les apports de recherches en évaluation et de l'ergologie à l'efficacité des pratiques...
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EA 4671 ADEF, SFERE FED 4238
Université d’Aix-Marseille
Les apports de recherches en évaluation
et de l’ergologie
à l’efficacité des pratiques
en éducation scientifique, technologique
et professionnelle
NOTE DE SYNTHÈSE PROPOSÉE DANS LE CADRE
D’UNE HABILITATION À DIRIGER LES RECHERCHES
Nicole Mencacci
Maître de Conférences en Sciences de l’Éducation
Ecole Supérieure du Professorat et de l’Éducation
Tuteur : Jacques Ginestié
2014
2
REMERCIEMENTS
Ma gratitude va :
à Jacques Ginestié, qui me permet d’aller chaque fois de l’avant,
aux membres d’ADEF et de SFERE, dont la liste est trop longue mais qui se reconnaîtront, et
qui de près ou de loin m’ont aidée à préciser mes recherches, et notamment à Michel Vial,
aux membres du laboratoire d’Ergologie, avec lesquels j’ai depuis toujours de chaleureux
liens de parenté, et plus particulièrement à Yves Schwartz,
aux membres de GESTEPRO – avec lesquels je prends part à des réunions, à des projets, aux
séminaires du vendredi, à de longues discussions, à des moments de convivialité –, et parmi
eux, à Michel Larini,
à tous mes étudiants, et à Nadeige Chauvot, Pierre Néron et Mickaël Wanègue, les doctorants
avec qui j’avance et qui contribuent à m’apprendre la direction de recherches,
aux formateurs de l’ESPE, aux personnels administratifs et d’accueil, avec lesquels j’ai
partagé des moments joyeux et productifs et avec qui j’aime travailler,
à mes amis, Armand, Bernadette, Bernard, Chantal, Christine, Claude, Emmanuelle,
François, Marie-Louise, Martine, Mireille, Michel, Paul, Thierry,
à Philippe, mon mari, qui me soutient et supporte depuis des années mes week-ends studieux.
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
La note de synthèse est composée de trois parties.
La première résume la thèse que j’ai soutenue en 2003 et qui a proposé une étude de
‘moments de réinvention’ dans des situations d’enseignement et de formation. Moments au
cours desquels le professionnel expérimenté a habilement soutenu les apprenants pour qu’ils
réinventent une réponse à une question nouvelle pour eux. La recherche a produit un outil
analyseur des interactions régulatrices propres à ces moments. En choisissant de résumer la
thèse, j’ai voulu retracer la progression qui a permis l’élaboration de cet outil. J’en présente
les bases conceptuelles et méthodologiques ainsi que les questions telles qu’elles se sont alors
posées, de façon à pouvoir revenir sur certaines d’entre elles dans la suite cette note de
synthèse.
La deuxième partie organise en trois axes les travaux que j’ai menés depuis, et dans
lesquels j’ai intégré les apports conceptuels de l’évaluation et de l’ergologie afin de saisir
l’aspect industrieux du soutien régulateur exercé par le professionnel. Un axe revisite la
notion de régulation telle qu’elle a été travaillée par les recherches en évaluation aixoises
depuis les années 80 : le résultat est la production d’un outil formalisant la régulation
industrieuse in situ. Un autre axe met l’outil analyseur des interactions régulatrices au service
de la conception des pratiques de soutien : ce qui a contribué à une méthode pour
l’accompagnement professionnel. Le dernier axe approfondit l’étude des habiletés à soutenir
les apprentissages : l’aboutissement est un outil formalisant la collaboration d’habiletés
éducatives opportunes et rusées kaïros et mètis.
La troisième partie ouvre deux perspectives de recherche dans le cadre de l’Éducation
Scientifique, Technologique et Professionnelle (ESTP). La première intègre les apports de
l’ergologie aux recherches actuelles en évaluation dans l’enseignement supérieur : le but est
de rendre intelligible l’expérience de normalisation d’enseignants qui attribuent des notes ou
qui construisent collectivement un référentiel d’évaluation par compétences. Dans la seconde,
les outils précédemment produits sont mis au service de l’étude de l’efficacité des aides
institutionnelles à destination des apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers dans
l’enseignement ordinaire et spécialisé : l’intention est de montrer que du point de vue du (des)
5
professionnel(s), l’efficacité des aides dépend tant de l’usage d’un cadre normatif multi-
référentiel (évaluation, didactique des disciplines de l’ESTP, sciences du handicap cognitif et
de la difficulté scolaire…) que de l’exercice d’un soutien industrieux adapté. Dans les deux
cas, l’objectif des recherches à venir est de fonder l’élaboration ou le réajustement de
référentiels et de dispositifs de formation, et de repenser les politiques d’enseignement.
6
Table des matières
Table des matières ...................................................................................................................... 6
Prolégomènes à l’étude de moments de réinvention ................................................................ 12
Une perspective qui interroge les parcours des élèves ............................................................. 14
Une perspective qui interroge corrélativement les manières de faire du professionnel ........... 17
Agir par effacement maximal ? ................................................................................................ 17
Agir par guidage fort ? ............................................................................................................. 20
Un agir opportun et habile pour le guidage moyen ? ............................................................... 22
1. La structuration de la thèse ............................................................................................... 25
1.1. La réinvention dans l’apprentissage, modèle analogique de la grande invention ..... 26
1.2. Présentation des six outils théoriques provisoires d’analyse ..................................... 30
1.2.1. Les mouvements heuristiques des apprenants ........................................................ 30
1.2.2. La catégorie problématologique des problèmes ..................................................... 34
1.2.3. Les processus de problématisation des apprenants ................................................ 37
1.2.4. Les pratiques de questionnement du professionnel ................................................ 39
1.2.5. La pensée mètis du professionnel ........................................................................... 45
1.2.6. L’intelligence du kaïros du professionnel .............................................................. 47
1.3. La méthode d’étude des cinq situations ..................................................................... 49
1.3.1. Les terrains de recherche .................................................................................... 50
1.3.2. Le mode de recueil des données ......................................................................... 51
1.3.3. Le traitement des données .................................................................................. 51
1.3.4. L’analyse des données traitées : deux approches pour cerner les moments de
réinvention ........................................................................................................................ 53
1.4. Les résultats issus de l’analyse des cinq séquences et les questions qu’ils posent ....... 55
1.4.1. Des hypothèses dont la pertinence a été établie ..................................................... 55
1.4.2. Moments de réinvention et phénomènes transitionnels ......................................... 56
1.4.3. Résultats concernant les catégories de problèmes d’apprentissage et de formation
.......................................................................................................................................... 57
1.4.4. Résultats concernant les pratiques de questionnement .......................................... 59
1.4.5. Résultats concernant kaïros et mètis ...................................................................... 65
1.4.6. Résultats concernant le processus de problématisation des apprenants ................. 71
7
1.4.7. Résultats concernant les mouvements heuristiques des apprenants ....................... 73
1.4. Une synthèse des résultats de l'étude : la production d'un outil d'intervention ......... 77
1.5. Principales questions à l’issue de la thèse ................................................................. 82
2.1. Premier axe : un élargissement de la régulation par les apports de l’ergologie ............ 85
2.1.1. Les formalisations successives de la régulation par les recherches en évaluation . 86
2.1.2. Le ‘travail de pensée’ du professionnel qui régule in situ ...................................... 87
2.1.3. La régulation est une renormalisation .................................................................... 90
2.1.4. Un exemple de renormalisations au travers de la construction et de l’usage d’un
portfolio ............................................................................................................................ 92
2.1.5. Un exemple de renormalisations dans la préparation des examens blancs
d’épreuves anticipées de français du baccalauréat. .......................................................... 94
2.1.6. Les renormalisations dans les pratiques de remédiation à destination des élèves à
Besoins Éducatifs Particuliers .......................................................................................... 96
2.1.7. Synthèse partielle des travaux sur la régulation comme renormalisation .............. 97
2.1.8. Régulation et usage de soi ...................................................................................... 98
2.1.9. La régulation est historique et expérientielle ....................................................... 101
2.1.10. La régulation est incorporée et opportune .......................................................... 102
2.1.11. La régulation externe : des relations complexes entre anticipation et adaptation
pédagogique ................................................................................................................... 104
2.1.12. Réguler c’est être en proie avec un monde de valeurs ....................................... 107
2.1.13. Synthèse des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la régulation in situ.... 110
2.2. Deuxième axe : élaboration d'une méthode pour l'accompagnement à destination de
professionnels exerçant une fonction éducative ................................................................. 112
2.2.1. L'outil d'analyse des interactions in situ au service de la formation de
professionnels à fonction éducative ............................................................................... 113
2.2.2. L'accompagnement au service de la formalisation de la VAE ............................. 116
2.2.3. L'accompagnement professionnel comme soutien problématisé à la
problématisation ............................................................................................................. 118
2.2.4. L'accompagnement est une pratique d'étayage..................................................... 120
2.2.5. L'accompagnement est une pratique d'évaluation ................................................ 121
2.2.6. L'accompagnement est une pratique de questionnement différencié ................... 123
2.2.7. Synthèse partielle sur l’accompagnement professionnel comme soutien
problématisé à la problématisation ................................................................................. 124
8
2.3. Troisième axe : une spécification de l'agir ingénieux ................................................. 129
2.3.1. Des caractéristiques générales spécifiées ............................................................. 130
2.3.2. Le flou et l’incertitude dans l’agir ingénieux ....................................................... 131
2.3.3. Une approche méthodologique pour l’étude de l’agir ingénieux ......................... 132
2.3.4. L’exemple de l’étude des ingéniosités éducatives de Pierre, enseignant en
éducation technologique ................................................................................................. 133
2.3.5. L’usage de mètis et kaïros en situation éducative ................................................ 136
2.3.6. Identification et caractérisation d’habiletés prudentes et de tours habiles ........... 136
2.3.7. Des habiletés incarnées ........................................................................................ 138
2.3.8. La constitution de répertoires d’habiletés par le professionnel ............................ 138
2.3.9. L’agencement des catégories d’habiletés : une organisation hiérarchique .......... 139
2.3.10. Proposition d’un modèle de professionnalité de l’enseignant et du formateur .. 141
2.3.11. User de la ruse en éducation ? ............................................................................ 141
2.3.12. Peut-on apprendre à être ingénieux ? ................................................................. 143
2.3.13. L’aspect enseignable des ingéniosités éducatives .............................................. 143
2.3.14. Ce qui ne s’enseigne pas .................................................................................... 143
2.3.15. Un apprentissage par essai-erreur le plus souvent solitaire ................................ 144
2.3.16. Apprentissage observationnel ? Analyse de pratiques ? .................................. 145
2.3.17. Synthèse partielle de l’axe sur l’agir ingénieux ................................................. 146
2.4. Synthèse concernant les trois axes .......................................................................... 148
Introduction de la troisième partie.......................................................................................... 152
3. Expérience de normalisation chez les professionnels du supérieur ................................... 153
3.1. Le contexte actuel de l’évaluation à l’université ......................................................... 153
3.1.1. Une série de transformations des modalités évaluatives ...................................... 153
3.1.2. La défiance des professionnels de l’enseignement supérieur ............................... 154
3.1.3. La mise en cause de l’hyper-explicitation des normes ......................................... 156
3.1.4. Hyper-explicitation des normes et évaluation instituée ....................................... 157
3.1.5. Hyper-explicitation et blanchiment des débats de normes ................................... 157
3.2. Attribution de notes et renormalisation du dispositif d’évaluation : une expérimentation
à l’Université dans le cadre du CIPE.................................................................................. 160
3.2.1. Le contexte : une formation à l’évaluation dans le cadre du CIPE ...................... 160
3.2.2. Une expérimentation préliminaire avec les Chargés d’Enseignement ................. 161
3.2.3. Une première d’analyse des renormalisations du dispositif d’évaluation ............ 162
9
3.2.4. Un projet de recherche sur les renormalisations en cours de processus d’attribution
de notes à l’Université .................................................................................................... 165
3.3. Expérience de normalisation chez les enseignants-chercheurs d’une école d’ingénieurs
: une pratique innovante d’évaluation par compétences .................................................... 168
3.3.1. Le contexte : une mission de consultance dans le cadre du CIPE ........................ 168
3.3.2. Une recherche greffée à une mission de consultance ........................................... 169
3.3.3. Hypothèse concernant l’expérience de normalisation ...................................... 171
3.3.4. Une méthode composite pour une élucidation de l’expérience de normalisation
171
4. Les apports de recherches en évaluation et de l’ergologie à l’efficacité des aides à
destination des apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers en ÉSTP ................................... 173
4.1. La fonction adaptative du questionnement ingénieux ................................................. 173
4.2. Fonction didactique du questionnement ingénieux ..................................................... 175
4.3. GESTEPRO : une grande variété de recherches ......................................................... 176
4.4. GESTEPRO : des recherches sur l’efficacité .............................................................. 180
4.5. Des complémentarités possibles entre théorie de l’activité, activité médiatisée par les
instruments, didactique professionnelle et démarche ergologique pour l’étude du
questionnement ingénieux à destination d’élèves à BEP en ESTP ? ................................. 183
4.5.1. La théorie de l’activité : Leont’ev, Engeström ..................................................... 183
4.5.2. L’activité médiatisée par les instruments : Rabardel ........................................... 185
4.5.3. La didactique professionnelle : Pastré .................................................................. 186
4.5.4. La démarche ergologique : Schwartz ................................................................... 190
4.5.5. Quatre principales orientations théoriques de l’activité dans GESTEPRO ......... 192
4.5.6. Un regard théorique pluridisciplinaire pour l’étude de l’efficacité des aides à
destination des apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP ........................................... 195
4.6. Un programme de recherche pour penser ou repenser l’efficacité des aides
institutionnelles en ESTP à destination d’élèves à BEP .................................................... 198
4.6.1. Le cadre théorique d’analyse de l’activité industrieuse d’aide en ESTP ............. 198
4.6.2. Le cadre méthodologique pour l’analyse de l’activité industrieuse d’aide en ESTP
........................................................................................................................................ 199
4.6.3. Étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée exercée en classe ordinaire
par les enseignants de primaire et de collège dans le cadre du plan d’action PPRE ...... 200
10
4.6.4. Étude de l’activité industrieuse d’aide dans le cadre de ‘LAMAP et le handicap’
........................................................................................................................................ 205
4.6.5. Étude des rituels de passage dans le cadre de la démarche fondée sur
l’investigation en éducation technologique en CLIS 1 .................................................. 207
4.6.6. Étude de l’activité industrieuse de soutien adapté des AVS dans une séquence
d’enseignement scientifique fondé sur l’investigation en classe ordinaire .................... 209
Conclusion générale ............................................................................................................... 214
Bibliographie .......................................................................................................................... 216
Table des illustrations ............................................................................................................. 237
12
Prolégomènes à l’étude de moments de réinvention
Si dans une perspective constructiviste, on admet que les apprenants acquièrent des
connaissances en les réinventant pour eux d’une façon singulière et partiellement imprévue,
comment le professionnel – enseignant ou formateur – fait-il in situ pour favoriser ces
réinventions ? La thèse que j’ai soutenue en 2003 est une contribution à cette question.
Je me suis intéressée à l'existant. J'ai étudié cinq situations concrètes et ordinaires, du
primaire à l'université, où des apprenants – élèves ou formés – sont face à un problème
d’enseignement ou de formation, c’est-à-dire face à une question nouvelle pour laquelle ils
n’ont pas de réponse toute prête, et doivent la réinventer avec le soutien du professionnel. Ce
qui a produit à trois types de résultats.
Le premier est une caractérisation des moments où les apprenants soutenus par le
professionnel ont réinventé la réponse. Or, ces moments ne surviennent pas automatiquement
à la fin d'une séquence pour délivrer la réponse 'd'un bloc'. On ne peut prévoir quand ils
surviennent, ni de quelle manière, ni même s'ils vont survenir. La thèse a néanmoins a montré
d'une part que ces moments sont de courtes tranches temporelles successives, fugitives et
décisives (Stern, 2001) pour la réinvention de la réponse. Ils ont été nommés 'moments de
réinvention'. D'autre part, la thèse a identifié six de leurs critères pour les étudier, qui seront
explicités dans la première partie : la catégorie problématologique des problèmes posés, les
pratiques de questionnement des professionnels et leurs habiletés opportunes et rusées kaïros
et mètis1, le processus de problématisation des apprenants ainsi que leurs mouvements
heuristiques.
Le deuxième résultat est une caractérisation de kaïros et mètis sous forme de deux
catégories d'habiletés, ainsi qu'une compréhension des modes de collaboration de ces deux
habiletés professionnelles.
L'étude des moments de réinvention repose sur le postulat interactionniste qu'on ne peut
comprendre ce que fait le professionnel si on ne comprend ce que font les apprenants et
inversement. Dans cette perspective, le troisième résultat est une compréhension des quatre
interactions suivantes, entre le professionnel, les apprenants et le problème posé :
- l’impact réciproque de la catégorie problématologique des problèmes posés et des
pratiques de questionnement des professionnels
1 Mètis sera orthographié avec un accent grave en référence à Détienne et Vernant.
13
- l’impact réciproque de la catégorie problématologique des problèmes posés et du
processus de problématisation des apprenants
- l’impact réciproque des pratiques de questionnement adressées aux apprenants et de la
propension à problématiser de ces derniers
- l'impact réciproque des éventuelles habiletés mètis et kaïros du professionnel et des
cheminements des apprenants
Le tableau ci-dessous formalise les critères et interactions d'étude des moments de
réinvention.
Figure 1. Outil d'étude des moments de réinvention : critères et interactions
Problèmes d'enseignement ou de formation
Catégorie problématologique
Agir du professionnel
Manières de faire du
professionnel
Agir de l’apprenant
Cheminements des apprenants
Pratiques de questionnement
kaïros mètis
Processus de
problématisation
Mouvements heuristiques
14
Une perspective qui interroge les parcours des élèves
L’intérêt pour ces interactions et pour les manières de faire du professionnel trouve son
origine dans mon questionnement d’enseignante de premier degré devant les parcours des
élèves qui construisent des réponses. Car c’est d’abord au parcours des élèves que je me suis
intéressée, avant d’interroger les manières de faire des enseignants. S’il est impossible
d’anticiper entièrement les parcours des élèves qui réinventent des connaissances, que
signifient enseigner et former ? Est-ce dérouler strictement un dispositif prévu ou est-ce aussi
renormaliser (Schwartz, 2000) le prévu et réinventer en situation des manières d’agir pour que
les apprenants s’approprient les connaissances ? En d’autres termes, peut-on faire l’économie
de la réinvention lorsqu’on apprend, lorsqu’on enseigne ou lorsqu’on forme ? Ou bien est-il
opportun d’en tenir compte et d’en tirer parti, de la promouvoir, de la développer, notamment
pour en faire un objet d’étude et de formation ?
J’ai longtemps pensé, au cours de mes années d’exercice, que les élèves empruntaient une
trajectoire (Ardoino, 1993) vers la réponse, c’est-à-dire une ligne directe, séquentielle et
objectivable – un algorithme – que le professeur peut préétablir et donc guider. Il m’a fallu
une quinzaine d’années d’enseignement pour m’apercevoir qu’il n’en était pas exactement
ainsi, et que le professeur ne pouvait pas prédéterminer complètement le parcours de ses
élèves. J’ai pu constater que derrière l’apparente linéarité de leurs parcours et dans le même
temps, les élèves édifient – individuellement ou en groupe – des cheminements (ibid.) sinueux
qui leur sont propres. Autrement dit, j'ai remarqué que lorsqu'une question leur est posée, les
élèves ont spontanément des « idées » sur cette question, exactes ou erronées, qui ne sont pas
la livraison immédiate d'une réponse, mais des bribes de scénarios globaux organisateurs de la
réponse. Ce qu’illustre le tableau ci-dessous, extrait de la transcription d’une situation
concrète de classe.
15
Un problème d’arithmétique a été posé à cette classe de CP2.
« Alex a 4 billes. A la première récréation, il gagne 1 bille. A la deuxième, il gagne 5 billes.
Combien de billes a-t-il gagnées ? ».
L’embûche sur laquelle butent rapidement les élèves est la suivante : ils calculent le nombre de
billes possédées par Alex et non pas le nombre de billes gagnées. A ce moment, les échanges suivants
ont lieu.
Baptiste Il a 10 billes !!! Parce que en tout ça fait…ça fait 10…Avec les 4…avec les 4…ça
fait dix… ???
Maîtresse
La maîtresse a repéré Marion qui levait le bras très haut et trépignait sur sa chaise
pendant l’intervention de Baptiste
Marion ?…Tu as quelque chose à dire à ça ?… Allez… Va au tableau
Marion se lève, monte sur l’estrade et se trouve donc face à la classe. Dans le même
temps, la maîtresse recule lentement vers le fond de la classe et s’adosse au mur pour
écouter, laissant ainsi l’espace à Marion.
Marion
Il avait 4 billes de chez lui. Il les avait dans sa poche. (Elle met la main sur la poche
gauche de son pantalon, et garde la main dessus). A la récré il joue et il gagne une
bille. Il l’a mise dans sa poche. (Elle fait mine, avec son pouce, de mettre une bille
dans sa poche droite). A la récré de l’après-midi, il en gagne 5 (elle montre les cinq
doigts écartés de sa main droite). Les 4 billes, on les compte pas. On s’en fiche parce
qu’il les a pas gagnées à l’école. Il les avait avant, de sa maison (tapote la poche
gauche).
Transcription 1. Extrait d’une séance de résolution d’un problème d’arithmétique en CP
J'ai rapproché ces « bouts de scénarios » des cheminements – ou trajets – d'Ardoino. Des
hypothèses, des savoirs et des savoir-faire, des arguments et des contre-arguments, des
questionnements, des doutes, des arbitrages y sont enchâssés... Les cheminements sont plus
ou moins implicites, imprévus, construits, déconstruits et reconstruits in situ à partir du
moment où les élèves s’emparent de la question, par le biais de verbalisations et/ou de
manipulations et/ou d’écrits et/ou de schémas et/ou de gestes... Dès qu’ils commencent à
prendre forme, ces cheminements sont traduits en « amorces » de trajectoires vers la réponse,
plus séquentielles et plus explicitement formulées. Ces amorces sont ensuite prolongées, ou
remaniées, ou encore abandonnées, à la mesure des questions et des réfutations – et donc des
2 Le Cours Préparatoire accueille des élèves qui ont entre 6 et 7 ans.
16
cheminements nouveaux – qui surgissent à plusieurs reprises. S’ils aboutissent suffisamment,
les cheminements sont alors traduits en une trajectoire stabilisée, lisible de tous, pour
constituer la réponse – correcte ou non.
Le « bout d’histoire » de Marion est une réinvention partielle de l’énoncé initial, « bout
histoire » qu’elle n’achève pas, car le seul objet de son intervention est de répondre à la
question des quatre billes, et à la trajectoire erronée de Baptiste. Deux éléments qui n’y
figuraient pas et qui sont de pures conjectures caractérisées par leur plausibilité, sont ajoutés :
la provenance des billes – elles venaient « de chez lui, de sa maison » – et l’endroit où Alex
les garde – « il les met dans sa poche ». Ces ajouts constituent un décor, un scénario (Bruner,
1983), qui a pour visée d’introduire les autres élèves dans un monde qui leur est familier – la
maison, les billes mises dans la poche du pantalon. Mais ce n’est certes pas sa seule fonction.
Les deux éléments nouveaux mis en scène dans cette traduction de l’énoncé marquent
physiquement et donc, de manière tangible – par la désignation de lieux précis – la distinction
entre les billes « d’avant l’école », et les billes « gagnées à l’école ». La confusion entre billes
possédées et billes gagnées s’efface désormais. Ce scénario analogique permet à Marion
d’amorcer sa trajectoire de réponse : « Les 4 billes, on les compte pas. On s’en fiche parce
qu’il les a pas gagnées à l’école ».
Le premier pas de ma réflexion empirique a concerné les parcours des apprenants face à
un problème – c’est-à-dire des élèves mais aussi des formés puisque j’ai commencé à
participer à la formation d’adultes. Le deuxième a été de m’interroger sur la manière
particulière dont le professionnel agit dans ces moments précis pour susciter leurs parcours.
Par exemple ici, on ne peut manquer d'être interpellé par le fait que l'enseignante n'a pas
donné la bonne réponse à Baptiste, n'a même pas relevé son erreur. Elle est intervenue fort à
propos, non pas dans les échanges argumentatifs, mais pour donner la parole à Marion. Puis
elle s'est retirée au fond de la classe, lui laissant l'espace de l'estrade et du tableau – qui lui est
ordinairement attribué – tout en continuant d'écouter attentivement les échanges. On
remarquera que cette manière de faire habile et opportune a été efficace dans cette situation
précise, puisqu'elle a permis la dissipation la confusion entre billes possédées et billes gagnées
à l'intention de toute la classe. Le travail de l'enseignante, pensée et corps, pour décider de ces
interventions à ce moment-là (Fabre & Musquer, 2009) et pour les mettre en œuvre est un
exemple de ce qui a intéressé cette thèse.
17
Une perspective qui interroge corrélativement les manières
de faire du professionnel
Comment agit-il ? Les recherches en psychologie du développement d’une part et en
ergonomie cognitive d’autre part, invitaient à une position critique envers deux manières
d’agir. D’un côté, l’effacement maximum du professionnel « catalyseur », repéré au travers
des études initiées par Doise, Mugny & Perret-Clermont (1975) sur les systèmes
d’interactions de pairs en petit groupe ; de l’autre côté le guidage maximum de l’action avec
les travaux de Weill-Fassina (1979). Deux approches qui ont été questionnées.
Agir par effacement maximal ?
L’intérêt des enseignants pour les interactions élèves-élèves peut être rapporté à une
conception sociale de l’apprentissage. Depuis les premiers écrits de Durkheim, Mead, Piaget
(au début de ses travaux), Vygotsky et Wallon – de nombreux arguments empiriques,
expérimentaux, mettent en avant les effets bénéfiques des facteurs sociaux dans le
développement cognitif (Hinde, Perret-Clermont & Stevenson-Hinde, 1988 ; Gilly, 1995 ;
Perret-Clermont & Nicolet, 2001 ; Sorsana, 1999a, 2001). Certaines recherches
expérimentales mettent plus précisément l’accent sur l’étude des systèmes d’interactions, et
notamment, entre pairs en petit groupe qui doivent résoudre un problème. La théorie du
conflit sociocognitif (Doise, Mugny & Perret-Clermont, 1975) est caractéristique de cette
approche. Elle peut s’énoncer ainsi :
une situation sociale favorable aux progrès cognitifs individuels est une interaction coopérative
entre deux (ou trois) individus qui sont conduits à émettre des réponses (verbales et/ou
manipulatoires) contradictoires3 et qui sont engagés à dépasser cette perturbation sociale et
cognitive. La simultanéité des réponses incompatibles provoque la prise de conscience de
réponses autres que les siennes et, corollairement, une décentration de son point de vue
propre. En outre les nouvelles informations dont est porteuse la réponse du partenaire attirent
3 Mis en italique par les auteurs
18
l’attention sur de nouveaux aspects de la tâche (nouvelles représentations et nouvelles
procédures de résolution) (Sorsana & Troadec, 2007, p. 287).
Dans les interactions coopératives décrites ici, l’expérimentateur s’efface des échanges visant
la réinvention de la réponse : il y est présent mais y participe très peu.
À partir des années 80, cette approche expérimentale est transposée en situation de classe.
L’enseignant qui souhaite susciter le conflit sociocognitif fait travailler ensemble de petits
groupes d’élèves qui doivent discuter entre eux à propos d’un problème. Une fois les groupes
mis en place, l’enseignant s’efface au maximum. Pour cela, il s’abstient autant que possible de
prendre part aux interactions, jusqu’à ce qu’une réponse soit produite par chaque groupe –
réponse qui sera discutée en grand groupe ultérieurement. Cet effacement qui ne signifie ni
absence ni désintérêt pose question : favorise-t-il systématiquement les interactions
coopératives ? Les élèves peuvent-ils par ce biais, co-élaborer plus facilement des bribes de
scénarios, et amorcer une trajectoire vers la réponse ? Autrement dit, le conflit sociocognitif
survient-il automatiquement dès lors que des élèves interagissent seuls entre eux ?
Les travaux expérimentaux de Carugati, De Paolis & Mugny (1981) montrent qu’il n’en
est pas toujours ainsi, car les pairs ne sont pas interchangeables. Des processus d’influence
sociale peuvent surgir entre eux. Et lorsque le dépassement des désaccords se fait, non pas sur
le mode socio-cognitif, mais par complaisance ou par soumission, il est alors néfaste aux
progrès de la connaissance. Buchs (2002) montre que peuvent également apparaître des
comportements de non coopération, de compétition, des positions défensives, des remises en
cause des compétences par les partenaires, comportements qui grèvent les apprentissages. Le
mode sociocognitif des collaborations n’est donc pas automatique dans un groupe de pairs : il
ne l’est pas non plus lorsque les pairs sont des élèves.
De tels effets d’influence ont été mis en évidence en situation scolaire également. Ginestié
(1992) a étudié des séquences où des élèves travaillent en dyades pour résoudre un problème
en éducation technologique. Il a montré qu’il est alors probable que les élèves se comportent
en suiveurs et uniformisent leurs parcours vers la solution, ce qui ne favorise pas les
apprentissages. Car il n’est pas monnaie courante pour des élèves de constater une démarche
différente chez autrui, d’avoir la volonté de dépasser les oppositions, et de construire des
coordinations interindividuelles puis intra-individuelles d’actions et d’idées. Pour aller au-
delà des oppositions, encore faut-il que les élèves sachent instaurer entre eux, des échanges
co-élaboratifs assez complexes ayant pour fonction la stimulation, le renforcement,
19
l’élargissement du champ, la perturbation, la déstabilisation (Gilly, Fraisse & Roux, 2001).
Va-t-il de soi que les élèves peuvent instaurer seuls entre eux des échanges co-élaboratifs? Et
est-ce fondamentalement de leur seul ressort ?
Ginestié pointe qu’il est un participant qui pourrait intervenir dans les coopérations et y
jouer un rôle déterminant : l’enseignant.
On peut facilement imaginer les interventions de l’enseignant qui, passant dans les couloirs,
instillerait le doute dans la stratégie des élèves en les interpellant sur l’écart entre ce qu’ils
voient et ce qu’ils écrivent. Le poids de l’autorité de l’enseignant est un moteur suffisant pour
relancer l’activité des élèves. Ginestié (1995, p. 24).
L’enseignant aurait donc par son statut – poids de l’autorité – mais sans doute aussi par sa
compétence – disciplinaire, didactique et professionnelle – des possibilités d’agir autrement
que par l’effacement maximal, dans ces moments précis de réorganisation des connaissances,
possibilités d’agir que les élèves n’ont pas.
L’hypothèse peut être avancée que les enseignants – et les formateurs d’enseignants – qui
agissent avec cette perspective sociocognitive, calquent un modèle d’apprentissage en
situation scolaire sur le modèle de la recherche expérimentale en psychologie sociale. Le
professionnel expérimentateur y a un rôle de catalyseur, le postulat étant que sa seule présence
suffit au déclenchement du conflit sociocognitif. Ce qui expliquerait l’effacement maximal
des interactions – comme le fait l’expérimentateur. Or, la situation d’enseignement et de
formation diffère de la situation expérimentale, en ce que le professionnel a pour mission
d’organiser l’enseignement-apprentissage, de transmettre des savoirs : ce qui n’est pas le cas
de l’expérimentateur.
Un autre argument plaide pour l’intervention du professionnel dans les interactions, mais
cette fois eu égard aux capacités cognitives des élèves. Sweller (1999) montre que laisser des
apprenants résoudre seuls des problèmes entraine chez eux une forte charge cognitive, et ne
permet pas l’accumulation de connaissances en mémoire à long terme. Sans l’intervention de
l’enseignant qui organise la situation de manière à ne pas surcharger la mémoire de travail,
l’apprentissage semble compromis.
L’ensemble de ces études montre qu’il est du ressort du professionnel d’intervenir dans les
interactions, et que son action peut être décisive. Mais de quelle manière ? Peut-il favoriser la
construction de scénarios et de trajectoires en prenant part fréquemment aux interactions, afin
20
de proposer un (des) parcours et de guider les élèves au pas à pas ? Cette perspective, opposée
à l’effacement maximal, a été étudiée par Weill-Fassina dans le cadre de travaux sur le
guidage de l’action.
Agir par guidage fort ?
Le guidage de l’action est une méthode qui fournit aux apprenants des aides contrôlées et
organisées (Enard, 1970) dans le but de favoriser la réussite à un problème et de diminuer, par
rapport à la méthode d’essais et erreurs, le temps de découverte de la réponse. Weill-Fassina
(1979) distingue deux types de guidage qui contribuent à l’accélération de la production de
réponse et du parcours qui y mène : le guidage maximum et le guidage moyen.
Les méthodes de guidage moyen consistent à soutenir la découverte de la réponse en
arrangeant et en organisant la situation en fonction des progrès et des difficultés des
apprenants. Les méthodes de guidage maximum visent, elles, une réussite immédiate au
problème, dès le premier essai, en éliminant autant que possible toute erreur : il s’agit, pour le
professionnel, de délivrer la réponse qu’il vise, en la distillant plus ou moins, et en escamotant
une partie des processus intermédiaires qui conduisent à sa découverte. Les performances
obtenues expérimentalement montrent que, pour l’apprentissage et le transfert de tâches de
type conceptuel comme les problèmes d’apprentissage et de formation, le guidage maximum
qui permet pourtant une réussite immédiate, est moins efficace que les méthodes de guidage
moyen et par essais et erreurs.
Pour éclairer ce paradoxe apparent, Weill-Fassina recourt aux travaux de Savoyant (1979)
prolongeant ceux de Galperine (1966) sur les conditions d’exécution de l’action, c’est-à-dire
sur les bases d’orientation. Ces travaux mettent en évidence la correspondance des deux
modalités de guidage à deux types de base d’orientation : la base d’orientation rationnelle et la
base d’orientation empirique.
Au guidage moyen correspond une base d’orientation rationnelle, construite par les
apprenants qui dégagent, avec le soutien du professionnel, les conditions d’exécution de
plusieurs actions particulières à partir d’une méthode générale fournie. Au guidage maximum
correspond une base d’orientation empirique : ici, le professionnel présente aux apprenants
une base d’orientation qu’il a conçue lui-même et qui offre toutes les conditions nécessaires et
spécifiques à la découverte de la réponse mais valables pour ce problème seulement.
21
Weill-Fassina indique que l’usage d’une base d’orientation empirique « simplifie » le
travail des apprenants car ils sont déchargés des fonctions d’organisation et de planification de
l’action. Elle montre aussi que cette « simplification » exercée par le professionnel entrave
dès le départ le développement des processus d’intériorisation, de compréhension de l’action.
Avant de préciser l’analyse de Weill-Fassina, deux points sont à souligner. Le premier est
que mon travail de thèse a étudié l’usage des deux méthodes de guidage par des
professionnels de l’enseignement et de la formation. Pour cela je me suis intéressée à leurs
pratiques de questionnement, c’est-à-dire à la succession de questions conçues in situ et
adressées aux apprenants afin que ces derniers trouvent la(les) réponse(s) à un problème. Ces
pratiques seront précisées plus loin. Une correspondance a été établie entre deux types de
pratiques de questionnement et les deux méthodes de guidage : à la différenciation question-
réponse correspond le guidage moyen, et à l’indifférenciation question-réponse correspond le
guidage maximum. Le second point est qu’elle s’est intéressée à l’impact de ces pratiques de
questionnement sur les processus de problématisation (Deleuze, 1968, Meyer, 1986) des
apprenants, processus en trois phases : position du problème, construction du problème –
identification et organisation des conditions –– et quête de la réponse. Il apparaît que le
processus de problématisation fait partie des processus intermédiaires dont Weill-Fassina
signale le court-circuitage dans le guidage maximum.
La simplification évoquée par Weill-Fassina consiste pour le professionnel à exercer à la
place des apprenants les opérations constitutives du processus de problématisation :
identification, parmi l’enchevêtrement des informations, des données pertinentes au but ;
sélection et organisation dans un ordre chronologique des opérations élémentaires nécessaires
à la découverte de la réponse, exécution des opérations et mise en forme de la réponse. Puis, il
communique lui-même aux apprenants ces éléments-clé sans indiquer les raisons des choix et
des éliminations, sans même indiquer qu’une sélection a été opérée. Or, on ne peut
comprendre un problème et intérioriser l’action sans une vision de l’ensemble des données et
des opérations possibles et impossibles, sans une compréhension des raisons de l’élimination
et de la sélection de certaines d’entre elles, sans comprendre les relations logiques qui existent
entre les données. La compréhension d’un problème se fait par différenciation, en distinguant
ce qu’est le problème de ce qui ne l’est pas, en identifiant les données pertinentes et celles qui
ne le sont pas, en cherchant ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire et la logique dans
laquelle il faut le faire, en envisageant et en réfutant des possibles. C’est là une fonction de
l’erreur dans l’apprentissage. Autrement dit faire ces choix, certes difficiles et coûteux pour
22
les apprenants, à leur place et sans eux « nuit à la construction d’une représentation d’ensemble de
la situation, en organisant l’action, en en limitant les champ et en masquant par l’ordre chronologique
les relations réelles existant entre les variables. » (Weill-Fassina, 1979, p. 347).
L’entrave au processus de problématisation qu’entraîne le guidage maximum explique
pourquoi les apprenants trouvent certes immédiatement une réponse au problème, mais sont
dans des conditions peu favorables à l’apprentissage car ils exécutent une suite d’actions
élémentaires juxtaposées sans en saisir la logique sous-jacente ni vraiment l’intérêt.
Un agir opportun et habile pour le guidage moyen ?
Comment alors le professionnel peut-il agir, si l’apprentissage n’est favorisé ni par le
guidage maximum ni par l’effacement maximal ? L’analyse de Weill-Fassina permet de
mieux comprendre comment corrélativement, le guidage moyen apparait comme une
condition qui favorise l’apprentissage. Car il consiste, pour le professionnel, à arranger in situ
un espace de structuration du problème où il désigne les conditions générales d’exécution de
l’action tout en soutenant et favorisant, au fur et à mesure des progrès et des difficultés, la
prise en charge par les apprenants de l’organisation et de la planification du problème
particulier – création de bases d’orientation rationnelles, mise en œuvre des processus de
problématisation.
Or, pour le guidage moyen, il n’y a pas de modèle d’espace de structuration d’un
problème. Le professionnel le crée dans l’instant, en fonction du problème et des avancées des
apprenants. C'est cette création de l'instant que j'ai voulu saisir dans mon travail de thèse,
création qui a trois caractéristiques. Elle est processuelle – construite in situ au pas à pas –,
synthétique – résulte de la combinaison originale de plusieurs éléments –, et incarnée – a son
siège dans le corps attentif aux variations de la situation. Elle renvoie à ce que Schwartz
(2013) appelle 'l'agir', c’est-à-dire un faire transformant, même infinitésimalement l'état du
monde, attribuable à un humain, sans que l'on puisse induire le caractère plus ou moins
conscient, le caractère plus ou moins explicite (-implicite) de la détermination du faire, bref
renvoyant aux énigmes d'un corps-soi. À distinguer ainsi de l'action, et ayant le même
principe que la définition de l'ergologie, renvoyant au concept le plus neutre, le plus ouvert du
"faire".
23
L'agir, a-t-on dit, ne peut être entièrement prédéterminé. Mais le professionnel peut en
anticiper certains aspects : les conditions générales de l’action, les conditions particulières du
problème – bases d’orientation, argumentaire – et les critères d’évaluation des parcours qui
mènent à la(aux) réponse(s) ainsi que les critères d'évaluation de la(des) réponse(s) elle(s)-
même(s). Mais il ne peut anticiper les arbitrages in situ des apprenants ni les cheminements
qu’ils construiront pour réinventer la(les) réponse(s). Le guidage moyen implique donc un
agir opportun et habile dont le but n’est pas d’imposer un parcours prédéfini auquel les
apprenants devraient se conformer, mais de tirer parti des bribes de scénarios qu’ils élaborent
lors d’interactions co-élaboratrices, afin que ces derniers puissent les retravailler et réinventer
leur propre réponse. Et le professionnel peut contribuer de manière décisive dans ces
échanges, à condition de gérer l’incertitude des apprenants qui réinventent leurs
cheminements, et de travailler lui-même avec un certain niveau d’incertitude.
Or, les processus de soutien de la construction de connaissances ont fait l’objet des
célèbres travaux de Bruner, travaux qui n’ont pourtant pas thématisé l’agir opportun et habile.
Bruner définit :
quelques-unes des propriétés d’un système d’échanges en interaction dans lequel le tuteur
procède selon une théorie implicite des actions de celui qui apprend afin d’engager son
attention, réduit les degrés de liberté de la tâche à des limites surmontables, maintient
l’« orientation » vers la résolution du problème, signale les caractéristiques déterminantes,
contrôle la frustration et montre les solutions quand l’élève peut les reconnaître. (Bruner,
1893, p. 278-279)
Les six propriétés de la fonction tutorale identifiées ci-dessus sont stables et valables quels
que soient le tuteur, les apprenants, la connaissance visée, la situation. Ce sont des savoirs
intemporels et indépendants des situations particulières qui résultent d’une neutralisation de
l’histoire (Schwartz, 2000). Ils sont largement enseignés dans les instituts de formation, car ils
permettent de prédire les buts et les résultats de l’interaction de tutelle. Mais ils ne permettent
pas de prédire les manières de faire in situ pour atteindre les buts. C’est précisément parce
qu’ils sont hors-situation, déhistoricisés et désingularisés (Schwartz, 2000), que ces savoirs ne
peuvent rien dire du (des) moment(s) de leur mobilisation dans une situation particulière, ni
de la manière d’agir propre au professionnel pour atteindre ces buts.
24
Si aucun savoir ne prescrit, par exemple, l’enrôlement des apprenants comme partenaires
de tutelle, comment les professionnels s’y prennent-ils malgré cela, pour créer en situation un
climat de confiance tel que les apprenants se mettent au travail, pour eux-mêmes autant que
pour apporter une réponse attendue ? Comment agissent-ils pour susciter l’activité des
apprenants qui sont dans le brouillard et pour contenir leur inconfort, alors qu’ils doivent dans
le même temps faire des hypothèses sur ce que comprennent les apprenants, et les mettre à
l’épreuve en vue d’interpréter les réponses ? Les professionnels se donnent-ils des normes
afin de traiter ces aspects non standardisés ? Utilisent-ils des manières d’agir qu’ils créent à
chaque instant en fonction d’un patrimoine qu’ils se sont constitué au fil du temps ? Et
lesquelles ?
De même, y a-t-il un moment prévu pour maintenir l’orientation, pour contrôler la
frustration, pour signaler les caractéristiques déterminantes…? Est-il question d’un ordre
prédéterminé pour ces différentes sous-fonctions ? Ou s’agit-il plutôt de saisir l’occasion
favorable, laquelle se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant (Schwartz, 2000) ? Les
différents instants de l’interaction sont-ils neutres par rapport aux savoirs formalisés ou sont-
ils à chaque fois le lieu d’événements et d’arbitrages, que la pensée ne sait anticiper ? En
somme, dans de tels systèmes d’échanges en interaction, les professeurs useraient-ils d’une
variété de savoirs investis (Schwartz, 2004), finement reliés à la situation, lesquels
soutiennent la mise en œuvre opportune de savoirs plus formalisés et favorisent leur
agencement ? Quels sont ces savoirs investis et comment les caractériser ?
La thèse que j’ai soutenue en 2003 est une contribution à la compréhension de l’agir
questionnant, habile et opportun du professionnel pour favoriser les processus de
problématisation des apprenants et la réinvention de leurs réponses.
25
1. La structuration de la thèse
J'ai construit six outils d'analyse des moments de réinvention, correspondant aux six
critères rappelés dans le schéma ci-dessous.
Ces outils opérationnels ont été conçus comme des caractérisations transitoires. Ils ont été
mis à l’épreuve de cinq situations concrètes d'enseignement et de formation, par le biais d'une
approche clinique composite. L'épreuve du terrain a permis d'amener des précisions sur ces
caractérisations : les outils opérationnels provisoires ont été plus ou moins transformés en
outils nouveaux – les transformations les plus importantes ont été celles ayant trait aux
habiletés des professionnels. Une intelligibilité des quatre interactions a également été
produite. Ces différents résultats ont permis, in fine, de construire une compréhension des
moments de réinvention.
Les pages suivantes présentent successivement les six outils opérationnels provisoires,
puis les conditions de l’étude des cinq situations, et enfin les résultats. Mais elles exposent
d’abord la justification du choix de ces six outils, qui a découlé de la réponse à la première
question que la thèse a posée : qu’entendre par réinvention des connaissances pour soi ?
Catégorie du Problème
Pratiques de
questionnement
kaïros- mètis
Processus
de
problématisation
Mouvements
heuristiques
26
1.1. La réinvention dans l’apprentissage, modèle analogique de la
grande invention
Pour y répondre, je me suis intéressée aux travaux de Schlanger (1988) sur l’invention
avec la question suivante : la réinvention est-elle identique à la grande invention ou s’en
différentie-t-elle, et comment ?
Cette question a été instruite en faisant référence, dans un premier temps, aux travaux qui
montrent que l’invention ne concerne pas seulement la production de savoirs inédits dans les
domaines de la science, de la technique, de la littérature ou des arts – ce que nous appellerons
la grande invention. De nombreux auteurs montrent que l’invention concerne l’homme
ordinaire (Watzlawick, 1988; De Certeau, 1990), mais aussi l'enfant qui réinvente pour lui
toutes les assises de la logique et des mathématiques (Piaget, 1979). Polya (1965), Abrecht
(1991), Serres (1994), Lerbet (1995) et Fabre (1999) indiquent que l’élève et le formé sont
également concernés par l’invention. Les Instructions Officielles (1995, 2002) font elles aussi
usage du terme « invention ». Le développement de facultés d’invention y est prôné, et ceci
dès le premier degré de l’enseignement à partir du cycle des apprentissages premiers.
L’emploi du mot invention est-il ici un « glissement de sens », une usurpation ?
J'ai avancé l’idée que s’il y a « un peu d’une invention » (Polya, 1965) dans
l’apprentissage et la formation, ce n’est pas une réplique de la grande invention. Pour soutenir
cette hypothèse, deux caractérisations ont été proposées : la première, un ensemble de traits de
la grande invention établis à partir des travaux de Schlanger, la seconde, une caractérisation
de la réinvention dans l’apprentissage et la formation par différenciation des traits de
l’invention. Il n’y a pas d’isomorphisme avec la grande invention : la réinvention ne peut être
un modèle réduit, une réplique de la grande invention. Il est pourtant un point commun : elles
concernent toutes deux l’accès au nouveau, cet accès étant compris comme ce qui « donne
l’être » à ce qui n’était pas encore.
Les caractéristiques de l'invention ont été transférées vers le domaine de l’apprentissage et
de la formation, pour créer plusieurs traits neufs, ce qui a donné un modèle analogique de la
grande invention appelé réinvention – en référence à la réinvention pour soi de Piaget, modèle
qui ne se veut ni unique ni exhaustif.
27
Figure 2. De la grande invention (Schlanger) à la réinvention dans l'apprentissage et
dans la formation
L’invention désigne ce qui est inventé, en même temps que le
parcours qui y aboutit.
Pour l’apprenant, l’accès au nouveau est quotidien et
accéléré. Le nouveau est inconnu de lui et de ses pairs, mais
pas inédit. Ses aînés y ont eu accès.
La découverte est le dévoilement du préexistant, l’invention
« donne l’être » à ce qui aurait pu ne jamais exister
La réinvention est structurée par un dispositif où un contexte
problématique et intersubjectif piloté par le professionnel est
proposé.
L’« idée » neuve est le moyen de l’invention. Elle relève pour
partie d’une « synthèse intuitive »
L’apprenant réinvente au moyen d’une idée neuve qui relève
d’intuition, d’analogies, de transferts et de métaphores.
Pas d’algorithme pour la pensée inventive. Son apparition est
non calculable et non contrôlable. La propension à
l’invention procède de capacités : d’initiative, d’intégration
de données disconvenantes, et de décrochement, qui peuvent
être suscitées par une prescription méthodologique
encourageant à la liberté
Il n’existe pas de technique heuristique pour la réinvention
des apprenants. Le professionnel doit favoriser leur
disposition inventive en les encourageant à accepter une
donnée qui disconvient au système et qui va en transformer
l’interprétation.
L’invention survient dans un cadre problématique et
intersubjectif.
Elle procède d’analogies, déplacements, transferts et
métaphores.
Elle est inédite et exceptionnelle
L’apprenant vise une appropriation des connaissances par
déconstruction/reconstruction de connaissances anciennes
avec mobilisation de capacités d’initiative, d’intégration et
de décrochement.
Elle nécessite une objectivation Une objectivation du nouveau est nécessaire.
L’invention est une rupture d’avec la norme, elle se définit
contre elle et a pour vocation de la remplacer. L’invention
constitue un risque. Elle est « porteuse de pouvoir ».
L’invention doit subir l’épreuve de reconnaissance de la
communauté humaine pour être intégrée : elle doit être
recevable, audible et acceptée. L’intégration n’est pas
toujours immédiate.
Le nouveau est proposé par la communauté humaine qui l’a
déjà reconnu et intégré.
Les apprenants passent par des épreuves de reconnaissance :
évaluation de connaissances et compétences nouvelles ;
reconnaissance par l’apprenant lui-même du caractère
nouveau de ses apprentissages ; reconnaissance de
l’apprenant se construisant à travers le regard de ses pairs et
du professionnel
L’invention produit un changement dans la manière de penser
les problématiques et une modification du répertoire
disponible.
Elle est fertile : elle donne à voir et à dire au-delà de ce
qu’elle énonce et permet d’innover.
La réinvention induit chez l’apprenant, un changement dans
la manière de penser : remaniement des schèmes antérieurs
par accommodation, modification de son répertoire
disponible (ses références).
Une caractérisation de la grande invention
à partir des travaux de Schlanger
Une caractérisation de la réinvention
dans l'apprentissage et la formation
28
La première remarque est que le modèle de la réinvention conçoit l’apprentissage comme
l’accès à un nouveau particulier : il est nouveau pour l’apprenant mais pas pour le
professionnel. La seconde remarque est que l’accès à du nouveau ne peut être compris comme
le fait d’un apprenant qui agit seul : il implique des conditions intersubjectives spécifiques.
C’est une situation où se jouent des relations entre un groupe d’apprenants et un professionnel
qui met en œuvre un dispositif où il n’y a pas de technique pour réinventer, mais des manières
de faire pour encourager la disposition à réinventer. La troisième remarque est que les
contextes problématiques qui visent la déconstruction-reconstruction de connaissances et un
changement dans la manière de penser des apprenants, ont été vus comme propices à l’accès
au nouveau.
La caractérisation de la réinvention m'a permis de poser trois hypothèses, puis de retenir
trois objets d’étude concernant la réinvention, de construire ensuite trois cadres théoriques
articulant des travaux ayant traité de ces objets, et de dégager enfin six outils théoriques
provisoires. Le tableau 1 formalise cette construction.
29
Tableau 1. Le processus de construction des six outils théoriques
Hypothèses Objets d’étude Cadres théoriques Outils théoriques
provisoires
Hypothèse 1.
La mise en œuvre de
capacités de
réinvention – intuition,
analogie, initiative,
intégration,
décrochement – sont
repérables dans des
moments impromptus
d’enseignement et de
formation.
Les capacités
de réinvention
des apprenants
Epistémologie des sciences
(Schlanger, 1988)
Epistémologie génétique
(Piaget, 1979)
Heuristique
(Polya, 1965)
Invention du quotidien
(De Certeau, 1990)
Epistémologie de l’éducation
(Ardoino, 2000 ; Gérard, 1994 ;
Fabre, 1999)
Anthropologie culturelle et du
langage
(Bruner, 1983-2002)
Mouvements
heuristiques des
apprenants
Hypothèse 2.
Les contextes
problématiques
favorisent l’apparition
des capacités de
réinvention.
Les contextes
problématiques
Philosophie de la problématisation
(Deleuze, 1968 ; Meyer, 1986)
Problématologie
(Meyer, 1997)
Pratiques de
questionnement
Processus de
problématisation
Catégorie
problématologiqu
e des problèmes
Hypothèse 3.
Les « manières d’agir »
in situ du professionnel
impactent
la mise en œuvre des
capacités de
réinvention.
Les « manières
d’agir » des
professionnels
Anthropologie de la pensée :
(Détienne & Vernant,1974 ; Trédé,
2000)
Ergologie
(Schwartz, 2000)
Pensée mètis
Intelligence du
kaïros
30
1.2. Présentation des six outils théoriques provisoires d’analyse
1.2.1. Les mouvements heuristiques des apprenants
La construction de cet outil a nécessité d’articuler les travaux de Polya sur l’heuristique,
d’Ardoino et de Certeau sur la pensée inventive ordinaire, et enfin de Bruner sur les
heuristiques narratives.
L’heuristique ou ars inveniendi étudiait les règles et des méthodes de la découverte et de
l’invention. Elle a été l’objet de travaux anciens et importants à travers les siècles, avec
Pappus, Descartes, Leibniz et Bolzano, travaux méconnus aujourd’hui. Elle a été réintroduite
par Polya en 1945, avec pour projet de construire une « heuristique moderne » visant à
découvrir les traits communs aux diverses façons de traiter tout type de problème puis à
déterminer des caractéristiques générales indépendantes du problème. Ses objectifs étaient
éducatifs : il s’agissait d’améliorer les méthodes d’enseignement par une meilleure
compréhension des opérations mentales typiquement utiles dans la solution d’un problème. La
« méthode de solution » de Polya (1965) montre deux aspects complémentaires : d’une part,
une suite ordonnée de procédures, et d’autre part un ensemble de savoir-faire habiles,
questionnants et pratiques.
L’heuristique telle que conçue par Polya a alors été transposée aux situations
d’apprentissage et de formation, et mise en correspondance avec les travaux d’Ardoino (1993)
et de Certeau (1990). Les deux aspects complémentaires mis en évidence par Polya ont été
considérés comme trajectoire et cheminements (trajets). L’heuristique a alors été comprise
comme art de la réinvention qui articule des trajectoires et des trajets – ces derniers étant
constitués de mouvements (Bergson, 1968). Les mouvements sont le changement lui-même,
l’expérimentation de la transition, de la multitude de micro-réalisations, des efforts, du
questionnement, de débats de normes, d’avancées infimes, de tentatives réitérées des
apprenants pour accéder à du nouveau, qui se manifestent par des bribes de scénarios globaux
organisateurs de la réponse...qu’on retrouve dans l’épisode de classe de CP précité, avec
Marion, la maîtresse et Baptiste. Le tableau ci-dessous rend compte des parcours d’accès au
nouveau.
31
Parcours heuristique
comme articulation entre trajectoires et mouvements heuristiques
Trajectoires Mouvements heuristiques (= trajets)
Reconstitution a posteriori et à partir d’une
position d’exterritorialité, d’un parcours conçu
comme une succession ordonnée d’objectifs à
atteindre
Pistes exploratoires multiples et buissonnières qui
manifestent la mobilisation de l’apprenant
pendant qu’il est face à un problème et face à
autrui à propos de ce problème.
Linéarisation du parcours par séquentialisation,
mise sous forme déductive, neutralisation de
l’histoire, arrêt.
Parcours accidenté aux aspects divers.
Trajet, cheminement.
Présentation « déductive »
de la partie qui objective les arguments du
parcours pour la rendre intelligible à autrui et
contrôlable.
Cheminement pour partie clandestin et peu
lisible : difficultés d’objectivation et de
transcription sur le plan.
Stratégies. Tactiques (occasions, ruses, habiletés pratiques),
questionnement.
Réversibilité. Irréversibilité.
Donne un aspect prévisible du parcours vers la
réponse.
Trajet totalisable et visualisable en un coup d’œil.
Imprévisibilité : mouvements impromptus et
situés.
Flou, opacité.
Temps chronométré et homogénéisé.
Temps durée comme mémoire intérieure au
changement.
Enjeux, intrigues, péripéties, conflit, aventure
Tension, élan, énergie.
Sujet épistémique. Sujet social de l’intersubjectivité.
Produit stockable, capitalisable, répétable,
réutilisable, empruntable par autrui, contrôlable.
Trajet non capitalisable
Centration sur la réponse Centration sur la construction du problème
Tableau 2. Des repères pour caractériser le parcours de réinvention des apprenants
Ces traits permettent une première compréhension du parcours de réinvention des
apprenants, et de repérer dans leur agir in situ ce qui relève d’une trajectoire et ce qui relève
de mouvements heuristiques. Pourtant ces repères restent généraux et ne suffisent pas à
32
analyser, dans les recueils de données, les capacités heuristiques des apprenants. Un outil
théorique plus précis a été nécessaire. Les travaux de Bruner ont permis l’élaboration de
catégories de mouvements heuristiques.
Mais pourquoi Bruner ? Parce qu’il indique, dans ses travaux sur la psychologie culturelle
et sur le langage, que certains actes langagiers peuvent être le support de mouvements
heuristiques. Il montre (1983, 1996, 2000, 2002) que des capacités de réinvention peuvent être
repérées et identifiées à travers la production de récits. C’est, dit-il, grâce à notre capacité
spécifiquement humaine et précoce à fabriquer des récits que « nous construisons, nous
reconstruisons, et même, d’une certaine manière, nous réinventons le présent et l’avenir. » (2002, p.
82). Autrement dit, pour inventer, l’homme a recours à la narration : « les scientifiques utilisent
toutes sortes d’astuces, d’intuitions, d’histoires et de métaphores pour s’aider dans leur recherche »
(1996, p. 155). La mise en récit, que Bruner nomme aussi conversion en heuristique narrative ou
encore narrativisation, est un outil heuristique qui donne la possibilité :
- de mettre en ordre l’expérience : mettre en ordre les événements au fil du temps, de les
ordonner de manière distincte qui prenne en compte les états et les circonstances dans
lesquels se trouvent les protagonistes,
- de laisser du jeu à celui qui raconte et à ceux qui l’écoutent de façon à habiter le récit,
- de traiter le déséquilibre inhérent à l’accès au nouveau, avec la fonction imaginative
qui permet de créer des mondes possibles et d’aller au-delà de la référence immédiate,
et la fonction informative qui permet de s’enquérir des savoirs qu’on ne possède pas et
de ceux qu’on détient
Partant, il a été supposé que l’apprenant face à un problème peut avoir lui aussi recours au
récit pour réinventer les connaissances – comme l’exemple de la résolution de problème en
CP cité plus haut l’a montré. Trois mouvements heuristiques ont été proposés et constituent
un premier outil d’analyse des données formalisé dans l’outil d’analyse ci-dessous.
33
MISE EN RÉCITS
(conversion
en heuristique narrative
Bruner)
Mouvement
de
scénarisation
Construction-
déconstruction-
reconstruction de
scénario
Traduction langagière de la
situation
Esquisse de « bouts de scène »
plausibles (décor et rôles
réversibles pouvant être joués
tour à tour par chacun)
Mobilisation de
connaissances
antérieures
Connaissances multiples
Mouvement
de
création
d’analogie
Établissement d’un rapport de convenance féconde
entre un scénario et un problème
Mouvement
de
différenciation
Questionnement à propos
de ce qui est su et de ce qui ne l’est pas
4Outil provisoire d'analyse 1. Les mouvements heuristiques des apprenants
à partir des travaux de Bruner (1983-2002)
Les mouvements heuristiques sont un des éléments d’analyse des moments de réinvention
qui surviennent, selon la deuxième hypothèse, dans un contexte problématique, objet du
prochain paragraphe.
4 Les outils d’analyse du matériau recueilli sont des outils provisoires en ce qu’ils sont susceptibles d’être
précisés, enrichis par la mise à l’épreuve du terrain. C’est la raison pour laquelle est laissé un espace non
renseigné dans chacun d’eux.
34
1.2.2. La catégorie problématologique des problèmes
Le cadre d’étude des problèmes est celui de la problématologie (Meyer, 1997) à savoir
l’étude du questionnement. Meyer montre que deux types de problèmes d’apprentissage et de
formation peuvent être distingués selon leur catégorie problématologique : les problèmes
résolubles qui admettent une solution qui clôt le questionnement et dont la réponse préexiste à
l’apprenant, et les problèmes non résolubles qui admettent une réponse qui ne préexiste pas à
l’apprenant et qui contient en elle un questionnement nouveau.
Prenons, à titre d’exemple, le problème d’arithmétique où doit être calculé le prix de cinq
baguettes de pain à 0,64 euro l’une. Le professionnel peut connaître la réponse à ce type de
problème avant même de l’avoir posé, car cette dernière est indépendante des apprenants,
atemporelle : elle peut être entièrement caractérisée, prédéterminée, et par conséquent, elle est
préexistante aux différents protagonistes. Ce problème sous-tend des données positives,
complètes et suffisantes et un corpus de savoir définitivement reconnu et enseignable comme
tel (Danino, 1999) qui permettent à toute personne de pouvoir résoudre le problème, c’est-à-
dire de le réduire et de le délier tout à la fois. Or, un problème peut être « réduit et délié » s’il
est possible, à partir de la masse d’informations implicites ou explicites de son énoncé,
d’extraire un ensemble fini, complet et suffisant de données pertinentes – ici le nombre de
baguettes et le prix d’une baguette –, lesquelles entreront dans la constitution de l’algorithme
de résolution. Ces dernières donnent lieu à des réponses apocritiques (Meyer, 1986) – apo (qui
sépare, qui évacue), critique (le questionnement) – c’est-à-dire qui solutionnent et suppriment
le problème. On les appelle plus couramment des solutions. De ce fait, ces problèmes
s’inscrivent dans une logique classique binaire pour laquelle il est possible de parler de
réponse vraie ou fausse. Leur zone de validité est strictement déterminée. Ils sont
majoritairement – mais non exclusivement – présents dans les disciplines dites scientifiques
(mathématiques, physique, technologique…). L’écriture d’une dictée peut être, dans cette
perspective, vue comme une réponse apocritique à un ensemble de problèmes
orthographiques. Il est à préciser que les problèmes qui n’admettent pas de réponse, ou ceux
qui admettent plusieurs réponses voire une infinité de réponses que le professionnel peut
potentiellement anticiper entièrement, sont considérés comme des problèmes résolubles à
réponse apocritique. Cependant, tous les problèmes n’admettent pas une ou des solutions qui
suppriment le débat, le questionnement.
On rencontre les problèmes non résolubles, le plus souvent dans les sciences sociales,
historiques, et dans les disciplines littéraires et artistiques ou en philosophie. Ce sont des
35
problèmes dont la réponse ne peut être prédéterminée. Ainsi, peut-on dire que le professionnel
peut entièrement préétablir la réponse au problème philosophique suivant : qu’est-ce que la
vertu ? L’expérience montre que, même si ce dernier peut contrôler dans le produit fini, la
qualité de l’argumentaire, le respect des règles d’écriture…il ne peut préétablir entièrement
« la » réponse. Pour ce type de problème, la réponse est immanente à l’apprenant, elle est
« signée » : elle ne lui préexiste pas. De plus, ce n’est pas une solution. Elle est
problématologique, en ce sens qu’il y subsiste toujours des débats non tranchés, un
« questionnement en reste », des passages à ajouter ou à modifier, une réflexion finalement
inachevée. Ce que formalise le tableau suivant.
Problème résoluble Problème non résoluble
Réponse apocritique Réponse problématologique
La ou les réponses préexistent à l’apprenant :
le professionnel peut la (les) prédéterminer.
La réponse ne préexiste pas à l’apprenant : le
professionnel ne peut la prédéterminer
entièrement mais il peut en contrôler les
caractéristiques.
La réponse est une solution qui clôt le
questionnement relatif à la question posée.
La réponse est la mise en forme d’un parcours :
- dans lequel subsiste un questionnement.
- qui présente l’avancée d’un questionnement.
Problématicité close Problématicité maintenue
Réponse atemporelle, transcendante Réponse immanente à l’apprenant, portant sa
signature
La zone de validité de la réponse est strictement
déterminée : la réponse peut être vraie ou fausse.
La zone de validité de la réponse ne peut être
strictement déterminée : la réponse ne peut être
inscrite dans le vrai ou dans le faux.
La situation problématique est entièrement
descriptible à l’aide d’un nombre fini de
paramètres discrets.
Il n’y a pas de corps de savoir définitivement
reconnu et accepté qui permette de décrire
entièrement la situation à l’aide d’un nombre fini
de paramètres discrets.
Situation problématique fermée Situation problématique ouverte
Outil provisoire d'analyse 2. Problèmes résolubles/problèmes non résolubles à partir
des travaux de Deleuze (1968) et de Meyer (1997)
36
Cette catégorisation m'a amenée à me demander si les différentes démarches préconisées
dans l'enseignement et dans la formation peuvent être vues comme des problèmes à résoudre.
J'ai posé cette question lors de communications à deux colloques (1999) : la première5
concernait les aides spécialisées à dominante pédagogique du maître d'adaptation d'un
RASED6, la seconde le travail en projets
7 en technologie. J'ai montré que ces deux démarches,
l'une d'adaptation pédagogique, l'autre de projet, sont des situations problématiques destinées
à mettre en lumière la problématicité plus qu'à la réduire : ce sont plutôt des problèmes à
élucider. Elles ne donnent pas lieu à des réponses qui stoppent le questionnement, mais à des
réponses qui présentent une avancée par rapport à la question initiale tout en y laissant
persister un questionnement irréductible ou en amenant un neuf.
Pourtant, et c'est là où s'installe l'ambiguïté, elles peuvent être transformées en problème à
résoudre sous deux conditions. L'une, lorsqu'elles sont présentées comme un ensemble de
procédures entièrement prédéterminées, à exécuter dans un ordre défini intangible et dans un
temps donné. L'autre qui en découle, lorsqu'elles prennent en charge à la place des apprenants
les fonctions d'organisation et de planification de l'action. Cette rationalisation ne permet pas
la mise en lumière de la problématicité mais la réduit au maximum. La situation
problématique est dénaturée : on assiste à une réduction du temps où les apprenants
rencontrent le problème, se l'approprient, construisent les chemins par lesquels il leur est
nécessaire de passer pour apprendre. Ce qui compromet l'investissement et l'intériorisation de
l'action et donc l'efficacité de la démarche. L'apprentissage y est confondu avec la réussite.
Cette même question peut être posée pour d'autres démarches éducatives. L'évaluation
formatrice, la démarche fondée sur l'investigation, la démarche par compétences, la
Validation des Acquis de l'Expérience par exemple, peuvent-elles être considérées comme des
problèmes à résoudre ou comme des problèmes à élucider ? Dans le dernier cas, que se passe-
t-il lorsqu'elles sont rationalisées en problème à résoudre ? Les conséquences sont-elles les
mêmes que précédemment ?
5 Caparros-Mencacci, N. (1999) « L’action du maître d’adaptation d’un R.A.S.E.D. peut-elle être comprise dans
la résolution de problème ? », 13° colloque de l’ADMEE-Europe, « Evaluation des politiques d’éducation »,
Université de Bourgogne, Dijon, 15-17 septembre. A fait l'objet d'une publication (En Question, n° 27, 1999) 6 Réseau d'Aide Spécialisée aux Elèves en Difficultés scolaires, dont j'ai fait partie en tant que maître
d'adaptation entre 1998 et 2002. 7Caparros-Mencacci, N. (1999) « Le travail en projets peut-il être compris dans la résolution de problèmes ? »
Colloque UNIMECA, « Le projet en technologie », IUFM Aix-Marseille, Marseille, 24-27 novembre. A fait
l’objet d'une publication (Skholê, hors-série, 2000)
37
1.2.3. Les processus de problématisation des apprenants
Pour étudier les moments de réinvention, j'ai privilégié deux aspects : les manières d'agir
du professionnel qui fait en sorte que les apprenants se posent la question et construisent la
réponse et les parcours des élèves qui se posent la question et avancent vers la réponse.
Le cadre d’étude de ces aspects a été la philosophie de la problématisation (Deleuze,
1968 ; Meyer, 1986). Le choix a été fait d’avoir recours au concept de différence question-
réponse, c’est-à-dire l’écart entre la question et la réponse qu’apprenants et professionnel
construisent in situ et de façon concomitante. Avoir pour point de mire l’écart entre la
question et la réponse permet d’avoir un point de vue sur l’agir des apprenants et sur l’agir du
professionnel ainsi que sur leurs interactions entre le moment où la question est posée et celui
où la réponse est donnée. Mais, la différence question-réponse n’est pas le même objet selon
qu’il s’agit des apprenants ou du professionnel, même si elle préside à leur questionnement.
Elle pilote, pour les premiers, la mise en place du processus de problématisation, et pour le
second les pratiques de questionnement adressées aux apprenants.
Pour l’apprenant, la différence question-réponse est l’écart qu’il installe – ou pas – entre la
question posée et la réponse qu’il doit produire, écart perceptible au travers de verbalisations
et/ou de manipulations et/ou d’écrits et/ou de schémas et/ou de gestes... Installer un écart c’est
explorer, fouiller et instruire la question, sans la rabattre immédiatement sur la réponse, tout
en maintenant cette dernière en ligne de mire. Dans un problème d’arithmétique par exemple,
la différence question-réponse met la question en lien avec l’ensemble des données, repère les
données pertinentes, envisage des scénarios de réponse successifs, en réfute certains, choisit
une ou des opérations... L’extrait de CP en est un exemple. Le parcours des apprenants vers la
réponse suppose ainsi non pas deux mais trois dimensions, hétérogènes, nécessaires et
interdépendantes : la position du problème, la construction du problème, la résolution. Ce qui
constitue le processus de problématisation (Deleuze, 1968 ; Meyer, 1986 ; Gérard, 1994,
Fabre, 1999).
Tous les problèmes d’apprentissage et de formation n’étant pas résolubles, la
dénomination du processus de problématisation s’en est trouvée partiellement modifiée. La
dimension « résolution du problème » a été remplacée par « quête de la réponse », terme plus
générique convenant aux problèmes résolubles et non résolubles.
Position du problème construction du problème Quête de la réponse
Les trois dimensions du processus de problématisation des apprenants
38
Or, ces auteurs notent que construire un problème c’est avoir une idée neuve au sens de
réinvention. La thèse a alors avancé l’hypothèse que les mouvements heuristiques des
apprenants apparaissent dans les temps de construction du problème. C’est la raison pour
laquelle l’outil suivant de repérage des trois phases du processus de problématisation a été
élaboré à partir des travaux des trois auteurs cités.
Les trois dimensions du processus de problématisation des apprenants
Position Construction Résolution du problème
- Avoir conscience
d’un problème
- constater d’un
désaccord
sur un sujet
- ajournement de la résolution
- centration sur la
compréhension du problème,
sur la définition, la
détermination des données,
conditions, enjeux,
circonstances : discussion,
argumentation.
- construction et test d’un modèle
ou d’un algorithme de réponse.
- apparition de l’idée
permettant le passage de
l’ancien vers le nouveau
- mise en œuvre de
mouvements heuristiques,
- analogies, intuition
- moments d’invention
- reconstitution après coup (avec
transformation) d’un cheminement
vers la réponse, de manière à le
rendre intelligible à autrui :
constitution d’une trajectoire.
Outil provisoire d'analyse 3. Le processus de problématisation des apprenants
à partir des travaux de Deleuze (1968), Meyer (1986), Gérard (1994)
Pourtant, l’apprenant n’installe pas automatiquement la différence question-réponse. Il
peut également se précipiter sur des indices de surface (par exemple les nombres présents
dans l’énoncé) pour produire immédiatement une opération et l’effectuer. Dans ce cas, la
question est rabattue sur la réponse et l’écart devient nul : question et réponse sont
indifférenciées. Le processus de problématisation, privé de la phase de construction du
39
problème, se désagrège. Comment comprendre que la différence question-réponse puisse être
installée ou ne pas l’être ?
Dans un contexte problématique, les apprenants ne sont ni seuls, ni seuls entre eux : le
professionnel est présent et ce n’est pas un point de détail. Ce dernier n’est pas seulement
celui qui permet que les apprenants se posent le problème, ni seulement celui qui réceptionne
la réponse une fois trouvée – ou pas –, pour la corriger éventuellement, ou pour savoir
comment ils s’y sont pris pour la produire, ou encore pour savoir pourquoi ils n’ont pu en
produire. Il peut aussi agir pendant que les apprenants construisent le problème, autrement
qu’en se mettant en retrait ou s’abstenant systématiquement d’intervenir. J'ai avancé l’idée
qu’il peut susciter les processus de problématisation des apprenants, à partir de la différence
question-réponse qu’il établit lui-même dans l’instant, au travers de ses pratiques de
questionnement.
1.2.4. Les pratiques de questionnement du professionnel
Sont entendues par pratiques de questionnement, des façons différentes de concevoir,
d’organiser et d’exercer en situation, une succession de questions adressées à des apprenants,
dans l’intention que ces derniers élaborent une ou des réponse(s). Ces pratiques sont pilotées
par la différence question-réponse, c’est-à-dire ici le lien que les questions posées aux
apprenants entretiennent avec la réponse qu’il « a dans la tête ». C’est « cette sorte de
distance » avec la réponse que le professionnel installe – ou n’installe pas – dans l’instant, de
façon à maintenir la réponse hors question, ou au contraire, de façon à proposer la réponse
dans la question. Or, pour établir cette différence, il s’appuie plus ou moins consciemment,
sur l’une des deux conceptions de la question (Deleuze, 1968 ; Meyer, 1997).
Il peut concevoir la question comme le « double » de la réponse. Dans ce cas, une réponse
déjà-là s’impose à son esprit pour l’amener à formuler la question en fonction de la réponse.
Cette dernière est, de quelque manière, repliée, contenue, suggérée ou même émiettée dans la
ou les question(s). On dit alors que question(s) et réponse sont indifférenciées (Deleuze,
1968 ; Meyer, 1986). Tel l’enseignant qui dit à ses élèves après avoir lu l’énoncé « Alors,
combien d’argent elle va dépenser pour la rentrée cette mère de famille ? C’est une addition ?
C’est une multiplication ? Les deux ?». Dans l’indifférenciation question-réponse, la réponse
est première pour le professionnel et pas le processus de problématisation des apprenants.
40
Mais le professionnel peut concevoir la question non pas comme le double de la réponse,
mais comme une source de réponses qui génère une pluralité d’alternatives. Question et
réponse sont alors différenciées (ibid). On donnera pour exemple l'enseignant qui dit :
Alors, vous avez bien lu l’énoncé ? Bon ! Je vais pas vous demander tout de suite de me
donner la réponse, hein ? Je vais d’abord vous demander de poser toutes les questions qui
vous viennent à l’esprit si vous aviez à le résoudre. Vous posez les questions et on les travaille
ensemble. La réponse, pour le moment, on la tient éloignée, mais pour le moment seulement !
Dans la différenciation question-réponse, la centration du professionnel est sur le
processus de problématisation des élèves. Il a été présumé que les mouvements heuristiques
des apprenants sont favorisés lorsque le professionnel pratique la différenciation question-
réponse. Un outil d’analyse des pratiques de questionnement a été construit à partir des
travaux de Deleuze (1968), de Meyer (1986) et de Fabre (1999). Il permet de considérer
ensemble deux pratiques de questionnement qui impliquent, pour le professionnel, une
manière de se situer dans la différence entre question et réponse : l’indifférenciation question-
réponse et la différenciation question-réponse.
41
Indifférenciation question-réponse Différenciation question-réponse
Réponse contenue dans question. Réponse maintenue hors question.
Question dictée par réponse. Question source de réponse(s).
Question à l’initiative exclusive du professionnel Professionnel et apprenants sont à l’initiative
de la (des) question(s).
Question : instrument de guidage. Question : génère une pluralité d’alternatives.
Projet du professionnel : conduire les apprenants
vers la réponse attendue par une trajectoire qu’il
conçoit.
Projet du professionnel : susciter la propension à
problématiser des apprenants.
Le professionnel évite l’incertitude, réalise la
jonction entre la réponse qu’il a dans la tête et les
réponses des apprenants.
Le professionnel refuse d’induire la réponse,
maintient l’incertitude, suscite l’ouverture et le
maintien d’un espace potentiel de création
communément partagé.
Posture du professionnel : guide. Posture du professionnel : accompagnant.
Statut des apprenants : suiveurs. Statut des apprenants :
initiateurs et inventeurs de trajets et trajectoires
avec accompagnement du professionnel.
Mouvements heuristiques clandestins. Mouvements heuristiques objets
d’apprentissage8.
Outil provisoire d'analyse 4. Les pratiques de questionnement du professionnel,
à partir des travaux de Deleuze (1968) et Meyer (1997)
À titre d’exemple, j'ai testé l'outil d'analyse des pratiques de questionnement d'un
professeur de classe de CM2 dans une séquence de lecture d’un texte de Marcel Pagnol.
Transcription de la séquence
(M = Maître ; C, E, J sont des élèves)
Commentaires
1
M
On m’a dit…dans le texte … dès neuf heures moins
le quart…le flot des écoliers envahit la cour de
récréation…Qu’est-ce qu’on peut dire de cette
expression « le flot des écoliers » ? Expression parce
qu’elle se compose de quatre mots. (Le maître claque
dans ses mains). Ca apparaît. Ça ressemble à
quoi ?…dans votre esprit cela…Catherine
Guidage réglé en acte, par des
interrogations de plus en plus fines
et ciblées, vers l’unique réponse
attendue par le professionnel : le
flot des écoliers fait penser à une
vague humaine.
Devant les réponses
insatisfaisantes des apprenants, le
professionnel retourne à la
question initiale, insiste, prétexte
que les apprenants n’écoutent pas,
2 C Foule
3
M
Bon, à une foule, bien sûr…Et pourquoi une foule
ici…le flot des écoliers envahit la cour de récréation ?
(Le maître claque dans ses mains).
4 E Parce que c’est le jour de la rentrée.
8Même si les professionnels ne les reconnaissent pas explicitement comme tels.
42
5
M
Ah ! Il n’y a pas que le jour de la rentrée que le flot
des écoliers envahit la cour de récréation…Ca se
produit au moins deux fois par jour…Une fois le
matin, une fois l’après-midi…
alors que ces derniers semblent
plutôt ne pas cerner « ce qu’il veut
leur faire dire ».
Seules les interactions apprenant-
professionnel sont possibles et pas
les interactions apprenant-
apprenant.
Le professionnel utilise ici une
autre modalité de
l’indifférenciation question-
réponse. C’est une interrogation
déguisée sous la forme d’une
phrase à compléter : il commence
une phrase et attend que les
apprenants la finissent – la fin
étant la réponse attendue.
Or, ils ne cernent pas bien cette
réponse et en sont quelque peu
désorientés : ils en sont presque
« réduits à la deviner ». Pour
cette raison, ils hésitent à se
risquer à répondre. La
comparaison du flot des élèves
envahissant la cour comme
« l’eau dans un évier » est une
tentative peu pertinente, peu
adaptée, un peu comme une
manière de « se jeter à l’eau ».
C’est une « perle » qui témoigne,
une fois encore, que les
apprenants cherchent plus « la
réponse que le professionnel a
dans la tête », qu’il croit bonne –
dans des directions diverses et
parfois inappropriées –, que la
réponse à la question de l’image
que suscite pour eux le « flot des
écoliers ».
Ce qui constitue une déviation du
problème initial. C’est de
l’ostention déguisée.
Les réponses des apprenants sont,
encore ici, des micro-réponses.
6 E Le cour se remplit de plus en plus
7
M
Bien sûr qu’elle se remplit de plus en plus…Mais
vous n’y voyez pas une image, là-dedans ? Le flot
des écoliers ?? Caroline
8 J Eh bien, il y a les nouveaux élèves qui rentrent en
CP
9
M
Non, il n’y a pas dans ce flot que de nouveaux
élèves qui rentrent en CP. Vous n’écoutez
pas…J’essaie de vous mettre sur la voie…Qu’est-ce
que vous voyez dans ces quatre mots…LE FLOT
DES ECOLIERS ? Est-ce que vous n’y voyez pas
comme une image…une sorte de ressemblance ?
10 E Inaudible
11 M Oui ?
12 E Le flot des écoliers joue
13 M Le flot des écoliers joue…(silence)
14
M Non je ne pense pas…il ne joue pas…Dès neuf
heures moins le quart…le flot des écoliers envahit la
cour comme… ? (le maître claque dans ses
doigts)…
15 E Comme l’eau dans un évier
16
M
Comme l’eau dans un évier…Oui…Enfin on s’en
approche…Ce flot des écoliers ressemble à quoi
finalement…Dès neuf heures moins le quart, le flot
des écoliers envahit…
17 E Ils arrivent tous ensembles
18 M Oui, comme.... ?
19 E Oui comme inaudible…
20 M Comme…
21
E
Comme la pluie
22 M Comme…quelqu’un vient de le dire à voix
basse…comme ?
23 E Comme une vague
43
24
M
Mais comme une vague, évidemment…c’est une
vague…Dès que le signal est donné, tout le monde
passe la porte en même temps et on va envahir la
cour de récréation. Je ne sais pas combien il y en
a…C’est une vague qui arrive, une vague
humaine…C’est une image, une ressemblance…Et
ce flot des écoliers, il envahit…C’est-à-dire que ce
flot des écoliers en envahissant la cour…Allez…
La réponse attendue par le
professionnel - et enfin trouvée par
les apprenants - est présentée
comme une évidence.
25 E Ils courent à toute vitesse
26 M
Oui, ils courent dans tous les sens…sauf les petits qui
sont accompagnés par leur maman…Donc, ils
envahissent la cour…C’est-à-dire qu’ils… ?
Allons !…Allez !…
Ici le professionnel accepte les
différents sens proches de
l’expression « envahir la cour de
récréation » donnés par les
apprenants.
Il ne se situe plus franchement
dans l’indifférenciation question-
réponse, même si c’est toujours lui
qui est le questionneur.
Il reste le seul valideur du groupe,
qui confirme ou infirme
immédiatement, ce qui prive les
apprenants de la possibilité de
débattre.
27 E Ils s’étalent
28 M Ils s’étalent dans la cour
29 E Ils s’éparpillent
30 M
Ils s’éparpillent dans la cour…Encore…Ils…. ??? (le
maître claque dans ses mains) Allez ! Cyril, tu levais
le doigt ?
31 Cyri
l
Ils se dispersent
32 M Ils se dispersent, allez !
33 E Ils se séparent.
34 M Ils se séparent…Oui bien sûr…C’est ce qu’on a dit
avec d’autres mots.
Transcription 2. Extrait d’une séance de lecture en CM
L’analyse de cette séquence a permis une caractérisation plus fine des pratiques
d’indifférenciation question-réponse.
44
Question(s) dictée(s) par réponse
Réponse contenue dans question
La question introductive indique que les apprenants
doivent trouver les réponses auxquelles le
professionnel pense.
Les autres questions sont formulées comme des
exercices à trou oraux (phrase à compléter par un
mot, mot à compléter, mot à trouver dans une
catégorie lexicale), le mot constituant la réponse.
Le mot est confondu avec le concept.
Interrogation : instrument de guidage
Projet du professionnel : conduire, diriger les
apprenants vers la réponse « qu’il a dans la
tête », selon une trajectoire conçue par lui en
situation.
Pratique d’ostension déguisée où le
professionnel désigne ce qu’il faut savoir par
une mise en activité, même si cette dernière
reste un simulacre
Deux stratégies successives :
1) Exclusion des réponses inadéquates et réitération
de la question initiale. Guidage par défaut vers la
réponse attendue :
→ milieu pour l’étude insuffisamment balisé.
2) Instauration d’un jeu qui consiste à « faire
deviner » strictement les réponses « qu’il a dans la
tête » :
→ milieu pour l’étude réduit au minimum
Dans les deux cas, la construction de
connaissances, l’étude des objets de savoirs, les
cheminements des apprenants ne sont pas favorisés.
Agir du professionnel : il évite le désordre,
tente d’aplanir les difficultés, rassemble les
apprenants derrière la trajectoire qu’il
construit pour eux
Installe sa légitimité en faisant en sorte que les
apprenants donnent le « morceau de réponse »
attendu, acte qui atteste que ce n’est pas le
professionnel qui a tout dit.
La fonction didactique est de se mettre
d’accord et donc d’obtenir le crédit de la
classe,
Posture du professionnel : guide
Logique apocritique
Formule les questions et une partie des réponses.
Semble en dialogue principalement avec la réponse
« qu’il a dans la tête ».
Évite et sanctionne tout débordement d’apprenant le
détournant de ses propres préoccupations, le mettant
en difficultés.
Laisse l’étude des savoirs à la seule charge des
apprenants, les cheminements vers la réponse sont
clandestins.
Joue tous les rôles : questionneur, discutant et
sanctionneur
Statut des apprenants : suiveurs
N’ont pas le pouvoir de la question. Sont seulement
des « répondeurs ». Élaborent des micro-réponses
(des « bouts de mots » ou des « bouts de phrase »)
N’ont pas le pouvoir de discuter les réponses des
pairs, donc pas d’échange apprenant-apprenant.
Seul le face à face oral avec le professionnel est
permis, l’apprenant étant à ce moment considéré
comme le « représentant de la classe ».
Tableau 3. Caractéristiques des pratiques d'indifférenciation question-réponse
45
La transcription de la séquence a été fournie lors d'un stage de formation continue que j'ai
effectué en tant qu'enseignante. Il n'a pas été possible, malgré mes demandes, de disposer de
la transcription d'une pratique de différenciation, faute d'en avoir une. J'ai alors pressenti que
les pratiques différenciées seraient moins aisées à saisir que les premières. Or recueillir de
telles données était essentiel pour l'étude des moments de réinvention. C'est la raison pour
laquelle, dans l'espoir d'augmenter la probabilité d'en rencontrer, j'ai choisi d'étudier pour ma
thèse des séquences d'enseignement et de formation menées par des professionnels
expérimentés, avec l'idée qu'ils pourraient être plus différenciateurs que les novices.
1.2.5. La pensée mètis du professionnel
Prendre de façon plus ou moins consciente, la double décision de ne pas livrer la réponse
et de la différencier de la question, n'est pas un aboutissement. En quelque sorte, ce n'est que
le début. Le professionnel doit poursuivre son intervention et agir pour soutenir les
apprenants. Non pas pour imposer un parcours prédéfini auquel ils devraient se conformer,
mais pour tirer parti des bribes de scénarios qu'ils élaborent, afin qu’ils puissent les re-
travailler et ré-inventer leur propre réponse. Sa contribution est décisive dans ces échanges,
puisqu'il est le seul dans le groupe à pouvoir le faire. Elle requiert de savoir gérer une double
incertitude : celle des élèves qui élaborent leurs cheminements et l'incertitude sur son agir.
Le soutien in situ à la réinvention requiert une « intelligence des situations » (Gérard,
1994) qui s'accorde dans l'instant avec des réalités contingentes, plus ou moins
problématiques, incertaines et énigmatiques. Pour Fabre (1999) elle consiste à user d’une
série de manipulations de l’ordre de la tromperie, de la feinte, du faux-semblant, de la
simulation, de la duperie. Autrement dit, selon lui, le professionnel ruse pour encourager la
problématisation des apprenants : il prétend agir à leur insu et pourtant pour leur plus grand
bien.
Son propos est appuyé sur les recherches des hellénistes Détienne & Vernant à propos de
la pensée mètis, du nom de la déesse de la Grèce antique qui incarnait la ruse. La pensée mètis
est :
un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements
intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la
46
débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une
expérience longuement acquise. (Détienne & Vernant, 1974, p.10).
Le tableau qui suit a été établi à partir de leurs travaux.
Ensemble complexe et cohérent d’attitudes mentales et de comportements intellectuels, forme
d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant, pour
obtenir le succès dans divers domaines de l’action.
Combinaison de flair, sagacité, prévision, souplesse d’esprit, feinte, débrouillardises, attention
vigilante, sens de l’opportunité.
Tours de main, adresse, stratagèmes, expédients, ruses.
Relève de l’expérience longuement acquise. Efficacité.
Opère dans les domaines du devenir, du multiple, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et
flottante.
Apparaît « en creux », immergée dans une pratique qui ne se soucie à aucun moment, alors qu’elle
l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche.
Outil provisoire d'analyse 5. Une caractérisation de la pensée mètis du professionnel,
à partir des travaux de Détienne et Vernant
Pourtant une spécification s'impose. La ruse éducative se différencie de la ruse telle qu'on
la rencontre généralement. Il ne s'agit pas de ruser comme Ulysse dans le cheval de Troie, de
se faire passer soi-même ou un objet pour autre que ce qu'il est, avec le plus grand sérieux.
Dans le soutien à la réinvention, la ruse n'est pas sérieuse, elle est ludique, toute entière au
service de la création et de l'investissement d'un espace de jeu à visée éducative ou
développementale.
J'ai souligné cet aspect dans une publication9 en 2001, en transposant sur les interactions
apprenants-professionnel, certaines interactions ludiques bébé-parent étudiées par Marcelli
(2000)10
. Ce dernier montre la présence de mètis dans certains jeux entre un parent et son
bébé : chatouilles, jeux du coucou, de « la petite bête qui monte » sont des moments de
surprise, de provocation, de tromperie, de l'ordre de la feintise ludique. L'importance dans le
développement cognitif et affectif du bébé y est soulignée. L'intérêt de la feintise ludique
lorsqu'elle fonctionne, c'est-à-dire lorsqu'elle est co-investie par le parent et le bébé, est qu'elle
crée un espace potentiel communément partagé que chacun peut remplir créativement en
jouant et en utilisant des symboles (Winnicott, 1971). Dans cet espace on se soucie peu de la
performance : les essais, les erreurs et les réussites ne portent pas à conséquence. La
9Hérisson, B. & Caparros-Mencacci, N « Pensée mètis et problématisation d’enjeux de reconnaissance au travers
d’actes de parole en situation de formation », L’Année de la Recherche en Education, 115-134 10
Daniel Marcelli est professeur de psychiatrie infanto-juvénile.
47
contribution, au travers de l'étude d'un cas, a mis en évidence des jeux de surprise analogues
entre un professionnel et un apprenant, avec le déploiement de « mille tours » d'un
professionnel habile pour qu'un jeune adulte rétif entre dans le jeu de la formation.
Cependant, l'hypothèse a été faite que la feintise ludique – qui est une occurrence de mètis
– n’est pas seule en jeu dans le soutien à la réinvention. Une autre pensée semble opérer avec
elle, presque simultanément, celle de la vigilance à ce qui se joue dans l'instant et saisit le
moment opportun pour agir : l’intelligence du kaïros. Certes, le sens de l'opportunité, le flair,
la sagacité sont signalés par Détienne et Vernant, mais comme une des facettes de mètis. Or,
la saisie de l'occasion ne peut être superposée à la ruse, car elle suppose des arbitrages, des
délibérations, un rapport à des valeurs qui ne sont pas signalés chez mètis voire y sont
étrangers.
1.2.6. L’intelligence du kaïros du professionnel
C'est au travers d'une publication11
dans une revue dédiée à l'enseignement spécialisé que
j'ai commencé à étudier le rapport aux valeurs qui se joue en situation d'apprentissage. Je me
suis intéressée à la mission de relation du maître d'adaptation de RASED, que le Bulletin
Officiel de 1997 décrit comme une « mission d'échange et de communication dans le respect
d'une éthique professionnelle ». Le but était de proposer une compréhension du débat de
normes que le maître d'adaptation ne peut manquer d'avoir avec lui-même dès lors qu'il entre
dans sa classe. Ce débat peut s'énoncer comme l'alternative suivante. Est-il possible d'ignorer
l'altérité des élèves en grandes difficultés scolaires – qui sont toujours autres que ce qui est
attendu –, de l'évacuer voire de la réprimer ? Ou bien est-ce à partir d'elle qu'il est possible de
poser les conditions pour que l'élève construise son rapport à la norme et trouve son propre
chemin vers l'apprentissage ?
La contribution s'est référée aux travaux d'Imbert (1987-1996) et de Lévinas (1982 ;
1991). Elle a conçu l'éthique comme expérience de l'altérité. Elle a montré qu'agir dans le
respect d'une éthique professionnelle procède d'un travail de pensée intérieur particulier qui ne
peut ignorer l'altérité des élèves, mais au contraire s'y appuie. Le moment éthique est celui où
l'enseignant répond à la demande fondamentale des apprenants : exister en dehors de l'image
11Caparros-Mencacci, N. (2000) : « La question de l’éthique dans les Aides Spécialisées à Dominante
Pédagogique », Illettrismes, La nouvelle revue de l’A.I.S., Editions du C.N.E.F.E.I., p/p 67-77.
48
de mauvais élève épinglée sur eux en classe ordinaire. Cette demande, que le professionnel
déchiffre plus ou moins inconsciemment dans l'actualité de l'instant et en face à face –
Lévinas parle de 'visage' –, est une sollicitation à dépasser les apparences, une exhortation à
être dégagés de l'image négative et mortifère qu'ils ont d'eux-mêmes, une incitation à frayer
avec eux le passage qui leur permettra de s'inscrire dans un réseau d'échanges avec les autres,
où ils espèrent être un parmi d’autres.
J'ai tiré de cette réflexion plusieurs enseignements qui m'ont amenée vers les travaux de
Schwartz sur les situations de travail, et plus particulièrement sur l'intelligence du kaïros.
L'agir professionnel comporte un travail d'anticipation de l'action in situ, avec une lecture
évaluative de ce qui se joue dans l'instant, basée sur des signaux produits dans l'interaction –
ici le face à face. S’en suit un débat de normes, avec des alternatives – dois-je faire ceci ou
bien cela ? – sachant qu'on ne peut faire autrement que trancher. Agir c'est donc aussi prendre
des décisions opportunes. Et ce qui permet de décider, ce sont les valeurs que le professionnel
privilégie sur le moment : dans ce cas le respect de l'altérité, l'éthique.
La mythologie grecque permet un entendement de l’agir opportun, de l’à propos, de
l’occasion saisie, qu’incarne kaïros, mi-homme mi-dieu. Trédé (1992) parle d'une intelligence
qui porte sur le contingent et permet à l’action humaine de s’exercer efficacement dans des
circonstances indéfiniment variées. L'apport de Schwartz (2000) est une transposition de cette
description aux situations de travail. Il décrit l'intelligence du kaïros comme une gestion de
l’instant, copie non conforme du général qui suppose des choix ciblés d’attention, de
vigilance, de rapports préférentiels aux autres, mais aussi des habiletés mémorisées, des
procédés. Cependant, poursuit-il, il n’est nul marqueur, nul signe quelque peu général, qui
préviendrait de la survenance de l’occasion. L’obligation de dépister, ou de cerner le kaïros
s’impose alors, dans les situations complexes, comme les situations éducatives où le grand
nombre et la diversité des influences en jeu exigent une adaptation chaque fois nouvelle et
s’opposent à tout système.
Ces différentes avancées rapportées aux moments de réinvention m'ont permis de
construire le tableau ci-dessous. Il présente une compréhension de la série de décisions que le
professionnel prend in situ, d’une part pour déterminer sa pratique de questionnement et
d’autre part, dans le cas où il décide de différencier question et réponse, pour saisir l’occasion,
agir au bon moment par la ruse.
49
Type d’intelligence portant sur le contingent et qui permet à l’action humaine
de s’exercer dans des circonstances indéfiniment variées.
S’impose dans des situations complexes. Efficacité de l’action.
Occasion favorable, ne prévient pas, mais au contraire se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant.
Intelligence de ce qui se joue sur le moment, de l’a- propos, de ce qui est décisif, qui change la destinée.
Aptitude assez impalpable à faire féconder en soi
la rencontre de deux dimensions polairement opposées du rapport du savoir au temps
Suppose des choix ciblés d’attention, de vigilance, de rapports préférentiels aux autres,
des habiletés mémorisées, des procédés : s’appuie sur l’expérience.
Implique un débat de soi avec des valeurs, une « dramatique d’usage de soi ».
Outil provisoire d'analyse 6. Une caractérisation de l'intelligence du kaïros,
à partir des travaux de Trédé (1992) et de Schwartz (2000)
Est-il possible de repérer en situation concrète une variété de manières d’agir des
professionnels relevant de la pensée mètis et de l’intelligence du kaïros, qui suscitent la mise
en œuvre des mouvements heuristiques des apprenants ? La partie méthodologique de la thèse
s’est attachée à une telle entreprise.
1.3. La méthode d’étude des cinq situations
On l'a dit, le but était d’étudier l’existant. Cinq séquences concrètes et habituelles
d’enseignement et de formation ont été choisies, où des apprenants étaient dans un contexte
problématique, c’est-à-dire face à une situation nouvelle, imprévue, à une question
surprenante, inattendue et devaient construire des connaissances nouvelles pour y répondre.
Il s’est agi, à l’aide de l'agencement des six outils précédemment présentés, d’étudier au
plus près, dans une perspective clinique, les moments de réinvention. L'étude s'est intéressée
non pas à des professionnels novices mais à des professionnels expérimentés, réputés savoir
mobiliser « leur intelligence créatrice et [leur capacité] à prendre des décisions en fonction de la
reconfiguration incessante des situations concrètes » (Jobert, 2002, p. 251).
Une méthode composite a recueilli trois types de données :
- les interactions verbales entre apprenants et professionnel enregistrement audio de
la totalité de la séquence
50
- les interactions non verbales (manières de faire du professionnel et des apprenants qui
ne se disent pas mais se voient) enregistrement vidéo de la séquence pour
observation
- le discours des professionnels et des apprenants sur leurs manières d’agir après avoir
vidéoscopé la séquence (car en situation, tout ne se dit pas et tout ne se voit pas)
enregistrement d’entretiens-post.
1.3.1. Les terrains de recherche
La recherche a choisi cinq terrains, à des niveaux divers du cursus scolaire et
universitaire12
: en primaire, dans l’enseignement professionnel, dans la formation en IUFM et
en DESS.
Public concerné Contexte problématique proposé
Séquence 1. Élèves de CM113
Résoudre un problème d’arithmétique
Séquence 2. Élèves de CM1 Comprendre un texte d’histoire sur le système
solaire
Séquence 3. Jeunes en formation professionnelle
de mécanique marine
Trouver la clé qui correspond à un boulon de
façon à procéder au démontage d’un moteur
Séquence 4. Professeur des Écoles 2° année
IUFM14
Étude de cas : que faire lorsqu’un élève fait un
geste grossier en classe ?
Séquence 5. Étudiants de DESS « Intervenants en
Organisations » 15
Entamer un travail d’appropriation de deux
postures professionnelles de l’intervenant : celle
d’expert (bilans, contrôles) et celle de consultant
(accompagnement des personnels)
Tableau 4. Les terrains de recherche
Le fait d’avoir été pendant plusieurs années simultanément : enseignante dans le primaire
à l’Éducation Nationale, formateur associé à l’IUFM, et chargée de cours à l’Université a
infléchi ce choix. Il fallait engager la recherche avec une connaissance personnelle des
12Les séquences étudiées se sont déroulées dans le quotidien d’un cursus éducatif : elles n’ont nécessité aucun
dispositif d’enseignement ou de formation spécifique. 13
Le CM1 (Cours Moyen Première année) accueille des élèves qui, à l’heure, ont de 9 à 10 ans (France) 14
IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maîtres
Ce Diplôme Etudes Supérieures Spéciales (DESS) prépare ici à l’exercice d’audit, de conseil, d’expertise et de
consultance, dans les cadres spécifiques des différentes Fonctions Publiques, dans le cadre de relations entre
fonctions publiques, dans le cadre de politiques partenariales, et dans le cadre d’entreprises associant privé et
public. 15
51
institutions frayée dans la durée. La familiarité était donc, ici, le critère des terrains à étudier :
familiarité avec l’institution, avec les acteurs et avec les contenus.
1.3.2. Le mode de recueil des données
Il a d’abord été procédé à l’enregistrement audio et vidéo des cinq séquences.
Des entretiens-post ont été ensuite enregistrés :
- avec le professionnel confronté à sa propre pratique en différé, par visionnage de
l’enregistrement vidéo et lecture du script de la séquence, au cours d’un entretien, après étude.
- ensuite un ou des apprenants (lorsque c’était possible), et dans les mêmes conditions que
précédemment.
- enfin, un formateur extérieur à l’expérimentation. Avec cette tierce personne, il s’est agi
d’ouvrir l’entendement de la séquence à un point de vue expert mais « extérieur », coupé du
monde vécu partagé.
1.3.3. Le traitement des données
Pour traiter les données recueillies, à l’exception de l’analyse du type de problème, la
thèse a eu recours à un mode de transcription des données audio et vidéo, ainsi qu’à
l’utilisation simultanée de trois types d’analyses de contenu (Bardin, 1977).
Le mode de transcription des données audio et vidéo
Les séquences ont été transcrites de même que les interviews auxiliaires de la manière la
plus exhaustive possible. Certains signes paralinguistiques et extralinguistiques considérés
comme pertinents ont fait l’objet d’une transcription (les silences, les onomatopées, les
changements de rythme, de couleur de voix…). La bande visuelle a fait également l’objet
d’une transcription seconde par seconde.
Les trois types d’analyse de contenu
Le schéma suivant formalise le mode de traitement de l’ensemble des données issues des
expériences de terrain et le mouvement d’analyse quasi-spiralaire et au pas à pas qui a permis
la confrontation des diverses analyses de contenu appliquées à ces différents matériaux.
52
Tableau 5. Le mode de traitement des données pour chacune des cinq expériences de
terrain
Matériau
Transcription
de la séquence
Matériau
Transcription
des entretiens
auxiliaires
Matériau
Transcription
bande vidéo
Analyse des manifestations extralinguistiques
Analyse de contenu
- analyse de l’énonciation
- analyse de l’expression
- analyse thématique
Analyse de contenu
- analyse thématique
- analyse de l’énonciation
- analyse de l’expression
53
1.3.4. L’analyse des données traitées : deux approches pour cerner
les moments de réinvention
On l’a déjà dit, rien ne permet de prévoir dans une séquence si la réinvention va survenir,
ni quand, ni comment vont se manifester les ruses du professionnel, son habileté à saisir
l’occasion, et les mouvements heuristiques des apprenants. S’il n’apparaît pas envisageable de
pouvoir « cibler immédiatement » ces hypothétiques moments à l’aide d’indicateurs généraux
et immuables, il est possible en revanche de les cerner progressivement à l’aide de deux
approches successives :
- la première approche cerne, dans la totalité de la séquence et par la combinaison de trois
critères (le type de problème, les pratiques de questionnement du professionnel et le processus
de problématisation des apprenants) les éventuels épisodes propices à l’apparition des
moments de réinvention.
- si de tels épisodes propices sont repérés, la seconde effectue une sorte de « zoom » sur
ces épisodes propices, et tente d’identifier, de nommer et de caractériser les jeux réciproques
entre professionnel et apprenants, l’un rusant et saisissant l’occasion (les ruses et l’habileté à
saisir l’occasion) pour que les autres accèdent à du nouveau (les mouvements heuristiques).
54
Les deux approches des moments de réinvention
et les étapes associées
Opérationnalisation
Etape 1
Etape 2
Etape 3
Identification de la catégorie du problème :
problème à résoudre ou problème à élucider ?
Etude de la pratique de questionnement du
professionnel : indifférenciation ou
différenciation question/réponse ?
Si la différenciation est installée,
repérer l'éventuel processus de problématisation
des apprenants :
position, construction, quête de la réponse
Approche 2
Si processus de
problématisation
installé, étude
d'éventuelles
interactions in
situ entre
professionnels et
apprenants qui
réinventent la
réponse
Tableau 6. Méthode d'étude des moments de réinvention
Ruse et
habileté du
professionne
l
à saisir
l’occasion
Mouvements
heuristiques
des
apprenants
Analyse de contenu de la
transcription de la séquence,
associée à une analyse des
manifestations
extralinguistiques
vidéoscopées
ainsi qu'à l'analyse de
contenu
des entretiens auxiliaires.
Bande audio-vidéo,
transcription de la séquence
Analyse de contenu du
questionnement du
professionnel
Bande audio-vidéo,
transcription de la séquence
Analyse de contenu
des interventions
des apprenants qui
problématisent
Ces deux analyses sont
étayées, de l’analyse de
contenu des entretiens
auxiliaires.
Analyse du problème-
énoncé
Approche 1
55
1.4. Les résultats issus de l’analyse des cinq séquences et les
questions qu’ils posent
Les résultats concernant chacun des six critères opérationnels ainsi que quatre de leurs
interactions vont être présentés. Les six critères opérationnels ont été considérés comme des
caractérisations en cours, destinées d’une part à permettre des repérages – identification des
habiletés des professionnels, du type de pratique de questionnement…. – et d’autre part à être
remaniées par la mise à l’épreuve du terrain. Ainsi l’intelligibilité du processus de
problématisation a été modifiée, celle des mouvements heuristiques a été affinée, de même
que celle des pratiques de questionnement des professionnels. L’entendement du recours à
mètis et kaïros qui été élargi et précisé, et c’est sur ce point que la recherche a mis l’accent.
Mais d'abord, des résultats généraux permettent de revenir sur les hypothèses.
1.4.1. Des hypothèses dont la pertinence a été établie
Ainsi, a-t-on avancé, l’idée neuve survient chez l’apprenant dans un contexte
problématique et intersubjectif particulier. Le petit nombre de situations traitées (cinq) n'a pas
permis de valider les hypothèses, mais d'en évaluer la pertinence et de les affiner.
L’étude a identifié des moments de réinvention, mais pas dans chaque séquence,
seulement dans trois d'entre elles, ce qui permet de renforcer l'hypothèse qu'ils surviennent
lorsque certaines conditions sont réunies. L’analyse a montré en outre qu’il n’y avait pas « un
seul » moment de réinvention dans une séquence, mais une succession de bribes, de poussées
ré-inventives qui adviennent dans une sorte de montée en puissance. L’idée neuve n’apparaît
pas d’un seul coup à la fin d’une progression linéaire, elle se construit progressivement : une
« bribe d’idée » est avancée, puis est mise quelque temps en retrait pour se transformer en une
autre, laquelle insiste, hésite, réitère…
Elle a ensuite montré que les cadres problématiques posés n'ont pas garanti l'accès au
nouveau mais y ont été propices, et que comme supposé, aucun des professionnels n’a détenu
d’algorithme général conduisant à l’idée neuve. Les problèmes d’apprentissage ou de
formation proposés sont apparus non pas seulement comme un obstacle à franchir ou comme
une question dont la réponse est à découvrir dans l’énoncé, mais comme une situation qui
56
déstabilise et permet de se mobiliser face à l’inconnu pour découvrir des possibles non
envisagés jusque-là.
Proposer un contexte problématique n’a donc pas été suffisant à la réinvention. Cette
dernière a procédé en même temps d’un contexte intersubjectif où des habiletés
professionnelles ont été efficaces autant que certains jeux coopératifs entre apprenants.
Professionnel et apprenants y ont tous réinventé mais pas la même chose. Le professionnel a
réinventé les conditions de la quête du nouveau, les apprenants le nouveau. En somme, le
professionnel a réinventé pour que les apprenants réinventent.
La réinvention est apparue comme une affaire dans laquelle le professionnel comme
l’apprenant ont tous deux une place déterminante, en ce qu’ils peuvent chacun soit la
favoriser, soit la parasiter ou l’empêcher, comme constaté dans l’analyse de deux des cinq
séquences. Ainsi, l’une des conditions pour que le processus aille de l’avant est que
professionnel et apprenants se prêtent « mutuellement à ce rendez-vous de suffisante coïncidence »
(Kaës, 2000, p. 142). Ce qui permet de consolider la position interactionniste défendue ici : on
ne peut comprendre ce que font les apprenants si on ne comprend ce que fait le professionnel
et inversement.
1.4.2. Moments de réinvention et phénomènes transitionnels
L’étude a permis de préciser ce qui est entendu par réinvention dans l’apprentissage et la
formation. Réinventer, c’est accéder à du nouveau, mais à un nouveau qui a deux
particularités. La première est qu’il se distingue de l’inédit en ce qu’il est inconnu de
l’apprenant mais connu du professionnel et de la communauté humaine à laquelle il
appartient. La seconde qui découle de la précédente, est qu’il est à la fois mis à disposition par
le professionnel et réinventé par l’apprenant. Prenons pour exemple un moment de
réinvention survenu dans la séquence de lecture du texte sur le système solaire, où les élèves
de CM1 viennent d’apprendre de la bouche du maître que Galilée avait été emprisonné alors
que son hypothèse héliocentrique était exacte. Une élève, Laura, à une vive réaction « ils sont
bêtes alors ». Elle dit ensuite avec deux autres élèves : « ils auraient dû vérifier avant de le mettre en
prison ». La question de la vérification des hypothèses scientifiques est problématisée et amène
les élèves à une connaissance connexe nouvelle : certaines vérifications ont été impossibles à
cette époque, faute d’instrument.
57
Le nouveau – en l’occurrence l’injuste emprisonnement de Galilée – est à la fois un objet
extérieur présenté par le maître et un objet singularisé par les élèves. Notamment par Laura,
qui réinvente pour elle le fait historique, certes à partir de la présentation du maître, mais pas
exactement tel que le maître l’avait présenté. Sa réinvention est habitée d’affects, de questions
qui visent à reconstruire les conditions d’emprisonnement de Galilée et de savoirs connexes
qui se construisent. Comment a-t-on pu l’incarcérer alors qu’il avait raison ? Qu’est-ce qui fait
qu’on n’a pas pu vérifier ce qu’il disait ? N’avait-on pas d’instruments de vérification ?
Comme s’il avait été nécessaire à cette élève d’élucider certaines des conditions de la
condamnation du savant, de les contester, de les « intégrer » à son imaginaire. La réinvention
de cette connaissance a été à la fois, accès à un objet extérieur présenté par le maître, et
passage de cet objet au-delà de sa forme initiale pour devenir objet interne. La position de
Mosconi (1996) a renforcé la mienne, pour étudier comment l’objet est présenté par le
professionnel, comment les apprenants le transforment en objet interne et comment le
professionnel favorise ces mouvements. Comme elle, j'ai considéré les phénomènes
transitionnels (Winnicott, 1971) comme des concepts pertinents pour l’étude des habiletés des
professionnels lorsque ces derniers créent un champ potentiel communément partagé
(Marcelli, 2000) favorable à l’édification de mouvements heuristiques chez les apprenants.
1.4.3. Résultats concernant les catégories de problèmes d’apprentissage
et de formation
L'étude n'a pas apporté de remaniement de l'outil mais a fait surgir des questions. Sur les
cinq problèmes étudiés, trois ont été catégorisés comme problèmes non résolubles. Ce qui
montre que les problèmes à élucider ne font pas figure d'exception dans l'enseignement et
dans la formation. Néanmoins, cette classification n'a pas été sans difficulté.
58
Public concerné Contexte problématique
proposé
Catégorie du problème
Séquence 1. Élèves de CM1 Résoudre un problème
d’arithmétique
Problème résoluble
Réponse apocritique
Séquence 2. Élèves de CM1 Comprendre un texte d’histoire
sur le système solaire
Problème non résoluble
Réponse
problématologique
Séquence 3. Jeunes en
formation professionnelle de
mécanique marine
Trouver la clé qui correspond à
un boulon de façon à procéder
au démontage d’un moteur
Problème résoluble
Réponse apocritique
Séquence 4. Professeur des
Écoles 2° année IUFM
Étude de cas : que faire
lorsqu’un élève fait un geste
grossier en classe ?
Problème non résoluble
Réponse
problématologique
Séquence 5. Étudiants de
DESS « Intervenants en
Organisations »
Entamer un travail
d’appropriation de deux
postures professionnelles de
l’intervenant : celle d’expert
(bilans, contrôles) et celle de
consultant (accompagnement
des personnels)
Problème non résoluble
Réponse
problématologique
Tableau 7. Classification des problèmes étudiés
On donnera l'exemple de la catégorisation de l’étude de cas à l’IUFM. La réponse à
donner en classe à un geste grossier ne dépend pas d’un ensemble de procédures objectivées à
appliquer strictement, mais d’un nombre de paramètres présents in situ – dont les modes d'être
du professionnel -, qu’une séquence de formation ne peut prévoir. Il y a donc une infinité de
réponses à un geste grossier, qui ne peuvent être entièrement anticipées même si des principes
existent, réponses qui pourront ne pas clore le problème. Ce qui en fait un problème à
élucider.
La question de la pertinence de ce critère pour l'étude des moments de réinvention doit
être posée. Pourquoi importe-t-il de connaître la catégorie d'un problème ? Parce qu'elle a une
incidence sur le processus de problématisation des apprenants et sur les pratiques de
questionnement du professionnel.
La recherche a fait ressortir l'intérêt de s’enquérir a priori de la résolubilité d'un problème.
Car cette dernière permet de prédire, non pas le questionnement des apprenants – lequel reste
imprévisible dans le sens où les questions qui vont advenir ne peuvent être connues à l’avance
–, mais sa destinée. En ce sens, la catégorie problématologique d'un problème est un savoir de
référence pour le chercheur mais aussi pour le professionnel – enseignant ou formateur.
59
En effet, pour les problèmes à résoudre, le questionnement est destiné à disparaître. Le
processus de problématisation prend une forme particulière : la quête de la réponse aboutit à
une (ou des) solution(s) dans laquelle (lesquelles) plus aucune question ne subsiste. En
revanche, dans les problèmes à élucider, le questionnement est destiné à persister dans la
réponse : il est inéliminable et potentiellement en transformation. Il semble important pour le
chercheur d'être averti que c’est cette transformation peu anticipable qui constitue la réponse
problématologique. De même pour le professionnel, qui ne peut attendre de réponse définitive
et prédéterminée, comme ce serait le cas pour un problème à résoudre. Ce qui a une incidence
sur les pratiques de questionnement du professionnel : l'indifférenciation question-réponse
n'est pas adaptée aux problèmes à élucider, comme le montrera le paragraphe 1.4.4.
Questions nouvelles
Revenons sur le fait que quelle que soit la catégorie du problème – à résoudre ou à
élucider –, les cheminements des apprenants et des professionnels sont ne sont pas
entièrement anticipables. Cela suppose qu'il y a de l'anticipable. Trois questions d'importance
pour les moments de réinvention peuvent être posées, que la thèse n’a pas abordées.
1. Qu’est-ce qui peut et doit être anticipé par le professionnel dans un problème à
résoudre ou à élucider ? Un professionnel expert anticipe-t-il différemment d’un novice : et
comment ?
2. Comment former le professionnel à accompagner des apprenants dont il ne peut
prévoir totalement les questions ?
3. La thèse a considéré les problèmes suivant la seule perspective problématologique,
sans y adjoindre le point de vue des disciplines : dans une perspective complémentariste,
qu'est-ce qu'un point de vue didactique apporterait à la compréhension de la réinvention ?
1.4.4. Résultats concernant les pratiques de questionnement
Les pratiques de questionnement sont apparues comme des modes de soutien de la quête
de la réponse que tous les professionnels enquêtés ont mis en œuvre – souvent à leur insu – à
partir du moment où le contexte problématique était posé. L'espoir de saisir des pratiques
différenciées n'a pas été déçu, puisque j'ai pu en observer à plusieurs reprises. L'analyse de
l'extrait ci-dessous en est un exemple.
60
Il s’agit d’une séquence de lecture en classe de CM1. L’enseignant travaille ici avec un
groupe de cinq élèves. Il a proposé un texte tiré d’un manuel d’histoire retraçant le passage de
la conception géocentrique du système solaire (Ptolémée) à la conception héliocentrique
(Copernic puis Galilée). Après une phase assez longue d’explicitation de certains termes de
vocabulaire, il demande à un élève de « raconter l’histoire » contenue dans ce texte.
Transcription de la séquence
(M = Maitre ; V, Vi, L, R et E sont des élèves)
Commentaires
375 M Allez, vas-y, raconte-moi ton histoire.
Le professeur signale que, dans ce que
Vincent dit, quelque chose pose question,
pose problème.
Cependant, il refuse de donner la réponse ou
de l’induire de quelque manière, et refuse
même de dire ce qui pose problème.
Pour autant, il ne s’abstient pas d’intervenir.
Au contraire, il invite les autres élèves à faire
partie d’un groupe de questionneurs dans
lequel il se place (il emploie le « nous »).
Partage avec les élèves le pouvoir de la
question, et devient un « compagnon de
route particulier » et actif.
Il renvoie la question au groupe qui doit
prend en charge le problème. Il favorise la
dévolution du problème aux élèves. De ce
fait, il installe sa légitimité.
Il suscite également le processus de
problématisation car les élèves doivent poser
et construire le problème pour tenter d’y
répondre.
Pose cependant un champ d’investigation
large et flou.
376 V C’est un monsieur qui s’appelle
Nicolas Copernic. Il va en Italie.. Il va
étudier la science ou des choses
comme ça . Et c’est un astronome. Il
va... enfin, il étudie l’espace.
377 M Oui, bien.
378 V Après y’a un autre monsieur qui
s’appelle Ptolémée. C’est aussi un
astronome. Lui aussi il étudie et ...
379 M Qu’est-ce qu’on a envie de lui poser
comme question quand il nous dit ça ?
Parce qu’il nous dit « et y’avait aussi
un autre qui s’appelait Ptolémée »
Qu’est-ce qu’on a envie de lui dire ?
380 L Qu’est-ce qu’il faisait Ptolémée ?
Qu’est-ce qu’il disait par rapport à
Copernic ?
381 V Il travaillait, oui, enfin, c’était un
astronome.
382 M Ils étaient tous les deux astronomes.
383 V Voilà.
384 M Ils étaient copains ? S’appuie sur les interventions de Laura et de
Vincent pour poser la question « Ils étaient
copains ? ». Ce qui constitue une première
restriction du champ d’investigation,
destinée à faire éliminer l'hypothèse selon
laquelle Ptolémée et Copernic se
connaissaient.
Cette question transporte de l’ambiguïté (être
copain c’est d’abord bien s’entendre),
ambiguïté avec laquelle le professeur va
jouer.
Il exerce un questionnement serré qui suit
pas à pas chacun des arguments avancés. Il
demande l’explicitation des arguments,
apporte la contradiction, pour que les élèves
arrivent à dire que si Ptolémée et Copernic
385 E*E
*E
Noooon.
386 M Pourquoi ?
387 V Parce qu’en fait, Nicolas Copernic il a
tout refait. Il a tout refait la terre. Et
tandis que...
388 M Et toi des fois, tu es pas d’accord avec
tes copains ? Donc, c’est pas tes
copains ?
389 V Si.
390 M Est-ce qu’ils étaient copains ?
391 E Ben non, puisqu’ils étaient pas
d’accord sur la même chose.
392 V De toutes façons, ils se connaissaient
pas.
61
393 M Pourquoi, ils se connaissaient pas ? n’étaient pas copains, ce n’est pas parce
qu’ils ne s’entendaient pas mais parce qu’ils
ne se connaissaient pas.
Adopte le langage des élèves, de manière a
créer de la proximité voire de la confiance.
Les élèves sont ici des répondeurs (font des
phrases complètes) pour avancer des
arguments, des suggestions, pour débattre.
Toutes les interactions ne sont pas du type
élève-professeur.
Vérifie la compréhension non pas du groupe
entier (un élève représentant la classe comme
dans les deux premiers exemples), mais la
compréhension de chacun des élèves (Et toi
Estelle ?)
Ne valide ici ni les réponses exactes ni les
erreurs.
Continue de « faire mijoter » les élèves.
394 Vi Peut-être que quand il a tout refait,
Ptolémée il était peut-être mort.
395 M Peut-être ou pas ?
396 R Ah oui il est mort.
397 Vi Ah oui, il est mort en 1500 je sais pas
combien.
398 M Et toi Estelle ?
399 E C’est que Nicolas Copernic, il est né
en Pologne. Mais peut-être qu’il est
pas né au même endroit que lui. Peut-
être qu’il l’a vu quelque part.
Quelqu’un, de bouche à oreille, qui a
dit « ah regardez celui-là, il fait
aussi... »
400 R La même chose.
401 E De l’astronomie.
402 M Alors, je pose ma question autrement.
Est-ce qu’ils vivaient à la même
époque ?
Le professeur décide de restreindre plus
encore le champ d’investigation. Il arrive à
une formulation précise du problème, dans
laquelle est introduite la notion d’époque.
Son niveau de langue change. Il construit ici
plus nettement un espace organisateur de
l’étude, où sont désignés des objets de savoir
(époque) ainsi que des objets pertinents à
l’étude de ces savoirs (indique où ils peuvent
chercher la réponse à la question posée.
Ce qui permet aux élèves de trouver la
réponse à la question de l’époque.
403 Vi Ca mystère.
404 M Est-ce que c’est marqué là-dedans ?
405 Vi Oui.
406 L Non, y’a pas écrit.
407 Es On dit que ...
408 Vi Non parce que en fait...
409 Es On dit de Nicolas Copernic est né en
1473. Peut-être je pense pas, peut-être
qu’ils y étaient pas. Parce que après
Ptolémée, il est né au 2ème
siècle...
410 R Ils étaient pas de la même époque.
411 Es Ils étaient pas du tout de la même
époque.
412 M Alors, si on essayait de savoir un petit
peu ce qui s’est passé dans le temps.
On appelle ça chronologiquement. En
premier, qu’est-ce qu’il y a eu ?
Bref guidage des élèves pour re-constituer la
chronologie du texte par le biais de la
trajectoire rapide que le professeur construit
pour eux et leur demande de suivre.
Cette reconstitution a eu pour objet, de fixer
et de contrôler le dépassement de la
confusion, de rassembler les élèves à un
moment donné et à un même point dans la
compréhension du texte mais aussi d’aboutir
sur une connaissance nouvelle : « Pendant
mille ans on s’était trompé. Mais on le savait
pas qu’on se trompait ».
Les questions du maître ne s’enracinent plus
dans la réflexion des élèves.
Echanges maître-élève en « ping-pong ».
Pratique momentanée d’indifférenciation
question-réponse proposée au moment où les
élèves sont capables de suivre la trajectoire
rapide imposée par le professeur.
413 Vi Euh, Ptolémée.
414 M Ptolémée. Qu’est-ce qu’il a dit ?
415 L Il a dit que la terre, c’était le centre du
monde.
416 M Après, qu’est-ce qu’il y a eu ?
417 E Y’a eu Nicolas Copernic.
418 M Combien d’années plus tard ? En
gros, comme ça, à peu près, vite fait,
en gros.
419 Vi Euh, cent ans, mille ans plus tard.
420 M Mille ans. Même plus. Mille deux
cents ans plus tard. Donc, c’est
énorme mille ans, quand même. Mille
ans plus tard, on reparle de ça.
Pendant mille ans, on a dit « la terre
est au centre du monde ».
62
421 E*E
*E
Mille ans, ouh !
422 M Mais oui ! Pendant mille ans on
s’était trompé. Mais on le savait pas
qu’on se trompait
Transcription 3. Extrait d’une séquence d’histoire en CM
Réponse maintenue hors question
Question source de réponse(s)
La question introductive indique que le professionnel
a repéré un problème.
Ce dernier refuse d’abord de l’énoncer, d’en induire
la réponse et renvoie cette charge aux autres
apprenants.
Pour autant, il ne s’efface pas. Ses autres questions
visent à faire énoncer le problème de plus en plus
précisément.
Question : génératrice
d’une « pluralité d’alternatives »
Projet du professionnel : accompagner
les apprenants pour qu’ils construisent
eux-mêmes leurs propres cheminements
Pratique d’ostension déguisée où le
professionnel désigne ce qu’il faut savoir
par une mise en activité
Stratégie :
Après avoir indiqué l’existence d’un problème que les
apprenants ne perçoivent pas, il prend appui sur ce qu’ils
disent pour l’énoncer en deux temps : de manière large et
floue d’abord, puis de manière beaucoup plus précise.
Ce faisant, il crée trois espaces successifs d’investigation
de plus en plus délimités permettant in fine, un espace
organisateur de l’étude.
La construction de connaissances, l’étude des objets de
savoirs, les cheminements des apprenants sont ici
favorisés.
Agir du professionnel : refuse d’induire
la réponse, crée le désordre, ouvre et
maintient un espace commun de
confiance et de mise au travail, suscite la
problématisation, organise un milieu
pour l’étude
Logique problématologique
Installe ainsi sa légitimité,
Posture du professionnel :
accompagnateur
Est en dialogue d’une part avec les cheminements des
élèves et d’autre part, avec la réponse « qu’il a dans la
tête ».
Crée l’inconfort, demande l’explicitation de chacun des
arguments, apporte la contradiction, joue de l’ambiguïté
qu’il a installée.
Suscite l’étude des savoirs.
Les cheminements vers la réponse sont explicités et donc
régulables.
Compagnon de route particulier et très actif
Statut des apprenants : créateurs, avec
accompagnement du professionnel, de
leurs propres cheminements
Ont le pouvoir de la question et de la réponse
« complète ».
Ont le pouvoir de construire et de discuter les réponses
avec les pairs. Les échanges apprenant-apprenant sont
favorisés.
Les interactions apprenant-professionnel sont
nombreuses, l’apprenant n’étant pas considéré comme le
« représentant de la classe » mais comme un apprenant
singulier.
Tableau 8. Caractéristiques des pratiques de différenciation question-réponse
63
L'analyse a montré que les professionnels enquêtés se sont situés soit exclusivement dans
l'indifférenciation question réponse, soit alternativement dans les deux. Tous ont exercé un
questionnement indifférencié, mais tous n'ont pas été différenciateurs. Autrement dit, tous les
professionnels ont su arranger et organiser la situation dans l'instant pour que les apprenants
trouvent la réponse qu'ils avaient dans la tête le plus vite possible et avec un minimum
d'erreurs – indifférenciation question-réponse. Mais tous n'ont pas su les questionner pour
qu'ils réinventent pour eux le parcours vers la réponse et l'intériorisent mieux – différenciation
question-réponse. L'impact sur le cheminement des apprenants n'a pas été le même.
L'indifférenciation apparaît comme une compétence de base, plus ou moins spontanée,
possédée par tous des professionnels enquêtés. Rien ne permet de dire que ce soit le cas pour
la différenciation.
Indifférenciation question-réponse Différenciation question-réponse
Réponse contenue dans question. Réponse maintenue hors question.
Question dictée par réponse. Question source de réponse(s).
Question à l’initiative exclusive du
professionnel
Professionnel et apprenants sont à l’initiative
de la (des) question(s).
Question : instrument de guidage. Question : génère une pluralité d’alternatives.
Projet du professionnel : conduire les
apprenants vers la réponse attendue par une
trajectoire qu’il conçoit.
Projet du professionnel : susciter la
propension à problématiser des apprenants.
Le professionnel évite l’incertitude,
réalise la jonction entre la réponse qu’il a
dans la tête
et les réponses des apprenants.
Le professionnel refuse d’induire la réponse,
maintient l’incertitude, suscite l’ouverture et
le maintien d’un espace potentiel de création
communément partagé.
Posture du professionnel : guide. Posture du professionnel : accompagnateur
Statut des apprenants : suiveurs. Statut des apprenants :
initiateurs et inventeurs de trajets et
trajectoires
avec accompagnement du professionnel.
Mouvements heuristiques clandestins Mouvements heuristiques objets
d’apprentissage
Tableau 9. Nouvelle caractérisation des pratiques de questionnement
L'analyse a noté que si tous les problèmes (à résoudre ou à élucider) se prêtent à la
différenciation question-réponse, l'indifférenciation question-réponse ne convient pas aux
problèmes à élucider. Ce que montre le tableau ci-dessous.
64
Problème à résoudre
Problème à élucider
Pratique d’indifférenciation
question-réponse
Guidage des apprenants vers la
réponse qui préexiste.
Suppression de la problématicité.
Centration sur la quête de la
réponse.
Construction du problème laissée à
la charge des formés.
(Aucune séquence étudiée ne
correspond à cette situation)
Guidage des apprenants vers la
réponse que le professionnel « a
dans la tête » et qu’il considère
comme étant celle que les élèves
doivent produire.
Dénaturation du problème.
Singularité des réponses déniée.
(problème du geste grossier,
IUFM)
Pratique de différenciation
question-réponse
Accompagnement des apprenants
dans leurs trajets, en se mettant à
distance de la réponse
préexistante.
Mouvements heuristiques
considérés comme objets
d’apprentissage.
(Problème de mathématique
CM1)
Accompagnement des apprenants
dans leurs trajets.
Mouvements heuristiques
considérés comme objets
d’apprentissage.
Constitution d’un espace
d’accueil des réponses.
(Problème de lecture CM1 et
problème des postures DESS)
Tableau 10. Impact de la catégorie des problèmes étudiés
sur les pratiques de questionnement des professionnels et sur les cheminements des
apprenants
L'étude permet en outre d'avancer que quelle que soit la catégorie de problème, il est
toujours possible pour le professionnel d'installer in situ un écart entre question et réponse,
pour peu que les apprenants se prêtent au jeu. Mais installer cet écart ne va pas de soi. Les
professionnels différenciateurs ont refusé d'induire la réponse mais, pour autant, ne se sont
pas effacés des interactions. La décision de refuser de livrer la réponse a précédé la décision
d'accompagner les apprenants dans la réinvention. Et pour cela, ils ont eu recours à des
habiletés de l'instant alliant kaïros et mètis.
Questions nouvelles
Quel est l'impact précis des deux pratiques de questionnement sur les apprentissages ?
Qu'est-ce qui plus ou moins consciemment, décide un professionnel à la différenciation ?
Comment introduire les pratiques de questionnement dès la formation initiale ?
65
1.4.5. Résultats concernant kaïros et mètis
On l'a vu, l'une des conditions de la réinvention a été la création par les professionnels, par
le biais de pratiques de questionnement, d'un écart entre question et réponse. Mais instaurer
un tel écart n'a pas suffi à lui seul, car c'eut été présenter un espace vide aux apprenants. En
quelque sorte les professionnels différenciateurs ont aussi habité l'écart qu'ils maintenaient. Ils
y sont intervenus, corps et pensée, pour susciter le processus de problématisation des
apprenants et leurs mouvements heuristiques.
Ils ont alors eu recours à des savoirs-faire investis (Schwartz, 2002), que la thèse a
nommés 'ingéniosités éducatives', et qui ont été compris comme une combinaison de 'tours
habiles' (Mosconi, 2001) et d’'habiletés prudentes'. Ces habiletés (Aubanque, 1963) ont visé
l'efficacité et l'aisance de la réalisation d'une finalité complexe : soutenir et encourager la
réinvention des réponses sans imposer de trajectoire tout en favorisant l'intériorisation de
l'action.
Ces interventions peuvent être vues comme une interpellation incarnée ingénieuse, acte de
langage et de corps où le professionnel s’adresse à l’apprenant :
pour le provoquer à se mêler, pour le convoquer […]. Par l'interpellation, on interrompt l'autre,
on le prie ou le somme de répondre et de décliner son identité, on le pousse à bout, à se
découvrir, à dire ce qu'il fait, ce qu'il veut, qui il est, on le nomme, on l'assigne à une place, on
l'institue ou le destitue. » (Martinez, 2010, p. 1).
En d’autres termes, les ingéniosités éducatives sont un mode industrieux d’interpellation
où le professionnel différencie son questionnement pour que les apprenants différencient leurs
chemins vers la réponse ce qui contribue en même temps à la construction de leur identité.
Les ingéniosités éducatives identifiées sont des combinaisons de savoirs de l’instant,
purement pratiques, du cœur du métier, très peu dissociables du faire. Elles ont été
longuement acquises avec l’expérience. Elles se spécifient d’une part en ce qu’elles sont
endogènes – inventées, construites, créées, par les professionnels eux-mêmes dans l’action,
par l’action et pour l’action –, et d’autre part en ce qu’elles sont partiellement non
conscientes.
Les habiletés de l'instant se distinguent de savoirs théoriques, académiques, savants,
scientifiques, qui eux sont exogènes, c'est-à-dire générés par d’autres, et donc objets
66
d’appropriation, le plus souvent hors action, et sont pleinement conscients. Pourtant, les
ingéniosités éducatives ne remplacent pas les savoirs codifiés : l'étude a montré qu'elles sont
venues soutenir ces savoirs, dans une sorte de complémentarité, lorsque des trous de normes
(Schwartz, 2000) étaient laissés par la prescription, trous de normes qui ne signifient d'ailleurs
pas nécessairement défaillance de la prescription, mais plutôt souplesse.
La recherche a permis d’établir des résultats de deux ordres, qui vont être successivement
présentés ci-dessous. Le premier est l’identification et la caractérisation de quelques
catégories d’habiletés prudentes et de tours habiles. Le second est une formalisation de la
manière dont l’intelligence du kaïros et la pensée mètis se coordonnent en situation, ainsi que
de la façon dont différentes catégories d’habiletés peuvent être mobilisées dans l’instant.
Type d’intelligence portant sur le contingent et qui permet à l’action humaine de s’exercer dans des
circonstances indéfiniment variées.
S’impose dans des situations complexes. Efficacité de l’action.
Occasion favorable, ne prévient pas, mais au contraire se déchiffre, se lit dans l’actualité de l’instant.
Intelligence de ce qui se joue sur le moment, de l’à propos, de ce qui est décisif, qui change la
destinée.
Aptitude assez impalpable à faire féconder en soi la rencontre de deux dimensions polairement
opposées du rapport du savoir au temps
Suppose des choix ciblés d’attention, de vigilance, de rapports préférentiels aux autres, des habiletés
mémorisées, des procédés : s’appuie sur l’expérience.
Implique un débat de soi avec des valeurs, une « dramatique d’usage de soi ».
Tableau 11. Une nouvelle caractérisation de kaïros
67
Vigilance sensorielle : attention sensorielle
continue à des signaux, considérés comme des
indicateurs à partir desquels des évaluations de
la situation sont possibles.
Le professionnel agit
comme un observateur prudent et averti.
Il mobilise constamment son corps,
sensoriellement attentif aux variations de la
situation.
Il prend dans l’instant une succession
de micro-décisions : décision d’agir,
et décisions sur le « comment agir » (la ruse),
pour préparer ou réguler la situation.
Collaboration kaïros-mètis
Son agir professionnel est peu perceptible,
et apparaît seulement lorsqu’il cesse.
Flair : identification de signaux d’alerte puis de
signaux décisionnels, lesquels obligent la prise
de décisions.
Autonomie : action sur les « règles du jeu » en
vue de poser une règle différente des règles
antérieures.
Anticipation : suppositions sur ce qui va arriver,
et adaptation par avance de l’action.
Discernement : retenue judicieuse en situation,
dans les paroles et dans l’agir, pour prendre une
série de micro-décisions concernant les
embûches à éviter et les pistes à privilégier.
Accroche : ré-invention, en situation, d’un
discours prévu, en prenant prioritairement en
considération les réactions instantanées des
apprenants, de manière à réguler son exposé
quitte à le recomposer en partie.
Tableau 12. Identification d'un répertoire d'habiletés prudentes
L'intelligence du kaïros est un travail corps-et-pensée du professionnel qui évalue ce qui
se joue dans l'instant en même temps qu'il déroule son cours. Pour ce faire, il s'appuie en
permanence sur ce que son corps perçoit et interprète des variations de la situation, en
centrant son attention sur des registres d'interaction (parole, gestes, déplacements du corps,
mimiques, prosodie, climat de classe, brouhaha...) produits par lui-même et par les autres. Il
prend alors dans l'instant, des décisions d'agir et sur le comment agir : la ruse.
Ensemble complexe et cohérent d’attitudes mentales et de comportements intellectuels, forme
d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant, pour
obtenir le succès dans divers domaines de l’action.
Combinaison de flair, sagacité, prévision, souplesse d’esprit, feinte, débrouillardises, attention
vigilante, sens de l’opportunité.
Tours de main, adresse, stratagèmes, expédients, ruses.
Relève de l’expérience longuement acquise. Efficacité.
Opère dans les domaines du devenir, du multiple, de l’instable, de l’illimité, de l’opinion biaisée et
flottante.
Apparaît « en creux », immergée dans une pratique qui ne se soucie à aucun moment, alors qu’elle
l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche.
Tableau 13. Une nouvelle caractérisation de mètis
68
Polymorphie, déguisement : revêtir toutes les
formes, sans rester prisonnier d’aucune, dans
une intention précise.
Le professionnel joue avec son corps
Retrait, dissimulation : mise en retrait, pour voir
sans être vu.
Refus de donner la réponse : refus de donner
des conseils, d’apporter les solutions. Se retenir
de donner pour laisser l’initiative.
Le professionnel joue avec son savoir
Manquement : ne pas être exactement là où on
est attendu, mais juste à côté.
Le professionnel joue avec les attentes des
apprenants.
Création de la surprise : création d’un instant
de déséquilibre par l’instauration d’un écart
entre ce que l'apprenant attend et ce qui se
produit dans la réalité.
Retournement : laisser l’apprenant déployer ses
certitudes et en profiter pour compromettre le
pré-construit.
Bigarrure : agir simultanément sur plusieurs
plans de la réalité.
Tableau 14. Identification d'un répertoire de tours habiles
Les tours habiles ont constitué la mise en œuvre des décisions de ruses que kaïros a prises.
Dans les séquences étudiées, les habiletés rusées ont visé la création d'un espace de jeu pour
les apprenants, à l'intérieur duquel les professionnels eux-mêmes ont été des joueurs
particuliers. Cet espace de jeu a été vu comme un espace potentiel (Winnicott, 1971)
communément partagé (Marcelli, 2000). Espace de réinvention mais aussi espace de
confiance, et de fiabilité car faire des erreurs a fait partie du jeu, voire a été provoqué par le
jeu et n'a pas porté à conséquence.
Les professionnels y ont exercé divers modes de feintise ludique pour que les apprenants
co-investissent cet espace avec eux. Ils ont encouragé la construction de cheminements
(processus de problématisation, mouvements heuristiques) mais ont aussi questionné voire
compromis ces derniers pour pousser la réflexion, tout en gérant l'incertitude alors générée.
Là encore, le corps-pensant a été à l'œuvre par le biais de registres d'interaction corporels
(mimiques, prosodie, gestes, déplacements dans l'espace, mimes...). Mais différemment de
69
l'intelligence du kaïros. Non plus pour exercer une vigilance constante, mais pour 'se
déguiser', se mettre en retrait, refuser de donner la réponse, créer la surprise...
Les habiletés de l'instant ont été comprises comme des savoirs d’action endogènes,
incorporés beaucoup plus qu’abstraits, sous-tendus par une pensée très peu dissociable du
faire, en partie non verbale et souvent non consciente.
Une grande variété interindividuelle dans l'exercice de kaïros et mètis a été constatée. Les
habiletés prudentes et tours habiles ont été combinés pour constituer une ingéniosité de
l’instant. Il y a eu antériorité de kaïros sur mètis. Certaines catégories d'habiletés seulement
étaient mobilisées dans l'instant et agencées sur le mode intégratif et non pas additionnel. Les
habiletés ont été incarnées de manière unique par chaque professionnel : elles ont constitué
une signature professionnelle.
Vigilance sensorielle Retrait
Flair Refus d’apporter la réponse
Autonomie Manquement
Anticipation Création de la surprise
Discernement Retournement
Accroche Invention de poros
Bigarrure
kaïros mètis
Évaluation in situ : Mise en œuvre des décisions :
prise de décisions création espace potentiel de jeu
Figure 3. L'ingéniosité éducative de l'instant vue comme l'agencement de kaïros et de mètis
Les ingéniosités éducatives ont sollicité un travail corps-et-pensée intense, qui a impliqué
d'agir en même temps et de façon différente, pour gérer à la fois les prises de décision et la
feintise ludique. Cet agir synthétique et créatif est apparu comme ayant un caractère spécialisé
au soutien de la réinvention de réponses. Il a présenté une grande complexité, qui interroge
sur l'expérience qu'il demande, d'autant plus qu'il n'est pas enseigné dans les instituts de
formation.
Le refus de donner la réponse a été vu comme l'indicateur du début de la différenciation
question-réponse. Cette capacité du professionnel est spécifique des situations éducatives
puisqu’il s’agit de refuser de livrer d'emblée la réponse qu’il « a dans la tête », de résister à la
tentation d’indiquer le chemin qu’il privilégie de façon à ne pas obturer l’espace d’initiative
nécessaire à l’élaboration des cheminements. Ce qui ne signifie pas qu'il se détache
70
radicalement de la réponse ou de la trajectoire qu’il a « dans la tête », ni surtout qu’il
s’abstienne de toute intervention. L'étude montre plutôt qu’il se tient à distance de ce qu’il « a
dans la tête », de façon à se rendre disponible pour écouter, considérer les divers
cheminements des apprenants qui sont parfois étrangers au sien. Les professionnels
« différenciateurs » se sont penchés sur les trajets que chacun des apprenants élaboraient et
objectivaient presque simultanément, comme si à chaque fois, ils faisaient le trajet vers la
réponse pour la première fois, mais en empruntant le chemin construit par les apprenants. Ils
ont alors été des compagnons de route particuliers parce qu’avisés, c’est-à-dire capables de
reconnaître au fur et à mesure certaines embûches et pistes possibles, et donc de questionner
les orientations prises, de réguler. Mais ils ont également été ceux qui ont « gardé en tête »
leur propre réponse, leur propre trajectoire, non pas comme un chemin à imposer, mais
comme un point de repère par rapport auquel les cheminements des apprenants prenaient
sens : « de même que si la prescription peut apparaître parfois comme un empêchement à produire,
elle représente le plus souvent une référence indispensable à laquelle le [professionnel] peut adosser
son action et sur laquelle il peut régler son improvisation. » Jobert (2000, p. 20). Autrement dit le
refus de donner la réponse a impliqué une sorte de dédoublement du professionnel qui
simultanément a « suivi » les cheminements des apprenants, et a gardé un contact permanent
avec la trajectoire ou la réponse « qu’il avait dans la tête », et ceci tout en préservant l’espace
d'initiative et de construction.
La difficulté majeure de ce tour habile semble résider dans le dédoublement. Elle permet
de mettre en évidence qu’il ne suffit pas pour le professionnel de « suivre » les trajets des
apprenants,
il faut aussi qu’une part de lui […] garde en quelque sorte la tête hors de l’eau, prenne de la
distance par rapport à ce qui se déroule, afin de préserver la position de celui qui, « voyant »
l’acte de l’extérieur (« on s’engage et on voit »), peut y intervenir alors à bon escient. »
(Mendel, 1998, p. 85-86).
Il n’en demeure pas moins, par ailleurs, que ce tour habile spécifique ne peut être compris
en dehors de la décision antécédente du praticien de différencier question et réponse, c’est-à-
dire de saisir, au nom de l’efficacité, l’urgence qu’il y a eu dans l’instant, à ne pas placer les
apprenants dans la position de suiveurs d’une trajectoire, mais dans celle de « réinventeurs »
de trajets.
71
Questions nouvelles
Les catégories de tours habiles et d’habiletés prudentes ont été mises en évidence à partir
d’un petit nombre d’expériences de terrain seulement : de ce fait, elles ne peuvent prétendre à
aucune exhaustivité. D'autre part, il est illusoire de croire que le soutien à la réinvention peut
être compris seulement comme l’exercice de ces habiletés additionnées ou même combinées.
Pourtant, la thèse avance l'idée qu'elles sont essentielles.
Comment faire alors, pour qu’elles puissent être acquises, autrement que de manière
informelle, c’est-à-dire autrement que suite à un apprentissage non planifié, non institué,
souvent solitaire, parfois non conscient, et faisant suite à une expérience souvent longue ? Est-
il possible d'introduire les habiletés dès la formation ?
Les catégories ne sont pas des modèles « prêt-à-porter » pour la pratique. Elles ne
s’apparentent en aucun cas à un algorithme résolutif destiné à être appliqué à l'identique quel
que soit le professionnel. Une telle dérive techniciste pourrait emmener à emprisonner les
apprenants dans des attitudes, conduirait à la rationalisation des pratiques, et condamnerait
rapidement ces catégories à l’inefficacité, à l’inutilité. Il appartient à chaque apprenant qui
aurait pour intention de s’approprier ces habiletés, de continuer à leur donner forme, de les
habiter. A elles seules, les catégories, quoiqu’indispensables, sont donc insuffisantes à
permettre l’exercice de ces tours habiles et habiletés prudentes : elles doivent être incarnées,
combinées à d’autres par chacun, mais aussi mobilisées en fonction des circonstances.
Comment alors former aux habiletés opportunes et rusées ?
1.4.6. Résultats concernant le processus de problématisation des
apprenants
L'étude des cinq situations a permis d'avancer les résultats suivants, dont les deux
premiers sont transcrits dans la figure 21 :
1. Le processus de problématisation n'est pas linéaire mais itératif.
2. La réinvention habite les trois phases et non pas seulement la réponse.
72
Position Construction Quête de la réponse
Reconnaissance ou
re-création d’un problème
comme problème-pour-soi.
Avoir conscience d’un
problème.
Constater un désaccord sur un
sujet.
Reformuler le problème.
Réinvention et structuration
d’un espace d’investigation
visant l’élucidation
des conditions du problème
Se centrer sur la compréhension,
la définition, la détermination des
données, des enjeux, des
circonstances : discussion,
argumentation.
Mettre en liens les données.
Inscrire le problème dans un
réseau de problèmes.
Réinvention et exécution
de plans successifs, conduisant
à la production d’une réponse.
Reconstituer après coup (avec
transformation) un cheminement
vers la réponse, de manière à le
rendre intelligible à autrui :
constitution de trajectoire.
Produire un énoncé qui stoppe le
questionnement ou qui constitue
une avancée contenant une
transformation de ce
questionnement
.
Tableau 15. Une caractérisation du processus de problématisation des apprenants
3. Le processus de problématisation est très sensible aux pratiques de questionnement,
lesquelles, on l'a déjà vu, peuvent le favoriser (la différenciation question-réponse), le
freiner ou l'empêcher (l'indifférenciation), mais aussi aux ingéniosités éducatives.
4. Dans les cinq séquences, plusieurs moments d’échanges hors espace didactique sont
apparus en marge du processus de problématisation ou de quête immédiate de la
réponse. Ces échanges étaient des sortes de « fenêtres » où était exprimé un
questionnement concernant la capacité des apprenants à se connaître eux-mêmes et à
interagir. Ont été débattus : la connaissance implicite que chacun avait de leurs
relations ; la façon dont ils respectaient ou pas les règles ; les intentions des uns et des
autres ; mais aussi comment ils étaient sur le point de devenir autres par cet
73
apprentissage. Ces questions, qui semblaient devoir être reposées à ce moment-là, ont
été nécessaires à la reprise de la progression un instant interrompue, car elles en ont
défini et réorienté les conditions. Telle Alex, étudiante du DESS, qui soulève la
question de la 'transformation' des étudiants pendant la formation, question à laquelle
Christiane répond que si elles ont été recrutées c'est qu'elles étaient déjà
potentiellement capables d'assurer à la fois les missions d’expert (bilans, contrôles) et
de consultant (accompagnement des personnels).
Alex C’est bien ça la question, la question c’est est-ce que la formation, un des objectifs de
la formation c’est de transformer l’individu…dans ce sens-là ?
Christiane
A priori, il y avait un critère de recrutement qui tenait compte de ça, quoi … Donc on
est tous, euh…Je, j’ai cru comprendre que, les critères de recrutement de ceux qui
sont là, peut-être, c’est ceux qui affichent une possibilité d’être dans les deux
paradigmes, voire d’être plus ou moins dans un mais enfin...
Transcription 4. Extrait d'une séance de formation de Consultant en DESS
Ces échanges impromptus laissent à penser que la problématisation des connaissances a
été doublée de la problématisation d'enjeux identitaires et relationnels.
1.4.7. Résultats concernant les mouvements heuristiques des
apprenants
L'étude n'a pas dégagé de nouvelle catégorie de mouvements heuristiques. Elle montre
cependant, au travers de la figure 22, comment ces derniers s'y sont concrétisés. On y note la
puissance de l'analogie et de la contradiction pour la réinvention. De même que l'utilisation
par les apprenants de divers registres d’interactions pour objectiver leurs mouvements
heuristiques : le langage, le mime, les modèles...
74
scénarisation narrativisation
matérialisation
mime
modélisation
création d'analogie emprunts
déplacements
métaphores
scénario analogique
différenciation Identification d'une contradiction,
d'une alternative, d'une discordance
intégration d'une donnée discordante
dans ses connaissances
changement de point de vue,
réfutation
Tableau 16. Mouvements heuristiques des apprenants
Les mouvements heuristiques ont surgi dans des conditions précises : lorsque le
professionnel a différencié question et réponse et lorsqu'il a opportunément instauré un espace
potentiel communément partagé, à l'intérieur duquel il a suscité le processus de
problématisation. Mais les mouvements heuristiques ne sont pas apparus lorsque l'apprenant a
refusé de co-investir l'espace potentiel proposé. En conséquence, même si le professionnel y a
une grande responsabilité, la réinvention ne peut se passer de l'investissement des apprenants.
En outre, l'étude de l'une des séquences a montré qu'un champ potentiel partagé peut aussi
être créé par les apprenants entre eux, avec des jeux coopératifs très efficaces.
Ce que montre, l'extrait ci-dessous, issu d'une séquence en CM1, où le problème
d'arithmétique suivant a été posé à cinq élèves.
Dans une camionnette, on a chargé cinq colis pesant chacun 6,4 kg et seize caisses. La
camionnette qui pesait vide 1350 kg, pèse maintenant 1950 kg. Quelle est la masse d’une
caisse transportée ?
Les élèves se sont heurtés pendant les 180 premiers tours de paroles à une embûche due à
une ambigüité d'énoncé : ils ne sont pas arrivés à déterminer si les seize caisses sont ou ne
sont pas dans les cinq colis. Le maître a essayé de lever l'ambigüité de diverses manières qui
ont toutes échoué : incitation à la narration, reformulation l'énoncé pour le cas où les caisses
seraient dans les colis, simulation du camionneur qui ouvre le haillon et range les colis et les
caisses séparément dans le coffre, affirmation que les caisses n'étaient pas dans les colis.
L'ambigüité résiste toujours chez trois des cinq élèves. Mais pas chez Laura qui montre qu'elle
a compris. Alors, sans vraiment prévenir, le maître se lève, quitte la salle disant qu’il allait
75
« chercher les feuilles à la photocopieuse à côté », et confie à Laura le soin 'd'expliquer' aux
autres.
180 Virginie Moi, j’ai pas très bien compris par contre
181 Maître Explique-lui. Je vais rechercher mon truc,
ça doit être fini
Le maître se lève de la chaise et
repart avec des feuilles
182 Laura Eh ben, quand Rémi il a dit...
183 Maître
à Laura
Ne parle pas trop des opérations. Essaie de
lui expliquer. Voilà quand je vais faire ça,
ça va nous donner le poids de ça. Essaie de
ne pas toucher la chaise parce que y’a le
micro dessus hein !
184 Estelle D’accord
185 Maître Ca va me donner telle chose, et ça, ça va
me permettre d’arriver à ça. Je reviens tout
de suite.
Le maître sort de la salle pour
la deuxième fois.
186 Vincent Tu expliques ce que tu as pas compris A Virginie
Vincent se penche vers Laura,
lui parle à voix basse, et lui
montre des stylos dans la
trousse
187 Virginie En fait, j’avais compris un truc Laura. Mais
tu m’as dit toute l’opération et j’ai plus rien
compris
188 Laura
Ca on dit que c’est les cinq colis.
Laura ouvre sa trousse et sort
des stylos.
189 Estelle Essaie de lui dire sans faire les opérations
190 Laura
Ça, c’est la camionnette
Elle délimite un endroit sur la
table, prend une feuille blanche
et la pose sur la table
191 Virginie Oui, je sais
192 Laura
On les rentre dedans. Quand on va les
mettre, c’est comme si on les pesait sur une
balance. Ca va nous faire un poids
Elle dispose les crayons sur la
table et fait mine de ranger les
stylos comme dans le coffre
d’une camionnette, d’un seul
côté
193 Virginie Ben, oui, j’ai compris : 5 fois 6,4
194 Vincent C’est quand tu as fait l’opération. Elle est
partie dans les airs et elle a plus compris.
Vincent lève les bras pour
mimer la fuite dans l’air
195 Laura
Et après là, il y a ces 16 caisses.
Elle prend d’autres crayons
dans la trousse de chacun de
ses camarades. Mais n’arrive
pas à en trouver suffisamment.
196 Vincent N’importe quoi Les élèves rient
197 Laura Après, mes pauvres petits stylos Elle rit
198 Vincent Vas-y, explique, explique
199 Laura Oui, ben...on dit qu’il y en a 16. Après ça,
les 16, on les met dans la camionnette
Elle range les stylos sur un côté
de la feuille
200 Virginie Oui
201 Laura Et ça va nous faire 1950 kilos. Le maître revient dans la salle
202 Virginie OK
203 Laura Mais on veut trouver combien fait une
caisse. Donc on va le peser sur une autre
Elle prend un stylo dans la
main et le montre
76
balance.
204 Virginie Ah, j’ai compris, j’ai trouvé. C’était le sujet
d’où j’étais partie tout à l’heure. Tu m’as
fait l’opération, j’avais rien compris
205 Maître Donc, tu as mieux compris quand on t’a
expliqué avec des stylos ?
Laura rend les stylos empruntés
aux élèves
206 Virginie Oui, j’ai mieux compris
Transcription 5. Extrait d'une séance de mathématiques en CM
Laura s'adresse à ses pairs d'une façon remarquable ici. Celle qu’utilisent de jeunes
enfants16 –
et non pas un élève de CM1 – lorsqu’ils jouent à un jeu très répandu 'jouer à faire
comme si'17
: « c’est comme si on les pesait sur une balance ». On peut d'ailleurs supposer qu’elle
ne peut le faire que parce que le maître est momentanément absent. Ce faisant, elle est à
l'initiative de la création d'un espace potentiel communément partagé, espace de jeu, de
réinvention, mais aussi d'illusion – 'on fait comme si'. On note que tous les élèves s'y
investissent, d'abord parce que chacun y tient un rôle, ensuite parce que les stylos qui
représentent les caisses leur appartiennent. Chacun peut alors considérer son stylo comme une
sorte de prolongement de soi qui est directement en jeu. D’ailleurs l’expression de Laura « mes
pauvres petits stylos » montre que ces derniers sont bien vivants. L’investissement et l'attention
de tous sont alors propices à la réinvention.
Laura matérialise – mouvement de scénarisation – la camionnette sur la table, avec une
feuille de papier. Puis, elle mime – mouvement de scénarisation – le chargement des cinq
colis dans la camionnette. La vidéo montre qu’elle fait glisser chacun des cinq crayons
lentement dans la camionnette, comme lorsqu’on pousse des colis dans le coffre d’une voiture
pour les ranger, et qu’elle les place sur le côté gauche. Mais elle ne se contente pas de mimer :
elle accompagne ces gestes du discours suivant – mouvement d'analogie – : « quand on va les
mettre, c’est comme si on les pesait sur une balance. Ca va nous faire un poids. ». C’est là que
Laura va pouvoir tirer tout le profit de l’analogie qu’elle a créée : « Mais on veut trouver combien
fait une caisse. Donc on va le peser sur une autre balance » dit-elle. Autrement dit, dans la
camionnette, seraient non pas une, mais deux balances, dédiées l'une aux colis et l’autre aux
caisses. L’ambiguïté est immédiatement levée : les colis ne peuvent pas être dans les caisses
puisqu’ils sont pesés à part.
16La plupart du temps lorsqu’ils sont à l’école maternelle.
17D’ailleurs, les enseignants d’école maternelle utilisent fréquemment ce jeu avec leurs élèves.
77
Laura a repéré, de son point de vue d’élève qui avait compris le problème quelques
minutes plus tôt, le point d’achoppement de ses camarades, et a perçu qu’une manière efficace
d’éloigner, dans leur esprit, la confusion entre les caisses et les colis, était de parler de deux
pesées distinctes. Elle a imaginé in situ un scénario dans lequel deux balances seraient dans le
coffre de la camionnette. Elle a donc créé, à l’intention de ses camarades, un scénario
analogique (mouvement de scénarisation et mouvement d'analogie) très efficace permettant de
rendre tangible et indiscutable, la disjonction entre l’ensemble des colis et l’ensemble des
caisses.
Même si le maître était momentanément absent de ces échanges, il n'est pas étranger à ce
moment de réinvention. On affirmera même qu'il en a posé les conditions. Il a saisi l'occasion
– kaïros – pour exercer une sorte de retrait – mètis – relevant de la dissimulation : il pouvait
voir et écouter sans être vu. Il argumente sa décision de retrait de la façon suivante : « je les ai
laissés parce que, quand ils étaient sur une réflexion…il fallait les laisser quoi ! Il fallait les laisser entre
eux, au moment où ils se mettaient à réfléchir ensemble ».
Le maître avait usé toutes ses cartouches sans succès. Mais il avait une autre corde à son
arc. Il a fait le pari que Laura réussirait s'il était momentanément en retrait : pari gagné. Pari
risqué pourrait-on dire, certes, mais modérément risqué. Car il savait plusieurs choses. Il avait
auparavant acquis la certitude que Laura avait compris l'ambigüité, et que les autres étaient
prêts à réfléchir ensemble. Il avait rappelé la consigne différenciatrice : ne pas dire les
opérations mais 'expliquer' ce qui est fait. La mise en place du processus de problématisation
était ainsi favorisée. Il savait en outre que les élèves « ont l’art de s’expliquer les choses, des fois
même d’une manière compliquée entre eux, pour toi, même à la limite, ça peut te paraître compliqué,
alors que l’autre va comprendre ». La pratique de questionnement ainsi que l'ingéniosité
éducative de l'enseignant ont été ici des soutiens efficaces à la réinvention de la réponse par
les apprenants, même si c'est Laura qui est l'auteur du scénario analogique leveur d'ambigüité.
1.4. Une synthèse des résultats de l'étude : la production d'un outil
d'intervention
Plus qu'un outil d'étude des seuls moments de réinvention, la recherche a produit un outil
systémique d'analyse de situations problématiques où des apprenants doivent trouver, avec le
78
soutien du professionnel, la(les) réponse(s) à une question nouvelle, quelle que soit la forme
que prend ce soutien.
La thèse ne permet pas de généraliser cet outil puisqu’il résulte de l'étude de cinq cas. Ce
qui implique qu’il doit, dans un premier temps, être testé sur un plus grand nombre de
situations. Mais il pourra être proposé par la suite à des chercheurs, à des professionnels de
l'enseignement et de la formation, comme un outil d'intervention. Car les critères qu'il
présente ainsi que la compréhension de certains de leurs impacts réciproques, permettent de
sonder de manière critique les situations.
En effet, il permet de qualifier le soutien du professionnel puisque il montre la distinction
entre aide – indifférenciation question-réponse, guidage maximal – et accompagnement –
différenciation question-réponse, guidage moyen, pratiques ingénieuses. Cette distinction sera
re-travaillée en 2007 dans un ouvrage écrit avec Michel Vial. Il rend également possible une
intelligibilité de ce qui empêche, entrave ou favorise la réinvention de la réponse.
Pour autant, il n'est pas l'algorithme prescriptif du soutien à la réinvention, même s'il
dégage cinq critères d'efficacité de cette dernière.
Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants
Figure 4. Outil d'analyse des situations problématiques
Problème à résoudre/problème à
élucider
Pratiques de questionnement
indiff. QR/diff QR
Ingéniosités éducatives
occasion saisie/ruse
Processus de
problématisation
ou
Quête immédiate de la
réponse
Mouvements heuristiques
- scénarisation
- création d’analogies
- différenciation
79
Les figures 6, 7 et 8 déclinent les différentes formes qu'a prises le soutien au cours des
cinq séquences, en fonction de l’occurrence des critères. A travers eux peut être soulignée
l'importance du questionnement du professionnel, qui est à l'origine des pratiques d'aide ou
d'accompagnement. Ils montrent aussi la portée des ingéniosités éducatives, car les
mouvements heuristiques apparaissent seulement lorsqu'elles sont à l'œuvre.
Problème d'enseignement ou de formation
Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants
Figure 5. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié
exercé à propos d’un problème à résoudre
Un questionnement indifférencié exercé à propos d'un problème à résoudre implique une
recherche immédiate de la réponse par les apprenants qui ne favorise ni les pratiques
ingénieuses du professionnels ni les mouvements heuristiques des apprenants : pratique de
guidage maximal
Il en est de même dans le cas des problèmes à élucider (figure 7 ci-dessous) avec de
surcroit, une transformation du problème à élucider en problème à résoudre, ce qui le
dénature.
Problème à résoudre
Réponse = solution
Si pratique de
questionnement =
indifférenciation Q/R
Ingéniosités éducatives
peu probables
Quête immédiate d’une
réponse prédéterminée
Mouvements heuristiques
peu favorisés
80
Problème d'enseignement ou de formation
Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants
Figure 6. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié
exercé à propos d’un problème à élucider
La figure 8 ci-dessous montre que quelle que soit la catégorie du problème, un
questionnement différencié du professionnel favorise le processus de problématisation des
apprenants, l’apparition de pratiques ingénieuses et de mouvements heuristiques. Il s’agit
d’une pratique d’accompagnement.
Problème à élucider
Réponse problématologique
Si pratique de
questionnement =
indifférenciation Q/R
Ingéniosités éducatives
peu probables
Quête immédiate d’une
réponse prédéterminée
Mouvements heuristiques
peu favorisés
Problème
dénaturé
81
Soutien exercé par le professionnel Cheminements des apprenants
Figure 7. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement différencié
exercé à propos d’un problème à résoudre ou d’un problème à élucider
Mais les pratiques de questionnement et les ingéniosités éducatives ne sont pas la garantie
de la réinvention de la réponse. D'une part parce que le professionnel n'est jamais maître de
l'investissement des apprenants. Mais aussi parce que cet outil n'a considéré les problèmes
d'enseignement et de formation que sous leur aspect problématologique et pas didactique. Il
devrait donc être augmenté d'un critère relatif à la didactique.
Problème à résoudre
Problème à élucider
Si pratique de
questionnement =
différenciation Q/R
Ingéniosités éducatives
probables
Processus de
problématisation
favorisé
Mouvements heuristiques
favorisés
82
1.5. Principales questions à l’issue de la thèse
Trois questions principales se posaient après la soutenance de la thèse.
- L’agir questionnant et ingénieux se spécifie-t-il selon les disciplines ? Peut-il d’autre
part intéresser la formation de professionnels de l’éducation hors enseignement et
formation ?
- Est-il possible d’y former les professionnels et comment ?
- Si on admet avec Michel Vial que l’évaluation est un rapport avec les valeurs, et avec
Yves Schwartz que l’activité est un débat de normes dans un monde de valeurs,
comment l’ergologie peut-elle éclairer les pratiques d’évaluation in situ ?
84
Introduction de la deuxième partie
Comment faire usage de l’outil d'analyse des interactions de soutien produit par ma
recherche ? C’est la question posée lors de la soutenance de ma thèse. Question que j’ai
travaillée à partir de 2004, dans trois directions simultanément qui vont être brièvement
présentées ci-dessous, puis développées dans les paragraphes 2.1 à 2.3.
Je me suis demandé s’il était possible de faire usage de l’outil analyseur dans d’autres
situations éducatives que celles expérimentées pour ma thèse, à savoir l’enseignement et la
formation. J’ai constaté à partir de travaux menés dans d’autres domaines que l’outil
analyseur était générique à une variété de secteurs éducatifs. Et qu’il était possible de s’y
référer, notamment pour concevoir les pratiques d’accompagnement. Ce qui m’a permis de
mener une succession de travaux avec Michel Vial dont le résultat a été l’élaboration d’une
méthode pour l’accompagnement professionnel à destination des personnels exerçant une
fonction éducative. L’accompagnement y a été distingué du guidage fort et a été considéré
comme un soutien problématisé à la problématisation.
Utiliser l’outil analyseur pour l’accompagnement professionnel m’a amenée à la question
de la formation à cet outil. Je me suis plus particulièrement centrée sur la formation des
professionnels au questionnement différencié et par suite, sur la formation au soutien
ingénieux à la problématisation. Pour cela, il a été nécessaire d’en savoir plus sur l’agir
ingénieux éducatif. Des recherches supplémentaires en ont produit une spécification : une
caractérisation plus fine de kaïros et mètis et une intelligibilité de la façon dont ils opèrent
ensemble en lien avec des savoirs codifiés. S’y est ajoutée une compréhension du caractère
inapparent et clandestin de ces savoirs ingénieux qui se prêtent peu à l’enseignement mais qui
dans certaines conditions peuvent être travaillés en formation professionnelle.
Le troisième usage de l’analyseur a été plus théorique. Je me suis intéressée au
professionnel et à son travail d’anticipation et de production in situ de régulation(s) visant à
soutenir la problématisation d’apprenants. J’ai fait l’hypothèse que l’ergologie, parce qu’elle
étudie l’activité humaine en situation de travail, permet de préciser la compréhension de la
régulation élaborée jusque-là par les recherches en évaluation notamment au travers des
formalisations de l’évaluation formative, de l’évaluation formatrice et de l’évaluation-
régulations. Dans cette perspective, une collaboration avec Yves Schwartz qui a donné lieu à
85
deux publications, a permis de construire une complémentarité entre les recherches en
évaluation et les recherches en ergologie. La régulation a alors été conçue un agir opportun
résultant d’un débat de normes qui engage des modèles de référence, l’expérience antérieure,
l’histoire du professionnel sédimentée dans son corps, des postures, en liens avec des valeurs
hiérarchisées.
Mes travaux sur l’usage de l’outil analyseur sont imprégnés de cette conception de la
régulation. C’est la raison pour laquelle elle sera exposée en premier. Suivront l’élaboration
d’une méthode pour l’accompagnement professionnel et enfin la spécification de l’agir
ingénieux.
2.1. Premier axe : un élargissement de la régulation par les apports
de l’ergologie
J'ai été formée, de 1994 jusqu’à la soutenance de ma thèse fin 2003, dans le laboratoire
d'évaluation18
du département des Sciences de l'Education de UP. Mes professeurs étaient
Abernot, Bonniol, Genthon, Jorro et Vial lequel a dirigé ma thèse. Durant cette période, j'ai eu
l'opportunité d'assister à des séminaires où étaient discutées en présence de chercheurs comme
Allal, Amigues, Ardoino, Barbier, Berger, Cardinet, Dauvisis, De Ketele, Figari, Hadji,
Lecointe, Scallon, Nunziati, les questions concernant l'élargissement de l'évaluation (Cardinet,
1979) à des pratiques autres que la notation et la mesure.
J'ai notamment suivi les réflexions qui en 1997 – à partir de l'ensemble des travaux menés
depuis Cronbach (1964) et Scriven (1967) par des chercheurs américains, canadiens et
européens, dont certains ont été cités plus haut – ont conduit Bonniol et Vial à distinguer trois
conceptions de l'évaluation. Trois conceptions non hiérarchisables précisaient-ils, parce que
centrées sur des objets différents qui sont autant d'entrées dans la pratique évaluative :
l'évaluation comme mesure qui se focalise sur les produits de la formation pour déterminer
leur degré de conformité à la norme, l'évaluation comme gestion qui vise l'amélioration des
fonctionnements – l'évaluation par les objectifs, l'évaluation pour la décision, l'évaluation
cybernétique, l'évaluation dans le systémisme (Vial, 2001) –, et l'évaluation comme
problématique du sens qui questionne et tente d'articuler dans l'instant les visées contraires du
18 Le Diplôme d'Etudes Approfondies que j'ai obtenu porte la mention « systèmes d'évaluation- systèmes
d'apprentissages »
86
bilan et de l'accompagnement, de la vérification et de l'interprétation (Bonniol & Vial, 1997).
2.1.1. Les formalisations successives de la régulation par les recherches
en évaluation
Les discussions concernant l'évaluation cybernétique et évaluation dans le systémisme
(Bonniol & Vial, 1997) retenaient mon attention. Car elles conduisaient à des formalisations
successives des interactions régulatrices entre un professionnel et des apprenants à propos
d'une tâche.
Formalisation de l'évaluation formative (1967-2007), d'abord avec Bloom (1972) puis
Allal (1979), formalisation où le professionnel est vu comme le seul évaluateur. Il y exerce
des régulations externes (Bonniol et al. 1978), par des feed-back correcteurs conservateurs du
sens (Genthon, 1991) lesquels visent la conformité au dispositif prévu. Deux modalités
d’évaluation sont identifiées : évaluation ponctuelle avec régulation rétroactive et évaluation
continue avec régulation interactive où :
Par l’observation des élèves en cours d’apprentissage, on cherche à identifier les difficultés dès
qu’elles apparaissent, à diagnostiquer les facteurs qui sont à l’origine des difficultés de chaque
élève, et de formuler, en conséquence, des adaptations individualisées des activités
pédagogiques. (Allal, 1979, p. 142).
Formalisation de l'évaluation formatrice (1978-1995) ensuite qui elle, distingue deux types
de régulation et deux producteurs de régulations : d'une part le professionnel qui exerce des
informations en retour conservatrices de sens et/ou productrices de sens nouveau –
modification in situ du dispositif prévu – (Genthon, 1991), et d'autre part l'apprenant qui par
autoévaluation (Bonniol, 1988) cherche et régule à l'interne ses propres procédures et
processus (Bonniol et al. 1978 ; Bonniol, 1986, 1988 ; Nunziati, 1990 ; Vial, 1987-1995).
Et enfin, formalisation de 'l'évaluation système de régulations' (Abrecht, 1991 ; Genthon,
1993 ; Bonniol, 1996 ; Bonniol & Vial, 1997). L'évaluation système de régulations a construit
une formalisation de l'impact réciproque des interactions régulatrices. On y considère que
dans une séquence d'apprentissage, le professionnel et les apprenants exercent chacun
simultanément trois types de régulations. Le professionnel régule le dispositif, le
87
fonctionnement procédural de l'apprenant et son propre référentiel professionnel. Quant aux
apprenants, ils régulent leur propre fonctionnement, le fonctionnement des pairs, et par les
retours que leur fonctionnement renvoie, ils contribuent le plus souvent à leur insu, aux
régulations qu'exerce le professionnel sur le dispositif et sur son référentiel.
Ces trois courants d’évaluation ont inspiré mes travaux de maîtrise (1996) et de D.E.A.
(1997)19
. Je basais ma réflexion sur deux points : d’une part sur la formalisation des
interactions entre professionnel et apprenants, et d’autre part sur les critiques fréquemment
exercées à l’encontre de ces courants dès lors qu’ils imposent aux apprenants un cheminement
plus ou moins aveugle dicté par un schéma extérieur et plaqué. Je reformulais alors une
question posée par Abrecht (1991) dans son analyse critique de l’évaluation formative :
comment laisser aux interactions régulatrices suffisamment de souplesse, de latitude pour que
les informations qu’elles fournissent contribuent efficacement à la construction de
connaissances internes à l’apprenant ? J’ai avancé dans cette question en posant deux
hypothèses, objets de mes deux premiers mémoires. La première est que l’évaluation-
régulations peut greffer une fonction heuristique à une fonction algorithmique dans le cadre
de l’apprentissage par problèmes, reste à y comprendre le rôle du professionnel. La seconde
est que le questionnement in situ du professionnel et celui de l’apprenant sont déterminants
dans la problématisation de l’apprentissage en ce qu’ils peuvent la favoriser ou l’empêcher,
mais il est nécessaire de caractériser ces questionnements. Ma thèse, poursuivant cette
réflexion, a produit on l’a vu un outil de lecture et d’évaluation des interactions de soutien in
situ, à partir de cinq critères présentés dans la première partie de cette note de synthèse.
2.1.2. Le ‘travail de pensée’ du professionnel qui régule in situ
Ces formalisations consécutives étaient l'occasion pour moi de m’interroger sur le 'travail
de pensée' du professionnel qui, en situation, régule différents objets, de façon interne ou
externe, implicite, explicite ou instituée (Barbier, 1985), pour conserver le sens ou pour en
produire. Comment caractériser ce travail in situ ? Que se passe-t-il en pensée, lorsque les
professionnels contrôlent le chemin des apprenants pour le calquer sur un schéma
19 Caparros-Mencacci, N. (1996) Méthode de résolution de problème. Les processus mis en œuvre dans la greffe
heuristique-algorithme, Mémoire de Maîtrise, Université de Provence, Aix-Marseille I
Caparros-Mencacci, N. (1997) La confrontation aux problèmes : un complexe entre heuristique et algorithme ?
La question dans la problématisation de l’apprentissage. Mémoire de DEA, Université de Provence, Aix-
Marseille I
88
prédéterminé ? Et comment agissent-ils ? Et d’autre part, que pourrait signifier une pratique
évaluative qui n’impose pas aux apprenants de suivre de manière aveugle une trajectoire plus
ou moins préétablie, et qui ne gomme pas les sources d’incertitude et les choix alternatifs qui
sont inévitablement mis en débat (Schwartz, 2013) ? Pour cela dans un premier temps, j'ai
inscrit ma réflexion dans celle des recherches en évaluation, parce qu’elles distinguent entre
contrôle et accompagnement. Dans un second temps, j'y ai adjoint les apports de la démarche
ergologique, avec les concepts de normes, de renormalisation, de valeurs, d'usage de soi, de
corps-soi (Schwartz 2003, 2004) et d'intelligence du kaïros (Schwartz, 2000 ; Mencacci
2003).
En 1981, Bonniol montre que lorsqu'ils régulent, les professionnels font appel à des
modèles de référence – de l'apprentissage, de l'attention, de la motivation, de la
compréhension... – modèles cognitifs qui ne sont pas toujours explicites et qui ne sont pas les
mêmes pour tous les professionnels. Ainsi avance-t-il un professionnel régulera différemment
d'un autre parce qu'il repèrera et catégorisera en situation des indices différents du
fonctionnement des apprenants, ou catégorisera différemment les mêmes indices. Néanmoins
dit-il, toutes les régulations ne se valent pas : leur qualité dépend de la qualité de la perception
et de la qualité de la catégorisation des éléments de la situation. Il montre qu'elle dépend aussi
du moment où elle s'exerce. En effet, il précise (1986) qu'il n'y a pas de moment pour la
régulation, autrement dit pas de moment prédéterminé mais des occasions favorables que le
professionnel saisit en situation 'à tout moment'. Je pensais alors qu’évaluer faisait appel à une
intelligence 'qui décide dans l'instant', intelligence que j'ai ensuite rapprochée des travaux de
Schwartz sur l'intelligence du kaïros. En 1990, dans une perspective de formation, Bonniol
plaide pour que les professionnels disposent de différents modèles de fonctionnement ou de
dysfonctionnement de l'apprenant – afin qu'ils puissent améliorer leur représentation des
phases du processus qui doit être corrigé et du mouvement qui les intègre. Le but est qu'ils
assurent mieux les conduites de réussite ainsi que la correction par anticipation (Piaget, 1967)
des conduites d'échec. Genthon (1991) ajoute que lorsque les régulations proposées sont
moins réussies, leur amélioration peut être subordonnée à la remise en cause des modèles de
fonctionnement. Le professionnel est alors amené à faire évoluer le modèle voire à en
changer, parce que le modèle antérieur a conduit à la définition de critères de régulation
inopérants.
Les différentes approches me permettaient de comprendre plusieurs aspects du travail de
pensée de régulation : repérage et catégorisation d’indices, recours et mise en cause de
89
modèles, choix du moment de la régulation. Le professionnel régule à partir d'un référentiel
interne qu'il se construit peu à peu et qui lui est propre. Vial (2001) précise que cette
construction s'appuie aussi sur un système de références anthropologiques et culturelles
'préférentielles'– paradigmes, logiques, modèles, registres... Le référentiel interne n'est donc
pas constitué seulement de modèles cognitifs. Il est aussi social. Il n'est pas non plus destiné à
rester stable dans le temps mais à être modifié constamment sous l'effet des informations
renvoyées par le fonctionnement des apprenants. Ainsi la régulation active s’appuie sur un
référentiel composite qui se construit in situ et qui doit être ouvert à la modification – remise
en cause, élargissement, changement – quand la situation l'impose. Ce qui rapproche les
travaux de l'équipe aixoise de ceux d'Ardoino et Berger pour qui 20
:
contrôler consiste à mesurer les écarts et les variations entre un référé et un référant constant
sinon immuable, puisqu'il sert d'étalon permanent. Au contraire, l'évaluation, en ce qu'elle pose
la question du sens, consiste essentiellement à produire, à construire, à créer un référant en
même temps qu'elle s'y rapporte. (Ardoino & Berger, 1986, p. 122)
Or pour Bonniol & Vial (1997), l'évaluation ne va pas de soi : elle suppose un travail sur le
désir de maîtrise (Harvois, 1986). Campanale (1996, 1997, 1998) parle quant à elle,
d'altération du référentiel interne et souligne l'impact réciproque de l'activité des apprenants et
du référentiel interne qui « se régulent l'un par rapport à l'autre ». La régulation est envisagée
jusque-là comme cognitive, psychique et culturelle.
Ces abords me semblaient néanmoins insuffisamment informatifs sur la façon dont
s'opèrent les remises en cause, les modifications, l'altération du référentiel interne. Vial (1995)
parle d'auto-questionnement, Bonniol & Vial (1997) de problématisation du sens. Campanale
(2007) reprend la distinction piagétienne (1974) entre régulation automatique de l'action et
régulation active pour pointer que cette dernière implique des choix qui supposent « une
estimation pour ou contre » dans un langage intérieur (Vygotsky, 1935/1985).
Plusieurs pistes de compréhension se dessinaient sans pourtant s’organiser. Le recours à
l’ergologie m’a permis d’avancer une autre intelligibilité du travail de régulation. Pour cela, il
m’a été nécessaire de travailler les concepts ergologiques de deux manières. Dans une visée
épistémique d'une part, en suivant pour moi-même en 2010 une formation en ergologie
dirigée par Durrive à l'Université de Strasbourg, formation sanctionnée par un Diplôme
20 Que le professionnel s'est constitué en le préférant à d'autres.
90
Universitaire Analyse du Travail et de l'Activité-Ergologie. Dans une visée de recherche
d'autre part, en publiant sept contributions, dont deux articles théoriques avec Schwartz et
deux contributions empiriques avec Vial. Pour cela, j’ai d’abord repris l’étude du concept de
‘norme’ central tant en évaluation qu’en ergologie.
2.1.3. La régulation est une renormalisation
Le terme ‘norme’ a une signification commune à l’évaluation et à l’ergologie qui peut être
référée à Canguilhem :
Quand on sait que norma est le mot latin que traduit équerre et que normalis signifie
perpendiculaire, on sait à peu près tout ce qu’il faut savoir sur le domaine d’origine du sens des
termes norme et normal, importés dans une grande variété d’autres domaines. Une norme, une
règle, c’est ce qui sert à faire droit, à dresser, à redresser. Normer, normaliser, c’est imposer
une exigence à une existence, à un donné […] Une norme […] n’est la possibilité d’une
référence que lorsqu’elle a été instituée ou choisie comme expression d’une préférence et
comme instrument d’une volonté de substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de
choses décevant. (Canguilhem, 1966, p. 177).
L’usage qu’en font l’évaluation et l’ergologie diffère néanmoins. En ergologie, la norme
réfère à :
ce qu’une instance évalue comme devant être : selon le cas, un idéal, une règle, un but, un
modèle. Cette instance peut être extérieure a ̀ l’individu [normes imposées], comme elle peut
être l’individu lui-même [normes instaurées dans l’activité́], car chacun cherche a ̀ être
producteur de ses propres normes, a ̀ l’origine des exigences qui le gouvernent. » (Durrive,
2010, p. 2).
Les normes sont donc ici des objets qui peuvent être soit imposés soit instaurés dans l’activité.
Ce n’est pas tout à fait le cas de l’évaluation en éducation.
L’évaluation utilise les normes pour contrôler et pour accompagner. Contrôler, c’est
vérifier l’adéquation à des attendus préalablement fixés qui vont définir le produit ou la
91
démarche. Accompagner, c’est soutenir la construction du chemin propre à l’apprenant en
l’inscrivant dans un horizon de normes, lesquelles ne définissent pas entièrement le chemin
mais le contraignent pour certains aspects attendus. Dans les deux cas, l’évaluation met en
regard l’attendu et le réalisé. L’attendu est ici ce que Canguilhem (1966, p. 182) appelle ‘ le
normal’ défini « à partir d’une décision normative ». Normal qui prend le statut de ‘bon produit’,
de ‘bon chemin’ ou de ‘caractéristiques adéquates’. La norme est institutionnellement
(Bonniol, 1981) choisie et fixée de manière intangible pour harmoniser les attentes, pour
forcer la conformité, pour assurer la qualité. A l’exemple des normes AFNOR ou ISO, la
norme est ici ce qui est imposé de l’extérieur, et qui ne peut être remanié : elle ne peut qu’être
respectée (Nunziati, 1984) au plus près. Ce qui a deux conséquences. La première est que les
renormalisations ne peuvent y être envisagées. La seconde est que la norme ne peut concerner
les ‘manières de faire’ que le professionnel instaure et ré-instaure dans l’activité.
Contrairement à l’ergologie, il n’y a pas en évaluation de possibilité d’instaurer des normes in
situ et de les remanier. Cette restriction de la signification de la norme me semblait entraver la
compréhension du mouvement de la régulation.
Car la distinction reprise par Campanale entre régulation automatique et régulation active
était prometteuse. Avec le concept de renormalisation m’est venue l’idée que 'l'estimation
pour ou contre' participant de la régulation active se fait sous la forme d'un ‘débat’ entre
plusieurs alternatives, imposées ou instaurées, susceptibles d’être remaniées ou pas, sous
forme de savoirs codifiés ou de manières d’agir in situ, que j’ai considérées aussi comme des
normes. J’ai ainsi eu à nouveau recours à l’ergologie. Car cette dernière établit qu’en situation
de travail, le rapport du professionnel à son milieu de vie se fait sous la forme d’un ‘débat de
normes’ débouchant sur des choix et des prises de décision, débat où il « apporte ses normes
d’appréciation des situations (…) domine le milieu et se l’accommode » (Canguilhem, 1992a, p.
147). Ici, le milieu de vie a un sens bien précis, celui de :
champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs
immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux
autres et tous par rapport à lui. En sorte que l’environnement auquel il est censé réagir se
trouve originellement centré sur lui et par lui. » (Ibid.).
Le milieu de vie désigne « le monde tel que chacun tend à le reconstruire autour de soi, afin de
se vivre en être singulier » (Durrive, 2010, p.4). J’ajouterais que le milieu de vie est toujours
92
étroitement lié au moment de vie.
J’ai émis l’idée que la régulation procède d’une sorte de préparation, une double
anticipation au cours de laquelle s'exerce un débat intérieur problématisé, le plus souvent
inapparent, entre des normes antécédentes imposées de l’extérieur ou instaurées par le
professionnel, et des normes qui surgissent de façon plus ou moins imprévue du milieu de vie
du moment – que le professionnel doit repérer –, d'où résultent des choix infiltrés de valeurs
(Schwartz, 2004). Débat de normes qui prend la forme suivante : remise en cause, examen et
choix d'une ou de plusieurs alternatives, arbitrage. Débat qui s'exerce entre les normes
antécédentes de son référentiel interne - première anticipation - et les normes que le
professionnel rencontre in situ, issues notamment de l'activité des apprenants – deuxième
anticipation.. Le débat conduit à une renormalisation, à un arbitrage de l’instant d'où résultent
des normes nouvelles (ibid.). La régulation comme renormalisation permet de penser le
mouvement anticipateur de la régulation approché par les travaux précédemment cités : le
recours à différents modèles (Bonniol), la remise en cause des modèles et les re-constructions
successives du référentiel interne (Genthon), l’auto-questionnement (Vial), la
problématisation du sens (Bonniol & Vial) et ‘l’estimation du pour ou contre’ (Campanale).
J’ai expérimenté la pertinence de la régulation comme renormalisation dans plusieurs
recherches et au travers de l’encadrement de mémoires. Je citerai trois exemples.
2.1.4. Un exemple de renormalisations au travers de la construction et de
l’usage d’un portfolio
Le premier exemple est celui d’une expérimentation21
menée avec Vial de 2007 à 2010.
Le but était la mise en place d’un portfolio de compétences pour des élèves allant de la
sixième jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire – seize ans –, dans un bassin d’enseignement
secondaire français, suite à une commande rectorale. Nous avons encadré une équipe
pluridisciplinaire d’une vingtaine de professeurs volontaires de cinq établissements du bassin.
Le dispositif prévu a articulé trois phases : 2007-2008, élaboration du portfolio ; 2008-2009,
expérimentation ; 2009-2010, essaimage pour d’autres élèves. A partir de l’analyse de
21 Mencacci, N & Vial M. (2009) L’autoévaluation des pratiques professionnelles à travers l’usage du portfolio
au second degré, Evaluation et Développement professionnel, 21° colloque de l’ADMEE-Europe, Louvain La
Neuve, 21,22 et 23 janvier
93
documents produits par les professeurs, par les élèves et par les enseignants-chercheurs, à
partir d’entretiens, de notes prises pendant les regroupements, nous avons pu mettre en
évidence les renormalisations des pratiques professionnelles à l’œuvre à l’occasion de l’usage
du portfolio.
Les enseignants ont confronté leurs manières de faire habituelles, aux savoirs proposés par
les formateurs et à leur courte expérience de l’accompagnement d’élève dans la rédaction
d’un portfolio. C’est à partir de cette dialectique qu’ils « se sont donné » d’autres normes,
qu’ils ont auto-régulé leur référentiel. Ils se sont approprié certaines des alternatives que nous
leur avons proposées. Cette appropriation a été l’occasion de négociations et de contestations,
lors de débats externalisés en séance de formation, mais aussi lors de débats internes à eux-
mêmes. A partir de là, des choix d’agir ont été faits. Ces prises de décision ont constitué, dans
des proportions plus ou moins importantes, un pari. Autrement dit, une part de doute a
continué de subsister dans les normes d’agir qu’ils se sont données, car ils ont laissé de côté
des alternatives possibles, en ayant conscience que cela avait pour conséquence de s’engager
dans des pratiques professionnelles qui allaient leur demander un investissement nouveau.
Tout ne s’est pas passé pas comme si les enseignants avaient pu directement s’emparer des
« bonnes normes », des « bonnes conceptions apportées par les formateurs » concernant les
compétences, l’évaluation, l’apprentissage, la posture d’enseignement. Ils ont plutôt mobilisé
une réserve de normes disponibles dans leur patrimoine historique, un panel de possibilités
d’agir en nombre limité, capitalisées dans leur corps-soi. Ces normes existantes pouvaient être
– du moins le supposaient-ils au départ – des réponses pertinentes à la situation nouvelle
d’élaboration du portfolio et d’accompagnement des élèves. Ce qui leur a permis de
réexaminer – voire parfois même de découvrir – dans une sorte de « passage en revue », le
type de conceptions à partir desquelles ils agissaient, et celles qui leur apparaissaient parfois
quelque peu inopérantes. Tel ce professeur qui dit :
Ce travail me fait me poser des questions que je ne me posais pas…Je me suis rendu compte
que tout ce que je faisais avant, c’était pas le top…Ca m’embête un peu…C’est assez
ennuyeux de voir que ce qu’on a fait pendant des années, ce sur quoi on ne se posait pas de
question, ou ce à quoi on a cru fermement, ne marche pas dans le cas d’un portfolio. Je
comprends mieux maintenant les échecs de certains élèves… Mais j’ai envie de voir si ça
fonctionne. Je ne sais pas si je veux être un prof qui travaillera constamment de cette
façon…Mais ce que je fais ne me déplaît pas…Je ne veux pourtant pas abandonner tout ce que
94
je faisais avant, parce que ça veut dire qu’on choisit vraiment de faire autrement, qu’on
s’engage...
Mais les débats de normes en lien avec la construction d’un référentiel peuvent donner lieu
à des conflits parfois lourds à vivre.
2.1.5. Un exemple de renormalisations dans la préparation des examens
blancs d’épreuves anticipées de français du baccalauréat.
C’est le cas du deuxième exemple qui présente les débats de normes qui ont surgi entre
des professeurs de français lors de l’organisation d’examens blancs d’épreuves anticipées du
baccalauréat : choix des sujets, construction collective du référentiel d’évaluation et du
barème, notation en binôme. Ces débats de normes ont été étudiés par Reynaud-Tonfoni
(2010)22
avec une approche ethnographique, dans un mémoire que j’ai dirigé. Je laisse la
parole à l’auteur pour expliciter les résultats obtenus.
[…] le « débat de normes » est un phénomène récurrent, obligatoire et utile mais souvent vécu
dans la douleur faute de formation à ce sujet. Ce « débat de normes » a été constaté entre
anciens et nouveaux arrivants dans une équipe. La remise en cause de la norme suppose
l’émergence ou l’intrusion de nouvelles manières de travailler, d’organiser les épreuves et leur
correction. Ce débat, plus ou moins serein, peut porter, par exemples, sur les critères
d’évaluation, leur hiérarchie et sur l’établissement d’une moyenne qui servirait de référence et
ceci afin d’éviter les évaluations extrêmes.
Mais ce débat même s’il est douloureux doit pourtant avoir lieu, il est la condition sine qua non
de la réussite de l’organisation et est gage de fiabilité du travail collectif mis en place. Le métier
d’enseignant ne peut pas être une activité individuelle, il doit intégrer la nécessité du débat, de
la renormalisation quasi-permanente sous la forme d’ajustement et de prise en compte des
extrêmes car enseigner suppose s’adapter. S’adapter à son public élève, certes, mais aussi
22 Reynaud-Tonfoni, M. (2010) Evaluation et débat de normes lors d’examens blancs d’épreuves anticipées de
français du baccalauréat. Etude des discours d’enseignants d’un lycée du sud de la France, Mémoire Master
Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence, Aix-Marseille I.
95
s’adapter aux départs, aux changements, à la remise en cause des règles de fonctionnement
pour les faire progresser. L’altérité c’est-à-dire la nécessité de prendre en compte la parole de
l’autre permet d’accéder à une évaluation plus efficace et d’échapper peut-être à un sentiment
de souffrance inhérent aux difficultés relationnelles liées aux pratiques conjointes de
l’évaluation. Bien entendu, pour obtenir des résultats il est important que les intervenants aient
conscience de différents paramètres. Tout d’abord, l’influence exercée par le milieu social et les
valeurs héritées ou conquises au cours de notre existence et qui sont autant d’éléments
influençant notre évaluation. Notre parcours individuel, familial influence notre conception de
l’école et du rôle que nous voulons tenir. Différentes conceptions réunis, non par choix mais par
obligation professionnelle et hasard (mutation) peuvent aussi bien se heurter que trouver un
terrain avantageux mais rien n’est moins sûr en la matière. A ce premier paramètre, il faut
ajouter l’importance de l’éthique c’est-à-dire de valeurs morales véhiculées par les enseignants.
Ces valeurs sont-elles toutes identiques, peuvent-elles s’harmoniser et se féconder pour
favoriser le travail conjoint de l’évaluation ? Difficile de répondre de manière univoque et par
l’affirmative quand on consulte les différents documents récoltés au cours de l’étude. Enfin,
l’image de l’enseignant n’est pas une quantité négligeable dès que l’on parle d’évaluation
conjointe. Évaluer des élèves c’est aussi être évalué, se sentir évalué par son collègue même
s’il n’est pas un supérieur hiérarchique. Un courriel recueilli résume en quelques mots cette
difficulté puisque on peut lire que l’enseignant se sent « jugé, évalué, voire critiqué » par ses
pairs. Il existe de manière, plus ou moins forte, plus ou moins consciente une inquiétude à ce
sujet. Du coup, un processus de défense se met en place et la particularité de ce processus
c’est qu’il peut prendre la dimension d’une « stratégie collective de défense » plus ou moins
claire et explicite. Les réunions de concertations sont alors escamotées des plannings, certains
enseignants disparaissent de la salle des professeurs afin d’éviter les confrontations. Mais ces
stratégies ne font que déplacer les problèmes qui en définitive trouvent d’autres espaces pour
s’affirmer, l’échange épistolaire via internet en témoigne d’ailleurs à plusieurs reprises.
Les renormalisations sont sources d’un inconfort qui peut s’exprimer de deux manières. Il
peut avoir une issue productive où le professionnel perçoit qu’il acquiert des savoirs et de
l’expérience. Mais dans d’autres conditions, et c’est le cas ici, il s’exprime sous forme de
conflits difficiles voire impossibles à vivre.
96
2.1.6. Les renormalisations dans les pratiques de remédiation à
destination des élèves à Besoins Éducatifs Particuliers
La régulation comme renormalisation invite également à revenir sur les régulations
externes de conformité à destination des apprenants. Elle permet de pointer qu’exercer des
régulations de conformité suppose aussi des débats de normes, concernant non pas le but à
atteindre – lequel est prédéterminé et peu modifiable –, mais la manière d’atteindre le but
laquelle peut tolérer une certaine variation. La régulation de conformité implique donc une
« souplesse relative » (Canguilhem, 1966, p. 183) quant à la démarche. La différence est ainsi
marquée avec la régulation automatique laquelle est entièrement standardisée et exclut les
débats de normes.
Mais la standardisation de la régulation ne cesse d’interroger l’enseignement et la
formation. Notamment lorsque les bénéficiaires sont des apprenants à Besoins Educatifs
particuliers (BEP). J’ai abordé cette question dans un article23
de 2009 plaidant pour une
pratique humaniste de l’évaluation en ASH24
. J’ai d’abord explicité les principaux débats de
normes suscités par les différentes évaluations institutionnelles. J’ai ensuite souligné que
l’efficacité des stratégies de remédiation ne peut être subordonnée à l’application automatique
d’un référentiel normatif. J’ai avancé que l’efficacité de la remédiation procède plutôt de la
problématisation dans l’instant d’un retour correctif, d’une question, d’une suggestion, d’une
information nouvelle, d’un autre exercice, de nouvelles situations de travail, de la mise en
place de groupes de besoin voire de remédiation. Problématisation qui prend en compte les
caractéristiques cognitives, psychologiques, affectives et sociales de chacun des élèves, en
même temps que les aspects disciplinaires et didactiques de la tâche. Problématisation d’où
surgissent normes possibles qui sont débattues. Les ‘régulations adaptées’ exigent donc un
travail de pensée complexe et d’une grande finesse.
Ce qui m’a amenée à poser deux questions. Peut-on avec des élèves suivis en ASH
proposer une même remédiation à des difficultés apparemment identiques, sans les avoir
analysées finement ? S’agit-il comme dans le domaine médical, d’administrer un même
remède pour un même symptôme ? Et quelles sont les conséquences pour ces élèves, d’une
standardisation de la remédiation ?
23 Mencacci, N. (2009) Pour une pratique humaniste de l’évaluation en ASH, Ecole Maternelle et accueil de la
diversité, Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 46, 191-202 24
ASH = Adaptation scolaire et Scolarisation des élèves en situation de Handicap.
97
La seconde question a trait à un constat établi par le rapport IGEN de 2007. Concernant
l’enseignement ordinaire, il est souligné que « L’évaluation formative elle-même n’est guère plus
performante. Les outils habituellement utilisés par les enseignants ne permettent que rarement de
repérer les difficultés naissantes et d’intervenir sans retard pour éviter qu’elles ne s’aggravent. » S’il
est établi que les enseignants de classe ordinaire ne repèrent que rarement difficultés
naissantes et ne la préviennent pas assez rapidement, pourquoi continuent-ils à gérer, sans
aucune aide nouvelle, les difficultés ponctuelle et moyenne ? Les nouveaux dispositifs d’aide
personnalisés25
y suffiront-ils à eux seuls ?
2.1.7. Synthèse partielle des travaux sur la régulation comme
renormalisation
La régulation, qu’il s’agisse d’auto-régulation ou de régulation externe, est le quotidien
des professionnels enquêtés. Elle a engagé un re-travail finalement constant de normes
antécédentes et une production de normes in situ.
N’étant pas mécanique, elle n’a jamais été assurée. Elle a impliqué l’idée d’effort et
d’inconfort (Schwartz, 2004), entre plaisir et souffrance, avec des tentatives plus ou moins
obscures, répétées, soldées par des échecs et par des réussites dont il est tiré parti ou pas.
Dans cette perspective, Wanègue (2011)26
a montré la difficulté des mandadaires judiciaires à
renormaliser pour instaurer une relation éducative avec les majeurs protégés.
Les débats de normes, surtout lorsqu’ils sont collectifs, peuvent questionner les pratiques
et les personnes à tel point, et mettre à jour des choix tellement différents, que certains
préfèrent s’y dérober, pour ne pas avoir à faire face à des désaccords qui les impliquent
profondément. Les débats de normes soulèvent par petites touches un panel de normes
chèrement acquises renvoyant à un monde de valeurs, que les professionnels ne sont parfois
pas préparés à remettre en jeu, surtout face à d’autres. Les renormalisations sont ainsi
25 Cette question a fait l’objet du mémoire de Pierre Néron que j’ai dirigé.
Néron, P. (2011) Décrire et comprendre les pratiques évaluatives en classe et le dispositif d’aide personnalisée.
Le cas d’un enseignant de CM1 Mémoire Master Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence
Aix-Marseille I 26
Wanègue, M. (2011) La loi, entre impératif de protection et souci d’autonomisation : quelle place pour une
relation éducative ? Lecture des renormalisations qu’opèrent les mandataires judiciaires à la protection des
majeurs vulnérables Mémoire Master Recherche 2 Sciences de l’Education, Université de Provence, Aix-
Marseille I.
98
compromises. Elles exigent un travail parfois si fin et si complexe qu’il peut sembler
inaccessible à certains.
L’ensemble des travaux montrent deux impératifs de recherches et de formation.
Recherches qui mettront en évidence d’une part le type de normes mises en débat lors de
remédiations à destination des apprenants à BEP, et qui tenteront de préciser les liens entre
problématisation et renormalisation. Recherches qui se centreront d’autre part sur les
situations de production de référentiels d’évaluation scolaires, universitaires ou
professionnels. Situations où sont prises des « décision[s] de normalisation […] qui suppose[nt] la
représentation d’un tout possible des décisions corrélatives, complémentaires ou compensatrices. »
(Canguilhem, 1966, p. 183-184).
Les expérimentations que j’ai menées au cours de missions et de recherches, les travaux
de master que j’ai encadrés, montrent que ces décisions soulèvent des enjeux, des
découvertes, des réflexions, des incompréhensions, des difficultés, des impasses, des
questions épistémologiques, éthiques, politiques, didactiques, des manières d’agir
collectivement et individuellement, une expérience de soi…auxquels les professionnels sont
confrontés et qui restent largement méconnus. L’élucidation, par le biais d’entretiens
repérage-ancrage, des ‘représentations du tout possible des décisions corrélatives,
complémentaires ou compensatrices’ est une source de compréhension de ce que les
professionnels doivent affronter. Cette question sera l’objet d’un axe de recherche que je
souhaite organiser dans le cadre du CIPE 27
et que j’exposerai dans la troisième partie.
Un second impératif est celui de la formation : donner aux professionnels une culture du
débat de normes, par exemple dans une formation à l’évaluation. La formation est d’autant
plus nécessaire que la régulation, on va le voir, n’est pas un travail de pensée stricto sensu.
2.1.8. Régulation et usage de soi
Jusque-là, la régulation a été vue comme une intervention cognitive, psychique et
culturelle. Le concept d’usage de soi m’a permis de poursuivre l’élargissement de la
régulation. Il a été travaillé dans l’ensemble des sept publications, et plus particulièrement
27 Centre D’innovation Pédagogique et d’Evaluation, à Aix-Marseille-Université, dans lequel j’interviens pour la
formation à l’évaluation des chargés d’enseignement à l’université et pour des missions d’expertise liées à la
construction de référentiels d’évaluation de compétences.
99
dans deux contributions plus théoriques28
conçues sous formes de dialogues avec Schwartz.
Admettre que la régulation in situ procède de débats de normes et de renormalisations,
c’est admettre l’usage de soi – usage de soi par soi, usage de soi par les autres, dramatiques
d’usage de soi. Par ce biais, Schwartz met l’accent sur l'effort du professionnel à puiser sans
garantie de réussite :
dans ses propres capacités, ses propres ressources et ses propres choix » mais aussi dans
« l'histoire de [ses] échecs, de [ses] souffrances, de [ses] engagements avec les uns et les
autres, traversés par [ses] rapports aux valeurs [...et...] portée par son corps sans [qu'il] le
sache très bien. (Schwartz, 2004, p. 22)
Nous avons, Yves Schwartz et moi-même, prolongé cette réflexion dans les Dialogues
Ergologiques (2009, premier chapitre) dont un extrait est reproduit ci-dessous :
NM29. […] dans « usage de soi », il y a bien une idée d’usage au sens de coutume, usage au
sens de usure et usage au sens de « recours à ».
YS. […] Ce concept m’est venu avec l’idée que le travail est dit exploitation, et donc utilisation
des hommes. Pour que ce travail puisse s’opérer dans des conditions économiquement
satisfaisantes, il fallait qu’il y ait une ponction de la personne sur elle-même, que j’appelle
« l’usage de soi par soi ».
NM. C’est du don aussi ?
YS. C’est à la fois ponctionner et donner. Ponctionner va être l’aspect de l’usure, mais donner,
renvoie à un aspect qui va être positif aussi. L’usure n’est pas suffisante. Autrement dit, on n’a
pas vu que pour utiliser des hommes ou des femmes, il fallait que ces hommes et ces femmes
donnent d’eux-mêmes, s’utilisent eux-mêmes. Cela veut dire que je vais faire ponction en moi-
même de mon intelligence, de ma mémoire, de mon corps. Après, savoir comment se fait cette
ponction, c’est obscur. C’est le corps-soi. On a été complètement aveugle au fait qu’il fallait que
quelque chose d’obscur se déploie en même temps. Cet usage échappe à tout étalonnage en
mesure quantifiable.
NM. Qui n’est pas reconnu
28 Schwartz, Y & Mencacci, N. (2009) Trajectoires et usage de soi, L’activité en Dialogues, Entretiens sur
l’activité humaine (II), 9-34, Toulouse : Octarès
Schwartz, Y & Mencacci, N. (2008) Dialogue sur l’usage de soi, Informatica na educaçao, teoria et pratica,
ISSN versao electrônica,http://www.seer.ufrgs.br/index.php/InfEducTeoriaPratica Brasil 29
YS = Yves Schwartz, NM = Nicole Mencacci
100
YS. À strictement parler en effet, il n’est ni reconnu, ni payé. Mais, en vertu même de sa
définition, peut-il l’être ?
NM. Il faudrait d’abord qu’on sache que cela existe pour le reconnaître.
YS. Usage de soi veut dire que je suis une ressource. C’est l’idée d’usage de soi par soi. Est-ce
que c’est de l’usure ? Cela peut en être. Mais cela peut être aussi son contraire.
NM. Un développement ?
YS. En tous cas, une expérience de soi. C’est donc en partie du registre de l’usure parce que
c’est sûr que cela va me coûter. Mais c’est en même temps une façon de s’expérimenter
comme ressource
NM Et pour usage comme coutume ?
YS. Là, je crois que ce n’était pas au départ dans le registre sémantique. Mais cela ne veut pas
dire que ce ne soit pas une vraie question. Dans la mesure où dans la ponction de soi, on
développe aussi de l’expérience. Qui permet d’abord une prédisposition à répondre. Au lieu que
ce soit chaque fois une dramatique où il y a des arbitrages compliqués à faire, il y a aussi des
habitudes. Donc, les usages, ce peut être cela aussi. Dans la mesure où il y a expérience de
soi, il y a forcément capitalisation partielle. Partielle, parce que ce ne sera jamais exactement la
même situation.
MN. Vous ne voyez pas l’usage de soi « à la manière dont certains de mes aînés l’ont fait » ?
YS. Oui, dans la façon dont je vais arbitrer cette ponction de moi, sur moi, par rapport à ce
qu’on me demande, bien sûr que, peut-être, je vais bénéficier de l’expérience des autres. Dans
la mesure où ils me l’auront transmise.
L’usage de soi tel qu’approché ci-dessus est constitué de deux mouvements : ponction de
soi et don. Tous deux concernent l’anticipation de l’action et le résultat de l’anticipation c’est-
à-dire l’action. Autrement dit, l’usage de soi habite la totalité du processus de renormalisation,
et par extension, la totalité du processus de régulation. L’usage de soi ne peut être réduit ni à
la ponction de soi ni au don. Il ne peut être ramené non plus à la seule anticipation de l’action
ni à son seul résultat. Ces caractéristiques permettent de continuer l’élargissement de la
régulation. Avec l’ergologie, j’ajouterai que la régulation est historique, qu’elle est
expérience, qu’elle est incorporée et opportune, et qu’elle procède de relations complexes
entre anticipation et mise en œuvre.
101
2.1.9. La régulation est historique et expérientielle
Tous les professionnels n’ont pas la même histoire professionnelle et personnelle, pas la
même formation initiale et continue, pas le même parcours, pas les mêmes lectures, pas le
même investissement… Ils n’ont donc pas construit les mêmes aptitudes à percevoir et
catégoriser les indices, ni le même répertoire de modèles explicatifs des difficultés ou des
progrès des apprenants. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ne feront pas les mêmes
choix explicatifs. Mais ce n’est pas la seule.
La régulation convoque également l’expérience. En effet en situation de régulation active,
parce qu’il n’y a pas de « prêt à l’emploi », les expériences antérieures de régulation –
construites ou transmises – sont rappelées en mémoire. Réguler suppose ainsi revisiter son
expérience, l’espace d’un instant, ou tout au moins, un pan de son expérience : celui des
situations analogues de régulation. Certains épisodes sont réexaminés, avec le « souvenir des
leçons » que le professionnel a tirées et avec ce qui reste encore problématique, avec les
savoirs investis qui ont été alors mobilisés. S’effectue très rapidement, une sorte d’analyse des
régulations réussies et des savoir-faire que le professionnel aurait tendance à vouloir
reproduire à travers certains usages, ou à travers certains schémas d’agir, et celles qui ont
échoué et qu’il veut éviter.
Nous avons mis en lumière, avec Michel Vial, la ponction de l’expérience et l’expérience
de soi lors de la conception d’un référentiel de compétences professionnelles.
C’était une mission (2008) mandatée par l’IUFM. Elle a consisté à accompagner un
groupe de formateurs dans la conception d’un dossier de compétences30
, à destination des
professeurs-stagiaires du premier degré durant l’année de professionnalisation et les deux
premières années d’exercice. Le but était d’établir, pour chacune des dix compétences du
cahier des charges ministériel, un tout petit nombre d’indicateurs communément objectivés,
choisis, et partagés, indicateurs permettant un accord et une appropriation de ce qui sera
communément entendu par « maîtrise de la compétence à un niveau satisfaisant », c’est-à-dire
maîtrise qui certifie l’aptitude au métier et à la poursuite de la professionnalisation. Les
différents moments d’évaluations ont été des situations réciproquement formatives (Teiger,
2007), parce que les formateurs y ont appris des attentes de chacun au travers de débats de
30 Mencacci, N et Vial, M. (2008) Questionner un dispositif d’évaluation des compétences professionnelle des
enseignants du premier degré en formation initiale. Communication au 20e colloque de l’ADMEE-Europe – 9, 10
et 11 janvier 2008, Université de Genève, Suisse
102
normes, et ont construit un accord. Mais pas seulement. Une réflexion sur ce à quoi il est bon
de former, de quelle manière, avec quelle mise en question du référentiel et du plan de
formation a été engagée. En témoigne la phrase d’un formateur :
À la sortie de la réunion de mercredi dernier je te livrais mon point de vue sur ce référentiel de
compétences, qui très rapidement deviendrait en pratique plus souvent un outil d'aide à la mise
en posture professionnelle et de préparation des contenus de formation pour les formateurs,
qu'un simple outil d’évaluation.
Cet exemple montre une remise en jeu, une mise en débat de l’expérience antérieure et des
savoirs de référence lors de la régulation d’un référentiel professionnel. J’ai retrouvé cette
remise en jeu dans l’expérimentation-portfolio. Dans les deux cas, il y a eu expérience de soi
avec capitalisation partielle. J’ai constaté que se faisait chaque fois chez les professionnels
une synthèse des acquis qui unit des savoirs codifiés, de l’expérience, et des moments de vie.
Je me suis demandé si une telle synthèse était seulement cognitive et psychique.
2.1.10. La régulation est incorporée et opportune
Réguler in situ suppose, on l’a vu, des investissements en termes d’intelligence et de
mémoire. Pourtant, la manière reste encore obscure dont s’effectuent la perception d’indices
de progrès ou difficultés, leur catégorisation, la mise en liens avec un ou des modèles
explicatifs, le recours aux expériences antérieures et à leurs résultats, et la production de
l’adaptation pédagogique. Quels indices sont perçus, choisis et pourquoi ? Quelle est l’entité
en nous qui sélectionne les indices certes linguistiques mais aussi extra-linguistiques
(onomatopées, regards, gestes, couleurs de la voix…) parmi la masse d’informations qui nous
parvient ? Comment se font les catégorisations ? Comment se fait l’appel à expérience ?
Comment se fait-il que l’expérience puisse être rappelée en quelques secondes – le temps de
l’anticipation – alors que l’expérience s’étend sur des années ? Qu’est-ce qui préside au choix
de l’épisode ou des épisodes rappelés ? Avec Schwartz (2004), Durrive (2005), Schwartz et
Echternacht (2009), je fais l’hypothèse du corps-soi. Il est intelligence première (Roustang,
2001). Sensoriellement attentif aux variations de la situation, il repère et catégorise en acte
des indices de progrès ou de difficultés des apprenants. Il met en mémoire – et notamment en
mémoire de travail –, une synthèse plus ou moins pertinente de ce qu’il a antérieurement saisi,
103
compris, non compris, interprété, mémorisé, sédimenté. Plus encore, pour concevoir une
adaptation, il fait une synthèse dans l’instant de la perception d’indices in situ, de leur
catégorisation, du recours à l’expérience antérieure et à des modèles explicatifs.
J’avance donc que travail du professionnel qui régule n’est pas, comme je l’envisageais au
départ, un travail de pensée seulement, mais un travail corps et pensée que les ergologues
appellent travail du corps-soi. A la suite de Schwartz et Durrive (2009), j’avance l’idée que le
corps-soi est centre de régulation.
Dans cette perspective, j’ai souhaité revisiter, à la lumière des concepts de l’ergologie,
l’étude d’une situation concrète d’enseignement étudiée dans le cadre de ma thèse. Le résultat
a été un article31
qui a mis en évidence l’anticipation et la mise en œuvre de régulations pour
faire face à un événement. C’est-à-dire les débats de normes, renormalisations et usage de soi
du professionnel qui sont généralement peu perceptibles par autrui, voire totalement invisibles
et muets, fugaces et partiellement énigmatiques, et à propos desquels Schwartz (2003)
dit qu’il y a de la grandeur dans ce qui a toujours été considéré comme infiniment petit ou
négligeable.
L’article est la re-lecture ergologique d’un fragment vidéoscopé de séquence32
de CM1
étudié lors de ma thèse. L’enseignant demande à un élève de « raconter l’histoire » contenue
dans un texte tiré d’un manuel d’histoire retraçant le passage de la conception géocentrique du
système solaire (Ptolémée) à la conception héliocentrique (Copernic puis Galilée).
L’événement analysé est une erreur de chronologie commise par l’élève, erreur majeure qui
compromet lourdement la compréhension du texte.
L’étude montre l’investissement en intelligence de l’enseignant, qui l’amène à créer sur-le-
champ une manière d’agir adaptée à la singularité de l’événement – lequel, par définition, est
inattendu. C’est l’intelligence opportune, l’intelligence du Kaïros par laquelle le professionnel
décide in situ d’agir, et de comment agir. Il opère successivement quatre renormalisations
enchâssées : décision d’intervenir rapidement plutôt que de laisser l’élève aller plus loin ;
choix de déléguer partiellement aux élèves le traitement de l’erreur plutôt que de la combler
lui-même ; option d’agir par le détour plutôt que par l’accès direct ; enfin retour progressif au
dispositif initial plutôt que poursuite du détour.
31 Mencacci, N. (2008) L’intelligence de l’événement et le détour en situation d’enseignement, Place et posture
de l’enseignant, Quelles évolutions, Questions Vives, Volume 4 numéro 9, pp. 215-225. 32
Cours moyen première année, quatrième niveau de l’école primaire en France.
104
Cet investissement est assez impalpable pour les élèves ou pour un observateur. Les
analyses thématique, de l’expression et des manifestations extra-linguistiques (Bardin, 2003)
montrent pourtant qu’il est intense. Le maître s’appuie sur ce que son corps-soi perçoit à cet
instant, sur son expérience, au-delà de la technique et de la théorisation. Il mobilise des
savoirs prudents, plus ou moins conscients « qui se donnent en adhérence, en capillarité avec la
gestion de toutes les situations de travail » (Schwartz, 2004) pour évaluer la situation, la
renormaliser. Ces savoirs – choix ciblés d’attention, de vigilance, prises de décisions, feinte,
souplesse dans les postures… – ont des racines très profondément plongées dans la situation
actuelle, dans l’historique de la situation, dans les situations antérieures telles qu’elles ont été
vécues, telles qu’elles ont été comprises par l’enseignant et le collectif auquel il appartient, et
telles qu’elles ont été capitalisées dans le corps. Elles ont aussi des racines dans les situations
futures telles qu’elles sont envisagées.
Les situations d’enseignement et de formation se spécifient en ce qu’elles sont, de manière
incessante, traversées par des événements qui reconfigurent chaque fois la situation. Ce qui
implique des compétences en régulation qui, avec les apports de l’ergologie pourraient, être
travaillées de manière plus approfondie dans les instituts de formation.
2.1.11. La régulation externe : des relations complexes entre anticipation
et adaptation pédagogique
La régulation externe in situ apparaît ainsi comme un mouvement complexe tant dans son
anticipation que dans sa mise en œuvre. Les apports complémentaires des recherches en
évaluation et de l’ergologie m’amènent à distinguer les phases suivantes :
Anticipation
- perception d’indices de difficultés ou de progrès
- en fonction des indices, prise de décision de renormaliser in situ
- catégorisation des indices et émission d’hypothèse(s) en référence à un
(ou des) modèle(s) possiblement explicatif(s) et en référence à une
synthèse des expériences antérieures pertinentes
- mobilisation, mise en débat et choix de nouvelles normes adaptées
procédant de la (des) hypothèses : renormalisation
mise en œuvre et évaluation
de l’impact de la régulation
- si régulation externe efficace, poursuite de la formation
- si régulation externe inefficace, appel aux réserves d’alternatives, ou
remise en cause de la renormalisation avec possible autorégulation du
référentiel (modèles, expérience, posture…)
Tableau 17. La régulation externe : anticipation et mise en œuvre
105
Revenons sur l’affirmation de Bonniol selon laquelle toutes les régulations ne se valent
pas. Il indique que leur qualité dépend de la qualité de la perception et de la catégorisation des
indices, et du moment où elle s'exerce. Genthon y joint qu’elle dépend de la qualité du modèle
de référence. Pourtant, la qualité de ces différents déterminants ne garantit pas la qualité de la
régulation. Les régulations peuvent être inefficaces – ou de qualité moindre – même lorsque
les déterminants précités sont de qualité. Autrement dit, n’y a pas d’automaticité entre la
qualité de ces déterminants et la qualité de l’adaptation. L’une des explications, me semble-t-
il, est celle de chaînons manquants. Je fais l’hypothèse que la qualité de la régulation dépend
en outre de la qualité de l’expérience rappelée par le professionnel, de la pertinence de
l’adaptation pédagogique proposée, et de la qualité de la mise en œuvre. Cette hypothèse va
structurer un axe des recherches futures que je souhaite organiser, dans le cadre des aides
adaptées apportées aux apprenants à Besoins Educatifs Particuliers. Cet axe sera développé
dans la troisième partie de ma note de synthèse. Les questions seront les suivantes : comment
s’effectue le passage entre le repérage et la catégorisation d’indices, la référence aux modèles
et à l’expérience, et la conception de l’adaptation pédagogique ? Quels sont les liens entre
problématisation et renormalisation ? Comment les déterminants précités se convertissent-ils
ou pas dans la conception de l’adaptation ? Qu’est-ce qui préside à une mise en œuvre
efficace ?
J’ai travaillé à cette hypothèse notamment lorsque j’ai participé à une recherche33
quantitative menée avec des étudiants de l’IUFM formés à la prise en compte de la grande
difficulté scolaire et du handicap. L’objectif général était de repérer des traces
d’appropriation, de mises en liens des savoirs étudiés en cours et des évolutions de
représentation de la difficulté scolaire et le handicap.
J’ai plus particulièrement étudié les copies d’un groupe de 26 étudiants qui devaient
analyser la production d’un élève en difficultés scolaires, production issue du livret des
Évaluations Nationales de 2009. Les étudiants avaient à repérer trois erreurs pertinentes, à les
identifier en émettant des hypothèses sur leur origine, à les analyser en convoquant des
références d’auteurs et enfin à proposer un dispositif de remédiation. Le tableau ci-dessous
rassemble les résultats de l’étude des copies des étudiants.
33 Mencacci, N., Harma, K., Gombert, A., Barbier, M.L., Chnane-Davin, F., Tsao, R. (2011) La formation des
étudiants de Master Education et Formation à la prise en compte des Besoins éducatifs particuliers. L’exemple
de l’IUFM d’Aix-Marseille Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation, n° 55, 75-91
106
Identification des erreurs A localisé et a décrit correctement les erreurs 100%
A identifié aussi les réussites de l’élève 84%
Analyse des hypothèses
relatives aux erreurs
identifiées
A émis des hypothèses « simplistes » sur l’origine des
erreurs 57%
A émis des hypothèses plausibles sur l’origine des
erreurs à partir d’indices explicites 100%
A émis des hypothèses en référence à des concepts
étudiés dans d’autres modules (psychologie cognitive,
didactique…)
57%
A fait plusieurs hypothèses plausibles pour une même
erreur 42%
Remédiation
S’est appuyé sur ce que l’élève savait faire pour
concevoir la remédiation 34%
La remédiation est inférée des hypothèses 100%
A énoncé plus de deux remédiations possibles pour une
même erreur 57%
A conçu la remédiation en recourant aux dispositifs
institutionnels (aide individualisée, PPRE34
, RASED35
…) 92%
Tableau 18. Analyse globale des copies des élèves en Difficultés Scolaires (n=26 élèves)
100% des étudiants du groupe ont correctement identifié les erreurs, ont émis des
hypothèses plausibles sur leur origine, à partir d'indices explicités, et ont envisagé une
remédiation inférée des hypothèses. De plus, 92% ont conçu la remédiation dans le cadre de
dispositifs institutionnels. Néanmoins, la réussite massive dans cette tâche d'évaluation peut
être précisée et nuancée par une analyse plus fine, concernant l'émission d'hypothèses d'abord,
et de remédiation ensuite.
100% ont émis des hypothèses plausibles, néanmoins 57% ont émis également des
hypothèses « simplistes » – par exemple : « il n'est pas motivé, a fait une erreur
d'inadvertance, ne fait pas attention, ne sait pas quoi faire... » – des hypothèses qui ne
renvoient non pas à un souci de comprendre le fonctionnement cognitif de l’élève, mais qui
statuent d’un état figé et définitif de ce dernier face à la tâche (constat d’impuissance en
quelque sorte). 42% d’entre eux ont fait plusieurs hypothèses plausibles – le plus souvent
deux, maximum trois – pour une même erreur. Autrement dit, ils ont appelé plusieurs
ressources explicatives pour cerner une erreur dont ils ne semblent pas pouvoir décider avec
certitude l’(les) origine(s). Ce qui est, somme toute, une attitude plutôt prudente voire
rigoureuse pour un novice.
87% des étudiants ont mentionné les erreurs ainsi que les réussites de l'élève, pourtant
34% seulement se sont appuyés sur ces deux aspects en même temps pour concevoir la
34 Programme Personnalisé de Réussite Educative
35 Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté
107
remédiation. Cet écart peut être expliqué par la difficulté de nombreux étudiants à appeler
ensemble et à faire travailler ces deux types d'informations – réussites et erreurs de l'élève –
ce qui surchargerait leur mémoire de travail. Mais aussi par le fait que les étudiants
n'envisagent pas encore aisément d'exercer une remédiation autrement qu'en partant des
difficultés des élèves.
57% ont prévu deux ou trois remédiations possibles pour une même erreur. Au-delà de
leur incertitude quant à l’efficacité de leur action, ces prévisions témoignent de leur capacité à
constituer des réserves d’alternatives (Schwartz, 2004), lesquelles montrent là aussi leur
prudence.
La méthode de recherche n’a pas permis de mettre en évidence l’appel à expérience des
étudiants. On peut néanmoins supposer que pour la majorité d’entre eux, l’expérience de
régulation était faible. En revanche, l’étude indique la tendance pas toujours majoritaire à
faire usage de plusieurs modèles de référence, tant pour identifier la cause des erreurs que
pour concevoir une remédiation. Comme si les étudiants approchaient la difficulté non pas par
une voie unique mais par différents biais, pour envisager successivement une ou plusieurs
hypothèses et remédiations. Certains d’entre eux ont même fait état d’une hiérarchisation des
hypothèses.
L’étude a montré que les étudiants ont constitué des ressources en termes d’analyse, de
conception, et que certains ont entamé un maillage de connaissances issues de disciplines
différentes, maillage pouvant constituer l’amorce d’une base de connaissances des difficultés
des élèves. Néanmoins, les ressources et compétences construites sont des savoirs
d'anticipation, certes nécessaires, mais pas suffisants pour affirmer que les étudiants sont
formés à la remédiation. Car rien ne permet de prédire à partir de là, comment en situation
concrète se ferait la mise en œuvre de l’adaptation pédagogique, ni comment ils utiliseraient
les savoirs de référence, ni même s'ils les utiliseraient.
2.1.12. Réguler c’est être en proie avec un monde de valeurs
User de soi c’est être traversé par son rapport aux valeurs, souligne Schwartz. À l’instar du
concept de normes, le concept de valeur est essentiel en ergologie et en évaluation – où il fait
partie de l’étymologie du mot.
Vial (2001) établit que réguler implique un rapport à des valeurs professionnelles liées à
des registres de pensée : valeurs sociales, plus ou moins universelles et en nombre limité. Il
108
met en évidence des systèmes de valeurs anthropologiques, culturelles et historiques. Il
montre ainsi que l’évaluation n’additionne pas les valeurs : selon l’époque, selon la culture,
elle les organise, elle en privilégie certaines, elle les hiérarchise.
Registres de pensée Valeurs professionnelles privilégiées
La pensée humaniste Respect de l’autre et de soi
La pensée par objectifs Efficacité et dynamisme
La pensée stratégique, pensée managériale Autonomie et motivation
La pensée magique, dite “archaïque” Qualité (sécurité) et bien-être
La pragmatique
ou pensée par projets Changement permanent
et plasticité du sujet
Tableau 19. Les registres de pensée disponibles (Vial, 2001)
Mais l’évaluation ne fige pas ses hiérarchies. Nous avons montré avec Michel Vial
(2007)36
qu’in situ, elle les réorganise. J’ai souhaité aborder cette question avec Yves
Schwartz ainsi que celle des liens entre évaluation et ergologie. Notre réflexion figure dans un
extrait des Dialogues Ergologiques (2009, premier chapitre) transcrit ci-dessous.
YS […] Les normes débouchent sur des agirs observables, mais en revanche,
indiscutablement, elles ont la tête dans les valeurs : il n’y a aucune norme qui ne soit pas liée à
des valeurs. Ce n’est pas possible. Comme on l’a dit, les valeurs font tenir debout les normes.
Mais en même temps, ce monde des valeurs est inobservable, il est définissable mais sous
réserve et sans aucune rigueur invariable. Je crois que vous employez, vous37, le terme
« évaluation » pour dire précisément que dans chaque situation d’activité – je le dirais comme
cela –, on va à la fois re-définir les valeurs, les hiérarchiser entre elles. Et en même temps,
l’idée même qu’on les hiérarchise semblerait entendre qu’elles sont des ensembles
relativement circonscrits et relativement différents les uns des autres. Or, en quel sens peut-on
dire par exemple que la justice est différente du droit à la culture pour tous, ou de l’aspiration à
la culture ? C’est difficile à dire : oui et non.
M.N. Nous sommes effectivement de ceux qui comprennent aussi l’évaluation comme la prise
en nous, l’identification, et la hiérarchisation, en situation, de valeurs dont le contour peut être
36 Vial, M. et Caparros-Mencacci, N. (2007) L’accompagnement professionnel ? Méthode à l’usage des
praticiens exerçant une fonction éducative. Bruxelles : De Boeck 37
Le ‘vous’ fait ici allusion à Michel Vial et à moi-même
109
plus ou moins flou. Mais pas seulement. L’évaluation consiste aussi à questionner
incessamment cette hiérarchisation. L’évaluation est ce rapport aux valeurs, ce rapport ternaire
où on tente constamment de répondre aux questions suivantes : quelles sont les valeurs
auxquelles je suis en proie, et comment je les définis ? Comment je les hiérarchise dans cette
situation précise ? Mais aussi, quelles sont les questions que je me pose quant à cette
hiérarchisation, toujours dans cette situation précise ?
Y.S. En situation, oui…Je me sens très proche de cette manière de voir. Avec l’idée que
l’activité comme débat de normes permanent, donc comme mise à l’épreuve de soi, est un
élément fondamental pour re-travailler, non seulement la définition relative des valeurs entre
elles, et mais aussi leur hiérarchisation.
M.N. Oui
Y.S. C’est bien pour cela qu’il n’y a pas un univers stable des valeurs. Si on prend au sérieux
l’activité humaine, elle est un élément de re-travail permanent de cet univers de valeurs, re-
travail entendu comme re-définition et re-hiérarchisation. Évidemment, cela me rappelle un peu
la position de Nietzsche par rapport aux valeurs. Justement, pour lui, l’essentiel c’était évaluer
d’abord. C’est-à-dire qu’il refusait l’idée – mais c’est un extrême et je n’irai pas jusque là – qu’il
y a des valeurs préexistantes à notre rapport aux valeurs. Et c’est en fonction de notre – je
dirais pour aller vite – de notre vouloir vivre, de notre type de santé, au sens où il
reconceptualise celle-ci, que nous définissons et hiérarchisons des valeurs. En fait je crois que
les valeurs, pour une part, nous préexistent. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on leur accorde
valeur. Elles nous dépassent. Et en même temps, elles ne sont jamais un univers stabilisé et
fixe. On ne cesse au cours de notre vie, au cours de notre expérience individuelle, sociale,
historique, de les « recycler » […] On ne peut jamais juger d’avance des débats de normes,
dans la mesure où il y a toujours derrière, ce jeu compliqué avec les valeurs. Valeurs qui ont
prise sur nous, et vis-à-vis desquelles on a prise sur elles, puisque notre vie ne cesse de les re-
travailler. Le travail d’évaluation est toujours en chemin.
Trois points résultent des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la question des valeurs en
situation de régulation.
- Réguler c’est être en interaction avec des valeurs sociales, culturelles et historiques.
Elles ont prise sur nous – c’est-à-dire qu’elles surdéterminent partiellement nos
actions, nos arbitrages – et nous avons prise sur elles en ce que nous les retravaillons
constamment, y compris in situ.
110
- Les valeurs s’organisent en « monde », selon les époques, selon la culture. Certaines
sont universelles – par exemple la justice, la santé, le bien vivre ensemble. Les valeurs
ne sont pas indépendantes l’une de l’autre : elles sont définies les unes par rapport aux
autres et elles sont hiérarchisées. Pourtant les mondes de valeurs ne sont jamais stables
ni fixés. Nous renégocions constamment dans l’agir la définition des valeurs et leur
hiérarchie.
- Les débats de normes sont des occasions de retravailler la définition et la hiérarchie
des valeurs. Ainsi, tous les professionnels, à quelque degré et parfois à leur insu,
retravaillent même infinitésimalement les valeurs dès lors qu’ils se donnent des
normes pour agir. En conséquence, les expériences de construction collective ou
individuelle de référentiels de compétences sont des moments de re-travail des valeurs,
où sont débattues des manières nouvelles de les définir et de les hiérarchiser. Ce point
est à retenir pour l’axe de recherche futur sur les expériences de normalisation
notamment avec le CIPE.
2.1.13. Synthèse des apports de l’évaluation et de l’ergologie à la
régulation in situ
Le tableau ci-dessous rassemble les résultats des recherches sur l’élargissement de la
régulation par les apports de l’ergologie.
111
La régulation dans les recherches en évaluation La régulation avec les apports de l’ergologie
Régulation =
Bonniol (1978-1997)
• repérage et catégorisation d’indices : travail
cognitif
• appel à modèles de référence (apprentissage,
cognition, fonctionnement et
dysfonctionnement de l’apprenant…)
• à un moment non prédéterminé
• problématisation du sens
• norme = objet de conformisation imposé par
l’institution
Genthon (1991)
régulations de conformité et régulations
productrices de sens nouveau
• remise en cause des modèles si critères de
régulation inopérants
Harvois (1986)
• travail sur désir de maîtrise : travail
psychique
Vial (2001-2007)
• appui sur système de références
anthropologiques (2001) : travail psychique
• en lien avec valeurs professionnelles
historiques et culturelles organisées en
systèmes (2001)
• auto-questionnement (1997)
• valeurs re-hiérarchisées in situ (Vial &
Mencacci, 2007)
Campanale (2007)
• régulation automatique ≠ régulation active
(estimation pour ou contre)
Régulation =
débats de normes et renormalisations pour
Anticipation
de l’adaptation
Adaptation
pédagogique
- repérage et catégorisation
d’indices,
- appel à modèle(s) de
référence disponibles
possiblement
explicatif(s) des
difficultés ou progrès des
apprenants,
- appel à une synthèse des
expériences antérieures
d’adaptations
pédagogiques réussies ou
échouées,
- intelligence du Kaïros
→ construction par synthèse
des éléments précédents
d’une ou plusieurs
adaptations ayant le statut
d’hypothèse à tester
- tentatives
d’adaptations
pédagogiques :
inconfort
- évaluation de
l’efficacité de
l’adaptation
- arbitrages sur
les critères de
régulation et
autorégulation si
nécessaire
travail sur la posture évaluative
Normes ≠ objet institutionnel intangible
= imposées ou instaurées
par le professionnel dans l’activité,
reliées à un monde de valeurs incessamment
redéfinies et re-hiérarchisées
Régulation implique : usage de soi
cognitif, psychique, historique, expérientiel, incorporé
Régulation ≠ travail pensée seul
= travail corps et pensée
Corps-soi = centre de régulation
Tableau 20. Travail de régulation in situ
112
2.2. Deuxième axe : élaboration d'une méthode pour
l'accompagnement à destination de professionnels exerçant une
fonction éducative
Le deuxième axe s'est attaché, dans un premier temps, à expérimenter l'outil d'analyse des
interactions in situ issu de ma thèse, dans plusieurs autres situations d'enseignement et de
formation. Est-il opératoire ?
Manières de faire du professionnel Cheminements des apprenants
Tableau 21. Outil d'analyse des interactions
Dans un second temps, il a été mis au service d'une élaboration conceptuelle de
l'accompagnement. L’expérimentation a été élargie, puisque j'ai eu l'opportunité de la mener
dans quatre autres secteurs professionnels à fonction éducative38
: l'encadrement dans la santé,
l'encadrement dans le travail social, l'intervention en organisation et la VAE.
Pourquoi ces secteurs ? Parce que de 2002 à 2006 j'ai exercé en tant qu'ATER dans le
département des Sciences de l’éducation de l'Université de Provence. Ce dernier comprenait
un master pour chacun de ces quatre secteurs. J'y suis intervenue pour la formation des
38 Le département de Sciences de l'Education comprenait des licences et des masters dans chacun des secteurs
mentionnés.
Problème d'enseignement ou de formation
problème à résoudre ou problème à élucider
réponse = solution ou réponse
problématologique Pratiques de questionnement
indifférenciation/différenciation
Processus
de traitement du problème
Quête immédiate de
réponse/problématisation
Mouvements heuristiques
Analogies
Scénarisation
différenciation
Ingéniosités éducatives
kaïros-mètis
Occasion saisie-ruse
113
étudiants, dont la plupart étaient des professionnels expérimentés. J'ai initié ces derniers à
l'usage de l'outil d'analyse des interactions de soutien in situ.
2.2.1. L'outil d'analyse des interactions in situ au service de la formation
de professionnels à fonction éducative
J'ai dirigé entre 2003 et 2010, les mémoires professionnels et de recherche de master 1 et
2, de quarante-cinq de ces étudiants qui, parce que le référentiel de compétences de leur
métier le prescrivait, s’interrogeaient sur l'accompagnement : 5 pour la santé, 9 pour le travail
social, 2 pour la VAE, 15 pour l'intervention en organisation et 14 pour l’enseignement et la
formation. Ils ont choisi de traiter les thèmes de la distinction entre guidage maximal et
accompagnement, des pratiques de questionnement et des ingéniosités de l'instant. Par le biais
d'analyses de vidéo de situations concrètes et/ou d'enregistrement d'entretiens, ils ont recueilli
sur le terrain des données qu'ils ont traitées avec tout ou partie de l'outil d'analyse des
interactions.
J'ai pu observer que pour soutenir la construction de la réponse à une question nouvelle, à
une demande ou à une commande institutionnelle – due à une difficulté, un
dysfonctionnement, un projet, une innovation à implanter –, collectivement ou en relation
duelle, les cadres de santé et du travail social, les éducateurs, les intervenants en organisation
et les accompagnateurs VAE, les enseignants et les formateurs enquêtés, tous ont mis en
œuvre des pratiques de questionnement. Il est donc possible d'avancer l'hypothèse que c'est
une compétence générique aux pratiques éducatives. Certains étudiants ont mis en évidence et
comparé l'impact de pratiques différenciées et indifférenciées sur les capacités de créativité
des personnels, des jeunes ou des apprenants. À l'instar de Féline (2007)39
qui analyse
finement d'une part l'habileté différenciatrice d'un maître-formateur dans un débat
d'interprétation littéraire, et d'autre part le peu de savoir-faire d'un autre maître-formateur qui
dans la même situation, se trouve démuni pour inventer in situ les questions de relance de la
réflexion et peine à gérer son incertitude quant au devenir du débat lorsque ce dernier prend
des directions imprévues et paraît lui échapper.
39 Feline, C. (2007) Les pratiques de questionnement de l’enseignant dans le débat d’interprétation en
maternelles. Master Recherche 2 Sciences de l'Education, Université de Provence, Aix-Marseille I.
114
D'autres ont montré l'usage quotidien d'ingéniosités par des professionnels ordinaires, et
en ont mentionné l'efficacité. À l'exemple de Djouahra (2004)40
et de Costa (2006)41
, qui
mettent en évidence respectivement chez des chercheurs et chez une monitrice d'atelier de
CAT42
, des tours habiles et des habiletés prudentes analogues à ceux des enseignants et des
formateurs. Néanmoins Costa signale que si toutes les catégories de kaïros peuvent être
retrouvées chez la monitrice d'atelier, il n'en est pas de même pour les catégories de mètis. La
monitrice ne pratique par exemple jamais le retournement avec les personnes handicapées
mentales, car compromettre les certitudes de ces personnes pourrait déclencher chez elles de
vives réactions d'angoisse. Chauvot (2009)43
, quant à elle, pointe les maladresses éducatives
d'AVS et leur impact sur les apprentissages des élèves handicapés. Gautier Chovelon (2011)44
s'est intéressée à la créativité de l’agir des managers et des encadrantes du secteur de la petite
enfance. Dans sa thèse, elle a mis en évidence qu'à certains moments, les managers-
accompagnants autorisaient et favorisaient les recompositions autonomes de collectifs pour
qu'ils soient plus pertinents aux situations rencontrées. En référence aux Entités Collectives
Relativement Pertinentes de Schwartz (2000), elle a nommé ces recompositions de l'instant
'Collectifs à Géométrie Variable' et en a repéré plusieurs aspects : la variabilité du nombre de
professionnels, la variabilité du type de professionnels de la petite enfance, la variabilité des
moments de fonctionnement de ce collectif, et les dénivellations internes des responsabilités.
Une de ses prochaines intentions est de comprendre à quels moments s’opèrent les re-
compositions de collectifs, les dénivellations internes de responsabilités, comment elles se
décident, avec l'hypothèse qu'elles sont des ingéniosités éducatives.
Plusieurs travaux constatent la présence du guidage maximal dans des pratiques
éducatives qui voudraient pourtant s'inscrire dans une perspective autonomisante
40 Djouahra, F. (2004) Les habiletés mises en œuvre chez l’interviewer qui travaille à l’acceptation d’un
entretien auprès d’un interviewé, Master Recherche 1 Sciences de l'Education, Université de Provence Aix-
Marseille I. 41
Costa, A. (2006) Les habiletés articulatoires du moniteur d’atelier en Centre d’Aide par le Travail. Master
Professionnel 1 Sciences de l’Éducation, Université de Provence, Aix-Marseille I. 42
Centre d'Aide par le Travail pour des adultes handicapés. 43
Chauvot, N. (2009) L’intégration individuelle avec AVS en cycle 2 d’élèves présentant des troubles
envahissants du développement, Master Recherche 2 Sciences de l'Education, Université de Provence, Aix-
Marseille I. 44
Gautier-Chovelon, C. (2011) Une compréhension de l'agir collectif dans les structures de la petite enfance,
analyse du discours des encadrantes et des managers, Thèse de Doctorat de Sciences de l'Education, co-
direction Jeanne Mallet et Nicole Mencacci, Université de Provence, Aix-Marseille I.
115
d'accompagnement, que préconise leur institution. Rastoin (2005)45
par exemple mentionne
les dérives possibles de pratiques de VAE pour le diplôme d'Assistante de Vie, conçues
comme un guidage des candidats vers une qualification après une première expérience sur le
tas, ce qui raccourcit le temps de qualification par rapport à un parcours classique de
formation, et cautionne l'embauche de salariés à moindre frais. Dans le secteur de la santé
Fabrizzio (2009)46
met en lumière les difficultés pointées par des ergothérapeutes dans la mise
en place d'une démarche d'accompagnement, alors que la loi de 2005 sur le handicap donne à
la personne handicapée une place d'auteur. Elle souligne les injonctions paradoxales
auxquelles sont soumis certains professionnels lorsqu'ils donnent plus de flexibilité à leur
planning pour organiser l'accompagnement mais passent parfois plus de temps à justifier cette
flexibilité auprès de l'institution. Certains se sont vus refuser un projet d'accompagnement et
ont été invités à anticiper et trouver les solutions à la place de la personne handicapée puis à
les mettre en œuvre avant même que cette dernière ait conscience de ses difficultés.
Trois idées principales ressortent de ces travaux. La première est l'hypothèse selon
laquelle, au contraire des habiletés prudentes, le type de tours habiles mobilisés par les
professionnels varie selon les particularités du public destinataire. La deuxième est que la
mise en place de pratiques d'accompagnement ne dépend pas seulement de la formation des
professionnels, mais aussi d'un soutien institutionnel éclairé. La dernière est que sous le
terme accompagnement coexistent une variété de pratiques allant du guidage maximal jusqu'à
l'effacement maximal en passant par le guidage moyen. Or, toutes ces pratiques ne sont pas
équivalentes. Certaines ont pour objectif la production d'une réponse la plus rapide possible.
D'autres, et c'est le cas de l'accompagnement, visent des apprentissages autonomes et
intériorisés. Une caractérisation des pratiques d'accompagnement distinguées du guidage
maximal et de l'effacement s'est alors imposée. La VAE a été le terrain de ces premières
formalisations.
45 Rastoin E. (2005) analyse critique du dispositif VAE pour le titre Assistante de Vie proposé par l’AFPA Quelle
évolution au service de quels enjeux ? Master 2 Professionnel Sciences de l'Education, Université de Provence,
Aix-Marseille I. 46
Fabrizzio, I. (2009) débat de valeurs, accompagnement et ergothérapie, Master Professionnel 2 Sciences de
l'Education, Université de Provence, Aix-Marseille
116
2.2.2. L'accompagnement au service de la formalisation de la VAE
L'appartenance GRAP47
de l'UMR ADEF48
dirigé par Michel Vial m'a fourni l'occasion de
participer à deux missions VAE suite à la loi de 2002. L'une, mandatée par le service de la
formation continue de UP49
(2003-2006) a conduit à la production d'une charte déontologique
pour la VAE à l'Université. L'autre a élaboré, de 2005 à 2007, un guide européen pour la
professionnalisation des acteurs de la VAE, dans le cadre du projet Léonardo N°:
SE/05/C/F/TH-82601.
Pour les besoins de la première mission, une recherche a été menée auprès de deux
Universités Françaises. L'intention était de comprendre l’état d’avancement du dispositif, des
VAP aux VAE, et la conception que s’en faisaient les acteurs (administratifs,
accompagnateurs, candidats) puis de dégager une compréhension de l'accompagnement
pédagogique. Neuf entretiens ont été effectués, une élucidation clinique a été proposée à partir
de la lecture croisée des transcriptions, basée sur une analyse de contenu. Ce qui a donné lieu,
pour ma part, à une co-contribution dans un colloque international (Biennale 2004) suivie
d'une co-publication dans Éducation Permanente (2004) avant de collaborer au rapport destiné
au bureau de la formation continue de UP (2005). Puis, dans le cadre de la seconde mission,
une publication (2007) dont le but est de contribuer à la professionnalisation des acteurs de la
VAE, dans le cadre du projet Léonardo, s'est intéressée à des candidats en situation
d'illettrisme.
Les résultats de l'ensemble des quatre travaux sont les suivants. Les trois phases de la
VAE, administrative, accompagnement pédagogique et validation ont été vues comme des
phases d'évaluation dont la fonction est différente. La phase administrative et la phase de
validation ont pour fonction le bilan, le contrôle, en ce qu'elles visent exclusivement à établir
l'adéquation d'un parcours à des normes. Ce qui n'est pas le cas de l'accompagnement
pédagogique, sur lequel la recherche a mis l'accent, et qui a pour but de soutenir la production
singulière d'un cheminement d'un candidat dans un horizon de normes. Une première
conception de l'accompagnement pédagogique a été produite. Des compétences et des savoirs
de l'accompagnateur ont été identifiés. Par ailleurs il a été noté que les référentiels de
formation des diplômes visés par les candidats ne sont pas toujours explicités, et que
47 GRAP = Groupe de Recherche sur l'Accompagnement Professionnel
48 UMR ADEF = Unité Mixte de Recherche Apprentissage Didactique Evaluation Formation
49 UP = Université de Provence
117
l'accompagnateur pédagogique peut avoir pour mission de faire expliciter le référentiel.
L’accompagnateur pédagogique est celui qui 'fait le lien' entre le candidat et le responsable
de diplôme. Sa posture est celle de personne-ressource auprès de l’impétrant, afin qu'un projet
réaliste par rapport au diplôme visé soit posé. Il s’agit de construire avec le candidat, et à
partir de l’identification de ses savoirs d’expérience, une proposition pour laquelle le jury
final reste souverain. Des mises en garde ont été faites contre des dérives observées. Il ne
s’agit pas de trouver la bonne procédure, le 'one best way' qui permettrait à tous les candidats
de réussir la VAE. Il ne s’agit pas non plus de faire du parcours VAE une 'course d’obstacles'
pour sélectionner les meilleurs. Ni d’inventer un dispositif qui permettrait d’identifier ceux
qui auraient les compétences de bases qu’il suffirait alors de tester par un examen, un
diagnostic d’entrée en cursus. De même, la VAE n’est pas une procédure de rattrapage dont le
but serait simplement de faire entrer à l’université. Autrement dit, accompagner le candidat ne
revient pas à le guider strictement vers l’explicitation d’éventuels savoirs d’expérience
correspondant au référentiel du diplôme. Ce n’est pas sélectionner à partir d’un discours
'large' de l’impétrant, les seuls savoirs d’expérience qui peuvent être immédiatement mis en
rapport avec ce référentiel. Il ne s’agit non plus pas d’établir l’adéquation à une liste close de
normes que le jury n’aurait finalement qu’à entériner. L’intention n’est pas d’exercer
strictement un contrôle. Il s’agit plutôt, à partir d’une connaissance du référentiel du diplôme
visé, suffisamment précise même si parcellaire, d’identifier, par le biais de l’explicitation, de
l’anamnèse, un ensemble de savoirs d’expérience du candidat – dont certains peuvent être mis
directement en rapport avec le référentiel donné, d’autres moins directement et d’autres pas –
de manière à constituer, en quelque sorte, un matériau suffisamment 'étoffé' à soumettre à
l’interprétation du jury.
L'étude a montré que pour cela, l’accompagnateur doit avoir des compétences spécifiques.
il doit pouvoir distinguer, identifier différents types de savoirs dont les savoirs
d’expérience informels et les savoirs universitaires,
il doit savoir mener un entretien, dont l'entretien d’explicitation est un exemple,
il doit savoir suggérer la mise en correspondance des acquis de l'expérience avec des
savoirs universitaires, sachant que les acquis de l'expérience ne sont pas identiques à des
savoirs universitaires, mais qu'ils sont susceptibles d'être estimés équivalents par le jury,
il doit pouvoir faire expliciter les points essentiels du référentiel par le responsable du
diplôme, tout en sachant qu’un référentiel n’est pas explicitable dans sa totalité, et que de ce
fait il n’est jamais exhaustif,
118
la VAE n'est pas un simple dévoilement des savoirs du candidat. C'est aussi une
projection dans l'avenir, un travail du projet de ce dernier, une occasion d’apprentissage, et
parfois de valorisation de soi, de prise ou re-prise de confiance, que l’accompagnateur peut
aussi soutenir. L'étude réalisée à l'occasion du projet Léonardo auprès de candidats en
situation illettrisme inscrits dans une démarche VAE (2007), montre que par ce biais, certains
d'entre eux reprennent le contrôle de leur avenir, retrouvent pour partie leur pouvoir
linguistique en réfléchissant sur leur parcours, en l'analysant, et développent le désir de se
former au delà, de se professionnaliser.
L’ensemble des travaux sur l'accompagnement évoqués plus haut, ainsi que deux missions
de formation à l’accompagnement – d’inspecteurs territoriaux (ESEN, 2005-2007) et
d’enseignants de second degré (rectorat de Dijon, 2007-2010) -, ont été à la base de la co-
publication avec Vial (2007) d'un ouvrage chez De Boeck présentant une méthode pour
l'accompagnement professionnel vu comme une pratique d'évaluation, où le guidage maximal
cède la place à un agir questionnant et ingénieux.
2.2.3. L'accompagnement professionnel comme soutien problématisé à
la problématisation
Michel Vial et moi-même avons fait le pari de la possibilité de professionnaliser
l'accompagnement, dans les domaines de l'enseignement et la formation, de la santé, du travail
social et de la VAE, au travers d'une méthode proposée dans l'ouvrage de 2007. Le terme
méthode n’a pas été entendu au sens d’algorithme universel, car nous pensons que
l'accompagnement ne peut être compris comme la stricte exécution de procédures
séquentielles valables quel que soit le domaine, le professionnel, la situation, exécution qui
exclurait toute incertitude et donc tout débat de normes.
Le terme méthode a été compris ici comme un ensemble d’ingrédients que le
professionnel doit s’approprier, combiner, investir in situ. Notre contribution a été d'identifier
quelques-uns de ces ingrédients, c'est-à-dire un ensemble principes épistémologiques,
éthiques et méthodologiques qui « ne garantissent pas nécessairement l’atteinte de la solution, mais
une fois [...] intériorisés, [...] guident efficacement sa recherche en organisant l’activité d’une façon
systématique » (Samurçay & Rabardel, 2004, p. 179). Or, nous l'avons vu, nous avons
considéré qu'il n'existe pas de solution pour accompagner, au sens de 'one best way' qui
119
répondrait à toute question et supprimerait tout débat. Seule une réponse optimale – la
meilleure possible pour un cas précis – peut être envisagée par le professionnel qui
problématise chaque cas in situ, réponse qui ne résulte pas de la stricte copie d'un modèle
antérieur, et qui par conséquent implique de gérer l'incertitude et de s'investir dans des débats
de normes.
Nous avons commencé par dégager quelques caractéristiques de l'accompagnement à
partir de l'étude d'un ensemble de travaux qui touchaient de près cette question [Ardoino
(1990-2000b), Arrivé & Frings-Juton, (2004), Barbier (2000a, b, c) Bastien & Bastien-
Tonniazzo (2005), Beauvais (2004), Bovay (2003), Cifali (1994), De Ketele (1993, 2001),
Devillard (2001), Donnadieu (1997), Forestier (2002), Fustier (2000), Guay (2003), Hatchuel
(2005), Hévin & Turner (2002), Lainé (2005), Lamarche (2003), Le Bouëdec (1998, 2001,
2002), Legrand (1998), Lesourd (1996), Lerbet-Séréni (1999), Lhotellier (2001), Malarewicz
(2003), Martinez (2003), Paul (2004), Ridel (2002), Tourette-Turgis (1996)]. Nous y avons
adjoint nos propres travaux – présentés plus haut – et ceux de nos étudiants, travaux dont il est
à rappeler qu'ils reposent sur le principe méthodologique de l'analyse de l'existant. Nous
avons alors constaté la diversité des domaines concernés par l’accompagnement, la pluralité
des manières d’agir des professionnels, leurs bricolages micro-créatifs qui supposent des
renormalisations, ainsi que les compétences contradictoires qu'ils mettent en œuvre pour, par
exemple, exercer une contrainte à cheminer tout en laissant aux accompagnés un espace
d'investigation et de construction autonome du chemin.
Nous avons également noté l'ambiguïté de ce qui est entendu par accompagnement, à
l'instar de nombreux auteurs, dont Paul (2004, p. 79) qui affirme que l'accompagnement « ne
dit rien de ce qu’on fait en le faisant ». Nous avons en effet remarqué que sous ce terme sont
abritées une large variété de pratiques, dont certaines nous sont intuitivement apparues
étrangères voire contraires à l'accompagnement. Nous avons alors émis l'idée qu'il est possible
de différencier l'accompagnement de ce qui ne l'est pas. Car il nous a semblé important de
pouvoir dire quelque chose de ce qu'on fait en accompagnant.
Pour ce faire, nous avons pris l'option de le considérer sous trois prismes successifs :
l'accompagnement est une pratique d'étayage, l'accompagnement est une pratique
d'évaluation, et l'accompagnement est une pratique de questionnement. Non pas pour le
circonscrire à partir de l'addition de trois points de vue, car alors « l'accompagnement, au sens
fondamental, aurait […] encore échappé » (Paul, 2009, p. 59). Nous avons considéré que
l'étayage, l'évaluation et le questionnement étaient trois de ses dimensions (Deleuze et
120
Guattari, 1980) – et la liste n'est peut-être pas exhaustive. Ce sont trois directions
interdépendantes et toujours présentes même si elles n'apparaissent pas toutes constamment
au grand jour. Nous avons choisi d'étudier l'agencement de ces trois dimensions dans le but de
dégager des principes de l'accompagnement. Les résultats ont été triple : d'abord le repérage
de la posture d'accompagnateur, ensuite l'identification de trois processus qui contribuent à la
dynamique de l'accompagnement – référenciation, orientation par l'action, problématisation –
et enfin la formalisation d'un entretien pour l'accompagnement.
2.2.4. L'accompagnement est une pratique d'étayage
L'un des points communs aux travaux étudiés est que l'accompagnement est une
intervention qui vise à soutenir le cheminement de l'accompagné. Autrement dit, le « laisser-
faire » ou l'effacement maximal y sont étrangers. Cette idée nous a amenés à considérer
l'accompagnement sous l'angle de l'étayage, dans une double référence à Freud (1905) et à
Bruner (1983).
Pour Freud, l'étayage met en jeu la question de la place construite pour celui qui est
soutenu, place où ce dernier pourra – ou pas – se loger en tant que sujet. Dans cette
perspective, il est essentiel de savoir si l'accompagnement est un étayage qui construit une
place de suiveur s'alignant sur le chemin indiqué, ou s'il construit une place de décideur et de
créateur de son propre chemin. Car les finalités sont contraires. Au premier type d'étayage
correspondent des pratiques de guidage maximal (Weil-Fassina, 1979) qui visent l'atteinte
rapide et parfois aveugle d'un but fixé en faisant suivre un chemin imposé. Au second
correspondent des pratiques de guidage moyen (ibid.) qui recherchent la construction
autonome d'un chemin et l'intériorisation de l'action. Nous avons considéré que la question de
la place octroyée par l'accompagnateur permettait de distinguer ce qui est accompagnement de
ce qui ne l'est pas. La question était la suivante : l'accompagnement peut-il imposer un chemin
ou il vise-t-il seulement les cheminements autonomes ? Le corollaire était : le guidage
maximal peut-il être considéré comme accompagnement ? Pour y répondre, nous nous
sommes référés à Le Bouëdec (1998) et à Ardoino (2000) pour qui l'idée d'accompagnement
issue de la révolution rogérienne implique de ne pas diriger, ni conduire ni guider celui qui
chemine. Nous avons alors avancé qu'on ne peut parler d'accompagnement que lorsque la
place octroyée à celui qui est soutenu est celle de décideur-créateur de son propre chemin.
Dans cette perspective, nous avons fait l'hypothèse que l'accompagnement peut être distingué
121
du guidage maximal. Nous avons ensuite relié l'attribution des places de suiveur ou de
créateur à deux postures évaluatives (Ardoino, 1990 ; Vial, 2001) contraires, c'est-à-dire à
deux catégories d'attitudes prises in situ en fonction du projet de l'accompagnateur. Nous
avons alors établi une deuxième correspondance. Au guidage maximal correspond la posture
de contrôleur, de guide producteur de régulations de conformisation stricte à un chemin
présenté de l'extérieur. Au guidage moyen – c'est-à-dire à l'accompagnement – correspond la
posture d'accompagnant, producteur de régulations de soutien à la création de cheminements
propres aux accompagnés, dans un horizon de normes auxquelles il est nécessaire de se
conformer.
Mais l'étayage a été également vu par Bruner comme soutien à certaines fonctions
affectives et cognitives nécessaires aux apprentissages. Cet auteur a associé à l'étayage d'une
part deux fonctions d'encouragement au travail – enrôlement, contrôle de la frustration –, et
d'autre part quatre fonctions concernant la prise en main des éléments de la tâche hors de la
zone de développement proximal – réduction des degrés de liberté, maintien de l'orientation,
signalisation des caractéristiques dominantes, démonstration – afin que l'apprenant se
concentre sur ceux qui restent à sa portée. Ces fonctions essentielles concernent des buts
communs à toutes les pratiques d'étayage, mais n'ont pas pour objet les pratiques
professionnelles qui y conduisent : elles ne peuvent donc instruire sur les pratiques
d'accompagnement. Néanmoins, nous avons gagé que le soutien à l'atteinte de ces buts
affectifs et cognitifs s'organise différemment in situ selon la posture évaluative que prend le
professionnel. Ce pari nous a permis d'avoir en point de mire l’évaluation pendant
l'accompagnement, à partir desquelles trois processus contribuant à sa dynamique ont été
repérés.
2.2.5. L'accompagnement est une pratique d'évaluation
On l'a vu en 2.1., plusieurs modèles d'évaluation ont produit une formalisation des modes
d’interactions pédagogiques de soutien aux apprentissages. L'évaluation formative, formatrice
et l''évaluation système de régulations' font partie en ce sens de l'histoire de
l'accompagnement. Le dernier modèle intéresse plus particulièrement notre propos.
Nous avons considéré que dans l'accompagnement, le professionnel et les accompagnés
construisent tous deux un chemin. Ces chemins ne sont pas identiques et n'ont pas le même
but. L'accompagnateur chemine pour que l'accompagné crée un cheminement, alors que
122
l'accompagné chemine pour construire une réponse à une question nouvelle. Ce faisant, ils
exercent chacun simultanément plusieurs types de régulations. Le professionnel régule in situ
le(s) cheminement(s) du (des) accompagné(s) mais aussi son propre cheminement. Quant aux
accompagnés, ils régulent in situ également, leur propre cheminement, le cheminement des
pairs et par les retours que leur(s) cheminement(s) renvoie(nt), ils contribuent le plus souvent
à leur insu, aux régulations qu'exerce le professionnel.
Ce point de vue d'évaluateur qui était le nôtre a rendu visibles les différentes régulations à
l'œuvre dans l'accompagnement, tant dans leurs objets que dans leurs moments. Par cette
fenêtre, nous avons dégagé trois des processus qui y sont en jeu et qui dynamisent les débats
intérieurs anticipant les renormalisations : processus de référenciation, d'orientation par
l'action et de problématisation.
Le processus de référenciation (Vial, 2001) préside à la construction en acte de la posture
d'accompagnement. Il consiste en une série de choix que le professionnel effectue in situ,
souvent à son insu, à l'intérieur du système de références (ibid.) anthropologiques et
épistémologiques et dont il dispose. Vial a montré que les choix de référence qui permettent
de ‘tenir’ la posture d'accompagnement sont spécifiques et contraires à la posture de guide.
Parmi eux figurent le paradigme holistique (ibid.), la logique de promotion des possibles dans
un horizon de normes, le projet de soutien aux cheminements autonomes, l'éthique de la
relation, l'usage de l'herméneutique, les valeurs humanistes (Vial & Mencacci, 2007).
Le processus d'orientation par l'action concerne quant à lui, le repérage in situ des traits de
la situation qui vont servir à guider l'action. Cette identification dépend des caractéristiques de
la situation et de la façon dont le professionnel les conçoit. Les travaux de l'école russe
d'analyse fonctionnelle de l'activité programmable ont fait de la Base d'Orientation
(Galperine, 1966 ; Talyzina, 1980) une étape préalable à une réalisation séquentielle, base
dont dépend entièrement la qualité du produit. Le processus d'orientation par l'action s'en
distingue en ce qu'il parcourt l'avant, l'après, le pendant de l'action. Il consiste pour le
professionnel à prendre en continu des repères sur la situation, de façon à construire son
action in situ, action dont le but peut être soit prédéterminé, soit construit au fur et à mesure,
soit reconstruit. En ce sens, « la pratique d'accompagnement tranche sur les actions sociales
rationnellement organisées en fonction de l'atteinte d'un but » (Paul 2009, p.55). Les objets de ce
repérage sont le(s) cheminement(s) du(des) accompagné(s) – ses(leurs) aspects cognitifs (et
notamment la problématisation), affectifs, sociaux, relationnels, disciplinaires, didactiques...,
verbaux et non verbaux, ses(leurs) embûches et ses(leurs) avancées. L'orientation par l'action
123
mobilise une intelligence constante et multi-référentielle de la situation, intelligence créative
dont le siège est le corps-soi sensoriellement attentif aux variations de la situation. Le but n'est
pas de faire un passage en revue exhaustif et analytique des aspects des cheminements. Il
s'agit de discerner et de hiérarchiser les caractéristiques qui selon le professionnel
infléchissent le cours de l'action à ce moment-là, et doivent faire l'objet d'une régulation de
conformité ou de nouveauté. Ces caractéristiques sont les facettes du cheminement du(des)
accompagné(s) que le professionnel choisit de privilégier parmi d'autres (Bonniol, 1996).
Nous les avons appelées 'facettes situées' ou 'critères situationnels' parce que c'est la situation
– auquel le professionnel participe – qui les fait surgir de manière plus ou moins planifiable.
Les référentiels situés ainsi constitués sont des artefacts possibles pour penser et pour agir,
artefacts très finement adaptés à la situation qui ne peuvent être utilisés sous cette forme qu'à
cette occasion. Nous avons considéré l'accompagnement comme une pratique d'évaluation
située en ce que le professionnel identifie, choisit, hiérarchise, manipule en permanence des
critères situationnels dont il questionne et débat en acte de la pertinence par rapport à des
valeurs humanistes – autonomisation, développement de l'esprit critique, respect de soi et
d'autrui... Pour cela, et c'est le troisième processus, il doit problématiser.
Nous avons identifié non pas un, mais plusieurs processus de problématisation dynamisant
l'accompagnement. Ces processus sont distincts et interactifs : celui du professionnel et celui
(ceux) du (des) accompagnés. Car l'accompagnement se spécifie en ce qu'il problématise in
situ le soutien à la problématisation : c'est un agir construit pour partie dans l'instant, où
s'observent des habiletés relevant de mètis et de kaïros, non pas pour résoudre un problème
mais pour le poser/construire/élucider, afin que des accompagnés puissent eux-mêmes
poser/construire/élucider-résoudre une question nouvelle. Or, problématiser pour soutenir la
problématisation suppose de mettre en œuvre des pratiques de questionnement différencié qui
peuvent être organisées en entretiens. Ce point de vue nous a amenés à nous intéresser à la
formalisation d'un entretien d'accompagnement.
2.2.6. L'accompagnement est une pratique de questionnement
différencié
Accompagner implique un questionnement différencié car lui seul permet l'exercice du
soutien problématisé à la problématisation. Et il n'y a pas de modèle antérieur à ce type
124
d'entretien. De ce fait il ne peut être standardisé. Le professionnel doit donc le penser et
l'exercer chaque fois de façon nouvelle. Ce qui signifie qu'il ne peut agir 'à mains nues'. Un
ensemble de ressources lui sont nécessaires. Nous avons proposé quelques éléments dont nous
avons gagé qu'ils peuvent devenir des repères efficaces pour organiser un entretien s'ils sont
intériorisés : des compétences, des principes pour sa posture et des techniques de relance.
Nous avons mis en évidence trois compétences : créer l'entente – passer un contrat,
instaurer d'un espace de confiance et de fiabilité - ; problématiser le soutien à la
problématisation ; favoriser le retour sur l'appris. Ces compétences reposent sur des principes
éthiques et épistémologiques spécifiques à la posture de l'accompagnant en entretien. Pour les
identifier, nous nous sommes référés aux formalisations des entretiens de Rogers (1996).
Nous y avons emprunté les principes de respect et d'empathie. Mais nous nous sommes
démarqués des deux autres parce qu'ils ne se prêtent pas au soutien problématisé à la
problématisation. Ainsi la 'neutralité bienveillante' a été remplacée par la 'présence à l'autre'
car l'accompagnateur ne gomme pas sa présence mais s'engage activement dans les questions
jusqu'à donner son avis. L’'orientation' a été substituée à la 'non directivité' en ce que le
professionnel s'autorise à intervenir dans la réflexion de l'accompagné, non pas pour imprimer
une direction à suivre mais pour organiser des espaces successifs d'investigation plus ou
moins larges. Pour cela, il se donne des moyens de pénétrer dans le monde de l'accompagné.
Nous avons alors puisé dans l'entretien compréhensif de Kaufmann (1996) le principe
d''intropathie'. Pour opérationnaliser ces cinq principes, nous avons proposé plusieurs types
d’interventions possibles pour le professionnel, comme la réitération, la reformulation et le
soutien empathique lesquelles sont communes à tous les entretiens. Nous y avons adjoint des
relances qui spécifient l'entretien d'accompagnement en ce qu'elles suscitent la
problématisation : souligner des contradictions, soumettre un avis possiblement divergent,
engager à considérer d'autres points de vue, compromettre le pré-construit...
2.2.7. Synthèse partielle sur l’accompagnement professionnel comme
soutien problématisé à la problématisation
Un nouvel agencement des processus identifiés m'apparait nécessaire, en commençant par
considérer l'étayage selon Bruner comme l'un des processus de l'accompagnement. Ce dernier
on l'a vu, permet notamment de repérer et d'installer plus finement la Zone de Proche
125
Développement (ZPD) du (des) accompagné(s) in situ. L'idée est que le processus de
problématisation pour la problématisation ne pourrait être exercé que lorsque l'étayage est à
l'œuvre – c'est-à-dire lorsque la délimitation et l'installation de la ZPD est stabilisée. Et il en
est de même pour les deux autres processus. Autrement dit la référenciation, l'étayage et
l'orientation par l'action seraient des conditions de possibilité de la problématisation pour la
problématisation.
L'accompagnement est ensuite apparu comme une pratique où le professionnel chemine
pour que l'accompagné chemine, réinvente pour qu'il réinvente, s'oriente pour qu'il s'oriente,
problématise pour qu'il problématise... En somme une pratique où se repèrent une succession
de processus 'au carré' dont la liste ci-dessus n'est peut-être pas close. Il est tentant de croire
qu’in fine, l’une des spécificités de l'accompagnement résiderait là. Accompagner comme
'partager son pain' signifierait-il partager en même temps et dans une sorte d'interdépendance
des processus similaires qui permettent de se développer, de se construire, processus
analogues mais clairement distincts car ils n'ont ni les mêmes objets ni les mêmes buts ?
Pourtant, le professionnel ne partage pas seulement des processus analogues à ceux de
l’accompagné. D'une certaine manière, il 'partage' aussi les processus de l'accompagné. Car
dire qu'accompagner c'est refuser d'imposer un chemin à l’aveuglette, ne signifie certainement
pas ignorer ce chemin. L'analyse des pratiques existantes montre que les professionnels se
penchent sur les cheminements des accompagnés comme s'ils faisaient le trajet vers la
réponse pour la première fois, mais en empruntant les chemins construits par ces derniers. Ils
sont alors des compagnons de route particuliers parce qu'avisés, c'est-à-dire capables de
reconnaître au fur et à mesure certaines embûches et pistes possibles, et donc de questionner
éventuellement les orientations prises, d'aiguiller, de baliser, de réguler. Mais ils sont
également ceux qui ont 'en tête' un ensemble de critères, une trajectoire propre, une réponse,
en somme un argumentaire non pas comme un chemin à imposer mais comme une référence
indispensable à laquelle ils adossent leur action et sur laquelle ils règlent leur improvisation
(Jobert, 2000). Accompagner semble donc impliquer une sorte de dédoublement : d'une part
saisir de l'intérieur les cheminements des accompagnés et simultanément d'autre part, se
référer à l'argumentaire 'dans la tête' pour organiser la problématisation. L'hypothèse selon
laquelle le dédoublement est un autre des processus de l'accompagnement m'apparaît
plausible. Elle est renforcée par les travaux de Porcher (1998) qui mentionne que la qualité́
primordiale du professionnel expert est l'aptitude à se mettre à la place de l'autre, à se
décentrer, en même temps que d'être celui qui sait et qui soutient.
126
Trois processus – référenciation, orientation par l'action et dédoublement – seraient ainsi
au service de la problématisation 'au carré'. Cette précision des processus en jeu m'invite à des
questions nouvelles.
La première revient sur le problème auquel est le professionnel est confronté. Depuis le
début de nos recherches sur l'accompagnement, nous sommes partis de l'idée que le problème
de l'accompagnateur est de faire en sorte que l'accompagné décide et crée son propre chemin.
A s'y pencher de plus près, je constate qu'un tel problème est plus complexe qu'il n'y paraît.
Car il consiste à installer la confiance, à faciliter l'appropriation du problème de l'accompagné
pour qu'une signification en soit construite, à soutenir l'examen critique de ses aspects et de
ses conditions, à inciter à la formulation d'hypothèses, à contribuer à l'élaboration d'une vision
de ce qui est possible et de ce qui n'est pas possible de faire, à pousser la réflexion pour
susciter l'argumentation, la réfutation, la production d'arbitrages amenant la création d'une
réponse... Autrement dit l’accompagnement suppose de traiter non pas un seul mais une suite
indéfinie de problèmes agencés. De là, plusieurs questions se posent. Qu'est-ce que la
problématisation lorsqu'on a affaire à un problème 'en grappe' qui conserve une forte unité
dans sa multiplicité ? S'agit-il d'un processus unificateur qui agencerait en une sorte de
scénario une multiplicité de processus de la forme position-construction-quête de la réponse ?
Ce point mérite réflexion.
La seconde question revient sur l’ensemble de mon travail qui, depuis la thèse, tend à
montrer que le soutien problématisé à la problématisation – tel que je l’ai conçu notamment
avec les apports de l’évaluation et de l’ergologie – favorise l’apprentissage, qu’il contribue à
l’efficacité des pratiques. Pourtant deux considérations m’amènent à nuancer cette hypothèse.
1. Depuis le départ j’ai étudié le soutien problématisé à la problématisation dans une visée
généraliste50
. J’ai recherché des principes communs à l’ensemble des disciplines, quels que
soient le professionnel et l’apprenant. Avec ce point de vue, j’ai pu mettre au jour les
pratiques de questionnement, les ingéniosités éducatives… Pourtant, lorsqu’après ma thèse
j’ai commencé à expérimenter l'outil d'analyse dans plusieurs autres situations d'enseignement
et de formation, j’ai pensé que l’outil devait pouvoir laisser la place à une spécification en
fonction de la didactique de la discipline et en fonction du type d’apprenant. C’est la raison
pour laquelle j’ai intégré GESTEPRO en 2008, groupe qui étudie l’activité des enseignants et
des apprenants dans les enseignements scientifiques, technologiques et professionnels
50 Je suis un ancien professeur des écoles : c’est la raison pour laquelle mes travaux à leurs débuts se sont
intéressés à ce qui est commun à toutes les disciplines.
127
(ESTP), dans le primaire, le secondaire ou le supérieur, aussi bien dans les cursus d’éducation
générale que de formation professionnelle. Je me suis alors familiarisée avec la didactique de
ces disciplines au travers des travaux qui y étaient menés. Depuis, je me pose deux questions :
- qu’est-ce que l’outil analyseur des interactions régulatrices peut amener à l’étude des
ESTP ? Le soutien problématisé à la problématisation, l’agir ingénieux, l’élargissement
ergologique de la régulation peuvent-il intéresser ces recherches, et comment ?
- et réciproquement, qu’est-ce que les recherches en ESTP peuvent amener à mes résultats
« généralistes » ? Comment peuvent-elles les « altérer », les spécifier… ?
Une publication (2012)51
réalisée avec Chatoney52
a étudié l’agir ingénieux en éducation
technologique. Elle m’incite à faire l’hypothèse que les enseignants de cette discipline font
souvent usage d’une habileté qui consiste à laisser aller les élèves dans des impasses pour
qu’ils les referment. Peut-on suivre l’idée que l’agir ingénieux en éducation technologique
prend une forme différente de celui d’autres disciplines ?
2. Les travaux de Kirschner et al. (2006) analysent ce qu’ils annoncent comme l’échec du
constructivisme : la pédagogie de la découverte, l’enseignement à base de problème, la
démarche fondée sur l’investigation53
. Ils montrent que laisser des novices résoudre seuls des
problèmes en utilisant une MDT54
à capacité́ limitée entraine une forte charge cognitive qui
ne permet pas l’accumulation de connaissances en MLT. Or, poursuivent-ils, enrichir les
connaissances en MLT et automatiser une partie d’entre elles afin de libérer des ressources
pour la MDT représentent le but de l’enseignement : sans guidage cet enrichissement est pour
eux compromis. Ma position est nuancée quant aux conclusions de Kirschner et al. Ce n’est
pas le constructivisme qui est à questionner, mais les pratiques d’intervention minimale qu’on
lui a associées et qui en effet conduisent à l’échec. L’accompagnement comme soutien
problématisé à la problématisation n’est pas une pratique d’effacement maximal :
l’accompagnateur intervient au moins autant que le guide, mais pas dans le même but, ni de la
même manière (cf. les pratiques de questionnement). Ce n’est pas non plus, on l’a vu, une
pratique de guidage maximal – lequel a des effets connus (Weill-Fassina, 1979). Je fais le pari
que l’accompagnement peut convenir à la pédagogie de la découverte, à la pédagogie par
projet, à la pédagogie active, à l’enseignement par problème et à la démarche fondée sur
51 Mencacci, N., Chatoney M. (2012) : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations
en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du
Développement, Skolê, volume 17, 191-201 52
Membre de GESTEPRO : son domaine de compétences est l’éducation technologique 53
Ces enseignements sont largement étudiés à GESTEPRO 54
Rappel : MDT = Mémoire De Travail ; MLT = Mémoire à Long Terme
128
l’investigation, dans des modalités particulières qui restent encore à trouver, notamment pour
tenir compte de la surcharge cognitive.
Sur ce dernier point, les résultats de Kirschner et al me semblent néanmoins importants.
Ils mettent opportunément la focale sur les limites de certaines capacités cognitives dans
l’apprentissage. Cet aspect m’a amenée à me demander comment penser ou repenser
l’efficacité dans le cadre de l’ESTP, du soutien, des aides à destination d’apprenants à BEP
dont les capacités cognitives seraient peu efficientes ou troublées. C’est l’objet du second axe
de recherche que je souhaite organiser et que j’exposerai dans la troisième partie de cette note
de synthèse.
129
2.3. Troisième axe : une spécification de l'agir ingénieux
Après avoir montré l'aspect générique à une variété de pratiques éducatives des cinq
critères de l'outil d'analyse, mes travaux se sont centrés à nouveau sur l'enseignement et la
formation.
Pourquoi ce retour ? Il est du à ma nomination en tant qu'enseignant-chercheur à l'IUFM :
IUFM de Nice de 2006-2010, et IUFM d'Aix-Marseille où j'exerce depuis 2010. Dans un
premier temps, les pratiques questionnantes55
et ingénieuses56
ont été spécifiées, notamment
dans leur caractère énigmatique57
. Une réflexion a ensuite été conduite sur la possibilité de
leur introduction dès la formation initiale58
. J’ai fait avec Nadeige Chauvot, une première
étude de l’agir ingénieux à destination d’élèves à BEP59
. Enfin, dans la perspective de poser la
question de l'impact de la didactique des disciplines sur ces pratiques, j'ai mené une première
étude sur l'agir ingénieux en éducation technologique (201060
, 201261
).
L'ensemble de ces résultats sont rassemblés dans le chapitre d'un ouvrage collectif publié
chez Octarès en 201462
, dirigé par Patricia Remoussenard, préfacé par Yves Schwartz et
postfacé par Pierre Pastré.
55 (2004) Caparros-Mencacci, N. Les pratiques de questionnement de l’enseignant, en situation », 5° Congrès
International AREF, n° 64, Paris, 31 août & 1, 2, 3 et 4 septembre 56
(2010) Mencacci, N. & Guelidi, C. (2010) Construire une limite pour prendre la classe en main, Le cas de
Camille : la limite qui donne corps, Le travail des limites dans la relation éducative : Aide ? Guidage ?
Accompagnement ? Analyse de pratiques, Paris : L’Harmattan, 31-57 57
(2006) Caparros-Mencacci, N. Le caractère énigmatique des ingéniosités éducatives de l’instant », 8°
Biennale de l’Education et de la formation, n° 71, Lyon, 11, 12, 13, 14 avril 58
(2007) Mencacci, N. : Les ingéniosités de l’instant comme objet d’analyse des pratiques professionnelles ?
Continuités et ruptures entre évaluation des pratiques et évaluation de l'analyse des pratiques professionnelles,
Symposium pour l’AREF, Strasbourg, 28-31 août 59
(2010) Chauvot, N. & Mencacci, N. : Identifier les habiletés éducatives et gestes professionnels d’ajustement
d’un Auxiliaire de vie scolaire accompagnant un élève autiste, Review of science, mathematics and ict, 1, 27-40. 60
(2010) Mencacci, N. Les ingéniosités des professionnels de l’éducation, Symposium Dimensions cachées,
dimensions clandestines du travail, des concepts pour penser le travail éducatif ? Actualités de la recherche en
éducation et en formation, Congrès AREF, Genève, 13-16 septembre 61
(2012) Mencacci, N., Chatoney M. : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations
en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du
Développement, Skholê, volume 17, 191-201 62
(2014) Mencacci, N. : Les ingéniosités partiellement clandestines des professionnels de l’éducation, En quête
du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques, Toulouse : Octarès, pp. 67-83.
130
2.3.1. Des caractéristiques générales spécifiées
J’ai nommé ‘ingéniosités éducatives’, des savoirs du cœur du métier, très peu dissociables
du faire, créés par les praticiens eux-mêmes, dans l’instant, par et pour une occasion
particulière saisie sur le moment, et pour celle-là seulement.
Le terme « inapparent » en désigne un autre aspect : ils sont peu visibles, peu perceptibles
de l’extérieur, sauf si on les regarde « à la loupe » et avec un œil averti. Le peu de visibilité de
ces savoirs est du à trois de leurs caractéristiques. La première est qu’ils sont fugitifs. La
seconde qu’ils ont leur siège dans le corps-soi lequel rend impalpables certains d’entre eux et
en laisse d’autres se manifester, notamment – on le verra plus loin – par le biais de registres
d'interaction comme la voix, les mimiques, les déplacements... La troisième est qu’ils sont le
résultat d'une combinaison chaque fois nouvelle, fortement singularisée et liée au contexte,
peu anticipable et peu récurrente, d’où la difficulté à les identifier dans l’instant. S'ils sont peu
visibles de l'extérieur, ils le sont aussi de l'intérieur, à des degrés variés, puisqu’ils peuvent
être non conscients jusqu’à pleinement conscients. Ce qui explique qu'ils ne font pas l’objet
d’enseignement ni de contrôle institutionnel. Pourtant, ils participent à la mise en œuvre de
savoirs théoriques, académiques, savants, scientifiques qui eux sont exogènes, conscients,
stables et sont objets d’appropriation et de contrôle, le plus souvent hors action.
Les ingéniosités éducatives que j’ai étudiées sont spécifiques à ces instants précis où les
professionnels accompagnent des élèves ou des formés, qui sont devant une question qui les
déstabilise, et qui les oblige à faire autrement voire autre chose que ce qu’ils savent déjà faire.
Autrement dit, à ces instants précis où ils ont quelque chose de nouveau à apprendre, et où ils
doivent renormaliser – c’est-à-dire remanier, réorganiser des connaissances antérieures, par
élargissement ou par rupture, afin d’en acquérir de nouvelles. Or, mes travaux ont pointé que
ces instants ne sont pas programmables, tant dans leur moment d’apparition que dans leur
contenu. Car les apprenants procèdent eux-aussi à des arbitrages – c’est-à-dire à des choix à
des décisions d’agir face à un problème – qui ne peuvent être entièrement anticipés.
131
2.3.2. Le flou et l’incertitude dans l’agir ingénieux
J’ai recours aux notions d’incertain et de flou pour comprendre l’agir ingénieux des
professionnels enquêtés, dont je rappelle qu’ils sont expérimentés. Ces derniers se trouvent
face à une incertitude « au carré » : l’incertitude des élèves (qui ne connaissent pas la réponse)
et leur propre incertitude (ils ne peuvent entièrement anticiper leur action puisqu’ils ne savent
pas exactement ce que les élèves vont faire).
L’ensemble des recherches que j’ai menées montrent que les professionnels gèrent cette
incertitude plutôt qu’ils ne la réduisent. Ils l’installent momentanément, l’entretiennent, la
contiennent afin de favoriser les processus d’apprentissage. Par exemple, au lieu de guider
strictement les apprenants vers la réponse qu’ils ont dans la tête, certains professionnels les
laissent aller d’abord dans des impasses pour réfuter ensuite avec eux les voies infructueuses.
Pour agir ainsi, ils recourent dans l’instant à deux sortes de savoirs, qu’ils maintiennent
ensemble et à partir desquels ils instaurent un dialogue : d’une part des savoirs exogènes
codifiés tels que des savoirs disciplinaires, des savoirs experts…– la réponse qu’ils ont dans la
tête et les stratégies qui permettent d’y parvenir –, et d’autre part des savoirs endogènes
investis tels que des répertoires d’habiletés mémorisées, des procédés – tendre un piège,
bousculer les certitudes, laisser aller dans des impasses et les éliminer. Car :
l’expérience […leur] donne une vision plus étendue. L’esprit lesté de tous les savoirs
accumulés au cours des ans, il[s] peu[ven]t explorer à l’avance les voies de l’avenir, peser le
pour et le contre, se décider en connaissance de cause. (Détienne & Vernant, 1974, p. 23).
Gérer l’incertitude consiste pour les professionnels à anticiper avec rapidité leur action de
plusieurs manières possibles, à partir de ce qu’ils saisissent des cheminements des apprenants
et de ce qu’ils en interprètent, sans déterminer tout à fait ces actions, sans en choisir une a
priori. C’est là que réside le flou : dans l’indétermination partielle de leur action, et dans la
suspension de décision qui accompagne la délibération. Ils ne savent pas précisément ce qu’ils
vont faire ni quand, mais ils instrumentent (Rabardel, 1995) leur future action en faisant appel
aux réserves d’alternatives qu’ils ont constituées avec l’expérience. Le flou ne signifie pas ici
vacuité, trop-plein, hasard, confusion ou inconsistance. Au contraire, le flou résulte de la
construction d’une pensée dense qui sélectionne un panel d’instruments pertinents pour
interpréter et pour agir, et qui délibère dans l’instant sur l’opportunité d’utiliser ou d’agencer
132
un ou plusieurs d’entre eux, afin de parer à telle ou telle éventualité. Le flou cesse lorsque la
situation permet la prise de décision. L’hypothèse est avancée ici que la création d’un horizon
flou d’instruments d’interprétation et d’anticipation est, paradoxalement, une condition
d’efficacité de l’action.
Gérer l’incertitude (Ginestié, 2005) des apprenants et créer un horizon flou suppose pour
le professionnel d’instaurer in situ un espace de travail communément consenti où il instille
tout à la fois la confiance et le doute. C‘est là qu’il recourt à des ingéniosités éducatives, des
savoirs habiles. Cependant, il n’y a pas de « prêt à faire ingénieux». Il n’y a pas non plus de
« prêt-à-dire », sauf des métaphores, par l’intermédiaire desquelles le vécu peut être verbalisé.
A titre d’exemple, je citerai certaines d’entre elles, recueillies au cours des recherches : ‘faire
accrocher élèves au problème’, ‘créer des moments d’intimité protégée’, ‘faire en sorte qu’ils
« lâchent les baskets au prof »’, ‘tâter le terrain’, ‘les faire mariner’, ‘les faire mijoter’, ‘les
laisser aller dans des impasses pour qu’ils les referment’, ‘leur tendre des pièges’, ‘bousculer
les certitudes’, ‘donner un coup de pied dans la fourmilière’, ‘mettre la pagaille dans ce qu’ils
savent’, ‘installer le désordre’, ‘semer le doute’, ‘créer le suspens’.
2.3.3. Une approche méthodologique pour l’étude de l’agir ingénieux
Une approche méthodologique composite a été construite pour élucider ces savoirs
investis. Il a d’abord été procédé à l’enregistrement audio-visuel de situations d’enseignement
ou de formation universitaire professionnalisante où les apprenants sont devant une question
qui demande des renormalisations. Depuis le début de mes travaux sur les ingéniosités, une
vingtaine de situations ont été enregistrées. Des observations ont ensuite été faites, suivies
d’entretiens-post repérage-ancrage (Durrive, 2005). Les enseignants et formateurs devaient,
dans un premier temps de repérage, déterminer les normes antécédentes présentes au moment
où la séance a débuté, puis dans un second temps d’ancrage, identifier les renormalisations
fines opérées dans l’instant. Une analyse de contenu (Bardin, 2003), a combiné quatre types
d’analyse – thématique, énonciation, expression et manifestations extralinguistiques
(mimiques, onomatopées, tonalité et couleur de la voix, déplacements du corps, gestes…) –,
pour traiter l’ensemble du matériau recueilli. Il s’est alors agi de mettre à l’épreuve du terrain
une première caractérisation de deux types de savoirs, dont on avait fait l’hypothèse qu’ils
étaient à l’œuvre chez les enseignants et les formateurs : mètis et kaïros.
133
2.3.4. L’exemple de l’étude des ingéniosités éducatives de Pierre,
enseignant en éducation technologique
A titre d’exemple, un moment extrait d’une séquence d’éducation technologique63
va être
étudié ici. Quatre élèves de collège (13 ans) doivent, à partir d’un cahier des charges,
concevoir un consigneur qui permettrait à la fois l’usage d’un jeton de caddie et la mise au
point d’un petit message publicitaire. Pierre (P) est l’enseignant. C’est la première séance. Le
moment choisi est celui où les élèves doivent s’emparer du problème après que l’enseignant
leur ait expliqué les contraintes et distribué le matériel. Il est transcrit dans la colonne de
gauche du tableau. La deuxième colonne est un extrait de l’entretien-post repérage-ancrage
mené avec le même formateur à ce propos. Les deux colonnes suivantes présentent une
analyse simultanée des données en fonction du cadre de la pensée mètis et de l’intelligence du
kaïros.
63 Cette séquence a été extraite d’une étude menée par Laisney, P. (2009), puis re-travaillée.
134
Matériau recueilli
(P=formateur, E= Elève, C= chercheur)
Analyse
Transcription
interactions Formateur-
Elèves
Entretien-post
repérage-ancrage
kaïros
mètis
deux minutes après le
début de la séance
P : Alors maintenant je vais
me taire, je vais vous
laisser un petit peu relire
ces documents, vous
imprégner un peu de la
tâche qui vous est
proposée, vous avez du
temps, on a une heure. Et
puis dans un petit moment,
je viendrais voir où vous en
êtes pour voir un petit peu
les premières idées qui
apparaissent. Je vous
donne enfin des réglets qui
vous permettent de tracer
ou de prendre des mesures.
OK ?
E3 : Mais ce n’est pas
possible, ils ne peuvent pas
dire que le jeton fait 23,5 et
la publicité 52 par 35 ?
E1 : Il faut chercher !
P : Débattez de cela entre
vous ! Pour l’instant, je ne
réponds pas.
E4 : Mais en plus c’est
petit, donc on peu l’avaler !
P : Regardez un peu les
contraintes qu’on vous
donne et ce qu’il est
possible de faire.
E3 et E4 travaillent
ensemble
E2 : Monsieur, dans la
lettre ils disent que le
jeton… en fait il faut voir
la publicité sur le jeton
P. Je veux pas que les élèves
essaient de trouver la
réponse du prof. Je veux
qu’ils explorent eux-mêmes
et en collaboration
puisqu’ils sont quatre. Et je
souhaite qu’il y ait une vraie
collaboration pour trouver
les pistes de solution. Donc
l’idée c’est que je vais
essayer de les induire le
moins possible vers la
solution Et surtout de ne pas
refermer trop tôt les pistes
dont je sais pertinemment
qu’elles vont être des
impasses. […]
P. Là une élève cherche à
me presser de questions.
Peut-être dans un réflexe
classique d’élève : on
cherche d’abord à montrer
au prof que le problème est
impossible. Je suis content
d’avoir une élève qui a le
sentiment, feint de sa part ou
réel, qu’il n’y a pas de
solution. Parce que je me dis
là, ils se rendent compte
qu’il y a peut-être un
problème et qu’il va falloir
échanger avec les camarades
pour essayer de…[…]
J’essaie, dans un premier
temps de ne pas leur
répondre et de leur dire
« ben là, faut s’approprier
les contraintes du
problème »
I. C’est quand même un
Débat de normes :
laisser les élèves
construire le problème
et non pas faire
trouver la réponse du
prof
Signaux d’alerte : les
élèves commencent à
percevoir le problème
Refus de donner la
réponse
Première tentative
explicite de retrait
Refus de donner la
réponse
Seconde tentative
explicite de retrait
135
quand on le met dans le
consigneur ?
P : Oui.
E2 : Mais le problème c’est
que dans les contraintes ils
disent que le consigneur on
ne peut pas le changer !
Mais on ne peut pas le voir
alors le truc, il faut le…
P : Et bien c’est là tout le
problème !
E2 : Ah, c’est ça qu’il faut
trouver… le problème…
P : Et oui.
E2 : Et bien il faut le
couper alors le truc…
(consigneur)
E1 : Et non ! Ah, j’ai
compris moi !
P. Peut-être que vous allez
arriver à la conclusion qu’il
n’y a pas de solutions !
Mais c’est un peu tôt !
Vous n’avez pas encore
regardé de près tout ça
pour affirmer qu’il n’y a
pas de solution.
P : Quand quelqu’un a une
idée, exposez la aux autres
et débattez de cette idée
mensonge que tu leur dis,
plus loin, quand tu dis qu’il
n’y a peut-être pas de
solution. Tu sais bien qu’il y
en a une. Tu mens !
P. Tout à fait. C’est un
mensonge honnête, dans le
sens où je pense qu’il est
utile à ce moment–là, pour
que l’élève s’engage dans
l’action. Il est peu probable
que l’élève se dise qu’il n’y
a pas de solution. Puisqu’on
est dans le cadre de l’école
et que ça fait partie du
contrat, quoi !
I Si je traduis bien, tu feins ?
P. Oui, dire qu’on ne sait
pas s’il y a une solution ou
pas, il y a une certaine
feintise.
I. Mais tu es sûr que les
élèves ne sont pas au
courant de ta feintise ?
P. Je pense que dans le cadre
scolaire les élèves font
l’hypothèse que si
l’enseignant pose un
problème, c’est qu’il a une
réponse. Et ça va même plus
loin : ils savent très bien que
j’ai la réponse
I. Vous feignez donc tous
les deux
P. Oui, c’est mon hypothèse
I. C’est un jeu, donc ?
D’une certaine manière.
Après je ne sais pas si tous
les élèves acceptent de
rentrer dans le jeu de la
même manière […] A ce
moment du dispositif, je
n’en ai aucune idée, mais
intérieurement, je suis un
peu content qu’ils aient ce
genre de réaction.
Flair
Prise de décision
d’agir : les élèves
cernent le problème, ils
peuvent s’en emparer
indices pour gérer sa
propre incertitude : il
lit, évalue dans
l’actualité de l’instant,
le travail de dévolution
des élèves
Troisième tentative
pour que les élèves
s’emparent du
problème en
produisant un
« mensonge
honnête »
Feintise
déguisement
Tentative efficace
La feintise est
partagée
C’est une feintise
ludique partagée.
Transcription 6. Extrait d'une séquence d'éducation technologique au collège
136
Dans le cas évoqué ci-dessus, l’entretien-post montre que l’enseignant en technologie a
créé une ingéniosité, en inventant un « mensonge-honnête » au moment où il a compris, au
travers des questionnements répétés d’une élève, que le problème commençait à être formulé
correctement et que les élèves étaient prêts à s’en emparer. A partir de cette évaluation
instantanée de la situation (habileté prudente) il a créé une feintise ludique partagée, par le
biais de laquelle a signifié efficacement aux élèves son refus de donner la réponse – malgré
leurs deux tentatives antérieures. L’enjeu est pour lui de sortir du pilotage par la réponse et
entrer dans le pilotage par l’activité (Ginestié, 2005).
Les lignes qui suivent exposent quelques résultats issus de l’ensemble des situations
étudiées.
2.3.5. L’usage de mètis et kaïros en situation éducative
Le premier résultat de l’analyse combinée des divers matériaux recueillis est qu’en
situation problématique, le professionnel peut avoir recours à la pensée mètis et à
l’intelligence du kaïros pour créer, chaque fois, une manière nouvelle de susciter et de
soutenir la disposition des apprenants à réorganiser leurs connaissances.
2.3.6. Identification et caractérisation d’habiletés prudentes et de tours
habiles
Il a été montré que mètis et kaïros se déploient sous forme d’habiletés fugitives, de savoirs
finement ajustés à la situation, à « usage unique », qui permettent au professionnel de taper
juste, d’arriver aisément à ses fins, en évitant d’imposer une stratégie ou une réponse. Deux
types d’habiletés ont été distingués. Les premières relèvent de l’intelligence du kaïros et ont
été appelées « habiletés prudentes » en ce qu’elles combinent d’une part l’attention,
l’anticipation, l’estimation du pour ou contre, la retenue et d’autre part l’agilité. Les
deuxièmes, nommées « tours habiles », ont été rattachées à la pensée mètis. Des catégories
générales d’habiletés prudentes et de tours habiles ont été identifiées et regroupées dans les
tableaux exposés ci-dessous.
137
vigilance sensorielle : attention sensorielle
continue à des signaux, considérés comme
des indicateurs à partir desquels des
évaluations de la situation sont possibles.
Le praticien est un observateur prudent et averti.
Il mobilise constamment son corps, sensoriellement
attentif aux variations de la situation.
Il prend une succession de micro-décisions : décision
d’agir, et décisions sur le « comment agir » (la ruse) dans
l’instant, pour préparer ou réguler la situation.
Collaboration kaïros-mètis
Son agir professionnel est imperceptible, et apparaît
seulement lorsqu’il cesse.
Flair : identification de signaux d’alerte
puis de signaux décisionnels, lesquels
obligent la prise de décisions. 64
Autonomie : action sur les « règles du jeu »
en vue de poser une règle différente des
règles antérieures.
Anticipation : suppositions sur ce qui va
arriver, et adaptation par avance de
l’action.
Discernement : retenue judicieuse en
situation, dans les paroles et dans l’agir,
pour prendre une série de micro-décisions
concernant les embûches à éviter et les
pistes à privilégier.
Accroche : réinvention, en situation, d’un
discours prévu, en prenant prioritairement
en considération les réactions instantanées
des apprenants, de manière à réguler son
exposé quitte à le recomposer en partie.
Tableau 22. Les catégories d'habiletés prudentes identifiées
64
Pour illustrer la vigilance sensorielle et la distinguer du flair, on rapportera l’exemple donné par un
enseignant de primaire (élèves de 7-11 ans). « Quand je suis en classe et que j’entends le bruit d’un stylo qui
tombe par terre, j’y suis vigilant (vigilance sensorielle), mais sans plus. Je n’interviens pas a priori parce que je
pense que c’est peut-être le cours normal des choses. Mais si le stylo tombe quatre ou cinq fois d’affilée, alors là,
c’est un signal, c’est que quelque chose se passe (flair). Et je dois immédiatement m’y intéresser, pour savoir si
je dois agir et de quelle manière. Sinon je peux rater quelque chose d’important »
138
Polymorphie, déguisement : revêtir toutes
les formes, sans rester prisonnier d’aucune,
dans une intention précise.
Le praticien joue avec son corps
Retrait, dissimulation : mise en retrait,
pour voir sans être vu.
Refus de donner la réponse : refus de
donner des conseils, d’apporter les
solutions. Se retenir de donner pour laisser
l’initiative.
Le praticien joue avec son savoir
Manquement : ne pas être exactement là où
on est attendu, mais juste à côté.
Le praticien joue avec les attentes des apprenants
Création de la surprise : création d’un
instant de déséquilibre par l’instauration
d’un écart entre ce que le sujet attend et ce
qui se produit dans la réalité.
Retournement : laisser l’apprenant
déployer ses certitudes et en profiter pour
compromettre le préconstruit.
Tableau 23. Les catégories de tours habiles
2.3.7. Des habiletés incarnées
Mais les catégories telles qu’elles sont décrites ci-dessus ne rendent pas compte de l’usage
qu’en font les professionnels. Car les habiletés ne sont pas des « coquilles vides » : elles sont
incarnées. Chaque professionnel crée une habileté en « investissant » une ou plusieurs des
catégorie(s) d’une manière qui lui est propre, qui dépend tant de son histoire, que de celle du
groupe avec lequel il travaille ici et maintenant. Il investit l’habileté par un « mode de faire »
où il se sent à l’aise. Et si elle réussit, il aura tendance à y être fidèle, à la renouveler. Il se
construit donc, chez un même professionnel, une sorte de permanence dans la façon
d’incarner les habiletés qui participe de sa signature professionnelle.
2.3.8. La constitution de répertoires d’habiletés par le professionnel
Pour mettre opportunément en œuvre les habiletés et les incarner, l’enseignant dispose de
plusieurs registres permettant d’interagir avec les élèves : le verbe, les mimiques, l’intonation,
139
la couleur de la voix, les onomatopées, les déplacements des corps, les gestes, la perception
du climat de la classe, de la charge émotive d’un groupe…. Ces registres font appel à son
corps-soi, cette « unité énigmatique de l’expérience humaine, à la fois corps biologique et point
d’emprise spirituelle des valeurs du vivre humain » (Schwartz & Echternacht, 2009, p. 32). Il a
potentiellement la capacité de se servir de n’importe lequel de ces registres et de plusieurs à la
fois. L’enseignant ou le formateur va ainsi se constituer peu à peu deux répertoires d’habiletés
« habitées » : l’un relevant de kaïros et l’autre de mètis. Il garde en lui ces répertoires de
façon qu’ils soient mobilisables pour un nombre indéfini de situations. La création d’habiletés
de l’instant joue entre permanence et variabilité.
2.3.9. L’agencement des catégories d’habiletés : une organisation
hiérarchique
Il a été constaté que, dans des circonstances analogues, non seulement aucun des
enseignants ne mobilise les mêmes catégories d’habiletés que l’autre, mais aussi qu’un même
enseignant ne va pas reproduire l’agencement antérieur. L’analyse montre que, plus ou moins
consciemment, les enseignants « choisissent » certaines catégories. L’organisation n’est donc
pas purement linéaire mais elle est hiérarchique. Cette dernière est plus efficace que la
première, car elle peut être régulée en en cas de non réussite. Ce qui rend possible une
augmentation indéfinie des possibilités d’apprentissage des ingéniosités.
140
Anticipation
Ingéniosité éducative =
combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles
Retrait
Dissimulation
Manquement
Retournement
Découvrir
autre chose
que le cherché
Polymorphie
Déguisement
Création de
la surprise
Flair
Accroche
Vigilance
sensorielle Discrétion
Discernement
Habiletés prudentes
Fonction d’anticipation
Tours habiles
Fonction de mise en oeuvre
Autonomie
Refus de donner
la réponse
Figure 8. Une formalisation spiralaire de l'agencement et de la combinaison des
habiletés dans l'instant
Habiletés prudentes et tours habiles se combinent chaque fois de manière nouvelle et
partiellement imprévue, sur un modèle spiralaire, pour constituer une ingéniosité de l’instant.
Il y a antériorité de kaïros sur mètis.
141
2.3.10. Proposition d’un modèle de professionnalité de l’enseignant et du
formateur
Ici, le professionnel n’apparaît pas seulement comme un expert de la transmission des
savoirs, ni seulement encore comme celui qui est capable d’analyser ses pratiques ou de
résoudre des problèmes en recourant à un raisonnement intellectuel conscient passant par le
verbe. Le professionnel est aussi et en même temps celui qui, lorsque des interstices – des
trous de normes (Schwartz, 2000) – sont laissés dans l’ombre par la prescription, va jouer
avec son savoir, avec les attentes des apprenants, va laisser son corps–soi prendre le relais,
pour exercer une intelligence autre de la situation. Par ce biais, une attention continue est
portée aux variations incessantes de la situation, une variété de savoirs sont mobilisés afin de
prendre une série de décisions et inventer ou ré-inventer une manière d’agir propre à l’instant.
2.3.11. User de la ruse en éducation ?
Comment justifier de l’usage de la ruse en éducation ? Comment, par exemple,
comprendre le mensonge, la duplicité, la feinte… ? N’est-ce pas un acte « profondément
immoral » (Journet, 2014) ? N’est-ce pas contraire à une posture éducative ?
Du mensonge, Journet (Ibid.) identifie plusieurs motifs :
celui de nuire, celui de tirer un profit, celui de se protéger, mais aussi celui de servir une cause ou
de ménager une personne. Thomas d’Aquin ajoutait qu’il existe aussi un « mensonge joyeux »,
c’est-à-dire seulement destiné à faire rire. Il y a aurait donc des mensonges bienfaisants.
Les recherches que j’ai menées ont montré qu’en éducation, le mensonge, la feinte, la
duplicité peuvent avoir pour intention d’éduquer, de jouer pour éduquer. Et l’« intention de
tromper [y] importe peu.» (Ibid.) Néanmoins un tel projet d’éduquer par la tromperie obéit à deux
conditions : les apprenants n’en sont pas complètement dupes et ils en sont partie prenante. La
ruse est efficace lorsque le professionnel montre subtilement et sans ‘vendre la mèche’ qu’il
joue – à l’aide par exemple des registres d’interaction du corps-soi – et que les apprenants
sont invités à rentrer dans le jeu. Ainsi, la ruse est partagée sinon elle n’est pas éducative.
142
Prenons l’exemple de l’enseignant en éducation technologique, qui a mis un groupe
d’élèves face à un problème pour lequel il sait que des solutions existent et qui pourtant leur
dit :
Peut-être que vous allez arriver à la conclusion qu’il n’y a pas de solutions ! Mais c’est un peu
tôt ! Vous n’avez pas encore regardé de près tout ça pour affirmer qu’il n’y a pas de solution.
Quand quelqu’un a une idée, exposez la aux autres et débattez de cette idée.
L’enseignant ruse ici par le mensonge. Mais c’est – comme il le dit dans l’entretien-post –
un « faux-mensonge ». En d’autres termes, l’enseignant joue à mentir. Il « joue à faire
semblant » de ne pas savoir si une solution existe. Mais ce n’est pas un vrai mensonge. C’est
la raison pour laquelle, en référence à (Schaeffer, 1999), j’ai utilisé le terme de ‘feintise
ludique’, afin de la distinguer de la feintise sérieuse. L’enseignant agit de telle façon que les
élèves ne croient pas « jusqu’au bout » à ce qu’il dit, mais y croient quand même
suffisamment pour « faire comme si » c’était vrai. L’enseignant joue à faire semblant de ne
pas connaître la réponse et les élèves font semblant de le croire. Ce qui importe à cet instant,
est que tous – enseignant et élèves – entrent dans le jeu pour la mise au travail. L’entretien-
post montre que l’enseignant par cette feintise a signifié aux élèves son refus de donner la
réponse – malgré leurs tentatives – pour sortir du pilotage par la réponse et entrer dans le
pilotage par l’activité (Ginestié, 2005).
La ruse éducative supposerait la création, hic et nunc, d’un espace commun de confiance
et de jeu consenti, plus ou moins consciemment. Il ne suffit pas que l’enseignant :
ait l’intention de ne feindre que « pour de faux », il faut aussi que le récepteur reconnaisse cette
intention, et donc que le premier lui donne les moyens de le faire. C’est pour cela que la feintise
[…] ne doit pas être seulement ludique, mais encore partagée. Car le statut ludique relève
uniquement de l’intention de celui qui feint : pour que le dispositif fictionnel puisse se mettre en
place, cette intention doit donner lieu à un accord intersubjectif » (Schaeffer, 1999, p. 147)
L’accord n’est pas nécessairement explicite. Ce qui pose la question de la posture éthique
du professionnel, dont le corps-soi doit constamment « veiller » à rester dans la feintise
ludique partagée qu’il a mise au point.
143
2.3.12. Peut-on apprendre à être ingénieux ?
Les ingéniosités éducatives sont incontournables pour que les apprenants accèdent à du
nouveau. Et pourtant, elles ne font l’objet d’aucun enseignement dans les instituts de
formation. Sans doute parce qu’elles sont insues, des praticiens eux-mêmes, peu
conscientisées, mais aussi parce qu’elles ne peuvent être enseignées telles quelles. Ces savoirs
habiles qui ne s’apprennent pas actuellement en cours, peuvent-ils devenir « objet de cours »,
et de quelle manière ?
2.3.13. L’aspect enseignable des ingéniosités éducatives
Un premier aspect de la réponse consiste à revenir en partie sur l’affirmation selon
laquelle les ingéniosités éducatives ne s’apprennent pas en cours. Car, on l’a vu, ce sont des
savoirs « plus ou moins en voie de conceptualisation, que l’on peut mettre en mots et qui ont des
continuités acceptables avec des concepts tels qu’on les enseigne dans l’enseignement » (Schwartz,
2004, p. 15). Il est possible d’en enseigner quelque chose, y compris sur un mode transmissif :
les différentes catégories de savoirs habiles, les modes de combinaisons et les formalisations.
Mais enseigner les catégories de savoirs habiles et leurs caractéristiques n’est pas enseigner
les ingéniosités. C’est un passage néanmoins incontournable, qui consiste à proposer une
caractérisation de chacun de ces savoirs, suffisamment précise pour être identifiée, et
suffisamment floue pour laisser place à la manière unique dont chacun des praticiens
l’habitera, l’investira, y engagera son corps.
2.3.14. Ce qui ne s’enseigne pas
Ce dernier point constitue le second aspect de la réponse. Ce qui ne s’enseigne pas, c’est
précisément la singularité avec laquelle chaque praticien incarne les savoirs habiles, les
agence avec d’autres et les combine en adhérence à la situation. Or cette singularité ne peut
relever que de lui. Rien ne peut y être substitué, sous peine de grever l’efficacité de ces
savoirs qui se dérobent à toute tentative de définition close. Ce ne sont donc pas des
144
techniques entièrement objectivées que les professionnels pourraient imiter, reproduire,
répéter à l’identique. Le résultat serait pour eux l’emprisonnement dans des attitudes
« contrefaites » le plus souvent peu efficaces.
Pourtant, ces savoirs du cœur du métier constitutifs de la signature professionnelle ne sont
pas seulement singuliers. Car cette singularité pourrait faire penser, a priori, à un éclatement
des personnalités professionnelles. Or, les ingéniosités singularisent les professionnels autant
qu’elles les relient. Car elles ont un fond commun : le monde de valeurs éducatives –
autonomie, initiative, développement de l’esprit critique, argumentation, éthique, altérité…–
et le monde de savoirs codifiés – institutionnels, disciplinaires, didactiques… –, sur lesquels
tous les professionnels s’appuient pour combiner opportunément leur agir. Autrement dit, la
signature professionnelle est à la fois singulière et collective. Et de ce fait, elle contribue au
genre professionnel. Cette particularité a deux conséquences en termes de formation. La
première est que les savoirs habiles ne peuvent être enseignées, en raison de leur aspect
partiellement inanticipable, de la variabilité avec laquelle ils se manifestent selon le praticien
et selon la situation. La seconde que si les ingéniosités se prêtent assez peu à être enseignées
telles quelles, elles peuvent en revanche se travailler.
2.3.15. Un apprentissage par essai-erreur le plus souvent solitaire
En effet, force est de constater que tous les professionnels apprennent à être ingénieux,
avec certes, des différences interindividuelles parfois importantes. On note ainsi que les
enseignants expérimentés sont généralement plus habiles que les novices. Ce qui amène à
penser qu’il y a un travail continu pour améliorer et augmenter la capacité ingénieuse.
Comment ce travail se fait-il ? Dans l’immense majorité des cas, les acquisitions habiles de
l’instant sont individuelles par essai-erreur et sans médiation. Car contrairement à d’autres
professions, l’enseignement et la formation sont des domaines où on exerce seul avec ses
élèves – et il y a peu d’exceptions. Dans ces conditions, il y a peu de ressources extérieures
pour le professionnel, peu d’occasion de saisir une ingéniosité chez un collègue et de l’ajuster
« à sa main », peu d’hétéro-régulations possibles. Le plus souvent, les enseignants ne savent
pas comment font les autres pour gérer l’incertitude, instiller la confiance et le doute, pousser
la réflexion...L’apprentissage est donc couteux en exploration et en opiniâtreté. Il procède
145
d’une longue expérience sans apport social extérieur. Les savoirs ingénieux créés restent ainsi
confinés à chaque professionnel.
Pourtant, la transmission de savoirs ingénieux est possible, et elle existe. Comme le
montre cet exemple d’apprentissage observationnel informel relaté par une enseignante.
Je débutais ma carrière dans une école primaire. Je surveillais la récréation avec le directeur de
l’école, lorsque j’aperçus au milieu de la cour un groupe de garçons qui se battaient pour
récupérer le ballon du match de foot. Une mêlée s’était formée. Des élèves s’étaient placés
autour et vociféraient pour encourager leurs favoris. Je m’apprêtais à me précipiter dans la
mêlée afin de séparer les combattants, lorsque le directeur me retint : « Non, me dit-il, n’y va
surtout pas en courant ! Il faut marcher lentement ». Il m’invita à le suivre et joignant le geste à
la parole, il commença à se diriger d’un pas tranquille et ralenti vers la mêlée en fixant
ostentatoirement les combattants. Je lui emboitai le pas, marchant à son allure, et observant ce
qui allait se passer avec curiosité. Je m’aperçus alors qu’au fur et à mesure que nous
avancions vers eux, les élèves se dispersaient et la mêlée se défaisait peu à peu. En arrivant,
deux ou trois élèves seulement se disputaient encore le ballon. Nous avons pu intervenir
facilement pour régler le problème. J’ai compris que les élèves nous voyant arriver lentement
avaient eu le temps d’avertir les combattants qui se sont alors dispersés. J’ai trouvé l’habileté
très efficace. Dès lors, nul besoin pour nous de plonger dans la mêlée, de séparer à bras le
corps les combattants, de réprimander ! Durant ma carrière, des situations analogues se sont
reproduites nombre de fois en récréation. Imitant le directeur, j’ai trouvé ma propre manière de
marcher lentement en fixant les élèves moi aussi. Je n’ai jamais eu à plonger dans des mêlées.
Et plus tard, j’ai même eu l’occasion de transmettre cette astuce à de jeunes collègues.
L’hypothèse est avancée qu’il y aurait intérêt à socialiser l’apprentissage pour mettre à
profit le potentiel de développement des ingéniosités de chaque professionnel. Mais selon
quelles modalités ?
2.3.16. Apprentissage observationnel ? Analyse de pratiques ?
Les occasions sont plutôt rares où un enseignant peut observer son collègue dans son
cours, ou enseigner avec lui. La plupart du temps, il est pris par et dans sa classe. Il semble
ainsi difficile d’envisager un travail continu des ingéniosités par apprentissage observationnel
146
in situ. La formation, elle, permet de concevoir un mode de socialisation de l’acquisition des
habiletés. Lorsqu’elle alterne stages d’observation et analyse de pratiques, elle peut procurer
des occasions de travailler les savoirs ingénieux, en offrant l’avantage de la distanciation.
Pour cela, les ingéniosités doivent devenir objets de parole, de mise en mots, de formalisation,
de recherche de sens. Si elles ne peuvent « naître » que dans, par et pour l’action, elles
peuvent être travaillées par les alternants à partir de l’observation fine de situations concrètes
choisies – menées par eux ou par leurs collègues. Cette observation serait actualisée lors de
séances collectives d’analyse de pratiques en institut de formation. Il s’agirait alors, partant de
l’exposé de la situation (récit, enregistrement audio ou vidéo…), des questions que l’alternant
se pose et que le groupe lui pose, d’analyser, de formaliser, d’interpréter, de proposer une
objectivation possible – qui restera pour partie énigmatique – de l’investissement psychique et
corporel singulier d’un professionnel en situation.
L’intention n’est pas de transmettre le « bon geste », la « bonne pratique » mais la
diversité indéfinie des manières de faire jouer efficacement kaïros et mètis en situation. Cinq
axes d’analyse peuvent être proposés : l’identification des interstices laissés par la
prescription ; la succession des microdécisions du professionnel ; le travail des valeurs et le
débat de normes constitutif des habiletés prudentes ; les tours habiles incarnés ; l’intelligence
du corps qui constamment, émet, reçoit, mémorise, intègre, interprète voire dénie…des
signaux verbaux et non verbaux pour faire face aux événements. L’hypothèse est qu’il est
probable que cette diversité offrira aux alternants au fil du temps, des possibilités de se saisir
de certaines ingéniosités afin de les faire « à leur main ». Non pas pour une imitation de
surface – laquelle ne « prendrait pas » en situation de classe – mais pour construire des
modélisations à partir desquelles ils pourront composer in situ leurs propres ingéniosités.
2.3.17. Synthèse partielle de l’axe sur l’agir ingénieux
Six points peuvent être soulignés.
- Il a d’abord été montré que ces habiletés permettent au professionnel de tirer parti de
l’incertitude – et non pas de la réduire –, incertitude des apprenants qui accèdent à du nouveau
et doivent renormaliser leurs connaissances antérieures, et incertitude du professionnel qui ne
peut entièrement prévoir ce qu’il va faire.
- Pour gérer l’incertitude, le professionnel ingénieux n’est pas désarmé : il a des cordes à
son arc. Il anticipe son action dans l’instant en mettant à sa propre disposition un panel de
147
savoirs codifiés d’un côté et d’habiletés de l’autre dont il délibère de la pertinence sur le
moment. Autrement dit, l’agir ingénieux est instrumenté. Mais cette instrumentation n’est pas
fixe : elle est à recréer à chaque fois à partir de d’habiletés prudentes et de tours habiles plus
stables.
- Les ingéniosités et les savoirs codifiés « opèrent ensemble » (Tochon, 1993) au sein de
situations éducatives. Les ingéniosités ne sont pas destinées à remplacer les savoirs codifiés,
mais à soutenir leur mise en œuvre. Autrement dit, elles ne peuvent être étudiées séparément
des savoirs disciplinaires, didactiques, académiques...
- l’agir ingénieux implique des arbitrages, des débats de normes et de valeurs ainsi que des
modes d’agir incarnés, finement reliés à la situation. Il revêt un caractère à la fois flou et
précis. Il met en synergie des ressources hétérogènes : corporelles, cognitives, conatives...Les
ingéniosités sont générales et particulières, collectives et singulières. Elles oscillent entre
permanence et variabilité. Elles résultent de l’agencement de registres d’interaction et de
catégories d’habiletés prudentes et de tours habiles sur un mode hiérarchique et non pas
linéaire. Ce qui offre des possibilités importantes de combinaisons. En outre, les habiletés
sont mémorisées sous forme de répertoires dont chaque composante est mobilisable
indépendamment et pour un nombre indéfini de situations. Les ingéniosités éducatives
peuvent donc potentiellement être enrichies par apprentissage.
- Pourtant, ces savoirs ont une autre caractéristique, qui apparaît en filigrane de cette
contribution. Ils sont à la fois cachés et clandestins. Cachés parce que, on l’a vu plus haut, ils
sont inapparents, peu visibles tant de l’extérieur que de l’intérieur. Fugitifs, assez
inanticipables, plus ou moins dévoilés par le corps-soi et relativement insus des enseignants et
des formateurs qui les inventent, ces savoirs investis n’opèrent pas au grand jour, mais dans
l’ombre des savoirs codifiés. Ils sont également clandestins, c’est-à-dire que de façon plus
consciente, ils sont mis au secret, à quelque degré, par les professionnels. La difficulté à les
mettre en mots n’en est pas la seule raison. Ces savoirs efficaces, chèrement acquis pour la
plupart, sont devenus leurs secrets, qu’ils gardent souvent pour eux et dont ils craignent d’être
dépossédés. De plus, les professionnels pensent que quelque part ils agissent en contrevenants
lorsqu’ils déploient des ingéniosités : il leur est encore difficile de dire qu’on éduque aussi en
mentant ou en tendant des pièges. C’est la raison pour laquelle les pratiques ingénieuses sont
actuellement tenues dans un secret relatif. Secret qui devient secret plus ou moins partagé
avec les apprenants lorsque les professionnels travaillent en situation. Car la ruse n’est
148
éducative que si les élèves n’en sont pas dupes, c’est-à-dire si le professionnel pose les
conditions pour que les élèves rentrent dans le jeu de la feintise ludique et y consentent.
- On le voit, à bien des égards, les ingéniosités se prêtent peu à l’enseignement. Même si
dans certaines conditions il est possible d’apprendre des ingéniosités d’autrui, l’apprentissage
reste solitaire, peu socialisé. Les ingéniosités produites restent confinées, avec peu de
transmission par héritage ou entre pairs. L’analyse de pratiques professionnelles ayant pour
but de saisir des ingéniosités, de remonter le fil des arbitrages et de construire des
modélisations propres à leur recréation incarnée plus tard, à leur manière et in situ, pourrait
être un enjeu de la formation à ces savoirs indispensables aux situations où les élèves
réorganisent leurs connaissances antérieures.
2.4. Synthèse concernant les trois axes
La synthèse que je ferai ici concerne deux points.
Le premier est que les recherches que j’ai menées dans les trois axes ont abouti chacune à
la production ou au remaniement d’un outil d’analyse de l’activité industrieuse éducative,
construit à des fins d’intervention ou de recherche : outil d’analyse de la régulation in situ,
outil d’analyse des pratiques d’accompagnement, outil d’analyse de l’agencement de kaïros et
mètis en situation problématique. L’entreprise de la troisième partie de cette note de synthèse
sera de mettre les trois outils d’analyse reproduits ci-dessous – outils qui peuvent d’ailleurs
être complémentaires – au service des recherches sur l’efficacité des pratiques à destination
des chargés d’enseignement à l’Université d’une part, et des apprenants à Besoins Éducatifs
Particuliers en ESTP d’autre part.
149
Outil analyseur des pratiques d’accompagnement professionnel
Anticipation de l’action Adaptation pédagogique
- repérage et catégorisation d’indices,
- appel à modèle(s) de référence disponibles
possiblement explicatif(s) des difficultés ou
progrès des apprenants,
- appel à une synthèse des expériences
antérieures d’adaptations pédagogiques
réussies ou échouées,
- intelligence du kaïros
→ construction par synthèse des éléments
précédents d’une ou plusieurs adaptations ayant
le statut d’hypothèse à tester
- tentatives d’adaptations pédagogiques :
inconfort
- évaluation de l’efficacité de l’adaptation
- arbitrages sur les critères de régulation et
autorégulation si nécessaire
Formalisation de la régulation industrieuse
Problème d'enseignement ou de formation
Problème à résoudre ou problème à élucider
Pratiques de questionnement
indifférenciation/différenciation
Processus de traitement du problème
Quête immédiate de
réponse/problématisation
Mouvements heuristiques
Analogies
Scénarisation
différenciation
Ingéniosités éducatives
kaïros-mètis
Occasion saisie-ruse
150
Anticipation
Ingéniosité éducative =
combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles
Retrait
Dissimulation
Manquement
Retournement
Découvrir
autre chose
que le cherché
Polymorphie
Déguisement
Création de
la surprise
Flair
Accroche
Vigilance
sensorielle Discrétion
Discernement
Habiletés prudentes
Fonction d’anticipation
Tours habiles
Fonction de mise en oeuvre
Autonomie
Refus de donner
la réponse
Une formalisation spiralaire de l’agencement et de la combinaison de mètis et kaïros
dans l’instant
Le second point concerne la manière dont évaluation et ergologie ont été travaillées
ensemble pour produire les outils. Il s’est agi non pas d’additionner les points de vue de
l’ergologique et de l’évaluation sur le soutien exercé in situ, mais d’intégrer les apports de
chacune à partir de concepts communs ou proches comme : normes, valeurs, régulation active
et débat de normes, évaluation située et intelligence du kaïros, sujet et corps-soi… C’est à ce
type de multiréférentialité que travaillera la partie suivante.
151
TROISIÈME PARTIE
Les apports
de recherches en évaluation et de l’ergologie
à l’efficacité des pratiques en ESTP
152
Introduction de la troisième partie
La troisième partie de cette note de synthèse présente en deux axes, les recherches que
je souhaite organiser.
Le premier axe (3.1. à 3.3.) s’attache à la formation à l’évaluation des enseignants du
supérieur dans le cadre du CIPE. L’attention est portée sur l’expérience de normalisation
que l’évaluation suscite lorsqu’ils se forment à l’évaluation ou lorsqu’ils la préparent
collectivement. Le but est d’étudier leur faire industrieux, lorsqu’il est au service de la
mesure des acquis. Deux cas seront abordés : l’attribution de notes et la construction
collective d’un référentiel d’évaluation de compétences.
Le second axe (4.1. à 4.6), s’intéresse à l’efficacité des aides institutionnelles à
destination d’apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers dans le cadre de l’ESTP, et
notamment à l’agir industrieux évaluatif des professionnels, lorsque l’évaluation est au
service de l’amélioration des apprentissages.
Dans les deux cas, plusieurs idées sont suivies : la normativité créatrice est l’un des
ressorts de l’efficacité de leurs pratiques, l’analyse de cette dernière contribue à élaborer ou
à ajuster la formation et à repenser les politiques éducatives.
153
3. Expérience de normalisation chez les professionnels du
supérieur
3.1. Le contexte actuel de l’évaluation à l’université
De nos jours, à tous les niveaux, l’université doit faire face à une exigence forte en
évaluation. Au niveau micro d’abord, s’exerce l’évaluation des acquis et des productions
des étudiants – devoirs, projets, dossiers VAE, portfolio, mémoires, thèses… – évaluation
qui s’inscrit de plus en plus dans une approche par compétences. Au niveau méso ensuite,
sont pratiquées les évaluations des programmes et des enseignements, des candidatures
universitaires, des publications des enseignants, des groupes de recherche, des laboratoires
ainsi que de leurs programmes, des prestations des personnels. Au niveau macro enfin sont
évalués les facultés, les unités de recherche et de formation, les réseaux interuniversitaires
ainsi que les projets internationaux.65
3.1.1. Une série de transformations des modalités évaluatives
L’évaluation est pourtant loin d’être une nouveauté à l’université. Romainville (2013)
montre que les professionnels de l’enseignement supérieur y sont habitués et qu’ils
reconnaissent le bien-fondé de sa fonction. Il pointe cependant qu’une modification
importante de certains de ses aspects bouleverse actuellement les pratiques et introduisent
un malaise palpable chez les professionnels. Ces aspects ne concernent pas tant les objets
évalués que les modalités évaluatives. Romainville (ibid.) identifie une série de cinq
transformations concernant les modalités d’évaluation, transversale aux trois niveaux :
hausse de la fréquence,
développement de la formalisation, de la codification, de la normalisation et de la
standardisation des procédures, alors qu’elles revêtaient auparavant un caractère
informel et privé,
65 Comme par exemple les projets Erasmus
154
accroissement de l’externalisation (e.g. épreuves standardisées internationales
d’évaluation des acquis des étudiants (PISA), entreprises privées pour l’évaluation
de la recherche) alors qu’au départ elles étaient conçues et mises en œuvre à
l’interne,
élargissement de la publication et de la diffusion des résultats,
intervention des résultats de l’évaluation dans le pilotage des carrières et dans le
financement des départements, des laboratoires et des établissements.
3.1.2. La défiance des professionnels de l’enseignement supérieur
Or, l’instauration de ces procédures suscite la défiance des professionnels. Ces derniers
dénoncent la fréquence et la multiplicité des évaluations. Une sur-évaluation
(Romainville, 2009a) qui est à l’origine de pratiques inutilement lourdes et coûteuses en
temps et en ressources, au détriment d’autres activités. Au niveau micro, elle est parfois
même responsable de l’appauvrissement des épreuves de mesure des acquis – e.g. le
recours aux Questionnaires à Choix Multiples.
Par ailleurs, aux niveaux méso et macro, la fiabilité et la validité de certaines
procédures d’évaluation est vivement contestée. Les critiques portent sur le choix et sur le
poids des critères et indicateurs retenus (De Ketele, 2013 ; Gouasdoué, 2013). Rompant
avec les pratiques de jugement par les pairs, les organismes externes chargés de
l’évaluation de la qualité de la recherche font un usage de certains critères souvent
réprouvé. Ainsi, Gingras (2008) met en doute la validité des critères ‘réputationnels’
opérationnalisés en indices bibliométriques, comme l’indice h qui mesure le niveau de
citation d’une publication, sans distinguer par exemple, les citations d’appui intellectuel,
des citations à fonction rhétorique ou d’allégeance. Milard (2010) pointe la mise en place
d’un rapport stratégique aux citations dans les laboratoires : signature systématique
d’article à plusieurs, auto-citations fréquentes, citation de complaisance pour ‘renvoi
d’ascenseur’, partition du compte rendu d’une recherche sur plusieurs articles… Les
détracteurs soulignent de plus, le peu de pertinence du mode actuel d’évaluation des
soumissions de publications – e.g. l’évaluation un article consiste à renseigner un
référentiel imposé et à livrer un avis en cochant des cases, lesquelles seront par la suite
mécaniquement additionnées. S’agissant de l’évaluation des programmes, Giret &
155
Goudard (2011) s’interrogent sur la validité d’un jugement porté sur la base de mesures
effectuées sur les seules ‘sorties’, c’est-à-dire sur le seul degré d’insertion
professionnelle des étudiants. Au niveau de l’évaluation des établissements, le débat porte
sur la valorisation des indices de récompenses – e.g. le poids du nombre de Prix Nobel et
de médailles Fields dans le classement de Shanghai est de 30% de la note.
La « religion du chiffre » (Romainville, 2013) est ensuite décriée, qui consiste à
ramasser la qualité d’un objet multidimensionnel et complexe, dans un symbole unique,
chiffré ou ordinal (note, lettre …). Le symbole délivré, censé représenter l’objet évalué de
façon fiable, objective et neutre, est souvent mis au service d’un classement. On parle ainsi
du rang dans le dernier classement PISA, de la qualité de l’enseignement d’un pays (e.g.
15° sur 30, ce qui est mécaniquement interprété comme ‘moyen’), mais aussi du rang d’un
établissement dans un classement international. On ramène la qualité d’une revue
scientifique au rang A, B ou C d’un classement. On apprécie la qualité du travail du
chercheur par un indice bibliométrique à partir duquel s’effectue la distinction binaire
publiant-non publiant.
Enfin, la large diffusion des résultats des évaluations dans l’espace public, spécialisé ou
non, est signalée comme renforçant la fabrication et l’usage de palmarès des
établissements, à l’échelon national et international (e.g. classement de Shanghai),
palmarès dont les conséquences sont vivement pointées. La dégradation parfois injuste de
l’image des établissements mal ou non classés que ces hit-parades suscitent est déplorée,
dégradation à laquelle les professionnels et les étudiants ont à faire face. Plus
fondamentalement, on craint que l’interprétation de ces classements et les raccourcis dont
ils sont l’objet engendrent :
une uniformisation des systèmes universitaires et de leur mode d’organisation sur le modèle
des établissements « bien classés » […] une dévalorisation de certaines disciplines qui
interviennent peu dans ces classements (lettres et sciences humaines) […], une dévalorisation
voire l’abandon de missions peu visibles et mesurables comme […] la qualité de l’enseignement
[…] la participation à l’innovation sociale et culturelle, la diffusion de l’innovation au-delà des
revues scientifiques et notamment dans le tissu économique… (Romainville, 2013, p. 313).
156
3.1.3. La mise en cause de l’hyper-explicitation des normes
Alors que les procédures d’évaluation sont transformées dans le but de rompre avec les
pratiques d’évaluation implicite et spontanée (Barbier, 1985) et d’assurer l’équité, la
transparence et la collégialité (Romainville & Coggi, 2009), force est de constater qu’elles
ne prémunissent contre l’arbitraire ni contre les relations de pouvoir dissimulées.
Romainville (2013) y voit pour cause la tendance assez fréquente à l’hyper-
explicitation des normes. Cette dernière se traduit de deux manières contraires, alors
qu’elles émanent d’une même volonté de transparence sans faille.
La première est l’hyper-explicitation des acquis des étudiants, et par exemple les
compétences. Elle a pour origine le fait que les évaluateurs sont face à des objets
complexes dont ils voudraient saisir ‘toutes’66
les composantes, les déplier de manière à
mieux les apprécier. Et pour cela, dans une recherche d’exhaustivité, ils les décomposent.
L’hyper-explicitation produit alors – comme à l’époque de la pédagogie par objectifs – des
documents très analytiques67
dans lesquels les compétences se segmentent sur plusieurs
pages, dont l’usage est lourd, et où il est facile de se perdre. Car à vouloir trop voir,
l’évaluation ne voit plus grand-chose : elle devient analyse ‘infinie’, perd le sens des
hiérarchies, se déconnecte des valeurs, ce qui conduit in fine à un dessèchement du sens.
La seconde est l’hyper-explicitation des normes des niveaux méso et macro. Elle
consiste à identifier, à expliciter et à rendre publiques des ‘best one normes’. Ce sont des
normes en petit nombre, dont chacune aurait la puissance et la précision permettant de
mesurer à elle seule des aspects majeurs et complexes. Par exemple, l’indice h permettrait
de mesurer la productivité d’un chercheur, critère important de la qualité de sa recherche.
Ces normes sont réputées objectives, neutres, entièrement transparentes, sans ambiguïté ni
équivoque. De ce fait, il n’y a pas lieu d’en discuter la fiabilité ni la validité. La neutralité
est censée être renforcée par l’externalité des normes et des évaluateurs, et par la mise au
point de techniques de quantification qui permettent des comptages. Alors que, dans
l’évaluation des compétences, l’hyper-explicitation conduit à une dérive analytique, elle se
traduit ici par une dérive réductionniste. Ainsi, on l’a vu, l’évaluation de la qualité
survalorise-t-elle l’indice bibliométrique pour la recherche, ‘les sorties’ pour les
programmes, les récompenses pour les établissements, un rang dans PISA pour
66 Il est illusoire d’espérer saisir toutes les facettes d’une compétence
67Que certains appellent des ‘usines à gaz’.
157
l’enseignement d’un pays…
3.1.4. Hyper-explicitation des normes et évaluation instituée
Si globalement je reprends à mon compte l’ensemble des critiques adressées dans les
publications scientifiques aux nouvelles modalités évaluatives du supérieur – lesquelles, à
plusieurs égards, sont analogues à celles adressées aux évaluations institutionnelles dans
les premier et second degrés français (Mencacci, 2009) – ce n’est certainement pas pour
proscrire toute tentative de construction de normes communes d’évaluation, et encore
moins pour contester l’évaluation dans le supérieur. Encore faut-il s’entendre sur ce
qu’évaluer signifie.
Contrairement à ses ambitions peut-être, l’hyper-explicitation n’est pas le nec plus ultra
de l’évaluation instituée telle que décrite par Barbier (1985). Elle s’en éloigne en ce qu’elle
explicite aux usagers seulement deux des trois éléments du processus d’évaluation : les
procédures et les résultats. En revanche, peu de choses sont dites sur les fondements. Les
éléments hyper-explicites communiqués se présentent comme allant d’eux-mêmes, parfois
mécaniquement, dans la transparence dira-t-on un peu vite. Car la transparence affichée
recouvre deux aspects qui restent systématiquement dans l’ombre : les débats et les
arbitrages qui ont conduit au choix de ces normes, et la lutte pour les valeurs (Zarka, 2009)
qui a présidé à ces choix.
3.1.5. Hyper-explicitation et blanchiment des débats de normes
En effet, l’identification de toute norme évaluative d’un objet complexe reste un choix
parmi d’autres. Or choisir suppose deux opérations. La première est d’instaurer un débat
entre plusieurs normes, avec une estimation du pour ou contre, suivie d’un arbitrage en
référence à un monde de valeurs (Schwartz, 2009) privilégiées en contexte, c’est-à-dire
dans un environnement et dans une histoire. En découle la deuxième opération qui est de
laisser de côté ce qui n’est pas sélectionné. Le processus débat-sélection/mise de côté est
ainsi porteur d’une part irréductible de subjectivité, liée au travail des valeurs des acteurs
158
qui ont opéré ces choix. Y compris dans le cas de l’hyper-explicitation où les valeurs
semblent évidentes alors que, là aussi, elles ont été établies contre d’autres valeurs (Zarka,
2009).
Mais l’exercice de l’évaluation est aussi l’exercice du pouvoir : pouvoir de sélectionner
et de laisser de côté des normes, pouvoir d’établir et de soutenir des hiérarchies de valeurs
contre d’autres hiérarchies, pouvoir de choisir une liste de critères pour les faire
fonctionner, pouvoir de déterminer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Lorsque l’exercice du
pouvoir est démocratique et légitime, les normes sont décrites et rendues publiques,
accompagnées – même de façon partielle – des débats qui les ont sous-tendues (Barbier,
1985). Ce qui les rend susceptibles d’examen, de discussion, de contestation ou
d’acceptation.
Or, de façon étonnante, l’hyper-explicitation fonctionne soi-disant ‘sans débat’.
Comme si le milieu et l’histoire étaient neutralisés (Schwartz, 2004). Elle détermine des
normes froides, mécaniques et ‘rigoureuses’, dont la validité et la fiabilité est prétendue
indiscutable. Zarka (2009) évoque « un pouvoir supposé savoir ». Les débats de normes et
le travail des valeurs qui les ont produites sont ainsi masqués, alors que la description de
ces derniers aurait permis une évaluation plus démocratique. La place est dès lors laissée à
l’exercice du pouvoir dissimulé et à l’arbitraire (Zarka, ibid. ; Romainville, 2013).
Je reprends l’expression de ‘blanchiment des débats de normes’ de Schwartz ainsi que
l’analyse qu’il en fait en termes de malaise, voire de crise professionnelle,
si on ne parvient pas dans le gouvernement du travail à essayer de mettre en visibilité,
(partiellement, avec des contraintes de temps et monétaires), dans des lieux un peu à l’écart du
travail, les débats de normes par quoi se produisent les valeurs qu’on attend du travail […] si on
n’arrive pas à donner visibilité à ces débats de normes et donc à la façon dont ils sont plus ou
moins bien tranchés (Schwartz, 2011, p. 5).
Pourtant dans le supérieur, le blanchiment des débats de normes prend une allure
particulière. Si les débats de normes restent masqués dans institution, ils s’invitent
(Schwartz, 2009) plutôt librement dans l’espace public scientifique. Ainsi, depuis un peu
moins d’une dizaine d’années, certains professionnels – usagers eux-mêmes de ces normes
– ont fait de ces modalités des objets de recherche. Ils ont produit de nombreuses études
rendues publiques, – lues sans doute par les décideurs –, ont organisé des colloques qui
159
questionnent les normes arbitrées et mettent en visibilité les débats qu’elles continuent de
susciter.
Je prendrai pour exemple les études consacrées à la validité et à la fiabilité des
classements internationaux (Bellon, 2007 ; Salmi & Saroyan, 2007 ; Gingras, 2008 ;
Matzkin, 2009 ; Hazelkorn, 2011). L’une des questions posées en filigrane est celle de
l’utilité d’un classement public de ces entités. Romainville (2013) y distingue deux buts :
la mise en compétition pour un financement différencié, et l’information des ‘clientèles’
(étudiants, enseignants postulants, partenaires de recherche). Certaines publications en
développent des débats de normes Romainville (ibid.) par exemple se questionne ainsi : s’il
ne s’agit plus d’attribuer un financement aux laboratoires selon les seuls critères
administratifs (e.g. selon le nombre de chercheurs), comment s’effectue la différenciation ?
S’agit-il d’attribuer aux laboratoires ‘publiants’ et ‘méritants’ davantage de crédits de
recherche et de contribuer plus encore à leur réputation, au détriment des laboratoires ‘non
publiants’ ? Ou au contraire de soutenir les ‘non publiants’ – notamment les jeunes
chercheurs – dans la publication de leurs résultats ? S’agit-il, à terme, d’abandonner des
secteurs entiers de recherche ‘non publiants’ au bénéfice d’actions toujours plus innovantes
et plus efficaces ? s’enquiert Zarka (2009).
Sans doute le blanchiment des débats de normes permet-il parfois d’asseoir un
jugement que personne ne voudrait prendre à sa charge (Prost, 2009 cité par Romainville,
2013). Sans doute permet-il aussi de différer la lutte pour les valeurs que les débats de
normes charrient inévitablement et les conflits qu’elle entraîne (Zarka, 2009). Mais pas
pour longtemps on l’a vu, car le supérieur fait rapidement resurgir ces débats par le biais de
la conduite de recherches relayées parfois par les médias.
Une future régulation des modalités d’évaluation dans le supérieur pourrait s’appuyer,
je pense, sur ces résultats. Notamment, comme le propose Romainville (2013), pour établir
un équilibre qui concilierait d’une part le souci de formalisation collégiale et d’autre part
les effets contre-productifs d’une hyper-formalisation excessive et illusoire. Un
rééquilibrage à l’écart de normes réductrices ou trop analytiques qui font s’évanouir
l’évaluation parce que la référence aux valeurs disparaît. Un rééquilibrage qui suppose
l’externalité sans que les professionnels en soient dépossédés, et qui se met au service de
l’amélioration. Je fais l’hypothèse que le rééquilibrage procède pour partie d’une re-
hiérarchisation collégiale des critères et des indicateurs en référence à un monde de
valeurs, à des fondements plus explicites.
160
3.2. Attribution de notes et renormalisation du dispositif
d’évaluation : une expérimentation à l’Université dans le cadre du
CIPE
Si j’ai choisi d’exposer ici une analyse des questions que pose l’évaluation dans le
supérieur, c’est parce, dans le cadre du CIPE68
, je pilote depuis 2013 la formation à
l’évaluation des Chargés d’Enseignement (CE) d’AMU69
: MCF, PAST, ATER70
, moniteurs,
docteurs ou doctorants.
3.2.1. Le contexte : une formation à l’évaluation dans le cadre du CIPE
Étant données l’importance et la complexité des enjeux ainsi que la difficulté des
exigences nouvelles, le CIPE a pris l’option de préparer les CE à l’exercice de l’évaluation,
par le biais d’une formation répartie sur trois ans. La première année est consacrée à
l’évaluation comme mesure des productions et des acquis, avec une centration sur le passage à
l’évaluation par compétences. Les deuxième et troisième années (qui débuteront en 2014 et en
2015) aborderont respectivement l’évaluation pour l’amélioration des apprentissages
(évaluation par les objectifs, évaluations formative et formatrice), et l’évaluation pour
l’accompagnement des apprenants.
En 2013 j’ai formé à l’évaluation des acquis et des productions, quatre groupes de CE –
soit environ 60 CE volontaires provenant de toutes les unités de formation et de recherche
d’AMU –, à raison de huit heures par groupe. Le but est qu’ils entament – ou poursuivent – en
cette première année, l’apprentissage de l’évaluation d’une production (copie, mémoire,
soutenance orale, dossier VAE…) et de l’évaluation de l’acquisition de compétences. Pour
cela, j’ai choisi d’organiser les contenus de formation en quatre axes : les exigences
institutionnelles des premier et second degrés et du supérieur ; les principaux résultats des
recherches sur la mesure des acquis (distinction mesure-contrôle, déterminants
psychologiques de l’évaluation) ; l’opérationnalisation de la mesure des acquis ou des
productions ; et enfin l’évaluation de compétences (Ardoino, 1976 ; Noizet, G & Caverni, J-
68 CIPE = Centre d’Innovation Pédagogique et d’Evaluation
69 AMU = Aix-Marseille Université
70 Maître de conférences, Professeur ASsocié Temporaire, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche
161
P., 1978 ; Cardinet, J., 1979 ; Bonniol, J-J., 1981 ; Barbier, J.M., 1985 ; Bonniol, J-J. & Vial,
M., 1997 ; Hadji, C., 1990 ; Lecointe, M., 1997 ; Vial, M., 2001 ; Romainville, 2007 ;
Schwartz, Y. & Durrive, L., 2003 ; Schwartz, Y., 2004).
3.2.2. Une expérimentation préliminaire avec les Chargés
d’Enseignement
J’ai proposé, au cours de la formation, une situation d’évaluation ‘authentique’, à savoir
« une situation complexe qui simule, à une échelle plus réduite ou avec des contraintes
complémentaires, une situation de vie exigeant la mobilisation d’une compétence » (Allal,
2013, p. 25). La situation a d’abord consisté à noter individuellement une même petite série
de trois productions photocopiées (des trames de mémoire réelles et anonymées, élaborées par
trois étudiants préparant un master professionnel d’enseignement auquel je participe
régulièrement) à l’appui d’un référentiel de quatre critères et d’un barème prédéterminés71
.
J’ai préalablement précisé aux CE, les objectifs des trames ainsi que le contexte de formation
qui a entouré la production des trames. J’ai également explicité les choix des modalités
évaluatives standardisées, afin qu’ils s’approprient les critères et le barème. Chaque CE a
alors attribué des notes, qui ont ensuite été communiquées au groupe sous la forme d’un
tableau qui en présentait la décomposition par critère. Dans une deuxième phase, les CE ont
comparé les notes et discuté les écarts.
Chaque décomposition de notes a présenté un écart avec toutes les autres, pour chaque
trame et dans chaque groupe. Il y a eu de nombreux écarts dans la note finale, allant jusqu’à 9
points sur 20 pour une même production. Ces écarts ont déstabilisé plusieurs CE qui
procédaient à la notation avec un tel dispositif pour la première fois. Pour eux, un rapport
aussi explicite aux critères clarifiait leur travail, alors que les nombreux désaccords sur les
notes semblaient l’obscurcir. À tel point que, dans un groupe, un CE en a interpellé d’autres
71 La trame est un projet de mémoire, plus ou moins opérationnalisé, de cinq pages maximum. Il s’agit pour
l’étudiant d’exposer l’avancée de la construction du mémoire avec ici une centration sur la méthodologie. Les
quatre critères et le barème sont les suivants : Présentation de la question à l'étude : 20% de la note ;
Présentation du dispositif d'étude : 20 % ; Méthodologie (présentation et justification des choix) : 30% ;
Outils d'analyse du corpus (théorique, conceptuels) : 30%
162
pour qu’ils justifient l’attribution de leur note. Ce qui était l’un des objectifs de la situation
d’évaluation authentique : la mise en visibilité des débats de normes. 72
3.2.3. Une première d’analyse des renormalisations du dispositif
d’évaluation
Certes, les écarts pouvaient être partiellement expliqués par les effets de série relatifs aux
trois productions : ordre, contraste, ancrage (Bonniol, 1981). Ils pouvaient l’être ensuite par le
peu de familiarité de certains CE avec les questions de formation à l’enseignement. Mon
hypothèse était que ces écarts procédaient aussi de débats de normes et d’arbitrages internes.
Ainsi, lorsque j’ai invité chaque CE à justifier l’attribution de ses notes (intermédiaires et
finale), les échanges ont dévoilé qu’une mise en débat intérieure des critères proposés a
présidé à l’attribution des notes, d’où ont parfois surgi des critères et barèmes internes
‘nouveaux’. Ces débats se sont d’ailleurs parfois poursuivis au cours d’échanges avec les
autres CE. Deux exemples vont servir d’illustration.
Le premier a pour objet la trame A qui majoritairement a été la moins bien notée. La
raison donnée par les CE est le peu d’avancée dans les choix méthodologiques de l’étudiant et
dans l’élaboration d’outils d’analyse des corpus recueillis. Pourtant un CE a évalué la trame
avec une note assez supérieure aux autres. Il le justifie par son souhait de valoriser
l’originalité du thème choisi (l’éducation des mineurs incarcérés), alors que les thèmes des
deux autres trames étaient plus ordinaires. Certes, il reconnaît les insuffisances
méthodologiques, mais il opte pour mettre également en valeur la qualité des premières
données recueillies (rares et précieuses car l’accès au milieu pénitentiaire pour les mineurs est
coûteux en temps et en opiniâtreté). Or, la qualité des données recueillies ne faisait pas
vraiment partie des critères choisis, ont objecté les autres CE, bien que ces derniers
reconnaissent qu’elle participe effectivement de la qualité de la production. Le CE a indiqué
que dans un souci de conformité il n’a pas modifié la décomposition standard – il n’a pas fait
apparaître six critères – mais qu’il a augmenté la note initialement attribuée de deux fois deux
points répartis équitablement sur les quatre critères.
72 A aucun moment il ne s’est agi ici de montrer que la note de l’un était meilleure que la note de l’autre, dans la
mesure où elle n’était pas arbitraire, mais de la discuter, de faire surgir les débats qui l’ont produite.
163
Le second exemple concerne la trame B, la mieux notée des trois par la majorité des CE.
Sauf par quatre d’entre eux qui reconnaissent certes la qualité de l’étude en référence aux
critères choisis, mais ne perçoivent pas de projection de l’étudiant vers son futur métier
d’enseignant. En d’autres termes, ils voient plutôt la trame d’un futur chercheur. Critère de
métier qui, là non plus, ne fait pas partie du référentiel proposé mais reste un critère de qualité
d’un mémoire professionnel d’enseignement. Ce critère a eu pour effet une baisse de la note
finale de trois à quatre points soustraits aux quatre critères. Là non plus, en apparence, la
décomposition standard n’a pas été renormalisée.
Ainsi, certains CE ont évalué en prenant la décision intérieure de modifier ponctuellement
le choix et le poids de certains critères. Trois types de dispositifs ont alors coexisté pour ces
CE : le dispositif standardisé, le dispositif interne individualisé (trames A et trame B) et le
dispositif externalisé (trame A et trame B) comprenant des renormalisations masquées. Ce que
formalise le schéma ci-dessous, avec en italique les critères hors référentiel.
164
DEBAT DE NORMES : RENORMALISATION CRITERES ET BAREME
MASQUAGE DES RENORMALISATIONS (CRITERES ET BAREME)
Figure 9. Renormalisations individualisées sous couvert de dispositif standardisé
Les critères hors-référentiel n’ont pas été les mêmes pour toutes les productions. On
pourrait presque dire que certains CE ont reconstruit un dispositif ‘à usage unique’ pour
chacune des productions A et B, sous couvert du dispositif standardisé. Les critères hors-
référentiel, explicités à l’oral, ont disparu dans la décomposition finale.
Dispositif standardisé : référentiel et barème
Présentation de la question à l'étude : 4 points
Présentation du dispositif d'étude : 4 pts
Méthodologie (présentation et justification des choix) : 6 pts
Outils d'analyse du corpus (théorique, conceptuels) : 6 pts
Dispositif interne individualisé
trame A
Présentation de la question à l'étude : 4
Originalité du thème : ajout de 2 points à
répartir sur le barème
Présentation du dispositif d'étude : 4
Méthodologie : 6
Qualité des premières données recueillies :
ajout de 2 points répartis sur le barème
Outils d'analyse du corpus : 6
Dispositif interne individualisé trame
B
Présentation de la question à l'étude : 4
Présentation du dispositif d'étude : 4
Méthodologie : 6
Outils d'analyse du corpus : 6
Mises en liens avec le futur métier
d’enseignant : retrait de 3 à 4 points à
répartir sur le barème
Dispositif externalisé trame A Présentation de la question à l'étude : 4
Présentation du dispositif d'étude : 4
Méthodologie (présentation et justification des
choix) : 6
Outils d'analyse du corpus (théorique,
conceptuels) : 6
+4 points sont répartis sur le barème après
notation
Dispositif externalisé trame B Présentation de la question à l'étude : 4
Présentation du dispositif d'étude : 4
Méthodologie (présentation et justification des
choix) : 6
Outils d'analyse du corpus (théorique,
conceptuels) : 6
- 3 à - 4 points sont répartis sur le barème
après notation
165
3.2.4. Un projet de recherche sur les renormalisations en cours de
processus d’attribution de notes à l’Université
J’envisage de piloter une étude quantitative et qualitative des renormalisations sous
couvert de dispositif standardisé chez les CE en formation au CIPE. Ce qui pourrait donner
lieu à l’encadrement d’un travail de master-doctorat en Sciences de l’Éducation avec
orientation ergologique. Étude qui se déroulerait en deux temps : d’abord une première
expérimentation majoritairement qualitative, menée avec un petit nombre de CE,
permettrait de poser des hypothèses, lesquelles seraient testées ensuite dans une deuxième
étude, de façon plus quantitative sur un plus grand nombre d’évaluateurs.
Sur le plan méthodologique, je me baserai dans la première étude, sur l’analyse des
débats de normes et des arbitrages portés à la parole après attribution de notes d’une petite
série de productions identiques, dans le cadre d’entretiens ergologiques (Durrive, 2005) de
groupe. Les débats audio-enregistrés puis transcrits concerneront les prochains groupes de
CE du CIPE (60 personnes pour le premier semestre 2014). Il s’agira d’étudier les
caractéristiques des débats de normes et de formaliser les éventuelles renormalisations.
Quelles normes sont mises en débat ? Au nom de quelles valeurs ? Quelles sont les
renormalisations produites ?
Cette première étude permettrait de poser une hypothèse principale : l’attribution de
notes relève de débats de normes arbitrés à l’interne par l’évaluateur, d’où résultent
éventuellement des renormalisations provisoires du dispositif standardisé. Des hypothèses
des auxiliaires pourraient ensuite être avancées. Comme par exemple : l’attribution de
notes procède de débats entre normes standardisées et normes hors-dispositif rencontrées
par l’évaluateur à l’examen d’une production ; entre normes standardisées et normes
habituellement privilégiées par l’évaluateur, entre renormalisations antécédentes et
renormalisation en cours.
Les hypothèses pourraient être testées dans la deuxième étude quantitative plus large,
par questionnaire administré à l’ensemble des CE de l’université, accompagnée
d’entretiens auxiliaires.
Il ne s’agit pas de montrer que les renormalisations provisoires du dispositif sont
spécifiques au supérieur. Elles existent sans doute dans tous les milieux qui procèdent à
166
des attributions de notes. Ce qui distingue le supérieur, c’est la fréquence des situations
d’évaluation en collectif (jurys de soutenance de mémoire, de portfolio, de VAE, co-
évaluation d’un projet professionnel, jurys de recrutement…) où les renormalisations du
dispositif standard dans l’attribution de notes sont portées à la parole, et sont donc
débattues à plusieurs voix. Ce qui confère la particularité de mettre en confrontation
plusieurs dispositifs internes. Mais la plupart du temps, ces débats sont soumis à la
confidentialité. Les situations d’évaluation authentiques ou semi-authentiques apparaissent
comme un mode possible de saisie des débats de normes généralement peu accessibles,
dans l’espace un peu en retrait qu’offre le CIPE.
On le voit, l’évaluation d’une production est la construction d’un point de vue
(Romainville, 2013) sur cette production, et parfois même dirais-je, la reconstruction. Le
schéma ci-dessus montre que le point de vue construit est partiel, même s’il espère cerner
l’objet au mieux. D’abord, parce que la détermination exhaustive des critères d’un objet
complexe est impossible (Ibid.). Ensuite parce qu’on l’a vu, la recherche d’exhaustivité
aboutit à une dérive analytique qui dissipe l’évaluation. Et il en va de même pour la
recherche réductionniste contraire des ‘best one normes’, aussi puissantes soient-elles.
Évaluer consiste donc toujours à choisir parmi des critères, à choisir un petit nombre de
critères, et à les hiérarchiser en fonction du ‘poids’ qu’on décide de leur donner en
référence à un monde de valeurs. Et ceci qu’il s’agisse de l’évaluation des productions et
des acquis, ou des évaluations des programmes, des enseignements, des universités…
Il s’ensuit que les référentiels sont par essence lacunaires. Ils invisibilisent certaines
facettes de l’objet à évaluer73
, lesquelles pourtant en restent des critères. Car les critères
hors-référentiel ne deviennent pas ‘inopérants’ de n’avoir pas été choisis. Même si le
référentiel les rend inapparents, ils sont toujours agissants en ce qu’ils continuent de dire la
qualité de l’objet (par exemple dans les trames A et B, l’originalité du thème, la qualité des
données recueillies, le lien avec le métier). Ils ne peuvent être abandonnés même s’ils n’ont
pas été choisis. Ce qui explique le surgissement de débats de normes voire de tensions à
propos de critères hors-référentiel, aboutissant parfois à la reconstruction du point de vue
initial. C’est ainsi que De Ketele (2013) par exemple, s’insurge contre le renoncement, la
négligence ou le dédain dans certaines universités, pour les critères qui ne contribuent pas
à améliorer le classement international parce qu’ils sont hors-référentiel. Car les
73 Je précise qu’il s’agit bien des facettes de l’objet et non pas des facettes extérieures à l’objet : sinon, les
critères sont arbitraires. Ce qui implique de pouvoir clairement identifier l’objet à évaluer, ou de construire un
accord sur l’objet.
167
hiérarchies de critères proposées ne peuvent être ni vraies ni définitives : elles sont
ouvertes, provisoires même si elles sont présentées comme indiscutables.
Évaluer de façon valide et fiable implique de considérer ce qui a été choisi, mais aussi
ce qui ne l’a pas été. Dans un souci démocratique, c’est apprécier les normes du référentiel
collégialement privilégiées. Et, en même temps, dans un souci de justice, lorsque des
critères hors-référentiel disent fortement la qualité de l’objet, c’est pouvoir remettre les
normes en débat, voire recomposer partiellement les hiérarchies de critères, tout en
respectant globalement le dispositif standardisé. L’évaluation engage ainsi un effort
analytique combiné à un effort synthétique, entre le sens donné par le référentiel et le sens
à chercher hors référentiel.
Je pense souhaitable une re-hiérarchisation plus collégiale, équilibrée et ouverte des
normes d’évaluation du supérieur, une reconstruction du point de vue sur les objets qui y
sont évalués, à partir de la description des principaux débats de normes et des arbitrages
effectués74
.
Il m’apparaît important en outre, de faire le bilan de ce que les classements de toutes
sortes montrent et de ce qu’ils laissent dans l’ombre, de ce qu’ils permettent de dire et de
ce qu’ils ne permettent pas de dire. Et si la comparaison des entités du supérieur est
intéressante pour les étudiants, pour les chercheurs ou pour les partenaires de recherche,
c’est plus, me semble-t-il, au niveau des profils qu’elle permettrait de dégager (e.g. des
profils d’établissement) que des classements qu’elle dresse.
74 U-Multirank est une approche multidimensionnelle qui, à l’initiative de la Communauté Européenne,
permettra en 2014, un autre classement des établissements du supérieur que celui de Shanghai. Plus de 600
établissements du supérieur ont accepté d’y participer. Les dimensions évaluées sont l'enseignement,
l'apprentissage, la recherche, le transfert de connaissances, l'orientation internationale et l'engagement régional.
A première vue, le spectre semble plus large, car les critères prennent en considération plusieurs autres aspects
critiques des établissements. Il permet en outre d’établir puis de comparer des profils institutionnels. Il serait
néanmoins intéressant de voir si cette approche évaluative explicite ses fondements – les débats de normes alliés
au travail des valeurs, et la manière dont les arbitrages ont été tranchés –, et pas seulement les procédures et les
résultats. De même, quelle souplesse est introduite dans l’usage du dispositif, et comment est-il envisagé que les
professionnels prennent part à cette évaluation pour qu’elle ne leur échappe pas, tout en gardant sa validité et sa
fiabilité ?
168
3.3. Expérience de normalisation chez les enseignants-chercheurs
d’une école d’ingénieurs : une pratique innovante d’évaluation par
compétences
C’est à un effort comparable de re-hiérarchisation de normes qu’un CE enseignant-
chercheur en formation au CIPE, a dit être confronté. Il relate au groupe les questions que
pose son département, lequel doit passer à l’évaluation des compétences des étudiants qui y
sont formés. Comment les identifier ? Comment les mesurer ? Quel dispositif commun à
l’ensemble des acteurs intervenant dans la formation des étudiants, et comment s’y prendre ?
Devant la complexité et l’intérêt de la tâche, je propose au CIPE d’une part et à son
département d’autre part, d’intervenir sous forme de consultance, dans le cadre d’un projet
d’innovation.
3.3.1. Le contexte : une mission de consultance dans le cadre du CIPE
Ainsi, depuis février 2013, j’accompagne une petite équipe d'enseignants-chercheurs
(EC)75
du département de Mécanique Énergétique d’une Ecole d’Ingénieurs dans la
conception d’un premier dispositif d’évaluation des compétences des étudiants. Il s’agit pour
moi de soutenir l’équipe dans la construction problématisée de son propre référentiel
(catalogue de compétences) et de son mode d’opérationnalisation (échelle d’appréciation,
barème...), tout en lui apportant une culture en évaluation. Trois étapes ont été envisagées.
La première (premier semestre 2013) a pour objectif la construction du dispositif,
c’est-à-dire d’un objet référentiel commun (Teiger, 2007) à destination de l’ensemble des
acteurs de la formation des Ingénieurs.
La deuxième étape (année 2013-2014) du projet consiste pour les EC volontaires à faire
usage de ce référentiel et de proposer en fin d'année des régulations tant du référentiel que
de son utilisation.
La troisième étape (année 2014-2015) prévoit l’essaimage de l'usage du référentiel à
l’ensemble des acteurs de la formation de ces ingénieurs.
La mission a commencé en février 2013. J’ai accompagné un petit groupe de trois à
75 EC = Enseignant-Chercheur
169
quatre EC volontaires du département – dont celui qui a été formé à l’évaluation. Dans les
premières séances, nous avons opté pour les principes de travail suivants, rassemblés dans
le tableau ci-dessous.
Trois principes pour
l’identification
des compétences
En première approximation, une compétence est conçue comme un ‘savoir
agir en situation’ (Le Boterf, 2002) qui agence des ressources hétérogènes –
par exemple des connaissances, des capacités et des attitudes.
Pour être évaluée, une compétence doit être identifiée le plus clairement
possible
Des critères et des indicateurs doivent être préalablement définis de façon
collégiale
Cinq critères pour le
dispositif d’évaluation
Présence des trois types de compétences mentionnées dans la fiche RNCP76
et CTI77
du métier visé : les compétences transversales de l'ingénieur, les
compétences spécifiques au réseau Polytech et les compétences de spécialité
Mécanique Énergétique
Document concis (deux pages maximum)
Document clair et intelligible de tous usagers du dispositif : étudiants,
industriels, enseignants-chercheurs, professionnels
Présence d’un nombre de compétences suffisamment restreint pour que
chacun puisse s'y projeter, y trouver matière à réflexion, à discussion, à prise
de décision (une douzaine maximum afin d’éviter les dérives analytique ou
réductionniste de l’hyper-explicitation)
Présence d’une échelle d’appréciation de maîtrise suffisante de la
compétence
Tableau 24. Principes de travail pour la construction du dispositif d'évaluation de
compétences
3.3.2. Une recherche greffée à une mission de consultance
Ce travail de consultance suscite un autre intérêt. En effet, les EC doivent s’engager à
évaluer des compétences, objets complexes dont ils sont peu familiers. Ils ont ensuite à
construire un dispositif qui fait de l’évaluation, non plus une pratique privée et solitaire, mais
76 Répertoire National des Certifications Professionnelles
77 La CTI (Commission des Titres d’Ingénieur) est un organisme indépendant chargé d'habiliter les écoles à
délivrer des titres d'ingénieur diplômé. C’est aussi à la demande de la CTI que les EC de Polytech se sont
engagés dans la création d’un dispositif d’évaluation des compétences.
170
une contribution à une action collective de formation, organisée autour d’objectifs et de
principes communs, discutés et élaborés collégialement (Romainville & Coggi, 2009a).
Il s’agit donc d’une expérience de normalisation doublement innovante pour eux, car s’y
opère le passage d’une pratique privée d’évaluation de productions d’étudiants à une pratique
collégiale d’évaluation de compétences. Et pour cela, les EC ont à prendre une série de
« décision[s] de normalisation […] qui suppose[nt] la représentation d’un tout possible des décisions
corrélatives, complémentaires ou compensatrices. » (Canguilhem, 1966, p. 184).
Ce travail collégial d’arbitrage, porté à la parole dans un cadre accompagnant, m’intéresse
en ce qu’il donne un accès ‘à la représentation d’un tout possible des décisions’, aux enjeux
des EC dans cette entreprise, aux questions nouvelles qu’ils se posent, aux difficultés qu’ils
rencontrent. Mes interrogations s’organisent en trois axes.
1. La situation d’identification collégiale des compétences – et non plus seulement
des connaissances - de l’ingénieur amènera-elle les EC à envisager autrement la
fonction d’ingénieur ?
2. Peut-on espérer ensuite – comme ce fut le cas dans les années 80 pour la
Pédagogie par Objectifs – que l’identification des collégiale des compétences à
certifier permette aux EC de construire un accord sur les compétences à enseigner,
dès lors qu’elles sont mieux ciblées ? Observera-t-on une réflexion, sur
l’enseignement de ces compétences, à l’université comme en stage, sur la manière
de soutenir les étudiants dans leurs difficultés, sur les types de dispositifs
d’apprentissage et de pratiques d’enseignement à mettre en œuvre ? Un pont
constructif (Allal, 2013) sera-t-il jeté entre évaluation, enseignement et
apprentissage ?
3. Comment évaluer une combinaison de ressources hétérogènes ? Quelles normes
nouvelles les EC vont-ils se donner pour que la maîtrise suffisante puisse être
certifiée ? S’agit-il d’évaluer des compétences professionnelles ou une
professionnalité émergente (Jorro, Wathelet & Vieillevoye, 2013) ? La
participation de tous les acteurs de la formation sera-t-elle envisagée ? A
l’université et en stage ? Et de quelle manière ? Une compétence est considérée
maîtrisée de façon suffisante dès lors qu’elle est réussie plusieurs fois dans des
contextes divers : comment cette exigence de répétition et de diversité sera-t-elle
inscrite dans le dispositif ?
171
3.3.3. Hypothèse concernant l’expérience de normalisation
Ces questions m’amènent à poser une hypothèse à trois volets, concernant l’expérience
collégiale de normalisation d’un dispositif d’évaluation de compétences.
L’identification du référentiel de compétences et des modalités opérationnelles (échelle
d’appréciation, barème, acteurs-évaluateurs…) conduit les EC à :
1. reconstruire leur point de vue sur la fonction d’ingénieur Polytech spécialité
Mécanique Énergétique
2. revisiter leurs pratiques d’enseignement-apprentissage
3. ré-envisager les ambitions de certification de compétences ainsi que les modalités
3.3.4. Une méthode composite pour une élucidation de
l’expérience de normalisation
Ce travail de recherche sera mené sur trois ans, et peut être l’objet d’un encadrement de
master-doctorat.
Il associera traitement qualitatif puis quantitatif des données recueillies.
1. Traitement qualitatif
Le matériau est l’enregistrement des quatre séances de travail déjà menées avec les EC. Il
sera augmenté de celui des quatre ou cinq futures séances concernant l’étape 2 (premier usage
du dispositif et régulation), et complété par des entretiens-post ergologiques.
Les séances transcrites seront l’objet d’une analyse thématique (Bardin, 2003) dans le but
d’identifier les thèmes des débats de normes et des renormalisations, et d’en dresser un
catalogue. L’objectif est de mettre à l’épreuve du terrain les trois volets de l’hypothèse, de les
ajuster voire de les remanier si nécessaire.
2. Traitement quantitatif
Le matériau recueilli sera un questionnaire administré aux formateurs, aux étudiants, voire
aux industriels durant la troisième année d’essaimage, afin de tester les hypothèses.
La recherche pourrait être étendue à d’autres laboratoires qui travaillent sur la mise en
place de l’évaluation par compétences.
172
Dans l’axe précédent, j’ai envisagé l’usage de l’ergologie pour l’évaluation des acquis et
des productions des chargés d’enseignement. Dans ce deuxième axe, la complémentarité
ergologie-évaluation sera mise au service de l’éducation à destination d’apprenants à Besoins
Éducatifs Particuliers (BEP) dans le cadre de l’ESTP.
173
4. Les apports de recherches en évaluation et de
l’ergologie à l’efficacité des aides à destination des
apprenants à Besoins Éducatifs Particuliers en ÉSTP
Jusqu’en 2008, mes activités de recherche ont eu pour cadre le Groupe de Recherche sur
l’Accompagnement Professionnel de l’UMR ADEF à l’Université de Provence. J’y ai étudié
les pratiques de questionnement indifférenciées et différenciées communes à plusieurs
disciplines de l’enseignement (lecture, français, histoire, géographie, mathématiques,
enseignement professionnel de mécanique marine), mais aussi à la formation des enseignants,
des cadres de santé, du travail social, des chargés de VAE…
Entre temps, à partir de 2006, j’ai quitté le département des Sciences de l’Éducation d’Aix
en Provence pour exercer à l’IUFM. Ma préoccupation a alors été quasi exclusivement
l’enseignement, de premier et second degrés, ordinaire et surtout spécialisé. Ce qui m’a donné
l’occasion d’étudier plus spécifiquement les pratiques de questionnement enseignantes. J’ai
alors été confrontée à la question suivante : les pratiques de questionnement sont-elles neutres
par rapport au type d’apprenant – ordinaire ou à BEP – et par rapport à la discipline
enseignée ?
4.1. La fonction adaptative du questionnement ingénieux
Concernant le premier point, je pensais qu’un écart existe entre les pratiques de
questionnement différenciées à destination d’apprenants ordinaires et celles à destination
d’apprenants à BEP – et plus spécifiquement ceux qui présentent des difficultés
d’apprentissage plus ou moins sévères. Je supposais que la combinaison kaïros-mètis peut être
observée dans ces dernières, mais que la différence réside dans certains des tours habiles de
mètis.
En effet, chez les apprenants ordinaires, l’apprentissage est favorisé par l’exercice d’un
soutien à la problématisation qui suscite habilement la construction-déconstruction-
reconstruction progressive d’un chemin propre, le remaniement des connaissances par rupture
ou par élargissement. J’avais des raisons de penser qu’il n’en est pas de même pour ceux qui
ont des difficultés d’apprentissage sévères. D’une part, ma propre expérience antérieure
174
d’enseignante et de formateur spécialisé m’alertait. D’autre part, je songeais à l’hypothèse de
Boimare selon laquelle pour ces apprenants :
tout se passe comme si le retour à leurs propres références, pour en tenter une réélaboration
et appréhender la nouveauté, ne pouvait pas servir de point d’appui à la pensée, mais au
contraire empêtrait le fonctionnement mental, déstabilisait les capacités de raisonnement,
limitait l’intelligence. (Boimare, 2000, p. 85).
Je doutais alors de la pertinence et de l’efficacité des tours habiles de mètis comme le
retournement, la surprise, le manquement, l’invention et l’exploration d’impasses à refermer.
Car susciter les errements d’apprenants en difficultés, leur tendre des « pièges » dans l’espoir
qu’ils s’en sortent et en retirent les fruits, les amener à exposer publiquement des erreurs face
à un groupe de pairs, à réfuter « le temps d’une situation d’enseignement » des connaissances
antérieures chèrement et longuement acquises, me semblait bien risqué. Je pensais que ces
manières d’agir – pour le coup peu habiles – plongeraient immanquablement ces apprenants
dans des difficultés beaucoup plus grandes encore, comme je l’avais constaté lorsque
j’enseignais ou lorsque j’observais des enseignants spécialisés. En revanche, d’autres
catégories de mètis comme la polymorphie et le déguisement, le retrait et la dissimulation,
voire même le refus de donner la réponse me semblaient être, dans des modalités à explorer,
des leviers professionnels efficaces pour ces apprenants particuliers. Ce qui m’invitait aux
questions suivantes.
Si on suppose que le soutien à la problématisation tel que je l’ai précédemment décrit est
plus ou moins caduque lorsqu’il est destiné à des apprenants en difficultés sévères, et que de
ce fait, les professionnels expérimentés n’y ont pas ou peu recours, comment ces derniers s’y
prennent-ils alors, en contexte problématique, pour soutenir les apprentissages difficiles ou
troublés sur le plan cognitif, sans exercer un questionnement indifférencié de guidage fort,
tout en œuvrant pour la gestion de l’incertitude, voire de l’inquiétude des apprenants ?
Mettent-ils quand même en place un questionnement différencié combinant kaïros et mètis et
avec quelles habiletés ?
J’avais donc l’intention d’étudier à la loupe les pratiques de questionnement existantes de
ces professionnels expérimentés. Mon hypothèse était que le questionnement ingénieux
« adapté » – c’est-à-dire ajusté in situ aux particularités des apprenants et du contexte
problématique, dans le but de réduire la situation de handicap ou de difficulté – est distinct du
175
questionnement de soutien à la problématisation tel que formalisé antérieurement. Je voulais
savoir où se logent les distinctions et quelles renormalisations sont mises en place.
Dans cette perspective et pour organiser la mise à l’épreuve de cette hypothèse, je me suis
donné à partir de 2008 quelques nouvelles normes professionnelles.
J’ai accepté, entre 2008 et 2010, la direction de l’axe « recherche » du département ASH
de l’IUFM de Nice. J’y ai animé des séminaires de recherche sur les questions de la
didactique rapportée à l’enseignement aux élèves à BEP. J’ai ensuite organisé deux journées
d’étude sur les questions de l’évaluation et des partenariats, notamment à destination des
élèves aux apprentissages troublés ou difficiles. En 2010 et 2011, j’ai suivi, pour moi-même,
deux stages en neuropsychologie78
sur les troubles du spectre autistiques, les troubles
spécifiques des apprentissages – dyslexie, dyspraxie, dysphasie, dyscalculie, troubles
déficitaires de l’attention –, et les caractéristiques des apprenants à haut potentiel.
J’ai ensuite choisi d’afficher auprès des nouveaux étudiants de Master Recherche mon
intention de travailler prioritairement les questions relatives au soutien ingénieux qui s’adapte
aux apprenants à BEP. J’ai alors encadré plusieurs les travaux de Master notamment ceux de :
Nadeige Chauvot (2008) sur le soutien auxiliaire exercé par les AVS ; de Pierre Néron (2009)
sur les pratiques de mise en œuvre des PPRE. Actuellement, avec Jacques Ginestié, je co-
dirige les thèses de ces deux étudiants. Mais dans le même temps, je me posais une autre
question : le questionnement ingénieux est-il sensible à la discipline enseignée ?
4.2. Fonction didactique du questionnement ingénieux
Pour avancer sur cette question, j’ai pris la décision en 2008 d’intégrer GESTEPRO79
un
laboratoire de didactique. Pourtant mon intérêt la didactique et son rapport avec le
questionnement ingénieux n’était pas entièrement nouveau.
J’y ai eu recours dans une recherche (Mencacci, 2004 ; Vial & Mencacci, 2007) où j’ai
comparé les pratiques de questionnement indifférenciées et différenciées de trois
enseignants, du point de vue de leur impact sur la construction de connaissances des élèves.
J’ai montré que les premières ont proposé aux élèves une ostension déguisée des savoirs et ont
construit un milieu pour l’étude insuffisamment balisé, réduit au minimum, où l’appropriation
78 Stages pilotés par le professeur Habib
79 Groupe d’étude sur l'Education Scientifique, TEchnologique et PROfessionnelle
176
des savoirs a été laissée à la seule charge des apprenants. Alors que le questionnement
ingénieux a favorisé l’étude des objets de savoirs, a délimité progressivement un espace
organisateur de l’étude, où le professionnel a mobilisé des gestes pour l’étude soutenus par
des savoirs ingénieux, a désigné les objets de savoir. J’ai commencé à avancer vers l’idée que
la complémentarité didactique des disciplines-évaluation-ergologie était prometteuse pour
comprendre le questionnement ingénieux et pour étudier son impact sur la construction de
connaissances des apprenants. J’entrevoyais ce but en entrant dans GESTEPRO, sans savoir
comment construire une telle complémentarité.
4.3. GESTEPRO : une grande variété de recherches
Mais pourquoi avoir choisi GESTEPRO ? Trois raisons principales m’y ont poussée.
D’une part, ce laboratoire me permet de participer à des recherches portant sur des
domaines d’enseignement variés : scientifiques (sciences physiques80
, sciences de la vie et de
la terre81
), ou technologiques82
(technologie au collège83
, sciences de l’ingénieur84
,
technologies de l’information et de la communication au lycée85
), avec plusieurs spécialités de
formations professionnelles universitaires (par exemple, formation de licence86
et master
professionnels en génie électrique87
ou formation des architectes et/ou des designers88
), et
avec enfin la pédagogie universitaire. Les méthodes de recherche y sont plurielles.
Quantitatives89
et /ou qualitatives, elles portent sur grand nombre de cas ou sur un nombre
réduit. Elles recueillent des données par observation, par examen de productions
d’apprenants, par administration de questionnaires, par entretiens de différents types
(explicitation, semi-directif, compréhensif…), par enregistrement audio-vidéo, ou toute
combinaison. Les objets d’études vont du niveau macro – l’efficacité des politiques
80Delserieys-Pedregosa, A. (2010; 2012), Givry, D. (2003) ; Boilevin, J.-M. (2007 ; 2009)
81 Jégou-Maironne, C. (2009); Castera, J. (2006 ; 2007 ; 2013a, 2013b, 2013c)
82 Ginestié, J. (2005-2014); Chatoney, M. (2003-2013) ; Andreucci, C. (2010, 2012) ; Agostini, M. & Ginestié, J.
(2012) 83
Laisney, P., Pomares-Brandt, P. & Ginestié, J. (2010), (Aravecchia, L. (2009) 84
Martin, P. (2006-2010) 85
Pomares-Brandt, P. (2011) 86
Chevanal-Armand, H. (2009 ; 2010 ; 2011) 87
Hérold, J.-F. (2011) 88
Lebahar, J.-C. (2009) 89
Larini, M. (2013)
177
éducatives –, au niveau micro – la communication non verbales et les gestes des apprenants
en sciences physiques90
.
D’autre part, le programme de recherche de l’équipe se centre sur les processus
d’enseignement-apprentissage91
, et s’intéresse aux interactions professionnel-apprenants pour
en comprendre les organisations et leur efficacité et pour en prévoir les effets, ce qui se
rapproche de mes préoccupations.
Et enfin, les situations qui y sont étudiées sont le plus souvent des situations
problématiques, c’est-à-dire de situations où sont posées des questions pour lesquelles les
apprenants n’ont pas de réponse toute prête : questions résolubles dont la réponse n’admet pas
de débat mais aussi questions à élucider, dont la réponse implique des débats. Ce sont
précisément ces situations auxquelles je m’intéresse à ces situations depuis 1996, année de ma
maîtrise.
Travailler dans GESTEPRO avec l’optique de mettre en complémentarité les cadres
théoriques de la didactique, de l’évaluation et ceux de l’activité – dont l’ergologie – n’est pas
chose aisée. Ni pour moi, ni pour les doctorants que j’encadre, ni sans doute pour les
collègues enseignants-chercheurs en didactique qui souhaiteraient y contribuer. Car le chemin
épistémologique ne préexiste pas, il est à créer.
Depuis mon entrée dans ce laboratoire, je travaille dans un double mouvement : d’une part
prendre connaissance des référentiels théoriques et méthodologiques de l’équipe pour me les
approprier au mieux ; d’autre part expliciter mon référentiel en vue d’une appropriation par
l’équipe. À cet effet, mes travaux ainsi que ceux de mes doctorants sont régulièrement
présentés en séminaire. Je participe à des recherches communes – Handisciences, Éducation
Pour Tous.
Dans cette perspective, j’ai procédé avec Marjolaine Chatoney à une étude des
compétences mobilisées dans la réalisation d’activités concrètes et expérimentales de sciences
et technologie par des élèves dyslexiques de classe ordinaires, (Chatoney, M. & Mencacci,
N., 2013). Le dispositif a consisté à observer les difficultés rencontrées par six collégiens
dyslexiques et six non dyslexiques dans la réalisation d’un système technique (éolien)
conformes à l’enseignement de la technologie. La conclusion de cette première étude a porté
sur deux points.
90 Givry (2006-2007)
91 Ginestié, J. (2013)
178
Le premier est que les tâches sollicitant la conversion grapho-phonémique (recherche
Internet, communication) ont été moins bien réussies par les six élèves dyslexiques que par les
six non-dyslexiques. Ce qui n’est pas très surprenant vu les spécificités de leur trouble.
Graphique 1. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en recherche
Le deuxième point est qu’en revanche, les élèves dyslexiques testés ont eu moins de
difficultés que les non dyslexiques pour trois tâches non écrites : la ‘planification’, la tâche
‘production’, et le ‘test de contrôle’. Ce qui est inattendu.
Graphique 2. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en conception
0
1
2
3
4
5
6
Total dys
Total non dys
0
1
2
3
4
5
6
Total dys
Total non dys
179
Graphique 3. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en production
Graphique 4. Nombre d’élèves en difficultés par compétences expérimentation
Pour expliquer les résultats relatifs aux deux premières tâches nous avançons qu’au travers
de compétences cognitives et pragmatiques, ces élèves dys ont fait état de capacités de
planification et de raisonnement dans la conception et dans la production de pâles. Ces
capacités ont pu être correctement mobilisées parce qu’elles n’étaient pas entravées par la
conversion grapho-phonémique. Nous pensons donc que ces élèves dyslexiques ont certaines
capacités de planification et de raisonnement intactes qui se sont exprimées parce que la tâche
proposée rendait possible leur mobilisation. Les résultats concernant la tâche ‘contrôle’
peuvent être rapportés au fait que tout au long de leur cursus, ces élèves dyslexiques ont
développé sur le mode compensatoire des compétences de contrôle de leur action, en ce qu’ils
reviennent incessamment sur leur écrit et sur leur lecture. Ce qui rend le test de contrôle plus
aisé pour eux que pour les non dyslexiques. Cette aptitude à contrôler leur action est ici
0
1
2
3
4
5
6
Total dys
Total non dys
0
1
2
3
4
5
6
Total dys
Total non dys
180
favorablement réinvestie. Certaines des tâches d’enseignement technologique ne sollicitant
pas l’écrit ont donc permis à ces élèves de mobiliser et de développer, apparemment sans
frein, des capacités de raisonnement, de conception, de planification qui peuvent difficilement
s’exprimer dans des disciplines à forte ‘literacy’. Ce qui pose la question du choix de la tâche
dans l’évaluation des compétences des élèves dyslexiques : selon la tâche, la même
compétence peut être déclarée acquise ou non acquise. Notre intention est de donner à
l’ensemble de ces résultats le statut d’hypothèses pour une future recherche portant sur un
effectif plus grand, afin d’envisager ou pas une généralisation
Outre l’identification de capacités exécutives intactes chez des élèves dyslexiques, mon
intérêt dans cette étude si les résultats étaient confirmés, est d’avoir repéré un impact de la
discipline – ici la technologie – sur les compétences chez les élèves. La mise en œuvre de
compétences serait ainsi sensible à la discipline. Pourrait-on alors dire que le soutien exercé
par les enseignants est sensible à la discipline ? Quelles seraient alors les conditions
d’efficacité d’un tel soutien ?
4.4. GESTEPRO : des recherches sur l’efficacité
L’efficacité est une question de recherche pour la plupart des E-C de GESTEPRO. Il s’agit
pour l’équipe de contribuer à améliorer les dispositifs, d’ajuster la formation, de repenser les
politiques éducatives. Dans cette perspective, se pose la question de savoir ce qu’est
l’efficacité.
Dans son acception neutre, l’efficacité est la qualité d’une entité qui atteint des buts
prédéterminés ou qui contribue à les atteindre. Mais comment cette qualité se spécifie-t-elle,
se décline-t-elle, se manifeste-t-elle en ESTP ? L’option de l’équipe est la suivante : plutôt
que de chercher au préalable une définition en compréhension qui pourrait l’enfermer dans
une signification prématurée, il s’agit dans un premier temps, de définir l’efficacité en
extension, à partir de points de vue divers.
Pour cela, un ensemble de recherches variées est décliné. Plusieurs niveaux peuvent, par
exemple, y être identifiés : e.g. l’efficacité des politiques éducatives92
au niveau macro93
,
92 Loosfelt, R. & Ginestié, J. (2014)
93 Andreucci, C., Brandt-Pomares, P., Chatoney, M. & Ginestié, J. (2010)
181
l’efficacité de l’Enseignement Intégré94
Sciences et Technologies au collège au niveau méso,
l’efficacité des pratiques enseignantes dans la Démarche Fondée sur l’Investigation en
Sciences95
au niveau micro.
Il me semble intéressant de considérer ces objets de recherche d’un autre point de vue :
comme étant issus de choix de regard privilégiés par chaque E-C dans les rapports entre
professionnel, apprenants et savoir en situation concrète d’ESTP. J’ajouterai à ce triptyque
‘les instruments’, car la plupart des recherches de GESTEPRO visent à étudier spécifiquement
le rôle des instruments sémiotiques ou matériels dans l’activité des enseignants et des
apprenants.
Ainsi, la focale sur les rapports professionnel-apprenants-savoir produit des objets
de recherche sur les pratiques enseignantes en Enseignement Intégré ou dans la
Démarche Fondée sur l’Investigation ou encore dans l’Apprentissage Par
Problème, sur l’activité de l’enseignant et celle de l’élève comme analyseur des
situations didactiques.
L’étude des dispositifs formation face aux spécificités de la construction de la
professionnalité, le rôle des artefacts en technologie numérique sont des objets de
recherche issus de la centration sur les rapports entre professionnel-apprenants-
artefact.
La focale sur le professionnel dans les rapports professionnel-apprenants structure
l’étude des conceptions des enseignants, de leur rapport au savoir, de leur activité
de conception.
Le choix de privilégier l’apprenant dans ces mêmes rapports amène à s’intéresser à
l’accès au savoir pour tous du point de vue du genre, aux connaissances des élèves
en classe, à leur créativité, à l’argumentation, à la problématisation, à la
communication non verbale et notamment aux gestes de la main.
Ce panorama amène à plusieurs constats.
Le premier est que l’atteinte de buts prédéterminés en ESTP dépend tant de la pertinence
des savoirs professionnels, didactiques, disciplinaires, épistémologiques…, de la finesse des
dispositifs et des ingénieries, de la qualité de la programmation, que des humains – apprenants
et professionnels – qui agissent en situation. L’efficacité en ESTP ne réside donc pas
seulement dans l’anticipation rationalisée de l’action, bien qu’elle y soit essentielle. Je dirais,
94 Delserieys-Pedregosa, A., Boilevin, J-M, Brandt-Pomares, P., Givry, & D., Martin, P. (2010)
95 Morge, L.&Boilevin, J.-M. (2007), Boilevin, J.-M. & Brandt-Pomares, P. (2011), Brandt-Pomares, P. (2011b),
Boilevin, J.-M., Brandt-Pomares, P., Givry, D. &Delserieys-Pedregosa, A. (2012)
182
en adoptant avec Durrive (2008, p. 135) un point de vue ergologique, que l’efficacité « est un
mixte qui va puiser aussi bien dans la clarté du cadre normatif que dans l’opacité de l’agir humain. ».
Le deuxième est que la connexion entre didactique d’une discipline et approche de
l’activité est une préoccupation de tous les membres de GESTEPRO. Sauf qu’en ce qui me
concerne, je fais le chemin inverse de la plupart de mes collègues : j’ai travaillé à la
complémentarité évaluation/ergologie avant de me préoccuper de l’articuler à une didactique.
Cependant, la mise en œuvre de cette articulation demande de surmonter une difficulté
commune : dans la didactique des disciplines, les savoirs épistémiques gouvernent l’agir,
tandis que dans les formalisations de l’activité, ce sont les nécessités de l’agir qui gouvernent
les savoirs épistémiques. L’un des défis sera donc de faire travailler ensemble les
deux approches, d’y faire circuler les savoirs.
La troisième est qu’à travers la variété de ses objets de recherche, l’équipe montre son
souci d’aborder les situations sous divers angles de l’activité des professionnels et des
apprenants, de proposer plusieurs perspectives théoriques pour traiter de l’efficacité, et de
montrer les avantages de cette ouverture, chaque théorie faisant apparaître des traits de la
situation étudiée sans qu’aucune n’en épuise la richesse. Ainsi, les travaux menés à
GESTEPRO se fondent-ils principalement sur la théorie de l’activité (Leont’ev, 1984 ;
Engeström, 2000), sur le cadre théorique de l’activité médiatisée par les instruments
(Rabardel & Samurçay, 2004) et sur la didactique professionnelle (Pastré, 2005).
Je souhaite apporter le point de vue original de la démarche ergologique sur l’activité des
professionnels et des apprenants en ESTP, activité vue comme une succession de débats de
normes, d’arbitrages et de production de normes. Mon intention est de faire usage, pour les
recherches que je pilote ou envisage de piloter ou de co-piloter, de la théorie de l’activité ou
du cadre théorique de l’activité médiatisée par les instruments, en complémentarité avec la
démarche ergologique, lorsque cela s’avère possible et prometteur.
183
4.5. Des complémentarités possibles entre théorie de l’activité,
activité médiatisée par les instruments, didactique professionnelle
et démarche ergologique pour l’étude du questionnement ingénieux
à destination d’élèves à BEP en ESTP ?
Les prochains paragraphes sont le résultat d’une première et très incomplète présentation
de chacune des quatre orientations théoriques de l’activité précédemment citées, d’une mise
en regard de certains de leurs aspects reliée avec les recherches que j’envisage de piloter.
4.5.1. La théorie de l’activité : Leont’ev, Engeström
Engeström (2006) se donne pour projet d’étudier le pouvoir d’orientation durable des
intentions collectives en situation complexe et évolutive. Il part de la distinction de Leont’ev
(1984) entre actions collectives ou individuelles orientées par des buts, et activités collectives
orientées par des objets incarnant « les vrais motifs de l’activité » (2006, p. 141). Il étudie alors
deux systèmes d’interactions : celles entre un ou plusieurs acteurs sociaux et celles entre
l’acteur, ses outils et son environnement. Il appelle ‘activités’ ces « formations systémiques qui
acquièrent une certaine pérennité en s’institutionnalisant [… et qui] ne prennent forme et ne se
manifestent qu’au travers d’actions particulières accomplies par des individus ou des groupes
singuliers ». (ibid.)
Les ‘activités’ selon Engeström sont donc toujours plurielles et collectives bien que
portées ou incarnées par des individus. En cela, il se réfère à Vygotsky (1935/1985), dont il
transpose aux situations de travail, les recherches sur le pouvoir de l’esprit humain de créer
des ressources psychiques – ici les intentions collectives. Selon sa thèse, les ressources sont
d’abord élaborées socialement via des actions collaboratives impliquant l’usage d’artefact(s)
externe(s) commun(s) – plan inter-psychique –, avant d’être internalisées pour en faire une
propriété intérieure de la pensée – plan intra-psychique. Ainsi, les intentions collectives, loin
d’être construites par « les seules personnes clairement présentes dans une situation particulière, le
sont par une multitude d’acteurs et de forces, distribués dans des espaces-temps et des niveaux
différents. » (Engeström, 2006, p. 141). De plus, ces visées/objets de l’activité :
184
résistent et agissent contre eux, ils semblent mener leur vie propre. En même temps, il est
difficile d’articuler ces visées/objets : ils semblent vagues, protéiformes, flous. Ils présentent de
multiples facettes et sont souvent fragmentés ou contestés. (ibid.)
Ce qui explique que dans les organisations actuelles de travail « il n’est pas toujours facile
pour les acteurs d’établir la connexion entre les finalités de leurs actions personnelles et les
visées/objets plus durables du système d’activités collectif » (ibid.).
En me référant au travail de Schwartz sur l’histoire culturelle du concept d’activité, je
retrouve dans ces ‘activités’ une approche particulière de la «Tätigkeit» de Kant, particulière
parce que collective/individuelle. «Tätigkeit» est le mot allemand traduit par ‘activité’ « utilisé
pour dénoter ce pouvoir de rapiècement, de médiation, hautement énigmatique, concernant certaines
facultés humaines auparavant disloquées » (Schwartz, 2007, p. 126). La «Tätigkeit» permettrait
d’éclairer ce passage énigmatique de l’inter-psychique à l’intra-psychique où se lit une « mise
en synergie de ressources hétérogènes » (ibid.) : les corps et les ‘esprits’ œuvrant ensemble, le
collectif qui n’est pas égal à la somme des individus, et l’individu qui intériorise l’émanation
du collectif.
L’intérêt de cette approche est de pouvoir étudier comment émergent, de systèmes ouverts
d’interactions sociales déterminées, des intentions collectives qui dépassent partiellement les
acteurs et qui ont pourtant un pouvoir d’orientation durable de leurs actions. Ces intentions
collectives naissantes peuvent être vues, d’un point de vue ergologique, comme des normes
antécédentes inchoatives et mouvantes – des intentions, des buts, des plans… Elles émergent
d’acteurs, de lieux et de moments divers, elles sont objets d’ajustements mutuels constants au
fur et à mesure qu’elles sont produites, de consensus et de divergence – dont l’ergologie
pourrait analyser les débats de normes sous-jacents. Ces normes inchoatives non stabilisées,
non internalisées sous forme de représentation mentale, permettent néanmoins de transformer,
d’influencer durablement les êtres, les choses et le monde.
Cette approche des activités collectives peut-elle intéresser les préoccupations qui me sont
proches ? Certainement : elle permettrait par exemple, à des étudiants de master/thèse que je
co-dirigerais dans une collaboration étroite tant théorique que méthodologique avec des
collègues de GESTEPRO usagers de la théorie de l’activité de répondre – à partir du concept
d’interagentivité orientée-objet (Engeström, 2006) – à trois questions d’importance au regard
du programme de recherche proposé en 4.5. Le programme concerne le projet Handiscience et
185
l’efficacité des PPRE96
et se situe dans le cadre des aides aux élèves à BEP. Les questions
sont les suivantes : comment s’opère – ou ne s’opère pas – l’élaboration progressive et à des
niveaux différents distribués dans le temps et dans l’espace, des intentions collectives plus ou
moins stables à destination d’un élève en situation de handicap ou de difficultés scolaires
graves et persistantes, par les professionnels de la difficulté scolaire (enseignement, santé,
travail social, partenaires institutionnels…) dans leurs réseaux occasionnels – l’ergologue
parlerait d’Entités Collectives Relativement Pertinentes ? ; comment ces intentions sont-elles
– ou pas – opérationnalisées dans l’usage de les outils institutionnels (PPS, PPRE) ? ;
comment ces intentions capables d’orienter durablement leurs actions sont-elles – ou pas –
discutées (consensus/divergences), ajustées et reliées à des actions individuelles ?
L’intérêt du point de vue interactionniste défendu par Engeström – qui rompt avec les
perspectives cognitiviste ou individualiste –, est qu’il permet de mettre au jour des
dynamiques collectives émergentes et mouvantes qui favorisent – ou empêchent – l’efficacité
des politiques éducatives, des dispositifs, des enseignements, des apprentissages, des
pratiques.
Mais ce faisant, il laisse de côté l’usage que chacun – professionnel, apprenant – fait de
ses propres ressources, de façon interne, pour atteindre des buts, usage qui est aussi une
condition d’efficacité. L’activité vue de l’intérieur constitue donc aussi un point de vue
pertinent pour GESTEPRO. L’approche instrumentale et la didactique professionnelle (les
schèmes, les invariants opératoires, les théorèmes en acte) et la démarche ergologique (les
débats intérieurs anticipateurs de l’action) d’autre part en sont trois perspectives, développées
ci-dessous.
4.5.2. L’activité médiatisée par les instruments : Rabardel
Les instruments et les signes – outils sémiotiques ou matériels – qui servent à transmettre
les savoirs et savoirs faire visés et à les acquérir en jouant un rôle de médiateurs, ne sont pas
neutres par rapport à l’ESTP. Ainsi, les propriétés fonctionnelles qui les caractérisent doivent-
elles faire l’objet d’une appropriation, d’une intériorisation pour devenir opératoires et
efficaces. C’est la raison pour laquelle les travaux de GESTEPRO sont également fondés sur
ceux de Rabardel.
96 PPRE = Programme Personnalisé de Réussite Éducative
186
Ce dernier a pour point de vue le sujet apprenant utilisateur d’artefact. Ce sujet physique,
cognitif, social et intentionnellement engagé n’est pas un sujet épistémique, car il a une
certaine capacité d’agir à un certain moment. C’est un sujet capable dont Rabardel étudie
deux mouvements hétérogènes et concomitants lors de l’utilisation d’artefact : les activités
productives et les activités constructives. Les activités productives résultent de « la réalisation
de tâches » tandis que les activités constructives du « développement de l’ensemble des
ressources internes ou externes du sujet : les instruments dans leurs composantes psychologiques et
matérielles, les compétences et conceptualisations développées à partir de et pour l’activité productive»
(Rabardel & Samurçay, 2006, p. 31-32). Ainsi, l’évolution des schèmes, des invariants
représentatifs et conceptuels des apprenants sont-elles étudiées lors des situations
d’apprentissage visant l’intériorisation des propriétés fonctionnelles des artefacts.
Cet ancrage théorique intéresse l’axe de recherches sur l’efficacité des aides
institutionnelles à destination des apprenants à BEP (cf. Projet Handisciences) en ce qu’ils
font l’hypothèse que l’efficacité est liée aux compétences que professionnels et apprenants y
développent. Là aussi, une collaboration théorique et méthodologique étroite avec les
collègues de GESTEPRO est envisagée.
4.5.3. La didactique professionnelle : Pastré
Née de la rencontre entre la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la
didactique, la didactique professionnelle a pour champ de pratiques l’enseignement
professionnel et la formation professionnelle continue. Elle y étudie plus particulièrement la
manière dont s’acquièrent et se développent les compétences professionnelles ainsi que ce
qu’on peut faire « pour les « enseigner » ou les transmettre plus efficacement » (Pastré,
2004).
La didactique professionnelle traite ces questions à partir d’orientations théoriques
diverses dont l’approche instrumentale (Rabardel) et le courant de la conceptualisation dans
l’action professionnelle (Pastré, Samurçay, 2006). Elle considère que dans l’activité
professionnelle, apprendre « n’est pas d’abord assimiler des savoirs mais apprendre à agir de façon
durablement efficace » (2006, p. 31-32). Pour cela, elle se centre sur la dynamique de
développement ou d’involution des compétences : construction, déconstruction et
reconstruction de compétences avec une prédilection pour les situations où les professionnels
doivent reconfigurer leurs répertoires de compétences. De l’approche instrumentale, la
187
didactique professionnelle retient l’idée qu’on retrouve toujours deux faces hétérogènes mais
indissociables dans l’activité humaine : l’activité productive, et l’activité constructive où
s’opèrent des réorganisations de schèmes. Ainsi, dans l’exercice de l’activité professionnelle
« on y apprend à faire, mais on y apprend aussi en faisant. » (Pastré, 2006, p. 109). Ce qui est
observé c’est l’apprentissage incident (sur le tas, par frayage, par immersion). Du courant de
la conceptualisation dans l’action professionnelle, la didactique professionnelle retire qu’« il
faut opérer une analyse interne de l’activité pour repérer notamment ce qu’elle comporte de
conceptualisation » (Pastré, 2006, 111-112.). Par rapport à l’apprentissage sur le tas, le but de la
didactique professionnelle est de « rendre méthodique, systématique, ordonnée l’activité
constructive présente naturellement dans toute pratique » (Pastré, 2004, p. 314). Car c’est bien la
connaissance du professionnel inscrite dans l’activité elle-même qui va orienter et guider
l’action jusqu’à son résultat (Samurçay, Pastré, 2004). C’est à partir de la situation dans
laquelle il se trouve que l’enseignant va organiser son action et mobiliser efficacement un
certain nombre de connaissances. Ainsi selon Pastré, l’analyse de la situation permettra de
trouver les voies de sa maîtrise, ce qui est l’objectif d’une formation professionnelle.
Il ne fait pas de doute que je rejoins les préoccupations de la didactique professionnelle
lorsque j’étudie la manière dont se construisent par le faire les compétences tacites comme les
ingéniosités de soutien à la problématisation, mais aussi les compétences liées à la régulation
des apprentissages. Mon intention étant d’analyser le travail des enseignants, notamment en
vue de mieux concevoir leur formation. Durrive (2010, p. 40) a déjà souligné l’aspect
prometteur d’une complémentarité entre didactique professionnelle et ergologie, notamment
en ce qu’elle éclaire la manière dont « l’effort de vivre ressaisit l’effort de connaître et l’empoigne en
quelque sorte afin de lui transmettre son énergie et de décupler ainsi ses possibilités ». Cette
complémentarité me permet aussi de m’intéresser aux schèmes.
Car Pastré, Mayen & Vergnaud regardent l’activité humaine d’un point de vue très précis.
Pour eux, elle « est organisée sous forme de schèmes, dont le noyau central est constitué de
concepts pragmatiques. » (2006, p. 145). Un schème est :
une totalité dynamique fonctionnelle, et une organisation invariante de l’activité pour une
classe définie de situations. […il] comporte quatre catégories distinctes de composantes :
• un but (ou plusieurs), des sous-buts et des anticipations ;
• des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ;
• des invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) ;
188
• des possibilités d’inférence. (Pastré, Mayen & Vergnaud., 2006, p. 152)
A l’appui de cette approche, je fais l’hypothèse que la formalisation de la régulation que
j’ai décrite en deuxième partie de cette note de synthèse et que je reproduis ci-dessous,
correspond à une première mouture du schème de la régulation chez les enseignants et chez
les formateurs. Ébauche de modèle du travail de régulation à partir duquel il est possible
d’analyser l’activité régulatrice et, à plus long terme, de réajuster la formation.
Formalisation de la régulation
Anticipation de l’action Adaptation pédagogique - repérage et catégorisation d’indices,
- appel à modèle(s) de référence disponibles
possiblement explicatif(s) des difficultés ou
progrès des apprenants,
- appel à une synthèse des expériences
antérieures d’adaptations pédagogiques
réussies ou échouées, à des alternatives en
réserve
- lecture du moment opportun – Kaïros – pour
exercer la régulation
→ construction par synthèse des éléments
précédents d’une ou plusieurs adaptations
ayant le statut d’hypothèse à tester
- tentatives d’adaptations pédagogiques
- évaluation de l’efficacité de l’adaptation
- arbitrages sur les critères de régulation et
autorégulation si nécessaire
De même la combinaison kaïros-mètis ci-dessous peut être vue comme une formalisation
du schème de l’accompagnement industrieux en situation problématique. Mais cette dernière
est plus complexe : elle intègre une dimension ergologique en ce qu’elle permet la
représentation des arbitrages in situ du professionnel : choix d’habiletés prudentes et de tours
habiles (les habiletés choisies figurant en couleur et les non choisies en blanc).
189
Anticipation
Ingéniosité éducative =
combinaison d’habiletés prudentes et de tours habiles
Retrait
Dissimulation
Manquement
Retournement
Découvrir
autre chose
que le cherché
Polymorphie
Déguisement
Création de
la surprise
Flair
Accroche
Vigilance
sensorielle Discrétion
Discernement
Habiletés prudentes
Fonction d’anticipation
Tours habiles
Fonction de mise en oeuvre
Autonomie
Refus de donner
la réponse
On le voit, chez le professionnel expérimenté, les répertoires de tours habiles et
d’habiletés prudentes ne sont pas destinés à être appliqués de manière univoque quelle que
soit la situation : ils sont « en attente d’être travaillés ». En ce sens, ce sont des schèmes
inchoatifs qui par :
le degré de singularité d’intégration dans les circuits infra-conscients du corps
[…s’éloignent…] du paradigme de la conceptualisation. Il[s] n’en perd[ent] pas pour autant
une fonction micro-organisatrice de l’agir vigilant, apte à gérer des rencontres partiellement
inédites au sein d’un micro horizon de similitudes opératoires » (Schwartz, 2011, p. 170).
Ma question est la suivante : comment la complémentarité didactique professionnelle-
ergologie permettrait-elle de penser la formation des enseignants à l’accompagnement
industrieux en situation problématique ?
190
4.5.4. La démarche ergologique : Schwartz
L’ergologie est un dispositif à penser les situations de travail, dont celles d’enseignement,
de formation, d’apprentissage. Elle s’attache à comprendre l’unité de l’agir éducatif humain
comme tentative constante, d’articuler effort de connaître et effort de vivre (Durrive, 2008). À
l’origine de cette démarche est une synthèse des deux sources philosophiques et culturelles du
concept d’activité (Schwartz, 2007). Cette synthèse met en évidence deux axes en tension
d’où surgit l’activité humaine : celui de l’impossible et celui de l’invivable.
Avec l’héritage des travaux des ergonomes (Wisner & al, 1997), les situations
apparaissent sous l’angle de l’impossible anticipation totale : on ne peut les prédéterminer
entièrement de manière satisfaisante. Ainsi, même si on conçoit les modèles, les dispositifs et
l’environnement de la manière la plus rationnelle, la plus ingénieuse et la plus détaillée
possible « aucun ne contiendra l’ensemble de la tâche à accomplir et du service à rendre » (Durrive,
2008, p. 135). En d’autres termes, l’efficacité des dispositifs ne peut être imputée au seul
registre des concepts – savoirs scientifiques, théoriques, disciplinaires, académiques... En
cela, les ergonomes parlent d’un écart indépassable entre le prescrit et le réel. C’est dans cet
écart qu’intervient l’activité du professionnel à qui il incombe de gérer l’incomplétude ou
l’aspect insatisfaisant des normes antécédentes. Cependant, l’activité ne surgit pas que dans
cette perspective.
Car l’ergologie n’envisage pas non plus les situations ‘hors le temps’, au sens où on ne s’y
préoccuperait que de l’application automatique du prédéterminé, considérant les événements
qui surgissent et auxquels il faut faire face comme n’étant pas de son ressort. Pour elle, les
situations d’enseignement et de formation sont aussi des moments de vie. En cela, elle est
héritière des travaux de Canguilhem qui, par une analyse philosophique, entend la vie :
comme activité d’opposition à l’inertie et à l’indifférence. La vie cherche à gagner sur la mort, à
tous les sens du mot gagner et d’abord au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie
joue contre l’entropie croissante. (Canguilhem, 1966, p. 173)
Aussi l’élan de vie va-t-il tendre à opposer de la négatricité (Ardoino, 1993) aux modèles
et aux dispositifs entièrement pré-pensés par d’autres, à y introduire à quelque degré une
191
créativité normatrice, à user de savoirs investis pour déjouer les organisations suturées. C’est
la lutte industrieuse contre l’invivable standardisation totale.
Les travaux que j’ai menés sur les ingéniosités éducatives (2003-2014) contribuent à
montrer l’usage intellectuel (registre des concepts) et vital (activité industrieuse) du jeu dans
l’habileté éducative transformatrice, pour lutter en même temps contre l’impossible
standardisation et contre l’invivable hétéro-détermination. Car l’enseignant ou le formateur
joue avec son corps, avec son savoir, avec les attentes des apprenants. Il remet en jeu,
transgresse, recombine des normes antécédentes pour faire face aux moments de vie. Ce faire
industrieux que l’on retrouve dans les situations d’ESTP97
est une extension du débat interne à
la vie, qui gagne sur la mort par « un débat toujours renouvelé entre des normes anonymes venant
de l’environnement et des normes que chaque être vivant produit et essaie de promouvoir »
(Schwartz, 2007, p. 130).
Ainsi, selon la perspective ergologique, l’activité est :
un processus dynamique et tendu qui tente d’articuler, toute vie durant, le traitement des
limitations de toute forme de normalisation et la saisie des nombreuses opportunités pour vivre,
en dépit de toute forme rigide d’hétéro détermination. (Ibid.).
Pour elle, le ressort de l’efficacité de l’enseignement et de la formation ne se loge donc
pas du côté :
du seul registre des concepts pour atteindre les buts qu’elle se fixe [… Elle] doit
nécessairement inclure une inconnue, la part du vivant humain qui échappera toujours à sa
programmation. (Durrive, 2008, p. 135).
Pour désigner le vivant humain qui mobilise son activité, l’ergologie propose le concept de
‘corps-soi’. Ce terme désigne une entité incarnée appartenant au monde des interactions qui :
97 (2012) Mencacci, N., Chatoney M. : Former les enseignants à des compétences tacites ? Le cas de situations
en éducation technologique. SIEST Méditerranée, Actes du colloque de Tunis, Cahier de la Recherche et du
Développement, Skholê, volume 17, 191-201
192
synthétise la singularité des débats entre le soi-même et les autres instances de la vie, […]
enregistre en soi l’histoire propre de ces rencontres. Le corps-soi c’est histoire, l’histoire de la
vie, du genre, de la personne, c’est l’histoire des rencontres toujours renouvelées entre un être
en équilibre plus ou moins instable et une vie, sociale, avec ses valeurs, ses sollicitations, ses
drames. Le corps-soi est histoire, histoire comme mémoire sédimentée, organisée dans la
myriade des circuits de la personne ; mais aussi histoire comme matrice, énergie productrice
d’inédit. (Schwartz, 2000, p.20).
Parler de corps-soi là où les disciplines parlent plus volontiers de ‘sujet’ est l’une des
spécificités de l’ergologie. Le corps-soi est un concept qui garde un aspect volontairement
flou en ce qu’il suspend a priori toute spécification disciplinaire. Ce qui évite dans un premier
temps de cloisonner le physique, le psychique (cognitif, affectif, conatif…), le biologique, le
social, le culturel, l’historique chez le vivant humain. Pourtant ces dimensions sont toutes
présentes dans le corps-soi, mais à des degrés et dans des hiérarchisations différentes qui ne
peuvent être anticipées : elles doivent être chaque fois repérées. C’est notamment pour étudier
ces hiérarchies que l’ergologie sollicite dans un second temps les disciplines scientifiques qui
elles, ont eu recours à une délimitation d’un sujet : psychologique, cognitif, social... Bien sûr,
la difficulté réside dans la construction et dans la mise en œuvre de ce regard
pluridisciplinaire. Cette dernière soulève d’importantes questions conceptuelles et
méthodologiques car elle implique des collaborations pluridisciplinaires. C’est l’un des défis
des travaux de recherche que je souhaite diriger ou codiriger.
4.5.5. Quatre principales orientations théoriques de l’activité dans
GESTEPRO
Le tableau ci-dessous présente une première mise en regard des quatre orientations
théoriques de l’activité.
193
Théories de l’activité
Leont’ev, Engeström
Activité médiatisée
par les instruments
Rabardel
Didactique
professionnelle
Pastré
Démarche ergologique
Schwartz
Qu’est-ce
qui est
entendu par
activité ?
Activités : formations
systémiques ouvertes en
réseau, orientées par une
intention collective
laquelle est incarnée par
un individu ou par un
groupe et est issue
d’acteurs et de forces
multiples distribuées
dans des espaces-temps
Activité : double
mouvement hétérogène
et concomitant de
réalisation de la tâche
(activité productive)
et
de développement de
ressources de
ressources internes et
externes au sujet
(activité constructive)
Activité : dynamique de
développement ou
d’involution des
compétences
Activité :
renormalisation
résultant du débat entre
normes antécédentes et
normes rencontrées dans
le moment de vie, avec
mise en synergie de
ressources hétérogènes
Objets
d’étude
Les activités collectives
complexes
orientées-objet
se manifestant dans des
actions portées par
un(des) individu(s)
Construction interne de
schèmes, d’invariants
représentatifs et
conceptuels par
l’apprenant usager
d’artefact
Construction interne de
schèmes, d’invariants
représentatifs et
conceptuels par le
professionnel lors
d’apprentissages
incidents
Débats de normes,
arbitrages et
renormalisations en lien
avec un monde de
valeurs
Qui
agit ?
Individu (ou groupes
d’individus)
Sujet capable Sujet connaissant
subordonné au sujet
capable
Corps-soi biologique,
social, historique, centre
d’arbitrage
Notions clé
Intentionnalité
interactive émergente
Agentivité distribuée
Interagentivité orientée-
objet
1 orientation-objet
2 médiations par les
instruments et les signes
3 constitution mutuelle
des actions et de
l’activité
4 déviations et
contradictions comme
source de changement
5 historicité
Rapport épistémique
(comprendre le monde)
Rapport pragmatique
(agir, intervenir,
transformer)
pouvoir d’agir
Apprentissage incident
Schème
Invariant opératoire
Conceptualisation dans
l’action
Registre épistémique
subordonné au registre
pragmatique
Unité problématique de
l’être humain
Impossible/invivable
Débats de normes
Usage de soi par soi et
de soi par les autres
Entité Collective
Relativement Pertinente
Médiation par les
valeurs
Savoirs codifiés
Savoirs investis
(schèmes inchoatifs)
Tableau 25. Une mise en regard de quatre orientations théoriques de l'activité
194
La difficulté d’un regard pluri-orienté sur l’activité est qu’il implique une expertise dans
chacune des orientations, expertise que je n’ai pas. Il est assez probable que les étudiants que
j’encadre ne l’aient pas non plus. Ce qui implique la nécessité d’une collaboration
conceptuelle et méthodologique avec des experts de l’une des quatre orientations.
Collaboration sur le plan conceptuel d’abord : le tableau ci-dessus présente quelques
concepts de base – sans doute encore insuffisants – permettant la construction de ces
collaborations. Le but est de rendre possible le repérage de concepts proches pour ensuite
pouvoir les confronter dans le cours même de la construction des données (Champy-
Remoussenard, 2011). À titre d’exemple, dans le cadre de l’efficacité des aides aux
apprenants à BEP en ESTP, la collaboration peut porter sur les similitudes et les différences,
et sur les intersections possibles – ou impossibles – que font apparaître : les concepts de
consensus-divergence chez Engeström et de débat de normes aboutissant à des
renormalisations chez Schwartz ; les concepts de schème dans l’approche instrumentale et la
didactique professionnelle, et celui de savoir investi en ergologie ; le concept de compétence
en didactique professionnelle et en ergologie.
Collaboration sur le plan méthodologique ensuite : une analyse de l’activité pluri-orientée
demande la participation de chercheurs d’orientation théorique différente à la construction des
données. À ce stade, il me semble intéressant de constituer des binômes – un spécialiste de la
théorie de l’activité, de l’approche instrumentale ou de didactique professionnelle associé à un
ergologue. L’analyse de l’activité serait ainsi bi-orientée : par exemple orientation
ergologique et didactique professionnelle. Les experts travailleraient individuellement ou en
interaction, à l’analyse des normes antécédentes (lois, textes et discours prescripteurs ou auto-
prescripteurs…), à l’analyse des documents professionnels produits (fiches de préparation,
projets ou programmes personnalisés d’aide, référentiels d’évaluation…), à l’analyse vidéo de
séquences concrètes, à l’analyse des entretiens ante et post avec les professionnels voire avec
les apprenants. Il sera pris trace de leur discours d’analyse (prise de notes, enregistrement), ce
qui constituera un matériau à analyser puis à interpréter.
195
4.5.6. Un regard théorique pluridisciplinaire pour l’étude de l’efficacité
des aides à destination des apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP
Organiser des recherches à orientation ergologique en ESPT à destination d’apprenants à
BEP ne signifie pas exercer un ‘hyper-point-de-vue’ sur les situations, un point de vue qui
surplomberait les disciplines. Il s’agit de comprendre comment l’activité humaine noue
l’effort de connaître (conceptualisation de l’action, savoirs codifiés) et l’effort de vivre
(renormalisation, savoirs investis) et sollicite pour cela les disciplines.
L’originalité de l’ergologie, on l’a dit, est de ne pas être une discipline scientifique, mais
une démarche, un dispositif à penser conçu dans une perspective transformatrice. Elle propose
un ensemble de concepts et de notions – unité énigmatique de l’agir humain, axe de
l’impossible et de l’invivable, effort de connaître-effort de vivre, corps-soi, usage de soi,
savoirs codifiés-savoirs investis, débat de normes, monde de valeurs… – destinés à envisager
une relation particulière : celle de l’homme « sujet de ses normes » (Canguilhem, 1947) et du
milieu. Son intérêt est de poser un cadre d’étude de l’unité de l’agir humain qui dans un
premier temps se tient à distance des disciplines et dans un second temps en sollicite le
dialogue. Car,
en tant qu’ [… elle] ne peut être conçu[e] par nos seuls pouvoirs conceptuels, [l’Activité] ne peut
être la propriété d’une seule discipline scientifique. [… Elle] ne peut pas être l’objet spécifique
de la psychologie, de la neurologie, de l’anthropologie culturelle… Chaque appropriation
exclusive serait quelque part une mutilation. En fait, [… elle] les interpelle toutes, mais
n’appartient à aucune. (Schwartz, 2007, p. 133).
L’union de l’effort de connaître (conceptualisation) et de l’effort de vivre (faire
industrieux) chez l’enseignant ou le formateur est un critère de l’efficacité de l’aide aux
apprenants à BEP dans le cadre de l’ESTP. Car l’enseignement et la formation ne peuvent
échapper à la dialectique des concepts et de la vie (Durrive, 2008). Le pouvoir d’agir
(Rabardel) des apprenants ou des professionnels, et la force du pouvoir d’orientation durable
des intentions collectives (Engeström) en sont aussi des critères majeurs. Pourtant, ce qui me
semble intéressant dans l’ergologie, précisément parce qu’elle n’est pas une discipline
scientifique, c’est que d’une part, elle peut interpeler chacune d’elles et que d’autre part, elle
peut en organiser le dialogue tout en restant au contact du faire industrieux.
196
En d’autres termes, non seulement l’ergologie peut convoquer d’autres orientations
théoriques de l’activité, mais elle peut aussi interpeler la didactique des disciplines, la
psychologie cognitive, les sciences de l’éducation…
Pour le cas particulier de l’étude de l’efficacité des aides aux apprenants à BEP en ESTP
que j’envisage de diriger, l’ergologie sera associée à l’évaluation, à la didactique d’une
discipline en ESTP, aux sciences du handicap cognitif et de la difficulté scolaire, et si cela
s’avère pertinent et prometteur98
, à une autre orientation théorique de l’activité. La figure ci-
dessous en est une formalisation.
Figure 10. Complémentarité théorique possible pour l'étude à orientation ergologique
des aides à destination des apprenants à BEP dans le cadre de l'ESTP
98 C’est le sens des points d’interrogation : une étude bi-orientée de l’activité doit être problématisée à chaque
fois.
Didactiques des
disciplines en
ESTP
Théorie de
l’activité
Activité médiatisée
par les instruments
Rabardel
Démarche
ergologique
?
?
Sciences du handicap
cognitif
et de la difficulté scolaire
Psychologie
Neurosciences
Formalisations des adaptations
pédagogiques…
Didactique
professionnelle
?
Recherches en
évaluation
197
C’est sur ce cadre théorique, et sur les principes méthodologiques précédemment esquissés
que s’appuie le programme de recherches que je propose dans le paragraphe 4.6.
198
4.6. Un programme de recherche pour penser ou repenser
l’efficacité des aides institutionnelles en ESTP à destination
d’élèves à BEP
Cette recherche s’intéresse à l’efficacité du point de vue du (des) professionnels. Son
hypothèse est que l’efficacité des aides pédagogiques adaptées est liée à la manière dont elle
est conçue – notamment en référence à un cadre normatif –, puis exercée in situ, et enfin
régulée par le(s) professionnel(s).
Dans cette perspective, le programme propose d’analyser l’activité industrieuse
d’enseignants ou d’auxiliaires de l’enseignement99
préparant, exerçant puis régulant, dans le
cours ordinaire de leur travail, des aides institutionnelles en ESTP, à destination d’élèves à
BEP, de premier et/ou second degrés. Deux contextes ont été choisis : le plan d’actions
PPRE100
dans une école et dans un collège géographiquement proches et l’enseignement des
sciences et de l’éducation technologique aux élèves de primaire en situation de handicap
cognitif dans le cadre de LAMAP101
.
Pour cela, la recherche envisage de construire ou de remanier des modèles d’analyse de
l’aide industrieuse, en les mettant à l’épreuve du terrain.
Ces modèles construits ou remaniés contribueront à terme à fonder l’élaboration ou le
réajustement de référentiels et de dispositifs de formation, et à repenser les politiques d’aide
aux élèves à BEP.
4.6.1. Le cadre théorique d’analyse de l’activité industrieuse d’aide en
ESTP
L’analyse de l’activité industrieuse d’aide aura une orientation ergologique ou sera bi-
orientée didactique professionnelle et ergologie102
. Elle sera associée à l’analyse de l’agir
évaluatif, didactique (disciplinaire) et adaptatif du professionnel (voir 4.6.6.).
99 Les AVS (Auxiliaires de Vie Scolaire)
100 Programme Personnalisé de Réussite Éducative
101 LAMAP = La Main à la Pâte
102 Dans un premier temps, et pour ce programme de recherche, cette bi-orientation théorique sera privilégiée
199
4.6.2. Le cadre méthodologique pour l’analyse de l’activité industrieuse
d’aide en ESTP
L’activité industrieuse sera saisie dans les moments où l’aide est préparée par les
professionnels, lors de sa mise en œuvre in situ et lors de moments de régulations après la
séquence.
Les apprentis-chercheurs de master ou de thèse partie prenante de ce programme que je
serai susceptible de diriger, seront suffisamment au fait de la démarche ergologique, de
l’évaluation et des sciences du handicap et de la difficulté scolaire pour effectuer une analyse
à orientation ergologique de la fonction évaluative et de la fonction adaptative de l’activité
industrieuse d’aide. En revanche, pour analyser la fonction didactique de l’aide, le programme
aura recours à des chercheurs-collaborateurs – ou à des apprentis-chercheurs-collaborateurs
encadrés par leur directeur de recherche – en didactique d’une discipline de l’ESTP.
La collaboration consiste ici à mettre une expertise théorique et/ou méthodologique au
service d’une recherche sans participer directement à la conception ni à la mise en œuvre du
dispositif de recherche ni à la production de résultats. Lorsque l’analyse de l’activité d’aide
sera bi-orientée didactique professionnelle-ergologie, la collaboration de chercheurs ou
d’apprentis-chercheurs en didactique professionnelle sera également sollicitée.
Type de données recueillies pour une analyse croisée des différents temps de l’aide :
- les normes antécédentes encadrant l’activité des professionnels sues ou insues des
professionnels, ainsi que le discours des professionnels les concernant
- les écrits professionnels préparatoires ainsi que le discours des professionnels qui
entoure ces écrits
- l’enregistrement vidéo de séquences d’aide
- l’enregistrement des discours des professionnels ante et post séquences, mais aussi lors
du visionnage de moments de régulation de l’aide
- le discours de chercheurs collaborateurs en didactique (des disciplines ou
professionnelle).
Les contraintes méthodologiques précédemment citées concernent les deux programmes
de recherches qui vont être explicités ci-dessous.
200
4.6.3. Étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée exercée en
classe ordinaire par les enseignants de primaire et de collège dans le
cadre du plan d’action PPRE
Ce paragraphe présente les prémices d’un projet visant à construire un référentiel et un
dispositif de formation à l’aide individualisée de futurs enseignants de classe ordinaire ou
d’enseignants de formation continue, à partir de l’analyse du travail d’enseignants exerçant
cette aide dans le cadre du plan d’actions PPRE. Il s’agit de construire un modèle d’analyse de
l’activité industrieuse d’aide individualisée liée aux PPRE, en le mettant à l’épreuve du
terrain. Dans cette perspective, cette recherche fera appel au concours d’un chercheur
collaborateur en didactique professionnelle.
La recherche est en lien avec la thèse débutante de Pierre Néron, que je codirige avec
Jacques Ginestié, et qui s’intéresse au développement professionnel pour les professeurs des
écoles dans l'élaboration et la mise en œuvre de projets personnalisés de réussite éducative.
Le PPRE103
, Programme Personnalisé de Réussite Éducative, est un plan coordonné
d’actions conçu pour répondre aux besoins d’un élève de 6 à 16 ans lorsqu’il apparaît qu’il
risque de ne pas maîtriser les connaissances et compétences du socle commun. Il est proposé à
l’école élémentaire et au collège. Il est élaboré par l’équipe pédagogique, sous pilotage du
chef d’établissement. Il est discuté par les parents et présenté à l’élève.
Il peut intervenir à n’importe quel moment de la scolarité obligatoire en fonction de
besoins de chaque élève. Il est temporaire : sa durée varie en fonction des difficultés scolaires
rencontrées par l’élève et de ses progrès. Il se centre prioritairement sur le français, les
mathématiques et au collège, sur la première langue vivante. Il fixe des objectifs précis et en
nombre réduit. Son but est de prévenir l’aggravation des difficultés ou de permettre à l’élève
de surmonter les obstacles à la poursuite des apprentissages. En primaire, les évaluations
nationales CE1 et CM2 facilitent le repérage des difficultés d’un élève. Au collège, il permet
d’organiser une prise en charge personnalisée autour d’objectifs d’apprentissages prioritaires,
dans une période définie (quelques semaines le plus souvent). Au terme du PPRE,
l’enseignant, en général le professeur principal, dresse un bilan pour décider sa poursuite, son
interruption, la révision d’objectifs, l’introduction de nouvelles actions.
103http://eduscol.education.fr/cid50680/les-programmes-personnalises-de-reussite-educative-
ppre.html
201
Le plan d’actions contenu dans le PPRE se présente sous forme d’un document standard
élaboré sous le contrôle de l’inspecteur territorial. Il en résulte que les documents PPRE
peuvent être très différents d’un établissement à l’autre. De plus, à l’intérieur d’un
établissement, on assiste à de larges disparités de mise en œuvre par les enseignants du même
PPRE.
Les axes de la recherche
L’étude de l’activité industrieuse d’aide personnalisée abordera quatre points : les
documents PPRE et la manière dont ils organisent l’aide, la préparation de l’aide, la mise en
œuvre et la régulation des aides par les enseignants.
Je me suis référée en partie à la formalisation de la régulation produite en partie 2 pour
cibler les points suivants qui seront mis à l’étude :
l’organisation de l’aide par le document PPRE
le repérage et la catégorisation des difficultés des élèves
la référence à des modèles possiblement explicatifs des difficultés
la conception d’un programme adapté en rapport avec l’évaluation des difficultés
la mise en œuvre in situ
l’évaluation de l’atteinte des buts personnalisés
la régulation du dispositif
Le dispositif de recherche
La mise en œuvre des PPRE sera étudiée chez tous les enseignants exerçant une aide
individualisée en lien avec le PPRE, d’une école et d’un collège voisins, ayant le même
document PPRE.
Type de données recueillies pour une analyse croisée des différents temps de l’aide :
- les normes antécédentes encadrant l’activité des professionnels (textes officiels,
formations continues, prescriptions locales, écrites ou orales…), sues ou insues des
professionnels, ainsi que le discours des professionnels les concernant (thèse de Pierre Néron)
- les écrits professionnels préparatoires (les PPRE renseignés, les fiches de préparation
de la séquence …) ainsi que le discours des professionnels qui entoure ces écrits
- l’enregistrement vidéo de séquences d’aide
202
- l’enregistrement des discours des professionnels ante et post séquences, mais aussi lors
du visionnage de moments de régulation, à propos du travail d’aide
- le discours d’un chercheur collaborateur en didactique professionnelle.
Mode de recueil des données
- enquête de repérage des normes institutionnelles encadrant le travail d’aide
- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)
professionnel(s) pour le repérage des normes antécédentes exogènes et endogènes de l’aide
étudiée
- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)
professionnel(s) à propos des PPRE renseignés et des fiches de préparation des séquences où
est pratiquée l’aide
- enregistrement vidéo de séquences d’aide pour garder trace des gestes et des discours
de l’enseignant, des élèves, selon un protocole incluant une ou deux caméras (une fixe, l’autre
mobile pour suivre les éventuels déplacements du professionnel), un micro-cravate (pour
l’enseignant), un micro multidirectionnel pour la classe.
- première observation de l’enregistrement-vidéo par le chercheur ayant pour objet le
repérage des moments significatifs de l’activité industrieuse lesquels seront évoqués lors de
l’entretien-post avec le(s) professionnel(s)
- enregistrement d’entretiens ergologiques post-séquence en autoscopie avec le(s)
professionnel(s), avec centration sur les moments significatifs repérés
- enregistrement d’entretiens semi-dirigés, individuels ou collectifs, avec le(s)
professionnel(s) dans les moments de régulation du dispositif
- enregistrement audio de l’analyse de la séquence vidéoscopée faite par le chercheur-
collaborateur en didactique professionnelle (appuyé si nécessaire de la transcription des
entretiens-post avec les professionnels)
Mode de constitution du matériau à analyser
Une mise en forme écrite des données par transcription exhaustive des enregistrements
audio, d’extraits de vidéo et des documents sera faite :
- une description des documents repérant les normes institutionnelles dégagera les
dimensions de présentation, d’organisation, de mise en forme (Bronckart & Machado, 2005)
de l’aide
203
- les données audio et vidéo recueillies feront l’objet d’une analyse de contenu (Bardin,
2003) et seront mises en regard selon le schéma suivant :
Dans l’état actuel du projet, il n’est pas possible d’aller au-delà de ces premières
propositions concernant la manière de construire le modèle : à ceci près cependant. Il
m’apparaît assez probable que l’étude de l’activité industrieuse d’aide basée sur l’analyse de
l’existant révèle, dans un premier temps, d’importantes difficultés des professionnels à
anticiper, à concevoir, à mettre en œuvre et à évaluer l’aide. Je me réfère en cela d’une part à
mon expérience professionnelle d’enseignant et de formateur d’enseignants, et d’autre part
aux approches récentes des causes de la difficulté scolaire étudiées dans le quotidien des
pratiques d’enseignants.
Dans sa thèse en cours, Pierre Néron en effectue actuellement une recension. Il étudie
notamment 104
les travaux de Schmidt-Thivierne (2003), de Bocchi (2010), de Bautier &
Rayou (2009), de Bonnery (2009-2010), de Laparra & Margolinas (2011) et de Bautier,
104 Je cite les principaux travaux seulement
Matériau
Transcription
de la séquence
Matériau
Transcription
des entretiens auxiliaires
Matériau
Transcription
d’extraits vidéo
choisis
Analyse des manifestations extralinguistiques
Analyse de contenu
(Bardin) - analyse de l’énonciation
- analyse de l’expression
- analyse thématique
Analyse de contenu
(Bardin)
analyse thématique
204
Crinon & Rochex (2011). Ces travaux considèrent que la difficulté scolaire se crée dans les
interactions enseignants-élèves. Elle tient à l’impact réciproque des dispositions des élèves –
cognitives, affectives, sociales, relationnelles – et du type de soutien exercé in situ par
l’enseignant – soutien qui souvent entrave le développement du fonctionnement de la pensée,
crée des malentendus (enseignement implicite), occasionne de l’empêchement à
l’apprentissage (frein à l’activité cognitive des élèves, renoncement à des objectifs cognitifs,
blocage des apprentissages).
Je souhaite contribuer à la compréhension interactionniste des causes de la difficulté
scolaire à partir de la formalisation de la régulation (anticipation de l’action et adaptation
pédagogique) établie avec la complémentarité évaluation-ergologie105
. J’avance deux
hypothèses au moins. La première est que les modèles explicatifs des difficultés des élèves
sont assez souvent insuffisamment maîtrisés par les enseignants, peu accessibles ou trop
complexes, inconnus d’eux, ou peuvent être même inexistants : cette hypothèse rejoint celle
de Pierre Néron. La seconde est que de surcroît, la difficulté scolaire est multifactorielle –
même en cas de troubles spécifiques des apprentissages. Elle est le point d’enchevêtrement de
facteurs cognitifs, conatifs, affectifs, sociaux, didactiques, institutionnels…, enchevêtrement
spécifique à chaque élève que l’enseignant doit chaque fois repérer in situ, démêler,
catégoriser. La formalisation de la régulation m’amène à poser les questions suivantes. À
quels modèles, à quels savoirs les enseignants se réfèrent-ils ou ne se réfèrent-ils pas in situ
pour anticiper l’aide, pour la concevoir et pour la mettre en œuvre ? Comment s’opère le
105
Formalisation de la régulation
Anticipation de l’action Adaptation pédagogique
- repérage et catégorisation d’indices,
- appel à modèle(s) de référence disponibles
possiblement explicatif(s) des difficultés ou
progrès des apprenants,
- appel à une synthèse des expériences
antérieures d’adaptations pédagogiques
réussies ou échouées, à des alternatives en
réserve
- lecture du moment opportun – Kaïros –
pour exercer la régulation
→ construction par synthèse des éléments
précédents d’une ou plusieurs adaptations
ayant le statut d’hypothèse à tester
- tentatives d’adaptations pédagogiques
- évaluation de l’efficacité de l’adaptation
- arbitrages sur les critères de régulation et
autorégulation si nécessaire
205
passage du repérage d’indices à la catégorisation puis à la conception d’une adaptation
pédagogique ? Quelles difficultés les enseignants y rencontrent-ils ?
Ces questions m’amènent à penser que la construction d’un référentiel et d’un dispositif de
formation à l’aide individualisée passe peut-être aussi par la poursuite des recherches visant la
compréhension des difficultés des enseignants dans l’activité industrieuse d’aide, et que ces
recherches gagneraient à être instruites par d’autres recherches ayant pour objet la
compréhension des difficultés d’apprentissage des élèves en situation scolaire – auxquelles je
souhaite continuer de contribuer. Dans les deux cas, cela implique une collaboration avec un
chercheur : en didactique professionnelle, en neuropsychologie… Mais cette collaboration
n’est pas évidente et doit être construite. C’est l’une des questions abordées dans les travaux
menés dans ‘LAMAP et le handicap’.
4.6.4. Étude de l’activité industrieuse d’aide dans le cadre de ‘LAMAP et
le handicap’
Depuis 2010, je suis inscrite en tant que chercheur-collaborateur dans une expérimentation
conduite par la Fondation LAMAP et l’INSHEA (l’Institut National Supérieur de formation et
de recherche pour l’éducation des jeunes Handicapés et les Enseignements Adaptés). Cette
expérimentation associe des acteurs de l’éducation et de la science de différentes régions de
France. Le projet « La main à la pâte et le handicap » a permis à plusieurs équipes
enseignantes de CLasses pour l’Inclusion Scolaire (CLIS), ayant pour vocation d’accueillir
des élèves en situation de handicap dans des écoles ordinaires, de s’engager et de pratiquer un
enseignement des sciences fondé sur l’investigation.
Cette expérimentation s’appuie sur le fait que les disciplines scientifiques sont très
inégalement enseignées aux élèves à apprentissage troublé. L’argument peut être le sentiment
d’urgence des enseignants à renforcer des savoirs plus basiques portant sur le langage oral et
écrit. Ce peut être aussi le manque d’initiative de ces élèves réticents à apporter en classe des
objets à étudier, poser des questions se prêtant à un traitement scientifique sur ce qu’ils ont pu
observer ou entendre. Pourtant après trois années d’expérimentation, les différents rapports du
projet précisent les points suivants :
206
Ces activités cependant lorsqu’elles sont mises en œuvre s’avèrent extrêmement précieuses.
Elles contribuent à compenser le manque d’habitude à interroger le réel qui enferme les élèves
dans un monde étriqué. Elles ouvrent des horizons, stimulent la curiosité, la faculté
d’observation. Il est bien évident aussi qu’elles participent à la construction d’une pensée
exigeante, méthodique, qu’elles incitent à réfléchir, raisonner, retenir des informations précises,
employer un vocabulaire et une formulation adéquats, savoir traiter des documents diversifiés.
[…]
Les sciences confrontent le sujet à l’obligation de rechercher le vrai, le vérifiables dans un
souci d’objectivation traquant d’éventuels reliquats de pensée magique : elles font grandir.
Comme pour tous les élèves par conséquent, elles contiennent implicitement, au cœur de leurs
démarches une dimension qui modèle la pensée en l’élevant, une dimension qu’on pourrait dire
« citoyenne » ; celle-ci n’est pas moins indispensable aux élèves qui présentent un [trouble des
apprentissages] qu’à tous leurs congénères. 106
Plusieurs séquences de sciences ont été élaborées et proposées aux élèves : boussole, flotte
et coule, circuit électrique, cinq sens et alimentation… Le protocole prévoit que chaque
enseignant est accompagné par un pédagogue (formateur ou conseiller pédagogique) et aidé
hors la classe, par un scientifique.
Ma participation consiste à piloter avec Alice Delserieys-Pedregosa, chercheur de
GESTEPRO spécialisée dans la démarche fondée sur l’investigation en physique, les
expérimentations de terrain menées à Marseille, et à en rendre compte au cours des réunions
annuelles à l’INSHEA. Ainsi, nous sommes toutes deux chercheurs-collaborateurs dans cette
expérimentation. Alors que ma collègue est référent scientifique, je suis l’accompagnateur
pédagogique d’une enseignante de CLIS Dys accueillant des élèves présentant des dyslexies,
dyspraxies et dysphasies sévères. À ce titre, j’organise le recueil de données : je participe à la
mise en place des enregistrements vidéos et je réalise les entretiens semi-dirigés ante et post à
partir d’un guide d’entretiens et d’une fiche destinée à en préparer la synthèse. Nous avons
ainsi capitalisé depuis trois ans un ensemble de données (vidéos et entretiens).
L’observation de ces données, nous a amenées à relever plusieurs points. Concernant les
élèves, nous avons noté que le dessin, la schématisation, la représentation du réel et l’écriture
sont particulièrement difficiles pour la plupart d’entre eux à cause de déficiences cognitives
106 http://handisciences.inshea.fr/spip.php?rubrique4
207
(trouble des fonctions exécutives). Les interactions coopératives restent malaisées, de même
que la gestion de l’incertitude qui les incite à anticiper des effets, à émettre et à tester des
hypothèses dont ils ne savent pas si elles vont être vérifiées, à faire publiquement face à
l’erreur – ce qui est éprouvant pour des élèves qui, depuis de longues années, ont une faible
estime d’eux-mêmes. Du côté de l’enseignante de CLIS Dys : elle déclare se trouver démunie
devant l’exigence qui est celle de la démarche d’investigation de questionner les élèves pour
qu’ils construisent des hypothèses, sans leur délivrer ni valider a priori la réponse, tout en
poussant leur réflexion. Elle dit ne pas ‘savoir faire’, ne pas être assez habile. J’ai pourtant
observé plusieurs moments où elle avait mis en œuvre un questionnement ingénieux adapté.
Je pense analyser le questionnement adapté de cette enseignante, de manière à comprendre
comment, à quel moment et pourquoi il s’indifférencie ou se différencie. Par ailleurs, j’ai noté
qu’elle procédait à de fréquentes renormalisations de la séquence standard fournie par
l’INSHEA : durée de la séquence, ordre des opérations, rajout de tâches intermédiaires en
fonction des difficultés des élèves. Une renormalisation – d’ailleurs commune à tous les
enseignants de l’expérimentation – a plus particulièrement retenu mon attention : celle des
rituels de début et de fin de séquence qui sont bien plus longs et variés que d’ordinaire. Nous
envisageons de conduire avec ma collègue une recherche sur les renormalisations du
dispositif standard opérées par cette enseignante, de manière à avancer quelques hypothèses
sur le type de renormalisations de dispositif qu’effectue un enseignant travaillant la démarche
fondée sur l’investigation avec des élèves ‘Dys’, hypothèses à tester ensuite à l’ensemble des
enseignants de cette expérimentation. La question plus précise des renormalisations de début
et de fin de séquence a été l’objet du mémoire de master recherche de Clothilde Foucheyrand
soutenu en 2013 que j’ai dirigé et qui est évoqué ci-dessous.
4.6.5. Étude des rituels de passage dans le cadre de la démarche fondée
sur l’investigation en éducation technologique en CLIS 1107
Quels rituels sont mis en place par l'enseignant pour favoriser le passage dans la démarche
fondée sur l’investigation d’élèves présentant des troubles déficitaires de l’attention ? C’est la
question que s’est posée Foucheyrand à propos d’une séquence d’éducation technologique où
des élèves de CLIS devaient construire la maquette d’un dériveur.
107 Les CLIS 1 accueillent des élèves présentant des Troubles Importants de la Fonction Cognitive
208
Foucheyrand a d’abord constaté l’importance de la durée des démarrages des séances, qui
en moyenne ont représenté près du tiers du temps. À partir de l’observation de trois séances
vidéoscopées et transcrites elle a procédé à une analyse de contenu (Bardin, 2003) croisant
analyse thématique et analyse des manifestations co-verbales de l’enseignant. A l’appui de la
transcription d’un entretien post-vidéo différé de l’enseignant, elle a montré que les trois
phases de démarrage d’ordinaire rapidement enchainées – transition récréation-classe, rappel
séance précédente, présentation de la tâche (consignes, matériel) – sont ici largement
renormalisées. Elles sont entrecoupées de moments où l’enseignant fait redescendre l’état
d’excitation post-récréation (élèves assis au sol, en tailleur et en cercle, observation d’un
temps de silence, écoute de musique), suscite la concentration et le travail de l’espace (yeux
fermés, se souvenir de qui est à côté de lui), favorise le travail de la mémoire (se souvenir de
l’alphabet sous forme de jeux), permet la mise au travail des fonctions exécutives (reprendre
la consigne de la séquence précédente et la façon dont a fallu organiser les opérations,
rappeler les notions utilisées). Le bilan de cette étude fait état de :
catégories de rituels de passage, à travers le jeu que l'enseignant déploie. Il nous semble
intéressant de souligner le parallèle entre ce que l'on pourrait appeler les "micro-rituels" à
travers les différentes phases du début de séance et les "microdécisions"108 que l'enseignant
utilise pour réguler le déficit attentionnel de l'élève et l'accompagner, lui donner les moyens à
son tour de rentrer de rentrer dans un processus de "re-normalisation" de son état intérieur.
L'enseignant fournit ainsi la figure du modèle dont a besoin l'élève pour adhérer au schéma de
transmission des savoirs qu'il lui est proposé et pour rentrer dans les apprentissages. Ce qui
induit l'hypothèse d'une spécificité du "jeu rituel" (Bruner, 1983) dans l'activité de l'enseignant
spécialisé avec des élèves porteurs de TSA. » (Foucheyrand, 2013).
Cette approche de l’activité industrieuse d’aide à la mise au travail, adaptée aux élèves
présentant des TDA109
, ouvre la porte à une étude ergologique des débats de normes
aboutissant aux arbitrages renormalisateurs, impliquant les savoirs auxquels l’enseignant a fait
référence in situ pour mobiliser ces catégories de rituels de passage (en neuropsychologie, en
didactique de la technologie par exemple). C’est à ce type de questions que je travaille avec
Nadeige Chauvot dans sa thèse en cours.
108 Mis en italique par l’auteur
109 TDA = Troubles Déficitaires de l’Attention
209
4.6.6. Étude de l’activité industrieuse de soutien adapté des AVS110 dans
une séquence d’enseignement scientifique fondé sur l’investigation en
classe ordinaire
Nadeige Chauvot étudie la fonction didactique et la fonction d’étayage du soutien
industrieux exercé par trois AVS à destination d’élèves de cycle 3 présentant des troubles des
fonctions exécutives, scolarisés en classe ordinaire, lors d’une même séquence d’éducation
scientifique menée par un enseignant dans le cadre de la démarche fondée sur l’investigation.
Son but est de contribuer à repenser les politiques d’aide compensatrice en classe aux élèves à
BEP, à améliorer les dispositifs de formation des AVS
L’une des particularités de cette recherche est que les AVS ont été préalablement
informées – ce qui n’est pas pratique courante – de la démarche d’investigation et des
connaissances scientifiques en jeu dans la séquence : ici les propriétés de l’air, matière
gazeuse, incompressible, qui se dilate lorsque la température augmente mais dont la densité
diminue alors…
Pour repérer les normes antécédentes de l’aide, la doctorante a d’abord étudié les normes
institutionnelles encadrant la mission d’AVS. Elle a ensuite analysé les réponses à un
questionnaire adressé aux AVS en exercice dans les Bouches du Rhône en 2010 (212
questionnaires récoltés), permettant de recenser leurs savoir-faire déclarés dans la gestion de
la consigne, dans l’aide matérielle, et dans le soutien à la réalisation de la tâche, savoirs-faire
qui fonctionnent comme des normes antécédentes endogènes de l’aide. Elle a ensuite réalisé
un entretien ante avec les trois AVS de l’expérimentation juste après la séance d’information,
dans le but de comprendre quelle était leur appropriation des connaissances scientifiques et
didactiques.
Chauvot a ensuite vidéoscopé les huit séquences d’enseignement des propriétés de l’air,
séquences menées dans quatre classes où chaque fois était inclus un élève en situation de
handicap accompagné de l’un des trois AVS. Elle a intégralement transcrit ces séquences et a
complété ce matériau par la transcription de l’enregistrement des entretiens-post différés
menés avec l’AVS et avec l’enseignant de la classe. Elle y a sélectionné à des fins d’analyse
fine les extraits significatifs de ce qu’elle appelle ‘le soutien auxiliaire adapté de l’AVS’. Ce
110Il est rappelé qu’AVS signifie Auxiliaire de Vie Scolaire
210
soutien, auxiliaire à celui de l’enseignant, a été saisi par le biais des pratiques de
questionnement (indifférenciées ou différenciées) des AVS et de leur éventuel exercice de
kaïros et mètis.
La doctorante s’attache maintenant à l’analyse de la fonction d’étayage et de la fonction
didactique de l’activité industrieuse de soutien auxiliaire adapté des trois AVS. L’analyse de
la fonction d’étayage (les six fonctions d’étayage de Bruner) sera effectuée par elle-même.
L’analyse de la fonction didactique du soutien auxiliaire adapté (centration sur les
conceptions initiales de l’élève, les obstacles, le temps didactique/classe, en fonction de la
séquence menée par l’enseignant) sera faite au cours d’un entretien avec un chercheur
collaborateur en didactique des sciences.
La codirection de cette thèse, est l’occasion pour moi de travailler plusieurs points tant
théorique que méthodologiques.
Le premier est qu’il est nécessaire de préciser ce qui est entendu ici par soutien industrieux
auxiliaire adapté. Il s’agit de tentatives des AVS d’agir in situ pour soutenir les apprentissages
scientifiques d’élèves aux fonctions exécutives troublées. Mais ces tentatives sont souvent
plus ou moins habiles, et parfois même malhabiles. Car, pour composer dans l’instant un
soutien adapté, les AVS devraient idéalement faire appel (effort de connaître) à des
connaissances en physique, en didactique de la physique, en psychologie et en
neuropsychologie, dans le domaine de l’adaptation pédagogique… connaissances qui sont ici
bien peu assurées voire absentes. De même, ils devraient pouvoir mobiliser, agencer,
remanier, recréer dans l’instant des savoirs investis (effort de vivre) destinés à susciter et à
encourager la réflexion des élèves… savoirs investis qu’ils n’ont pas eu le temps de créer, de
mettre en place, de travailler. Le soutien adapté aux élèves à BEP relèverait-il de
l’excellence ? Quelles en seraient alors les conséquences en termes de formation des AVS et
de politique éducative ?
Le deuxième point concerne l’analyse du matériau constitué.
La compréhension du soutien auxiliaire adapté s’effectue d’abord par le visionnage
simultané de la séquence menée par l’enseignante et celui de la séquence d’aide
corrélativement menée par l’AVS : ce qui implique d’apprendre l’usage de logiciels adaptés à
cela (type Kronos). Elle s’effectue ensuite par l’analyse pluridisciplinaire de cinq
transcriptions (voir figure 5).
211
Matériau à analyser Cadre d’analyse
Transcription
extrait de séquence
menée
par
l’enseignant
Transcription
extrait de séquence
de soutien
auxiliaire
adapté
Transcription
entretien-post
AVS
Transcription
entretien-post
enseignant
Transcription
entretien chercheur-
collaborateur
en didactique
Pratiques de
questionnement de l’AVS
Usage de
kaïros et de
mètis
Fonction
d’étayage du
soutien
Fonction
didactique du soutien
Tableau 26. Outil d’analyse simultanée de transcriptions selon un cadre pluridisciplinaire
Le défi est, lors du travail d’analyse opéré par Nadeige Chauvot, d’envisager un mode
d’analyse simultanée des cinq sources d’informations en fonction de concepts issus de
l’évaluation-ergologie, des théories de l’étayage, et de la didactique des sciences. Comment
organiser une telle analyse ?
Le troisième aborde la question du mode de collaboration avec les chercheurs en
didactique. Il est envisagé de la manière suivante : le chercheur-collaborateur fait une analyse
que recueille le ‘chercheur-pilote’ – ici l’apprenti-chercheur. Dans cette entreprise, l’intention
du chercheur-collaborateur n’est pas de produire des savoirs nouveaux en didactique, ni de
renormaliser son référentiel, mais d’être ‘ressource’. C’est l’apprenti-chercheur-pilote qui
procèdera au traitement du matériau recueilli et qui en fera une synthèse. Car il ne s’agit donc
pas pour lui de cumuler, d’additionner, de superposer différents regards sur un même objet,
mais d’intégrer l’analyse de la fonction didactique à l’analyse de la fonction d’étayage, par la
mise en dialogue entre des savoirs issus de la didactique et des savoirs issus de la psychologie
développementale. Le but est de produire des connaissances sur le soutien auxiliaire adapté
(par exemple des savoirs industrieux plus ou moins habiles), de saisir des nouveaux espaces
d’analyse. L’ergologie est ici la démarche qui permet un tel dialogue. La posture du chercheur
renvoie au pari d’une pluridisciplinarité intégrative plutôt que coopérative (Di Ruzza, 2003),
même si le recueil des savoirs didactiques se fait par le biais de coopération avec le chercheur
en didactique.
Le quatrième point aborde la question corrélative suivante : qu’est-ce qui est entendu par
entretien avec le chercheur collaborateur ? S’agit-il d’un entretien libre, directif, semi-dirigé,
compréhensif, ergologique, ou rien de tout cela ? Est-il nécessaire de concevoir un entretien
collaboratif de recherche ? La codirection de cette thèse permettra sans doute d’amener
quelques éléments de réponse à ces questions, dans ce domaine où tout est à inventer, et peut-
être à renégocier chaque fois.
212
Le cinquième point concerne une remarque qui m’a souvent été faite par des collègues
chercheurs : quels indicateurs permettent de repérer les ingéniosités éducatives in situ ? La
question va faire l’objet d’une étude méthodologique approfondie, notamment en lien avec
des chercheurs ergologues111
. Elle est d’importance car elle engage la fiabilité des
observations sur l’activité industrieuse d’aide, lesquelles doivent pouvoir être reproduites,
permettant à d’autres personnes de vérifier les constats.
Or, l’observation des savoirs investis industrieux confronte à une difficulté. Comme on l’a
vu en 2.3., les savoirs industrieux sont assez inapparents de l’extérieur comme de l’intérieur,
sauf à les regarder « à la loupe » et avec un œil averti. Fugitifs, plus ou moins impalpables car
siégeant dans le corps-soi, mais aussi plus ou moins conscients, ils sont le résultat d'une
combinaison chaque fois nouvelle, fortement singularisée et liée au contexte, peu anticipable
et peu récurrente. Les recherches ont néanmoins permis deux résultats. Le premier est que les
ingéniosités, lorsqu’elles s’expriment, le sont par le biais des registres d’interaction
individuels et collectifs, verbaux mais aussi co-verbaux comme la couleur et le volume de la
voix, l’intonation, les mimiques, les gestes, les déplacements, le silence, le brouhaha, le
climat... En d’autres termes, les indicateurs des ingéniosités se trouvent dans les registres
d’interaction. Le second est que c’est le corps-soi qui gouverne les savoirs habiles, rend
impalpables certains d’entre eux et en laisse d’autres se manifester par le biais de registres
d’interaction – qui eux aussi sont sous sa gouvernance. Le(s) corps-soi a (ont) à sa (leur)
disposition l’ensemble des registres d’interaction qui sont dans leur possibilités112
, mais qui
vont être mobilisés différemment selon la situation, selon le professionnel et selon les
apprenants. Ces caractéristiques rendent bien difficile la constitution d’une grille générale
d’indicateurs des ingéniosités.
Je remarque pourtant que les étudiants que j’ai formés à ces savoirs industrieux – par la
démarche ergologique, par l’enseignement des caractéristiques des ingéniosités, par la
formation aux procédés méthodologiques suivants : repérage progressif par analyse vidéo
[repérage des pratiques de questionnement différenciées puis centration sur les éventuels
moments de réinvention], entretien ergologique repérage-ancrage, transcription des données
verbales et co-verbales, analyse de contenu (thématique, de l’expression, de l’énonciation) –
111 J’ai été invitée à participer à l’atelier dirigé par Marcelle Duc (Université Toulouse2-laboratoire CERTOP) :
« Développement et usages des méthodes d’analyse de l’activité ou de l’intervention professionnelle » Produire
des normes et intervenir dans la vie des autres : savoir et démocratie en travail, Semaine Internationale de la
HES-SO et congrès International de la SIE, mai 2014. 112
Selon leurs possibilités parce que certains registres d’interaction des apprenants peuvent être altérés suivant le
handicap
213
ne m’ont jamais posé la question d’une grille d’observation. Je n’ai jamais eu à fabriquer
avec eux de référentiel d’indicateurs des ingéniosités. Ils ont su les repérer sans se rapporter à
référentiel pré-écrit, prédéterminé. Je dirais qu’ils ont eu une sorte de conscience immédiate
des ingéniosités qu’ils observaient. Peut-être parce que, pour la plupart, ils sont des
professionnels expérimentés, avertis. Cela signifie-t-il qu’il faille laisser l’étude des savoirs
investis à ceux qui en ont une conscience immédiate ? Sommes-nous alors condamnés à ne
pas nous soucier de la fiabilité des recherches sur les savoirs investis ?
Je pense possible d’aller plus loin. Et notamment en observant ces étudiants exercer un
repérage des ingéniosités par analyse vidéo et par entretien-post, et en menant avec eux un
entretien permettant de porter à la parole cet exercice.
Je fais en cela deux hypothèses complémentaires. La première est que l’identification des
savoirs industrieux procède d’une observation ergologique de type empathique. La seconde
est que le corps-soi est fortement impliqué dans l’empathie, c’est la raison pour laquelle les
registres d’interaction par lesquels se saisissent les ingéniosités ne peuvent être prédéterminés.
Car le corps-soi interpelle tous les registres d’interaction, mais de façon hiérarchique, y
compris les registres collectifs comme l’ambiance, le climat, le silence, le brouhaha… Mais il
ne se retrouve dans aucune classification qui prédéterminerait des registres d’interaction
particuliers.
Mon idée est de mettre à l’épreuve l’idée que le chercheur observateur de savoirs investis
travaille essentiellement de corps-soi à corps-soi. Corps-soi du chercheur qui devient alors
sensoriellement attentif aux variations de la situation d’enseignement ou de formation
vidéoscopée et qui observe le corps-soi du professionnel, lui-même sensoriellement attentif
aux variations de la même situation mais vécue in présentia. Le concept de corps-soi permet
mieux de comprendre l’empathie que Scheler (1913) a décrite comme « intuition projective »,
que Dilthey (1942) voit comme la capacité de « revivre en pensée les situations
significatives » et que Rogers (1966) comprend comme la faculté de « sentir le monde privé
de l’autre comme s’il était le vôtre sans jamais oublier la qualité du comme si… ». Il s’agit
bien de ‘sentir’ et de ‘vivre’. ‘Sentir sensoriellement’ la situation, pour repérer l’effort de
vivre du professionnel – les décisions qu’il prend par rapport au déroulement prévu – et son
effort de connaître – les savoirs codifiés auxquels il se réfère. Mais il s’agit pour le chercheur
dans une sorte de dédoublement, de sentir et de vivre comme si les microdécisions d’agir que
prend l’enseignant en fonction de ce qui se joue étaient les siennes, et en même temps, de
garder la tête hors de la situation pour interroger ces modes d’agir comme s’ils n’étaient pas
214
les siens. Ce qui expliquerait peut-être que l’observation des ingéniosités soit plus aisée a
priori pour des professionnels expérimentés.
Si l’hypothèse est solide, viendra alors la question de la formation à l’observation
ergologique de type empathique. Comment exercer le corps-soi du chercheur au
dédoublement empathique ? Comment observer sans cadre d’analyse fixe a priori, mais avec
un cadre qui se construit en cours de recherche, sur la base de l’ensemble des registres
d’interactions possibles. L’observation ergologique de type empathique pourrait être utilisée
de façon plus générale, pour les études sur le soutien industrieux.
4.7. Bilan d’étape
La question de l’efficacité des pratiques traverse ce travail depuis son début. Qu’est-il
possible d’en dire à cet instant ?
Du point de vue du professionnel, l’efficacité apparaît bien comme un « mixte » (Durrive,
2008) qui relève tant de la maîtrise d’un cadre normatif que de l’activité industrieuse.
D’un côté, l’efficacité réside dans la mise en place de dispositifs finement prédéterminés,
explicités, précisés, formalisés, bien « huilés » et qui ont « fait leurs preuves ». Ces dispositifs
vont anticiper explicitement l’action, certes incomplètement mais de façon suffisamment
souple pour laisser « du jeu » au professionnel. L’issue de ce travail m’amène à faire
l’hypothèse que, dans les aides aux apprenants à BEP, l’efficacité relève également de la
suffisante maîtrise de savoirs issus d’un cadre pluri-référentiel (évaluation, didactique des
disciplines de l’ESTP, sciences du handicap cognitif et de la difficulté scolaire…), ainsi que
de la capacité d’en faire un usage intégré.
Mais, dans le même temps, l’efficacité résulte de la prise en charge de ce qui n’a pas été
prévu, de ce qui survient : ce qui procède d’une longue expérience. L’incertitude est gérée,
plutôt que réduite. Paradoxalement, il s’agit d’opérer aussi de façon industrieuse, prudente et
habile, parfois de façon inapparente, cachée ou clandestine, de prendre des risques, de ‘mener
l’aventure’ sans garantie de réussite. Il s’agit souvent de créer un espace potentiel de jeu
communément partagé avec les apprenants, en puisant dans les ressources de son corps-soi,
pour jouer avec son savoir, et avec les attentes des apprenants. Parfois même, le flou est
momentanément crée, afin d’anticiper rapidement l’action de plusieurs manières possibles,
sans déterminer tout à fait ces actions, sans en choisir une a priori, afin de suspendre la
215
décision et de délibérer dans l’instant sur l’opportunité d’utiliser ou d’agencer un ou plusieurs
d’entre elles, afin de parer à telle ou telle éventualité.
Ces remarques soulèvent, du seul point de vue du professionnel, la difficulté de l’exercice
des aides institutionnelles dans le cadre de l’ESTP, dans l’enseignement ordinaire et
spécialisé : l’exercice des aides relève-t-il de l’excellence ? Elles pointent la nécessité de
recherches visant à fonder l’élaboration ou le réajustement de référentiels et de dispositifs de
formation, et peut-être à repenser les politiques d’enseignement à destination des élèves à
BEP.
216
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237
Table des illustrations
FIGURES
Figure 1. Outil d'étude des moments de réinvention : critères et interactions ......................... 13
Figure 2. De la grande invention (Schlanger) à la réinvention dans l'apprentissage et dans la
formation .................................................................................................................................. 27
Figure 3. L'ingéniosité éducative de l'instant vue comme l'agencement de kaïros et de mètis 69
Figure 4. Outil d'analyse des situations problématiques .......................................................... 78
Figure 5. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié ............. 79
Figure 6. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement indifférencié ............. 80
Figure 7. Impact sur la réinvention de la réponse d'un questionnement différencié ................ 81
Figure 8. Une formalisation spiralaire de l'agencement et de la combinaison des habiletés dans
l'instant ................................................................................................................................... 140
Figure 9. Renormalisations individualisées sous couvert de dispositif standardisé ............... 164
Figure 10. Complémentarité théorique possible pour l'étude à orientation ergologique ....... 196
GRAPHIQUES
Graphique 1. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en recherche....................... 178
Graphique 2. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en conception..................... 178
Graphique 3. Nombre d’élèves en difficultés par compétences en production ..................... 179
Graphique 4. Nombre d’élèves en difficultés par compétences expérimentation ................. 179
OUTILS PROVISOIRES D’ANALYSE
Outil provisoire d'analyse 1. Les mouvements heuristiques des apprenants ............................ 33
Outil provisoire d'analyse 2. Problèmes résolubles/problèmes non résolubles à partir des
travaux de Deleuze (1968) et de Meyer (1997) ........................................................................ 35
Outil provisoire d'analyse 3. Le processus de problématisation des apprenants ...................... 38
Outil provisoire d'analyse 4. Les pratiques de questionnement du professionnel, ................... 41
Outil provisoire d'analyse 5. Une caractérisation de la pensée mètis du professionnel, .......... 46
Outil provisoire d'analyse 6. Une caractérisation de l'intelligence du kaïros,.......................... 49
TABLEAUX
Tableau 1. Le processus de construction des six outils théoriques .......................................... 29
Tableau 2. Des repères pour caractériser le parcours de réinvention des apprenants .............. 31
238
Tableau 3. Caractéristiques des pratiques d'indifférenciation question-réponse...................... 44
Tableau 4. Les terrains de recherche ........................................................................................ 50
Tableau 5. Le mode de traitement des données pour chacune des cinq expériences de terrain52
Tableau 6. Méthode d'étude des moments de réinvention ....................................................... 54
Tableau 7. Classification des problèmes étudiés ...................................................................... 58
Tableau 8. Caractéristiques des pratiques de différenciation question-réponse ....................... 62
Tableau 9. Nouvelle caractérisation des pratiques de questionnement .................................... 63
Tableau 10. Impact de la catégorie des problèmes étudiés ...................................................... 64
Tableau 11. Une nouvelle caractérisation de kaïros ................................................................ 66
Tableau 12. Identification d'un répertoire d'habiletés prudentes .............................................. 67
Tableau 13. Une nouvelle caractérisation de mètis .................................................................. 67
Tableau 14. Identification d'un répertoire de tours habiles ...................................................... 68
Tableau 15. Une caractérisation du processus de problématisation des apprenants ................ 72
Tableau 16. Mouvements heuristiques des apprenants ............................................................ 74
Tableau 17. La régulation externe : anticipation et mise en œuvre ....................................... 104
Tableau 18. Analyse globale des copies des élèves en Difficultés Scolaires (n=26 élèves) .. 106
Tableau 19. Les registres de pensée disponibles (Vial, 2001) ............................................... 108
Tableau 20. Travail de régulation in situ ................................................................................ 111
Tableau 21. Outil d'analyse des interactions .......................................................................... 112
Tableau 22. Les catégories d'habiletés prudentes identifiées ................................................. 137
Tableau 23. Les catégories de tours habiles ........................................................................... 138
Tableau 24. Principes de travail pour la construction du dispositif d'évaluation de
compétences ........................................................................................................................... 169
Tableau 25. Une mise en regard de quatre orientations théoriques de l'activité .................... 193
Tableau 26. Outil d’analyse simultanée de transcriptions selon un cadre pluridisciplinaire . 211
TRANSCRIPTIONS
Transcription 1. Extrait d’une séance de résolution d’un problème d’arithmétique en CP ..... 15
Transcription 2. Extrait d’une séance de lecture en CM ......................................................... 43
Transcription 3. Extrait d’une séquence d’histoire en CM ...................................................... 62
Transcription 4. Extrait d'une séance de formation de Consultant en DESS ........................... 73
Transcription 5. Extrait d'une séance de mathématiques en CM ............................................. 76
Transcription 6. Extrait d'une séquence d'éducation technologique au collège ..................... 135