le château aventureux et l’architecture céleste
TRANSCRIPT
Colloque Architectures célestes.
Barcelone.
Septembre 2006.
Le Château aventureux et l’architecture céleste.
Le mystère du Graal affirme au cours des siècles, une présence, mais la présence d’un
non dicible, d’un indicible qui exige cependant d’être questionné (…) tant de fois signalée
chez les Celtes, chez les Iraniens, les Latins, les Grecs, les Arabes et bien entendu dans le
corpus de l’Occident chrétien.. c’est quelque chose apporté du Ciel sur Terre ". GilbertDurand," Beaux Arts et Archètypes, la religion de l’Art, Paris, PUF, 1989.
Résumé.
Au cœur de la quête du Graal du roman arthurien, apparaît
le mythe du Château Aventureux vers lequel convergent les
trois chevaliers au cœur pur dont un seul d’entre eux,
Galaad, fils de Lancelot du Lac, contemplera les mystères
ineffables.
Archétype du centre de l’Univers qui y prend naissance,
c’est là que la voie de la hiérophanie s’effectue, là où les
trois niveaux cosmiques sont communicants (Terre, Ciel,
Régions inférieures).
Du point de vue d’une anthropologie du sacré, cet archétype
révèle le système du monde.
Nous appuyant sur les modes de compréhension de
l’anthropologie durandienne, nous montrerons que
l’architecture céleste du Château Aventureux doit son
universalité à une double origine : orientalo-iranienne et
occidentalo-celtique.
Mots clés : château aventureux, imaginaire ascensionnel ou
mystique, axe cosmique, sacré, héros arthurien.
Sommaire.
Le motif du château aventureux dans les romans arthuriens,
Le conte du Graal de Chrétien :
Perceval au château aventureux
Gauvain au Palais de la Merveille,
Le chevalier à la charrette :Lancelot au Palais de la
Merveille.
Le roman en prose : Lancelot, Galaad au château du riche
Roi Pêcheur.
Interprétations : Orient et Occident, origines.
Conclusion.
Le motif du château aventureux dans le roman
arthuriens
Perceval au château aventureux
Dans le roman de Chrétien1, Perceval (v 2984) au cours de sa
quête arrive près d’une rivière au pied d’un belvédère, il
regarde ce cours d’eau rapide et profond , longe la rive
jusqu’à une falaise rocheuse qui venait battre le courant de
la rivière,, il voit une barque qui descend , l’homme
installé à la proue pêche à la ligne , Perceval demande à
passer : remontez par cette faille ménagée dans la roche, et quand vous
arriverez en haut, vous verrez devant vous, dans un vallon, une maison où
j’habite avec rivière et bois à proximité ».1 Nous utilisons comme sources, les éditions de référence soit : la Quête duGraal parue chez Gallimard, collection de la Pléiade, 3t. et, pour leLancelot en prose, la collection Lettres Gothiques parue en Livre de Pocheainsi que le manuscrit du Mans du 13ème siècle la Quête du Grand saintGraal, auquel nous avons accès.
Perceval avance . Alors, il voit apparaître devant lui,
dans un vallon, le sommet d’une tour. « On n’aurait jamais trouvé
d’ici jusqu’à Beyrouth une tour aussi belle ni bien construite ».
Et le roman nous décrit cette tour : « elle était carrée, faite de
roche bise, avec des tourelles sur son enceinte. La grande salle se trouvait devant
la tour et les galeries d’entrée, sur le devant de la salle ». Le jeune homme
descend , passe le pont-levis, le franchit . Quatre jeunes
gens l’attendent, le désarment, l’habillent d’un manteau
d’écarlate flambant neuf puis le conduisent jusqu'aux
galeries. Et le roman d’ajouter « sachez qu’on n’en aurait pas trouvé
d’aussi belles jusqu’à Limoges en chevauchant bien ».
Il arrive devant le seigneur du lieu vêtu de noir, devant
un feu qui brûlait entre quatre colonnades, le manteau de la
cheminée est en airain. Son hôte lui remet un épée au
pommeau d’or le meilleur d’Arabie ou de Grèce , au fourreau
brodé à la mode de Venise. La salle était éclairée par un
grand luminaire portant autant de chandelles qu’on peut en
mettre dans une habitation. Commence alors une étrange
procession : un jeune homme sort tenant une lance blanche
qui saigne, il passe entre le feu et le lit où Perceval et
son hôte sont assis, puis deux jeunes gens arrivent tenant
des chandeliers en or fin décorés d’émaux avec 10
chandelles, suit un graal tenu par une demoiselle qui
s’avançe avec les jeunes gens, belle, élégante et parée avec
goût. « Quand elle fut entrée dans la salle en tenant le graal, dit le
texte, Après cette demoiselle une si grande clarté se répandit que le
chandelles perdirent de leur clarté comme font les étoiles quand se lève le soleil
ou la lune ». Arrive ensuite une autre demoiselle qui tient un
tailloir en argent. « Le graal était d’or pur et fin, on y voyait des pierres
précieuses de plusieurs sortes, les plus riches et les plus chères que l’on puisse
trouver en mer ou sur la terre car les pierres du graal surpassaient toutes les
autres , sans aucun doute » (v 3232).
On connaît la suite, Perceval n’ose poser aucune question à
son hôte sur la signification de ce cortège céleste. Il
passe la nuit au Palais Aventureux, dédaigne la demoiselle
qui vient honorer sa couche et se retrouve le lendemain,
seul au milieu des prés, tandis que le château et le palais
ont disparu, comme si le charme s’était rompu…
Gauvain au château de la Merveille.
Le Conte du Graal de Chrétien présente une autre vision du
château de l'au delà, il a nom château de la Merveille ou
château aux demoiselles, c'est le lieu de résidence des
Reines Mortes, ce qui signifie clairement son appartenance
céleste. Après sa rencontre avec la Maligne Demoiselle,
Gauvain s'en va par des forêts sauvages et solitaires ; il
arrive dans une campagne découverte devant une rivière
profonde si large que « ni fronde, ni mangonneau, ni perrière n'avaient
pu atteindre l'autre rive pas plus qu'arbalète ne saurait lancer son trait jusque
là » (v 7232). Et le roman de décrire le château : il est
construit sur une falaise, sa robustesse et sa richesse en
ont fait la plus riche forteresse qui aie été vue par les
hommes. Sur un rocher naturel, a été construit un palais de
marbre brun. On y voit bien 500 fenêtres, toutes occupées
par des dames et des demoiselles qui regardent devant elles
les prés et les vergers fleuris (v 7247). Les demoiselles
sont vêtues de satin, pour la plupart, de tuniques aux
couleurs variées, de robes de soie brodées d'or. Aux
fenêtres, elles montrent leurs visages gracieux et leurs
corps radieux « visibles à l'extérieur depuis la ceinture » (v 7256).
Suit alors un épisode de défi chevaleresque dont Gauvain
sort victorieux, puis une embarcation le conduit au château.
Passant la nuit chez le nautonier, il apprend que le château
est gardé par 500 arcs et arbalètes et qu'une dame de très
haut lignage y est venue s'y retirer. avec sa fille et la
fille de sa fille. Quant à la grande salle du château, elle
est bien protégée grâce à un art magique. Un savant en
astrologie, que la reine a amené avec elle, a installé dans
ce château « d'étranges merveilles dépassant tout ce que vous avez pu
entendre », et « aucun chevalier couard n'y peut survivre ». Suit alors
la description des gardes: 500hs assurent le service armé:
100 sans barbe ni moustaches,
100 commencent à en avoir,
100 rasent ou taillent leur barbe,
100 ont le poil plus blanc que laine,
100 sont grisonnants.
Il y a aussi des dames âgées qui n'ont ni mari ni seigneur
et qui tiennent compagnie aux deux reines. Toutes attendent
le chevalier qui les gouvernera et donnera aux dames des
seigneurs.
Gauvain annonce qu'il va rompre l'enchantement et monte sur
son palefroi, ils arrivent au pied d'un escalier sur la
façade du palais, rencontrent un estropié qui porte une
jambe artificielle en argent, l'entrée du palais est très
haute, ses portes riches et belles, tous les gonds et les
gâches sont en or fin. Une porte est en ivoire sculpté en
surface, une autre en ébène, chacune est ornée de pierres
précieuses. Le sol du palais est fait de carreaux verts,
vermeils, violets et bleus. C'est un bel ouvrage, poli à la
perfection, au milieu de la salle du palais, un lit tout en
or aux cordages en argent ; à chaque nœud du sommier est
suspendue une cloche, sur le lit une couverture en soie,
chaque colonne du lit est surmontée d'une escarboucle qui
répand une plus grande clarté que celle de 4 cierges
allumés. Il repose sur des têtes grotesques aux joues
grimaçantes munies de 4 roues si rapides et mobiles qu'un
seul doigt les meut. Le palais a 400 fenêtres fermées et 100
ouvertes.
Gauvain veut s'asseoir sur le Lit de la merveille, le
nautonier le met en garde : ce sera au péril de sa vie, il
le fait, commencent alors divers enchantements: les cordes
font entendre un gémissement, les clochettes sonnent, toutes
les fenêtres s'ouvrent, une volée de flèches s'abat sur lui,
dont certaines le blessent, un lion bondit pour l'attaquer,
Gauvain lui tranche la tête.
Arrivent alors des jeunes gens qui se mettent à son service
, et une jene fille entre dans la salle belle et séduisante
avec un diadème d'or sur sa tête, ses cheveux étaient blonds
comme l'or, sa face blanche rehaussée d'une enluminure de
pure couleur vermeille, et d'autres jeunes filles très
belles ainsi qu'un jeune homme richement vêtu, tous font
allégeance à Gauvain. On le vêt d'hermine. Le nautonier lui
apprend alors qu'il ne pourra jamais ressortir du château
Gauvain est triste. Paraissent les reines mortes. Suit alors
un étrange interrogatoire au cours duquel la reine le
questionne sur son appartenance à la maison d'Arthur et lui
fait donner maints détails sur les personnages passés et
présents de cette cour, comme si elle les avait tous bien
connus. Il dîne ensuite en compagnie de 150 jeunes filles.
Après un nouveau défi et l'arrivée de la maligne
demoiselle , Gauvain s'évade en se jetant au milieu du Gué
périlleux et regagne la terre ferme.
Un chevalier de rencontre lui révèle le sens des ce qu'il
vient de vivre, la reine rencontré est Ygerne, la mère
d'Arthur, l'autre sa propre mère et la jeune fille, sa sœur.
La château se nomme La Roche de Champguin, "on y trouve maintes
bonnes étoffes vermeilles et couleur sang, ainsi que du drap d'écarlate".
De retour au château, Gauvain rencontre sa sœur au lit de
la Merveille et lui rapporte une petite émeraude" du pays de
l'autre rive ".
Lancelot au palais de la Merveille dans Le Chevalier à la
Charrette de Chrétien de Troyes.
Le Château de la Merveille voit concrétiser en la
parachevant la quête héroïque de Lancelot en même temps
qu'elle apporte de précieuses informations sur la fonction
qu'il occupe dans le roman. Arrivés à l'heure de basses
vêpres, devant un château très puissant, Lancelot (qui se
fait porter en charrette pour répondre à une injonction de
sa dame) et ses compagnons (Gauvain et un nain) rencontrent
la plus belle demoiselle de la contrée, une pucelle. Elle
les invite et leur fait préparer deux lits mais jette un
interdit sur le troisième " où ne saurait prendre de repos que celui
qui l'a mérité, sauf à le payer très cher ".
Lancelot ne tient pas compte de l'interdit. A minuit, une
lance au pennon enflammé jaillit comme foudre " qui faillit le
clouer au lit où il gisait ". Lancelot l'esquive, éteint le feu,
prend la lance puis se recouche. Au matin, les chevaliers
voient passer un cortège de deuil mené par la reine. Ils se
lancent à sa poursuite. Parvenus à un carrefour, ils
rencontrent une demoiselle qui leur apprend que ce cortège
est celui de Méléagant, fils de Baudemagu, roi de Gorrre,
qui emmènent la reine prisonnière. Lancelot "oublie qui il est"
et entre dans une profonde songerie dont il ne sortira que
pour combattre à son avantage un chevalier gardien d'un gué.
Cette nouvelle aventure s'achèvera en un moutier où le
chevalier Lancelot trouve un moine qui le conduit dans un
cimetière renfermant des tombes, sur celles-ci, les noms de
nombreux chevaliers d'Arthur. Une grande tombe est au
centre, dont la dalle ne fut jamais soulevée par force
humaine. Lancelot s'en saisit et la lève facilement,
délivrant ainsi les prisonniers de ce royaume "d'où nul
n'échappe". Il a vaincu le signe même de la mort, effort
symbolique qui montre les capacités du héros à passer d'un
monde à l'autre, et encore des chevaleries terrestres aux
chevaleries célestes marquées par le moine. Ses nouveaux
passages seront dés lors spirituels.
Il apparaîtra également dans le récit consacré à la « Queste
del saint Graal », partie d’un autre roman arthurien, l'immense
Lancelot en Prose ou corpus Lancelot Graal, postérieur de
quelques quarante ans au roman de Chrétien, lequel campe
aussi le château aventureux comme lieu de séjour céleste.
Lancelot dans la Quête del Saint Graal.
Lancelot, au terme de son errance, arrive devant un castel
de belle apparence. Le texte précise que derrière le château
une « porte restait ouverte nuit et jour qui donnait sur l'eau ». Deux lions
en gardent l'entrée. Lancelot met l'épée à la main mais une
main enflammée venue du ciel le désarme. Il passe alors
entre les lions et remonte la maîtresse rue jusqu'au Castel,
en gravit les degrés sans rencontrer ni homme ni femme et
entend une voix qui célèbre " gloire et louange au père des cieux". La
porte s'ouvre et, dans une grande clarté, le Saint Graal lui
apparaît servi par des anges. Un vieillard célèbre la messe
et élève le Graal , au moment de la consécration. Au dessus
des doigts du prêtre Lancelot voit trois hommes, dont deux
d'entre eux remettent le plus jeune aux mains du prêtre qui
en semble accablé.
Lancelot vole à son secours mais est expulsé et reste
inanimé 24 jours et 24 nuits : "j'ai vu de si grandes et si heureuses
nouvelles que ma langue ne saurait les redire car n'étant pas chose terrestre
mais chose spirituelle». Demeurant au château il verra le Graal
couvrir les tables de mets abondants. Mais Lancelot n'achève
pas, on le remarque, le aventures du Graal et ne mène pas la
Quête à son terme. Il en ira autrement de son fils Galaad.
Galaad au Château aventureux.
Parvenu au terme de sa propre quête, Galaad retrouve
Perceval et Bohort et tous trois chevauchent longtemps pour
parvenir au château de Corbenic.
" Quand le roi le reconnut, leur joie à tous fut grande, car ils savaient bien que
leur venue marquait la fin du castel, qui avait tant duré ". A l'heure de
vêpres, au milieu d'un grand vent, une voix d'au delà se
fait entendre: « que ceux qui ne doivent pas s'asseoir à la table de Jésus
Christ s'en aillent, car voici le temps où les vrais chevaliers vont être nourris de
céleste nourriture". Restent alors Pellés, Eliézer son fils, une
pucelle nièce du roi , la plus religieuse, et viennent alors
neuf chevaliers armés , trois gaulois, trois irlandais,
trois danois, tous s'inclinent devant Galaad, le conviant à
s'asseoir. On voit alors sortir d'une chambre un lit de bois
porté par les demoiselles où gît un prud'homme couronné.
Tous sortent.
Galaad reste seul, il lui est alors révélé qu'il s'agit de
Joséphé le premier évêque, mort depuis 300 ans, que Notre
Seigneur consacré en la cité de Sarraz au palais spirituel.
Suit alors le cortège du Graal : un cierge, une toile de
soie vermeille, une lance qui saigne et que l'on tient au
dessus du Saint Vase. Joséphé prend une hostie dans le Vase
et une figure d'enfant apparaît descendant du ciel. La messe
dite, Joséphé vient donner un baiser à Galaad et l'on voit
sortir un homme dont les pieds et les mains saignent. Galaad
a alors connaissance du Saint Graal et à la question qui lui
est posée de savoir où il sera le lendemain, il répond: "en
la cité de Sarraz au palais spirituel". Galaad guérit alors le Roi
Méhaignié avec le sang de la lance et les trois compagnons
sortent pour gagner la mer où les attend la nef de l'épée à
l'étrange baudrier. Le Saint Graal s'y trouve, ils montent à
bord. Galaad annonce alors sa mort ) ses compagnons, il se
couche dans le lit où se trouve la table d'argent qui porte
le Saint Graal recouvert d'une soie vermeille, il y dort
longtemps. Quand il s'éveille, il voit la Cité de Sarraz,
une voix leur enjoint de sortir de la nef et portant la
table d'argent en la Cité et de ne pas la poser avant d'être
au Palais Spirituel. Un an après, Galaad devient le seigneur
du pays, et verra, au Palais Spirituel, les mystères du
Saint Vase. Il mourra après en avoir contemplé les
merveilles.
. . .
Pour résumer la description de ces châteaux de l’au delà :
ils sont riches, puissants, inaccessibles, bâtis sur le roc,
surmontés d’une haute tour, environnés d’une eau hostile
très difficile à franchir par des moyens humains. Il sont
défendus par des interdits et gardés par des lions, ou des
chevaliers hostiles, il s’y produit des épreuves auxquelles
les héros doivent échapper. Leur séjour y est au demeurant
très agréable, servi par des demoiselles gracieuses et
dévouées aux héros, habités par des personnages disparus du
monde vivant. Il s’y déroule d’étranges rites sacrés et les
héros peuvent y recevoir, s’ils le méritent l’illumination
après la contemplation de figures célestes. Leurs noms mêmes
indiquent leur nature différente, étrangère au contexte dans
lesquelles les héros arthuriens évoluent habituellement :
Palais de la Merveille, Château Aventureux, Palais Spirituel, Corbenic, cité de
Sarraz... Nous sommes bien là dans un « inter monde » remplis
d’intersignes dont il nous reste à envisager les origines.
Interprétation : Le château aventureux et le palais
spirituel.
Ces récits mettant en scène dans les romans étudiés, celui
de Chrétien et Le Roman en prose, le château aventureux ont
plusieurs points communs.
D'abord le château est décrit dans son architecture comme
céleste, en témoigne la description des tours, et en même
temps proche des eaux qu'il faut aux héros franchir pour
changer de rive aborder l'autre pays, accéder au palais
spirituel.
On retrouve bien ici la conjonction des régimes de l'image
décrits par Gilbert Durand, héroïque quand l'architecture
guerrière vient souligner les exploits guerriers (les défis)
des héros partis en quête, en errance, et leur accès au
mystères que le passage des eaux vient euphèmiser. Le climat
du régime nocturne des images entre ici en résonance avec la
mystique qui se dégage des récits.
La quête du Graal n'est pas tant quête terrestre que
céleste et les architectures, les dispositions des espaces
visités par les héros ne peuvent que le souligner.
Philippe Walter a bien montré2 que le palais où se rend
Gauvain dans le Conte du Graal est une résidence immergée
tandis que la maison du roi pêcheur se trouve dans un val
auquel on peut accéder après avoir traversé un fleuve que
n'enjambe aucun pont.
Pour Perceval, il montre qu'il n'existe pas plus de moyen
matériel d'accéder à la demeure mystérieuse du roi pêcheur.
La maison apparaît mystérieusement dans un vallon à
2 Walter Philippe, Perceval, le pêcheur et le graal, Imago, 2004, p.206 sq.
proximité tandis que le paysage terrestre se transforme
magiquement en paysage aquatique. Ceci renvoie pour lui à
une mémoire archaïque, en fait un vieux récit celtique
exploité par Chrétien de Troyes. Si le roi pêcheur ne peut
se porter sur ses jambes, est-ce pare qu'il est anguipède? a
un corps en forme de poisson ? Pour lui l'Ile du Saumon et
la maison du roi pêcheur sont les deux variantes d'un lieu
de l'Autre Monde où l'on en pénètre que difficilement par
une entrée étroite et où se déroule un rite particulier
autour du repas.
Le texte renvoie pour lui à la sagesse celte et à la
connaissance dont le saumon est le symbole, celui de
l'acquisition de la science sacrée conférée par le roi
pêcheur (fonction sacerdotale, initiatique).
Le mythe de Lancelot, tel que nous l’avons étudié ailleurs3,
s’inscrit d’abord dans un espace et dans un temps mythiques
qui participent de sa fondation en tant que héros des
passages.
Pour ce qui est de ses chevaleries terrestres, elles sont
bien terminées puisque Lancelot finira dans une tour,
prisonnier sur parole. Sa prison, qu’il regagne aprés
d’ultimes combats, où il triomphe anonyme, ne préfigure-t-
elle pas son abandon du monde terrestre? Dans le roman en
prose, il embrassera la vie religieuse en se retirant dans
un moutier parés l’écroulement des chevaleries arthuriennes.
La Tour, chez Chrétien, n’est-elle pas située au royaume de
Gorre (ou de Voire, Ile de Verre d’où nul n’échappe, Sid?).
Cet épisode, préparé par celui du château fée, est introduit
3 Bertin Georges, La quête du Saint Graal et l’imaginaire, Corlet, 1997.
par celui où Lancelot triomphe des enchantements. On voit
deux images du chevalier s’imposer dans ces passages:
- celle du champion, du guerrier combattant, vainqueur des
éléments, des chevaliers félons et des animaux monstrueux,
mais on remarquera que ces actions héroïques ne sont ni
gratuites ni aveugles, qu’elles participent sans doute
encore de la première fonction, car justicières lorsqu’il
s’agit de défendre l’honneur Arthur et de punir des
outrances,
- celles du magicien, capable de se jouer des enchantements
du lit de la Merveille, qui reçoit des signes du ciel (le
nom sur la pierre tombale, le bouclier ressoudé) lesquels
marquent bien son statut d’intermédiaire, de passeur,
d’exécutant du plan divin.
Première et deuxième fonction sont ici indissolublement
liées et l’on voit que les romanciers n’entendent pas priver
les représentants de la première fonction des valeurs de la
deuxième.
La dominante mystique présente un ensemble de rencontres
avec des personnages sacrés au coeur de Nature, au Château
aventureux au milieu des eaux, domaine du riche roi
pêcheur ; elle nous semble analyser un régime d'images
nocturnes marqué par le réalisme sensoriel, prolongeant le
temps de la grotte aquatique. Il est repris par celui de la
coupe, dans lequel les principes d'analogie et de confusion
jouent à plein. Les origines aquatiques de Lancelot sont,
tout au long du roman des Enfances, redoublées par divers
épisodes des passages de l’eau.
Le château du riche roi pêcheur lui-même est sis au milieu
d’une île et l’on n’y accède que par mer. On y retourne et
on en revient comme le flux y porte les héros et comme il
finit par les emporter en l’Ile d’Avalon. La figure du temps
s’ordonne ici au cycle, elle est soulignée par les
généalogies qui conduisent Lancelot et, après lui, Galaad, à
réaliser la Quête.
Du point de vue d’une anthropologie du sacré, cet archétype
révèle le système du monde, soit :
1) un lieu sacré qui constitue une rupture dans
l’homogénéité de l’Espace : c’est ce que souligne Philippe
Walter quand il insiste sur la rupture de continuum spatio
temporel impliqué par les descriptions dans l’accès au
château aventureux ou au palais de la merveille (il
n’existe pas de pont, ni de bateau, il faut s’engager dans
un val sans retour, profiter d’une anfractuosité), comme le
fait que les chevaliers qui s’y exercent doivent d’une
certaine façon se défaire de leurs réflexes chevaleresques
(l’interdiction faite de combattre les armes à la main).
L'atmosphère de merveilleux qui baigne les descriptions
contenues dans ces romans ne doit pas conduire à en négliger
la haute valeur, non seulement symbolique, mais mystique. La
terre de Sarraz n'est pas une terre imaginaire ; c'est une
terre imaginale, pour reprendre l'adjectif forgé par Henry
Corbin, la terre d'émeraude que le soufisme iranien appelle
Hurqalya, élément essentiel de l'élaboration du mythe du
Graal. Le palais du prêtre Jean des récits ésotériques
soufis « où nul manger ni boire n'y est appareillé" sinon en une
écuelle, un gril et un tailloir, ressemble de bien près au
château du Roi-Pêcheur du Conte du Graal de Chrétien de
Troyes, où Perceval assiste au cortège où se succèdent la
lance qui saigne, le Graal et le tailloir d'argent. Le
pilier occupe le centre du palais et d'où, par la grâce de
Dieu, sourdent une eau et un vin qui rassasient ceux qui en
boivent. Il rappelle exactement le pilier dans lequel, selon
le Roman en prose, Joseph d'Arimathie fut enfermé par les
Juifs et où il survécut sans eau ni nourriture par la seule
vertu du Graal. Quant à cette table où toutes viandes "sont
appareillées par la grâce du Saint Esprit", n'est-elle pas la
préfiguration parfaite de la Table Ronde telle qu'elle fut
instituée par Joseph d'Arimathie et perpétuée par le roi
Arthur ?
Les points de rencontre sont si nombreux et parfois si
précis qu'on ne peut se permettre d'omettre, non seulement
de lire, mais de méditer sur ces textes dont la poésie sert
magistralement l'imagination du lecteur. Les perspectives
ouvertes par les multiples éléments qui y sont répandus à
profusion transcendent le temps, l'espace, cette vision
linéaire dans laquelle nous contraint l'histoire des hommes.
Le Royaume qui s'ouvre à nous n'est pas de ce monde. Le
Saint Palais qui en fait l'âme est, par la grâce de Dieu,
chambre de paradis pour l'enfant à venir, "prêtre selon l'autel et roi
selon justice et droiture", prêtre-roi selon l'ordre de
Melchisedech ? Il s’agit bien d’un intermonde spirituel,
d’une cité métaphysique, espace en pointillés réunissant
Orient et Occident et qui organise cette correspondance en
un vaste archipel, comme l’a établi Mireille Segos4. Il est
surtout paradis personnel, et la quête des héros arthuriens
est aussi celle de l’individuation5.
2) une ouverture qui symbolise cette rupture, lieu de
passage, : le domaine où les héros pénètrent est régi par
4 Segos Mireille, BBSIA, 2003, p. 489.5 Bertin Georges, La pierre et la graal, Vega, 2006.
les demoiselles, qui font entrer le chevalier dans un
lieu de douceur et de luxe, un véritable paradis, où vie
et mort, souvenirs et projets n’ont plus court. Ce sont
encore elles qui emmènent les héros arthuriens vers le
SID des celtes (Avalon), ou encore la cité de Sarraz,
leur dernière demeure. La rupture est ici double, avec
l’univers organisé par les rites chrétiens qu’ils ont
connu jusqu’ici et la référence explicite à la fois aux
traditions celtes mais encore à la Tradition orientale,
celle des récits visionnaires, soit la terre de Hurqâlya
et ses cités.
3) une communication avec le Ciel exprimée par des images
(Axis Mundi, pilier, échelle, montagne, arbre) : c’est la
fonction de ces châteaux érigés sur une falaise qui se
dressent face au ciel et dont les constructions viennent
surdéterminer la fonction ascensionnelle (tour magnifique
et audacieuse). Nous constatons qu’elle est ici
euphémisée par le contexte. Alain Labbé6 a bien développé
ce point de vue dans un article sur les formes et figures
du château du Graal, quand il montre que ce roman montre
des dispositions particulières de l’espace castral au
regard des schémas usuels du temps. Si en général la
salle est à l’étage, elle est dans Perceval directement
accessible de plain pied. Après être entré à cheval
directement dans la cour (on retrouve aussi cette
disposition dans d’autres romans arthuriens), il voit
dans l’ordonnancement axial loges > salle > tours une
organisation plus ecclésiale que castrale, ce qui
montrerait la fonction symbolique de ces lieux voués à
6 Labbé Alain, Formes et figures du château du Graal, in BBSIA, 194, p 413.
l’élévation des âmes. La description du foyer central aux
quatre colonnes d’airain est ainsi celle d’un ciborium,
« salle quarree autant longue comme lee » (en langage
compagnonnique on parlerait d’un carré long), s’écarte du
type médiéval courant « un plan centre dans lequel les loges forment
comme le portique d’un paradisos, l’implicite martyrium abritant la
mystérieuse sacralité du graal et de la lance ». Et d’en référer à
Georges Dumézil ans cette coordination des deux fonctions
ecclésiale (le paradisos) et guerrière (la tour).
Ces récits de l’Ascension céleste sont aussi à mettre en
relation avec les représentations eschatologiques des
récits d’Avicenne et de Sohravardi dont Henri Corbin nous
a révélé que les traductions avaient cours dans
l’occident médiéval dés le, 13ème siècle7. Comme les héros
arthuriens , les prophètes ou pélerins participent à une
ascension mystique qui les conduit jusqu’aux mystères du
9ème ciel où il connaissant la conjonction de L’Esprit
saint avec leur âme. (Nous retrouvons cette redondance du
chiffre neuf, celui de l’initiation dans la Quête del
Saint Graal). Comme l’oiseau avicennien, l’exilé
sohravardien, Galaad est un pèlerin qui ne marche plus
seul, il est en compagnie du messager du roi, de guides…
Le Château céleste est le lieu de cette initiation, il
est monde intermédiaire situé entre le cosmos physique et
le monde des pures intelligences, désigné, chez
Sohravardi, comme l’Orient intermédiaire. C’est le monde
où s’opère la transmutation de toutes choses en symboles
à la fois autonomes et transcendants. Les familiers du
Roi sublime y habitent des cités, (la cité de Sarraz)
occupent de hauts châteaux et des édifices magnifiques,
7 Corbin, Henri, Avicenne et le récit visionnaire, Berg, 1973.
plus solides que le diamant. Comme les héros orientaux,
les occidentaux « ont reçu le pouvoir de contempler le palais le plus
élevé et de se tenir autour »8.
4) ceci nous conduit directement vers le Centre du monde,
axe cosmique autour duquel le Monde s’étend, (la Montagne
cosmique, la pays le plus haut, le Golgotha, la Kaâba, le
Mont Aventureux), ce qui fait que les Villes saintes sont
centre du monde, que les Temples sont des répliques de la
montagne cosmique, que les fondements des temples plongent
dans les régions inférieures. La présence de l’eau noire,
rugissante et des cavernes qui entourent les châteaux
célestes viennent là encore en manifester la présence, il
n’existe pas, dans le roman arthurien, de solution de
continuité entre le monde souterrain et le monde céleste.
Dans le roman arthurien, l’espace aventureux est valorisé
dans un vision du monde centripète; relavant du chaos il
devient cosmos harmonieux9, et les épreuves accomplies pour
le franchissement de ces espaces par les héros accédant en
des pays en manque de souverains, revisitent l’organisation
de l’espace temps quand Gauvain en devient le roi et Galaad
le roi prêtre, forme achevée de l’ordre indo européen. On
pourrait aussi avec Michel Pastoureau, gloser sur la
redondance de la couleur rouge dans ces scènes, couleur dont
il nous a montré ce qu’elle avait à voir avec la
souveraineté.
Conclusion.
8 Ibidem, p. 163.9 Voicea Mihaela, La déconstruction de l’espace dans le cycle du Lancelot Graal, BBSIA, 2003, p. 503
Le récit mythique arthurien comme les récits celtes ou
orientaux sont des récits symboliques, les espaces qu’ils
mettent en scène « lieux singuliers, multiples et vécus. Ces espaces
singuliers sont fondés sur une étendue spirituelle, un « lieu pour l’imagination,
espaces profonds, intermédiaire entre le monde des formes immuables et le
monde sensible où les choses sont vouées à périr. Ils déterminent, comme l’a
écrit Magali Humeau, les « temps » de tout récit, temps sempiternel, temps sans
fin puisque voués à la répétition de la récitation ou de la relecture, (…) temps
mythiques comme ces espaces mythiques dont il s’agit désormais. Elle rappelle
que Gilbert Durand réconcilie le temps avec l’imaginaire : un « temps retrouvé »,
recommencement, récit, fondateur du mythe et que ce temps du mythe mène à
un espace que Durand place désormais comme seconde forme a priori de la
fantastique10 ».
Fonction du mythe qui consiste à se dresser en ces endroits
comme force subjective face à des futurs hypostasiés, face
aux terreurs de l’histoire. Et nous avons souligné le « non
où » de ces architectures célestes que sont les châteaux du
graal.
Car, écrit encore notre collègue Frédérique Lerbet Sereni,
« le mythe est une histoire vraie, en ce sens qu’ « il décrit (...) l’irruption du sacré
qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu’il est aujourd’hui... Ce
particulier de l’universel, et, réciproquement, l’universel « ontologique » nous
atteint nous, lecteur du 21ème siècle, parce que le mythe a cette particularité de
transcender l’histoire particulière, généalogiquement particulière de chaque
situation, pour atteindre chacun. A la fois il nous atteint hors contexte et nous
permet de re penser nos sensibilités et nos connaissances dans leur contexte
actuel.
C’est le nouage de l’imaginaire et du symbolique incarné dans des êtres non-
réels, qui, peut-être, contribue à nous construire dans notre réalité vibrante.11 »
10 Humeau Magali, L’espace/temps dans l’enseignement du dessin technique, communication au CRAI, Angers, 2004.11 Lerbet Frédérique, Mythe et Education, à paraître Dervy.
Et nous rejoindrons ici le philosophe René Guénon12: « quand
les traditions se réfèrent à ces ailleurs où perdurent les mainteneurs de La
Tradition, écrivait-il dans Le Roi du Monde, elles ne font pas autre
choses que d’affirmer qu’aucune entreprise humaine, culture, civilisation, ne peut
apparaître ni se maintenir sans un minimum de référence à la problématique qui
constitue la figure de l’homme ».
Alors, le château aventureux figure d’une architecture
céleste, certes, mais dans la mesure où c’est bien de la
construction de notre temple intérieur qu’il s’agit, est le
symbole et la figure récurrente et pérenne de l’aspiration
« célestielle » du pèlerin de l’absolu qui sommeille en
chacun.
Bibliographie sommaire.
BERTIN Georges, La Pierre et le Graal, Paris, Vega, collection
Horizons initiatiques, 2006.
BERTIN Georges, La Quête du Saint Graal et l'Imaginaire, Condé-sur-
Noireau, Ch. Corlet, 1997. Préface de Gilbert Durand.
Chrétien de TROYES, Le Chevalier de la charrette, édition bilingue
de A. Foulet et Karl O. Uitti, Paris, Bordas, Classiques
Garnier, 1989.
Corbin, Henri, Avicenne et le récit visionnaire, Berg, 1973 ;
Durand Gilbert, Science de l’homme et Tradition, Paris, Berg
International, collection l’Ile Verte, 1979.
Guenon René, Le roi du monde, Paris, Editions
traditionnelles, 1950.La Légende arthurienne et la Normandie, sous la direction de J.-Ch.
PAYEN, Condé-sur-Noireau, Corlet, 1983.12 Guenon René, Le roi du monde, Paris, Editions traditionnelles, 1950.
Les romans de la Table Ronde, la Normandie et au delà, sous la direction de
Michel Pastoureau, Condé-sur-Noireau, Corlet, 1987.
La quête du Graal, Paris, Gallimard, La Pleiade, 3t. 1998-2003.
MARX Jean, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, P.U.F., 1952.
Walter Philippe, Perceval, le pêcheur et le Graal, Imago, 2004.
Georges Bertin.
Angers, Prats de Mollo, Lugnasad, 2006.