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puN - Éono¡rs UNtvERStTAtRES DE LoRRAtNE

D'un genre à l'autre : la transmodalisation dramatiquesous la direction de Clara Debard

Cet ouvrage a pour obiet la poétique des palimpsestes dramatiques, Dans une approche

transhistorique, de Jæques Grévin à Bemard-Marie Koltès, les onze articles se proposent

d'embræser les problématiques de la réécriture inter et intramodale, avec transmodalisation

d'un texte littéraire pour la scène, migration d'idées et de penonnages d'un genre à I'autre, ou

auto-variations intertextuelles, Quelles sont les métamorphoses opérées par l'écriture thé àtrale?

Comment conduit-elle de I'autre à soi ?

Auec les nntributions de Flormce Bernard, Micbel Batrønd,

Ricbard Crescmzo, Clara Debørd, Florence Fix, Corinne Flicker, IØrine Gømoni,

Anne Guuy, Lucie KemþJ Muriel Plana, Valmlina Ponzetto,

et des extraiß inédiß de la mße en scène /ø Frères Kararnuov þar Jøcques Coþeau.

Illustration de couverture : L Opéra de Budapest, Jean-FÉdéric Debard, cliché 2013,

IIilXXililUilililil

ISBN : 978-2-8143-021 5-0

9

PRIX:15€

Un libertin au vaudeville : les adaptationsthéâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

Valentina PONZETTO

Séduisant, irrésistible, doué d'une énergie hors du commun pour tout

corps à corps d'armes ou d'alcôve, le chevalier de Faublas rivalise avec

Don Juan. Malgré ses seize ans et sa figure délicate, que l'on prend aisé-

ment pour celle d'une jeune fille, il fait preuve d'une virilité conquérante,

s'illustrant dans une telle accumulation de prouesses érotiques que son

entourage en conçoit des alarmes pour sa santé. Les femmes < d'ognistato, d'ogni forma e d'ogni etàr >>, se jettent littéralement dans ses bras,

prêtes à toute sorte de folies, sans opposer la moindre résistance. Le public

aussi lui a largement accordé ses faveurs, impatient de le retrouver encore

et encore, si bien que le sémillant chevalier, après avoir été au centre

de trois romans écrits par Louvet de Couvray, a fini par échapper à son

créateur, acquérant une existence autonome, dont témoigne un nombre

exceptionnel d'adaptations et d'épigones. S'il n'a pas atteint le statut de

mythe cornme Don Juan, onporura dire avec Philippe Roger qu'il l'a du

moins rejoint < au panthéon des séducteurs archétypaux 2 >>. Le prouvent,

entre autres, la << consécration du pluriel3 >>, dès 1832, dans le Livre des

Cent-et-un, où Félix Joncières évoque les < Faublas du Quartier Latina >,

l. Lorenzo Da Ponte, Don Giovanni, o il sedultore punito,livret pour l'opéra de Mozart,atto I, scena 2, < air du catalogue >.

2. Philippe Roger, entrée < Faublas >> dt Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel,Paris, Laffont, 1999.

3. Ibid.

4. Félix Joncières, Le Luxembourg, in Paris, ou Le Livre des Cent-et-un, tome 8, Paris,

Ladvocat, 1832, p.207.

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Valenlina Ponzelto

ou l'existence d'un volume Paris-Faublas dans la série anecdotique et

descriptive des Petits Pqris en 18545.

Une vogue durable, du roman au théâtre

Entre la fin du XVIII" siècle et le début du XIX", on assiste à une

véritable mode de Faublas : les continuations abusives, les imitations

avouées, les contrefaçons, les transpositions sous forme de pièce de

théâtre, d'opéra ou de ballet foisonnent en France et se répandent même

à l'étranger. Louvet lui-même avouait d'ailleurs avoir fondé sa < petite

fortune6 >> sur la vente de ses romans, étonnant succès de librairie dès laparution du premier volume, Une année de la vie du chevalier de Faublas,

en 7787. Tel un moderne auteur de best-sellers il s'était alors empressé

d'écrire la suite. En 1788 paraissait Six semaines de la vie du chevolier

de Faublas, et en 1790 La fin des amours du chevalier de Faublas,

accompagné d'une seconde édition des parties précédentes. Les trois

volumes étaient réunis en une seule édition globale en 1798 sous le titre

des Amours du chevalier de Faublas. D'après Michel Delon on compte

ensuite (( une quarantaine de rééditions tout au long du XIX" siècle7 >>,

dont deux établies par des hommes de lettres de la taille de Henri de

Latouche ( 1 82 1 ) et Philarète Chasles (1822). Un critique avisé comme

Jules Janin y reconnaissait << un des succès les plus inouïs, je ne dirai pas

de la langue française, je ne dirai pas de la littérature française, mais ce

qui veut dire tout autant, [...] de la lecture française 8 >.

La raison de cet engouement est sans doute à chercher dans la nature

originale de l'æuvre, qui semble résumer à elle seule, dans un équilibre

délicat et toujours instable, les composantes les plus disparates coexistant

dans les goûts littéraires du temps. Commencée et conduite dans la

5. Taxile Delord, Arnould Frémy et Edmond Texier, Paris-Faublas, danslaserie Les PetitsParis, par les auteurs des < Mëmoires de Bilboquet >, vol. 21, Paris, Taride, 1854.

6. Jean-Baptiste Louvet de Couvray, Quelques notices pour I'histoire et le rëcit de mes

përils depuis le 3I mai, à Paris, chez Louvet, libraire, Palais Egalité, I'an III de la République

ltTesl, p. 17 .

7 . ld., Les Amours du chevalier de Faublas, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, coll, Folio,1996, ( Notice > p. ll14.

8. Jules Janin,Journal des Débats,2Sjanvier 1833.

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Un libertin au vaudeville : les odaptations thëâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

meilleure tradition du libertinage mondain, galant et lége¡ scandée par

I'accumulation des conquêtes de Faublas (la douce Sophie, la marquise

de B***, la soubrette Justine, la comtesse de Lignolle), l'intrigue tourne

parfois au,picaresque dans ses rebondissements les plus cocasses et

aventureux,,rou â.r) sentimental-larmoyant avec le portrait des jeunes

amoureuses et la peinture des rapports de filiation. Le ton s'assombrit

d'ailleurs de plus en plus au fil de I'histoire, pour terminer dans une

atmosphère de quasi-roman noir, avec les morts aussi tragiques que

spectaculaires de la marquise et de la comtesse ainsi que la folie du héros.

En même temps, tout le roman est parcouru par un souffle héroïque et

patriotique, lié notamment aux vicissitudes polonaises de Lovzinski,futur beau-père de Faublas, amant chevaleresque et incarnation des

vertus citoyennes.

Les nombreux ouvrages dérivés ont privilégié tantôt I'une tantôt l'autre

de ces tendances, démultipliant la densité foisonnante de l'original en

un grand nombre de gernes et de tons. Les romans, coÍrme I'a montré

Michel Delon, < ne sachant réinventer l'équilibre [...] de leur modèle

entre libertinage et sensibilité, ont versé soit dans la seule grivoiserie, soit

dans le moralisme bien-pensante >>, à l'exception duNouveau Faublas de

Jean-François Mimault, mêlant amours et actualité politique. L'épisodepolonais a connu une postérité àpart, qui a fait couler beaucoup d'encre,

dans le domaine de l'opéra, où sa composante sentimentale et pathétique,

voire mélodramatique, est particulièrement mise en valeur, propulsant au

premier plan les infortunes de la frdèle et malheureuse Lodoïska, épouse

du patriote Lovzinski et héroihe éponyme de trois opéras de Cherubini,

Kreutzer et Mayerro.

9. Michel Delon, < Amour et révolution : Le Nouveau Faublas de Jean-François Mimault >,

Entre libertinage et révolution. Jean- Baptiste Louvet 1760-1797, textes réunis par PierreHartmann, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 265.

70. l) Lodoi'ska, comédie héroïque en trois actes, mêlée de chant, par le citoyen Fillette-Loraux, musique du citoyen Chérubini, Paris, au Théâtre de la rue Faydeau, l79l .2) Lodoi'ska,

ou les Tartares, comédie en trois actes, mêlée d'ariettes, paroles du citoyen Dejaure, musique

du citoyen Kreutzer, représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens le premieraoût 1 791 . 3) La Lodoïska, dramma per musica de G. Gonella, sur une musique de GiovanniSimone Mayer, créée à La Fenice di Venezia en7796 et reprise à Milan la même année.

Sur le sujet voir notamment : Marek Tomaszewski, < L'univers héroïque polonais dans Zes

Amours du chevalier de Faublas et son impact sur I'imaginaire social à la fin du XVIII" siècle >,

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Valenlina Ponzetlo

Beaucoup moins connues, les transpositions théâtrales qui voient lejour entre la veille de la Révolution et la Monarchie de Juillet adoptent

en revanche le ton léger et insouciant de la comédie ou du vaudeville,

laissant de côté engagement politique, pathétique larmoyant et morts

tragiques, au profrt des seules amours de Faublas ou, pour mieux dire, de

leurs débuts ludiques et espiègles. Cela va presque de soi pour la première

des pièces, Le Chevalier de Faublas, de Villemain d'Abancourt, petite

comédie en un acte et en vers tout à fait anodine représentée en février

1789, donc écrite dans la foulée du second roman, alors que les aventures

du héros sont encore en train de se développer. Les transpositions suc-

cessives, toutefois, restent essentiellement dans la même veine, malgré

la publication du dernier volet, plus sombre, du cycle de Louvet, les

années qui passent et le changement du contexte historique et littéraire.(Jne aventure de Faublas, ou le lendemain d'un bal masqué, comédie-

vaudeville de Sauvage et Lecouturier ( 1818), et Faublas, comédie en 5

actes, mêlée de chant de Dupeuty, Brunswick et Lhérie ( 1833 ) mettent

en scène déguisements, quiproquos, cabinets secrets et baisers volés ;

les deux textes privilégient, à peu de détails près, la même poignée

d'épisodes dans le riche tissu du roman et se terminent de la manière

la plus heureuse cornme la plus canonique, avec I'annonce du mariage

entre le jeune chevalier et sa Sophie bien-aimée. Une certaine logique

commerciale n'est probablement pas étrangère à ces choix réitérés.

Les trois pièces sont en effet conçues comme des divertissements sans

prétention, destinés avant tout à exploiter un solide succès de librairiedevant un public encore plus vaste. Les auteurs y mettent donc en avant

un personnage sympathique et auréolé d'un renom sulfureux propre à

émoustiller les spectateurs, mais se gardent bien d'y introduire toute

audace libertine ou politique qui pourrait déclencher la censure. D'autre

part, l'écriture même des romans de Louvet, comme l'ont montré Maria

Serena Turci-Torjussen, puis Catherine Ramond, regorge littéralement

d'éléments théâtraux, et en particulier de situations, de caractères et de

ressorts de comédie, voire parfois de farce, si bien que réécrire Faublas

Revue de littëralure comparëe, avril-juin 1990, pp. 425-432; Pierre Frantz, << Du roman à

I'opéra, Lodoïska >>,in Entre liberlinage et révolution, op. cil.,pp.255-264; Michel Delon,< Faublas et Lodoïska >>, Europe, awil 1991, p. 160-166.

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Un libertin au vaudeville : les adaptations thëâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

pour la scène n'équivaut, en quelque sorte, qu'à rendre au théâtre ce que

Louvet lui a emprunté1r.

Les métamorphoses actantielles au XVI[" siècle

Le fil rouge de l'intrigue, tout d'abord, correspond à celui de la plupart

des comédies : I'amour contrasté entre un garçon et une fille dans la fleur

de l'âge, qui pourront à la fin s'unir par le mariage malgré les obstacles

dressés par les parents respectifs et par des rivaux en amour. Les trois

pièces ont ainsi beau jeu de réduire les complexes rebondissements

du roman à cette seule ligne directrice. L'encombrant personnage de

Lovzinski, qui traîne avec lui un lourd passé et qui enlève sa fille juste

après le mariage, retardant d'un volume tout entier l'heureuse réunion

des époux, disparaît tout simplement. D'autre part, seule la dernière et la

plus complexe des pièces,le Faublas de 1833, prend en compte, tout en

l'édulcorant, I'une des principales originalités du roman : la multiplication

des rivales de Sophie, toutes comblées autant et plus qu'elle, puisque le

chevalier a la singulière caractéristique de prendre toujours de nouvelles

maîtresses sans pour autant quitter les précédentes.

Autour des jeunes premiers s'agite en outre une foule de personnages

très typés, qui sortent tout droit de la tradition comique et n'ont pas

besoin d'adaptations pour retrouver le chemin des planches : Jasmin

le valet rusé, Justine la soubrette friponne, M. Person, le précepteur

pédant, ignorant et servile, le baron de Faublas, père noble aimant mais

sennonneur, et surtout les maris trompés de la marquise de B'1"ß{' et de

la comtesse de Lignolle, l'un plus ridicule et maniaque que I'autre, tout

désignés pour donner vie à des scènes bouffonnes avec leurs obsessions

caricaturales. Le comte de Lignolle, qui se croit bel esprit, passe le plus

clair de son temps à composer des charades dont il est démesurément fieret ne pense pas à autre chose. Détail croustillant : il compense par cette

surexcitation cérébrale une impuissance sexuelle totale et invincible.M. de B'ß'l'1', en revanche, brûle de désir pour sa femme, sa servante, et

11. Cf. Maria Serena Turci-Torjussen, < L'Elemento teatrale ne Les Amours du Chevalierde Faublas >>, Paragone,n.276,févner 1973,pp.23-52; etCalherine Ramond, < Éléments

théâtraux dans les Amours du chevalier de Faublas >>, Entre libertinage et révolution. Jean-Bapt iste Louvet I 7 60- I 7 97, op. cit., pp. 63-7 l.

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Valentina Ponzetlo

surtout pour Faublas, qu'il croit une demoiselle. Féru de phrénologie, ilprétend être un grand physionomiste, ce qui entraîne les quiproquos lesplus plaisants, puisqu'il n'est même pas capable de déceler le sexe duhéros sous son déguisement.

Le dég,uisement, ou plutôt le travestissement sous les habits de l'autresexe, autre élément théãtral s'il en est, est devenu l'emblème, la marquedistinctive de Faublas. La < figure douce et finer2 > du jeune chevalier, sa

beauté surprenante et androgyne, inspirent d'abord à son ami Rosambertl'idée de l'amener sous des habits féminins à un bal masqué de carnaval.Cela réussit si bien, surtout auprès des femmes, que le jeune étourdivivra la plupart de ses aventures en jupon, d'abord sous le nom de Mlledu Portail, amie plus qu'intime de la marquise de B:ß¡ß'ß, ensuite sous

celui de Mlle de Brumont, demoiselle de compagnie chez la comtesse de

Lignolle, et, le temps d'une évasion rocambolesque, même en religieuse.Ainsi, qui ditFaublas dit désormais déguisement, fantasme incarné d'unedouceur et d'une beauté angéliques et ambiguës jointes à une vigueurindubitablement virile et, qui plus est, inépuisable.

Les situations tour à tour scabreuses, équivoques, cocasses ou dra-matiques engendrées par ces éléments, déjà fort spectaculaires, sontultérieurement dramatisées par Louvet, qui n'hésite pas à laisser laparole directement aux personnages dans de longues scènes entièrementdialoguées. Parfois même, l'écriture se fait purement dramaturgique,avec un enchaînement de répliques précédées du nom du personnage

qui les prononce et sobrement ponctuées de courtes didascalies. C'estnotamment le cas de la scène, à plus d'un titre inaugurale, où Rosambert,pour tourmenter Faublas et la marquise de B***, entreprend de raconterau marquis la mésaventure prétendument arrivée à I'un de ses amis,bemé par une épouse infidèle et un amant travestir3. Le récit, transparentsous des mots à peine couverts, les efforts des amants pour détourner lecours de la conversation et la niaiserie à toute épreuve du mari offrentle plus plaisant et vivace des contrastes, conduit avec un brio qui feraitbonne figure sur scène. On pourra citer aussi la scène au commissariat,

12. Jean-Baptiste Louvet de Couway, Les Amours du chevalier de Faublas, éd. MichelDelon, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996,p.64.

13. Ibid., pp. t0l-113.

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Un libertin au vaudeville ; les odaptations th¿ôtrales des Amours du Chevalier de Faublas

véritable pochade où le chevalier, arrêté comme voleur par les valets du

marquis, réussit le tour de force de se tirer d'affaire en rejetant le blâme

sur les domestiques et en dupant encore une fois M. de B*** sur son

identité malgré le témoignage de son propre père 14.

Les trois pièces s'emparent de ces éléments avec des degrés différents

de fidélité au roman, d'audace et de succès. Le Chevalier de Fqublas

de Villemain d'Abancourt, quoique plus proche chronologiquement

de l'æuvre de Louvet, en reprend le moins de détails et s'en éloigne le

plus par l'esprit. C'est une bluette parfaitement innocente, convenue et

convenable, sans le moindre frisson d'érotisme ou de subversion, où

I'on voit Faublas amoureux de Sophie et ne songeant qu'à l'épouser.

Le seul obstacle vient du fait que le baron de Faublas, tuteur de Sophie,

songe plutôt à la marier avec un riche parti. Mais, après avoir assisté,

non vu, aux aveux mutuels des deux jeunes gens et les avoir sévèrement

interrogés l'un après l'autre, persuadé de la sincérité de leur amour, ilconsent enfin à les unir, pourvu que le chevalier s'illustre auparavant dans

les armes. Celui qui mène, puis dénoue I'intrigue dans le court espace de

quelques scènes, est donc le baron, adulte responsable qui veille sur les

faiblesses des adolescents tout en sachant se montrer bon père, généreux

et aimant. Tout le scandale de la pièce tient dans un petit mensonge,

d'ailleurs débité par le valet Jasmin et par le gouverneur, non pas par le

chevalier qui reste parfaitement honnête : on dit au baron que Sophie

est rentrée à son couvent, alors qu'en réalité elle était en train de parler

avec Faublas et, qu'à l'arrivée du tuteur, elle n'a eu que le temps de se

cacher dans un cabinet contigu. Pour sortir d'embarras, Faublas profitede la providentielle visite d'une cousine, la comtesse de Rosambert, qui

se rend en domino à un bal masqué. Sophie s'échappera sous le masque,

alors que la cousine reste enfermée dans le cabinet.

On assiste alors à l'unique reprise d'un épisode du roman : le père

sermonnant le fils et lui faisant des reproches sur ses rapports avec une

femme sur laquelle il ne ménage pas trop ses coÍrmentaires, alors que

celle-ci se trouve juste derrière une mince cloison et peut tout entendre.

On appréciera pourtant les fondamentales différences avec l'épisode

14. Ibid.,pp.402-413. Les scènes théâtrales insérées dans le roman, sept au total, ont été

analysées par Maria Serena Turci-Toq'ussen, op. cil.

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Valentina Ponzello

original. Dans le roman de Louvet, le baron, ignorant la présence de la

Marquise de B*tt, reproche à Faublas d'avoir oublié ses engagements

< trop enivré de ce qu'on peut appeler une bonne fortune )) avec une femme

<< vive, ardente, emportée [...] qui sacrifie à la soif du plaisir son repos,

son honneur, l'estime publique's >. Dans la comédie de Villemain, en

revanche, ce même baron, ayant vu Sophie se sauver sous les habits de la

comtesse, et croyant donc celle-ci sortie, se livre à quelque épigramme sur

< I'esprit faux, & la tête légère > de sa nièce, qui < comme une girouette,

[ . . . ] tourne à tout vent >. L'intéressée s'élance alors du cabinet s'écriant :

Arrêtez ; n'allez pas plus avant :

Épargnez-vous les frais de mon panégyrique(Avec beaucoup de gaîté) J'ai sans doute encouru votrejuste critique,Mon cher oncle - Au surplus vos avis sont prudens,

Etj'en prohterai quandj'aurai - quarante ansr6.

Dépouillé de sa composante libertine et de toute allusion peu convenable,

le lien avec l'æuvre de Louvet, comme on peut le constater, se réduit àpeu près à l'expédient du cabinet et aux noms des personnages. Même le

motif du travestissement, qui constitue l'un des invariants fondamentaux

des aventures de FaublasrT, n'est que fugacement évoqué comme une

proposition vite rejetée : Rosambert, littéralement métamorphosé en

femme, ou pour mieux dire en cousine chastement sororale, vient proposer

au héros de prendre un déguisement féminin pour l'accompagner au bal

où ses charmes < feront de brillantes conquêtes,lEtl'éclat de Is]es yeux

tournera bien de têtesr8 >> mais le sage garçon refuse, préferantrester près

de Sophie. Les spectateurs, sans doute attirés par la perspective que faitmiroiter le nom de Faublas, devaient rester plutôt déçus. C'est du moins

15. Jean-Baptiste Louvet de Couvray, Les Amours du chevalier de Faublas, op. cit.,pp.206-207.

16. François-Jean Villemain d'Abancourt, Le Chevalier de Faublas, Paris, chez Brunet,libraire, 17 89, pp. 42-43.

17. Qu'il nous soit permis de poursuivre le parallèle enhe les nombreuses réécritures de

Faublas et le mythe de Don Juan pour leur appliquer le critère très pertinent d' < invariantsdu mythe > employé par Jean Rousset pour I'abuseur de Séville (Jean Rousset, Le Mythe deDon Juan, Paris, Armand Colin, 1978, ch. I ). Le travesti feminin, au moins évoqué à défautd'être représenté, semble constituer un élément indispensable à I'identification de Faublas.

18. François-Jean Villemain d'Abancourt, Le Chevalier de Faublas, op. cit.,pp.22-23.

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Un libertin au vaudeville : les adaplations thëâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

ce que laissent entendre quelques lignes de l'< Avertissement > ajouté

à la version imprimée de la pièce, où l'auteur cherche manifestement à

s'excuser, avec des prétextes assez obscurs, de ne pas avofu osé l'audace

qu'on attendait de lui :

J'ai tiré le sujet de cette bagatelle d'un Roman trop avantageusement connu,pour que je puisse ajouter à son éloge : je n'en ai sans doute pas pris lasituation la plus gaie, je le sais ; mais j'avais un but que des circonstances

étrangères à I'Ouvrage ne m'ont pas permis de remplir. Sur le tihe de lapièce, le public s'était imaginé, je ne sais à quel propos, voir le chevalier de

Faublas déguisé en femme chez le Marquis de B*¡r'!* ;je conviens que cela

aurait été plus piquant ; mais je n'ai à répondre que ce que je viens de direre.

La chose n'aurait pourtant pas été inconcevable sur la scène du temps,

surtout en prenant soin de confier le rôle de Faublas à une actrice. Témoin

le Mariage de Figaro,représenté en public avec un succès triomphal dès

1784, avec son Chérubin fripon et travesti, auquel Louvet lui-même a

emprunté plusieurs traits de son héros2O.

Il est très difficile de dire si la pièce de Villemain eut quelque succès.

Créée au théâtre de Monsieur, aux Tuileries, le 3 février 1789, elle connut

seize représentations, hès espacées à cause de l'alternance,jusqu'au 3 juin,

ce qui n'est tout de même pas méprisable pour l'époque et pour un théâtre

sans privilège2t. Après les jours de relâche de tous les spectacles imposés

du 5 au 13 juin à cause de la mort du Dauphin, le 4, la pièce ne reparaîtra

plus à I'affiche, mais il en faut sans doute imputer la faute à l'Histoireplus qu'aux qualités intrinsèques du texte. Il n'en subsiste apparemment

19. Ibid., Avertissement, NP.

20. Pour I'analyse de ces emprunts voir Catherine Ramond, < Eléments théâhaux dans les

Amours du chevalier de Faublas >>, op. cit.,pp.64-66.

21, Le théâtre de Monsieur, alors installé dans la salle des machines des Tuileries, était,

comrne son nom l'indique, sous la protection du comte de Provence, frère du roi et futur LouisXVIII. De fait, il était géré par Léonard, le coiffeur de la ¡eine Marie-Antoinette. Sans doute

à cause de ces illustres protections il avait un statut mitoyen entre les théâtres à privilèges et

tous les autres. Notons au passage que c'est dans ce même théâtre, devenu < Théâtre de larue Feydeau > après I'émigration de Monsieur et le déménagement dans un nouveau siège

sis dans la rue homonyme, que sera donnée la première de Lodoïska de Cherubini enl79l.Cf. Andrea Fabiano, I < Buffoni > alla conquista di Parigi, Torino, Paravia, 1998, ch. IV :

I buffoni dal parrucchiere : la rivoluzione del Thëôtre de Monsieur,pp. 125-154; et DavidTrott, Thëâre du XVIII" siècle,jeux, ëcritures, regards, essai sur les spectacles en France de

1700 à 1790, Monþellier, Editions Espace 34, 2000.

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Valentina Ponzetlo

pas trace dans les comptes-rendus et les chroniques théâtrales d'époque,ce qui exclut un accueil enthousiaste sans pour autant contraindre à

d'autres conclusions. Le Chevalier de Faublas n'était en effet qu'unlever de rideau, donné avant les spectacles qui constituaient la fierté et

la principale spécialisation du Théâtre de Monsieur : les opéras bouffesitaliens et les parodies françaises d'opéras italiens22. Le dépouillement duMercure de France et du Journal de Paris permet de savoir que la petitepièce fut couplée avec Le Marquis Tulipano, Orgon dans la lune, ou Lecrédule trompé et I Filosofi immaginarj, sur des musiques de Paisiello,et avec L'impresario in angustie, de Cimarosa, opéras qui retiennentI'attention des critiques en effaçant ce modeste Faublas.

La transmission actantielle au XIX'siècle

Le personnage retente sa chance théâtrale en pleine Restauration,en 1818, au Théâtre du Vaudeville, sous la plume de Thomas Sauvage

et N. Lecouturier. Une aventure de Faublas, ou Ie lendemain d'un balmasquë, comédie-vaudeville en un acte, présente à peine plus d'épaisseurque la pièce de 1789, et un contenu tout aussi léger. De nouveau, le jeune

chevalier ne désire que le mariage avec l'élue de son cæur, cette foisprénommée Clara. La marquise, devenue pour I'occasion de Senneville et

tutrice de la demoiselle, maintient certes un rôle de guide et un caractère

enjoué, mais dans un registre bien autrement moral que chez Louvet : son

unique faiblesse est un goût un peu trop vif pour les toilettes dernier criet les bals où elle peut en faire parade. Pour le reste, elle fait preuve d'unsolide bon sens. Elle y ajoute une indulgence maternelle envers les deuxamoureux, dont elle décide de seconder la passion faiblement contrastéepar le baron de Faublas, désormais métamorphosé en oncle boumr duhéros. L'enjeu de la comédie est en effet non pas I'union du chevalieret de Clara, à laquelle personne ne s'oppose, mais simplement sa date :

alors que le baron considère son neveu trop étourdi et irresponsable pourle mariage et voudrait le faire attendre dix ans, lui interdisant entre tempsde fréquenter sa promise, le jeune homme brûle d'une compréhensible

22. Porur le répertoire du théâtre cf. Alessandro Di Profio, La Rëvolution des Bouffons.L'opëra italien au thëôtre de Monsieutt 1789-1792, Paris, CNRS éditions, 2003.

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Un libertin au vaudeville : les ødaptations théâtrales d¿s Amours du Chevalier de Faublas

impatience. Les petites folies auxquelles il se livre pour essayer de

contourner f interdit et l'intercession de la marquise finissent par emporter

le consentement de l'oncle.

Sur cette intrigue si mince qu'elle ne tient presque pas debout, les

auteurs ontpourtant réussi à greffer avec une indéniable habileté certains

épisodes célèbres et certains éléments clé du roman choisis parmi les

plus comiques, spectaculaires, ou affriolants. Ainsi, si l'on n'assiste

pas au bal masqué où Faublas a été introduit dans le monde déguisé en

mademoiselle Duportail, l'épisode est pourtant évoqué dès le lever du

rideau, et devient le moteur de I'action. Désireux de voir Clara,le chevalier

se présente chezlamarquise de Senneville, qui le prend d'abord pour la

demoiselle dubal malgré ses habits d'homme. Devant celle dont il espère

protection et indulgence, le héros avoue bien vite son petit mensonge et

son véritable sexe, mais il ne souhaite pas methe dans le secret le marquis

qui survient peu après. Or, pour ne rien perdre du potentiel comique du

roman tout en faisant des économies de personnages, celui-ci se retrouve

affublé à lui seul des manies de M. de B:r"r'{< et de M. de Lignolle. Lettré

prétentieux, il vient de terminer une charade qu'il veut lire à sa femme.

Physionomiste dilettante, il ne manquera pas de reconnaître la prétendue

demoiselle Duportail, de poser nombre de questions, et sans doute de

prévenir le baron. Que faire ? Faublas trouve la solution : il revêt une

robe de la marquise qui traîne sur un fauteuil pour se faire de nouveau

passer pour une f,rlle. Et pour obtenir le temps nécessaire à cette opération

on dit au mari qu'on compose une charade dont il devra deviner le mot

avant d'avoir le droit de franchir la porte.

Voici donc réintroduits sur scène le fameux travesti féminin et l'épisode

de la charade, sans doute le plus osé du roman. Chez Louvet, M. de

Lignolle cherchait à voir sa femme alors qu'elle était au lit avec Faublas,

et fort occupée. Pour ne renoncer à rien, les amants improvisaient alors

une charade à la limite du pornographique, à peine voilée par le recours

à I'italien et par une ellipse finale :

Amo'l primo mio (Piano a Faublas abbracciandolo) L'amo di molto 1...1M'ama'l secondo mio (Piano a Faublas) M'ami. Ah ! M'amí è vero ? Nonrisposi, ma l'habbracciai teneramente, mentre che'l Lignolo con grandissima

attenzione ridiceva m'ama'l secondo mio.- Bravo signor, disse la Contessina,

39

Valenlina Ponzetlo

e'l mio integrale ben'che composto da duo, non dimenofa piu ch'uno l...lMa disse il Lignolo, dunque in prosa la fate ? - Signor ... si ... in pro ... 21

.

Comme dans tout roman libertin, la dissolution de la parole vaut pourtranscription graphique de la jouissance. Rien de tel, bien évidemment,n'est posSible au théâtre. Très adroitement, I'enjeu de la scène y devientdès lors non pas le sexe tout court mais... le sexe du héros. Faublas et lamarquise, faisant suivre le geste à la parole, chantent ainsi des coupletsqui évoquent la transformation du petit officier en dame du monde :

trio Musique de M. Doche(Faublas défait son habit militaire).

Mme de SennevilleMon premier, tel qu'un militaire,

Aimable (óas) mais mauvais sujet,Aux dames désire de plaire...

Faublas - bas à Mme de SennevilleAh ! quel bonheur s'il leur plaisait.

(Mme de Senneville porte l'habit, le chapeau et l'épée de Fqublas dans lecabinet à gauche, le ferme et en prend la clef, l. . .l Il met la robe)

Mme de SennevilleSous le masque de I'innocence...

FaublasSous l'habit d'un sexe enchanteur

Mme de SennevilleMon second a sous sa puissance

Peut-être réduit votre cæur.

t...1Mon tout, quoiqu'en cette aventure,Composé de deux, ne fait qu'un2a.

Le scandale criant de l'érotisme explicite et de l'adultère impudemmentassumé cèdent la place à une sensualité diffrrse, à fleur de peau. Lelibertinage s'estompe en badinage de fête galante, suspendu, le temps

23. Jean-Baptiste Louvet de Couvray, Les Amours du cheyalier de Faublas, op. cit.,pp.602-603.

24. Thomas sauvage et N. Le couturier, (Jne aventure de Faublas, ou le lendemain d'unbal masquë, Paris, chez Mlle Huet-Masson, 1818, pp. l7-18.

40

lJn libertin au vaudeville : les adaptalions lhëâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

d'une chanson, entre grâce et audace. Suivant le modèle de Beaumarchais,

particulièrement évident, la scène joue sur 1'ambiguilé, frôle l'effeuillage,

vise la séduction du spectateur. C'est la raison pour laquelle une note

liminaire prévient, coÍrme pour Chérubin, que < le rôle de Faublas ne

peut être jéué que par une femme 2s >>.

Le petit manège se répète, quatre scènes plus tard, avec la servante

Marie, qui aide le chevalier à ôter la robe et lui laisse voler un baiser. Lejeune étourdi est donc pris d'une jalousie soudaine pour le valet Victorqui vient demander la même faveur dans la scène suivante. Surgissant

de sous la table où il s'était caché à l'arrivée du serviteur, Faublas se

fait prendre pour un voleur, ce qui permet un enchaînement immédiat

avec la scène du commissariat, directement démarquée du roman. I1

faudra pourtant convenir que chez Louvet la méprise était plus justifiée

et la situation bien autrement piquante, puisque le héros se cachait, en

pleine nuit, d'abord dans une remise à carrosses, où il assistait aux ébats

du cocher La Jeunesse avec la soubrette Justine, puis dans la chambre

à coucher de la jeune fille elle-même, où ilétait finalement découvert.

Ainsi Sauvage et Lecouturier reprennent d'une manière assez fidèle

certains épisodes du roman, mais ils les vident de tout contenu scabreux ou

licencieux, de toute audace libertine, restituant une version très édulcorée,

assagie, composée de trouvailles comiques à I'enchaînement un peu

hâtif. Bref, une << copie >> qui, au dire d'un anonyme critique duJournalde Paris, < reproduitbien faiblement quelques traits > du << tableau >

original sans en ressusciter les attraits, un vaudeville < décousu )>, au

dénouement plutôt froid, accueilli par quelques sifflets d'un publicprobablement déçu par le traitement réservé à Faublas :

On se doute bien qu'ils fles auteurs] ont dû corriger un peu cet aimable

roué et rendre sa conduite moins irrégulière, mais ces mauvais sujets-là

ne perdent guère un défaut sans perdre aussi une partie de leur charme,

et c'est pour le coup que Justine aurait pu s'écrier : Ah ! M. de Faublas,

que vous êtes changé26 !

25. Ibid.,p.2.

26. Journal de Paris, feuilleton du 20 février 1818. Le Journal des débats aussi donne

un jugement fort mitigé, relevant seulement < quelques détails [... ] assez gais > dans unensemble qui < trahit I'inexpérience des auteurs >. Seules < Mme Hervey, qui joue le rôle de

Mme de Senneville avec autant de grâce que de finesse, et Mme Perrin, qui est charmante

4l

Valentina Ponze!lo

Pour trouver un peu plus d'audace et en même temps une plussubstantielle fidélité au roman il faut attendre le Faublas de Dupeuty,Brunswick et Lhérie, comédie en 5 actes, mêlée de chant, créée le 25janvier 1833, elle aussi au théâtre duVaudeville. Cette fois lapièce a

un succès retentissant dont la presse se fait écho. Le sévère Jules Janinn'hésite pas à la définir, dans le feuilleton des Débats du 28 janvier,comme < le grand événement dramatique de la semaine >. C'est àses yeux un vaudeville < réussi et beaucoup, [...] fait avec esprit, ethabilement conduit 27 >>.Le 6 mars on peut encore lire dans Le Corsaire :

<< Faublas est le grand succès de l'hiver. Jamais pièce n'attira la foule àplus juste titre 28 >. Le théâhe ne désemplitpas jusqu'à fin avril, rivalisantavec le théâtre de la Porte Saint-Martin qui affiche Lucrèce Borgiade Hugo. Le public est enfin comblé. Pour la première fois, Faublas,tout en se montrant du premier au troisième acte sous ses charmantsavatars féminins de Mlle Duportail et Mlle de Brumont, est joué par unhomme, Émile Taigny, que sa grâce, sa jolie figure, < un physique plusqu'agréableze >> et une longue pratique des rôles travestis semblaientdésigner tout naturellement pour l'incarner.

Le personnage retrouve dans cette pièce son exubérance conquérante,

sa mauvaise conduite de libertin volage, et en même temps ses célèbres

maîtresses, la marquise de B*** et la comtesse de Lignolle. À la listeil faut encoÍe ajouter, même si elle n'apparaît pas srn scène, l'ingénueMlle de Mésanges, dont on apprend à travers un dialogue à demi-motsque le chevalier s'est fait I'initiateur, tout comme dans le roman, avantqu'elle n'épouse son ami Rosambert. Quelques simples concessions aux

sous les habits de Faublas, peuvent réclamer la plus grande part de ce petit succès > (Journaldes débats,2 mars 1818).

27. Jules Janin,Journal des Débats,28janvier 1833.

28. Le Corsaire,6 mars 1833. Cf. aussi < Le Faublas du Vaudeville marche à pas de géantdans la carrière que la vogue a ouverte dans son action si remplie de douces et élégantesémotions. Chaque soir, il jette plus de mille écus dans la caisse > (ibid.,4 février 1833 ).

29. Edmond Burat de Gurgy, Biographie des acteurs de Paris, Paris, chez les éditeurs rueGrange-Batelière, 1837, p. 94. Gustave Planche estimait d'ailleurs que les talents du jeunecomédien se bornaient à la beauté et à l'élégance : < le satin et la poudre lui vont à merveille,je le veux bien ; mais, füt-il le plus beau cavalier du monde, il aurait encore beaucoup à fairepour devenir un acteur passable > ( Gustave Planche, < Du théâtre français, 2. partie : de laréforme dramatique >>, Revue des Deux Mondes,l", décembre 1834,p. 547).

42

Un libertin au vaudeville : les adaptations théâtrales d¿s Amours du Chevalier de Faublas

bienséances suffisent pour faire passer une infigue aux sous-entendus

fort lestes. D'abord, bien sûr, rien d'indécent n'est montré sur scène : les

dames ont la décence de se rendre dans les ellipses temporelles qui séparent

les actes, pour réapparaître au suivant amoureuses et coupables. Ensuite

la grossesse de Mme de Lignolle est remplacée par une plus romantique

obsession maladive pour son aman| et surtout le dénouement amène la

réconciliation paisible de tous les couples, avec Faublas soudainement

assagi qui renonce à ses frasques pour épouser Sophie, dont l'innocence

est préservée.

Comme le note justement Jules Janin dans sa chronique, << les auteurs

inventent peu ; mais ils se souviennent beaucoup et à propos 30 >>,

enchaînant un premier acte axé sur le bal et f invention du déguisement,

un deuxième chez les marquis de B***, qui met en valeur la sottise

du marquis et la scène du récit de Rosambert, puis un troisième chez

les Lignolle, où le trio de dramaturges tente une reprise de l'épisode

des charades en mode mineur, le comte surprenant la prétendue Mllede Brumont à genoux devant sa femme et en train de se déclarer.

Quelques inventions, à vrai dire, se concentrent au cinquième acte, qui

introduit de plus en plus de modifications pour ménager un happy end

de comédie au lieu des morts tragiques du roman. Mme de B'r"f 't et

Mme de Lignolle renoncent à Faublas pour le laisser libre de se marier,

tandis que Rosambert arrive à raccommoder les belles éplorées avec

leurs maris par un jeu adroit de théâtre dans le théâtre (un proverbe

dramatique dont les deux couples sont les acteurs). Avec une pointe de

regret, Faublas accepte la nouvelle situation, et Rosambert glose, avec

un bon mot empreint de malignité toute vaudevillesque : ( Tu vas te

marier ? Bonne chance 3r >>.

L'évolution progressive de ces adaptations scéniques apparaît donc.

Les trois pièces ne sont qu'un divertissement léger, écrit pour amuser

le public en temps de carnaval, quand le travestissement et une certaine

liberté sont de mise. Elles répondent à la définition de vaudeville comme

< comédie sans prétentions psychologiques ni morales, fondée sur un

30. Jules lanin,Journal des Dëbals,2Sjanvier 1833.

31. Charles Dupeufy, Léon Brunswick, Victor Lhérie Faublas. Paris, Barba, 1833, acte V,

scène 9, p. 98.

43

FValentina Ponzelto

comique de situations, d'intrigues et de quiproquos 32 >>. De l',une à I'autre,

cependant, l'intrigue se fait plus complexe et les personnages mieux

dessinés et moins schématiques. Sur un fond de gaieté et d'insouciance

refont surface d'abord les troubles de 1'ambiguité, puis même le spectre

du drame, conjuré de justesse dans la dernière pièce. Amourettes,

imbroglios et substitutions de personne, qui faisaient tous les frais

de la comédie de Villemain d'Abancourt, cèdent peu à peu la place à

une sensualité suggérée, puis à un retour, quoique en mode mineur, du

libertinage de Louvet. Le Faublas de 1833 n',hésite pas à montrer un

séducteur à l'æuvre et des femmes mariées et infidèles, trompées par

leur amant, conscientes de l'être et néanmoins prêtes à tout pour essayel

d'en conserver les faveurs.

Cette nouvelle audace est probablement un effet de la liberté laissée

par l',abolition de la censure entre 1830 et 1835, mais sans doute aussi

de la révolution esthétique qui vient de bouleverser la scène française'

La déferlante de meurtres, d'incestes, de parricides et d'horreurs en tout

genre qui avait investi le théâtre avec le mélodrame, puis avec le drame

romantique , avaitrendu public et directeurs de théâtres beaucoup moins

farouches. En matière d'adultères, notamment, un pas capital avait été'

franchi en 1831 avec Anthony de Dumas, histoire d'une passion interdite

dans la bonne société contemporaine. Face au scandale de ce < drame

en habit noif )), qui pouvait se dire choqué, désormais, par les frasques

en dentelles du chevalier de Faublas, reléguées au temps révolu d'un

Ancien Régime défunt ? Le temps avait fait des personnages de Louvet

des silhouettes inactuelles et donc inoffensives, à contempler avec un peu

de nostalgie dans leur petit monde artificiel, frivole et vicieux. D'ailleurs,

comme le suggère Jules Janin, la morale était d'avance sauve du moment

que I'on savait ces aristocfates insouciants destinés à être condamnés et

punis par l'Histoire :

N'ayez pas trop de honte de votre intérêt [... ] ! une chose est là qui vous

excuse de vous être attaché quelque peu à ces héros perdus de mæurs, à ces

héroihes en déshabillé du matin [... ] c'est la Révolution qui a fait justice de

ces mceurs et de ces héros. Voyez-vous, à défaut d'intérêt moral, un intérêt

32. Il s'agit de la signification courante à partir du XIX" siècle ( ?'rdsor de la Langue Française.

Dictionnàire de la langue du XIX et du XX'siècle,Paris,Éditions du CNRS, 1971 1994).

44

L

Un liberlin au vaudeville : Ies adaptations théâtrales des Amours du Chevalier de Faublas

douloureux s'empare de l'âme, à la vue de ces hommes et de ces femmesqui se plongent dans le néant de gaieté de cæur. [...] On songe malgré soique le boureau se tient à la porte de ce boudoir couleur de rose, tout prêtà I'enfoncer de sa hache, si elle ne s'ouvre pas assez vite. Le sang de ces

hommes et de ces femmes a expié leurs longues voluptés, et voilà comment,urrartup cæur honnête et des mæurs décãntes, on peut encore se sentirintéressé aux plus grands écarts du dix-huitième siècle, tant ces écarts ontété cruellement expiés33.

33. Jules Janin,Journal des Débats,2Sjanvier 1833

45

Table des matières

Avant-proposClara DEBARD 5

VTÉMMORPHOSES ACTANTIELLES

Du Bellay sur scène : réécritures des Antiquités de Rome dans le Césarde Jacques GrévinRichard CRESCENZO ll

Jacques Grévin et Du Bellay. ..........12

Le hansfert générique..... .................15

Le Césqr de Grévin

L'hybris et le destin

Un libertin au vaudeville : les adaptations théâtrales des Amours duChevalier de FaublasValentina PONZETTO

Une vogue durable, du roman au théâtre.....

Les métamorphoses actantielles au XVIII" siècle

La transmission actantielle au XIX" siècle

Eloge de la mémoire '. Don Quichotte de Cervantès adapté au théâtrepar Victorien Sardou ( 1864) et par Jean Richepin ( 1905)Florence FIX 47

Choisir et oublier..,.. ....................,...48

Articulations et montages.. .............,55

La lecture et la mémoire ..................58

De Shakespeare à Koltès : un autre Hamlet

18

2t

29

.30

.33

.38

Florence BERNARD.

267

.63

<

Simplification de l' intrigue

Action, concision : un Hamlet au présent

nnÉr¡.vroRPHosns IDÉoLocrQUES

De La Garde blanche aux Journées des Tourbine de Mikhaïl Boulga-kov : des personnages contre-révolutionnaires sur une scène révolution-

naire ou les ambiguités d'une transpositionLucie KEMPF

Le roman : projet initial, sujet, composition

La naflre et les enjeux des transformations opérées dans la version théâtrale .....

Les métamorphoses idéologiques.............

Mai 1968 : le joumal de Jacques Foccart mis en théâtre par Jean-Louis

BenoîtMichel BERTRAND ..........................97

De Foccart à De Gaulle 98

64

68

77

78

86

89

De la chronique à la tragédie 107

Le récit à la scène, réécritures épiques, réécritures contemporaines :

d'Erwin Piscator au Groupe MerciMuriel PLANA....,.. .....117

Piscator contre la < pièce de théâtre ))................... ..................120

La shatégie maximaliste : au carrefour des arts ; la shatégie minimaliste : de

la lecture scénique au théâtre-récit...... 124

Le récit scénique contemporain : I'exemple du Groupe Merci 128

ANAMORPHOSES DU CRÉATEUR

L'auto-réécriture chez Alfred Jarry : Ubu Roi, matrice de l'æuvre jar-

ryqueCorinne FLICKER.. ........................135

Les Polonais, Ubu roi et I'intertexte shakespearien ................ 136

Cësar-Antëchrlsl,premièreversiond'Uburoi..... ...................137

268

7'

Césqr-Antëchrist, L' Île du Diable, Guignol : suppressions, réductions,

variations t4t

Play/Comédie, Come and Go/Va-et-Went, Footfalls/Pas de Beckett oula réécriture de la ponctuation entre deux languesKarine GERMONI .....149

Silences et pauses...... ....................151

La genèse croisée entre français et anglais...... ........................153

Virgules, tirets et va-et-vient .........157

Barbe-Bleue et Nicolas Fretel : du conte originel à la scène primitive,une réécriture libératoire ?

Anne GUERY,.................

Porter sur scène pour libérer l'inconscient

Une dramaturgie de la frontalité : une distanciation libératoire ?......,......,..

Une libération illusoire : la dictature de la scène ?

DOSSIBR 2 LES FRERES KARAMAZOV

L'adaptation des Frères Karamazov par Jacques Copeau : une nais-sance à la scène

Clara DEBARD... 187

L'adaptation des Frères Karamazov par Jacques Copeau : une naissance

à la scène

165

167

173

178

187

187

189

l9l

La transmodalisation

Les différentes étapes de < scénisation >.............

L appropriation du texte

Les Frères Karamazoy, acte Ipar Jacques COPEAU... .................195

Les auteurs 263

a

Bibliographie sélective

269

26s