l'ambivalence du progrès ; le progrès au prisme de la philosophie de whitehead

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1 Le progrès à travers le prisme de la métaphysique du process, Une notion ambivalente. Je vais aborder le problème du progrès dans le cadre de la métaphysique de Whitehead. Je traiterai du progrès dans une perspective métaphysique, cest à dire ici une spéculation philosophique partant au delà du concret observable (physique), tout en restant dans une discussion sur le réel et non un jeu de concepts. Mon but sera dexposer une certaine perspective de la notion de progrès, mais toute perspective concrète et spécifique du progrès, que ce soit politique, technique ou social ne pourra se faire que par analogie, jen donnerai parfois des exemples. Il sera ainsi possible de percevoir une analogie entre ce que je vais exposer de cette métaphysique un peu spéciale et la réalité concrète observable notamment par une analogie entre le pouvoir et ce que dans la métaphysique de Whitehead j’appellerai potentiel, et une analogie de bien et de mal que dans la métaphysique de Whitehead j’appellerai construction de beauté ou desthétique. Cependant mon propos restera de lordre de la discussion générale et ce nest pas mon objet de lappliquer de manière spécifique à telle ou telle facette empirique. Le métaphysicien forge des outils, mais ce nest pas à lui de les utiliser pour un débat éthique, politique ou économique. Whitehead (1861-1947) a perçu un changement radical en physique avec la théorie de la relativité. Mathématicien de renom, il a tenté d’adapter ce changement radical à la manière dont nous concevons la réalité et la traitons en philosophie. La réalité n’est donc plus comprise comme constituée de substances immuables, qu’on les appelle « essences » ou « atomes ». Elle est fluente, insaisissable et dynamique : la réalité est événementielle, et non matérielle. Le fond de la réalité, ce qui la constitue de manière ultime, nest pas la matière. Il ne dit pas que la matière na pas dimportance, mais que ce nest pas cela qui constitue in fine la réalité. Nous n’allons pas faire ici un exposé systématique de sa conception de la réalité : ce n’est pas le but de faire un pur exposé de son schème. Nous allons seulement esquisser quelques traits de sa conception de la réalité afin dappréhender une conception générale du progrès dans une compréhension non matérielle de la réalité, et dans lequel les jugements de valeur ne dépendent pas de critères anthropocentriques. Notez cependant que Whitehead na pas précisément travaillé la notion de progrès, ce que je vais vous présenter ici nest donc pas un résumé de thèses quil aurait défendues, mais une étude à partir de son travail sur la notion de progrès qui en découle, puisquà de nombreux endroits, il effleure ou donne des pistes sur cette question.

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Le progrès à travers le prisme de la métaphysique du process, Une notion ambivalente.

Je vais aborder le problème du progrès dans le cadre de la métaphysique de

Whitehead. Je traiterai du progrès dans une perspective métaphysique, c’est à dire ici une spéculation philosophique partant au delà du concret observable (physique), tout en restant dans une discussion sur le réel et non un jeu de concepts. Mon but sera d’exposer une certaine perspective de la notion de progrès, mais toute perspective concrète et spécifique du progrès, que ce soit politique, technique ou social ne pourra se faire que par analogie, j’en donnerai parfois des exemples. Il sera ainsi possible de percevoir une analogie entre ce que je vais exposer de cette métaphysique un peu spéciale et la réalité concrète observable notamment par une analogie entre le pouvoir et ce que dans la métaphysique de Whitehead j’appellerai potentiel, et une analogie de bien et de mal que dans la métaphysique de Whitehead j’appellerai construction de beauté ou d’esthétique. Cependant mon propos restera de l’ordre de la discussion générale et ce n’est pas mon objet de l’appliquer de manière spécifique à telle ou telle facette empirique. Le métaphysicien forge des outils, mais ce n’est pas à lui de les utiliser pour un débat éthique, politique ou économique.

Whitehead (1861-1947) a perçu un changement radical en physique avec la théorie de la relativité. Mathématicien de renom, il a tenté d’adapter ce changement radical à la manière dont nous concevons la réalité et la traitons en philosophie. La réalité n’est donc plus comprise comme constituée de substances immuables, qu’on les appelle « essences » ou « atomes ». Elle est fluente, insaisissable et dynamique : la réalité est événementielle, et non matérielle. Le fond de la réalité, ce qui la constitue de manière ultime, n’est pas la matière. Il ne dit pas que la matière n’a pas d’importance, mais que ce n’est pas cela qui constitue in fine la réalité. Nous n’allons pas faire ici un exposé systématique de sa conception de la réalité : ce n’est pas le but de faire un pur exposé de son schème. Nous allons seulement esquisser quelques traits de sa conception de la réalité afin d’appréhender une conception générale du progrès dans une compréhension non matérielle de la réalité, et dans lequel les jugements de valeur ne dépendent pas de critères anthropocentriques. Notez cependant que Whitehead n’a pas précisément travaillé la notion de progrès, ce que je vais vous présenter ici n’est donc pas un résumé de thèses qu’il aurait défendues, mais une étude à partir de son travail sur la notion de progrès qui en découle, puisqu’à de nombreux endroits, il effleure ou donne des pistes sur cette question.

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Dans cette conception de la réalité, il n’y a pas de différence ontologique entre Dieu créateur, un homme ou encore une table. Et pour comprendre un peu ce qu’est une conception événementielle de la réalité, voyons un exemple concret : si je frappe cette table, et bien cette table n’est pas la même que celle que je viens de frapper : il y avait une table sur laquelle je voulais frapper, une table sur laquelle je frappais, une autre sur laquelle j’avais frappé ; maintenant, il y a une table sur laquelle j’ai frappé, et qui est actuellement l’objet de notre attention : un événement passé fait partie de l’événement présent parce qu’il influe sur le présent puisqu’on s’en souvient ; un simple regard change tout autant l’être d’une entité qu’une entaille matérielle. Par exemple si je croise Johnny Hallyday et qu’il me fait de l’œil, cela aura beaucoup plus d’impact sur moi que si je me coupe un doigt en coupant de la viande : l’important n’est pas l’impact matériel, mais l’impact sur la constitution de l’être et par là sur la causalité d’autres événements.

Mais cette conception où tout est au même niveau appelle deux remarques : l’homme est-il supérieur à un caillou ? Un vieillard n’a-t-il pas plus d’existence qu’un enfant qui vient de naître, puisqu’il a davantage d’existence historique et est donc riche d’un passé plus important ?

Ces deux questions amènent à étudier la notion de valeur. La première en rapport avec la beauté et l’harmonie, la seconde en relation avec le potentiel à venir.

Voyons d’abord la première question : pour étudier cette question, il faut un critère qui permette de comparer n’importe quels événements. Quel est le point commun entre cette table dont nous parlons depuis maintenant plusieurs minutes, et ce caillou dehors, un gravillon de 6 mm sur 5 ? Il n’a aucune forme précise, quelques arêtes, une surface plane par endroits... comment les comparer ? Ou comment comparer un homme, en particulier ou en général, avec le vent qui souffle dehors ? Ce sont des événements, il faut un critère de comparaison. Pour cela, Whitehead a élaboré les concepts d’esthétique et de beauté, avec des paramètres qui ne sont pas de l’ordre des canons anthropocentriques, culturels, des jugements de goût. La beauté est, dans ce système, une question de complexité et d’organisation. Le gravillon informe, dehors, est un agglomérat faiblement organisé de sous-entités. Il a un comportement largement prédictible, et son action sur son environnement est relativement faible. Cette table est également un agglomérat faiblement organisé de sous-entités ayant un comportement largement prédictible : d’autres entités en tiennent compte, par exemple elle est un facteur non négligeable pour le déroulement du présent événement : elle est utile, mais nous gardons à l’esprit que n’importe quelle autre table pourrait faire l’affaire, mais nous lui accordons néanmoins, de manière relative, une certaine valeur. A priori, sa valeur est supérieure à celle du gravillon dehors : elle est un facteur plus important que lui pour le déroulement des événements, quel que soit le point de vue auquel on se place. Le vent serait plus difficile à analyser, mais la difficulté reposerait sur les connaissances météorologiques que je n’ai pas, sinon, l’analyse serait du même type à condition d’en

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poser les limites : quel vent, quelle brise, dans une perspective locale ou globale et à quel instant ?

La valeur d’un événement dépend donc de sa complexité, de son organisation interne et de son impact sur son environnement. La complexité est donc non seulement une complexité interne, mais externe : la complexité de ses liens avec son environnement.

La vie est issue de cette complexité et de cette organisation. Selon Whitehead, la vie, c’est la possibilité de créer du nouveau, de l’imprévisible1, d’avoir un libre arbitre qui permet de créer et de renouveler et non seulement de poursuivre. Mais si c’est la complexité qui définit la vie, la définition est une question de degrés. Oui, la vie et le libre arbitre sont une question de degrés selon Whitehead : un caillou ou un stylo n’en est pas totalement dénué... Même si effectivement, la probabilité qu’un stylo fasse autre chose que de rester immobile sur la table sur laquelle il est posé est extrêmement faible : il ne va pas passer à travers la table... cependant, selon Whitehead, ce n’est pas démontré. Ce n’est qu’une question statistique2 : cela n’est jamais arrivé, alors nous partons du principe que cela n’arrivera jamais, les lois physiques étant des extrapolations d’observations, il n’est, dans l’absolu, pas complètement impossible qu’une nouvelle observation vienne bouleverser la théorie. Mais revenons au libre arbitre : le libre arbitre d’un stylo ou d’un caillou n’est théoriquement pas absolument nul, mais en pratique absolument négligeable. En revanche, celui d’une plante est plus important, comme celui d’un animal par rapport à celui d’une plante, comme celui d’un humain par rapport à celui de la plupart des animaux : à partir de facteurs connus, il est plus difficile de prévoir le comportement d’un homme ; sa possibilité de création de quelque chose de nouveau et de complexe est plus importante. La valeur d’un humain est alors supérieure à celle d’un animal, qui est supérieure à celle d’une plante etc. L’impact sur l’environnement, la possibilité de création de nouveauté, le libre arbitre, la complexité des liens avec l’environnement, l’histoire vécue présente en souvenir et qui enrichit ainsi le présent de l’entité en influençant les autres paramètres que nous venons d’évoquer, est plus importante chez l’homme que chez les animaux, que chez les plantes etc.

Abordons maintenant la seconde question : un vieillard a-t-il davantage de valeur qu’un enfant parce qu’il a davantage vécu ? Son impact sur l’environnement est potentiellement supérieur à celui de l’enfant, et il a sans doute davantage de connaissance et de capacités physiques et financières qui font de lui quelqu’un d’important, de grande valeur. Son comportement est plus libre dans le sens où il peut

1 «Un organisme est «en vie» lorsque dans une certaine mesure ses réactions ne peuvent s’expliquer par aucune tradition où le legs n’est que physique». Alfred N. WHITEHEAD, Procès et réalité, Essai de Cosmologie (PR), traduction Charles Daniel et al. de l'édition critique anglaise de David R. GRIFFIN et Donald W. SHERBURNE, Paris, Gallimard, 1995 (19291), p. 190. 2 Alfred North WHITEHEAD, Modes de pensée, traduction de Henri VAILLANT, Paris, Vrin, 2004 (19381), p. 173-174. Il est en cela influencé par Charles Sanders Peirce. Voir sur ce sujet chez Peirce : Charles Sanders PEIRCE, Writings of C. S. Peirce: a chronological edition. Volume 6, 1886-1890, Indianapolis, Indiana University Press, 2000, p. 208.

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être moins prédictible et peut apporter davantage de choses. Il a une capacité libre de construction ou de destruction bien plus grande qu’un enfant. Tout cela est vrai, mais l’enfant a quelque chose en plus grande quantité que le vieillard : un avenir. Il peut devenir clochard ou ministre, voleur, tueur, ou actif dans une organisation caritative. La valeur d’un événement dépend donc également du potentiel futur de l’événement : ce qui dépend potentiellement de lui à l’avenir est tout aussi important que ce qui dépend de lui au présent.

À présent, nous pouvons faire une première synthèse sur l’usage que nous faisons

de certains termes : la complexité d’un événement concerne la complexité de l’événement en soi, mais également de ses liens avec son environnement. Les liens d’un événement avec son environnement font partie intégrante de son être, on ne peut le définir en faisant abstraction de son contexte et des liens avec son contexte.

Le potentiel d’un événement est tout ce que l’événement peut induire, modifier, provoquer ou détruire à court ou long terme. C’est un pouvoir, une puissance.

La valeur d’un événement est égale à la complexité de ce dernier en tenant compte de son potentiel et non seulement de son action présente. La beauté d’un événement est très proche de sa valeur, mais dans un contexte d’utilisation différent : la beauté est une fin en elle-même alors que la valeur n’est que le résultat d’un calcul.

Il reste cependant la question : qu’est-ce que le progrès ? Il me semble qu’on peut définir sur cette base que le progrès est une modification positive de la valeur esthétique du monde, une augmentation de la complexité du monde en tenant compte de son potentiel. Une augmentation de la complexité du monde qui hypothéquerait sur sa complexité future ne serait donc pas un progrès.

Prenons maintenant comme exemple deux événements faciles à analyser dans

lesquelles on peut évaluer une modification de la valeur du monde. L’événement "gravillon porté par le vent qui rencontre à un instant T la lentille très

coûteuse d’une lunette astronomique". Cet événement constitue principalement en l’altération de l’unité et d’une partie de l’organisation d’une entité-événement stable qui avait un impact relativement important sur d’autres entités-événements, car elle permettait à des chercheurs d’observer les étoiles, et l’impact de cette destruction implique la nécessité d’en acheter une nouvelle. A priori, la variation de valeur de cet événement "gravillon porté par le vent qui rencontre à un instant T la lentille très coûteuse d’une lunette astronomique" est négative : la destruction de la lentille retire davantage à la complexité du monde, et à ce qui aurait pu être fait grâce à cette lentille si elle n’avait pas été détruite, que ce que cet événement lui apporte : stimulation de l’économie par la consommation peut-être, quoique même cet apport est largement controversé par les économistes : l’argent ainsi dépensé aurait sans cela été dépensé autrement, peut-être

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plus utilement, plus efficacement pour accroître les compétences et les connaissances, car les compétences et les connaissances font partie de la complexité des entités qui les intègrent à la constitution de leur être. Il n’y a donc pas de progrès, mais au contraire une régression de la beauté du monde3.

Analysons maintenant l’événement : "manducation d’un biscuit par un enfant affamé". L’enfant va détruire un ensemble stable et raisonnablement complexe qu’est un biscuit, en cela il va réduire la complexité de son environnement. Mais cela va lui permettre de vivre : cela va permettre de maintenir l’unité et la stabilité à travers le temps, le maintien de son action et de son potentiel sur le monde. Cet événement "manducation d’un biscuit par un enfant affamé" a donc un versant négatif et un versant positif, mais le gain de complexité par le maintien de la vie de l’enfant est plus grand que ce que la destruction du biscuit retire au monde. On peut noter un progrès, car le potentiel, en l’occurrence la probabilité que cet enfant survive et par là toute possibilité d’actions futures de sa part, a augmenté par cet événement.

Voilà pour ce qui est du calcul de la valeur. Nous allons maintenant aborder plus

avant le principe de potentiel. Nous avons défini le potentiel comme étant un pouvoir. Or tout le monde sait qu’un pouvoir est neutre en lui-même : ni bon ni mauvais. Il n’y a ainsi pas de potentiel qui n’ait cette ambivalence.

Une augmentation du potentiel est une augmentation de la possibilité de détruire tout autant qu’une augmentation de la possibilité de construire4. Même l’augmentation de la complexité est un risque : avec l’augmentation des liens, c’est la construction d’un colosse aux pieds d’argile : une perte se répercute ; une balle dans le cœur d’un homme ne provoque pas seulement la perte de son cœur, mais tue l’homme tout entier et provoque une souffrance à tous ses proches. La construction d’une passion amoureuse ne va pas sans le risque d’une destruction et d’un malheur qui terrasse. Pas de possibilité de profiter des capitaux américains dans l’économie, d’utiliser des smartphones conçus aux USA, fabriqués en Chine, sans qu’une crise immobilière aux USA ne mette l’économie mondiale en crise.

L’augmentation de la complexité et du potentiel est un progrès, mais le progrès est ambivalent. Je ne vais pas m’attarder plus longtemps sur ce point : l’homme n’a jamais eu autant de confort, il n’a jamais disposé d’autant de capacité technique pour pallier aux 3 La variation de valeur est négative, mais comme l'énergie ou la température (mesurée en Kelvins), une valeur est toujours positive. Il faut cependant replacer l'évènement "gravillon heurtant la lentille très coûteuse d'une lunette astronomique" dans son contexte, et la valeur de cet évènement dépend de la valeur de la lentille, laquelle valeur dépend de manière intime de celle de la lunette. La lunette, la lentille brisée et le gravillon conservent une certaine valeur, mais la valeur de l'ensemble est plus faible qu'avant car la lunette devient alors : «lunette non fonctionnelle» et son potentiel est ainsi considérablement abaissé. 4 Voir à ce sujet Griffin : dans «Process Theodicy, Christology, and the imitatio Dei» in David R. Griffin, Sandra B. Lubarsky, Jewish theology and process thought, (SUNY), New-York, 1996, p. 103.

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maux de l’humanité depuis les vaccins et autres traitements médicaux, jusqu’à des bijoux technologiques comme nos ordinateurs portables ou nos tablettes, en passant par un accès à la culture considérablement facilité par internet, des livres numériques etc. il n’a jamais eu autant de pouvoir de construction, que depuis qu’il a cassé l’atome et qu’il a le pouvoir de détruire la planète par le nucléaire, des virus de laboratoire ou tout simplement la pollution.

Le progrès dans un schème événementiel peut alors être infini : puisqu’il dépend de

la complexité des relations, celle-ci peut croître à l’infini. Surtout s’il l’on ajoute les facteurs temps et vie : la vie est complexe et la prise en compte de l’histoire, puisque celle-ci va déterminer une partie de la complexité présente de la personne, permet de concevoir une vie infiniment riche. Et par exemple une augmentation de la durée de vie permet une augmentation probable de la richesse de cette vie et de cette histoire.

Libéré de sa considération de pure amélioration visible, la notion de progrès est ainsi élargie : de progrès scientifiques, techniques ou sociaux, le progrès peut être entendu comme historique dans le sens de progression tant que le passé enrichit le présent. Il ne faut cependant pas confondre l’histoire avec le progrès : l’histoire n’est pas un progrès continuel, un événement historique peut être synthétisé de manière très appauvrissante pour le présent et l’avenir. N’importe quel événement historique peut-être dépassé dans la synthèse qu’en feront les entités qui appréhenderont cet événement, mais la synthèse peut ne pas être bonne, ne pas dépasser le mal constitutif de l’événement 5 , particulièrement pour des événements a priori négatifs comme le sont la plupart des drames (un accident, un meurtre, une catastrophe). Cependant, ce n’est pas l’événement en lui même qui est négatif, seulement la synthèse qui en est faite. Nous reviendrons plus loin sur cette apparente relativisation du bien et du mal. Notez également que les exemples sont de moi, pas de Whitehead : il est inutile de chercher un discours de relativisation du meurtre chez Whitehead. Il s’est attaché à créer un système permettant de décrire la réalité, mais il n’a pas fait ensuite de constructions éthiques ou philosophiques sur la manière d’utiliser son système. Il a fait des ouvrages philosophiques qui ne sont pas axés sur la métaphysique, mais absolument pas de casuistique sur la considération morale d’un événement.

Nous devons donc maintenant nous poser une série de questions : est-ce bien cela

le progrès ? Et la double question qui la suit : n’y a-t-il pas possibilité d’imaginer un progrès sans cette ambivalence, et sinon, faut-il penser un arrêt du progrès, à un moment 5 Puisque tout évènement est en partie (mais souvent légère) mauvais. Le côté sombre de chaque action est en fait caractéristique du choix nécessaire à chaque évènement : il s’est passé ceci et non autre chose. Même le meilleur événement possible renferme le caractère sombre caractéristique de la finitude du monde. En terme technique, c’est lié au perishing : le mal propre à la nature même d’une réalité mouvante est dans la perte perpétuelle de ce qui est et dans l’unicité de la réalisation présente du futur.

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où les risques deviennent trop grands, où l’enjeu n’en vaut plus la chandelle, car ce que nous concevons comme progrès aurait trop de probabilité d’empiéter sur l’avenir : le potentiel de beauté à long terme serait ainsi affaibli.

Lors d’un débat théologique portant sur la toute-puissance de Dieu et dans le cadre de la question de la théodicée (si Dieu est bon et tout-puissant, pourquoi y a-t-il le mal sur terre ?) Un théologien défendant une conception proche du meilleur des mondes possibles de Leibniz (Dieu a fait de son mieux, mais le monde est le meilleur qui puisse exister) pose une question ironique au théologien du process qui vient de s’exprimer : ne faudrait-il pas que Dieu cesse de pousser la création vers plus de complexité et de beauté ?6 Reformulé pour notre sujet, cela donne : ne serait-il pas mieux que le progrès s’arrête ? L’argument soutenant cette question est double : en se rappelant que le progrès est croissance de la beauté, et donc à la fois de la complexité et de la potentialité ; si la potentialité à long terme est réduite, car l’action présente hypothèque la possibilité d’une complexité future, alors ce n’est pas réellement une croissance de la beauté, mais seulement de la complexité. Ce que nous appelons ainsi «progrès» serait en fait un cancer. Un incroyable cancer vivant... mais qui travaille à sa propre destruction : "Dans la récapitulation du fait plus complet, le mal a obtenu une descente vers le néant, à l’opposé de la créativité de ce qui, sans réserve, peut-être appelé un bien". En d’autres termes, c’est le principe du mal que de porter en lui la source de sa propre destruction7. D’autre part, il y a également un point que nous n’avons pas interrogé : celui de sacrifice. Whitehead caractérise la vie comme étant un "larcin". Selon lui, c’est le principe même de la vie que de se construire aux dépens d’autres constructions souvent moins élaborées8. Si nous reprenons l’exemple de l’enfant : il détruit, pour vivre, l’événement relativement complexe d’un biscuit ; mais à plus grande échelle, nous exploitons la nature pour construire notre civilisation, et par là même contribuons à certaines destructions. Je ne suis pas certain que Whitehead (mort en 47) avait à l’esprit des arguments écologistes de sauvegarde de l’environnement, ni même son exploitation à l’échelle où nous la connaissons aujourd’hui. Néanmoins, pour lui, c’est un phénomène normal : la beauté se construit aux dépens d’autres éléments de beauté, dans le sens où même la sculpture nécessite l’altération de la beauté naturelle et originelle du bloc de marbre qui deviendra une splendide statue. Il avait cependant deux critères importants ayant pour finalité un surplus de beauté : une destruction qui ne soit pas aveugle, mais au contraire focalisée pour être minimum, pour une construction maximum, et c’est là seulement, par la prise en compte de tous les facteurs qu’on arrive à une beauté la plus grande possible qu’il qualifie de bien. Le bien, c’est l’accord entre des intérêts opposés n’aboutissant pas à une 6 Question de William HASKEER dans sa réponse à David GRIFFIN, dans David Ray, GRIFFIN (ed), Searching for an Adequate God, Eerdmans Publishing Co., 2000, Grand Rapids/Cambridge, p. 42ss. 7 Alfred North WHITEHEAD, La Religion en gestation (RM), traduit par Henri VAILLANT, édition Chromatika, Louvain-la-Neuve, , 2009 (19261), p. 45. 8 PR, p. 190-191.

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absence de destruction, qui serait pour lui un immobilisme, mais à une destruction minimum et une mise en valeur maximum de ce qui est en jeu.

Mais ce serait, je crois, une erreur de croire qu’il s’agit là seulement d’un prix à

payer, une question de calcul et d’optimisation de ce qui est détruit. Ce serait une manière assez simple, voir simpliste de comprendre Whitehead. Il s’agit d’une interaction forte, une conscience de ce qui est à détruire, un but qui va au-delà de l’acte immédiat de destruction (c’est pour cela que je parlais de destruction qui ne soit pas aveugle). Whitehead pose une conception du mal au sens étroit, un mal absurde, car il sort des catégories et des règles métaphysiques qu’il a fixées : c’est la perversion égoïste de la conception de la joie, lorsque l’entité ne prend plus en compte qu’elle-même au sens le plus strict et néglige à la fois son environnement et l’avenir. Le bien et le mal sont pour lui dans le but poursuivi (égoïste ou universel), car c’est cela qui permet d’incarner des idéaux grandioses qui dépassent et transcendent l’entité présente.

Si vous me permettez, je vais maintenant m’orienter vers la théologie afin de poursuivre la réflexion sur ce sujet précis. Le Christ est-il un sacrifice ? Pour sauver l’humanité, Dieu a-t-il donné son fils ? Vivons-nous par le sang d’un innocent ? La mort du Christ était-elle une étape du progrès ? S’agissait-il, à l’instar du biscuit que mange l’enfant affamé dans notre exemple, d’une perte nécessaire ? Mais ces deux exemples sont-ils comparables ? L’humanité, ni qui que ce soit, n’a "mangé" le Christ ; matériellement, la mort du Christ n’a rien apporté... Si on postule que la mort du Christ est un événement positif, ou qu’elle peut donner lieu à une interprétation positive grâce à un événement ultérieur (je fais évidemment référence à un événement qui, d’après la tradition, aurait eu lieu trois jours plus tard), comment cette interprétation est-elle possible ? Un homme plutôt «bon», prêchant la conversion radicale, l’amour du prochain, le pardon et la venue d’un mystérieux royaume céleste... pas forcément très apprécié des autorités, car il n’y avait pas besoin de beaucoup d’imagination pour le prendre pour un fauteur de trouble voulant prendre le pouvoir, mais... sa mort, un événement si positif que cela pourrait marquer l’histoire pendant longtemps ? Aux yeux de ses ennemis, sa mort n’était pas aussi importante et marquante que cela. Mais ses partisans ont alors eu l’intuition extrêmement forte que leur maître mort n’était pas mort en vain... il aurait pu échapper à la mort, mais ne l’a pas voulu. Si Dieu a « permis » la mort d’un si grand prophète, voire même peut-être organisé, c’est que la mort n’est pas grave. Et s’il a choisi Jésus pour signifier à quel point la mort n’est plus à craindre, c’est que Jésus est sans doute bien plus qu’un prophète, mais peut-être le fils de Dieu. Ils ont alors essayé de reprendre le message de Jésus et essayé de comprendre la signification de sa mort, et par là celle de toute mort, à travers la conviction que Dieu l’avait relevé de la mort. Cet événement fut alors compris de manière extrêmement positive... peut-on alors le qualifier de progrès ? Whitehead analyse la crucifixion du Christ dans un passage de Procès et

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Réalité. Enfin, «analyse» est sans doute exagéré : «prend comme exemple» serait plus juste.

Il y a de la grandeur dans la vie de ceux qui ont édifié des systèmes religieux, une grandeur dans l’action, dans les idées, dans la soumission volontaire, incarnée dans toute une série d’exemples à travers des siècles de développement. Il y a de la grandeur dans les rebelles qui ont détruit de tels systèmes : ce sont des Titans partis à l’assaut du Ciel, armés d’une sincérité passionnée. Il se peut que cette révolte ne soit que l’affirmation par la jeunesse de son droit à briller de son propre éclat, de son droit à ce bien ultime qu’est la joie immédiate ; qu’importe : la philosophie ne saurait négliger les mille facettes du monde — les fées dansent et le Christ est cloué sur la croix9.

Il explique plus loin que l’ordre et le changement sont deux notions antagonistes et pourtant toutes deux productives, je cite à nouveau :

L’art du progrès consiste à préserver l’ordre au sein du changement et le changement au sein de l’ordre. La vie refuse de se laisser embaumer vivante. Plus longue est la halte dans un monotone système d’ordre, plus violent sera l’effondrement de la société morte10.

Il est pensable, dans le sens d’intelligible et non bien sûr dans le sens de démontré, que la mort du Christ puisse alors être conçue comme étape du progrès : si sa mort a déclenché, permis ou facilité une mise en mouvement dans une période de monotonie et de relancer ainsi une créativité dans un contexte de fixité morne. Nous n’allons pas creuser et débattre cette question ici, c’est une question pour les apologètes, ce qui n’est pas notre objectif ici. En revanche, cela pose une question sur le progrès : le prix. Si nous acceptons cette hypothèse, nous acceptons que la mort d’un innocent soit une étape du progrès. Le progrès à n’importe quel prix. Si le progrès est à n’importe quel prix, que nous vivions par le sang d’un innocent, pourquoi nous offusquons-nous des ouvriers chinois et de leurs conditions de travail déplorable dans certaines usines ? C’est là, il me semble, la différence entre le simple prix à payer et une interaction forte, une conscience de ce qui doit être sacrifié (je prends le terme sacrifice sans connotation religieuse, au simple sens de choisir de perdre quelque chose, parce que c’est la meilleure décision, bien qu’elle soit coûteuse).

Jésus est mort, en tout cas dans la manière dont sa mort est comprise par la tradition chrétienne, l’historicité du propos n’est, pour notre propos, pas fondamentale ; il est mort dans un don de sa personne, il n’a pas refusé la mort afin de rester fidèle à son message. Son message a été revu, réélaboré, modifié de manière absolument considérable. En lui, et ainsi par sa mort, se sont incarnés, et transmis, des idéaux11. Ce n’est pas le cas des ouvriers chinois qui ne souffrent pas pour d’aussi grandes raisons : Jésus a souffert pour un idéal et par amour, c’est du moins ainsi qu’est compris cet événement aujourd’hui, et c’est en cela qu’il est "bon" ; les ouvriers exploités, en revanche, souffrent pour se nourrir 9 PR, p. 520. 10 PR, p. 522. Traduction corrigée. 11 Ce que j’appelle ici « idéal » renvoie en fait dans le schème whiteheadien aux « objets éternels », très proches des idées platoniciennes. Il y a ainsi dans ce concept une certaine transcendance, surtout que, pour Whitehead, c’est Dieu qui organise les objets éternels pour qu’ils s’incarnent dans le monde concret.

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et offrir de beaux smartphones pas trop chers au monde occidental. Dans un cas il est question d’idéaux qui transcendent la personne et traversent le temps ; dans l’autre il est question d’objets périssables et de joie immédiate. L’un est mort pour un gain de potentiel sans aucune complexité immédiate, et les autres souffrent pour une complexité immédiate avec un gain de potentiel à court terme.

« La nature du mal, c’est que par leurs caractères mêmes, les choses se font mutuellement obstruction12 », Whitehead faisait là référence à l’opposition naturelle des désirs, des aspirations, aboutissant à des divergences, à de la discordance parmi l’harmonie ; mais c’est la synthèse des contrastes (contrairement à l’anesthésie, ou pour filer la métaphore musicale, la surdité partielle), qui apporte quelque chose. Le chaos issu de la destruction n’est pas le mal, mais le mal est la perte de richesse13 entre le chaos existant et ce qui aurait pu être. Le mal est un manque ou une dégradation. C’est une absence d’harmonie et de synthèse par rapport à ce qui aurait pu être qui est le mal. Le chaos (ou la disjonction) peut ainsi être considéré comme une source indispensable pour l’avancée créatrice, non comme une matière première, mais plutôt comme la matière aristotélicienne (hylé14) bien que Whitehead réserve cette comparaison avec un autre de ses concepts, ce serait trop complexe ici de faire la distinction. Mais le chaos est l’espace nécessaire pour la naissance de la nouveauté. C’est ainsi qu’il faut comprendre la seconde citation de Whitehead : "L’art du progrès consiste à préserver l’ordre au sein du changement et le changement au sein de l’ordre. La vie refuse de se laisser embaumer vivante. Plus longue est la halte dans un monotone système d’ordre, plus violente sera l’effondrement de la société morte15". Mais doit-on entrer dans un calcul précis des coûts pour savoir si tel événement est réellement un progrès ?

Ce n’est pas une question vraiment d’optimisation de la destruction, mais d’adéquation à un projet d’ensemble à visée non restreinte ni dans le temps, ni dans l’espace. Ce qui implique qu’une non-optimisation de ce qui est perdu est un mal, mais c’est une conséquence de la définition, non la définition elle-même. C’est une question de sacrifice nécessaire pour quelque chose qui dépasse ce qui est à sacrifier dans une perspective plus large. Ce qui est sacrifié n’est ainsi pas perdu et oublié, mais assimilé dans une synthèse, ce qui implique une certaine perte. Dans cette optique, on ne pourrait

12 PR, p. 524. 13 RM p. 45 14 Chez Aristote, la matière (hylè) renvoie à ce qui précède le don de la forme. La matière pure étant pur potentiel, elle n'est pas pensable de manière exacte. De manière impure elle est par exemple du bois de construction (d'où le terme grec) qui n'a pas encore été travaillé. D'après Pierre PELLEGRIN, Le vocabulaire d'Aristote, Elipses, 2009, Paris, elle joue un rôle second : candidate à la substance, elle ne l'est pas encore. C'est une fois façonnée qu'elle acquière une forme et une substance particulière. Elle est condition nécessaire à l'existence, de même que les lettres ou les syllabes le sont pour les mots, l'argile pour un vase, les prémisses pour la conclusion. Il est à noter que ce dernier exemple est un exemple non fait de « matière » au sens commun du terme. Le concept auquel Whitehead compare la matière aristotélicienne est la Créativité. 15 PR, p. 522

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qualifier l’événement de la crucifixion du Christ comme participant au progrès que dans la mesure où on l’intègre dans le flux historique dans lequel il prend sens.

Reprise et synthèse. Il y a ainsi plusieurs facteurs à analyser pour étudier l’ambivalence du progrès. Sur la

fin du progrès : faut-il éternellement poursuivre le progrès, augmenter la complexité et le potentiel, améliorer la beauté du monde, alors que le progrès implique la fragilité, et que le pouvoir donné par le progrès n’est pas "bon" dans l’absolu : il peut tout autant être nuisible que bénéfique. Par ailleurs, le progrès tel que nous le concevons comme technique ou scientifique, n’est pas forcément un progrès : il est davantage "complexité" que "esthétique", si l’avenir n’est pas pris en compte comme étant aussi important que le présent, c’est moins de la beauté qu’un cancer. Enfin, le prix du progrès. Il n’y a pas de construction sans destruction. Mais la perte peut être considérée comme une pure destruction ou comme une assimilation dans une synthèse.

Cette dernière idée est certainement la moins banale, c’est pourquoi je m’y suis attardé. Les autres, on peut facilement les entendre ici ou là : pas besoin de faire un détour par la métaphysique pour attirer notre attention dessus. Mais le prix du progrès, est-il obligatoire ? Dans la métaphysique développée par Whitehead, oui. Mais la perte n’est pas à considérer comme destruction et reconstruction sur des ruines ou comme un prix à payer tel Faust qui vend son âme au diable, mais comme matière pour une synthèse, et n’en ressortant, de fait, pas comme elle est entrée. Les deux autres compréhensions comme «construction sur des ruines» ou comme «prix à payer» impliquent un calcul extérieur et un oubli des idéaux qui traversent le temps, ce qui caractérise une vue étroite, que ce soit temporelle ou géographique correspondant à la définition du mal que donne Whitehead dans La science et le monde moderne : «La force motrice brute d’une fin fragmentaire, détournée de la vision éternelle16». C’est-à-dire un progrès purement local et sans considération pour l’avenir, ce qui se rapproche du cancer. En elle-même, les cellules cancéreuses sont superbes : elles se portent bien, sont résistantes, se développent admirablement vite... mais elles détruisent une complexité et un potentiel bien supérieur à ce qu’elles sont.

Qu’est-ce donc alors que le progrès ? Est-ce une sorte de milieu aristotélicien, un

juste milieu, une juste mesure dans la destruction prenant en compte les différents facteurs et les possibilités, le potentiel de chaque chose pesant dans chaque acte de destruction et de construction le pour et le contre, une certaine sophrosúnê (sagesse,

16 Alfred North WHITEHEAD, La science et le monde moderne, Ontos Verlag, 2006, Frankfurt/Paris, p. 205.

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mesure) ? C’est ce qu’argue notamment John Cobb17, théologien, très grand connaisseur de Whitehead, mais je me sépare ici de la compréhension «traditionnelle» de Whitehead qu’en font les théologiens du process en s’appuyant surtout sur une phrase de Whitehead dans un court papier de 1906 et un court passage de Aventures d’idées.

Dans Aventures d’idées, Whitehead fait référence au progrès qu’est l’abolition de l’esclavage entre l’antiquité et l’époque contemporaine... non seulement l’abolition, mais le fait qu’il était à l’époque une présupposition de base, alors qu’aujourd’hui c’est la liberté qui est la présupposition de base de la civilisation. C’est un progrès pour la valeur et la dignité de l’être humain18. Et plus loin que c’est sans doute mieux que l’esclavage n’ait pas été aboli à ce moment-là, car la civilisation aurait probablement sombré19.

Mais en fait, soutenir alors le prix du progrès et le besoin d’un calcul exact, c’est, à mon avis, méconnaître le but du texte : il s’agissait alors pour Whitehead de contredire la position selon laquelle une idée attend, pour être effective, d’avoir des hommes qui la soutiennent. Il s’agit davantage d’un arrière-plan dont l’importance détermine la possibilité d’effectivité et de mise en pratique de cette idée. L’idée mise en avant doit, pour être tenue et maintenue, être en adéquation avec l’arrière-plan culturel. Il ne justifie pas l’esclavage à l’antiquité comme prix du progrès selon le calcul coût/bénéfice d’une abolition à ce moment-là ; il essaie de montrer qu’une abolition à ce moment-là n’aurait pas été possible, ou en tout cas pas une bonne chose, parce qu’elle aurait conduit à un chaos généralisé emportant avec lui tout espoir de progrès parce que l’arrière plan culturel et politique n’était pas adapté. La justesse de son argumentation n’est pas fondamentale ici. Ce qui nous importe, c’est que le calcul précis de ce qui est à détruire en pesant le pour et le contre n’est, à mon sens, ni défendu ni utilisé ; en revanche, réfléchir à la faisabilité d’un projet avant de le mettre en œuvre est une évidence. Whitehead tient fortement à l’idée d’ordre (sa carrière de mathématicien-logicien n’y est sans doute pas pour rien), mais cela ne signifie pas des raisonnements purement logiques desquels les

17 John COBB, Theology as Political Theology, 1982, Manchester university Press/The Westminster Press, Manchester/Philadelphie, p. 150. A mon avis, les théologiens du process, et beaucoup de philosophes s’étant attachés à comprendre le schème spéculatif de Whitehead, ont lu la partie V de Process et Réalité dans le même esprit que le reste de son oeuvre. Or, il y a une différence, à mon avis, fondamentale : c’est que ce n’est, me semble t-il, pas une partie qui va «avec», mais une partie qui vient en tension. Cette partie est faussement facile car « presque lyrique » (selon le mot d’Alix Parmentier dans l’introduction de son livre Whitehead et le problème de Dieu) alors que tout le reste de son oeuvre est plus proche, au niveau de la précision et du mode de raisonnement, des mathématique ou de la logique que de la poésie. Ce chapitre vient justement remettre de l’inexactitude, du contradictoire, de la poésie là où il n’y avait que du raisonnement froid, rationnel et uniforme : de la logique pure. C’est une partie qui utilise, comme mode d’expression, la tension dialectique ; alors qu’ailleurs ce mode d’expression était absent. Les tensions de ce chapitre où ce qui est dit n’est ni l’un, ni l’autre, ni le milieu mais dans la tension crée, ont été considérées presque comme des erreurs. Alix Parmentier parle «d’imprécisions» inhabituelles à Whitehead. Il me semble pour ma part que c’était une manière pour Whitehead d’inciter son lecteur à ne pas figer sa compréhension de la philosophie organique dans une vision stable et immobile alors que le principe même de cette philosophie est le dynamisme fluent et insaisissable. 18 Alfred North WHITEHEAD, Aventures d’idées (AI), Traduction par Jean-Marie BREUVART et Alix PARMENTIER, Cerf, 1993 (19331), Paris, p. 57. 19 AI, p. 64-65.

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sentiments seraient absents. Au contraire, les émotions et sentiments, les idéaux qui motivent les actes ont toute leur place dans ces raisonnements.

Ainsi, le progrès comme juste milieu, sophrosúnê et froid calcul des conséquences est, je crois, une réduction de la pensée de Whitehead : le nombre de facteurs à analyser est toujours infini et même Dieu qui, dans la cosmologie de Whitehead, est censé harmoniser la création toute entière dans sa discordance par une prise en compte des contrastes pour faire une nouvelle harmonie de cette discordance et faire ainsi primer l’unité à la disjonction, même lui ne peut prédire l’avenir du fait du libre arbitre et de la puissance de l’univers lui-même, et ainsi même lui ne peut prévoir les multiples conséquences d’un acte et ainsi la réelle potentialité d’un événement. Lorsque Whitehead, dans un excursus sur l’éducation, oppose l’habileté et la technique acquise par l’expérience et la répétition à l’enthousiasme de l’imagination20, ou, dans un passage que j’ai déjà cité, il parle de "Titans partis à l’assaut du ciel", c’est justement en opposition à cette sagesse, à ces calculs. Les Titans partis à l’assaut du ciel sont tout sauf des sages, ce sont des fous insensés ivres de grandeurs. Mais ils permettent, par leur destruction en apparence proche de l’absurde, de renouveler la sagesse par une pure "impulsion du moment". L’enthousiasme, l’imagination impulsive vient, par une certaine destruction, vient renouveler la morne monotonie : le progrès était étouffé par cette sagesse, asséché par cette prévisibilité, car, au final, cette prévisibilité d’un calcul identique pour planifier l’action est une absence de liberté et de créativité. Pourtant, c’est l’habileté acquise par la répétition, les règles et l’ordre qui ouvre de nouvelles voies à l’imagination et à la créativité. Après cette destruction rajeunissante, revivifiante, il faut bien que l’imagination ait des bases et s’appuie sur de l’habileté pour pouvoir progresser. Recommence alors la répétition pour acquérir cette habileté et par là même la dégénération appelant bientôt à de nouveaux Titans ivre de libération et de grandeur... d’hubris.

Ni la sagesse ni l’enthousiasme inconscient ne détiennent la solution du progrès... ce n’est pas le juste milieu, la juste mesure, la planification, le projet, la destruction calculée, ce n’est pas non-plus la destruction de l’enthousiaste sans projet clair et établi, marchant à l’impulsion... Ce sont les deux, qui ne peuvent pourtant collaborer. Ce n’est pas pour rien que le titre de ce chapitre de Procès et Réalité soit "les idéaux opposés".

Je ne suis pas sûr de vous avoir aidé à cerner ce qu’était le progrès, mais j’espère

en avoir aiguisé un certain aspect.

20 PR p. 521.