l'activité de réunion à distance

52
1 LAHLOU, Saadi. L’activité de réunion à distance. Réseaux, vol 25, n°44, 2007. pp. 59-101. L’ACTIVITE DE REUNION A DISTANCE Saadi LAHLOU

Upload: lse

Post on 20-Nov-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1

LAHLOU, Saadi. L’activité de réunion à distance. Réseaux, vol 25, n°44, 2007. pp. 59-101.

L’ACTIVITE DE REUNION A DISTANCE

Saadi LAHLOU

2

Mots-clé :

We propose a functional model of “meetings” based on activity theory.

Empirical analysis of meetings provides an insight which notably differs

different from the “official” definition of meetings: e.g. about the actual

individual motives of participants. In remote meetings two roles, the host and

the wizard, become prominent. Finally, we describe the evolution of our

experimental conference rooms. Videoconference itself is only one aspect of the

communication system; its “traditional” problems tend to lose of their

importance when it is used with a good synchronous collaborative tool such as

Gridboard.

On présente d’abord un modèle fonctionnel des réunions inspiré de la théorie de

l’activité. On décrit ensuite le matériel empirique et les méthodes d’observation.

L’analyse empirique donne une image de la réunion bien différente de sa

définition « officielle » : on met en évidence une série d’objectifs informels des

participants. On montre également que la réunion à distance donne une

importance nouvelle à deux rôles en réunion : l’hôte et le wizard. Enfin, on

décrit l’évolution de nos salles de réunion. La visioconférence proprement dite

n’est qu’un des aspects du système de communication, nombre de ses problèmes

« classiques » tendent à perdre de leur importance quand elle est utilisée avec un

support de travail collaboratif synchrone efficace.

3

Médiation technique et réunion à distance

Avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication

(NTIC) l’interaction entre deux ou plusieurs sujets en communication se produit

non seulement à travers des systèmes symboliques (comme le langage), mais

aussi à travers des dispositifs techniques (téléphone, internet, etc.). Ces NTIC

entrelacent de manière irrémédiable le dispositif technique et le dispositif

symbolique au cœur de l’interaction.

Dans ce cadre de communication médiée entre humains l’interaction ne

s’effectue plus, du point de vue de l’acteur, avec un Autre, mais avec une

représentation de l’Autre créée par le système technique. Cette représentation ne

présente pas les mêmes affordances1 que l’humain lui-même. Cela vaut aussi

pour les objets et les situations, qui font comme les participants humains l’objet

d’une représentation (« salle virtuelle » par exemple). La visioconférence est

archétypale de ce nouveau type de situation où le sujet est face à un dispositif

technique qui représente son interlocuteur, et interagit avec lui (mais qui est,

qu’est, ce lui ?).

Ce type de situation pose un problème inédit aux sciences sociales et remet en

question leur frontière avec les sciences de l’ingénieur. Il faut désormais

introduire ces objets matériels dans les appareils théoriques, les techniques de

recueil et d’analyse du matériel empirique des sciences sociales. Le problème se

pose d’ailleurs de manière symétrique aux ingénieurs, qui doivent tenir compte

de contraintes techniques mais aussi interactionnelles (par exemple le

1 “ Affordances ” est un terme proposé par GIBSON, 1967, pour décrire ce que l’environnement

« offre » au sujet en matière de comportements possibles (une chaise a l’affordance de

« s’asseoir » etc.). François Rastier (communication personnelle) propose de traduire

“ affordance ” par “ pourvoi ”, plutôt que par “ valeur d’agir ”, “ sens d’agir ” ou “ suggestion

d’agir ” qui sont habituellement utilisés.

4

croisement oculaire) dans la construction de leurs appareils. Ces problèmes ont

principalement été étudiés au niveau de la conception de nouveaux dispositifs

professionnels ou commerciaux, par ou pour le compte de ceux qui cherchaient à

les vendre (entreprises de services, fournisseurs de contenu, fabricants de

dispositifs…). Cette situation a produit des champs hybrides et fertiles comme le

CSCW (Computer Supported Cooperative Work2), qui se sont ajoutés aux

approches de la question par les disciplines classiques. Le domaine de la

visioconférence, par exemple, a fait lui-même l’objet de recherches autant

technologiques que sociales3.

L’amélioration des réunions à distance est une tâche indispensable dans la

mesure où elles sont de plus en plus fréquentes, pour des raisons de coût

économique et écologique (économie de déplacement), de sécurité (terrorisme

dans les transports, épidémies), mais aussi d’efficacité organisationnelle. En

effet, non seulement nos études de terrain montrent un retour sur investissement

financier rapide dû aux économies de transport, mais encore nous avons mesuré

que le délai nécessaire pour organiser une réunion est réduit de moitié (53%)

pour les réunions inter-sites. Il est en effet beaucoup plus facile de trouver un

créneau horaire pour une réunion d’une heure sans déplacement que pour la

même durée de réunion avec un temps de déplacement qui oblige à trouver une

demi-journée libre. En pratique, pour un manager de seconde ligne4, nous avons

constaté que ce délai passe de 4,3 semaines (pour « caser » une demi-journée

dans l’emploi du temps) à 2,4 semaines (pour « caser » une heure). Cela

représente une différence de réactivité considérable5.

2 CARDON, 1997 3 FORNEL, 1994, CARDON et al . 1999, LICOPPE et CARDON, 2000. 4 C’est-à-dire qui dirige des managers qui eux-mêmes dirigent une équipe. 5 Mesure faite sur le cas le plus favorable, une réunion à deux ; obtenue par test sur un échantillon

de demandes de créneaux de réunion aux secrétariats de managers de deuxième ligne disposant de

leur agenda, sans contrainte de date de la part du demandeur.

5

Ce papier présente successivement la problématique des réunions considérées

comme activité (section 2) ; le contexte de la recherche et la méthode (section

3) ; différents problèmes rencontrés dans les réunions à distances (section 4),

l’évolution de nos dispositifs au cours du développement de nos salles de

réunion (section 5).

La réunion comme activité

Notre but est le développement d’environnements de travail, et non pas celui de

technologies particulières. C’est en tant qu’elle favorise ou fait obstacle à la

réunion en tant qu’activité de travail que la visioconférence, par exemple, nous

intéresse, et non pour ses propriétés intrinsèques en tant qu’outil de

communication en général.

La réunion est une activité commune, au sens de la théorie de l’activité. Les

participants partagent au moins deux buts communs. En général, un premier but,

qui constitue l’objet de la réunion, est explicité dans l’ordre du jour (il peut y en

avoir plusieurs). Un autre est implicite, qui consiste à fonctionner en tant que

groupe, au moins tant que dure la réunion. Pratiquement, la réunion consiste à

avancer, en séance, vers le but commun6. Dans la réunion co-localisée, tous les

participants sont dans le même local pendant la durée de la réunion. Dans la

réunion à distance, les participants ne sont pas tous dans le même local, mais

peuvent échanger des messages de manière synchrone. Dans les réunions de

travail, tenues dans un cadre professionnel, les participants cherchent en

principe, à avancer en séance vers le but commun (ou « but mutuel ») à l’ordre

6 Certaines réunions n’ont pas d’ordre du jour précis, elles ont au moins le motif de faire avancer

les objectifs généraux du groupe (sa raison sociale) ; même dans ce cas il émerge cependant en

général des buts communs dans l’interaction.

6

du jour7, par exemple la résolution d’un problème, ou la prise d’une décision. Le

processus de réunion lui-même fait en général l’objet d’une répartition des

tâches entre les participants (division du travail). On observe souvent les tâches8

suivantes :

- Distribuer les rôles et le travail, déterminer le mode opératoire de la réunion

- Constituer une vision commune et un but mutuel

- Exposer des faits et des points de vue

- Argumenter, débattre, partager, proposer

- Tracer les résultats.

Il existe différents types de réunion. Chaque type apporte ses tâches spécifiques,

amène une forme particulière de division du travail entre les participants, et

demande des formes d’animation différentes. Abric9 distingue cinq grands types

de réunion : les réunions de créativité, et quatre types de réunions centrées sur la

tâche : les réunions d’information descendante, les réunions d’information

ascendante (« interview de groupe »), les réunions discussion, les réunions de

résolution de problèmes. Les réunions de travail, qui nous occupent ici, peuvent

en pratique alterner ou mélanger ces différents types idéaux au cours d’une

même séance en fonction des points de l’ordre du jour.

7 Le « but mutuel » est une composante centrale de l’activité commune. Par but mutuel on

comprend la représentation du résultat futur qu’un ensemble d’individus (le sujet collectif) tend à

atteindre. Le but mutuel peut être réparti en tâches particulières. La résolution des ces tâches

particulières rapproche le sujet collectif de l’atteinte du but mutuel. NOSULENKO et

SAMOYLENKO, 2004. 8 Nous utilisons ici les termes « buts », « motifs », « opérations » et « tâches » en utilisant le

formalisme de la théorie de l’activité russe. 9 ABRIC, 1996, p. 97.

7

La distribution du travail commence avant même la séance proprement dite, lors

de l’organisation de la réunion. Les organisateurs de la réunion sont souvent

ceux qui expliciteront les buts de la réunion (notamment en rédigeant l’ordre du

jour), puis animeront la réunion, expliciteront la vision commune et traceront les

résultats. Ils seront également responsables de la logistique. En séance, cette

division du travail se traduit par les rôles de président de séance, d’hôte,

d’animateur, de greffier, et de technicien (« wizard »).

Dans les réunions « classiques » (on désignera par ce terme des réunions peu

instrumentées, n’utilisant pas des technologies de communication) seuls les rôles

de président de séance, d’animateur et de greffier sont en général reconnus. On

mentionne souvent l’hôte en début de réunion pour le remercier, mais son rôle se

borne à gérer les accès physiques (par exemple récupérer les personnes bloquées

à l’accueil, ou en retard) et à superviser la logistique (pause café, gestion des

éclairages…). Le technicien n’apparaît que dans les réunions instrumentées, il a

la charge du vidéoprojecteur, du réseau, de la visioconférence… On verra que

ces rôles de technicien et d’hôte prennent une importance considérable dans la

réunion à distance.

La réunion s’appuie sur des artefacts cognitifs10 qui permettent les tâches de

présenter des données (« diapositives », « transparents », « slides », documents

distribués en séance ou à l’avance…). Elle utilise aussi divers moyens

techniques, servant à la présentation partagée de l’argumentation et du débat

(principalement la parole et le tableau, noir ou blanc), à la gestion des tours de

parole ; à répartir le travail et à tracer les décisions prises (tableau, « paper-

board », papier…). Parmi ces moyens, les supports graphiques (« displays »),

qui représentent du texte ou des images avec une résolution élevée, ont une

importance primordiale [Dourish & Bellotti, 1992]. Il devient extrêmement rare

d’observer des réunions de travail où ces supports graphiques sont absents.

10 "Un artefact cognitif est un outil artificiel, conçu pour conserver, exposer et traiter et traiter

l'information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle", NORMAN, 1993.

8

Ces brefs rappels nous amènent à préciser le rôle des dispositifs de

communication distante. Ceux-ci permettent d’abord de véhiculer le discours,

verbal et non verbal (postures, gestes, mimiques, intonations). Si la visiophonie

permet de transmettre (certes avec diverses limitations connues) le discours, elle

ne permet pas actuellement de transmettre avec une définition suffisante les

supports graphiques. Nous venons cependant de voir que ces supports

graphiques sont nombreux et indispensables au bon fonctionnement d’une

réunion de travail. Pourtant, on constate que la mise en place d’installations

destinées à supporter des réunions distantes tend à se focaliser principalement

sur la transmission du discours, en négligeant les autres supports d’information.

Par exemple, il est courant de rencontrer des salles ne contenant qu’un dispositif

de visiophonie, ou de téléconférence, et où il est impossible de transmettre à

distance de façon synchrone des supports graphiques avec une résolution et une

facilité d’annotation suffisantes. De même, il reste encore rare de rencontrer des

salles de visioconférence où l’on peut transmettre de façon simultanée un film

vidéo en parallèle de la visioconférence. De fait, les salles sont conçues souvent

autour du dispositif technique, et non pas autour de l’activité. C’est ainsi que

l’on fait des réunions « en salle de visioconférence », plutôt que des

visioconférences en salle de réunion. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui

doivent utiliser ces salles pour faire des réunions à distance se trouvent

confrontés à des difficultés.

Méthodes

Les réunions sont un dispositif sociotechnique qui s’appuie à la fois, d’une part

sur des pratiques institutionnelles et des représentations (plus ou moins

partagées) portées par des collectifs d’utilisateurs et des organisations, et d’autre

part sur un dispositif matériel (la salle, les équipements) composé de systèmes

plus ou moins « interopérables ». Cette section présente la technique de « réalité

expérimentale », qui nous sert à développer des dispositifs adaptés au travail à

distance.

9

A un instant donné, une grande partie d’un dispositif s’explique par son histoire

institutionnelle et sociotechnique. Par exemple, les participants ne peuvent

mener à bien une réunion que parce qu’ils partagent implicitement une même

représentation sociale11 de la réunion : ce que c’est, comment ça marche,

comment s’y comporter12. C’est ce manuel de référence implicite qui permet à

chacun de tenir correctement son rôle propre, de se comporter en acteur efficace,

conformément à ce que les autres acteurs attendent de lui13. Pour mettre au point

de nouveaux dispositifs de réunion, nous devons donc à la fois mettre en place

des dispositifs techniques (visioconférence, systèmes de partage de documents à

distance…) et des dispositifs sociaux pour guider les participants (rôles, statuts,

représentations, formation, procédures administratives, routines

organisationnelles…). Nous devons par ailleurs concevoir un dispositif qui

s’intègre dans les pratiques actuelles de l’organisation, et porte en lui-même ses

capacités d’évolution. C’est-à-dire que la maintenance, la diffusion interne, et

l’amélioration continue pour suivre les évolutions techniques font partie des

spécifications du système, ne serait-ce que parce qu’elles représentent une part

majeure dans les coûts de fonctionnement14 .

Notre approche est particulière ; nous nous plaçons du point de vue de

l’utilisateur, nous n’avons pas d’intérêt ni dans une technologie particulière ou

dans le développement ou la vente de dispositifs. Ces derniers ne sont pour nous

11 MOSCOVICI, 1961; ABRIC 1994. 12 « Grille de lecture et de décodage de la réalité, les représentations produisent l’anticipation des

actes et des conduites (de soi et des autres), l’interprétation de la situation en un sens préétabli,

grâce à un système de catégorisation cohérent et stable. Initiatrices des conduites, elles permettent

leur justification par rapport aux normes sociales et leur intégration. ». ABRIC, 1989. Les

représentations sociales servent aussi à anticiper les activités des autres, à produire la conversation,

à construire les attitudes et les prises de position, ABRIC, 1994 ; HARRE, 1989 ; GRIZE, 1989 ;

JODELET, 1983 ; DOISE, 1986, p. 85. En particulier, elles vont permettre de tenir les rôles

respectifs (animateur, hôte, etc.). 13 GOFFMAN, 1961. 14 LAHLOU, 2007.

10

que des instruments au service d’une efficacité organisationnelle que nous

cherchons à améliorer. On verra dans la suite de cet article que la prise en

compte des différentes fonctions nécessaires à la réunion nous a permis d’une

part d’obtenir des résultats plus « agréables »15 pour les utilisateurs, d’autre part

(et c’est un effet inattendu) de diminuer la pression sur la qualité technique de la

visioconférence. En effet, les utilisateurs qui ne disposent que d’un seul canal

pour y faire passer toutes les informations qu’ils ont besoin de communiquer ont

naturellement tendance à être très exigeants sur la qualité du dispositif et à se

plaindre de ses limitations16.

Contexte de la recherche

Toute recherche est en partie déterminée par son contexte institutionnel ; la nôtre

n’échappe pas à cette règle. Les travaux présentés ici résultent d’une double

détermination, académique et industrielle. Les aspects théoriques sont influencés

par notre ancrage disciplinaire dans la psychologie sociale et les sciences

cognitives17. Les objectifs théoriques sont la formalisation de nouvelles

approches pour l’étude des usages dans les environnements augmentés,

notamment en ce qui concerne les activités collectives. La nature du matériel

empirique et le problème à résoudre sont déterminés par nos objectifs

opérationnels, qui sont ceux du centre de recherche d’une grande industrie

cherchant à comprendre et améliorer l’efficacité et le confort de ses travailleurs

15 C’est-à-dire que les réunions sont subjectivement décrites comme moins fatigantes, moins

stressantes, plus satisfaisantes, etc. 16 Le problème est d’ailleurs, mutatis mutandis, le même pour la messagerie électronique (mél) qui

est en pratique utilisée pour la collaboration distante alors que par nature elle ne supporte que les

échanges de messages asynchrones qui ne constituent qu’un aspect de cette collaboration. 17 Le cadre institutionnel est celui du IIAC/Centre d’Etudes Transdiciplinaires : UMR 8177,

rattaché à deux institutions de recherche (CNRS, EHESS), dans le programme « Activité

Distribuée et Environnements Numérisés ».

11

intellectuels18. Les objectifs sont ici d’explorer, en situation réelle, de nouveaux

environnements de travail favorisant la coopération et l’intelligence collective.

On en présentera ici les résultats concernant les dispositifs d’interaction utilisant

la visiophonie au cours des réunions de travail.

La méthode de réalité expérimentale

La mise en place de nouveaux dispositifs et de leur ajustement réciproque est

une construction graduelle : si le changement de l’installation technique peut

être rapide, la mise en place des pratiques et des représentations indispensables

pour utiliser ces dispositifs demande du temps. Comme l’écrit Vincq19 il y a

« mise en forme progressive d’un objet et d’un usager ». Du point de vue du

concepteur, il est donc nécessaire de disposer d’une solide entrée sur le terrain, à

la fois pour disposer d’un temps suffisant pour voir comment les utilisateurs

s’approprient les dispositifs et pour discuter avec les participants hors de la

situation d’observation. Ces « debriefs » sont indispensables pour comprendre

les intentions, le vécu, les contraintes ; et pour vérifier les hypothèses

interprétatives formulées lors de l’analyse du matériel.

Prenant acte de ce fait, nous avons fait le choix, coûteux mais rétrospectivement

rentable, assumé par l’entreprise qui finance nos recherches, de construire un

dispositif d’observation détaillée et durable. Ce dispositif, « la réalité

expérimentale » vise à créer des conditions scientifiques, institutionnelles et

psychologiques pour obtenir la participation de sujets à des opérations de design

18 En l’occurrence, nos financements proviennent d’une part d’une part du volet destiné aux

recherches fondamentale et aux explorations de long terme du domaine « technologies de

l’information » d’EDF R&D, d’autre part du programme de recherche européen «Ambient

Agoras » (IST Disappearing Computer Initiative). 19 VINCQ, 2006.

12

participatif sur les périodes longues (des mois, voire des années) indispensables

à la mise en place de nouvelles pratiques en situation réelle. L’expression

« réalité expérimentale » traduit le fait que nous allons au-delà de

l’expérimentation en situation réelle, où l’on greffe une recherche sur un terrain ;

telle qu’on peut la trouver par exemple dans la recherche-action, ou dans les

« expérimentations » en vraie grandeur mais sur un terrain limité (par exemple,

un site pilote). Dans ces situations, la recherche est incluse dans la réalité

ambiante. Ici on encapsule une expérimentation en situation réelle à l’intérieur

d’un laboratoire suffisamment grand. Ainsi, non seulement on dispose de

conditions d’observation et de contrôle meilleures, mais encore on crée un

dispositif psychosocial dans lequel les participants coopèrent à créer une réalité

alternative, dans des conditions réalistes, mais qui reste quand même

explicitement « expérimentale ». Donc où l’on peut se permettre une certaine

licence avec un droit à l’erreur. On obtient ainsi une plus grande marge de

manœuvre, et une approche plus ludique et créative des participants. Bien qu’il

s’agisse de travail réel, en cas de problème la responsabilité en incombe à

l’expérimentation et non pas aux sujets.

Pour résumer, nous avons construit un bâtiment entier entièrement instrumenté

pour l’observation continue de l’activité, comprenant notamment la salle de

réunion dont il va être question dans cet article, entre autres espaces (plateau

projet, « lounge », salle de repos, espaces de discussion, bureau de passage,

bureaux isolés, petites salles de visioconférence, cuisine…). Ce « bâtiment du

futur », utilise une infrastructure et une architecture entièrement reconfigurable à

la manière d’un studio de cinéma. Il dispose à la fois de technologies de pointe

préfigurant ce qui sera l’environnement « normal » dans 5 à 10 ans, et d’une

maintenance adaptée ; ce qui le rend utilisable au quotidien. Ce bâtiment (le K1)

est au milieu d’un des Centres de recherche de l’entreprise situé à Clamart

(Hauts de Seine). Le K1 est habité en permanence (dans la journée) par des

équipes d’ingénieurs qui y ont leur poste de travail et exécutent leurs tâches

quotidiennes. Les utilisateurs du bâtiment savent qu’ils sont observés, et que les

observations servent à améliorer les dispositifs de l’entreprise pour faciliter leur

travail quotidien. Toute personne entrant dans le bâtiment signe d’ailleurs un

13

« consentement informé » pour le droit à l’image, dans lequel elle peut choisir

les utilisations qui seront faites de son image (analyse automatique, publication

scientifique, ou autre). Le protocole, les règles éthiques, et le contrat social qui

nous permettent de gagner et de conserver la confiance des sujets ont été décrits

ailleurs20. Des études approfondies ont permis de constater que les biais dus à

l’observation sont minimes, et permettent de considérer que nous observons des

situations « naturelles » en tout cas en ce qui concerne l’usage des

technologies21.

Figure 1: La salle de réunion RAO (en bas à gauche sur le plan) en 2000.

20 LAHLOU et al. 2002

21 CICOUREL et LAHLOU, 2005

14

Pratiquement, la salle de réunion (« RAO ») qui sert aux visioconférences est en

libre accès pour l’ensemble des utilisateurs du site de Clamart (2000 personnes)

à travers un système de réservation par l’intranet. On voit cette salle sur le plan

de la Figure 1 (sur cette représentation, une personne est au tableau et cinq

autres sont installées à une table). On notera la présence d’une grande « boîte »

en verre, en haut à droite (« combox »). Depuis 2003 le bâtiment K1 dispose de

deux de ces « boîtes », isolées acoustiquement, qui servent également à des

visioconférences de petite taille. Dans une partie du bâtiment ne figurant pas sur

ce plan on dispose également de deux autres espaces de visioconférence.

Les dispositifs d’observation : offsats, subcam, enregistrement en séance.

Nous utilisons principalement trois dispositifs d’enregistrement pour les

réunions.

Un enregistrement vidéo simultané de quatre vues comprenant : deux vues de la

salle (une par la caméra de visioconférence, une par une autre caméra à choisir

entre plusieurs vues), une vue du grand écran sur lequel sont affichées les

données partagées par les participants, une vue de l’écran géant de

visioconférence. Ces quatre vues sont synchrones avec une prise de son

omnidirectionnelle qui bascule, en cas de réunion à distance entre le son de la

salle RAO et celui des participants distants en visioconférence/audioconférence.

15

Visiomultiplex

(et messagerie)

Ecran

partagé

Gridboard

RAOCamera 3

(vue de dos)

RAOCamera 2

(vue de face)

Figure 2 : Enregistrement d'une visioconférence en salle RAO. Dans l’écran de

visio multiplex (en haut à gauche) on voit, dans le sens des aiguilles d’une

montre, quatre sites participants : San Diego, Pittsburgh, Paris, Aachen. L’écran

multiplex et l’écran partagé sont les deux displays que voient les participants

dans chaque salle ; comme on le distingue sur la vue de la salle de Clamart (cf.

vue de dos en bas à gauche)

16

Un enregistrement muet par des offsats (caméras situées au plafond, à 4,5m de

hauteur 22) fournit des films accélérés, qui permettent de repérer rapidement les

réunions dans les archives, et d’analyser en détail les configurations spatiales.

Ces offsats couvrent, en mosaïque, l’ensemble de la salle de réunion. La Figure

3 montre un extrait utilisant deux offsats.

LabDir

Ing-1

AC

Ing-2

JunIng

PostDoc-1

PostDoc-1

SenPsySupStaf2

Ing-3

Assist

Figure 3: Vue en offsat d'une réunion en salle RAO (oct. 2001).

Un enregistrement par subcam23, caméras miniatures à grand angle portées à

hauteur des yeux par certains sujets qui permettent d’avoir à la fois une vue

située et mobile (Figure 4).

22 LAHLOU, 1999 23 LAHLOU, 1998, 2006

17

Figure 4: Subcam en usage (à gauche), et vue extraite d'un subfilm (à droite).

D’autres systèmes d’enregistrement, par exemple de la pression artérielle

(Portapres), ont été testés mais sont de fait rarement utilisés.

Un dispositif simple permet aux participants de se mettre « off record » si

nécessaire (pression d’un bouton central sur la table de réunion). Il est rarement

utilisé.

Le matériel empirique.

Comme on l’a dit, la salle de réunion est en libre service pour les utilisateurs du

site. La plupart du temps, ces utilisateurs viennent pour des visioconférences, en

raison du confort de la salle et de la facilité de la réservation sur l’intranet. Le

bâtiment permettant de gérer 4 visioconférences simultanées, il est presque

toujours possible de fournir la salle RAO (celle qui est équipée pour

l’enregistrement), qui peut tenir jusqu’à 20 personnes. La salle RAO sert en

moyenne à une visioconférence par jour24. Plusieurs milliers de réunions ont eu

lieu dans la salle RAO depuis sa mise en service ; les conditions

d’enregistrement (éclairage, etc.) sont bonnes, puisque les dispositifs

24 Et également à de nombreuses autres réunions sans visioconférence.

18

d’enregistrement sont fixes, rôdés et automatiques. Par exemple, on a pu

enregistrer l’intégralité des réunions successives d’un même groupe de projet sur

3 ans (plus de 100 réunions), ou encore l’intégralité des réunions d’un réseau de

travail international (rufae) sur deux ans. Des réunions stratégiques s’y déroulent

régulièrement, et l’analyse des bandes montre que la liberté de parole est

comparable à celle de réunions non enregistrées (comme il est normal, on y

observe parfois des conflits, les propos tenus n’y sont pas toujours

« politiquement corrects », etc.) Cette liberté s’explique par le fait que les

enregistrements sont analysés par une équipe interne à l’entreprise (et donc

soumise au secret industriel) et par ailleurs que l’équipe ne divulgue aucun

extrait d’enregistrement à qui que ce soit sans l’accord préalable des intéressés.

L’ensemble du dispositif reposant explicitement sur la confiance des sujets, il est

évident pour tous les participants, dans la culture actuelle de l’entreprise, qu’un

manquement à l’éthique entraînerait la fermeture du laboratoire et de graves

conséquences pour ses responsables.

Le fait de disposer d’une grande quantité de réunions réelles (et non pas de tests

d’équipement) pour les analyses nous a permis de mettre en place

progressivement un dispositif efficace, en résolvant petit à petit les problèmes

rencontrés par les utilisateurs et en développant des fonctionnalités à partir de

leurs demandes. En effet, la salle RAO étant connue comme le lieu où se

trouvent les équipements les plus sophistiqués et une équipe de développement

performante, elle a vu arriver, par le bouche à oreille, des demandes de plus en

plus complexes (visioconférence multiplex, hybrides RNIS-IP, partage

d’applications sophistiquées, visualisations complexes, traduction simultanée,

participants distants avec des équipements hors standard ou des coupe-feu

informatiques etc.).

Le matériel empirique est désormais principalement constitué des

enregistrements de réunions « complexes ». En effet, la grande majorité des

réunions en visioconférence à la R&D se déroulent désormais entre salles de

réunions mises au point au cours des années précédentes à partir des

spécifications de la salle RAO ; elles se déroulent sans accroc, d’autant plus

19

quand il s’agit de groupes qui ont « pris leurs habitudes ». A l’origine, même de

telles réunions étaient problématiques, et étaient retenues pour analyse.

Désormais, dans la mesure où elles se déroulent sans problème, elles ne sont

plus susceptibles de nous apporter facilement des éléments intéressants pour

l’amélioration des dispositifs. Notre stratégie de sélection du matériel est en effet

d’analyser les incidents de fonctionnement pour améliorer le système en y

remédiant. Les incidents sont plus fréquents lorsqu’il s’agit de visioconférences

avec des participants extérieurs peu habitués à la visioconférence, avec de

nombreux sites, parlant des langues différentes, utilisant des systèmes de basse

résolution, en situation de mobilité, mélangeant les canal audioconférence, et

visioconférence, etc. Ces réunions techniquement complexes permettent aux

difficultés de communication de se manifester de manière particulièrement

visible et donc facile à analyser. D’autres réunions sont choisies non pour leur

complexité technique mais pour leur complexité relationnelle, par exemple

lorsqu’il existe des conflits d’intérêt entre participants25, des factions transverses

aux sites participants, une forte pression temporelle, ou que des décisions

doivent être prises en réunion sur des problèmes ouverts26.

Analyse avec la théorie de l’activité

Nous nous appuyons dans l’analyse sur la théorie de l’activité27 . Cette approche

met l’accent sur les motifs et les buts, individuels ou communs, et considère les

objets du point de vue de l’activité. L’activité vise à satisfaire des motifs

individuels qui sont assez généraux (par exemple : la reconnaissance

professionnelle). Au quotidien, cela se traduit par la recherche de certains buts

concrets (par exemple : bien résoudre tel problème technique). L’activité se

25 CICOUREL et LAHLOU, 2005. 26 LEPPAMAKI et LAHLOU, 2004, SUNDHOLM, 2006. 27 RUBINSHTEIN, 1940 ; LEONTIEV, 1959, 1974; NOSULENKO et SAMOYLENKO, 2006.

20

décompose en actions (par exemple : faire un compte-rendu). Chaque action est

un pas vers le but en fonction des conditions données. Les actions elles mêmes

se décomposent en opérations (actions automatisées, devenues routine

inconsciente pour le sujet : par exemple, ouvrir un document). On n’analyse pas

l’interaction « en soi », mais comme un moyen d’arriver aux buts du sujet.

Ainsi, lorsque nous considérons une réunion, nous cherchons à comprendre

quels sont les buts et les motifs derrière chaque action. Nous essayons de voir

dans quelle mesure on peut rendre l’atteinte du but plus facile en modifiant les

conditions opérationnelles dans lesquelles se réalise l’action.

Car la forme que prend l’action dépend de l’environnement autant que du but.

Le sujet est opportuniste et créatif ; il utilise les affordances de l’environnement

pour atteindre ses buts. L’approche par la théorie de l’activité nous permet de

repérer, dans les enregistrements, pas à pas, ce que sont les obstacles à la

réalisation des buts des sujets. Cela nous fournit des spécifications pour

l’amélioration. Nous pouvons alors améliorer l’environnement, en distribuant

sur les artefacts des fonctionnalités qui leur permettent de faciliter et de guider

l’activité. Nous pouvons également créer des règles sociales ou techniques ;

mais cela nécessite un investissement plus élevé des sujets. La solution qui

consiste à distribuer une partie de la connaissance nécessaires et de la tâche sur

les artefacts en les transformant en « structures de médiation28 » 29 s’avère

souvent plus efficace et diminue la charge cognitive de l’opérateur.

On verra des illustrations de cette stratégie plus loin ; notamment nous

transformons diverses surfaces en « artefacts cognitifs », par exemple certains

pans de murs de la réunion sont transformés en tableau interactif rappelant

l’ordre du jour de la réunion. La connaissance nécessaire au bon déroulement de

28 HUTCHINS, 1995. 29 HUTCHINS, 1995, désigne par « mediating structure » une structure physique ou symbolique

qui sert de guide à l’exécution d’une procédure.

21

l’activité est ainsi transformée en représentation publique30 distribuée dans

l’environnement sous forme de structure de médiations : ici, une liste d’items à

accomplir. Cette liste va fonctionner pour les participants comme une ressource

et un plan d’action, un peu comme la liste de courses permet au consommateur

de parvenir à ses fins bien que dans le supermarché les produits se présentent à

lui dans un ordre non choisi et différent de celui de la liste31.

Le modèle qui guide notre conception est celui des attracteurs cognitifs : nous

considérons que le sujet tend à s’engager spontanément dans une activité quand

une masse critique des éléments caractéristiques de cette activité sont présents

dans son environnement interne (« lata » : représentations, intentions…) et

externe (« data » : objets et actants de l’activité). La force de l’attracteur dépend

de la prégnance, du coût cognitif, de la valeur du résultat attendu32. Nous

cherchons à éviter aux sujets de se laisser déborder ou distraire ; pour cela il faut

que l’environnement les soutienne dans l’exécution des tâches qu’ils ont choisi

d’exécuter. Pour favoriser une activité nous augmentons la prégnance des data et

nous diminuons le coût cognitif. Notamment en faisant porter ce coût par des

artefacts informationnels plutôt que par le sujet. L’analyse des problèmes

rencontrés par le sujet dans son activité nous fournit une liste des opérations qui

peuvent être distribuées aux artefacts informationnels et ainsi diminuer la charge

cognitive du sujet.

Pour les réunions à distance, notre objectif n’est pas de recréer une situation

aussi proche que possible de la coprésence, mais bien de permettre une

interaction efficace (collectivement) et individuellement satisfaisante, c’est-à-

30 SPERBER, 1989. 31 LAVE, 1988. 32 Plus les éléments du contexte sont prégnants (mouvement, son…) plus il est difficile d’ignorer

l’attracteur. Plus le coût cognitif à mobiliser pour compléter l’attracteur est élevé (mobilisation

d’éléments non présents…), moins le sujet aura tendance à s’engager dans cet attracteur. Plus le

résultat de la complétion de l’attracteur apporte une satisfaction importante (celle d’un motif

valorisé par exemple), plus l’incitation à s’y engager sera forte : LAHLOU, 2003.

22

dire l’atteinte des buts des participants de la réunion. Notre approche est donc

fonctionnelle. Notre but n’est pas d’améliorer une technologie particulière en

tant que telle, mais l’efficacité de l’interaction, en jouant sur tous les leviers

possibles.

Dans ce contexte, la visioconférence peut servir à apporter des éléments

nécessaires à une bonne intercompréhension des participants: qui veut la parole,

quelles sont les réactions des autres participants à une information particulière…

En l’absence de tels éléments sur les participants à distance, l’activité des

participants est naturellement orientée plutôt par les signaux émis par les co-

présents et la réunion devient moins productive : la discussion reste focalisée

entre les co-présents, et les participants distants tendent à se désinvestir et à se

laisser attirer par leurs buts propres. Les audioconférences sont typiques de cette

situation, et les participants isolés ont tendance à s’engager dans une autre

activité, typiquement traiter leurs méls dans leur messagerie électronique.

La section suivante donne quelques exemples concrets de problèmes rencontrés

et de la manière dont nous les résolvons avec la méthode qui vient d’être décrite.

La problématique des réunions augmentées

Les réunions en général sont mal préparées et mal instrumentées

Les réunions en visioconférence tendent à souffrir des mêmes problèmes

généraux que les réunions en coprésence. D’abord, une mauvaise préparation.

On sait que les réunions en coprésence sont mal préparées. Une enquête menée

avec nos collègues Nosulenko et Samoylenko, en interrogeant les participants à

un échantillon de 8 réunions pour lesquelles l’ordre du jour a effectivement été

envoyé aux participants entre 3 et 7 jours avant la réunion (avec au moins une

dizaine de participants par réunion) montre qu’un pourcentage important de

participants connaissent mal l’ordre du jour. Ainsi, aux questions « Etes-vous au

23

courant de l’ordre du jour de cette réunion ? » et « Pouvez-vous citer les points

de l’ordre du jour ? », 30% ne déclarent ne pas connaître pas l’ordre du jour,

19% ne sont pas capable de lister les points de l’ordre du jour, 34% ne peuvent

citer que quelques points de l’ordre du jour, 6% citent des points qui ne sont pas

à l’ordre du jour. 11% seulement sont capables de lister tous les points de l’ordre

du jour.

Interrogés sur leurs objectifs personnels (« Quels sont vos objectifs personnels

vous amenant à participer à cette réunion ? »), les sujets sont 31% à déclarer

qu’ils n’ont pas d’objectifs clairs ; 18% arrivent avec des objectifs autres que

ceux de la réunion, et 51% arrivent à la réunion avec les objectifs qui

correspondent à l’ordre du jour. En pratique, on peut s’attendre à ce que les

participants arrivent avec les buts suivants :

- mener des discussions informelles avec certains participants pour régler des

problèmes dans les marges33, typiquement des écarts entre travail prescrit et

travail réel (demandes de rallonges budgétaires ou d’aides techniques sur

d’autres projets en cours, problèmes de gestion des ressources humaines, etc.) ;

- bloquer les décisions potentiellement gênantes pour eux-mêmes ou les

structures qu’ils représentent ;

- s’informer sur les opportunités et les décisions à venir ;

- faire avancer sa carrière et maintenir les réseaux informels et de « liens

faibles 34» ;

- voir jusqu’où on peut négocier sur d’autres projets personnels en lançant des

ballons d’essai;

33 cf. WHITTAKER et al. 1994 34 GRANOVETTER, 1973

24

- prendre des rendez-vous bilatéraux avec des personnes difficiles à joindre mais

présentes à la réunion ;

- et d’une manière générale avancer son propre agenda.

Ces tâches font partie du fonctionnement normal de toute organisation et leur

réalisation fait partie des affordances qu’une réunion doit fournir. Empêcher leur

exécution nuit à l’efficacité globale. Cependant, elles ont parfois tendance à

s’opposer à l’avancement de la réunion proprement dite ou au moins à disperser

l’activité du groupe, parce qu’elles diffèrent du but commun. Tout est donc

affaire de réglage. Il est particulièrement important de noter que ces tâches

nécessitent pour s’effectuer une bonne coordination non verbale avec les autres

participants, notamment pour savoir comment les caser au bon moment. Il est

donc plus difficile de les réaliser lors d’une réunion à distance.

Pour avoir négligé ces points, nous avons du reconcevoir intégralement un

dispositif de collaboration distante. Dans sa version initiale, le système (« Kit

Client Réunion » un web-service d’assistance à la conduite de réunions) était en

effet tellement efficace dans sa capacité à recentrer les participants sur l’ordre du

jour que les participants distants n’avaient plus la possibilité de réaliser ces buts

informels. Autant les groupes de projets, fortement orientés sur des buts

communs et opérationnels, appréciaient le système, autant les groupes répartis

sur plusieurs sites qui avaient des réunions régulières étaient gênés par le

système. En effet, les participants distants ne pouvaient plus rencontrer leur

hiérarchie et leurs collègues aussi fréquemment « en direct » pour régler

informellement certains problèmes35. Il est intéressant de noter que cette

difficulté n’était pas exprimée directement, mais que les participants de ces

groupes déclaraient ne pas pouvoir utiliser le service en raison de « problèmes

techniques » que curieusement les autres utilisateurs ne rencontraient pas.

35 LAHLOU, 2005

25

Notamment, la visiophonie a l’affordance gênante de fournir un unique canal

vocal partagé par tous, et donc de rendre les apartés difficiles. Cela nous a

amenés à revoir le dispositif dans un sens plus informel, et à introduire une

période « d’embarquement » des réunions où le canal de communication est

ouvert avant le démarrage officiel de la réunion. Cela permet dans une certaine

mesure d’avoir des discussions bilatérales informelles sans que celles-ci soient

exposées publiquement à tous les participants. Par ailleurs, le canal

visioconférence reste également ouvert après la fin officielle de la réunion.

On voit donc, si l’on compare la situation réelle de réunion à ses objectifs

théoriques (progresser ensemble vers un but commun) que l’on ne peut compter

que de façon limitée sur les participants pour contribuer activement à cette

activité commune. Comme les participants poursuivent simultanément plusieurs

buts, et en particulier des buts personnels qui ne sont pas forcément en

cohérence avec les buts communs, ils sont tentés de s’engager dans des activités

individuelles en marge de la réunion, par exemple de consulter leurs méls.

D’autre part, l’attention des participants sera facilement distraite par des

éléments de la situation, qui peuvent entraîner des digressions collectives,

puisqu’une partie des participants n’ont pas des objectifs clairs qui les motivent

à contribuer au but commun. Enfin, ceux qui ont des objectifs personnels

distincts du but commun vont avoir tendance à saisir les opportunités qui se

présentent pour satisfaire ces buts propres. La réunion va ainsi être soumise à

des forces centrifuges.

La Figure 5 montre l’exemple de l’activité d’un sujet (porteur d’une SubCam)

qui, lors d’une réunion, cesse progressivement de participer à la réunion (zone

en trame de pointillés) pour se mettre à programmer sur son PC (zone en trame

hachurée). Ce sujet « sort » mentalement de la réunion.

26

0

5

10

15

20

25

30

35

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

péri

od

e 5

min

)

Pause c

af

Pause c

af éé

0

5

10

15

20

25

30

35

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

péri

od

e 5

min

)

0

5

10

15

20

25

30

35

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

péri

od

e 5

min

)

Pause c

af

Pause c

af éé

Figure 5: Activités parallèles du sujet DH lors d'une réunion. Les courbes donnent le

nombre d’opérations exécutées par le sujet pour chaque période de 5mn. En pointillé :

opérations liées à la participation à la réunion. En hachuré, opérations liées à des tâches

personnelles.

Cependant, il faut rester prudent dans l’interprétation du « multi-tasking » en

tant qu’activité divergente. En effet, dans le cas du sujet de la Figure 5, le sujet

programme pour le projet qui fait l’objet de la réunion. Dans un autre exemple

(Figure 6) un autre sujet, en parallèle à sa participation à la réunion, envoie des

méls. Mais ces méls correspondent en fait à l’exécution immédiate de tâches qui

viennent d’être décidées au cours de la réunion et qu’il est censé réaliser après la

réunion. Ce sujet utilise donc les affordances disponibles (en l’occurrence, la

connexion de sa messagerie par le réseau local sans fil) pour effectuer des tâches

personnelles qui contribuent également, de manière indirecte, au but commun.

Contrairement au sujet de la Figure 5, ce sujet reste mentalement dans la

réunion, bien qu’il exécute des activités qui semblent des distractions (envoyer

des méls).

27

0

10

20

30

40

50

60

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

rio

de

5 m

in)

Pau

se

caf

Pa

use

caf éé

0

10

20

30

40

50

60

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

rio

de

5 m

in)

0

10

20

30

40

50

60

5 20 35 50 65 80 95 110 125 140

Temps (min)

No

mb

re d

'op

éra

tio

ns (

rio

de

5 m

in)

Pau

se

caf

Pa

use

caf éé

Figure 6: Activités en parallèle du sujet PO lors d'une réunion. Les courbes donnent le

nombre d’opérations exécutées par le sujet pour chaque période de 5mn. En pointille :

opérations liées à la participation à la réunion. En hachuré, opérations liées à des tâches

personnelles.

Eliminer la possibilité d’envoyer des mails en réunion, par exemple en coupant

le réseau sans fil pendant les réunions, semble à première vue améliorer le

fonctionnement des réunions. Et de fait, nous avons de nombreux exemples où

des participants à la réunion profitent de telles affordances pour mener

discrètement une activité non liée à la réunion. C’est d’autant plus facile quand

on est à distance. Mais l’exemple de la Figure 6, et dans une certaine mesure

celui de la Figure 5 montrent qu’une telle décision risque de nuire à la

productivité globale. Par ailleurs, nous avons constaté à de nombreuses reprises

que des participants distants utilisent le canal de messagerie (instantanée ou mél)

pour transmettre des informations aux autres participants, reconstituant ainsi une

forme d’aparté, ou de transmission à tous. Ils utilisent également leur accès

internet pour retrouver des références qui leur permettent des interventions

pertinentes au cours de la réunion, notamment en utilisant les bookmarks de

leurs navigateurs internet, qui seraient compliqués à reconstituer sur un display

28

commun. L’analyse de l’activité, en mettant l’accent sur les buts de l’action,

permet donc une compréhension plus fine qui éclaire les choix de conception.

Au delà des objectifs opérationnels de la réunion, les participants peuvent

s’engager dans l’activité collective de consolidation du groupe. Ce type

d’activité consiste en une forme de bavardage, de plaisanterie, ou de résolution

collective de problèmes mineurs (par exemple le réglage du vidéoprojecteur) qui

permet à chacun de montrer sa bonne volonté de participer36. Cependant, comme

spontanément le groupe tendance à saisir toutes les occasions pour de telles

activités sociales, celles-ci peuvent consommer un temps considérable. On va

voir dans l’exemple de l’imprimante (infra) que près de la moitié du temps de

réunion était consommé dans de telles activités et ce taux n’est pas exceptionnel

dans les réunions. Or, tout dysfonctionnement technique est l’occasion de telles

activités de grooming. C’est une raison supplémentaire pour éviter d’introduire

dans les salles de réunion trop de gadgets ou de dispositifs techniques

immatures.

L’exemple suivant (Figure 7) est un cas typique, qui prend la forme de « boucles

cognitives ». Il s’agit d’une réunion en coprésence, d’une vingtaine de personnes

dont l’objectif était la préparation d’un séminaire. La réunion débute

normalement avec le traitement de l’ordre du jour : un orateur présente des

transparents avec un rétroprojecteur. Il commence par une présentation du thème

du séminaire, puis propose à la décision du groupe des dates, puis les modalités

d’inscription, et une discussion s’amorce sur le contenu des workshops dans

lesquels les participants au séminaire seront répartis en sous-groupes. A ce

moment (6ème minute), le présentateur s’excuse de présenter des transparents

dont certaines couleurs sont défaillantes, expliquant qu’il a un problème avec

son imprimante couleur. Comme les participants appartiennent à la même

36 Ce type d’activité est indispensable au bon fonctionnement de tout groupe et constitue peut être

un équivalent moderne des séances collectives d’épouillage (grooming) chez d’autres grands

Singes. Il répond au premier but commun des réunions, à savoir maintenir la cohésion du groupe.

29

organisation et que les imprimantes sont toutes du même modèle, il se trouve

que d’autres participants ont le même type de problème avec leur propre

imprimante, et une discussion s’engage sur ce thème. Elle dure 8 minutes. A

l’issue de cette discussion, les participants ont oublié où ils en étaient, et la

discussion reprend au début (flèche n°5 : retour à la présentation du thème).

Mais au bout d’une minute l’animateur reçoit un appel sur son téléphone mobile.

Comme il est loin de la porte, il reste à sa place ; pendant une minute la

discussion s’arrête et les participants attendent qu’il ait réglé cet appel. La

discussion reprend alors, cette fois au bon endroit (flèche n°7 : retour vers

workshops).

Inscription

Dates

Imprimante

Appel sur mobile1 min

2 min

1 min

1 min

2 min

Durée des micro-thèmes

1 min 1 min

8 min

7 min

1 min

4 min

3 min

Présentation

Contenus

2

4

1

5

6

7 8

910

11

3

Workshops

12

Inscription

Dates

Imprimante

Appel sur mobile1 min

2 min

1 min

1 min

2 min

Durée des micro-thèmes

1 min 1 min

8 min

7 min

1 min

4 min

3 min

Présentation

Contenus

2

4

1

5

6

7 8

910

11

3

Workshops

12

Figure 7: Schéma du déroulement de la première demi-heure d'une réunion. A

droite, les flèches (numérotées dans les cercles) indiquent la succession des

micro-thèmes abordés (dans les rectangles). A gauche, les durées

correspondantes en minutes.

30

Une analyse complète de cette réunion (qui de l’avis des participants a été très

productive) montre que les digressions du type « imprimante » ont été

nombreuses. De fait, moins de 40% du temps de la réunion a été effectivement

consacré à traiter des questions liées à l’ordre du jour. Une partie des digressions

s’explique par l’absence de dispositif de rappel ou de pointeur vers la tâche

collective en cours.

Nous avons délibérément choisi ici une réunion en coprésence pour montrer que

les forces centrifuges sont très importantes. Les réunions à distance sont encore

plus riches en incidents, dus notamment à la technique de visioconférence. Il est

fréquent que la mise en place d’une réunion multi-site prenne une vingtaine de

minutes, en particulier dans des salles non prévues spécialement pour la

visioconférence. Ces incidents servent de prétexte à des activités coopératives ou

de grooming social, notamment des plaisanteries ou des tentatives d’aide (en

général purement symboliques). Dans ces situations, le dispositif technique

devient une ressource conversationnelle. Dans certains cas, la technique joue un

rôle de bouc émissaire qui permet de renforcer la cohésion du groupe et

d’apaiser des tensions.

Pour limiter ces digressions, nous avons mis en place pour la visiophonie des

dispositifs de connexion très robustes, et pré-installés dans les salles, qui ne

demandent aucune installation ni réglage aux participants (sauf pour

éventuellement zoomer la caméra de visiophonie avec la télécommande). Les

connexions passent par un serveur auquel les différents sites se connectent en

étoile et de manière autonome à une salle de réunion virtuelle qui leur est

affectée. Par ailleurs, une hotline unique et distante peut contrôler à distance

l’ensemble des paramètres et des connexions et intervient si nécessaire.

Le dispositif de partage synchrone de documents, Gridboard, est également très

simple d’utilisation et robuste, et les participants y accèdent sur le même

principe (connexion autonome, en étoile). Il est présenté dans une section

ultérieure.

31

La réunion à distance gomme certains problèmes (par exemple elle facilite les

apartés locaux en appuyant sur la touche « mute » dans les réunions multi-sites,

en permet l’accès off-line aux données sur le PC personnel ou le réseau local, la

sortie de salle pour régler des problèmes locaux…). Par contre elle en accentue

d’autres car les possibilités de réparation sociale sont moindres à distance.

La réunion à distance a un effet inégal sur les différents participants à une

réunion. L’animateur est particulièrement mis à contribution, ainsi que l’hôte.

Une réunion bien organisée comporte en principe un président de séance, qui est

le garant du but commun, et arbitre les tours de parole. Certains types de

réunion, notamment de créativité, nécessitent en outre un animateur dédié. Les

réunions physiques ont également un hôte, responsable du lieu de réunion, et qui

a en charge une part importante de l’organisation logistique liée au lieu. Enfin,

un greffier assure le secrétariat de la réunion et prend note des éléments qui

constitueront le compte-rendu. Dans la pratique, certains de ces rôles sont

souvent confondus : le président de séance est souvent l’animateur et même le

greffier. Il est également souvent l’hôte, et parfois même le technicien par

intérim.

Ces deux derniers rôles prennent un relief particulier pour la visioconférence. En

effet, le « lieu de réunion » s’étend implicitement au dispositif de

visioconférence, et les participants se tournent vers l’hôte en cas de problème.

Celui-ci délègue la partie technique au technicien ; mais ce dernier est en général

présent seulement au démarrage de la réunion et quitte la salle dès que le

système est opérationnel. En cas de déconnexion, ou si l’un des participants se

connecte en retard (ce qui est fréquent dans les réunions avec des sites

nombreux), le problème a tendance à se propager à l’ensemble de la réunion, du

fait que les participants distants qui essayent de se connecter s’adressent

naturellement à l’hôte ou au président de séance (typiquement, en l’appelant sur

son téléphone mobile). Ce faisant ils encombrent la bande passante de la réunion

lors de leur tentative de connexion ; et l’hôte et le président de séance sont

obligés de gérer en simultané un flux de communications avec le site en cours de

connexion, en parallèle avec l’animation de la réunion. Un problème est que,

32

socialement, l’entrée en réunion est un acte protocolaire qui se gère avec le

président de séance, et celui-ci est donc, pour des raisons sociales, presque

toujours sollicité en plus des techniciens, même dans le cas où ils sont présents.

Dans nos observations, les cas où le président de séance n’est pas sollicité sont

ceux dans lesquelles la connexion est réalisée des deux côtés par des techniciens.

Cependant –et c’est un effet inattendu de l’apprentissage- ces situations sont

maintenant devenues de plus en plus rares précisément parce que le système est

d’usage simple et que la visiophonie est devenue une habitude. Paradoxalement,

le fait que les participants soient devenus plus autonomes dans leur usage de la

visiophonie tend à rendre les dysfonctionnements plus gênants. Contrairement à

ce qui se passait dans les temps héroïques de la visioconférence, les participants

n’envisagent plus les dysfonctionnements du système comme une partie

prévisible de la réunion et deviennent d’autant moins tolérants aux incidents

qu’ils n’ont pas envisagé de solution de secours. Leurs agendas deviennent aussi

chargés pour les visioconférences que pour les réunions en coprésence ; dans les

visioconférences intercontinentales il n’y a pratiquement plus d’élasticité pour

les heures de fin. Typiquement, les réunions se produisent en fin d’après-midi

pour certains participants, tandis pour que d’autres c’est le début de la matinée et

ils enchaînent avec une autre réunion. La pression sur le président de séance

pour le respect de l’agenda est donc plus forte qu’en coprésence.

La Figure 9 montre un tel exemple, dans la réunion dont le dispositif est décrit

Figure 2. La réunion est commencée depuis près d’une demi-heure entre 5 sites.

Le président de séance et les techniciens sont à Paris ; et le site de Aachen fait

une présentation sur Microsoft Powerpoint suivie en simultané par tous les sites.

Sur chaque site, les participants ont deux grands écrans, l’un pour la visiophonie

(« Visio ») et l’autre pour les données (« Données »). L’écran Données contient

dans une fenêtre l’écran partagé (« Gridboard »), où se déroule le Powerpoint

animé par le présentateur de Aachen (chemise à raies verticales, dans le coin

supérieur de la Figure 8d), et un système de messagerie instantanée. En t=t0, le

site de Pittsburgh se connecte en retard, à son initiative. Cette entrée apparaît sur

l’écran général et perturbe un peu la réunion (image a t= t0+5s). Le président de

séance, averti par Pittsburgh sur la messagerie instantanée visible sur l’écran du

33

site de Paris, gère l’entrée de Pittsburgh en saluant de la main (image b, t=

t0+10s) tout en continuant à animer. Mais Pittsburgh a oublié de se mettre sur

« mute » en se connectant en visiophonie. Or, le système de visiophonie est réglé

pour basculer automatiquement en vue principale l’image de celui qui parle en

se basant sur le volume sonore. D’un seul coup, tous les participant, qui voyaient

sur leur écran Visio l’image venant du présentateur situé à Aachen, voient

apparaître à sa place la tête du technicien de Pittsburgh en train d’effectuer les

opérations de connexion (casquette rouge, image c, t0+17s). Le président de

séance le prévient par messagerie instantanée. En t=t0+31s la situation est

redevenue normale (image d)

34

Figure 8: Une interruption en visioconférence. Images à t0+5s, 10s, 17s, et 31s après

son déclenchement.

On a représenté sur la Figure 9 les bandes passantes attentionnelles des

participants sur chaque site (Bruxelles, connecté en audio seul, n’a pas été

perturbé). La bande foncée correspond à l’écoute de la présentation. La bande

claire à l’irruption de Pittsburgh. En l’occurrence, l’interruption est de courte

durée (une trentaine de secondes), mais elle impose un effort mental important

au président de séance. De tels cas sont fréquents, en particulier en début de

réunion, et stressent le président de séance, qui doit effectivement gérer en

simultané les deux « cours d’action 37». Cela nuit à la qualité de son animation.

Figure 9 : Lors d’un incident de visiophonie, les tâches d'animateur et d'hôte, en

parallèle, surchargent la bande attentionnelle du président de séance.

37 THEUREAU, 1992

35

La réunion standard : interaction avec les autres et avec les supports

Dans une réunion en coprésence, comme dans toute activité de coopération, les

participants échangent des points de vue et les incompréhensions sont

fréquentes. Elles sont en général résolues parce que les participants peuvent

vérifier, en observant leur interlocuteur, des signes d’incompréhension sous la

forme de mimiques faciales ou de postures. Quand un participant « suit », il

fournit continuellement au locuteur un feed-back positif sous la forme de

hochements de tête. On sait que cette participation de l’auditeur est

indispensable à la construction par le locuteur d’un discours38. L’arrêt de tels

signes agit comme un signal d’alarme sur le locuteur39. D’une manière générale,

le bon déroulement de la conversation repose sur l’échange de signaux

régulateurs de nature prosodique40, posturale

41, mimique, ou de croisement

oculaire42 en plus du contenu proprement lexical. Or, à distance, ces signes ont

tendance à disparaître. D’abord, des problèmes de bande passante (figement,

pixellisation) peuvent masquer les signaux. Mais même avec une bonne qualité

technique, l’utilisation d’une caméra unique par site pose des problèmes. Soit le

cadrage est trop serré sur un des locuteurs pour permettre de voir les autres soit,

quand on a un plan large qui couvre plusieurs personnes, le détail des gestes et

des mimiques est perdu. Des dispositifs de vignettes individuelles, comme

VSee43 permettent de résoudre ces difficultés dans une certaine mesure. Donner

aux participants la possibilité de zoomer et de diriger la caméra distante est un

pis aller, mais c’est mieux que rien.

38 SACKS et AL., 1978, SUCHMAN, 2007. 39 SCHEGLOFF, 1982, p. 72. 40 GUMPERZ, 1982. 41 BIRDWHISTLE, 1970. 42 GOODWIN, 1981. 43 CHEN, 2001.

36

On a déjà mentionné l’importance des displays. Ils sont nécessaires d’une part

pour expliciter des listes longues, des noms et des schémas en séance, mais aussi

pour construire ensemble des visions communes, notamment avec des croquis.

Ils sont aussi nécessaires pour tracer les décisions prises. L’expérience montre

que dans les sessions de créativité notamment, l’espace de display est souvent

insuffisant, qu’on aurait besoin de reproduire des graphiques apportés par

certains participants pour les partager, etc. Les salles de réunion en

visioconférence sont encore plus mal équipées que les salles normales. Les

participants en sont réduits à passer leurs transparents par le canal

visiophonique, où la résolution est en général insuffisante pour lire les textes, ou

à se passer simultanément un PowerPoint en commentant en aveugle les

diapositives, avec souvent un décalage qui rend la présentation

incompréhensible, et très stressante pour le présentateur. Disposer d’un bon

système de partage synchrone des documents permet de focaliser l’attention sur

le contenu des displays, et limite les possibilités de malentendus ; rendant ainsi

moins nécessaires les signaux de feed-back des participants distants.

Évolution des dispositifs

Cette section donne quelques aspects de nos dispositifs qui ont évolué suite à

nos observations, et que nous considérons (pour le moment) comme des bonnes

pratiques.

Aspects techniques et aspects interaction

La nature et la qualité de l’interaction dépendent de façon fine de la qualité de la

liaison et de la transparence de la technologie. Beaucoup de problèmes de

malaise sont dus simplement à la qualité de l’équipement, par exemple « l’effet

faux jeton ». Ces points ont été bien décrits par de nombreux auteurs [Fornel,

1994]. Cependant, il n’est pas forcément optimal de vouloir régler par la

technologie tous les aspects. Certaines contraintes simples sur les formes

d’usage permettent de cantonner les sujets dans des espaces comportementaux

37

où les problèmes n’apparaissent pas. Par exemple, pour limiter les problèmes

liés au croisement oculaire, et aussi à la taille des participants, nous avons dans

nos premiers prototypes de « pont numérique »44 installé un bar d’environ 1 m

de large, où les participants venaient naturellement s’accouder, ce qui faisait

qu’ils se retrouvaient naturellement tous avec le buste au même niveau et dans

un champ assez étroit pour limiter les problèmes de perspective.

Quand il est possible de mettre en place un système technique très simple pour

contourner un problème, c’est parfait. Par exemple, nos collègues de KTH,

principalement Johann Mattson, ont créé un système qui déclenche la

visioconférence en mettant dans un récipient une carte RFID (« i-bowl »),

dispositif réalisé à partir du système iStuff45 , et que nous avons désormais

adopté pour les principales opérations de manipulation des écrans de salle.

En nous en inspirant, nous avons simplifié l’accès en créant des jetons de service

qui concrétisent les opérations sans que les utilisateurs aient à interagir

explicitement avec un système informatique. L’ouverture d’un espace de travail

partagé (salle virtuelle Gridboard) se fait en posant un jeton (en pratique un tag

RFID) sur une zone donnée de la salle de conférence. Le tag allume les

vidéoprojecteurs et ouvre l’espace de travail partagé. Un autre jeton qui porte le

nom de la salle avec laquelle on veut se réunir à distance allume le

vidéoprojecteur et initie l’appel visioconférence avec la salle en question. Une

réunion multiplex se fait en mettant sur la table autant de jetons que de sites à

appeler, et pour partager un espace commun l’initiateur de la réunion ajoute le

tag de salle virtuelle. Toute la partie informatique est transparente à l’utilisateur.

En cas de problème, un tag « assistance » met en lien les utilisateurs avec la

hotline et donne la main à distance à cette dernière sur l’ensemble du processus

pour régler les problèmes en arrière plan, sans perturber la réunion en sollicitant

44 Dispositifs de visioconférence situés dans des espaces café, et ouverts en permanence, testés en

2000, puis abandonnés faute d’usage. 45 BALLAGAS et al, 2003.

38

les utilisateurs pour des manœuvres qu’ils seraient en général incapables de faire

du premier coup.

Ce système est apprécié des utilisateurs pour sa simplicité et son aspect ludique.

Par ailleurs, le mode d’emploi étant évident, il n’y a plus de réticence à

l’utilisation ou de crainte de lancer le système et de paraître incompétent aux

yeux de ses collègues si quelque chose fonctionne mal : la responsabilité du

fonctionnement en cas de problème est clairement sur la hotline, et celle-ci est

prévenue suffisamment tôt pour éviter que les utilisateurs ne vivent des

expériences frustrantes d’essais infructueux avec le système qui pourraient les

amener ultérieurement à le bouder ou à le dénigrer auprès de leurs collègues.

Pour certaines opérations complexes ou rares, il est plus rentable de passer par

un technicien (« wizard »). Ces techniciens sont des ressources rares et

coûteuses, et l’un des principaux défis aux salles de visioconférence actuelles est

de pouvoir fonctionner sans wizard. Nous avons contourné le problème en

centralisant les wizards, en leur donnant un accès et un contrôle à distance sur

tous les équipements, ainsi qu’en facilitant le recours aux wizards depuis les

salles (numéro unique).

Plus généralement, une partie des choses se gère avec la technique, l’autre par

des routines et les représentations. Un point typique est celui de l’accès aux

salles. En raison du coût du matériel, les salles très équipées sont souvent

fermées, ou accessibles par un système de réservation séparé, ce qui s’avère vite

être un obstacle. Un autre problème est celui des salles « réservées » à tel ou tel

haut responsable : on hésite à la réserver, de peur de voir sa réunion déplacée au

dernier moment par une priorité plus haute. Des salles nombreuses, en libre

service, augmentent considérablement l’utilisation de la visioconférence, et

partant la compétence des participants, ce qui fait que les réunions se passent

globalement mieux. Nous utilisons un système de réservation ouvert sous forme

de web-service sur l’intranet, qui montre d’un coup d’œil les salles disponibles

39

dans un calendrier. Les utilisateurs peuvent s’enrôler les uns les autres dans le

dispositif, ce qui favorise une diffusion virale du système46 .

Un écran de plus en plus grand

Beaucoup des réunions en visioconférence que nous observons sont

déséquilibrées, au sens où la plupart des participants sont dans un site (« site

principal ») tandis que sur les sites distants les participants sont seuls ou à deux.

Dans ces cas, le risque est que la discussion se fasse surtout entre les participants

du site principal, avec les participants distants comme spectateurs, consultés de

temps en temps pour valider les décisions prises sur le site principal. Après avoir

observé ce type d’effet assez souvent, nous avons décidé d’appliquer la théorie

des attracteurs cognitifs et de renforcer la présence des participants distants en

compensant la distance par la prégnance. Nous avons installé des écrans de plus

en plus grands, et les participants distants y sont plus grands que nature (Figure

10). Par ailleurs, nous essayons d’avoir un son de bonne qualité, ce qui permet

de leur donner une voix assez forte Ces mesures ont donné l’effet attendu, à

savoir que les participants distants ne sont plus oubliés dans la discussion : on

les consulte systématiquement dans les tours de table ; ils ont moins de difficulté

à prendre la parole ; leurs réactions à ce qui est dit dans le site principal sont plus

souvent attendues, et prises en compte ; les locuteurs du site principale les

regardent lorsqu’ils parlent.

Le fait d’avoir de grands écrans est par ailleurs utile pour projeter les documents

partagés, comme on va le voir dans la section suivante.

46 LAHLOU, 2007

40

Le principal est le partage d’écran

Notre principal outil de réunion à distance est un dispositif de partage d’écran

synchrone, Gridboard47. Ce dispositif est un web-service qui fournit à tout

participant une vue en résolution native (typiquement XGA soit 1280*768

pixels) de l’un desktop Windows pourvu de toutes les applications classiques de

l’entreprise, notamment la suite Microsoft. Gridboard se comporte exactement

comme un PC qui serait partagé par tous les participants. Chacun peut donc à la

fois voir, et écrire en temps réel, en utilisant son clavier et sa souris. Ce logiciel

présente la caractéristique d’être utilisable dès le premier contact sans aucun

apprentissage, puisqu’il utilise les savoir-faire de base que maîtrisent la plupart

des employés (ouvrir un navigateur web, et utiliser la suite Microsoft). Bien que

ce fait paraisse trivial, il nous faut rappeler qu’un logiciel de collaboration

distante qui ne serait pas capable de gérer par exemple, le fait que certains

participants utilisent des Macintosh, que d’autres sont derrière des firewalls,

tandis que d’autres ont une connexion à bas débit, ou que les claviers sont dans

des langues différentes… serait souvent inutilisable. Il en est évidemment de

même des systèmes qui demandent une installation sur le poste client, ou un

apprentissage. On ne peut pas demander à un participant d’apprendre à la volée

de nouveaux dispositifs en plus de la tâche de réunion.

On a appliqué à Gridboard le principe du design cognitif, qui consiste à ce que

l’utilisateur puisse se servir des fonctionnalités de base du dispositif avec son

stock de connaissances et de routines antérieur, sans apprentissage. Gridboard a

été développé avec la méthode de réalité expérimentale décrite plus haut, et a

subi plusieurs dizaines de cycles de design, qui font que son utilisation est

désormais à la fois très simple et très robuste aux problèmes techniques

(firewalls, anti-virus, différents systèmes d’exploitation etc.)48. Cela ne signifie

47 LAHLOU, 2006. 48 Entre mai 2005 et février 2007, nous avons recensé 4800 réunions utilisant Gridboard, et les

problèmes émergents ont systématiquement été traités pour améliorer le logiciel. Il est intéressant

41

pas que sa conception soit achevée, car comme tout système vivant Gridboard

doit s’adapter en permanence aux évolutions de son environnement technique

qui évolue.

Le fait d’utiliser Gridboard focalise sur les objectifs de la réunion et le contenu

des documents. Curieusement, nous n’observons plus « d’effet tunnel »

(fascination par l’image de l’autre dans les visioconférences à deux), ni de

problème avec les croisements oculaires etc. C’est, à notre avis, le fait d’utiliser

exclusivement la visioconférence qui polarise sur les problèmes de

représentation de l’Autre. D’ailleurs, nous notons que Gridboard avec un canal

audio donne déjà de très bons résultats, auxquels la visioconférence ajoute peu

(constat d’ailleurs fait par d’autres auteurs sur des systèmes analogues). La

visioconférence est cependant utile pour donner un sentiment de présence et

d’engagement de l’autre dans la réunion.

Gridboard sert d’abord à visionner ensemble les présentations (type MS

Powerpoint). Il sert également au « co-browsing », par exemple lors de

démonstrations. Il sert également à afficher à tous, régulièrement, l’ordre du jour

de la réunion pour montrer l’avancement et les décisions prises sous chaque

rubrique. Il sert aussi pour faire de la co-rédaction ou de la correction de

documents (textes, présentations…). Nous avons essayé souvent de l’utiliser

pour dessiner en commun lors de séances de créativité ; mais cette fonctionnalité

pose des problèmes quand les différents participants ont des outils différents, des

displays différents. Nous sommes insatisfaits de cette lacune, mais aucun des

nombreux systèmes ou logiciels qui ont été testés (des dizaines) n’a pour le

moment donné satisfaction aux utilisateurs sur le long terme.

de noter que la diffusion s’est faite par le bouche à oreille, à partir de la formation de quelques

dizaines d’utilisateurs seulement.

42

Gridboard sert également, avec une ergonomie très simple, à se passer des

documents pendant la séance, ou à les récupérer, en direct et sans les limitations

de taille qu’ont certaines messageries.

Nous utilisons enfin Gridboard pour rédiger des comptes-rendus extemporanés

et les valider en séance. A la fin de la réunion, le scribe peut montrer aux

participants sur Gridboard le projet de compte-rendu, qui contient

essentiellement le relevé de décisions. Cette opération est courte (une dizaine de

minutes) mais elle permet de lever des malentendus éventuels, et surtout de

gagner un temps considérable pour la création du compte-rendu final. Ce

compte-rendu réputé provisoire, donné séance tenante à tous les participants, est

déclaré final si aucune demande de modification officielle n’est parvenue dans

les deux semaines suivant la réunion.

Qualité du son et de l’image

Le son est plus important que l’image pour la compréhension, comme chacun

sait. Il est donc nécessaire de s’assurer que les distants entendent bien. Dans

certains de nos dispositifs, un bouton permet de signaler sa qualité de son. Nous

conseillons de doubler ces systèmes techniques par des demandes fréquentes du

président de séance. L’expérience montre que ceux qui entendent mal ont

tendance à faire des efforts et à se morfondre au lieu de signaler leur problème,

surtout quand il est intermittent.

La qualité de l’image s’obtient par des éclairages, mais surtout, comme nous

l’avons constaté, par une bonne maîtrise du contraste de la salle, qui doit rester

faible. La mesure qui consiste à éclairer plus, surtout quand on a des murs

blancs, produit un résultat inverse de l’effet escompté. En ce qui concerne la

qualité du croisement oculaire, nous avons suivi les recommandations de Milton

Chen et nous cherchons à poser la caméra dans un angle de 15° au dessus de

l’écran. Le même angle, en dessous de l’écran, produit un effet faux-jeton.

43

Permettre le pilotage à distance de la caméra est évidemment un moyen

d’améliorer la qualité de l’image pour le récepteur. Il est donc conseillé de

mettre par défaut le mode PIP (picture in picture) pour que les participants

locaux aient une idée de ce que voient les interlocuteurs distants. L’expérience

montre que dans les groupes expérimentés un participant local dans le site

principal prend souvent la main pour donner une meilleure image du groupe.

Plus les participants sont expérimentés et plus ils utilisent cette fonction.

Une procédure de connexion transparente et assistée

Après de multiples essais nous avons adopté une structure « en étoile » pour la

visioconférence comme pour Gridboard, c’est-à-dire que chaque participant se

connecte de sa propre initiative sur un site central dont l’ergonomie est très

simple (il suffit de rentrer une adresse). En cas de déconnexion, chacun est

responsable de sa reconnexion. Le système accepte toute connexion de type

H323, et en particulier même un simple PC doté d’une webcam peut se

connecter en utilisant Netmeeting. Le fait de permettre l’accès avec un niveau de

technologie très basique permet de limiter les problèmes et les discussions.

Notre hotline, qui a l’expérience capitalisée d’un grand nombre de

configurations, peut facilement guider, voire connecter directement les

participants distants à l’aide de l’unité qui gère les conférences multiplex. Cette

procédure très ouverte nécessite un serveur externe sécurisé pour les sites dotés

d’un firewall et qui désirent avoir des réunions avec l’extérieur.

Les problèmes de connexion nécessitent une discussion en parallèle pour guider

les participants qui rencontrent des difficultés. Le support en ligne est

indispensable. Nous utilisons également des canaux de communication qui

permettent de discuter avec un des participants (messagerie instantanée), ou

d’afficher un message à tous. En l’absence d’un tel canal, le participant qui a un

problème va essayer de contacter le président de séance et provoquer une

perturbation majeure dans la réunion.

44

Le cadrage mental

La salle de réunion a une influence sur les interactions qui s’y produisent. Des

facteurs comme la bonne qualité de l’ambiance acoustique et lumineuse, la

lisibilité et la taille des displays, parce qu’elles facilitent la clarté et la fluidité de

l’interaction, ou encore la qualité de la ventilation et du confort thermique, celui

des sièges, parce qu’elles mettent les participants dans de bonnes conditions

physiologiques, sont importants.

Mais d’autres caractères moins techniques interviennent également. Le caractère

plus ou moins formel, prestigieux, intime, confortable etc. de la salle contribue à

un cadrage mental qui déteint sur le comportement des participants au même

titre que le statut des participants. Un facteur important du succès des réunions à

distance est que le cadrage mental soit celui d’une « réunion ». En particulier,

nous avons constaté qu’il est préférable que tous les participants se trouvent dans

une salle « de réunion », et cela même lorsqu’ils sont seuls. Un participant

solitaire à une réunion à distance qui participe depuis son bureau (avec un

système individuel de visioconférence) aura plus tendance à s’engager dans des

activités individuelles comme par exemple l’utilisation de sa messagerie. C’est

qu’être en salle de réunion évoque constamment la représentation sociale de la

réunion, et donc crée un « cadrage mental » plus approprié.

La disposition de la salle, avant même la qualité des dispositifs de visiophonie,

est donc un facteur important de succès de toute réunion à distance. D’abord,

une bonne salle de visioconférence est une bonne salle de réunion en soi, elle

doit avoir une si possible de la lumière du jour, être facile d’accès, spacieuse, et

disposer de larges displays. Elle soit également disposer de tables suffisamment

flexibles pour que les participants, quel que soit leur nombre, soient bien visibles

depuis la caméra, et avoir eux-mêmes une bonne visibilité de l’écran, même en

plein jour.

45

La Figure 10 montre la salle RAO, qui est typique, et a été à la base de

l’agencement des autres salles que nous mettons en place, en tenant compte à

chaque fois des particularités de chaque espace. Cette salle sert de lieu de test

pour l’amélioration continue, elle est la « mère » des autres salles du groupe.

Figure 10 : La salle RAO, site de Clamart

Conclusion

La conception de systèmes d’aide à l’interaction est une tâche qui n’est jamais

finie, puisque le contexte et la technique changent en permanence. Un dispositif

d’amélioration continue est nécessaire. La méthode de réalité expérimentale,

bien qu’elle nécessite un investissement en dispositifs d’observation et qu’elle

utilise des approches théoriques qui pouvaient faire craindre une dérive de

« recherche pour la recherche », débouche sur des préconisations concrètes et

des dispositifs efficaces. C’est la première conclusion de cette recherche : pour

46

aborder l’étude de phénomènes complexes comme la collaboration à distance, il

ne faut pas hésiter à investir dans des dispositifs d’observation lourds, ils sont

rentables et servent dans la durée car ces systèmes nécessitent une évolution

permanente pour suivre la technique et les compétences des utilisateurs. Cet

investissement est d’autant plus rentable que disposer d’une salle « mère » en

réalité expérimentale permet de gérer l’évolution technologique. C’est ce que

nous faisons : la salle RAO évolue, et lorsque les améliorations sont considérées

comme stables elles sont déployées aux autres salles de la flotte qui restent ainsi

« à jour » techniquement.

La seconde conclusion est que la théorie de l’activité permet de remettre les

fonctionnalités opérationnelles au centre de la recherche et d’éviter de se perdre

dans des questions techniques pas forcément pertinentes. La disparition d’un

certain nombre de difficultés liées à la qualité de la visioconférence quand nous

avons introduit l’usage de Gridboard est de ce point de vue significative. Notre

expérience nous a convaincus que la théorie de l’activité et la cognition

distribuée sont des outils théoriques particulièrement efficaces pour l’analyse

des phénomènes de coopération distribuée, tandis que les attracteurs cognitifs et

la psychologie écologique sont utiles pour la conception de nouveaux dispositifs

parce qu’ils favorisent une approche systémique. La visioconférence n’est qu’un

instrument au service d’une activité ; la considérer obstinément dans la

perspective de cette activité et non pas en tant que système technique autonome

a été, dans notre cas, à la fois simplificateur et fécond.

Une autre conclusion concerne les pratiques « informelles », illustrées par

l’exemple des buts « annexes » et de l’usage de la messagerie en réunion. Il est

naïf d’espérer contraindre les utilisateurs à avoir uniquement un comportement

prescrit ; pis, cela risque de provoquer une baisse de l’efficacité globale. Par

nature, ces pratiques informelles sont peu explicitées dans les spécifications

officielles, et comprendre leur portée comme leur fonction réelle ne peut se faire

qu’en collaboration avec les utilisateurs, dans un souci sincère des les aider.

Nous avons la conviction que seules des conceptions fondées sur une telle

collaboration sont génératrices d’une efficacité durable.

47

REFERENCES

ABRIC, Jean-Claude (1989). L'étude expérimentale des représentations sociales. In :

Jodelet, Denise (éd.), Les représentations sociales. Paris : P.U.F, 3ème édition 1993.

pp. 187-203.

ABRIC, Jean-Claude (1994). Les représentations sociales : aspects théoriques. In :

Abric, J-C. (éd.), Pratiques sociales et représentations. Paris : P.U.F., 1994. pp. 11-35.

BALLAGAS R., RINGEL M., STONE M., BORCHERS J. (2003). iStuff: a physical

user interface toolkit for ubiquitous computing environments. In Proceedings of the

SIGCHI conference on Human factors in computing systems, 2003, pp 537- 544

CARDON D., VEGA J. de la, LICOPPE C., PUJALTE A. (1999). Les usages de la

visiocommunication. De la téléréunion à la coopération. CNET. Echo des recherches.

Spécial téléconférences - vol.II, 1999, n° 173, pp. 5-12.

CARDON, D. (1997). Les sciences sociales et les machines à coopérer. Une approche

bibliographique du Computer Supported Cooperative Work (CSCW). Réseaux, n°85.

C.N.E.T., sept-oct. 1997.

CHEN, M. (2001). Design of a virtual auditorium. Proceedings of the ninth ACM

international conference on Multimedia, Ottawa, Canada. Vol. 9, pp. 19-28

CICOUREL A. V., LAHLOU, S. (2005). External and internal observers: Comparing

two kinds of ethnographic bias. 9th International Conference of the Pragmatics

Association, Italy, 10-15 july 2005.

DOISE, Willem (1986). Les représentations sociales : définition d'un concept. In : Doise,

Willem et Palmonari, Augusto (éds.), L'étude des représentations sociales. Textes de

base en Psychologie. Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé, 1986. pp. 81-94.

DOURISH, P. and BELLOTI, V. (1992). Awareness and Coordination in Shared

Workspaces. In Proceedings of Computer Supported Cooperative Work (CSCW 1992),

November 1-4, 1992 Toronto, Ontario, Canada, pp. 107-114.

FORNEL, M. de (1994). Le cadre interactionnel de l’échange visiophonique, Réseaux,

n° 64, mars-avril 1994, pp. 107-132.

48

GIBSON, J. J. (1967). Notes on affordances. In : E . Reed & R. Jones (eds.). Reasons for

realism. Selected Essays of James J. Gibson. London : Lawrence Erlbaum Associates,

1982, pp. 401-418.

GOFFMAN, E. (1961). La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en

public. Paris : Editions de Minuit. Coll. Le sens commun.

GOODWIN. C. (1981). Conversational organization: interaction between speakers and

hearers. New-York: Academic Press.

GRANOVETTER, M. S. (1973). The strength of weak ties, American Journal of

Sociology, 78, 1360-1380 (1973).

GRIZE, Jean-Blaise (1989). Logique naturelle et représentations sociales. In : Jodelet,

Denise (éd.), Les représentations sociales. Paris : P.U.F. , 1989.

GUMPERZ, J. (1982). The linguistic bases of communicative competence. Tannen (ed.)

Georgetown University roundtable on language and linguistics: analyzing discourse and

talk. Washington DC: Georgetown U. P. pp. 323-334.

HARRE, Rom (1989). Grammaire et lexiques, vecteurs des représentations sociales. In :

Jodelet, Denise (éd.), Les représentations sociales. Paris : P.U.F., 1989.

HUTCHINS, E. (1995) Cognition in the Wild. Cambridge, MA: MIT Press.

JODELET, Denise (1983). Civils et brédins. Rapport à la folie et représentations

sociales de la maladie mentale en milieu rural. Thèse pour le doctorat d'Etat. Paris :

EHESS, 1983.

LAHLOU, S. (1999). Observing Cognitive Work in Offices. In N. Streitz, J. Siegel, V.

Hartkopf, S. Konomi. (eds). Cooperative Buildings. Integrating Information,

Organizations and Architecture. Heidelberg: Springer, Lecture Notes in Computer

Science, 1670. pp. 150-163.

LAHLOU, S. (2000). Attracteurs cognitifs et travail de bureau. Intellectica 2000/1,

n°30 : 75-113.

LAHLOU, S. (2001) Functional Aspects of Social Representations. In : K. Deaux and G.

Philogene, Representations of the Social. Oxford: Blackwell, pp. 131-146.

LAHLOU, S. (2005). Cognitive Attractors and Activity-Based Design: Augmented

Meeting Rooms. Human Computer Interaction Int’l 2005, Las Vegas, NA. Vol 1.

49

LAHLOU, S., NOSULENKO, V., SAMOYLENKO, E. (2002). Un cadre

méthodologique pour le design des environnements augmentés. Social Science

Information, Vol 41, N°4, pp-471-530.

LAHLOU, Saadi (2007). Human activity Modeling for Systems Design: a Trans-

disciplinary and empirical approach. D. Harris (Ed.): Engineering Psychology and

Cognitive Ergonomics, HCII 2007, Lectures Notes in Artificial Intelligence, 4562.

Berlin- Heidelberg : Springer-Verlag, 2007, pp. 512–521.

LATOUR, B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie

symétrique. Paris : La Découverte, 1991.

LAVE, J. (1988). Cognition in Practice. Cambridge (UK): Cambridge U. P.

LEONT’EV, A. N. (1974). "The problem of activity in psychology." Soviet Psychology,

13(2): 4-33.

LEONTIEV, A. (1959). Le développement du psychisme (3ème

éd., 1972). Paris :

Editions sociales, 1976.

LEPPAMAKI, S., LAHLOU, S. (2004). Approaching New Technologies:

Representation, Anchoring, Action And Influence. 7th International Conference on

Social Representations. Guadalajara, Mexico, 10-14 sept. 2004. 19p.MOSCOVICI, S

(1961). La psychanalyse son image et son public. Paris : P.U.F.

LICOPPE, C., CARDON, D. (2000). Technologies de l’information et de la

communication en entreprise: théories et pratiques. Cours, Ecole d’été de l’Association

pour la Recherche Cognitoive, Bonas, Juillet 2000.

www.arco.asso.fr/downloads/Archives/Ec/Cardon-Licoppe.pdf

MOSCOVICI, Serge (1961). La psychanalyse son image et son public. Paris : P.U.F.

1976.

NORMAN, D. (1993). Les artefacts cognitifs. In Raisons Pratiques, 4, pp. 15-34.

NOSULENKO, V., SAMOYLENKO, E. (2004). Modèle et outils d’analyse des

réunions de travail. EDF R&D, Laboratoire de Design Cognitif, Document de travail,

Oct. 2004. 21p.

NOSULENKO, V., SAMOYLENKO, E. (2006). Analyse de l’activité et numérisation.

Paris: Maison des Sciences de l’Homme et EDF R&D, 2006. 80p.

PERIN, P, GENSOLLEN, M (1992). La communication plurielle : l’interaction dans les

téléconférences. Paris : La Documentation Française, 1992.

50

RABARDEL, P. (1995). Les hommes & les technologies : approche cognitive des

instruments contemporains. - Paris : Armand Colin, 1995.

RUBINSHTEIN S.L. (1940) Osnovy obshchei psikhologii. Bases of general Psychology.

М. Izdatel’stvo AN SSSR. Izdatel’stvo Gosudarstvennoie uchebno-pedagogicheskoie

izdatel’stvo Narkomprosa RSFSR.

SACKS, H., SCHEGLOFF, E., JEFFERSON, G. (1978). A simplest systematics for the

organization of turn-taking in conversation. In. J. Schenkein (ed.): Studies in the

organization of conversational interaction. New-York: Academic Press. pp. 7-55.

SCHEGLOFF, E. (1982). Discourse as an interactional achievement. Some uses of ‘uh

huh” and other things that come between sentences. In. D. Tannen (ed.) Georgetown

University roundtable on language and linguistics: analyzing discourse and talk.

Washington DC: Georgetown U. P. pp. 71-93.

SPERBER, D. (1989). L'étude anthropologique des représentations : problèmes et

perspectives. In : Jodelet, Denise (éd.), Les représentations sociales. Paris : P.U.F. ,

1989. pp. 115-130

SUCHMAN, L. (2007). Human-Machine reconfigurations. Plans and situated actions.

2nd. Ed. Cambridge: Cambridge U.P.

SUNDHOLM H. (2006). To Share or Not to Share – Distributed Collaboration in

Interactive Workspace. Cooperative Systems Design. In P. Hassanaly , T. Herrmann, G.

Kunau and M. Zacklad (Eds.) Frontiers in Artificial Intelligence and Applications,

Volume 137, pp. 270-285.

THEUREAU, J. (1992). Le cours d'action: analyse sémio-logique, essai d'une

anthropologie cognitive située. Bern: P. Lang.

VINCK, D. Dynamique d’innovation et de conception et rôle des objets intermédiaires.

Ecole d’été du GDR TIC et société « Les Supports de la Connaissance : Technologies,

Médiatisation, Apprentissage » 11-15 septembre 2006, Autrans. 39p.

WHITTAKER, S., FROHLICH, D., DALY-JONES, O. (1994). Informal workplace

communication: what is it like and how might we support it?. In Proceedings of the

SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems: Celebrating

interdependence (Boston, April 24-28, 1994). B. Adelson, S. Dumais, and J. Olson, Eds.

CHI '94. ACM Press, New York, NY, 131-137.

51

Remerciements :

La mise en place de dispositifs socio-techniques est un travail d’équipe. Les

résultats présentés ici s’appuient sur un travail collectif engagé depuis 1999,

auquel ont contribué notamment : M. Anastassova, P. Andujar, A. Aziz, S.

Bellan, N. Bielski, R. Boillot, J. Borchers, F. Botta, F. Boulot, JM Boutin, M.

Boutin, Ph. Brajeul, A. Cicourel, B. Corde, A. Cordelois, L. De Cicco, JP

Delhomel, C. Devic, S. Duchene, C. Felter, G. Fieldman, C. Fischler, O. Fergon,

P. Froment, C. Gardair, V. Gayrard, M. Geka, L. Gioara, P. Guillermin, M.

Guyot, Y. Guyonvarc’h, PM Guyonvarc’h, V. Hartkopf, JM Herodin, J. Hollan,

D. Huyhn, C. Ibello, C.G. Jansson, F. Jegou, N. Kalampalikis, X. Lemesle, T.

Lemoing, Ch. Lenay, V. Loftness, N. Lesbats, J. Liberman, J. Mattsson, D.

Menga, S. Meneghelli, T. Moreau, P. Morin-Andreani, O. Nadiras, T. Nguessan,

P. Nguyen, V. Nosulenko, P. Obry, T. Prante, S. Richardot, C. Roecker, D.

Russell, JM. Saas, E. Samoylenko, F. Sonder, R. Stenzel, N. Streitz, H.

Sundholm, H. Taylor, A. Tarrago, L. Tralli, P. Welinski, T. Winograd.

Nom du document : reseaux-6281313-a.doc

Répertoire : D:\articles\2006-2-1 Réseaux

Modèle : C:\Documents and Settings\admin\Application

Data\Microsoft\Modèles\Normal.dot

Titre : Réunion à distance : retour d'expérience sur les salles de visioconférence

et principes de conception

Sujet :

Auteur : adm

Mots clés :

Commentaires :

Date de création : 2007-09-30 23:02:00

N° de révision : 10

Dernier enregistr. le : 2007-10-02 00:17:00

Dernier enregistrement par :

Temps total d'édition : 296 Minutes

Dernière impression sur : 2008-06-16 10:36:00

Tel qu'à la dernière impression

Nombre de pages : 51

Nombre de mots : 13 020 (approx.)

Nombre de caractères : 71 612 (approx.)