur les renormalisations du

dispositif standard opérées par cette enseignante, de manière à avancer quelques hypothèses

sur le type de renormalisations de dispositif qu’effectue un enseignant travaillant la démarche

fondée sur l’investigation avec des élèves ‘Dys’, hypothèses à tester ensuite à l’ensemble des

enseignants de cette expérimentation. La question plus précise des renormalisations de début

et de fin de séquence a été l’objet du mémoire de master recherche de Clothilde Foucheyrand

soutenu en 2013 que j’ai dirigé et qui est évoqué ci-dessous.

4.6.5. Étude des rituels de passage dans le cadre de la démarche fondée

sur l’investigation en éducation technologique en CLIS 1107

Quels rituels sont mis en place par l'enseignant pour favoriser le passage dans la démarche

fondée sur l’investigation d’élèves présentant des troubles déficitaires de l’attention ? C’est la

question que s’est posée Foucheyrand à propos d’une séquence d’éducation technologique où

des élèves de CLIS devaient construire la maquette d’un dériveur.

107 Les CLIS 1 accueillent des élèves présentant des Troubles Importants de la Fonction Cognitive

208

Foucheyrand a d’abord constaté l’importance de la durée des démarrages des séances, qui

en moyenne ont représenté près du tiers du temps. À partir de l’observation de trois séances

vidéoscopées et transcrites elle a procédé à une analyse de contenu (Bardin, 2003) croisant

analyse thématique et analyse des manifestations co-verbales de l’enseignant. A l’appui de la

transcription d’un entretien post-vidéo différé de l’enseignant, elle a montré que les trois

phases de démarrage d’ordinaire rapidement enchainées – transition récréation-classe, rappel

séance précédente, présentation de la tâche (consignes, matériel) – sont ici largement

renormalisées. Elles sont entrecoupées de moments où l’enseignant fait redescendre l’état

d’excitation post-récréation (élèves assis au sol, en tailleur et en cercle, observation d’un

temps de silence, écoute de musique), suscite la concentration et le travail de l’espace (yeux

fermés, se souvenir de qui est à côté de lui), favorise le travail de la mémoire (se souvenir de

l’alphabet sous forme de jeux), permet la mise au travail des fonctions exécutives (reprendre

la consigne de la séquence précédente et la façon dont a fallu organiser les opérations,

rappeler les notions utilisées). Le bilan de cette étude fait état de :

catégories de rituels de passage, à travers le jeu que l'enseignant déploie. Il nous semble

intéressant de souligner le parallèle entre ce que l'on pourrait appeler les "micro-rituels" à

travers les différentes phases du début de séance et les "microdécisions"108 que l'enseignant

utilise pour réguler le déficit attentionnel de l'élève et l'accompagner, lui donner les moyens à

son tour de rentrer de rentrer dans un processus de "re-normalisation" de son état intérieur.

L'enseignant fournit ainsi la figure du modèle dont a besoin l'élève pour adhérer au schéma de

transmission des savoirs qu'il lui est proposé et pour rentrer dans les apprentissages. Ce qui

induit l'hypothèse d'une spécificité du "jeu rituel" (Bruner, 1983) dans l'activité de l'enseignant

spécialisé avec des élèves porteurs de TSA. » (Foucheyrand, 2013).

Cette approche de l’activité industrieuse d’aide à la mise au travail, adaptée aux élèves

présentant des TDA109

, ouvre la porte à une étude ergologique des débats de normes

aboutissant aux arbitrages renormalisateurs, impliquant les savoirs auxquels l’enseignant a fait

référence in situ pour mobiliser ces catégories de rituels de passage (en neuropsychologie, en

didactique de la technologie par exemple). C’est à ce type de questions que je travaille avec

Nadeige Chauvot dans sa thèse en cours.

108 Mis en italique par l’auteur

109 TDA = Troubles Déficitaires de l’Attention

209

4.6.6. Étude de l’activité industrieuse de soutien adapté des AVS110 dans

une séquence d’enseignement scientifique fondé sur l’investigation en

classe ordinaire

Nadeige Chauvot étudie la fonction didactique et la fonction d’étayage du soutien

industrieux exercé par trois AVS à destination d’élèves de cycle 3 présentant des troubles des

fonctions exécutives, scolarisés en classe ordinaire, lors d’une même séquence d’éducation

scientifique menée par un enseignant dans le cadre de la démarche fondée sur l’investigation.

Son but est de contribuer à repenser les politiques d’aide compensatrice en classe aux élèves à

BEP, à améliorer les dispositifs de formation des AVS

L’une des particularités de cette recherche est que les AVS ont été préalablement

informées – ce qui n’est pas pratique courante – de la démarche d’investigation et des

connaissances scientifiques en jeu dans la séquence : ici les propriétés de l’air, matière

gazeuse, incompressible, qui se dilate lorsque la température augmente mais dont la densité

diminue alors…

Pour repérer les normes antécédentes de l’aide, la doctorante a d’abord étudié les normes

institutionnelles encadrant la mission d’AVS. Elle a ensuite analysé les réponses à un

questionnaire adressé aux AVS en exercice dans les Bouches du Rhône en 2010 (212

questionnaires récoltés), permettant de recenser leurs savoir-faire déclarés dans la gestion de

la consigne, dans l’aide matérielle, et dans le soutien à la réalisation de la tâche, savoirs-faire

qui fonctionnent comme des normes antécédentes endogènes de l’aide. Elle a ensuite réalisé

un entretien ante avec les trois AVS de l’expérimentation juste après la séance d’information,

dans le but de comprendre quelle était leur appropriation des connaissances scientifiques et

didactiques.

Chauvot a ensuite vidéoscopé les huit séquences d’enseignement des propriétés de l’air,

séquences menées dans quatre classes où chaque fois était inclus un élève en situation de

handicap accompagné de l’un des trois AVS. Elle a intégralement transcrit ces séquences et a

complété ce matériau par la transcription de l’enregistrement des entretiens-post différés

menés avec l’AVS et avec l’enseignant de la classe. Elle y a sélectionné à des fins d’analyse

fine les extraits significatifs de ce qu’elle appelle ‘le soutien auxiliaire adapté de l’AVS’. Ce

110Il est rappelé qu’AVS signifie Auxiliaire de Vie Scolaire

210

soutien, auxiliaire à celui de l’enseignant, a été saisi par le biais des pratiques de

questionnement (indifférenciées ou différenciées) des AVS et de leur éventuel exercice de

kaïros et mètis.

La doctorante s’attache maintenant à l’analyse de la fonction d’étayage et de la fonction

didactique de l’activité industrieuse de soutien auxiliaire adapté des trois AVS. L’analyse de

la fonction d’étayage (les six fonctions d’étayage de Bruner) sera effectuée par elle-même.

L’analyse de la fonction didactique du soutien auxiliaire adapté (centration sur les

conceptions initiales de l’élève, les obstacles, le temps didactique/classe, en fonction de la

séquence menée par l’enseignant) sera faite au cours d’un entretien avec un chercheur

collaborateur en didactique des sciences.

La codirection de cette thèse, est l’occasion pour moi de travailler plusieurs points tant

théorique que méthodologiques.

Le premier est qu’il est nécessaire de préciser ce qui est entendu ici par soutien industrieux

auxiliaire adapté. Il s’agit de tentatives des AVS d’agir in situ pour soutenir les apprentissages

scientifiques d’élèves aux fonctions exécutives troublées. Mais ces tentatives sont souvent

plus ou moins habiles, et parfois même malhabiles. Car, pour composer dans l’instant un

soutien adapté, les AVS devraient idéalement faire appel (effort de connaître) à des

connaissances en physique, en didactique de la physique, en psychologie et en

neuropsychologie, dans le domaine de l’adaptation pédagogique… connaissances qui sont ici

bien peu assurées voire absentes. De même, ils devraient pouvoir mobiliser, agencer,

remanier, recréer dans l’instant des savoirs investis (effort de vivre) destinés à susciter et à

encourager la réflexion des élèves… savoirs investis qu’ils n’ont pas eu le temps de créer, de

mettre en place, de travailler. Le soutien adapté aux élèves à BEP relèverait-il de

l’excellence ? Quelles en seraient alors les conséquences en termes de formation des AVS et

de politique éducative ?

Le deuxième point concerne l’analyse du matériau constitué.

La compréhension du soutien auxiliaire adapté s’effectue d’abord par le visionnage

simultané de la séquence menée par l’enseignante et celui de la séquence d’aide

corrélativement menée par l’AVS : ce qui implique d’apprendre l’usage de logiciels adaptés à

cela (type Kronos). Elle s’effectue ensuite par l’analyse pluridisciplinaire de cinq

transcriptions (voir figure 5).

211

Matériau à analyser Cadre d’analyse

Transcription

extrait de séquence

menée

par

l’enseignant

Transcription

extrait de séquence

de soutien

auxiliaire

adapté

Transcription

entretien-post

AVS

Transcription

entretien-post

enseignant

Transcription

entretien chercheur-

collaborateur

en didactique

Pratiques de

questionnement de l’AVS

Usage de

kaïros et de

mètis

Fonction

d’étayage du

soutien

Fonction

didactique du soutien

Tableau 26. Outil d’analyse simultanée de transcriptions selon un cadre pluridisciplinaire

Le défi est, lors du travail d’analyse opéré par Nadeige Chauvot, d’envisager un mode

d’analyse simultanée des cinq sources d’informations en fonction de concepts issus de

l’évaluation-ergologie, des théories de l’étayage, et de la didactique des sciences. Comment

organiser une telle analyse ?

Le troisième aborde la question du mode de collaboration avec les chercheurs en

didactique. Il est envisagé de la manière suivante : le chercheur-collaborateur fait une analyse

que recueille le ‘chercheur-pilote’ – ici l’apprenti-chercheur. Dans cette entreprise, l’intention

du chercheur-collaborateur n’est pas de produire des savoirs nouveaux en didactique, ni de

renormaliser son référentiel, mais d’être ‘ressource’. C’est l’apprenti-chercheur-pilote qui

procèdera au traitement du matériau recueilli et qui en fera une synthèse. Car il ne s’agit donc

pas pour lui de cumuler, d’additionner, de superposer différents regards sur un même objet,

mais d’intégrer l’analyse de la fonction didactique à l’analyse de la fonction d’étayage, par la

mise en dialogue entre des savoirs issus de la didactique et des savoirs issus de la psychologie

développementale. Le but est de produire des connaissances sur le soutien auxiliaire adapté

(par exemple des savoirs industrieux plus ou moins habiles), de saisir des nouveaux espaces

d’analyse. L’ergologie est ici la démarche qui permet un tel dialogue. La posture du chercheur

renvoie au pari d’une pluridisciplinarité intégrative plutôt que coopérative (Di Ruzza, 2003),

même si le recueil des savoirs didactiques se fait par le biais de coopération avec le chercheur

en didactique.

Le quatrième point aborde la question corrélative suivante : qu’est-ce qui est entendu par

entretien avec le chercheur collaborateur ? S’agit-il d’un entretien libre, directif, semi-dirigé,

compréhensif, ergologique, ou rien de tout cela ? Est-il nécessaire de concevoir un entretien

collaboratif de recherche ? La codirection de cette thèse permettra sans doute d’amener

quelques éléments de réponse à ces questions, dans ce domaine où tout est à inventer, et peut-

être à renégocier chaque fois.

212

Le cinquième point concerne une remarque qui m’a souvent été faite par des collègues

chercheurs : quels indicateurs permettent de repérer les ingéniosités éducatives in situ ? La

question va faire l’objet d’une étude méthodologique approfondie, notamment en lien avec

des chercheurs ergologues111

. Elle est d’importance car elle engage la fiabilité des

observations sur l’activité industrieuse d’aide, lesquelles doivent pouvoir être reproduites,

permettant à d’autres personnes de vérifier les constats.

Or, l’observation des savoirs investis industrieux confronte à une difficulté. Comme on l’a

vu en 2.3., les savoirs industrieux sont assez inapparents de l’extérieur comme de l’intérieur,

sauf à les regarder « à la loupe » et avec un œil averti. Fugitifs, plus ou moins impalpables car

siégeant dans le corps-soi, mais aussi plus ou moins conscients, ils sont le résultat d'une

combinaison chaque fois nouvelle, fortement singularisée et liée au contexte, peu anticipable

et peu récurrente. Les recherches ont néanmoins permis deux résultats. Le premier est que les

ingéniosités, lorsqu’elles s’expriment, le sont par le biais des registres d’interaction

individuels et collectifs, verbaux mais aussi co-verbaux comme la couleur et le volume de la

voix, l’intonation, les mimiques, les gestes, les déplacements, le silence, le brouhaha, le

climat... En d’autres termes, les indicateurs des ingéniosités se trouvent dans les registres

d’interaction. Le second est que c’est le corps-soi qui gouverne les savoirs habiles, rend

impalpables certains d’entre eux et en laisse d’autres se manifester par le biais de registres

d’interaction – qui eux aussi sont sous sa gouvernance. Le(s) corps-soi a (ont) à sa (leur)

disposition l’ensemble des registres d’interaction qui sont dans leur possibilités112

, mais qui

vont être mobilisés différemment selon la situation, selon le professionnel et selon les

apprenants. Ces caractéristiques rendent bien difficile la constitution d’une grille générale

d’indicateurs des ingéniosités.

Je remarque pourtant que les étudiants que j’ai formés à ces savoirs industrieux – par la

démarche ergologique, par l’enseignement des caractéristiques des ingéniosités, par la

formation aux procédés méthodologiques suivants : repérage progressif par analyse vidéo

[repérage des pratiques de questionnement différenciées puis centration sur les éventuels

moments de réinvention], entretien ergologique repérage-ancrage, transcription des données

verbales et co-verbales, analyse de contenu (thématique, de l’expression, de l’énonciation) –

111 J’ai été invitée à participer à l’atelier dirigé par Marcelle Duc (Université Toulouse2-laboratoire CERTOP) :

« Développement et usages des méthodes d’analyse de l’activité ou de l’intervention professionnelle » Produire

des normes et intervenir dans la vie des autres : savoir et démocratie en travail, Semaine Internationale de la

HES-SO et congrès International de la SIE, mai 2014. 112

Selon leurs possibilités parce que certains registres d’interaction des apprenants peuvent être altérés suivant le

handicap

213

ne m’ont jamais posé la question d’une grille d’observation. Je n’ai jamais eu à fabriquer

avec eux de référentiel d’indicateurs des ingéniosités. Ils ont su les repérer sans se rapporter à

référentiel pré-écrit, prédéterminé. Je dirais qu’ils ont eu une sorte de conscience immédiate

des ingéniosités qu’ils observaient. Peut-être parce que, pour la plupart, ils sont des

professionnels expérimentés, avertis. Cela signifie-t-il qu’il faille laisser l’étude des savoirs

investis à ceux qui en ont une conscience immédiate ? Sommes-nous alors condamnés à ne

pas nous soucier de la fiabilité des recherches sur les savoirs investis ?

Je pense possible d’aller plus loin. Et notamment en observant ces étudiants exercer un

repérage des ingéniosités par analyse vidéo et par entretien-post, et en menant avec eux un

entretien permettant de porter à la parole cet exercice.

Je fais en cela deux hypothèses complémentaires. La première est que l’identification des

savoirs industrieux procède d’une observation ergologique de type empathique. La seconde

est que le corps-soi est fortement impliqué dans l’empathie, c’est la raison pour laquelle les

registres d’interaction par lesquels se saisissent les ingéniosités ne peuvent être prédéterminés.

Car le corps-soi interpelle tous les registres d’interaction, mais de façon hiérarchique, y

compris les registres collectifs comme l’ambiance, le climat, le silence, le brouhaha… Mais il

ne se retrouve dans aucune classification qui prédéterminerait des registres d’interaction

particuliers.

Mon idée est de mettre à l’épreuve l’idée que le chercheur observateur de savoirs investis

travaille essentiellement de corps-soi à corps-soi. Corps-soi du chercheur qui devient alors

sensoriellement attentif aux variations de la situation d’enseignement ou de formation

vidéoscopée et qui observe le corps-soi du professionnel, lui-même sensoriellement attentif

aux variations de la même situation mais vécue in présentia. Le concept de corps-soi permet

mieux de comprendre l’empathie que Scheler (1913) a décrite comme « intuition projective »,

que Dilthey (1942) voit comme la capacité de « revivre en pensée les situations

significatives » et que Rogers (1966) comprend comme la faculté de « sentir le monde privé

de l’autre comme s’il était le vôtre sans jamais oublier la qualité du comme si… ». Il s’agit

bien de ‘sentir’ et de ‘vivre’. ‘Sentir sensoriellement’ la situation, pour repérer l’effort de

vivre du professionnel – les décisions qu’il prend par rapport au déroulement prévu – et son

effort de connaître – les savoirs codifiés auxquels il se réfère. Mais il s’agit pour le chercheur

dans une sorte de dédoublement, de sentir et de vivre comme si les microdécisions d’agir que

prend l’enseignant en fonction de ce qui se joue étaient les siennes, et en même temps, de

garder la tête hors de la situation pour interroger ces modes d’agir comme s’ils n’étaient pas

214

les siens. Ce qui expliquerait peut-être que l’observation des ingéniosités soit plus aisée a

priori pour des professionnels expérimentés.

Si l’hypothèse est solide, viendra alors la question de la formation à l’observation

ergologique de type empathique. Comment exercer le corps-soi du chercheur au

dédoublement empathique ? Comment observer sans cadre d’analyse fixe a priori, mais avec

un cadre qui se construit en cours de recherche, sur la base de l’ensemble des registres

d’interactions possibles. L’observation ergologique de type empathique pourrait être utilisée

de façon plus générale, pour les études sur le soutien industrieux.

4.7. Bilan d’étape

La question de l’efficacité des pratiques traverse ce travail depuis son début. Qu’est-il

possible d’en dire à cet instant ?

Du point de vue du professionnel, l’efficacité apparaît bien comme un « mixte » (Durrive,

2008) qui relève tant de la maîtrise d’un cadre normatif que de l’activité industrieuse.

D’un côté, l’efficacité réside dans la mise en place de dispositifs finement prédéterminés,

explicités, précisés, formalisés, bien « huilés » et qui ont « fait leurs preuves ». Ces dispositifs

vont anticiper explicitement l’action, certes incomplètement mais de façon suffisamment

souple pour laisser « du jeu » au professionnel. L’issue de ce travail m’amène à faire

l’hypothèse que, dans les aides aux apprenants à BEP, l’efficacité relève également de la

suffisante maîtrise de savoirs issus d’un cadre pluri-référentiel (évaluation, didactique des

disciplines de l’ESTP, sciences du handicap cognitif et de la difficulté scolaire…), ainsi que

de la capacité d’en faire un usage intégré.

Mais, dans le même temps, l’efficacité résulte de la prise en charge de ce qui n’a pas été

prévu, de ce qui survient : ce qui procède d’une longue expérience. L’incertitude est gérée,

plutôt que réduite. Paradoxalement, il s’agit d’opérer aussi de façon industrieuse, prudente et

habile, parfois de façon inapparente, cachée ou clandestine, de prendre des risques, de ‘mener

l’aventure’ sans garantie de réussite. Il s’agit souvent de créer un espace potentiel de jeu

communément partagé avec les apprenants, en puisant dans les ressources de son corps-soi,

pour jouer avec son savoir, et avec les attentes des apprenants. Parfois même, le flou est

momentanément crée, afin d’anticiper rapidement l’action de plusieurs manières possibles,

sans déterminer tout à fait ces actions, sans en choisir une a priori, afin de suspendre la

215

décision et de délibérer dans l’instant sur l’opportunité d’utiliser ou d’agencer un ou plusieurs

d’entre elles, afin de parer à telle ou telle éventualité.

Ces remarques soulèvent, du seul point de vue du professionnel, la difficulté de l’exercice

des aides institutionnelles dans le cadre de l’ESTP, dans l’enseignement ordinaire et

spécialisé : l’exercice des aides relève-t-il de l’excellence ? Elles pointent la nécessité de

recherches visant à fonder l’élaboration ou le réajustement de référentiels et de dispositifs de

formation, et peut-être à repenser les politiques d’enseignement à destination des élèves à

BEP.

216

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Table des illustrations

FIGURES

Figure 1. Outil d'étude des moments de réinvention : critères et interactions ......................... 13

Figure 2. De la grande invention (Schlanger) à la réinvention dans l'apprentissage et dans la

formation .................................................................................................................................. 27

Figure 3. L'ingéniosité éducative de l'instant vue comme l'agencement de kaïros et de mètis 69

Figure 4. Outil d'analyse des situations problématiques .......................................................... 78

Figure 5. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié ............. 79

Figure 6. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié ............. 80

Figure 7. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement différencié ................ 81

Figure 8. Une formalisation spiralaire de l'agencement et de la combinaison des habiletés dans

l'instant ................................................................................................................................... 140

Figure 9. Renormalisations individualisées sous couvert de dispositif standardisé ............... 164

Figure 10. Complémentarité théorique possible pour l'étude à orientation ergologique ....... 196

GRAPHIQUES

Graphique 1. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en recherche....................... 178

Graphique 2. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en conception..................... 178

Graphique 3. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en production ..................... 179

Graphique 4. Nombre d’élèves en difficultés par compétences expérimentation ................. 179

OUTILS PROVISOIRES D’ANALYSE

Outil provisoire d'analyse 1. Les mouvements heuristiques des apprenants ............................ 33

Outil provisoire d'analyse 2. Problèmes résolubles/problèmes non résolubles à partir des

travaux de Deleuze (1968) et de Meyer (1997) ........................................................................ 35

Outil provisoire d'analyse 3. Le processus de problématisation des apprenants ...................... 38

Outil provisoire d'analyse 4. Les pratiques de questionnement du professionnel, ................... 41

Outil provisoire d'analyse 5. Une caractérisation de la pensée mètis du professionnel, .......... 46

Outil provisoire d'analyse 6. Une caractérisation de l'intelligence du kaïros,.......................... 49

TABLEAUX

Tableau 1. Le processus de construction des six outils théoriques .......................................... 29

Tableau 2. Des repères pour caractériser le parcours de réinvention des apprenants .............. 31

238

Tableau 3. Caractéristiques des pratiques d'indifférenciation question-réponse...................... 44

Tableau 4. Les terrains de recherche ........................................................................................ 50

Tableau 5. Le mode de traitement des données pour chacune des cinq expériences de terrain52

Tableau 6. Méthode d'étude des moments de réinvention ....................................................... 54

Tableau 7. Classification des problèmes étudiés ...................................................................... 58

Tableau 8. Caractéristiques des pratiques de différenciation question-réponse ....................... 62

Tableau 9. Nouvelle caractérisation des pratiques de questionnement .................................... 63

Tableau 10. Impact de la catégorie des problèmes étudiés ...................................................... 64

Tableau 11. Une nouvelle caractérisation de kaïros ................................................................ 66

Tableau 12. Identification d'un répertoire d'habiletés prudentes .............................................. 67

Tableau 13. Une nouvelle caractérisation de mètis .................................................................. 67

Tableau 14. Identification d'un répertoire de tours habiles ...................................................... 68

Tableau 15. Une caractérisation du processus de problématisation des apprenants ................ 72

Tableau 16. Mouvements heuristiques des apprenants ............................................................ 74

Tableau 17. La régulation externe : anticipation et mise en œuvre ....................................... 104

Tableau 18. Analyse globale des copies des élèves en Difficultés Scolaires (n=26 élèves) .. 106

Tableau 19. Les registres de pensée disponibles (Vial, 2001) ............................................... 108

Tableau 20. Travail de régulation in situ ................................................................................ 111

Tableau 21. Outil d'analyse des interactions .......................................................................... 112

Tableau 22. Les catégories d'habiletés prudentes identifiées ................................................. 137

Tableau 23. Les catégories de tours habiles ........................................................................... 138

Tableau 24. Principes de travail pour la construction du dispositif d'évaluation de

compétences ........................................................................................................................... 169

Tableau 25. Une mise en regard de quatre orientations théoriques de l'activité .................... 193

Tableau 26. Outil d’analyse simultanée de transcriptions selon un cadre pluridisciplinaire . 211

TRANSCRIPTIONS

Transcription 1. Extrait d’une séance de résolution d’un problème d’arithmétique en CP ..... 15

Transcription 2. Extrait d’une séance de lecture en CM ......................................................... 43

Transcription 3. Extrait d’une séquence d’histoire en CM ...................................................... 62

Transcription 4. Extrait d'une séance de formation de Consultant en DESS ........................... 73

Transcription 5. Extrait d'une séance de mathématiques en CM ............................................. 76

Transcription 6. Extrait d'une séquence d'éducation technologique au collège ..................... 135

239

240