« sanctuaires marins du canal d'otrante », in É. deniaux (dir.), le canal d'otrante et...

12
Insulae Diomedeae Collana di ricerche storichee archeologiche 2 Université de Paris X - Nanterre LE CANAL D'OTRANTE ET LA MÉDITERRANÉE ANTIQUE ET MÉDIÉVALE Colloque organisé à l'Université de Paris X - Nanterre (20-21 novembre 2000) édité par Elizabeth Deniaux TIRÉ-A-PART ~ EDIPUGLIA Bari 2005

Upload: ens

Post on 11-May-2023

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Insulae DiomedeaeCollana di ricerche storichee archeologiche

2

Université de Paris X - Nanterre

LE CANAL D'OTRANTEET LA MÉDITERRANÉE

ANTIQUE ET MÉDIÉVALEColloque organisé à l'Université de Paris X - Nanterre

(20-21 novembre 2000)

édité parElizabeth Deniaux

TIRÉ-A-PART

~EDIPUGLIA

Bari 2005

Sanctuaires marins du canal d'Otrantepar Annick Fenet *

Haut-lieu de navigation dans l'Antiquité 1 dufait de son étroitesse favorisant le passage del'Europe occidentale à l'Europe orientale, on doits'attendre à ce que le canal d'Otrante s'avère richeen cultes et sanctuaires de type maritime - par cettedernière expression, nous entendons un lieu consa-cré à une divinité, de caractère géographique marinet fréquenté pour des invocations liées à la naviga-tion.

De fait, les sources antiques ainsi que l'archéo-logie témoignent de la religiosité des marins ayantfréquenté cette zone "stratégique". Pour en appré-cier la teneur, il convient de comparer ces faits auxautres attestés dans le monde grec 2, afin de déter-miner l'originalité et la spécificité du canald'Otrante en matière de religion marine. Notre pro-

* Docteur en histoire, chercheur associé à l'UMR 7tl41.(équipe ESPRI), Université de Paris X.

1 Cette zone était notamment à l'époque classique un lieude passage pour les Grecs qui faisaient voile vers la Sicile,comme l'atteste par exemple Diodore de Sicile, Bibliothèquehistorique XIII, 3, 1-4. Le trajet suivi par la flotte athéniennelors de l'expédition de Sicile avait été auparavant donné dansses grandes lignes par Thucydide, VI, 44, 1-2; voir l'introduc-tion de R. Van Compernolle, «La pointe de l'Iapygie et Leucasur la route maritime conduisant de Grèce en Italie méridiona-le et en Sicile», in id. et al., Leuca (Collana dell'Istituto diArcheologia e Storia antica 1), Galatina, 1978, p. 1-6, quidonne toutes les références antiques concernant cette zone. Surles routes maritimes et la configuration générale des Pouillesantiques, voir C. Pagliara, «Santuari costieri», 1 Messapi. Attidei XXXO con vegno di studi sulla Magna Grecia (Tarento-Lecce, 4-9 ott. 1990), Taranto, 1991, p. 503-508; E.C. Semple,The Geography of the mediterranean region. Its relation toancient history, London, 1932, p. 631.

2 Cette étude s'appuie sur une thèse de doctorat soutenue àParis X-Nanterre en novembre 1998 sous le titre: Caractèreset cultes marins des divinités olympiennes dans le monde grecd'Homère à la fin de l'époque hellénistique. Contribution àl'étude de la religion des marins grecs (abrégé désormais enCultes marins). Elle est à paraître sous le titre Etude de reli-gion marine dans la Collection de l'Ecole française de Rome.Voir également A. Fenet, «Les dieux olympiens et la mer: lecas de la Messénie et de la Laconie», TROPIS VII, 7th

,(

pos consistera donc à dresser un inventaire de ceslieux de part et d'autre du canal, avant de proposerune analyse non seulement géographique maisaussi des pratiques cultuelles spécifiques à cemilieu marin.

1. Inventaire des sites (fig. 1)Façade occidentale

Le sanctuaire le mieux connu est la grotte cul-tuelle de Sta Maria di Leuca. La grotte en question,dite Porcinara, se situe à l'extrémité du talon de labotte italienne, à la pointe de l'Iapygie antique.Aujourd'hui elle appartient au territoire de la peti-te station balnéaire de Santa Maria di Leuca, plusprécisément sur une pointe située à l'ouest de laville actuelle nommée Punta Ristola 3.

Al' entrée de la grotte se trouve une sorte de ter-rasse, surplombant aujourd'hui la mer d'environ 12m 4, accessible depuis le rivage et depuis la terrassesupérieure par un escalier5 (fig. 2). Sur cette plate-forme le long de l'escalier, les fouilles ont mis enévidence l'existence d'une eschara: un monceau depierres, terre brune, charbons de bois, os et tessonsbrûlés, délimité de façon à peu près circulaire pardes blocs. La céramique permet de dater le faitarchéologique de l'ensemble du VIle s. a.c. 6

La grotte se présente comme une grande anfrac-tuosité naturelle du rocher, divisée en 3 salles 7. Ses

International Symposium on Ship Construction in Antiquity(Pylos, 26-29 aug. 1999), à paraître.

3 Voir photo aérienne du site parue dans la publication dusite, R. Van Compernolle et al., Leuca, pl. 1.

4 F. d'Andria, «Note sull'impianto cultuale», in Leuca,1978, p. 86-87 et coupes pl. 99-100.

5 Id., «L'esplorazione archeologica», Leuca, p. 58-59, pl.20B et 21, A et B.

6 Ibid., p. 68 ss., pl. 20 D-E, 21 D-E, 22, 23; une reconsti-tution est proposée pl. 96.

7 Voir plan donné dans ibid., pl. 101.

39

Annick Fenet

1. - Carte de répartition des sanctuaires marins sur le détroit d'Otrante.

parois sont gravées d'inscriptions 8, en latin et engrec, détériorées par des grafittes plus récents etpar le salpètre 9. De façon générale, elles sont

datées entre la fin du lef s. a.C etla première moitié du IIIe s.; cer-taines d'entre elles figurent dansun cadre conçu à cet effet. Laroche a été également tailléedans un coin afin d'y aménagerune sorte de banquette.

Quelques inscriptions ontpermis d'identifier la divinitéhonorée dans la grotte. Il s'agitde Zeus, désigné dans lesinscriptions latines sous les troislettres I(uppiter) O(ptimus)M(agnus). Trois dédicaces sontexplicites à cet égard: l'une engrec la dédiée à ~ü et les deuxautres en latin 11.

Par ailleurs, l'étude du maté-riel mis au jour lors des fouilles,notamment de la céramique pré-sentant des inscriptions, a permisd'établir l'existence d'un culte àcet endroit, dès le VIe s. a.c.,rendu vraisemblablement à unedivinité nommée Zis Batias,équivalent messapien de ZeusBatios 12. Les inscriptions parié-tales déchiffrées ne représente-raient dès lors que quelquesmarques de dévotion parmi denombreuses autres, offertes aumoins depuis l'époque archaï-que 13 jusqu'à l'époque impérialeau dieu Zis/Zeus/Jupiter.

discernables et la grotte non protégée contenait quelques ordu-res et des traces de feu.

10 C. Pagliara, Leuca, p. 197-198 n° 6, pl. 77.11 Ibid., p. 200-202 n° 14 et p. 203-204 n° 17, pl. 79b et 81a.

n faut peut-être ajouter une troisième inscription, disparuemais mentionnée par un voyageur du XIxe s.: ibid., p. 208, n°3l.

12 C. Pagliara, op. cit., p. 187-188 et p. 218-22l.13 La céramique grecque du site étudiée par A. Rouveret

remonte jusqu'au VIlle s.: voir R. Van Compernolle, Leuca, p.6 et A. Rouveret, ibid., p. 91-115 et pl. 52-64. Du matériel del'âge du bronze a été retrouvé sur la pointe voisine de S. Mariadi Leuca: G. Cremonesi, Leuca, p. 27-43 et pl. 13-17; la grot-

8 Celles-ci ont été publiées par C. Pagliara une premièrefois dans «La grotta Porcinara al capo di S. Maria di Leuca 1.Le iscrizioni», Annali dell'università di Lecce VI, 1971-1973,p. 5-67, puis une seconde fois lors de la publication généraledu site: «Le iscrizioni», in Leuca, p. 177 à 221, pl. 76 à 85.Désormais, les références concernant les inscriptions ne serontdonnées que pour la publication la plus récente.

9 Le site s'est beaucoup dégradé ces dernières années: lorsde mon passage en 1994, les inscriptions étaient difficilement

40

Sanctuaires marins du canal d'Otrante

A

B

C

0

E

F

G

H

L-

M

N

0

P

a

~R

S

T

U

V

Z,

o •..tU tU tU M

tU tU<1 III ID ,.. GlilitUtUNNNN

E

F

G

GROTTAPCRCINARA H

2. - Plan de la grotte Porcinara, Leuca. D'après Leuca, op. cit.

A

••cD

l.

NI

N

op

Q

T

U

v

%

41

Annick Fenet

Un demi-jas d'ancre de pierre a été trouvé dansle remplissage de l'eschara (fig. 3). Il est d'unepierre riche en micas, non locale: l'objet déposé àcet endroit vient d'ailleurs 14. L'objet appartientpeut-être à une série d'offrandes réalisées au VIe s.qui paraissent avoir été déposées au-dessus ouautour de l' escha ra 15.

La grotte Porcinara n'est pas le seul lieu hono-ré par les marins de passage dans cette zone occi-dentale du détroit. Ainsi, l'extrémité de la péninsu-le est liée à la tradition troyenne. Denysd'Halicarnasse (Antiquités romaines 1,50,4-51,3)raconte ainsi l'itinéraire maritime suivi par Enéedans le canal d'Otrante.

De Leucade, la course des Troyens continuetoujours vers le nord jusqu'à Actium où les hérosfondent un autre sanctuaire d'Aphrodite Aeneias etun autre consacré aux Grands Dieux 16. Puis, unefois débarqués à Ambracie, les navigateurs repro-duisent cet acte de dévotion envers la déesse, pourle répéter à nouveau à Butrint avant de traverser ledétroit d'Ionie (ibid., l, 51, 2). C'est pour cette rai-son que le mouillage naturel situé à l'extrémité del'Iapygie où Enée lui-même accosta est nommé -du moins à la fin de l'époque hellénistique - Portd'Aphrodite (ibid. l, 51, 3). Denys le situe à l'em-placement d'un Athénaion: K"œrà ra K"aAOVj1êVOV'A8ryvawv.

te voisine nommée «grotta dei Diavolo» a livré quant à elle dumatériel néolithique: A. de Mitri, Leuca, p. l3-25.

14 F. d'Andria, Leuca, p. 69, pl. 34. L'information apparaîtdans P. A. Gianfrotta, «Le ancore votive di Sostrato di Egina edi Faillo di Crotone», La Parola dei Passato XXX, 1975, p.315 et note 19, et id., «First elements for the dating of anchorstocks», I. J. N. A. VI, 1977, p. 285-292.

15 C. Pagliara, op. cit., p. 219.16 L'épiclèse d'Aeneias commune à plusieurs de ces sanc-

tuaires a retenu l'attention des historiens: une première hypo-thèse fut de faire remonter l'origine du culte à Corinthe, ce quecontredit l'absence de cette épiclèse dans cette cité (voirdémonstration de H. Hammond, Epirus, Oxford, 1973, p. 4l3-415). Des études plus récentes tendent à montrer au contrairele caractère relativement récent de cette épiclèse, en relationavec Pyrrhus ou par flatterie envers les Romains: N. Bernard,Recherches sur le Grèce centrale à la fin de l'époque hellé-nistique: Acarnanie, Etolie, Locride occidentale, Phocide(146-31 av.n.è.), Thèse de doctorat, Nanterre, 1997, inédite.Aucun vestige de ce sanctuaire n'a été retrouvé sur le territoi-re d'Actium.

42

3. - Ancre de pierre de la grotte Porcin ara, Leuca.

Ce sanctuaire d'Athéna est par ailleurs men-tionné par un certain nombre de sources. D'aprèsDenys d'Halicarnasse, le site est donc connu pourêtre un lieu important de la géographie virgilienne:c'est là qu'Enée aurait mis pour la première fois lepied en Italie. L'Athénaion ne serait pas situé aucap d'Iapygie proprement dit mais à proximité, lesdeux endroits constituant deux points de mouillagedifférents. Le hiéron, situé sur un àK"pwrrypwv,présente l'avantage d'un point d'ancrage en saisonestivale (8EpLvac; Opj10C;): le ALj1J]V 'Acppooir1]C;que nous venons de voir. La version virgilienne(Virgile, Enéide III, v. 525-553) est loin d'êtreaussi précise. Le poème nous décrit l'Italie tellequ'elle est apparue à Enée et ses compagnons aprèsleur départ de Bouthrotos. Alors qu'ils s'appro-chent de celle-ci, après une libation aux dieux pourune bonne navigation, un port s'offre à eux en arcde cercle que surplombe sur un arx le temple de

Sanctuaires marins du canal d'Otrante

Minerve, échappant ainsi aux humeurs des flots.Les Troyens se rendent au temple pour y rendregrâce à la déesse. Le lieu est mentionné égalementpar Strabon (Géographie VI, 3, 5) qui répète à peuprès les mêmes informations. Le sanctuaired'Athéna, situé non loin du cap Iapygien, appar-tient aux anciens colons grecs que sont lesSalentins. Le géographe précise cependant quel'Athénaion était autrefois (]rore) connu pour sarichesse.

On peut supposer, en réunissant toutes cesinformations, qu'il s'agissait d'un sanctuaireimportant dès l'époque archaïque et dont la fonda-tion coïncide avec les mouvements de colonisationde la région. A la fin de l'époque hellénistique, lesanctuaire garde un certain prestige dû à son passéglorieux mais semble avoir diminué d'importance.

La distinction opérée par Denys d'Halicarnassea provoqué des controverses au sujet de la localisa-tion de l'Athénaion. On a ainsi proposé de le placerplus au nord de la pointe du Salento, au village deCastro au pied duquel se trouve le petit port deCastro marina, arguant de la mention sur la Tablede Peutinger 17 d'une agglomération nomméeCastrum Minervae dans cette zone 18. Mais l'opi-nion générale le situe à l'extrémité du Salento àSanta Maria di Leuca 19, à l'emplacement d'unecathédrale surplombant la baie de Leuca et la riveoccidentale du canal d'Otrante 20. La position éle-vée du lieu sur laquelle insistent les sources et res-

17 La carte est éditée par E. Weber, Tabula Peutingeriana,Austria, 1976.

18 R. Van Compemolle, in Leuca p. 1-4.19 C'est par exemple l'identification affirmée par G. Susini,

Fonti per la storia greca e romana dei Salento, Bologna, 1962,p. 23; J-L. Lamboley, Recherches sur les Messapiens, IVe-Iles. avant J-c., (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes etde Rome CCXCII), Rome, 1996, p. 236-238 et 444, qui recen-se l'ensemble des sources, ne prend pas position.

20 Cette cathédrale consacrée au culte marial a fait l'objet dela publication d'une petite brochure multilingue à l'occasiondujubilé: S. Palese, Il santuario de Finibus Terrae di S.Mariadi Leuca», Bari, 1991. Outre des photos explicitant la topo-graphie des lieux, l'ouvrage présente l'édifice comme ayantsuccédé à un sanctuaire de Minerve, dont l'autel serait «enco-re visible à l'entrée du sanctuaire qui se trouve tout en haut dupromontoire» .

sentie comme "stratégique" à leur lecture rend trèsvraisemblable une telle identification.

Si l'on continue à suivre le littoral italien vers lenord, l'on trouve encore un lieu maritime voué parla dévotion des marins. En effet, il y a une vingtai-ne d'années, C. Pagliara a communiqué la décou-verte d'un sanctuaire similaire à celui de Sta Mariadi Leuca dans le détroit d'Otrante 21. Au nord de laville, une baie du nom de Torre dell' Orso s'est avé-rée également comporter dans sa partie Sud unegrotte cultuelle, appelée aujourd'hui SanCristoforo. Creusée dans la falaise de manière arti-ficielle, elle présente en outre devant l'entrée desrestes d'une ancienne terrasse. L'intérieur a montrél'existence d'un culte chrétien de la part de marinsjusqu'à la fin du XIIe s., comme en témoigne ungraffiti de bateau marchand de cette période. Ceculte se situe dans la continuité de pratiques païen-nes remontant jusqu'au VIe s. a.c. 22. Le matérielantique est composé de nombreux fragments decéramique, d'une banquette aménagée au IVe s.a.c. et de ce qui semble être un autel sur la terras-se extérieure. Des inscriptions d'époques républi-caine et impériale encore lisibles sur les paroisattribuent le lieu à une divinité masculine nomméeAnichetos, Ypecoos, Ypsistos, mais sans aucuneallusion à la navigation 23. Seule une inscriptionlatine exprime le voeu d'un pilote d'une traverséedirecte du détroit. Ce texte, quoique tardif, ainsique le parallèle avec la grotte Porcinara définissentsans conteste un culte maritime 24. Un troisièmeélément vient conforter cette vision. Dans la mêmebaie, mais cette fois du côté nord, la roche portedes vestiges d'inscriptions latines et grecques, pourcertaines aujourd'hui sous le niveau de la mer 25.

Leurs premières lectures donnent le nom deIuppiter Optimus Maximus ainsi que celui d'un

21 C. Pagliara, «Santuari costieri», 1Messapi. Atti dei XXXOconvegno di studi sulla Magna Grecia (Tarento-Lecce, 4-9 ott.1990), Taranto, 1991, p. 503-526 et pl. XXIII-XXXII.

22 J-L. Lamboley, op. cit., p. 196-197.23 Ibid., p. 515.24 J-L. Lamboley, op. cit., p. 445.25 Ibid., p. 516 et pl. XXVI-XXVII.

43

Annick Fenet

dédicant, membre d'équipage d'une liburne nom-mée Hamon.

Façade orientale

Quittons maintenant le littoral occidental ducanal d'Otrante pour examiner ce qu'il en est sur lafaçade orientale. Au VIe s. de notre ère, Procope(De Bello gothico IV, 22, 23-29) signale, dans unpassage consacré à Corcyre, un bateau de pierre(nÀoîov è/Ç ÀiBwv nOÀÀlÔv)qu'il semble avoir vude ses propres yeux.

L'embarcation, qui aurait conduit Ulysse versIthaque, se trouve sur le rivage des Phéaciens, surle territoire d'une ville appelée Cassopée. Il porteune dédicace à Zeus Cassios, considéré alors parProcope à l'origine du nom de la cité. Celle-ci doitêtre comprise comme la Cassopée située au nord-est de l'île de Corfou, face à la côte albanaise. Parailleurs, le culte du dieu est bien attesté dans la citépar des sources romaines: Pline (Histoire naturelleIV, 52) mentionne son temple et deux dédicacesd'époque romaine qui lui sont consacrées 26. Desmonnaies datées entre 48 a.C. et 138 p.e. figurentle dieu assis sur un trône tenant un sceptre, à côtéduquel est gravé son nom 27. Suétone (Néron 22, 9)raconte que l'empereur rendit visite à l'autel deZeus Casios où il fit montre de ces talents de musi-cien, ce qui pourrait être interprété comme uneaction de grâces envers le dieu après une traverséeréussie. Zeus Kasios possédait un temple au moinsà la fin de l'époque hellénistique dans la cité, et unbateau lui fut consacré à une période indéterminée.

En outre, le dieu semble étendre sa protectionsur le littoral épirote voisin. En effet, une inscrip-

26 CIL IIIl 576 et 577. Voir A. Salac, «ZEÙÇKuO'wç», BCHXLVI, 1922, p. 161-162. Sur l'emplacement présumé du tem-ple, K. Kostoglou-Despini, «' AvaO'Ka<pl1 dC; KaO'O'W1tl1VKEpK'Upaç», APXawÀoyllw avaÀElCra EÇ 'A81JvwvIV, 1971,p.202-206.

27 P. Gardner, Catalogue of greek coins in the BritishMuseum. Thessaly to Aetolia, London, 1883, p. 153-158 n°569-607 et pl. XXV, 5-11 (hellénistiques), puis encore dans lemonnayage impérial (p. l58ss.). Quelques monnaies compor-tant la contremarque ~l6ç KaO'to'U sont considérées par P.Gardner comme des offrandes au dieu.

44

tion trouvée à Butrint avant la premlere guerremondiale évoque la dédicace de bateaux. L'auteurde cette épigramme votive 28, un certain Barbaros, aoffert à Zeus Cassios deux bateaux en remercie-ment d'une traversée réussie et il en promet un troi-sième, si le dieu lui offre la richesse. L'inscriptionest gravée sur une colonnette retrouvée dans unédifice thermal de Butrint dans de la terre rappor-tée. L. Robert la date d'après des critères épigra-phiques du Ile s. a.e.; il la suppose venir deCassopée, située à peu près de l'autre côté dudétroit en face de Butrint. Mais on peut aussi toutsimplement y voir une dédicace déposée àBouthrotos concernant un dieu honoré dans cettezone 29: pratique attestée par ailleurs lors de voya-ges maritimes 30.

Toujours en remontant le long de la façade Estdu canal d'Otrante, Strabon (Géographie VII, 7, 5)signale, entre Onchesmos et Bouthrotos, un lieu-ditPoseidion 31. Aucun commentaire ne complète cettecitation. Le toponyme peut renvoyer à un lieu dulittoral lié à la navigation: promontoire, anse natu-relle.

Plus haut sur la côte, est attestée l'existenced'une crique consacrée à Aphrodite et Eros au nordd'Oricos dans les monts Acrocérauniens 32. Le

28 P. Cabanes, Corpus des inscriptions grecques deBouthrôtos, n° 186, à paraître; J. et L. Robert, Bulletin épigra-phique 1944, n° 119a; ibid., 1952, 171; L. Robert sur «Les épi-grammes satiriques de Lucillius sur les athlètes: parodie etréalités», L'épigramme grecque. Entretiens de la FondationHardt XIV, Vandoeuvres-Genève, 1968, p. 228 (résumé); A.de Franciscis <<Iscrizioni di Butrinto», Rendicontidell'Accademia di Napoli XXI, 1941, p. 275-290 n° 1:MÉÇovu 'tûl 1tPO'tÉl1ÇZEÛÇKUO'O'lE/ vila 'tt811O'lv/ Bup~a-poç E'lmÀOtl1ç KpÉO'O'ovoç àv'tl't'Uxo:JV" / KEÎV'tat li'aÀÀ1ÎÀl1O'lVÈvav'ttal'l d Iii::Kat oÀ~ov / vEuO'Elaç, XP'UO'Él1V1tâO'av aVaKpEJlUO'E[l].

29 F. Quantin, La vie religieuse en Epire. Sanctuaires, culteset divinités d'Ambracie àApollonia de la période archaïque àla conquête romaine, Thèse de l'Université de Lyon II, 1997,p. 375, rapproche cette inscription d'autres attestant d'un cultede Zeus Sôter à Butrint: les deux dieux possédant des qualitésmaritimes similaires, le Zeus Casios pourrait correspondre auZeus Sôter qui possédait un sanctuaire dans la cité.

30 Cultes marins, p. 411-412 et 536.31 E. Wüst, s.v. Poseidon, RE 43, Stuttgart, 1953, col. 514.32 C. Patsch, Das Sandschak Berat in Albanien, (Schriften

der Balkankommission. Antiquarische Ableitung III), Wien,1904, p. 80 et fig. 59-60; N.GL Harnmond, Epirus, Oxford,

Sanctuaires marins du canal d'Otrante

rocher porte une dédicace surmontée de deuxniches: l'une avec un portrait féminin - peut-êtrecelui de la dédicante Laodikè -, l'autre avec unbas-relief figurant Aphrodite nue et Eros. La criqueconstitue un bon refuge pour les navires, tout enétant bien accessible depuis la terre. L'associationAphrodite-Eros, le sexe du dédicant empêchentcependant d'y reconnaître catégoriquement uneinscription liée à la navigation.

Enfin, dans la presqu'île d'Oricos, se trouve lesite dit de Grammata. Il s'agit d'une falaise, acces-sible par mer uniquement, couverte d'inscriptionsliées à la navigation, de l'Antiquité jusqu'au xxe s.Le site est encore très mal connu: il appartient àune «zone militaire» depuis plusieurs décennies.Deux descriptions rapides en ont été données: lapremière par C. Patsch 33 en 1904, suite à son voya-ge sur place, et la seconde en 1984 par deuxarchéologues albanais 34. Les inscriptions, remon-tant semble-t-il au Ille s. a.C., s'adressent auxDioscures. Elles sont en cours d'étude par FaïkDrini 35.

2. Analyse

Cet itinéraire le long des deux rives permet deproposer à présent un certain nombre d'analyses,qui pourront être éclairées parfois d'un remise ensituation dans un contexte plus large 36.

Zeus

La zone littorale comprise entre Leuca et Rocaa donc été fréquentée de manière suivie durant

1967, p. 129; F. Quantin, op. cit., p. 508-510: 8EOî<'U>ÇI1pEtjlEtyÉVEHX AaOOtKT]ç (X1tEÂE'\l9Épa NEtK6<J<<J>t[p]œwç[È]7tOt(Et). Le tout est daté d'époque romaine.

33 Op. cit., col. 89-98.34 N. Ceka, M. Zeqo, «Fouilles sous-marines le long de la

côte et dans les eaux intérieures de notre pays», MonumentetXXVIII, 1984, p. 131-133 (en albanais, résumé en fçs p. 38-139).

35 L'archéologue albanais a présenté à ce sujet une commu-nication «Les inscriptions de Grammata» lors du colloque deChantilly L'Illyrie méridionale et l'Epire dans l'Antiquité IIIen octobre 1996, sans y apporter malheureusement d'élémentsnouveaux: p. 121-126.

toute l'Antiquité depuis le VIe s. a.c. et surtout leIve. s., ce qui correspond aux témoignages littérai-res concernant les traversées de la merAdriatique 37. Au niveau religieux, il semble bienque ces sanctuaires maritimes aient été consacrés àZeus, sous des épiclèses différentes. Zeus Batiosrenvoie au dieu de la foudre, des éléments: divini-té locale identifiée avec le maître de l'Olympegrec. Le Iuppiter Optimus Maximus renvoie égale-ment, dans la transposition latine, au maître desdieux. Cette appellation des inscriptions du nord dela baie de Torre dell' Orso est également attestéeparmi les inscriptions tardives de la grottePorcinara. La grotte San Cristoforo n'a certes pasdonné de Zeus ou de Jupiter, mais la proximité deces dernières inscriptions ainsi que le parallélismede configuration avec la grotte de Leuca font forte-ment pencher en faveur de son attribution au mêmedieu. De plus l'épithète d' "Y'I'tO''toç suggère par-faitement l'image de Zeus: elle est utilisée notam-ment par Pindare, Eschyle et Sophocle 38. En revan-che, celle d' 'y1t11KOOç,évoquant un dieu à l'écou-te des fidèles, qui exauce leurs voeux, peut s'appli-quer à bon nombre de divinités, tandis que celled'Anichetos (?) est inconnue par ailleurs.

L'importance de Zeus dans toute cette zone doits'expliquer par l'ancienneté des cultes locaux. Lesanctuaire de Leuca comporte des traces de cultedès le VIle s. a.c., et le nom du dieu messapien estattesté dès le VIe s. a.C. De même, le matériel céra-mique du Ive a.c. de la grotte San Cristoforo estessentiellement de fabrication locale. Ces lieux decultes messapiens ont été de bonne heure fréquentéspar les marins grecs, qui ont hellénisé la divinité 39 et

36 Voir note 2.37 Conclusions de C. Pagliara, Santuari costieri, op. cit.38 Pindare, Néméennes l, v. 90; XI, v. 2; Eschyle,

Euménides, v. 28; Sophocle, Philoctète, v. 1289. Pausanias II,2, 8 signale une statue de Zeus Hypsistos dans l'agora deCorinthe.

39 Il est intéressant de rapprocher ces deux grottes de cellede l'Ida en Crète consacrée à Zeus, qui a livré, pour l'époquegéométrique, une poignée de bronze représentant un bateau(aujourd'hui au Musée d'Héraklion): P. F. Johnston, Ship andBoat Models in ancient Greece, Maryland, 1985, p. 41-43(Géom. 6); cela légitime d'autant mieux cette assimilation

45

Annick Fenet

laissé trace de leur passage par l'écriture de voeuxou de dédicaces sur les parois des grottes et de lafalaise, en s'appropriant en quelque sorte ces lieuxsacrés. La découverte d'une autre grotte nomméePoesia 40 sur le littoral de Roca un peu plus au nord,couverte de graffitis, confirme l'ancienneté del'implantation cultuelle dans cette zone et sa conti-nuité à l'époque historique. Les parois montrentdes incisions et représentations préhistoriques, desinscriptions en alphabets messapiens - un méridio-nal et un centro-septentrional - et en latin.Apparemment après l'époque préhistorique, le siten'a pas été fréquenté avant le Ive s. a.c., époque àpartir de laquelle les Messapiens y honoreraient unTaotor Andirahas, relayés ensuite par des gens delangue latine à partir de la fin du Ille s. exprimantdes voeux à Tutor Andraios. Il faut insister sur lecaractère extraordinaire du site, qui offre plus de400m2 de graffites enchevêtrés !A ma connaissan-ce cependant, rien ne permet d'affirmer qu'il s'agitd'un sanctuaire fréquenté par les navigateurs, enrelation avec la navigation.

Par ailleurs, Zeus est également présent sur lecôté oriental avec l'épiclèse de Casios 41.

Cette importance de Zeus dans la région ducanal d'Otrante pourrait être mise en relation avecl'importance du sanctuaire de Dodone. Ainsi, il està noter que quelques lamelles oraculaires concer-nent la navigation 42. Au Ille s. a.c., Archéphôninterroge le dieu sur la sûreté du lieu où il a placéle bateau qu'il vient de construire 43; Phainylos auIve s. a.c. reçoit du dieu le conseil de se consac-rer à la pêche 44; d'autres demandes des ve_Ive s.

avec Zeus, qui s'avère ainsi depuis une haute époque mis enrelation avec la navigation dans une grotte-sanctuaire.

40 C. Pagliara, op. cit. 1991, p. 517 ss. et pl. XXIX-XXXI.41 Sur l'épiclèse de Casios et son éventuelle présence en

Sicile, voir Cultes marins p. 108-111.42 F. Quantin, op. cit., p. 350 ss. Sur l'épiclèse du dieu, voir

infra sur offrandes de bateaux. Signalons aussi l'entrée «ZeusNaios» du lexique nommé Lexeis rhétorikai mentionnant uneconsécration réalisée par un certain Périros à Dodone qui,ayant échappé à un naufrage grâce à la poupe du bateau surlequel il se trouvait, la voua au dieu dans son hiéron deDodone.

43 S.I. Dacaris, PAAH 1967, p. 50 n° 7; J. et L. Robert,Bulletin épigraphique 1969, p. 348 n07.

46

portent sur des voyages dont certains se font parmer 45.

Tout ceci indique que le dieu de Dodone offrait,comme dans d'autres domaines, des réponses auxinquiétudes concernant le milieu maritime.

Aphrodite

De même, on note - plutôt sur le littoral orien-tal - la présence d'Aphrodite. D'après le récit de lanavigation d'Bnée placée sous la tutelled'Aphrodite que les héros invoquent le long duparcours, tous ces sanctuaires, situés sur le littoralnon loin les uns des autres, semblent liés au cabo-tage des bateaux remontant le long de la cote occi-dentale de la Grèce avant de passer en Italie. Unpoème de l'Anthologie Palatine (V, 16) formuleainsi un voeu de bonne traversée à Aphrodite de lapart d'un homme qui s'apprête à traverser la merIonienne. Le culte de la divinité qui protège cesnavigations doit remonter à une date plus hautecelle de la seconde moitié de l'époque hellénis-tique: l'épiclèse d'Aineias, malgré son empreinteromaine, témoigne en tous cas qu'au dernier siècleavant notre ère, ces sanctuaires étaient considéréscomme anciens 46.

De manière générale, en ce qui concerne lescultes maritimes du monde grec, la figure de Zeusest très souvent liée à celle d'Aphrodite 47: ainsidans le sud du Péloponnèse autour du cap Malée48,ou encore sur des ancres de plomb, les deux divi-

44 D. Evangélidis, PAAH, 1932, p. 52 n° 2; J. et L. Robert,Bulletin épigraphique 1934, p. 230.

45 L. Robert, Bulletin Épigraphique 1939, p. 153: voyagevers l'Italie par l'Adriatique; C. Carapanos, Dodone et ses rui-nes, Paris, 1878, p. 78 n° 16-17: navigation; F. Salviat, inL'Illyrie méridionale et l'Epire dans l'Antiquité II. Actes du 2ecolloque intern. de Clermont-Ferrand (25-27 oct. 1990),Paris, 1993, p. 61-64: commerce par bateau; H1ŒlpOJ1:lICa

XpOVlIClX, 1935, p. 255 n° 13 (?); H.W. Parke, The oracles ofZeus. Dodona, Olympia, Ammon, Oxford, 1967, p. 270 n023.

46 R. Texier, «Aphrodite Aineias à Leucade», Revue dePhilologie LX, 1934, p. 159-164. L. R. Farnell, Cuits of GreekStates, Oxford, 1896, II p. 638-639 pense qu'AphroditeAeneias constitue une forme de la déesse marine orientale.

47 Cultes marins, p. 141-148,324-332.48 A. Fenet, «Les dieux olympiens et la mer: le cas de la

Messénie et de la Laconie», TROPlS Vll, 7th International

Sanctuaires marins du canal d'Otrante

nités voient leur nom apparaître ensemble sur desjas emportés à bord - notamment Zeus CasiosSozôn / Aphrodite Sozousa. n n'est donc pas sur-prenant de les trouver associés ici.

Poseidon

Al' importance de Zeus et dans une moindremesure celle d'Aphrodite, s'oppose la quasi-absen-ce de Poseidon. En effet, il semble bien, à la lumiè-re de la documentation, que Poseidon n'est pas ledieu préféré des marins, loin s'en faut 49. Craintplus que vénéré, on ne l'invoque que pour éviterson courroux: le dieu est lié à la violence de la mer.Dès lors, il n'est guère étonnant que les navigateurstraversant le canal d'Otrante fassent appel à d'aut-res divinités plus secourables.

3. Topographie cultuelle

Plusieurs sanctuaires de la zone du canald'Otrante appartiennent à ce que l'on a coutumed'appeler, depuis Sandberg sa, des sanctuairesd' «euploia».

Ce sont des lieux fréquentés par des équipagesqui y laissent des marques de leur dévotion, deleurs craintes et de leurs espoirs devant les dangersde la mer directement sur la roche par l'intermé-diaire d'inscriptions. Celles-ci sont de deux types:les voeux avant départ, et le remerciement aprèsune traversée réussie 51. Ces inscriptions indiquentparfois le nom du bateau auquel appartient le dédi-cant.

Ces lieux privilégiés sont des endroits pourrait-on dire stratégiques au niveau de la navigation: surdes routes maritimes fréquentées, en des passessans doute dangereuses du fait de courants ou devents brusques comme en connaît la Méditerranée.n s'agit le plus souvent de falaises, de grottes sur-

Symposium on Ship Construction in Antiquity (Pylos, 26-29aug. 1999), à paraître.

49 Cultes marins, p. 187-204.50 N. Sandberg, «Euploia. Etudes épigraphiques»,

Goteborgs Hogskolas Arsskrift, LV, 8, 1954.51 D. Wachsmuth, IIOMIIIMOE 0 L1AIMQN (Unter-

plombant la mer ou de rochers dans des criques -quoique la physionomie des lieux ait changédepuis l'Antiquité, ce qui nous donne une visiondéformée de ces sanctuaires naturels. Sont connuesjusqu'à présent les inscriptions de l'Île de Prôté 52,

à l'ouest du Péloponnèse, celles de Grammata 53 aunord de l'île de Syros 54; on peut également y rajou-ter celles de la presqu'île d'Aliki au sud de l'île deThasos 55 quoique gravées sur les degrés de façaded'un temple 56. Dans le canal d'Otrante, nous pou-vons recenser trois de ces sanctuaires naturels:celui de Grammata, ainsi que ceux des grottesPorcinara et de la baie de Roca.

La plupart de ces lieux sacrés ont connu unecontinuité rituelle jusque parfois le xxe S.57. Ceciet le caractère aérien de ces sites battus par lesvents et les embruns font que le plus souvent lesinscriptions les plus anciennes ont disparu ou sontdifficilement déchiffrables. Ainsi malheureuse-ment, les inscriptions les plus anciennes concer-nant précisément notre période chronologique sontsouvent couvertes ou effacées par de plus récentes;

suchung zu den antiken Sakhralhandlungen bei Seereisen),Berlin, 1967, p. 113-115.

52 Le premier relevé de ces inscriptions a été realisé parJ.H.W. Stridj, «Epigraphica de inscriptionibus in insula Protenuper inventis», Mnemosyne XXXII, 1904, p. 361-369.

53 Les inscriptions ont été publiées pour la première fois engrec par K. Stephanos, «'Emypacpat 'tOÛ OpjlOUrpajljlŒ'toov», A81]vawv IV, 1875, p. 3-32; voir également lescroquis figurant dans IG XII, 5, 1, p. 198. L'endroit est aujour-d'hui difficilement accessible, si ce n'est par bateau.

54 Les inscriptions des deux sites ont été réunies par N.Sandberg, op. cit.: Proté n° 1-28, Syros n° 29-38; un compte-rendu de cette étude a été publié par J. et L. Robert dans leBulletin épigraphique 1956, n° 3.

55 E.L. Hicks, «Inscriptions from Thasos», JHS VIII, 1887,p. 409-433; Guide deThasos, Paris, 1967, p. 87. Les inscrip-tions d'Aliki ont été réunies avec celles de Proté et de Syrospar N. Sandberg, op. cit., n° 39-44. Le temple en question,appelé «édifice nord» est implanté sur une terrasse dominantla baie. Les carrières d'Aliki, à mettre en relation avec le sanc-tuaire, ont été exploitées jusque la fin de l'Empire romain.

56 Signalons en outre deux inscriptions accompagnées d'undauphin gravées sur une falaise de l'îlot nommé Prasonisisitué dans le golfe de Mirabello au nord-est de la Crète: F.Chapouthier, «Inscriptions antiques gravées sur le roc dans legolfe de Mirabello», BCH LIX, 1935, p. 376-381 et pl. XXV;M. Guarducci, IC III, Rome, 1942, ix, 1, p. 167-168. D'aprèsle tracé des lettres, le tout est d'époque romaine.

47

Annick Fenet

les graffiti lisibles sont pour une grosse majoritépostérieurs au lef s. a.c. 58.

En dehors de ces sanctuaires d'euploia, il est ànoter le caractère particulier des lieux d'implanta-tion consacrés aux dieux, mis en relation avec unedivinité particulière: des ports naturels à Aphrodite,un promontoire à Athéna. Et ceci correspond àl'ensemble de la topographie des sites maritimesvoués aux divinités dans le monde grec 59.

Dernière remarque concernant la géographiereligieuse maritime: après ces sanctuaires, au norddu canal d'Otrante - dans l'état actuel de nosconnaissances -, il n'existe pas de sanctuaire marinou du moins clairement identifiable comme tel. Ilfaut sans doute mettre cela en relation avec laremarque de Strabon (Géographie VII, 5, 10),selon laquelle «la navigation sur les côtes d'Illyriebénéficie partout d'excellents ports aussi bien surle rivage lui-même du continent que sur les îlesvoisines, contrairement à la côte italienne qui luifait face et en est dépourvue» 60.

4. Pratiques cultuelles

Le canal d'Otrante nous permet d'aborder deuxpratiques cultuelles spécifiquement liées à la navi-gation: l'offrande de bateaux et d'ancres à terre.

En ce qui concerne la première, on peut distin-guer différents types de consécration: bateauxentiers, modèles réduits (sortes de maquettes) etreprésentations sculpturales ou picturales.

Le témoignage de Procope concernant le bateaude Cassopée constitue un témoignage curieux et dif-ficile d'interprétation, à la limite entre le don debateau réel, celui de son modèle réduit - plus préci-sément les bases naviformes lithiques - et celui de saréprésentation. Une autre seule attestation estconnue, indiquée par Procope dans le même passa-

57 C'est assurément le cas pour Grammata de Syros etGrammata d'Albanie.

58 Sur datations de Proté, Syros et Thasos, voir N.Sandberg, op. cit., p. 19: Ces inscriptions ne sont pas datablesprécisément; on les place globalement aux premiers siècles denotre ère.

59 Cultes marins: voir les conclusions de chacun des chapi-tres de la première partie portant chacun sur une divinité et latopographie de son culte marin.

48

ge. Selon lui, le second bateau aurait été consacrépar Agamemon, suite au départ enfin réussi desGrecs pour Troie. C'est Artémis que le chef de l'ex-pédition a ainsi remerciée, sur la pointe sud-orienta-le d'Eubée, à Géraistos 61. Certains commentateurs 62

rapprochent ces deux bateaux de sculptures hellénis-tiques reproduisant des proues de navire - pourexemple, citons celle d'Epidaure -, et non desbateaux en entier. Or, Procope parle bien de nÀoîovtout au long de ce passage. De plus, l'insistance misesur la grande quantité de blocs utilisée, de même quel'emplacement de celles-ci, sur des rivages, sansaucune relation apparemment avec un quelconquebâtiment, renvoient à des embarcations de taille rela-tivement importante. Il est difficile par ailleurs dedater ces constructions. La tradition les fait remon-ter tous deux à une date très ancienne, héroïque;mais il paraît douteux de pouvoir même les dater del'époque géométrique ou archaïque. Cette seuleattestation, tardive, de Procope tend à les rattacher àune date bien plus basse. A ma connaissance, seul lebateau de l'île Tibérine à Rome peut rendre compted'une construction similaire: il s'agit d'un bateau àpeu près grandeur nature, constitué de nombreuxblocs, mais présentant seul le côté babord, de sur-croît tronqué dans sa longueur; il est daté du lef s.a.c. En ce qui concerne un bateau de pierre de peti-te taille, on peut évoquer la possibilité d'un rappro-chement avec le bateau de marbre dit «navicella»,visible à Rome aujourd'hui devant l'église de StaMaria in Dornnica. Il s'agit d'une copie Renaissan-ce d'un modèle antique; cependant la sculpture estréalisée à partir d'un seul bloc de marbre 63.

60 Traduction de R. Baladié, édition des Belles-Lettres,1989.

61 Géraistos représente le port d'où fait voile Agésilas versEphése après avoir rassemblé tout un corps expéditionnaire(Xénophon, Helléniques III, 4, 4), ce qui fait supposer qu'ils'agissait d'un endroit stratégique pour la navigation en direc-tion de l'Asie. Procope nous rapporte ce qui subsiste de ladédicace figurant sur le vaisseau de pierre, à propos de l'au-thenticité de laquelle il s'interroge par ailleurs; celle-ci s'a-dresse à une Artémis Bolosia. Selon U. von Wilamowitz-Moellendorff, «Lesefruchte», Hermes UV, 1919, p. 61, la for-mulation de la dédicace daterait celle-ci du VIe s. a.C., ce quiplacerait ce bateau ex-voto parmi les plus anciens connus.

62 P.E Johnston, op. cit., p. 134-135.63 Sur le bateau de l'île Tiberine: E Krauss, «Die Prora an

Sanctuaires marins du canal d'Otrante

Dans le cas de la consécration de bateaux àZeus Casios de Butrint, la forme de ces deux ex-voto peut être devinée grâce à la promesse du dédi-cant de consacrer un troisième bateau au dieu, sicelui-ci lui offre la richesse, mais cette fois en or.Les bateaux qu'a réellement offerts Barbaros sontsans conteste des modèles réduits, d'un métalmoins noble que l'or - bronze, argent - ou mêmede céramique. Non sans naïveté ou ironie, le dédi-cant avoue adapter la taille du bateau à la qualité dela navigation. Est à noter l'usage des verbes KElI..HUet CXvcxKpEllavvUlltqui indiquent la manière dontsont présentés les ex-voto, les plus nobles accro-chés sans doute à hauteur de vue.

Sur plus de 120 consécrations de bateaux ob-servées à travers le monde grec 64, il est à noter queceux voués à Zeus - peu nombreux - sont concen-trés dans la zone géographique qui nous intéresse.Un autre cas est attesté notamment à Dodone, oùZeus Naios se voit consacrer rien de moins qu'unepoupe sur laquelle le dédicant échappe au naufrage(voir supra).

Autre pratique cultuelle liée à la navigation: laconsécration de jas d'ancres à terre. Une trentainede cas sont recensables aujourdhui, essentiellementen Grande Grèce et en Sicile 65. Mais la forme desjas de pierre rend souvent difficile une telle identifi-cation. L'ancre de Leuca relève d'une telle pratique,qui trouve sa confirmation dans une une inscriptionde la grotte consacrée, non pas à Zeus, mais à Ino.Celle-ci mentionne l'offrande de O"xfl'tcxç,hapaxque 1'épigraphiste Pagliara comprend comme unterme nautique désignant une sorte d'ancre 66. Sicette définition s'avère exacte, l'offrande d'ancresdans ce sanctuaire relèverait d'une traditionarchaïque, poursuivie jusqu'à l'époque romaine.

der Tiberinsel im Rom», MDAI (R) LIX, 1944, p. 159-172; L.Basch, Le musée imaginaire de la marine antique, Athènes,1987, p. 366-369. Sur la «navicella», voir notamment P.W. etK. Lehmann, Samothracian reflections. Aspects of the Revivalof the Antique, Princeton, 1973, p. 224-237.

64 Cultes marins, p. 379-478: inventaire et analyse de tousles cas connus.

65 Cultes marins, p. 479-525: même démarche.66 C. Pagliara, op. cit., p. 198-199 n° 8a, pl. 78b: ]TlÇ9l]KaV

ro/ç [crOt] crGn Kat E'lYtU/XacrflEVOta[9EÀ1tOt / '!v0 aVTlÀtc.x

Un autre exemple est attesté à Corcyre, mais endehors de tout contexte archéologique. Une ancrefragmentaire a été reconnue dans une pierre portantune inscription provenant de Corfou. Sa formegénérale, ainsi que le type d'inscription - incom-plète elle aussi - ont contribué à l'identifier commeprovenant d'un «centre de culte» 67. Le texte, bous-trophédon, semble consister en effet en l' expres-sion d'un ex-voto, avec un nom de personne, suividu pronom personnel désignant l'objet lui-même,et le verbe ESOllcxt:[...] Ilûç ilE hto"/cx'to.Le tout, decaractère archaïque, est daté du VIe s. Par la formedu nom du dédicant, l'inscription peut être ratta-chée à un exemplaire inscrit provenant du site deMétaponte, et semble procéder d'une origine illy-rienne ou messapienne 68 - ce qui ne serait guèresurprenant vu la position géographique de l'île.

Malheureusement, sans lieu de provenanceconnu, on ne peut que se perdre en conjectures. Cesdeux jas peuvent néanmoins être rapprochés d'aut-res ancres consacrées à Zeus: l'une à ZeusMeilichios 69 - la célèbre ancre de Phaullos trouvéeà Crotone - et d'autres provenant du sanctuaire deZeus à Sélinonte 70.

L'étude des cultes et sanctuaires maritimes ducanal d'Otrante met bien en évidence l'importancede ce lieu pour les navigateurs antiques. Elle tra-duit également les contacts entre les différentespopulations, et la souplesse d'adaptation des Grecsqui intègrent selon des mécanismes malgré toutcohérents des divinités locales. Mais surtout, elletémoigne d'une vie religieuse intense de la part deshommes fréquentant les deux rives du passage, quimultiplient les sanctuaires, les divinités et lesoffrandes maritimes afin de cumuler les chancesd'euploia ..

crxf]'mç. Pour le sens du mot schètas, C. Pagliara renvoie àHésychius, s. v. crXTl'tTlPiav'ayKupav.

67 P. A. Gianfrotta, op. cit. 1977, p. 286-287, repris dansSEG XXVIII, 1596.

68 Rapprochement opéré par G. Boetto, «Ceppi litici sacri eculti aniconici a Metaponto e a Locri», Archeologia subac-quea II, Roma, 1977, p. 52.

69 Cultes marins, p. 489-491 en donne toute la bibliogra-phie.

70 Cultes marins, p. 514-516.

49