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Vocabulaire de Whitehead Didier Debaise 1 Vocabulaire de Whitehead La version définitive de ce manuscrit a été publié dans la collection « Vocabulaire des philosophes », éditions Ellipse, 2007, Paris Didier Debaise

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Page 1: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 1

Vocabulaire de Whitehead

La version définitive de ce manuscrit a été publié dans la

collection « Vocabulaire des philosophes », éditions Ellipse, 2007, Paris

Didier Debaise

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Abréviations

Nous citons les textes de Whitehead sous les abréviations suivantes, accompagnées de la date de leur première édition et de la traduction française existante à laquelle nous nous sommes référés.

CN: Concept of Nature (Le concept de nature) – 1920, trad. fr. 1998.

SMW: Science and the Modern World (La science et le monde moderne) –

1926, trad. fr. 1994.

RM: Religion in the Making – 1926.

FR: Function of Reason (La fonction de la raison et autres textes) – 1929, trad.

fr. 1969.

PR: Process and Reality (Procès et réalité) – 1929, trad. fr. 1995.

AI: Adventures of Ideas (Aventures d‘idées) – 1933, trad. fr. 1993.

MOT: Modes of Thought – 1938, trad. fr. 2004.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 3

Introduction

Whitehead (1861-1947) appartient, avec Leibniz, à cette lignée particulière de

philosophes mathématiciens1. Professeur de mathématique à Cambridge, il écrit un

traité d‘algèbre universel, un autre sur les axiomes de la géométrie projective, pour

ensuite s‘intéresser à la logique et écrire avec B. Russel les Principia mathematica

(1910-1913). Ses œuvres spéculatives viendront plus tard. Tout d‘abord, Le concept

de nature (1920) dans lequel Whitehead développe une forme très singulière de

phénoménologie de la perception de la nature qui le rapproche de James, de

Bergson et par certains aspects de Husserl ; ensuite, La Science et le monde moderne

(1925) que Whitehead décrit comme une étude « critique des cosmologies »2 et qui

lui permet d‘attribuer à la philosophie une fonction : elle doit « harmoniser,

refaçonner et justifier des intuitions divergentes relatives à la nature des choses.

Elle doit insister sur l‘investigation des idées ultimes et sur la prise en compte de

l‘ensemble des éléments qui fondent notre modèle cosmologique »3; enfin, Procès et

réalité (1929), un « des plus grands livres de la philosophie moderne » 4 dont

l‘ambition est de « former un système d‘idées générales qui soit nécessaire, logique,

cohérent et en fonction duquel tous les éléments de notre expérience puissent être

interprétés » 5 . Ce projet, on n‘en trouvera des correspondances que chez des

philosophes pré-kantiens comme Spinoza ou Leibniz.

1 On doit à Stengers d‘avoir mis en évidence l‘inscription chez Whitehead de la pensée spéculative à l‘intérieur d‘une pratique de mathématicien. Ainsi, dans Penser avec Whitehead, elle écrit : « La démarche de Whitehead est celle d‘un mathématicien en ce qu‘elle est soumise à la condition sans laquelle les mathématiques n‘existeraient pas : la confiance en une solution possible […]. L‘art des problèmes désigne la liberté propre au mathématicien en ce que la solution à construire passe par la mise en indétermination active de ce que les termes du problème ‗veulent dire‘ […]. Le mathématicien est un créateur, mais c‘est la solution à construire qui oblige sa création » (Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concept, Seuil, Paris, 2002, p. 27).

2 SMW, 13. 3 SMW, 13-14. 4 G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 368. 5 PR, p. 45.

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On chercherait en vain à réunir cet ensemble de travaux à l‘intérieur d‘une

intuition commune qui serait en germe dans les premières livres, et qui trouverait

dans Procès et réalité son expression achevée. Il y a bien un réseau d‘obsessions qui

traversent les œuvres, incarnées dans des concepts (devenirs, processus,

événements, abstractions, etc.), mais elles se soustraient à tout ancrage à l‘intérieur

d‘une théorie générale au profit d‘une spécificité des problèmes à construire et

dont chaque ouvrage délimite les contours (abstraction, perception ou existence).

C‘est que les questions importantes pour Whitehead sont toujours relatives au

problème posé : comment résister à la bifurcation moderne de la nature? Que

requiert toute simplification de notre expérience perceptive ? Comment imaginer

d‘autres modes d‘expérience ? Ces questions ne relèvent pas d‘une « bonne

volonté » qui chercherait à sortir des dilemmes de la philosophie classique à partir

d‘une refonte théorique des systèmes de pensée ; elles impliquent des techniques,

des outils, des instruments théoriques qui doivent être fabriqués à l‘intérieur même

du domaine dans lequel ils sont mobilisés. Les mots eux-mêmes deviennent des

outils : « Toute science doit forger ses propres instruments. L‘outil que requiert la

philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la

même manière qu‘une science physique transforme des appareils préexistants »6.

La plupart des « erreurs » de la métaphysique proviennent de cet oubli que les

concepts sont des instruments ou des techniques, et non la description d‘états de

chose 7 . Whitehead parle d‘un « concret mal placé », c‘est-à-dire une réification

d‘abstractions (substance, simplicité, monades), une confusion entre ce qui est

6 PR, p. 57. Sous l‘apparence d‘une proximité avec une philosophie du langage, la transformation des mots en outils et du langage en un appareillage technique par Whitehead marque une très profonde rupture. Le langage en philosophie est juste un instrument technique qui doit être construit, porté à un niveau de généralité inconnu dans son usage courant. C‘est un langage proprement artificiel.

7 On pensera ici aux relations établies par Deleuze entre « concepts », « outils » et « problèmes » dans Qu’est-ce que la philosophie ? Pour une analyse des rapports entre Deleuze et Whitehead, voir B. Timmermans (ed.), Perspective. Leibniz, Whitehead, Deleuze, Vrin, Paris, 2006 et K. Robinson (ed.), Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic connections, Macmillan, Hampshire, à paraître.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 5

requis et ce qui doit être interprété. Les abstractions sont essentielles et

immanentes à toute expérience, mais le danger est dans l‘exagération et la

confusion des registres. Les mots ne sont pas là pour signifier quelque chose mais

pour opérer une modification de l‘expérience.

Le « vocabulaire » de Whitehead renvoie dès lors moins à des définitions

qu‘à des fonctions. Chaque mot est lié à un environnement variable dans lequel il

agit. Et c‘est cette action qui en dernier ressort exprime sa signification.

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Vocabulaire

Bifurcation de la nature

*

« Ce contre quoi je m‘élève essentiellement, est la bifurcation de la nature en

deux systèmes de réalité, qui, pour autant qu‘ils sont réels, sont réels en des sens

différents. Une de ces réalités serait les entités telles que les électrons, étudiés par la

physique spéculative. Ce serait la réalité qui s‘offre à la connaissance; bien que

selon cette théorie ce ne soit jamais connu. Car ce qui est connu, c‘est l‘autre

espèce de réalité qui résulte du concours de l‘esprit. Ainsi, il y aurait deux natures,

dont l‘une serait conjecture et l‘autre rêve » (CN, 54). « Une autre manière de

formuler cette théorie, à laquelle je m‘oppose, consiste à bifurquer la nature en

deux subdivisions, c‘est-à-dire la nature appréhendée par la conscience et la nature

qui est la cause de cette conscience. La nature qui est le fait appréhendé par la

conscience, contient en elle-même le vert des arbres, le chant des oiseaux, la

chaleur du soleil, la dureté des sièges, la sensation du velours. La nature qui est la

cause de la conscience est le système conjectural des molécules et des électrons qui

affectent l‘esprit de manière à produire la conscience de la nature apparente » (CN,

54-55).

**

La pensée moderne est traversée par un geste, conséquence directe du principe

subjectiviste qui la constitue : la séparation de la nature en deux domaines

distincts, le réel et l‘apparent. C‘est ce geste que Whitehead appelle « bifurcation de

la nature ». Il s‘opère chez les empiristes classiques à partir de la distinction entre

deux registres de qualités de la nature, les qualités « premières » (solidité, étendue,

nombre, mouvement, repos) et les qualités « secondes » (couleurs, sons, goûts). Les

empiristes y voient une distinction dans les objets mêmes de l‘expérience et par là

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 7

ils tentent de séparer ce qui dans la nature est enchevêtré, une réalité mixte faite de

qualités dont les contours ne sont jamais clairement délimités. Ainsi, contre la

séparation empiriste, Whitehead écrit que « la lueur rouge du crépuscule est autant

une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les

hommes de science expliqueraient le phénomène » (CN, 53).

Le résultat de la bifurcation « fait à chaque fois violence à cette expérience

immédiate que nous exprimons dans nos actions, nos espoirs, nos sympathies, nos

buts, et que nous vivons même si les mots nous manquent pour en faire l‘analyse »

(PR, 113). La violence faite à notre expérience provient du fait que les qualités

« secondes » finissent, au terme de ce processus, par ne plus être que des effets

secondaires, en supplément par rapport à la nature réelle. Elles ne sont plus que

des « projections » ou des « additions psychiques ». Ainsi, « nous percevons la

boule de billard rouge dans son temps propre, dans son lieu propre, avec son

mouvement propre, avec sa dureté propre et avec son inertie propre. Mais sa

couleur rouge et sa chaleur, et ce son semblable au bruit sec d‘un canon, sont des

additions psychiques, c‘est-à-dire des qualités secondes qui sont seulement la

manière qu‘a l‘esprit de percevoir la nature » (CN, 63-64). Nos perceptions et nos

expériences deviennent au terme du processus des additions superficielles à l‘ordre

naturel.

C‘est toute la philosophie moderne qui s‘est fourvoyée dans la bifurcation. Et

les tentatives de dépassement paraissent bien inutiles lorsqu‘elles reprennent

l‘essentiel du geste de la séparation. La philosophie moderne s‘en est trouvé

« ruinée », elle a « oscillé d‘une manière complexe entre trois extrêmes. Il y a les

dualistes, qui mettent la matière et l‘esprit sur un pied d‘égalité, et les deux variétés

de monistes, ceux qui placent l‘esprit dans la matière et ceux qui placent la matière

dans l‘esprit » (SMW, 75). Les solutions divergent radicalement, mais elles héritent

d‘un fond commun ; la bifurcation est moins une théorie – ce qui l‘apparenterait à

une forme de dualisme – qu‘une opération.

***

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8

On serait tenté de voir dans le thème de la bifurcation de la nature une critique

du dualisme cartésien. N‘est-ce pas la même opposition - qui se joue entre les deux

formes de la nature - que celle produite par Descartes entre l‘étendue et l‘esprit ?

La différence entre « réalité » et « apparence » ainsi que le thème des « additions

psychiques » n‘est-elle pas une conséquence directe de l‘opposition cartésienne ?

La proximité des thèmes est incontestable mais elle risque de réduire la portée de

la bifurcation de la nature. Ce que Whitehead tente est moins de mettre en

évidence une forme de dualisme que de rendre compte d‘une opération, d‘un

ensemble de pratiques qui se sont donnés comme tâche, implicite ou explicite, de

faire bifurquer la nature. C‘est le « faire bifurquer » qui importe, l‘action ou

l‘opération de séparation. Le dualisme en est une des expressions, mais au-delà

c‘est tout un processus de simplification et de séparation qui est concerné.

En mettant en évidence l‘opération, Whitehead lui donne une extension inédite

permettant de décrire des proximités et des analogies entre des domaines

hétérogènes. Tout se passe comme si la bifurcation, qui s‘était mise en place,

inventée, à l‘occasion d‘une distinction entre nature et sujet percevant, s‘était

propagée dans différents champs : physiques (matériau neutre et qualités variables),

biologiques (génotype et phénotype), psychologiques et sociaux (champ social et

représentations). Les registres différent mais une opération similaire se rejoue en

permanence sous des formes variées. C‘est toute l‘ambition de la pensée

spéculative qui se constitue dans une résistance à l‘opération de bifurcation : « il

s‘agit de construire un concept qui satisfasse l‘exigence la plus artificielle, c‘est-à-

dire celle qui demande la plus haute puissance d‘invention : ne privilégier aucun

mode de connaissance particulier »8.

8 I. Stengers, Penser avec Whitehead, op. cit., p. 55.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 9

Causalité efficiente

*

La causalité efficiente est la « la perception de la conformité de la conscience

aux réalités du milieu environnant […]. Nous nous conformons aux organes de

notre corps et au monde plus ou moins vague qui est au-delà de ce dernier. Nous

percevons originellement une vague ‗conformité‘ dont les termes plus vagues

encore, sont le ‗moi‘ et l‘ ‗autre‘, termes flottant sur un arrière-fond indistinct […].

Le mode d‘expérience en quoi consiste la causalité efficiente est le mode dominant

chez tous les organismes vivants primitifs qui ont un sens de la destinée dont ils

proviennent et de celle vers laquelle ils tendent – les organismes qui ont des

mouvements d‘approche ou de retraite, mais qui différencient fort peu tout ce qui

les entoure immédiatement » (FR, 59-60).

« Ces émotions primitives s‘accompagnent d‘une connaissance très claire des

diverses choses actuelles qui réagissent sur nous. Une telle connaissance est à peu

près aussi évidente que le fonctionnement de nos cinq sens. Lorsque nous sommes

sous le coup d‘une passion comme la haine, c‘est une haine pour un homme que

nous éprouvons et non pour une collection de données sensibles – un homme,

c‘est-à-dire une cause efficace » (FR, 61).

**

La causalité efficiente est le second mode de la perception (le premier étant la

présentation immédiate). C‘est une expérience qu‘on peut appeler primitive ou

originaire parce qu‘elle concerne le mode ultime de la perception sur lequel repose

le mode plus élaboré de la présentation immédiate. Il est commun à tous les êtres

pour lesquels un sens de la continuité des événements est important. Ainsi, « une

fleur se tourne vers la lumière avec bien plus d‘évidence qu‘un être humain, et une

pierre se conforme aux conditions que lui dicte le milieu extérieur avec bien plus

d‘évidence qu‘une fleur. Un chien anticipe sur la conformité qu‘aura le futur

immédiat avec son activité présente, aussi manifestement qu‘un homme […].

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Jamais le chien n‘agit comme si le futur immédiat n‘avait rien à voir avec le

présent » (FR, 58). Notre expérience n‘est pas si éloignée de celle de la plante qui

s‘oriente vers le soleil ou du chien qui anticipe un futur immédiat. Comme eux

notre action est relative à un passé immédiat et à un futur en train de se faire. Ce

que nous partageons, c‘est une confiance, ce que Santayana appelle une « foi

animale », instinctive dans la continuité des événements et qui nous place nous-

même à l‘intérieur de cette continuité. Certes, nous pouvons distinguer des

moments et nous pouvons nous distinguer de notre environnement, mais c‘est le

plus souvent sous un mode vague.

Cette perception se constitue autour d‘un sentiment de causalité dans

l‘expérience. Non pas cette causalité abstraite et purement intellectuelle qui

différencie les causes et les effets, qui les sépare, mais une causalité d‘un autre

ordre dont le terme « efficience » exprime l‘originalité. Il renvoie aux notions

d‘activité et d‘insertion. C‘est la présence active de la cause dans l‘effet, du passé

dans le présent. Dans la causalité efficiente, nous éprouvons l‘insistance du passé

dans chaque événement, sa tendance vers un futur qui, bien qu‘il soit encore

indéterminé, n‘en reste pas moins l‘horizon actif autour duquel les événements

prennent sens. Nous voyons « un état dériver d‘un autre, le dernier manifestant sa

conformité avec le précédent. Le temps concret nous apparaît comme une suite

d‘états conformes les uns aux autres, le dernier se conformant au précédent. La

succession pure, elle, est une abstraction que nous tirons du rapport irréversible

entre un arrangement passé et un présent qui en dérive » (FR, 52).

Les découpes, celles par lesquelles nous séparons la cause et l‘effet, le passé et le

présent ou encore notre propre existence de notre environnement immédiat,

viennent après ; elles supposent un véritable travail d‘abstraction et de

différenciation. Elles reposent sur une inversion : « ces périodes de notre vie où se

raffermit la perception de la pression qu‘exerce sur nous un monde de choses aux

propriétés indépendantes, aux propriétés moulées mystérieusement sur notre

propre nature – ces périodes sont le fruit de l‘inversion de quelque état primitif de

notre expérience. Cette inversion se produit soit quand une fonction primitive

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 11

quelconque de l‘organisme humain est amplifiée d‘une manière extraordinaire, soit

quand quelque partie considérable de notre perception sensible habituelle se

trouve affaiblie d‘une manière extraordinaire » (FR, 60). Ce à quoi une longue

habitude de pensée nous a rendu familier – la distinction des moments et des

choses - est en réalité dans l‘ordre de notre expérience le plus exceptionnel.

***

La place que Whitehead confère à la causalité efficiente le situe « en adversaire

des traditions les plus chères de la philosophie moderne, auxquelles sont également

fidèles les empiristes, disciples de Hume, et les idéalistes, tenants de l‘idéalisme

transcendantal de Kant » (FR, 49). Ce qui l‘oppose à ces traditions philosophiques

n‘est pas à chercher dans la théorie qu‘ils se font de ce sentiment d‘une continuité

des événements, mais dans la place qu‘ils lui attribuent : « les disciples de Hume et

de Kant font donc des objections d‘allure différente, mais semblables dans le fond,

à l‘idée d‘une perception immédiate de la causalité efficiente, qui précéderait la

réflexion. Ces deux écoles voient dans la ‗causalité efficiente‘ l‘insertion dans nos

données d‘une manière de penser ou de juger ces données. L‘une l‘appelle

l‘habitude ; l‘autre, catégorie de l‘entendement. Mais, pour toutes deux, les données

simples sont de pures données sensibles » (FR, 56). Ce que Whitehead critique,

c‘est la traduction d‘un mode de perception – la causalité efficiente – par un autre

– la présentation immédiate. La causalité efficiente n‘y est plus qu‘un ajout à

l‘expérience, une manière de la relier, un supplément. La différence entre Hume et

Kant, la réduction de l‘expérience de la causalité efficiente à une simple

recomposition produite par l‘habitude ou aux catégories de l‘entendement, n‘est

pas ici très importante : ce que Whitehead veut mettre en évidence c‘est une

manière de se représenter la causalité efficiente à partir d‘une expérience qui s‘en

distingue radicalement.

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Concrescence

*

« Plusieurs entités deviennent une, et il y a une entité de plus. Par leur nature,

les entités sont une ‗pluralité‘ disjonctive dans le procès de passage à une unité

conjonctive. Cette catégorie de l‘Ultime remplace la catégorie aristotélicienne de

‗substance première‘. La ‗production‘ d‘un nouvel être-ensemble est l‘ultime notion

représentée par le terme ‗concrescence‘. Ces notions ultimes de ‗production de

nouveauté‘ et d‘ ‗être-ensemble concret‘ sont inexplicables aussi bien en fonction

d‘universaux plus élevés qu‘en fonction des composants participant à la

concrescence. L‘analyse des composants s‘opère à partir de la concrescence, et par

déduction abstraite. La seule instance d‘appel est l‘intuition » (PR, 73).

**

Le terme concrescence est formé à partir du latin « concrescere » (croître avec).

Il exprime tout d‘abord l‘idée d‘une formation « collective », d‘une « association »

ou d‘un « rassemblement ». Plusieurs substances individuelles s‘unissent et forment

une nouvelle existence. Ce nouvel être, résultat d‘une association, n‘est pas donné

instantanément, comme si sa venue à l‘existence ne nécessitait aucun temps

particulier. La concrescence, comme tous les concepts relatifs à l‘existence, est un

processus. S‘il est possible d‘utiliser des exemples pour aider à saisir ce qu‘est une

concrescence (les organes comme concrescence de cellules, une armée comme

concrescence de soldats, une perception comme concrescence de sensations, etc.),

Whitehead limite cependant son usage aux seules entités actuelles, c‘est-à-dire à

des réalités dont nous ne faisons pas l‘expérience. Chaque nouvelle entité actuelle

est la concrescence des entités qui lui préexistent ; elle est la consolidation d‘un

lien, la relation inédite entre celles-ci. Les existences sont ainsi des concrescences

qui se succèdent, se reprennent, s‘intègrent à l‘intérieur de nouvelles. Si les

concrescences ont un terme (la satisfaction de l‘entité pleinement existante) elles

ne disparaissent pas pour autant ; elles s‘ajoutent. C‘est un univers en accumulation

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 13

que Whitehead exprime : « Plusieurs entités deviennent une, et il y a une entité de

plus » (PR, 73).

Ensuite, le terme concrescence met en évidence l‘idée d‘une orientation ou

d‘une direction vers le concret (Principe ontologique). Les questions principales

concernant l‘existence sont toujours des questions relatives au concret ; c‘est

pourquoi Whitehead tend à les identifier : « c‘est parce qu‘elle est une concrescence

particulière d‘univers, qu‘une entité actuelle est concrète » (PR, 115). Mais le terme

concret a ici un sens particulier. Il ne signifie nullement ce qui tomberait sous les

sens, ce que nous pourrions voir ou sentir ; ce sont là plutôt des abstractions issues

de nos facultés de représentation (Présentation immédiate). Le concret désigne

dans la pensée spéculative le processus par lequel un être-ensemble est formé, à la

fois liaison de toute chose dans l‘univers et venue à l‘existence.

La concrescence est donc essentiellement un processus de consolidation, de

concrétion ou encore de consistance. Un lien se forme qui préserve tout ce qu‘il

relie, sans l‘unifier dans un terme commun ou dans une appartenance quelconque.

Les entités qui sont reliées ne sont pas changées mais elles sont engagées dans une

relation inédite, créée par la nouvelle entité. Celle-ci n‘est rien d‘autre qu‘un lien

durci, devenu un être à part entière, une substance.

***

Dans un processus de concrescence « il y a une succession de phases dans

lesquelles de nouvelles préhensions surgissent par intégration de préhensions

apparues dans les phases précédentes […]. Le procès continue jusqu‘à ce que

toutes les préhensions composent une satisfaction intégrale déterminée » (PR, 79).

La phase initiale est la pluralité disjonctive et la phase finale la satisfaction. Le

processus est orienté par le mode spécifique de préhension de l‘entité actuelle en

devenir, ce que Whitehead appelle son « but subjectif », c‘est-à-dire sa visée

immanente : « la concrescence est dominée par un but subjectif qui concerne

essentiellement l‘être créé en tant que ‘superject’ final. Ce but subjectif est le sujet

lui-même déterminant sa propre création comme constituant un être créé »

(PR142).

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Créativité

*

« Dans toute théorie philosophique, il y a quelque chose d‘ultime qui est actuel en

vertu de ses accidents. Cet ultime ne peut être caractérisé qu‘à travers ses

incarnations accidentelles et, indépendamment de ces accidents, il est dépourvu

d‘actualisation. Dans la philosophie de l‘organisme on appelle cet ultime

« créativité » ; et Dieu est son accident primordial, non temporel. Dans les

philosophies monistes, comme l‘idéalisme de Spinoza ou l‘idéalisme absolu, cet

ultime est Dieu, lequel est aussi appelé de manière équivalente ‗L‘Absolu‘. Dans de

tels schèmes monistes, on dote illégitimement l‘ultime d‘une réalité finale,

‗éminente‘, dépassant celle qui est dévolue à n‘importe lequel de ses accidents.

Sous ce rapport, la philosophie de l‘organisme parait plus proche de certains

courants de la pensée indienne ou chinoise que de la pensée moyen-orientale ou

européenne. Pour la première, l‘ultime c‘est le procès ; pour l‘autre, c‘est le fait »

(PR, 51).

« ‗Créativité‘, ‗pluralité‘ [ou ‗plusieurs‘], ‗un‘ [ou ‗unique‘] sont les notions ultimes

comprises dans la signification des termes synonymes ‗chose‘, ‗être‘, ‗entité‘ » (PR,

72).

« La ‗créativité‘ est l‘universel des universaux qui caractérise le fait ultime. C‘est ce

principe ultime par lequel la pluralité, qui est l‘univers pris en disjonction, devient

l‘occasion actuelle unique, qui est l‘univers pris en conjonction » (PR, 72).

**

Whitehead énonce dès les premières pages de Procès et Réalité cette

proposition essentielle: « dans toute théorie philosophique, il y a quelque chose

d‘ultime ». Ce n‘est pas une limite ou une critique qu‘il cherche à mettre en

évidence, comme on dirait qu‘il y a toujours quelque chose qui échappe à la

philosophie, une réalité inaccessible. L‘ultime est une condition même de la

pensée. Dans tout raisonnement, nous devons supposer des termes premiers qui

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 15

sont simplement posés, axiomes ou postulats. Ils peuvent être ignorés mais ils n‘en

sont pas moins déterminants pour la succession des concepts et des principes qui

en dériveront. C‘est un geste philosophique qui intéresse Whitehead : l‘ « Absolu »,

la « Raison », la « Substance première » doivent être interprétés à partir du geste qui

les pose. Bien qu‘ils soient les termes premiers des systèmes qui les mobilisent, ils

ne trouvent cependant leur justification qu‘au terme de la construction

philosophique. Ce ne sont pas des fondements mais des « impulsions » 9 qui

s‘explicitent au fur et à mesure de l‘instauration. Les évaluations de l‘ultime sont

pragmatiques : comment fait-il tenir un ensemble de concepts et de propositions ?

Dans quelle orientation ? Quelle impulsion confère-t-il à la pensée ?

Whitehead énonce celui qui impulsera toute sa pensée spéculative :

« créativité ». Elle « est une autre manière de parler de la ‗matière‘ aristotélicienne,

et du ‗matériau neutre‘ moderne. Elle est privée de la notion de réceptivité passive,

que ce soit de ‗forme‘ ou de relations externes » (PR, 82), ce qui signifie qu‘elle

n‘intervient dans l‘économie d‘aucune explication. Elle est « l‘avancée vers la

conjonction à partir de la disjonction, créant une entité nouvelle autre que les

entités données en disjonction » (PR, 73). En ce sens, elle fait primer la production

de nouveauté. Ce qui est intéressant n‘est pas tant de savoir comment des choses

existent que de rendre compte d‘une production permanente de nouveauté dans

l‘existence : « le monde n‘est jamais le même deux fois » (PR, 87).

Mais cette nouveauté n‘est jamais absolue, rien ne vient à l‘existence de nulle

part. Elle est déterminée par ce qui existe déjà, par toutes les existences qui

composent l‘univers. La créativité n‘est qu‘une opération, celle par laquelle

l‘univers des existences déjà réalisées s‘unifie dans une nouvelle existence. C‘est la

9 Nous reprenons le terme « impulsion » à Bergson. Dans l‘Intuition philosophie, Bergson écrit qu‘un philosophe « n‘a dit qu‘une seule chose parce qu‘il n‘a su qu‘un seul point : encore fut-ce moins une vision qu‘un contact ; ce contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement » (H. Bergson, « L‘intuition philosophique » in La pensée et le Mouvant, PUF,

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pluralité qui devient une, les entités actuelles qui en forment une nouvelle. Ainsi,

pour Whitehead, toute création est une conjonction, uniquement une mise en relation.

Comme les principes ultimes en général, la créativité ne peut être dérivée

d‘aucune raison, parce qu‘elle est la source ultime de toutes les raisons, telles que la

philosophie de Whitehead les définira. Elle est une activité première d‘auto-

création commune à toutes les entités actuelles individuelles, requise par chaque

existence mais ne dérivant d‘aucune. Elle est « neutre » et « indifférente » à ce

qu‘elle produit, une opération et rien d‘autre, une mise en relation d‘existences par

une nouvelle. Toute considération « en soi » de la créativité en ferait un domaine

d‘existence et la transformerait par là même en une « chose ». Une telle recherche

est vouée à l‘échec. C‘est pourquoi Whitehead écrit qu‘elle n‘existe que

conditionnée, inversant par là même la perspective qui pourrait sembler la plus

naturelle. Certes, la créativité est l‘ultime, ne dérive de rien, est ce que toute raison

présuppose, mais elle n‘existe qu‘ « en vertu de ses accidents » (PR, 51), à savoir les

existences individuelles. C‘est l‘existence factuelle et singulière qui lui donne sa

justification finale.

***

Qu‘est-ce qui distingue le terme classique de « création » et celui, whiteheadien,

de « créativité » ? Tout d‘abord, la « création » suppose un moment de non-

existence, une différence plus ou moins tranchée entre ce qui existe déjà et ce qui

n‘est pas encore existant. Passage du non-être à l‘être, du principe à l‘existence, de

l‘idée au réel, la création apparaît toujours comme une sorte de saut qualitatif : un

acte produisant de la réalité. La créativité, au contraire, implique que toute chose

provient d‘autres choses, et là où la « création » implique des ruptures, des

Paris, 1985, p. 123).

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 17

coupures, elle fera voir des reprises, des nouvelles relations, des passages de

formes latentes à des formes actuelles. Il n‘y a jamais, dans une pensée de la

créativité un commencement véritable, un premier moment de l‘existence, mais

toujours des nouvelles compositions prises sur d‘anciennes, des nouvelles lignes

d‘émergence à l‘intérieur de mouvements déjà en train de se faire.

Ensuite, la notion de « création » présuppose l‘idée d‘un créateur : Dieu, le

premier moteur immobile, l‘intellect agent, etc., plaçant celui-ci dans une position à

la fois de transcendance et d‘extériorité à ce qui est créé. Il est nécessaire que le

créateur soit clairement distingué de ce qu‘il crée pour donner toute sa portée à

l‘acte, au geste de la création. La « créativité » au contraire n‘est pas une relation

impliquant une différence radicale entre l‘objet créé et l‘opérateur de cette création.

Même Dieu dans Procès et Réalité est défini comme une créature de la créativité et se

comprend à partir d‘ « expressions comme ‗créativité immanente‘, ou

‗autocréativité‘ » (AI, 305), communes à toutes les entités actuelles, qui empêchent

« d‘impliquer la notion de Créateur transcendant » (AI, 305). Et c‘est pourquoi

avec ce concept de créativité, la pensée spéculative « paraît plus proche de certains

courants de la pensée indienne ou chinoise que de la pensée moyen-orientale ou

européenne. Pour la première, l‘ultime c‘est le procès ; pour l‘autre, c‘est le fait »

(PR, 52)

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18

Dieu

*

« Il est aussi vrai de dire que Dieu est permanent et le Monde fluent, que de dire

que le Monde est permanent et Dieu fluent. Il est aussi vrai de dire que, en

comparaison avec le Monde, Dieu est éminemment actuel, que de dire que, en

comparaison avec Dieu, le Monde est éminemment actuel. Il est aussi vrai de dire

que le Monde est immanent à Dieu, que de dire que Dieu est immanent au monde.

Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le monde, que de dire que le Monde

transcende Dieu. Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le Monde, que de dire que

le Monde crée Dieu.

Dieu et le Monde sont des opposés contrastés en fonction desquels la Créativité

accomplit sa tâche suprême de transformation d‘une multiplicité disjointe, dont les

diversités sont opposées, en une unité concrescente, dont les diversités sont

contrastées. Dans chaque actualisation il existe deux pôles concrescents de

réalisation – la ‗jouissance‘ et l‘ ‗appétition‘, c‘est-à-dire le ‗physique‘ et le

‗conceptuel‘. Pour Dieu, le conceptuel est antérieur au physique, pour le Monde les

pôles physiques sont antérieurs aux pôles conceptuels […]. Dieu et le Monde

s‘affrontent perpétuellement ; ils expriment la vérité métaphysique ultime selon

laquelle la vision appétitive et la jouissance physique ont autant le droit l‘une que

l‘autre à prétendre à la priorité dans la création » (PR, 534-535).

**

Dieu n‘est pas extérieur au système, il ne doit pas être « traité comme une

exception aux principes métaphysiques dans leur ensemble et invoqué pour les

sauver de la ruine. Il en est la manifestation maîtresse » (PR, 528). Sauver le

système reviendrait à faire de Dieu soit la cause de toute chose, celui par qui

s‘expliquerait la venue à l‘existence, soit l‘acteur par lequel la cohérence du monde

se trouverait expliquée. Dans les deux cas, on s‘empêcherait de penser un véritable

lien entre Dieu et le monde. Ainsi, « tant que le monde temporel est conçu comme

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 19

achèvement autonome de l‘acte créateur explicable par dérivation d‘un principe

ultime qui est à la fois éminemment réel et moteur non mû, on ne peut échapper à

cette conclusion : le mieux que nous puissions dire de cette tourmente, c‘est ‗il

donne à ses bien-aimés – le sommeil‘ » (PR, 526), c‘est-à-dire les prive de toute

action et de toute importance. Le Dieu de Procès et réalité n‘est ni avant ni après, il

est avec le monde. Comment comprendre la relation de Dieu, entité non-

temporelle, et du Monde, multiplicité d‘actes de devenirs ?

Whitehead distingue, sans qu‘elles puissent être séparées, deux natures de Dieu :

sa nature primordiale et sa nature conséquente. La première est « la réalisation

conceptuelle illimitée de la richesse absolue de la potentialité » (PR528). Dieu a un

rapport direct à la potentialité, celle des objets éternels. Il les envisage dans leur

pure possibilité inconditionnée. Ainsi, « l‘unité divine des opérations conceptuelles

est un acte librement créateur, libre de toute relation à la particularité du cours des

choses » (PR529). Et c‘est pourquoi Dieu est dans un mode de « neutralité

métaphysique » au monde ; son unité « n‘est déviée ni par l‘amour, ni par la haine,

à l‘égard de ce qui advient effectivement. Les particularités du monde actuel la

présupposent, tandis qu‘elle ne présuppose que le caractère métaphysique général de

l‘avancée créatrice dont elle est la manifestation primordiale » (PR529). Le monde

tend à Dieu (« Dieu est l‘appât du sentir »), dont il constitue la phase initiale de

chaque but subjectif.

Mais dans sa nature primordiale, Dieu est « actuel de manière déficiente » et cela

pour deux raisons : tout d‘abord, ses « sentirs » sont exclusivement conceptuels. Il

n‘a de rapport qu‘aux objets éternels, aux potentialités pures. Et dès lors ses sentirs

« ne jouissent pas de la plénitude de l‘actualisation » (PR, 528). Ensuite, ces sentirs

conceptuels « séparés d‘une intégration complexe dans les sentirs physiques, sont,

dans leur forme subjective, sans conscience » (PR, 528). Dieu n‘a donc, dans sa

nature primordiale ni plénitude du sentir ni conscience. Il est uniquement

« l‘actualisation inconditionnée du sens conceptuel à la base de toute chose » (PR,

529).

La deuxième nature de Dieu, sa nature conséquente, est le retour du monde sur

Page 20: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

20

Dieu. C‘est le monde « fluent élevé à ‗ce qui dure à jamais‘ par son immortalité

objective en Dieu » (PR, 534). Dieu ne crée pas le monde, il le sauve10. Dans cette

nature, il n‘y « ni perte ni obstruction. Le monde est senti en un unisson

d‘immédiateté » (PR, 531). Les entités actuelles s‘objectivent en Dieu « comme un

nouvel élément de l‘objectivation par Dieu de ce monde actuel » (PR, 53).

L‘immédiateté du monde et son avancée créatrice acquièrent une immortalité,

« toute actualisation telle qu‘elle est – ses souffrances, ses douleurs, ses échecs, ses

triomphes, ses joies immédiates – et la justesse du sentir la tisse en une harmonie

du sentir universel, qui est toujours immédiat, toujours pluralité, toujours unité,

toujours accompagné d‘avancée nouvelle, toujours relancé et qui ne périt jamais »

(PR, 531). Ainsi, par sa nature conséquente, Dieu recueille le monde dans sa

propre vie individuelle où rien n‘est perdu « de ce qui peut être sauvé », où même

« les révoltes du mal destructeur, toujours plein d‘amour-propre, sont réduites à

l‘insignifiance de simples faits individuels ; et pourtant le bien qu‘elles ont accompli

en joie individuelle, en douleur individuelle, dans l‘introduction de contrastes

nécessaires, est là encore sauvé par sa relation au tout achevé » (PR, 531-532).

Si la nature primordiale reste inchangée, sa nature conséquente est relative à

l‘avancée créatrice du monde. C‘est pourquoi il y a une évolution de la nature

conséquente de Dieu, de son rapport au monde sans pour autant s‘opposer « à

l‘accomplissement éternel de sa nature conceptuelle primordiale » (PR, 59)

La nature primordiale est l‘envisagement divin du possible comme possible et la

nature conséquente est le monde objectivé en Dieu. En ce sens, « Dieu est l‘origine

10 Les métaphores religieuses que Whitehead utilise dans Procès et réalité ont été véritablement détournées par le projet spéculatif. On doit à I. Stengers d‘avoir mis en évidence le rapport entre la pratique de mathématicien de Whitehead – intéressé par la construction d‘un problème - et ces passages sur Dieu. Introduisant le chapitre qu‘elle consacre à « Dieu et le monde » dans son livre Penser avec Whitehead, I. Stengers écrit : « il me faudra montrer que l‘afflux de ces images religieuses fait partie de la vérification de la solution : chacune devrait subir, en cas de vérification positive, une ‗torsion spéculative‘ qui la dépouille du type d‘émotion religieuse qui lui est usuellement associée » (I. Stengers, Penser avec Whitehead, Seuil, Paris, 2002, p. 501).

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 21

et la fin. Il n‘est pas l‘origine au sens où il serait dans le passé de tous les éléments.

Il est l‘actualisation présupposée de l‘opération conceptuelle, en unisson de devenir

avec tout autre acte créateur » (PR, 530). Dieu est ainsi, comme toutes les entités

actuelles, bipolaire : sentir conceptuel des objets éternels par sa nature primordiale

et sentir physique du monde par sa nature conséquente.

***

Whitehead affirme que tout ce qui existe est entités actuelles. Ces entités

actuelles « diffèrent entre elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle

d‘existence le plus insignifiant dans les profondeurs de l‘espace en est une aussi »

(PR, 69). Mais cependant elles manifestent toutes les mêmes principes. C‘est une

exigence de cohérence et de rationalité que Whitehead veut maintenir dans

l‘approche spéculative à laquelle le concept de Dieu ne peut se soustraire. La

question est dès lors de savoir ce qui à la fois rapproche et différencie Dieu des

entités actuelles.

Dieu partage avec les entités actuelles un certain nombre de caractéristiques : il

est une unité d‘expérience physique et conceptuelle ; c‘est une concrescence ; il a

un but subjectif et des formes subjectives de sentirs ; et enfin il a une existence

formelle et objective11. Dieu est bien en ce sens une entité actuelle. Cependant,

Whitehead introduit deux différences fondamentales : tout d‘abord Dieu est

« créature primordiale ». Toutes les autres entités actuelles proviennent de la

pluralité disjonctive, des entités préalables. Elles requièrent nécessairement le passé

dont elles proviennent et qu‘elles intègrent d‘une manière singulière. Dieu est sans

antériorité. Ensuite, dans la concrescence des entités actuelles, les préhensions

physiques sont premières alors que pour Dieu, ce sont les préhensions

11 Nous renvoyons ici à l‘excellent ouvrage de W. A. Christian, An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, Yale University

Page 22: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

22

conceptuelles qui sont premières. Il envisage, dans sa nature primordiale, des

possibilités pures qui ne sont pas conditionnées.

Donné (ou Datum)

*

« Le caractère d‘une entité actuelle est finalement régi pas son donné (datum) ;

quelle que puisse être la liberté du sentir qui naît dans la concrescence, il ne peut y

avoir transgression des limites de la capacité inhérente au donné (datum). Le

donné (datum) limite et dispense tout à la fois » (PR198).

« Dans l‘analyse d‘un sentir, tout ce qui se présente comme étant également ante

rem est un donné (datum) » (PR373)

**

Le donné est un terme purement technique et fonctionnel. Il désigne ce qui est

préhendé par une entité actuelle, l‘objet de son sentir. C‘est donc en relation au

devenir d‘une entité actuelle que quelque chose peut être dit donné. C‘est à la fois

le matériau qui constitue l‘entité actuelle et ce qui oriente sa créativité. Et de la

même manière qu‘il y a deux type de préhensions (physiques et conceptuelles), il

existe deux types de données : les entités actuelles et les objets éternels.

Press, Yale, 1959.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 23

Diversité disjonctive (et Potentialité réelle)

*

« Le terme ‗un‘ ne désigne pas le ‗nombre entier un‘, qui est une notion spéciale

complexe, mais l‘idée générale sur laquelle reposent aussi bien l‘article indéfini ‗un‘

que l‘article défini ‘le’, les démonstratifs ‗celui-ci ou celui-là‘, et les relatifs ‗qui, que,

comment’. Il désigne la singularité d‘une entité. Le terme ‗pluralité‘ présupposent le

terme ‗un‘, le terme ‗un‘ présuppose le terme ‗pluralité‘. Le terme ‗pluralité‘ est

porteur de la notion de ‗diversité disjonctive‘, laquelle est un élément essentiel du

concept de l‘ ‗être‘. Dans une diversité disjonctive, il y a pluralité d‘ ‗êtres‘ » (PR,

72).

**

La diversité est une notion ultime, comme la créativité ou l‘ « un ». Par

conséquent, elle désigne une des dimensions fondamentales de l‘être. La

disjonction est la manière par laquelle les entités actuelles existent lorsqu‘elles ont

atteints leur satisfaction ; elles forment une diversité disjonctive ou atomique. Les

liens entre les entités qui forment la diversité disjonctive ne peuvent donc être

qu‘externes, sans influence les unes sur les autres ; la disjonction est radicale. C‘est

le niveau d‘existence primordial ou tout ce qui a eu lieu dans l‘univers coexiste et

est disponible pour de nouveaux devenirs.

En ce sens, la diversité disjonctive est de l‘ordre d‘une fiction ontologique.

Jamais l‘être ne se présente sous cette forme ; il est toujours engagé dans des

processus concret d‘émergence de nouveaux êtres. C‘est dans la perspective d‘un

être en devenir que la pluralité peut être comprise. Elle est alors tout ce qui lui

préexiste, tous ces actes, toutes ces décisions qui conditionnent la créativité, et

dont elle devra tenir compte dans sa propre existence. Elle est le matériau dont se

compose un être.

Whitehead l‘appelle aussi pour cette raison « une potentialité réelle » : « Dans le

devenir d‘une entité actuelle, l‘unité potentielle d‘une pluralité d‘entités en diversité

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24

disjonctive – actuelle et non actuelle – acquiert l‘unité réelle de l‘entité actuelle

unique ; de sorte que l‘entité actuelle est la concrescence réelle d‘une pluralité de

potentiels » (PR, 74). La potentialité signifie que tout être est un possible pour

d‘autres. En soi, une entité actuelle est un acte, un être pleinement réalisé, mais

pour une autre, en devenir, elle est un potentiel qu‘elle intégrera d‘une manière ou

d‘une autre. C‘est un potentiel d‘objectivation. Si Whitehead précise que cette

potentialité est « réelle », c‘est parce qu‘il utilise le terme potentialité aussi pour les

objets éternels qui forment la potentialité « pure » du devenir.

***

En affirmant que dans la diversité disjonctive tout est en acte, Whitehead

rejoint une forme d‘actualisme dont la proposition centrale est : « hormis ce qui est

actuel, rien n‘existe, ni en fait ni en efficience » (PR, 99). L‘existence primordiale

est celle d‘une pluralité d‘êtres en acte, de choses efficientes. Même la notion de

potentialité est référée à l‘être en acte. C‘est pour une autre existence, à l‘intérieur

d‘un autre devenir que ces existences en acte deviennent des potentialités, c’est l’acte

qui devient la puissance, le réel qui devient le possible. Le potentiel et le possible ne

viennent pas de nulle part ; ils sont situés dans des existences concrètes. En ce

sens, l‘actualisme de Whitehead est une reprise de la pensée aristotélicienne et de

l‘affirmation d‘une prééminence de l‘acte sur la puissance12.

12 La primauté de l‘acte sur la puissance est de trois ordres chez Aristote. L‘acte est premier selon la notion, selon le temps et selon la substance. Cf. Aristote, Métaphysique, trad. fr. J. Tricot, Vol 2, Paris, Vrin, 1991, p. 44.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 25

Entité actuelle (et Devenir)

* « Les ‗entités actuelles‘ – aussi appelées ‗occasions actuelles‘ – sont les choses

réelles dernières dont le monde est constitué. Il n‘est pas possible de trouver au-

delà des entités actuelles quoi que ce soit de plus réel qu‘elles. Elles diffèrent entre

elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle d‘existence le plus insignifiant dans

les profondeurs de l‘espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu‘il y ait entre elles

hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les principes que manifeste leur

actualisation, toutes sont au même niveau. Les faits derniers sont, tous au même

titre, des entités actuelles ; et ces entités actuelles sont des gouttes d‘expérience,

complexes et interdépendantes » (PR, 68-69).

« Chaque entité actuelle se conçoit comme une expérience en acte surgissant à

partir de données. Elle consiste en un procès, celui de ‗sentir‘ les nombreuses

données en les résorbant dans l‘unité d‘une même ‗satisfaction‘ individuelle » (PR,

99).

** Le concept d‘entité actuelle est au centre du projet spéculatif de Procès et Réalité.

Whitehead l‘annonce sans ambiguïté : « ce qu‘il y a de positif dans ces conférences

[Procès et réalité] a trait au devenir, à l‘être et au caractère relationnel des entités

actuelles » (PR, 40). Il désigne une réalité ultime, un point limite de l‘existence, au-

delà duquel la notion d‘ « être » perd son sens et les problèmes deviennent

abstraits, parce que détachés de toute inscription réelle. Il y a bien d‘autres formes

d‘existence, d‘autres manières d‘être, mais elles le sont soit comme « ingrédients »

d‘entités actuelles, soit comme dérivées d‘elles. Au-delà, « il n‘y a rien, seulement

de la non-entité – ‗le reste est silence‘ » (PR, 103).

Il arrive à Whitehead de comparer les entités actuelles avec des notions plus

classiques comme la « substance », la « monade » ou la « res vera » qui elles aussi

prétendaient rendre compte d‘une réalité ultime. Si tout les sépare, elles

témoignent d‘une ambition commune: rendre compte par un même principe de

toutes les formes que l‘existence peut prendre. C‘est comme si avec ces notions la

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26

philosophie avait cherché à mettre en évidence un matériau unique, une même

« étoffe » qui composerait les formes apparemment les plus disparates du réel. Les

deux (unité et pluralité) ne s‘opposent pas nécessairement : la pluralité requiert des

principes communs ; même Dieu est une entité actuelle. C‘est une hypothèse

qu‘on appellera « moniste », hypothèse selon laquelle « il n‘y a qu‘un seul genre

d‘entités actuelles » ; elle « constitue un idéal de théorie cosmologique auquel la

philosophie de l‘organisme s‘efforce de se conformer » (PR 198).

Une entité actuelle est un « acte de devenir », une « goutte d‘expérience » ou

encore un « processus ». On ne dira pas qu‘elle est dans un temps ou qu‘elle est

prise dans un devenir, mais que « son ‗être‘ est constitué par son ‗devenir‘ » (PR75)

qu‘il s‘identifie à lui, si bien qu‘il devient impossible de séparer, même

conceptuellement, l‘être et le devenir. Et plus généralement encore, ce sont les

notions même de temps, de durée, de devenir et de processus qui perdent

l‘autonomie et la généralité que leur avait données la philosophie pour ne plus

signifier qu‘un mode d‘existence des entités actuelles. Tout devenir est le devenir

de telle entité actuelle. C‘est le passage d‘une non-existence à l‘existence pleinement

en acte. Ce passage a une « épaisseur temporelle », mais celle-ci est clairement

délimitée ; il a un commencement et une fin qui correspondent à la réalisation de

telle entité actuelle précise. Ainsi, une « entité actuelle se conçoit comme une

expérience en acte surgissant à partir de données. Elle consiste en un procès » (PR

99).

L‘être est le devenir. Mais comment opère le devenir? C‘est une opération que

Whitehead appelle de préhension : « l‘essence d‘une entité actuelle consiste

seulement en ce qu‘elle est une chose qui préhende » (PR, 100). Elle s‘approprie,

durant ce processus, l‘ensemble des autres entités actuelles déjà existantes ; elle les

fait siennes, les incorpore. Celles-ci deviennent alors ses données ou ses

composantes, le matériau dont la nouvelle entité est faite. C‘est l‘appropriation

continue « du mort [les anciennes entités actuelles] par le vivant [la nouvelle entité

actuelle] » (PR, 41). La nouveauté intègre les existences anciennes. Au terme de ce

processus d‘intégration, l‘entité est « reliée de manière parfaitement définie à

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 27

chaque élément de l‘univers » (PR, 100) ; elle atteint sa satisfaction qui est aussi la

fin du processus, la fin de son devenir. Elle est à ce moment pleinement réalisée,

intégrant tout ce qui existe, transformant l‘univers en élément de sa « propre

constitution interne réelle ». L‘entité est alors « à la fois l‘être-ensemble de la

pluralité d‘entités qu‘elle trouve, et l‘une des entités actuelles au sein de la ‗pluralité‘

disjonctive qu‘elle laisse ; c‘est une nouvelle entité, disjonctivement parmi la

pluralité des entités qu‘elle synthétise. Plusieurs entités deviennent une, et il y a une

entité en plus » (PR, 73). Les « actes de devenirs » ne cessent de s‘ajouter les uns

aux autre. Rien ne disparaît dans l‘univers, tout est conservé ; les existences

anciennes sont engagées à l‘intérieur de nouveaux devenirs dont elles sont les

matériaux.

Dans la perspective spéculative, l‘univers n‘est plus un ensemble de choses,

d‘individus, d‘éléments qui existeraient pour leur propre compte et qui

entretiendraient par accident des rapports les uns avec les autres. Le devenir et la

relation s‘identifient chez Whitehead : toute relation est un processus et tout processus une

mise en relation. Les entités actuelles sont des « actes de devenir » qui sont en même

temps des êtres-relationnels. Leur devenir s‘identifie à la capture qu‘elles opèrent

de l‘univers selon une perspective chaque fois inédite. Il n‘y a dans l‘univers que de

l‘ « activité fonctionnelle » ; toute chose « actuelle est quelque chose en raison de

son activité, ce qui fait que sa nature consiste dans le rapport qu‘elle soutient avec

d‘autres choses et dans l‘importance qu‘elle a pour celles-ci ; son individualité

consiste à synthétiser d‘autres choses dans la mesure où elles sont en rapport avec

elle. Toute recherche touchant un individu soulève la question suivante : comment

d‘autres individus s‘insèrent-ils dans l‘unité objective, de sa propre expérience ?

(FR, 45) »

***

Si nous appelons « individuation » le processus par lequel une réalité

individuelle vient à exister, alors l‘affirmation de Whitehead, selon laquelle l‘être et

le devenir d‘une entité actuelle s‘identifient, inscrit le projet dans ce qu‘il faut bien

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28

appeler une « philosophie de l‘individuation », liant Whitehead à des philosophes

tels que Bergson, Simondon ou Deleuze. Comme eux, il tente de reprendre la

question de l‘individuation en la plaçant sur un nouveau plan, en l‘installant à

l‘intérieur d‘une nouvelle constellation de concepts. Ce qu‘il s‘agit de refuser, c‘est

de la réduire soit à la réalisation d‘une essence (platonisme), soit à une prise de

forme (hylémorphisme), soit enfin à une différenciation d‘un genre commun

(réalisme). La question classique de l‘individuation, dans sa forme la plus épurée,

garde cependant sa pertinence : comment se constitue un être ?

Dès lors, elle n‘est plus pensée comme une « réalisation » mais bien comme

un ensemble de captures, d‘appropriations, de prises. Seules « existent les entités

actuelles » ; il n‘y a ni genre, ni forme, ni essence, aucune réalité préalable.

L‘existence est sans antériorité. La seule chose qui préexiste à l‘émergence d‘une

entité actuelle, ce sont les autres entités actuelles, l‘univers donné. La pensée

spéculative rejoint ici une forme d‘empirisme radical en affirmant que nous ne

pouvons aller au-delà des existences particulières qui composent le monde, et qu‘il

ne servirait à rien de chercher une réalité primordiale dont elles dériveraient. Avant

une entité actuelle, il y en a simplement d‘autres ; avant un acte il y a d‘autres actes.

Nous ne pouvons aller au-delà du monde actuel.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 29

Evénement

*

« Pour nous mettre en état d‘assimiler et de critiquer tout changement de nos

conceptions scientifiques ultimes, il nous faut commencer par le commencement

[…]. Considérez ces trois énoncés : a) ‗hier un homme a été écrasé sur le quai de

Chelsea‘ ; b) ‗l‘Obélisque de Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross‘ ; et c) ‗Il y

a des lignes sombres dans le spectre solaire‘. Le premier énoncé relatif à l‘accident

survenu à l‘homme touche à ce que nous pouvons appeler une occurrence, une chose

qui arrive ou un événement. J‘utiliserai le terme événement qui est le plus court. Afin de

préciser un événement observé, le lieu, le temps et le caractère de l‘événement sont

nécessaires. En précisant le lieu et le temps, en réalité nous établissons la relation

de l‘événement donné à la structure générale d‘autres événements observés. Par

exemple l‘homme a été écrasé entre votre thé et votre dîner à la hauteur d‘une

barge passant sur la rivière face au trafic du Strand. Ce que je veux souligner est

ceci : nous connaissons la nature comme un complexe d‘événements qui passent

[…]. Examinons maintenant les deux autres énoncés à la lumière de ce principe

général sur ce que signifie la nature. Prenez le second énoncé, ‗L‘obélisque de

Cléopâtre est sur le quai de Charing Cross‘. A première vue il nous serait difficile

d‘appeler cela un événement. Il semble que manque l‘élément temporel ou

transitoire. Mais est-ce le cas ? Si un ange avait fait cette remarque il y a quelques

centaines de millions d‘années, la terre n‘existait pas, il y a vingt millions d‘années il

n‘y avait point la Tamise, il y a quatre vingt ans il n‘y avait pas de quai sur la

Tamise […]. Et maintenant ce qui est ici, aucun de nous ne s‘attend à ce que ce

soit éternel. L‘élément statique intemporel dans la relation à l‘obélisque de

Cléopâtre avec le quai est une pure illusion engendrée par le fait que, pour les

besoins des rapports quotidiens, le faire ressortir est inutile » (CN, 162-163)

**

Notre perception la plus immédiate est celle d‘un passage ou d‘une activité qui

Page 30: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

30

vont au-delà de ce que nous percevons actuellement. C‘est comme si la perception

n‘était possible que parce qu‘elle tendait à quelque chose d‘autre, de plus vaste, de

plus large, un arrière plan. Il y a toujours un horizon qui dépasse l‘objet d‘une

attention : « il y a cette partie qu‘est la vie de la nature entière à l‘intérieur d‘une

pièce, et il y a cette partie qu‘est la vie à l‘intérieur d‘une table dans la pièce. La

jonction du monde intérieur à la pièce avec le monde extérieur au-delà n‘est jamais

nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtils dévoilés à la conscience sensible

pénètre du dehors » (CN, 70). Ce passage, situé au-delà de notre perception

actuelle, Whitehead l‘appelle le « passage de la nature ». Nous n‘en avons jamais

une perception directe et complète mais nous en faisons l‘expérience dans la

perception de « parties », de « tronçons » ou d‘ « unités ». Nous ne savons pas ce

qu‘est le « passage de la nature » - nous ne pouvons d‘ailleurs nous représenter un

passage en tant que tel - mais nous l‘éprouvons à travers des expériences locales,

des perceptions déterminées.

C‘est l‘unité « de ce facteur, retenant en soit le passage de la nature, qui est

l‘élément concret originairement distingué dans la nature » (CN, 90). Ce sont ces

« facteurs originaires » que Whitehead appelle « événements ». Ils ne sont

« originaires » que du point de vue de la perception. Dans des termes bergsoniens,

on dira qu‘ils sont les « données immédiates de la conscience » à la condition de

ramener la conscience à sa forme la plus minimale, une « conscience sensible »

[sense-awareness]. Tout ce qui dans notre expérience peut être décrit comme

« passage », « mouvement », « devenir » ou encore « persistance », renvoie à la

notion d‘événement. Whitehead n‘hésite d‘ailleurs pas à relier cette notion de

« passage » à la pensée de Bergson : « Je crois être en cette doctrine en plein accord

avec Bergson, bien qu‘il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j‘appelle

passage de la nature » (CN, 73).

La notion d‘événement acquiert dès lors une extension inédite puisqu‘elle tend

à s‘identifier au passage et à la durée : une pierre, les pyramides, une rivière sont

des événements, c‘est-à-dire des condensations et des déterminations du passage

de la nature. Nous ne percevons pas des choses et puis des durées, nous percevons

Page 31: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 31

d‘abord des orientations et des persistances auxquelles nous attribuons par la suite

des qualités identifiables isolément. C‘est pourquoi il faut résister à la tentation de

définir l‘événement à partir de telles indications : « un événement isolé n‘est pas un

événement, parce que chaque événement est un facteur d‘un tout plus large et

signifie ce tout […] L‘isolation d‘une entité dans la pensée, quand nous la

concevons comme un pur ceci, n‘a nulle contrepartie dans une isolation

correspondante dans la nature. Une telle isolation fait seulement partie de la

procédure intellectuelle de la connaissance » (CN, 141). C‘est par abstraction

[sense-recognition] que nous arrivons à différencier dans ces passages des éléments

qui « ne passent pas » et que Whitehead appelle objets.

***

Le terme « événement » occupe dans les œuvres « pre-spéculatives » (PNK, CN)

la même place que l‘entité actuelle dans Procès et Réalité. Ce sont des « facteurs

originaires ». Nombreux sont les lecteurs de Whitehead qui, prenant cette

proximité pour une continuité, ont tenté d‘identifier les « entités actuelles » et les

« événements », n‘y voyant qu‘un changement lexical. Whitehead aurait fini par

préférer la notion d‘entité actuelle, plus technique, à celle d‘événement trop

chargée historiquement. Il n‘en est rien. Quel est l‘objet du Concept de nature ? Il

s‘agit de « nous limiter à la nature elle-même et de ne pas voyager au-delà des

entités qui sont dévoilées dans la conscience sensible [sense-awareness] » (CN, 52).

Son objet, c‘est la nature perçue et les événements sont des déterminations de la

perception. Whitehead est très clair sur l‘ambition de ces œuvres pré-spéculatives :

« Ne sommes-nous pas en fait à la recherche de la solution d‘un problème

métaphysique? Je ne le crois pas. Nous cherchons seulement à montrer quel type

de relations unissent les entités qu‘en fait nous percevons comme étant dans la

nature. Nous ne sommes pas requis de nous prononcer sur la relation

psychologique des sujets aux objets ou sur le statut de chacun d‘eux dans le

royaume du réel » (CN, 67).

Si les événements sont originaires, c‘est parce qu‘ils sont posés à un certain

Page 32: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

32

niveau d‘expérience, à une certaine échelle, celle de la perception. Ce problème

avec Procès et Réalité change. Whitehead s‘introduit dans ce « royaume du réel » qui

insistait dans les pages du Concept de nature mais sur lequel il ne pouvait statuer car il

aurait pris le risque de répéter une des erreurs majeures de la philosophie : donner

aux problèmes métaphysiques les qualités de la perception. La rupture avec l‘idée

que l‘analyse de la perception serait le premier moment légitime de toute

construction philosophique devient radicale. C‘est à l‘intérieur de ce nouvel espace

de mise en problème que les entités actuelles sont alors « originaires ».

Toutes les qualités que nous attribuons à ces « facteurs originaires » s‘opposent

lorsque nous les posons soit à l‘intérieur du champ de la perception soit à

l‘intérieur de l‘existence. On peut dégager trois grandes inversions produites par ce

changement de plan : 1. Les événements sont des durées et des passages, ils ont

une continuité, alors que les entités actuelles sont sans changement, elles « se

bornent à devenir ». Elles sont essentiellement discontinues ; 2. Les événements

ont une extension, ils sont composés de parties et sont eux-mêmes des parties

d‘événements plus larges (la table dans la pièce et la pièce dans le bâtiment), alors

que les entités actuelles sont des préhensions sans parties. Elles intègrent la

totalité de l‘univers mais ne peuvent être subdivisées en parties autonomes qui

auraient par ailleurs leur propre existence; 3. Les événements ont une identité

variable, relative aux changements survenants dans leurs parties ou dans

l‘environnement plus large dans lequel ils sont engagés. Les entités actuelles sont

sans changement, leur identité est fixée une fois pour toutes au terme de leur

devenir.

Page 33: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 33

Extension (et Milieu)

*

« Le concept d‘extension manifeste dans la pensée un aspect du fait ultime du

passage de la nature. C‘est une relation qui tient au caractère spécial que le passage

prend dans la nature ; c‘est la relation qui, dans le cas des durées, exprime les

propriétés du recouvrement. Ainsi la durée qui était d‘une minute recouvrait la durée

qu‘était sa trentième seconde. La durée de la trentième seconde était une partie de

la durée de la minute. J‘utiliserai les termes tout et partie exclusivement au sens où la

partie est un événement qui est recouvert par l‘extension de l‘autre événement

qu‘est le tout. Ainsi, dans ma terminologie, tout et partie renvoient exclusivement à

cette relation fondamentale d‘extension ; en conséquence, dans cet usage

technique, seuls des événements peuvent être soit des touts, soit des parties.

La continuité de la nature découle de l‘extension. Chaque événement recouvre

par son extension d‘autres événements, et chaque événement est recouvert par

l‘extension d‘autres événements » (CN, 77).

**

La relation primordiale entre les événements est l‘extension qui se définit par

deux expressions: « être partie de » ou « être composé de ». Un événement a des

parties qui sont d‘autres événements, ayant par ailleurs leur propre identité et

existence, et est lui-même une partie d‘événements plus larges. Si « un événement

A s‘étend sur un événement B, alors B est une partie de A, et A est un tout dont B

est une partie » (CN, 90). Ainsi, un organe est composé de cellules et est lui-même

une partie du corps. On peut faire varier les perspectives à l‘infini en prenant

comme référence telle échelle (la cellule ou l‘organe) et ce sont dès lors tous les

rapports d‘extensions qui se transformeront. Ce qui était partie (l‘organe) devient

selon une autre perspective (la cellule) un tout et, réciproquement, ce qui était un

tout deviendra alors une partie. On peut en tirer la conclusion générale qu‘il n‘y a

pas d‘événements qui ne s‘étendent sur d‘autres et qui ne soit lui-même une partie

d‘événements plus larges. La nature est cette continuité des recouvrements et des

Page 34: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

34

enveloppements. Des événements se recouvrent les uns les autres et ils s‘entendent

au-delà de ce que nous en discernons, si bien qu‘il est parfois impossible de

délimiter leur frontière.

La continuité de la nature est la continuité de l‘extension. Il n‘y a pas

d‘événement qui ne soit relié à tel autre, quelle que soit la complexité des liens qui

peuvent les réunir. Si étrangers que certains événements puissent paraître les uns

envers les autres de prime abord, on trouvera toujours une connexion. Et la nature

est cet ensemble de connexions par extension des événements. C‘est elle dont

nous faisons l‘expérience dans la perception comme un complexe d‘événements

qui passent et qui se relient. C‘est que la relation d‘extension n‘est pas purement

spatiale, elle est aussi temporelle : « Le concept d‘extension manifeste dans la

pensée un aspect du fait ultime du passage de la nature. C‘est une relation qui tient

au caractère spécial que le passage prend dans la nature ; c‘est la relation qui, dans

le cas des durées, exprime les propriétés du recouvrement » (CN, 76). Les événements

« s‘étendent sur » (espace) et en « recouvrent » (durées) d‘autres. Ainsi, « la durée

qui était d‘une minute recouvrait la durée qu‘était sa trentième seconde. La durée

de la trentième seconde était une partie de la durée de la minute » (CN, 76).

L‘extension est l‘essence même des relations spatio-temporelles (CN, 164) et les

notions d‘espace et de temps sont des généralisations opérées sur ces dimensions

physiques des événements.

En résumé, le monde « monde que nous connaissons est un courant continu

d‘occurrences que nous pouvons découper en événements finis formant par leurs

chevauchements et leurs emboîtements mutuels, ainsi que par leurs séparations,

une structure spatio-temporelle » (CN, 168).

***

L‘extension est une relation entre des événements. Elle trouve donc

légitimement toute sa place dans Le concept de nature dans lequel la question des

événements est centrale. Cependant, dans Procès et réalité, le concept d‘événement

tend à disparaître au profit des sociétés et dès lors c‘est la relation d‘extension elle-

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 35

même qui est transformée. Whitehead lui donne de nouveaux termes : sociétés

structurées et sociétés subordonnées.

« Une société structurée en un tout fournit un milieu favorable aux sociétés

subordonnées qu‘elle abrite en son sein. La société englobante doit elle aussi se

trouver dans un milieu plus large qui permette sa survie. On peut appeler ‗sociétés

subordonnées‘ certains groupes d‘occasions qui entrent dans la composition d‘une

société structurée […]. Une ‗société structurée‘ peut être plus ou moins ‗complexe‘

en fonction de la multiplicité de ses sous-sociétés et de ses sous-nexus associés,

ainsi que de la complexité de leur modèle structural (PR, 182-183).

Les exemples de rapports entre sociétés structurées et sociétés subordonnées

sont très proches de ceux qui définissaient les rapports entre parties et touts au

niveau des événements : « nous parlons d‘une molécule à l‘intérieur d‘une cellule

vivante, parce que ses aspects moléculaires généraux sont indépendants du milieu

de la cellule. Par là, la molécule est une société subordonnée à l‘intérieur de la

société structurée que nous nommons ‗cellule vivante‘ » (PR, 182). On notera deux

transformations majeures de l‘extension lorsqu‘elle est posée au niveau des

sociétés : tout d‘abord, est définitivement rejetée l‘idée que la relation d‘extension

serait une relation pouvant se décrire dans des termes spatiaux (être à l‘intérieur de)

comme les métaphores biologiques semblaient le laisser entendre (la cellule est dans

l‘organe). On devrait parler de dépendances et d‘attachements car les relations entre

sociétés subordonnées et structurées peuvent être profondément disséminées (les

réservistes d‘une armée sont encore des sociétés subordonnées de cette armée). Ce

que manifeste la relation, ce sont des co-dépendances. Ensuite, la différence entre

les deux formes de société tend à soustraire de plus en plus l‘extension à la stricte

différenciation entre touts et parties qui étaient encore présente dans Le concept de

nature. Une société structurée n‘est plus un « tout » qui englobe ou recouvre des

sociétés subordonnées, c‘est un milieu d‘existence. En tant que milieu, elle ne

détermine pas les raisons des sociétés qui en dépendent, mais elle forme

l‘environnement avec lequel elles négocient leur existence. Les sociétés

subordonnées vivent dans l‘indifférence de l‘ordre de la société structurée qu‘elles

Page 36: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

36

composent.

Immédiateté de présentation (et Perception)

*

La présentation immédiate est « la perception familière, du monde tel qu‘il est

au moment présent. Celle-ci s‘opère en projetant (dans l‘univers) nos sensations

immédiates, de manière à déterminer ce que sont pour nous les propriétés des

entités physiques, contemporaines de ces sensations. Cette catégorie de contenus

constitue notre expérience du monde extérieur, tissu de données sensibles,

dépendant des états immédiats des régions respectives de notre corps » (FR, 33-

34).

« L‘image d‘une pierre grise vue dans un miroir ; les illusions visuelles causées

par un délire ou par une excitation imaginative, mettent en évidence les espaces

alentour ; la diplopie due au strabisme constitue un exemple analogue ; la vision

nocturne des étoiles, des nébuleuses et de la Voie lactée, met en évidence les

régions floues du ciel contemporain ; les sensations des membres amputés mettent

en évidence l‘existence d‘espaces qui s‘étendent au-delà du corps actuel ; une

douleur corporelle, rapportée à une partie qui n‘en est pas la cause, met en

évidence la partie douloureuse du corps, bien qu‘elle ne soit pas responsable de la

douleur. Ce sont là des parfaits exemples du mode pure d‘immédiateté de

présentation. L‘épithète ‗illusoire‘, qui convient à nombre de ces exemple, sinon à

tous, manifeste clairement que l‘on ne doit pas imputer l‘objet médiateur à la

donation de la zone perçue » (PR, 215).

**

Tout le contenu de notre perception du monde extérieur peut être divisé en

deux modes : l‘immédiateté de présentation et la causalité efficiente. Lorsque

« l‘une est confuse, l‘autre est précise ; quand l‘une est capitale, l‘autre est

médiocre » (FR, 48). Elles sont présentes à l‘intérieur de chaque perception mais

selon des intensités variables. Pour les organismes « supérieurs », comme l‘homme,

Page 37: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 37

l‘immédiateté de présentation occupe une place fondamentale alors qu‘elle est

secondaire chez la plupart des autres. C‘est parce qu‘elle est si importante dans

l‘expérience humaine que ce mode d‘expérience a été tout au long de l‘histoire de

la philosophie survalorisé, apparaissant comme l‘unique mode réel de la

perception.

La présentation immédiate correspond à ce que les empiristes appelleraient

« perception sensible », faisant abstraction de la co-présence du corps avec toute

perception, mais Whitehead lui donne un terme technique qui tend à manifester

l‘importance d‘un réduction du temps à la seule « immédiateté ». Elle est

l‘expérience du monde vécu dans un instant, sans épaisseur temporelle, sans passé

et sans futur, une pure présentation au présent, comme si le monde pouvait se

transformer en un tableau pour un spectateur désincarné. Ainsi « le monde s‘offre

comme une communauté de choses actuelles, actuelles dans la mesure où nous-

mêmes sommes actuels. Cette apparence du monde extérieur se produit au moyen

de qualités, c‘est-à-dire de couleurs, de sons, de saveurs, etc. » (FR, 41). Le présent

du corps percevant opère une sorte de coupe temporelle sur un monde devenu

pelliculaire et n‘y voit plus que l‘instant correspondant à son propre état. Le corps

actuel perçoit des choses actuelles. Il ne subsiste, avec ce mode de perception,

« qu‘un ‗solipsisme du moment présent‘. La mémoire elle-même disparaît, puisque

le souvenir d‘une impression n‘est pas une impression que donne notre souvenir.

Ce n‘est qu‘une autre impression immédiate et exclusive » (FR, 50).

A cette instantanéité s‘ajoute une autre coupure opérée par la perception : les

liens entre les choses actuelles se bornent à leur participation à un même espace-

temps. Leurs relations deviennent dépendantes de celui qui les perçoit, selon une

perspective déterminée. Il y a bien toujours un au-delà de la perception immédiate,

mais c‘est un au-delà actuel, ce sont d‘autres choses qui sont reliées dans un même

espace-temps et qui, si elles ne sont pas directement l‘objet de la perception

pourraient l‘être par un changement d‘attention (une pierre réfléchie dans un

miroir).

Page 38: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

38

***

La plupart des difficultés de la métaphysique résident dans les relations

implicites qu‘elle établit entre « perception » et « ontologie ». La métaphysique

n‘est, dans ses tendances prédominantes, qu‘une généralisation de la perception

visuelle et plus exactement du mode de l‘immédiateté de présentation. Dans le

choix de ses exemples qui valorisent implicitement la « permanence des choses : la

solidité de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides d‘Egypte, l‘esprit

humain, Dieu » (PR, 340), dans les qualités (identité, simplicité, stabilité et

distinction) qu‘elle donne aux éléments ultimes du réel, la métaphysique ne cesse

de généraliser l‘expérience perceptive. Certes, dans ses énoncés explicites, elle se

présente souvent en rupture avec l‘expérience immédiate, mais implicitement elle

ne cesse de traduire le réel sous les modalités de la perception. Elle parle d‘être, de

catégories d‘existence, mais ce qu‘elle en dit ressemble étrangement aux qualités de

l‘être-percu de l‘immédiateté de présentation.

La métaphysique transforme dès lors le plus spécifique en plus général, le plus

abstrait en plus concret (Concret mal placé), car l‘immédiateté de présentation

requiert des niveaux d‘abstraction qui ne se rencontrent à un état important qu‘au

sein d‘organismes supérieurs, et relativement rares dans la nature. L‘être y devient

l‘image projetée d‘une expérience perceptive spécifique. C‘est ce lien entre

métaphysique et perception visuelle que la pensée spéculative tente de détisser en

prenant au sérieux la différence entre être et percevoir. La perception n‘y est plus

qu‘un mode d‘expérience parmi une multiplicité d‘autres possibles avec ses limites

et ses qualités propres.

Page 39: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 39

Immortalité objective

*

« Chaque occasion actuelle fait l‘expérience de son immortalité objective »

(PR, 350).

«Être actuel, cela implique obligatoirement que toutes les choses actuelles

sont pareillement des objets qui jouissent d‘une immortalité objective en façonnant

des actions créatrices ; et que toutes les choses actuelles sont des sujets, dont

chacun préhende l‘univers dont il est issu. L‘action créatrice, c‘est l‘univers en tant

qu‘il ne cesse de devenir un dans une unité particulière d‘expérience de soi-même,

et ajoute par là à la multiplicité, qui est l‘univers en tant que pluralité » (PR, 124).

**

Lorsqu‘une entité actuelle a atteint sa satisfaction, elle périt. Elle n‘est

plus animée par la vie d‘un « but subjectif » qui la portait toujours au-delà d‘elle-

même (superject), en inadéquation. Mais ce périr n‘est pas une disparition, « les

entités actuelles ‗dépérissent perpétuellement‘ subjectivement, mais sont

immortelles objectivement » (PR84). Elle périt comme sujet du devenir, mais elle

acquiert à ce moment une immortalité en tant qu‘objet. Le passage du sujet à

l‘objet, de l‘entité actuelle en devenir à l‘entité actuelle réalisée, est l‘accès à une

nouvelle forme d‘existence, immortelle. L‘immortalité objective ne signifie pas une

sorte d‘infinie durée (les entités actuelles ne durent pas) mais le fait d‘avoir à être,

d‘une manière ou d‘une autre, reprise. C‘est l‘obligation posée à toute nouvelle

entité actuelle de reprendre et d‘intégrer tout le passé, toutes ces existences

antérieures qui furent en leur temps sujet de devenirs, animé d‘une vie subjective.

Si tout acte a une fin, si « le mal ultime du monde temporel est plus

profond que n‘importe quel mal spécifique » car « il réside en ce que le passé

s‘évanouit, en ce que le temps est un ‗perpétuel dépérir‘ » (PR, 524), il n‘en reste

pas moins que tout est pris en compte à chaque moment à l‘intérieur d‘un nouveau

devenir. Ce « miracle » d‘une re-création, répétée à l‘infini, mais qui s‘évanouit au

Page 40: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

40

fur et à mesure de ses reprises pour devenir évanouissante, Whitehead l‘exprime

par un passage du prophète Ezéchiel : « ‗Je prononçai l‘oracle comme j‘en avais

reçu l‘ordre, le souffle entra en eux, et ils vécurent ; ils se tinrent debout : c‘était

une immense armée » (PR, 163).

***

Whitehead fait de cette différence entre le « périr » et l‘ « immortalité », le

flux et le permanence, l‘élément central de ce qu‘il appelle à la fin de Procès et Réalité

les « opposés idéaux » : « dans le flux inévitable, quelque chose demeure ; dans la

permanence la plus accablante, s‘échappe un élément qui devient flux. On ne peut

saisir la permanence qu‘à partir du flux et le moment qui passe ne trouve

d‘intensité adéquate qu‘à se soumettre à la permanence. Ceux qui veulent dissocier

ces deux éléments ne parviendront jamais à interpréter les faits les plus évidents »

(PR, 520-521). La différence ne concerne pas des modes de réalités distincts. Tout

est pensé au niveau des entités actuelles et Whitehead préserve ici l‘exigence

moniste (Cf. Entités actuelles) qui fonde le projet spéculatif. Ce sont les entités

actuelles qui sont à la fois flux et immortalité. Celle-ci n‘est pas ajoutée au système

comme une qualité, une dimension du réel qu‘il s‘agirait par ailleurs de préserver.

Elle correspond à l‘obligation à laquelle doit satisfaire toute entité actuelle : intégrer

ce qui lui préexiste. Au niveau de la perception – inadéquat pour rendre compte de

l‘immortalité objective – on dira que ce qui « périt, c‘est le monde révélé dans la

présentation immédiate, étincelant de nuances, fugitifs et intrinsèquement dénué

de signification. Ce qui continue de retentir en nous, c‘est le monde révélé par la

causalité efficiente, où chaque événement retentit de son individualité propre sur

les âges à venir, en bien comme en mal » (FR, 63).

Page 41: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 41

Ingression

*

« Un objet éternel ne peut être décrit qu‘en fonction de sa potentialité d‘

‗ingression‘ dans le devenir des entités actuelles ; et son analyse révèle seulement

d‘autres objets éternels. C‘est un potentiel pur. Le terme ‗ingression‘ désigne le

mode particulier selon lequel la potentialité d‘un objet éternel se réalise en une

entité actuelle particulière, contribuant au caractère défini de cette entité actuelle »

(PR, 75).

« Selon une telle philosophie [philosophie de l‘organisme], les actualisations en

quoi consiste le procès du monde se conçoivent comme illustrant l‘ingression (ou

‗participation‘) de choses autres, lesquelles constituent, pour toute existence

actuelle, ses potentialités de définité. C‘est en participant aux choses éternelles que

surgissent les choses temporelles. Les deux séries sont médiatisées par quelque

chose qui combine l‘actualisation de ce qui est temporel avec l‘intemporalité de ce

qui est potentiel. Cette entité finale est l‘élément divin du monde : par lui, ce qui

est disjonction stérile et inefficiente de potentialités abstraites parvient de manière

décisive à la conjonction efficiente d‘une réalisation idéale » (PR, 98).

**

L‘ingression est le processus par lequel les objets éternels s‘actualisent dans

des entités actuelles. Le terme renvoie à des notions comme « s‘introduire »,

« s‘insérer » ou encore « pénétrer ». Un objet éternel n‘a d‘existence réelle que par

son insertion à l‘intérieur d‘une entité actuelle. Nous devons le comprendre

littéralement, il « s‘introduit » et devient un élément dans l‘existence de l‘entité. Ce

n‘est qu‘en tant qu‘ingrédient qu‘il joue un rôle pour celle-ci. L‘actualisation d‘un

objet éternel ne doit donc en aucun cas être comprise comme le passage du

possible au réel, de l‘abstrait au concret. C‘est un devenir « ingrédient » : le possible

devient un ingrédient de l‘actuel ou encore « le terme ‗ingression‘ désigne le mode

particulier selon lequel la potentialité d‘un objet éternel se réalise en une entité

Page 42: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

42

actuelle particulière, contribuant au caractère défini de cette entité actuelle » (PR,

75).

Localisation simple (et Concret mal placé)

*

« Je suis convaincu que si nous désirons obtenir une expression plus

fondamentale du caractère concret des faits naturels, l‘élément dans ce schème [le

schème d‘idées scientifiques qui a dominé la pensée depuis le XVII° siècle] qu‘il

convient de critiquer en premier lieu est le concept de localisation simple […]. Dire

qu‘un élément matériel a une localisation simple signifie que – en exprimant ses

relations spatio-temporelles – il est approprié d‘affirmer qu‘il est là où il se trouve,

en une région définie de l‘espace, et pendant une durée fini définie, en dehors de

toute référence essentielle aux relations de cet élément matériel à d‘autres régions

de l‘espace et à d‘autres durées. Je répète aussi que ce concept de localisation

simple est indépendant de la controverse entre les visions absolutistes et

relativistes de l‘espace ou du temps. Tant qu‘une théorie de l‘espace ou du temps

peut donner un sens, absolu ou relatif, aux notions de région définie de l‘espace et

de durée définie, l‘idée de localisation simple revêt une signification parfaitement

définie » (SMW, 77).

**

Whitehead situe au XVII° siècle (qu‘il appelle le « siècle de génie ») l‘invention

de la localisation simple de la matière. Cela ne signifie pas qu‘elle apparaîtrait pour

la première fois à ce moment, on en trouve au contraire des expressions

importantes déjà dans la Métaphysique d‘Aristote, mais qu‘elle commence à occuper

à cette période une place majeure dans le développement de la philosophie et des

sciences modernes. Et cette histoire n‘est pas terminée : « une description

succincte et précise de la vie intellectuelle des nations européennes durant les deux

cent vingt-cinq années qui suivirent, jusqu‘à l‘époque actuelle, fait apparaître que

nous avons vécu sur le capital d‘idées que nous a légué le XVII° siècle » (SMW,

57). L‘idée de localisation simple en est l‘élément central car elle définit la

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 43

conception de la nature qui s‘y met en place. Tout élément de la nature aurait

comme propriété principale d‘occuper un espace et un temps spécifique : « la

matière est ici dans l‘espace et ici dans le temps, ou ici dans l‘espace-temps, dans un

sens parfaitement défini ne nécessitant pas, pour être expliqué, la moindre

référence à d‘autres régions de l‘espace-temps » (SMW, 68). Nous avons donc une

multiplicité d‘ici-maintenant qui délimite précisément les zones de la matière et les

frontières qui la sépare d‘autres parties de l‘univers. Un espace-temps ne

nécessiterait selon cette perspective aucune référence à d‘autres espaces-temps

pour en rendre compte. Dès lors à la question « de quoi est fait le monde ? », la

réponse du XVII° siècle est la suivante : « le monde est une succession de

configurations instantanées de matière – ce terme englobant des éléments très

subtils, tels que l‘éther » (SMW, 69).

Les conséquences en sont nombreuses pour la philosophie moderne : tout

d‘abord, le temps n‘y apparaît plus que comme une succession pure et les notions

de durées et de devenirs que comme des accidents ou des effets superficiels ;

ensuite, l‘esprit, le sujet percevant et les qualités de la perception se sont trouvés

rejetés de la nature, apparaissant comme de simples interférences ou comme des

« additions psychiques » (Bifurcation de la nature). Une des tâches de la

philosophie spéculative sera dès lors de se soustraire à l‘emprise de cette

« localisation simple » : « je prétends que, parmi les éléments primaires de la nature,

tels qu‘appréhendés dans notre expérience immédiate, il n‘existe aucun élément qui

possède ce caractère de localisation simple » (SMW, 77). Cela ne signifie pas pour

autant que le XVII° siècle et son héritage n‘ait été qu‘une longue erreur, car « nous

pouvons, par un processus d‘abstraction constructive, arriver à des abstractions qui

soient les éléments matériels de la localisation simple, ainsi qu‘à d‘autres

abstractions qui sont les esprits inclus dans le schème scientifique » (SMW, 77).

L‘erreur aura été de transformer l‘abstrait en concret, d‘avoir réifier une opération

d‘abstraction. Cette erreur est ce que Whitehead appelle le « concret mal placé ».

***

Page 44: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

44

On peut dire que « dans l‘ensemble, l‘histoire de la philosophie étaye

l‘accusation bergsonienne selon laquelle l‘intellect humain ‗spatialise‘, c‘est-à-dire

tend à en ignorer la fluence et à l‘analyser au moyen de catégories statiques » (PR,

342). C‘est cette expérience d‘une traduction intellectuelle de l‘expérience concrète

que Whitehead appelle « localisation simple ». On trouve chez Bergson et

Whitehead un même constat, une même critique de la spatialisation. Ainsi,

Bergson écrit-il dans L’évolution créatrice que « la spatialité parfaite consisterait en

une parfaite extériorité des parties les unes par rapport aux autres, c‘est-à-dire en

une indépendance réciproque complète. Or, il n‘y a pas de point matériel qui

n‘agisse sur n‘importe quel autre point matériel […]. Il est incontestable que, s‘il

n‘y pas de système tout à fait isolé, la science trouve cependant moyen de

découper l‘univers en systèmes relativement indépendants les uns des autres, et

qu‘elle ne commet pas ainsi d‘erreur sensible »13. On trouve dans ce passage des

éléments très proches de la localisation simple de Whitehead : l‘indépendance des

parties de l‘espace et du temps, la production d‘un découpage du réel en points

matériels et enfin sa pertinence au niveau scientifique.

Cependant, Whitehead se distingue de Bergson quant à la nature de ce

découpage. Bergson aurait « conçu cette tendance comme une nécessité inhérente

à l‘intellect » (PR, p. 342), comme si cette spatialisation était dans la nature même

de l‘intelligence, de son exercice sur les choses. Elle est, selon Whitehead, issue

d‘une trajectoire singulière, d‘une aventure ouverte : « je tiens que la ‗spatialisation‘

est la voie la plus courte vers une philosophie claire et nette, s‘exprimant dans un

langage raisonnablement familier » (PR, 342). Elle est inventée par commodité au

XVII° siècle et elle se prolonge jusqu‘à maintenant. Mais rien ne nous empêche

d‘imaginer d‘autres trajectoires possibles et de nous installer dans l‘une d‘entre

13 H. Bergson, L’évolution créatrice, Quadrige, Paris, 2003, p. 204,

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 45

elles.

Objets Eternels

*

« Les types fondamentaux d‘entités sont les entités actuelles et les objets

éternels ; les autres types d‘entités expriment seulement la manière dont toutes les

entités des deux types fondamentaux sont dans le monde actuel en communauté

les unes avec les autres » (PR, 78).

« J‘utilise l‘expression ‗objet-éternel‘ pour signifier ce que […] j‘ai dénommé

‗forme platonicienne‘. Toute entité dont la récognition conceptuelle ne comporte

pas de référence obligée à des entités actuelles précises de l‘univers temporel reçoit

le nom d‘ ‗objet éternel‘ » (PR, 105).

**

Les objets éternels sont, avec les entités actuelles, les réalités dernières dont le

monde est constitué. Il n‘y a rien au-delà, aucune existence supérieure qui les

fonderait et dont ils dériveraient. On pourrait dire des objets éternels, ce que

Whitehead dit des entités actuelles « au-delà, il n‘y a rien, le reste est silence ».

Leur introduction dans la pensée spéculative et l‘importance qu‘ils y occupent

n‘a cessé d‘étonner les lecteurs de Whitehead qui ont oscillé le plus souvent entre

la volonté de les réduire ou de leur accorder une autonomisation complète à

l‘intérieur du système. Les objets éternels ne seraient soit que des facteurs

secondaires devant manifester certains aspects de la réalité (comme la couleur ou

les nombres) qu‘il était impossible pour Whitehead d‘exprimer avec les entités

actuelles, soit un domaine à part entière, un univers de formes pures. N‘est-il pas

contradictoire pour un système de pensée qui s‘organise autour de notions telles

que « devenirs », « processus » ou encore « créativité » de se donner des objets

qualifiés d‘éternels. L‘ambiguïté augmente encore lorsque l‘on essaie de les relier à

d‘autres propositions de Whitehead, notamment sa revendication répétée d‘un

héritage platonicien : « le mouvement de ma pensée, dans ces conférences [Procès et

Page 46: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

46

Réalité], est platonicien » (PR, 98). Tout semble confirmer une reprise par

Whitehead du « monde des idées » platonicien dont le sensible ne serait que la

reproduction plus ou moins fidèle. Il n‘en est rien : le « platonisme » de Whitehead

n‘est en aucun cas une reprise des « idées » platoniciennes. C‘est un platonisme

épuré, dualiste, qui affirme la coexistence de l‘intelligible et du sensible, de l‘éternel

et de l‘actuel à l‘intérieur de chaque existence concrète. Dans le devenir d‘une

entité actuelle sont engagés des facteurs éternels qui participent à son être.

Quelle est leur fonction ? Une entité actuelle n‘est rien d‘autre qu‘un héritage ou

une reprise. Elle hérite et intègre (préhende) tout ce qui lui précède. Mais elle le

fait sur un mode, une manière qui ne précède pas son existence. C‘est là l‘origine et la

source de la nouveauté. Dans les termes de la puissance, on dira que les puissances

actives de la pluralité disjonctive sont constitutives d‘une entité, mais qu‘elles

n‘expliquent pas et ne fondent pas sa puissance passive (puissance de sa

préhension propre). Sans l‘hypothèse des « objets éternels », nous serions dans un

univers mécaniste dans lequel la nouveauté serait réductible à des causes qui sont

les existences antérieures. Certes, l‘aspect de cet univers mécaniste serait très

particulier. Il serait fait de devenirs, de préhensions, de captures, d‘immortalités

objectives, mais il n‘en resterait pas moins déterminé par ce fond implicite d‘une

« nouveauté » qui devrait, d‘une manière ou d‘une autre, être explicable par

l‘ « ancien », par le « déjà existant ». Les causes finales du devenir ne seraient

qu‘une apparence par rapport à l‘efficacité réelle et explicative des causes

efficientes.

Les objets éternels déterminent le « comment » : comment des entités actuelles

en intègrent d‘autres ? Comment se réalisent-elles ? Et enfin : comment héritent-

elles et laissent-elles un héritage ? Ainsi, « un des rôles que jouent les objets

éternels est de montrer comment n‘importe quelle entité actuelle se constitue par la

synthèse qu‘elle accomplit des autres entités actuelles, et comment cette entité

actuelle se développe, à partir de la phase primaire où elle est donnée, en devenant

sa propre existence individuelle en acte, qui comporte ses propres plaisirs et

désirs » (PR, 114). On voit par là directement en quoi les « objets éternels » sont

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 47

tout sauf des « objets ». Ils n‘en ont pas la forme, ni le mode d‘existence. Ils

renvoient à des formes plutôt abstraites et éloignées de nos modes perceptifs : des

« sensa » comme le vert, le bleu mais aussi les nuances de couleurs ; des objets

éternels comme les universaux de qualité ; les « sensa » fonctionnant comme

qualités d‘émotion, comme la rougeur ; les qualités de forme et d‘intensité ; les

caractères de croyance comme « aimé » ou la « joie » ; des objets d‘espèce objective,

comme les formes mathématiques; des objets éternels désignés par les mots

« chacun » et « juste cela » ; des « patterns » et des « relations » 14.

On retiendra trois qualités des objets éternels : premièrement, ils sont abstraits

par nature. Whitehead parle à leur sujet d‘une « potentialité pure » qu‘il distingue

de la potentialité réelle (formée par la pluralité disjonctive). Cela signifie

« qu‘un objet éternel est toujours une potentialité à l‘égard des entités actuelles ;

mais, par lui-même, en tant que conceptuellement senti, il demeure neutre à l‘égard

de son ingression physique dans n‘importe quelle entité actuelle particulière

relevant du monde temporel » (PR, 105). Deuxièmement, ils ne sont pas sujet au

devenir et à l‘émergence. En d‘autres termes, il n‘y a pas de nouveaux objets

éternels. C‘est une conséquence directe de la différence avec les entités actuelles

(toute émergence est un devenir). Troisièmement, les objets éternels ont des

dimensions « relationnelles » : « un objet éternel, considéré comme une entité

abstraite, ne peut être séparé de sa référence à d‘autres objets éternels » (SMW,

188). Ils forment des univers relationnels variant selon leurs actualisations ou

ingressions.

Loin de renvoyer à un platonisme, les objets éternels définissent une forme

d‘empirisme particulier que Whitehead revendique explicitement : « on ne peut pas

savoir ce qui est rouge en pensant simplement au rouge. On ne peut trouver des

14 Cf. W. A. Christian, An interpretation of Whitehead's metaphysics, Yale University Press, New Haven, 1959, p. 202.

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48

objets rouges qu‘en s‘aventurant parmi les expériences physiques de ce monde

actuel. Telle est la position qui fonde en dernier recours l‘empirisme : les objets

éternels ne disent rien de leurs ingressions » (PR, 407). C‘est l‘existence singulière

qui les justifie et les requiert afin d‘exprimer son originalité propre. C‘est comme si

chaque existence en devenir en appelait à une affirmation conceptuelle de ce

qu‘elle est et dès lors de ce qui la différencie de toute autre existence, passée et

présente.

***

Le concept d‘ « objets éternels » a dans l‘œuvre de Whitehead une véritable

histoire. Dans Le concept de nature, on trouve l‘idée d‘ « objets » qui semble de prime

abord préfigurer les objets éternels de Procès et Réalité. Tout ce qui passe y est décrit

comme un événement. Mais « nous trouvons des entités dans la nature qui ne

passent pas; autrement dit, nous reconnaissons de la mêmeté [sameness] dans la

nature » (CN, 128). Ainsi en est-il de la couleur : « Le vert lui-même est

numériquement une entité identique à elle-même, sans parties parce qu‘elle est sans

passage » (CN, 128). Le vert est sans passage, il « hante » les événements et

s‘actualise là où il est désiré. Il s‘incarne, se retrouve dans un événement, puis dans

un autre et n‘apparaît jamais complètement : « le même objet peut être situé dans

beaucoup d‘événements; et en ce sens même l‘événement entier, envisagé comme

objet, peut revenir, mais non l‘événement lui-même avec son passage et ses

relations aux autres événements » (CN, 129). Un événement ne se répète jamais

mais il y a dans tout événement des facteurs qui se répètent et ce sont ces facteurs

que Whitehead appelle « objets ».

Ils n‘existent à proprement parler que dans leurs actualisations à l‘intérieur

d‘événements singuliers. On dira donc que toute répétition est la répétition d‘un

objet et que toute expérience est à la fois l‘expérience d‘événements qui passent et

de facteurs qui se répètent. Nous faisons l‘expérience des événements par un

« sense-awareness », mais nous faisons l‘expérience des objets par un « sense-

recognition » qui est une forme primaire de « conscience [awareness] d‘une identité

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 49

[sameness] » (CN, 143). On dira que la recognition n‘a rien à voir avec une

conscience, elle « n‘est pas d‘abord un acte intellectuel de comparaison »; elle est

essentiellement « la conscience sensible [sense-awareness] elle-même dans sa pure

capacité de poser devant nous des facteurs naturels qui ne passent pas » (CN, 128).

Dans Procès et Réalité, la notion d‘objet va perdre l‘importance qu‘elle occupait

dans le Concept de nature. La raison principale est qu‘elle est entièrement construite

dans Le concept de nature autour de la perception. Le projet de Whitehead n‘y a donc

rien à voir avec une philosophie de la nature au sens classique. Dans cette

expérience de la nature en tant que nous en faisons l‘expérience dans la perception,

la notion d‘objet sensible (la couleur, les odeurs, les sons) est fondamentale. Dans

Procès et réalité, c‘est l‘existence qui est envisagée. De la même manière qu‘on ne

peut réduire les entités actuelles aux événements, on ne peut réduire les objets

éternels aux objets. On répèterait implicitement ce que Whitehead refuse

explicitement : penser l‘existence sous le modèle de la perception sensible.

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50

Occasion actuelle

*

« Le terme ‗occasion actuelle‘ est utilisé comme synonyme d‘ ‗entité actuelle‘,

mais principalement quand son caractère d‘extensivité relève directement de

l‘analyse, l‘extensivité prenant soit la forme de l‘extensivité temporelle, c‘est-à-dire

de la ‗durée‘, soit celle de l‘extension spatiale ou la signification plus complète de

l‘extensivité spatio-temporelle » (PR, 152-153)

** Occasion actuelle et entité actuelle sont le plus souvent synonymes. La seule

différence est que l‘occasion actuelle implique une situation spatio-temporelle. Une

conséquence lexicale importante en résulte : « l‘expression ‗occasion actuelle‘

exclura toujours Dieu de son champs » (PR, 167) car Dieu est une entité actuelle

non-temporelle.

***

Whitehead utilise « occasion actuelle » dans les livres antérieures à Procès et réalité,

notamment dans Aventures d’idées et La science et le monde moderne. C‘est à partir de

Procès et réalité que l‘usage du mot « entité actuelle » s‘imposera et que le terme

« occasion actuelle » sera limité à la mise en évidence du rapport à l‘extensivité

spatio-temporelle.

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 51

Philosophie spéculative

*

« Cette série de conférences [Procès et réalité] est conçue comme un essai de

philosophie spéculative. Sa première tâche sera de définir la ‗philosophie

spéculative‘ et de la justifier comme méthode productrice d‘un savoir important.

La philosophie spéculative est la tentative pour former un système d‘idées

générales qui soit nécessaire, logique, cohérent et en fonction duquel tous les

éléments de notre expérience puissent être interprétés. Par cette notion d‘

‗interprétation‘, je veux dire que tout ce dont nous sommes conscients en tant

qu‘aimé, perçu, voulu ou pensé, doit avoir le caractère d‘un cas particulier du

schème général […]. C‘est l‘idéal de la philosophie spéculative de faire en sorte que

ses notions fondamentales n‘apparaissent pas susceptibles d‘être séparées les unes

des autres. En d‘autres termes, on présuppose qu‘aucune entité ne peut être

conçue en faisant complètement abstraction du système de l‘univers, et que c‘est

l‘affaire de la philosophie spéculative de dévoiler cette vérité » (PR, 45-46).

**

On trouve dans le passage que nous venons de citer les principales

composantes de la pensée spéculative. Nous en retiendrons principalement trois :

premièrement, la pensée spéculative se définit par des contraintes que Whitehead

appelle indifféremment des contraintes de « production » ou de « construction »

d‘un « schème d‘idées ». Par rapport à une tradition qui voyait dans l‘approche

spéculative une recherche des premiers fondements du réel, des principes

déterminants l‘ordre des causes et des effets, cette définition fait rupture ; il n‘y a

que des contraintes de construction d‘un schème d‘idées. Ainsi, « le schème

philosophique doit être cohérent, logique et, quant à son interprétation, applicable

et adéquat. Ici, ‗applicable‘ signifie que certains éléments de l‘expérience sont

interprétables de cette façon, et ‗adéquat‘ signifie qu‘il n‘existe aucun élément

échappant à une telle interprétation. ‗Cohérence‘, au sens où on l‘emploie ici,

Page 52: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

52

signifie que les idées fondamentales en fonction desquelles le schème est

développé se présupposent mutuellement, de telle sorte qu‘isolément elles sont

dénuées de sens » (PR, 45). Ces contraintes se répartissent en deux ordres :

empiriques (application et adéquation) et rationnelles (nécessité, logique et

cohérence).

Deuxièmement, la pensée spéculative est essentiellement une méthode.

Whitehead y revient à plusieurs reprises, retrouvant une proximité étonnante avec

le projet du pragmatisme de James dont il reconnaissait déjà toute l‘importance

dans La science et le monde moderne : « Attribuer à William James l‘inauguration d‘une

nouvelle période de la philosophie nous ferait négliger d‘autres influences

contemporaines. Mais, en tout état de cause, il reste pertinent de comparer son

essai, Does Consciousness exist ?, publié en 1904, avec le Discours de la Méthode,

publié en 1637. James débarrasse la scène des accessoires du passé; plus

précisément, il donne à la scène un éclairage tout à fait différent » (SMW, 143).

Cette nouvelle scène dont Whitehead se veut l‘héritier est celle d‘une identification

de la philosophie à une méthode – comme l‘écrit James : « le pragmatisme ne

prend position pour aucune solution particulière. Il n‘est qu‘une méthode »15 - et la

transformation de celle-ci vers un « art des effets ».

Troisièmement, la pensée spéculative se définit par une fonction : interpréter.

Cette nouvelle fonction peut paraître plus modeste que celle qui fut attribuée à la

philosophie en général. Mais c‘est que Whitehead donne au concept

d‘interprétation une extension inédite : « tout ce dont nous sommes conscients, en

tant qu‘aimé, perçu, voulu ou pensé, doit avoir le caractère d‘un cas particulier du

schème général » (PR, 45). Interpréter signifie transformer, par la méthode de la

construction du schème, toutes les parties de notre expérience en « cas

15 James, W., Le pragmatisme, Flammarion, Paris, 1968, p. 52.

Page 53: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 53

particuliers ». La spéculation devient dès lors le terme d‘une forme de rationalisme

radical dont le présupposé est qu‘ « il n‘y a aucun principe premier qui soit en lui-

même inconnaissable et qui ne puisse être saisi par un éclair d‘intuition » (PR, 47).

Tout est interprétable en droit, tout peut être transformé en un cas particulier du

schème, seules les limites factuelles de l‘intuition et du langage nous rendent

impossible une telle interprétation.

***

La philosophie spéculative tente de relier une forme d‘empirisme à un

rationalisme radical. Notre donné, « c‘est le monde actuel, y compris nous-mêmes ;

et ce monde actuel se déploie pour l‘observation comme thème de notre

expérience immédiate » (PR, 47). Nous ne pouvons aller au-delà du fait de

l‘expérience immédiate et c‘est « l‘élucidation de cette expérience immédiate », ou

son interprétation, qui est « l‘unique justification d‘une pensée ». Mais la

philosophie est une activité essentiellement rationnelle, elle tend à mettre en place

« les premiers principes métaphysiques » requis par toute expérience. Elle est en ce

sens « semblable au vol d‘un avion. Elle part du terrain de l‘observation

particulière, accomplit un vol dans l‘air éthéré de la généralisation imaginative et

atterrit de nouveau pour une observation renouvelée que l‘interprétation

rationnelle a rendue pénétrante » (PR, 48).

Page 54: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

54

Préhension (et Sentirs)

*

« L‘entité actuelle est composite, et analysable ; et ses ‗idées‘ expriment

comment, et en quel sens, d‘autres choses figurent comme composantes dans sa

propre constitution. Ainsi, la forme de sa constitution se révèle grâce à l‘analyse

des idées de Locke. Locke parle d‘ ‗entendement‘ et de ‗perception‘. Il aurait dû

commencer par un terme neutre plus général, qui eût exprimé la concrescence

synthétique par laquelle les choses présentent dans l‘univers s‘unissent, dans leur

pluralité, en cette entité actuelle. C‘est pour cette raison que j‘ai choisi le terme

‗préhension‘ : il s‘agissait d‘exprimer l‘activité par laquelle une entité actuelle

effectue, pour son propre compte, sa concrétion d‘autres choses » (PR, 116).

« Une occasion est un sujet sous le rapport de son activité spéciale s‘attachant à

un objet ; et toute chose est un objet du fait qu‘elle provoque une certaine activité

spéciale au sein d‘un sujet. Un tel mode d‘activité est appelé une ‗préhension‘. Une

préhension implique donc trois facteurs : l’occasion d’expérience dont la préhension

constitue une partie de l‘activité ; le datum dont la convenance provoque la

naissance de cette préhension : ce datum est l‘objet préhendé ; enfin, la forme

subjective, qui est la tonalité affective déterminant l‘efficacité de cette préhension

dans cette occasion d‘expérience » (AI, 231).

**

Toute entité actuelle se constitue par ses préhensions. Le concept de

préhension est construit à partir du latin « prehendere » qui signifie « prendre »,

« capturer » ou encore « s‘approprier ». Préhender une chose signifie la faire sienne,

l‘intégrer ou l‘incorporer. Whitehead la relie à Descartes et à Locke : « En vue

d‘obtenir une cosmologie unisubstantielle, nous sommes arrivés aux ‗préhensions‘

en généralisant les ‗cogitations‘ mentales de Descartes, et les idées de Locke, pour

exprimer le mode le plus concret d‘analyse applicable à chaque degré

d‘actualisation individuelle » (PR, 70). Ce que Whitehead y trouve, c‘est l‘idée selon

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 55

laquelle toute perception ou toute pensée a des composantes qui lui viennent de

l‘extérieur. Il parle à ce sujet du caractère vectoriel de la préhension. Cependant, la

relation à Descartes et Locke se limite à cette intuition générale que les éléments

les plus importants de l‘expérience sont des intégrations d‘autres parties de

l‘expérience. Pour le reste, Whitehead refuse de limiter la question des préhensions

à la perception et à l‘entendement. Les préhensions sont des activités d‘existence et

non pas des modes de perception. C‘est l‘être qui est préhension.

Dans ce rapport, on peut distinguer trois éléments : « a) le ‗sujet‘ qui préhende,

à savoir l‘entité actuelle dans laquelle cette préhension est un élément concret ; b)

le ‗donné‘ qui est préhendé ; c) la ‗forme subjective‘, ou le mode de préhension de ce

donné par ce sujet » (PR, 76). Rappelons-le : le sujet, l‘objet et la forme subjective

n‘ont rien à voir avec la question de la perception. Le sujet est la nouvelle entité

actuelle ; le donné est une ancienne entité actuelle, et enfin la « forme subjective »

est la manière par laquelle la nouvelle entité intègre l‘ancienne. Tout est posé ici à

un niveau ontologique. L‘entité actuelle en devenir fait sienne des existences

antérieures (Whitehead parle aussi de « sentirs ») et, au terme de ce processus, elle

est « reliée de manière parfaitement définie à chaque élément au sein de l‘univers »

(PR, 100).

***

Cette liaison des entités avec toutes les autres ne se fait pas sur un mode unique.

Non seulement toutes ne sont pas intégrées avec la même intensité, elles

deviennent insignifiantes, mais certaines sont rejetées. Whitehead parle à leur sujet

de « préhensions négatives ». C‘est bien une préhension, car il s‘agit d‘intégrer,

mais sous un mode particulier : l‘exclusion. La nouvelle entité actuelle en exclut

d‘autre mais uniquement pour elle-même ; il n‘y a pas dans la nature d‘une entité

actuelle de raison qui la déterminerait à être intégrée ou rejetée. L‘incompatibilité

concerne uniquement le rapport de telle entité à telle autre. Et ce rejet n‘est pas

insignifiant, bien au contraire. Il est un possible que l‘entité a rejeté mais qui donne

toute son importance à ce qu‘elle a effectivement intégré. Tout sentir « porte les

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56

marques de sa naissance ; il se souvient, en une émotion subjective, de sa lutte

pour la vie ; il retient l‘empreinte de ce qu‘il aurait pu être mais qu‘il n‘est pas. C‘est

la raison pour laquelle ce qu‘une entité actuelle a évité comme donné d‘un sentir

peut cependant représenter une part importante de sa constitution » (PR, 164).

Principe ontologique

*

« Le principe ontologique stipule que chaque décision doit pouvoir se

rapporter à une ou plusieurs entités actuelles, parce qu‘en dehors des entités

actuelles il n‘y a rien, seulement de la non-entité – ‗le reste est silence‘. Le principe

ontologique affirme la relativité de la décision ; par là, chaque décision exprime la

relation de la chose actuelle, en faveur de laquelle la décision se prend, à une chose

actuelle par laquelle elle se prend […]. Une entité actuelle naît de décisions que l‘on

prend en sa faveur, et du fait même de son existence elle fournit des décisions en

faveur d‘entités actuelles autres, qui la supplantent […]. Castle Rock à Edimbourg

existe d‘instant en instant et de siècle en siècle, par la décision inscrite à même le

trajet historique qui est le sien, et qu‘ont suscité les occasions antécédentes. Et si

quelque immense cataclysme naturel venait à le pulvériser, cette convulsion n‘en

serait pas moins conditionnée par le fait que c‘est ce rocher précis qu‘elle a détruit.

Ce qui est à souligner, c‘est le caractère résolument singulier des choses dont on

fait l‘expérience, et de l‘acte par lequel cette expérience se fait. La thèse de Bradley

– le loup-dévorant-l‘agneau en tant qu‘universel qui qualifie l‘absolu – travestit

l‘évidence. Ce loup-ci a dévoré cet agneau-ci à cet endroit et à cet instant : le loup

l‘a su, l‘agneau l‘a su, les vautours l‘ont su » (PR, 103).

**

Le principe ontologique est essentiellement un principe de raison : toute

chose a une raison. Sur ce point, Whitehead s‘accorde avec les tendances

prédominantes de la philosophie en affirmant que c‘est une des tâches essentielles

de la pensée spéculative que de rendre compte des raisons à l‘œuvre dans toute

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 57

expérience. Mais il s‘en sépare radicalement lorsqu‘il s‘agit de préciser ce que peut

signifier un tel principe au-delà de sa formulation générale. Il le transforme alors

en un principe qu‘on appellera « empiriste » en affirmant que chercher une « raison

signifie toujours chercher le fait actuel qui véhicule cette raison » (PR, 99).

Dans l‘empirisme classique, particulièrement celui de Hume dont

Whitehead fait le précurseur du principe ontologique, celui-ci a essentiellement une

fonction d‘évaluation : les concepts et les principes doivent trouver leur

justification à l‘intérieur d‘une existence, soit comme dérivés soit comme

ingrédients de celle-ci. On pourrait tout aussi bien l‘appeler « principe actualiste »

car il revient à affirmer que toutes les formes d‘existence (existence possible,

représentée, imaginée ou passée) n‘ont de réalité qu‘engagées à l‘intérieur d‘une

existence en acte. C‘est parce qu‘il y un acte, une décision ou une activité réelle, hic et

nunc, que ces formes d‘existence sont à proprement parler « réelles » elles aussi. Il

déplace les questions en rendant inutiles les tentatives visant à évaluer la pertinence

des idées par les définitions, les contraintes logiques, les validités intrinsèques,

lorsqu‘elles sont posées indépendamment d‘une existence « située ». Le principe

ontologique oppose à la question « que signifie une idée ? » des questions d‘un

autre ordre : « dans quelle existence une idée est-elle engagée ? », « qu‘ajoute-t-elle à

une existence ? », « quels en sont les effets ? ».

Mais là où Hume limite les « raisons » à l‘expérience, Whitehead les pose au

niveau de l‘existence, donc au niveau des entités actuelles. Le monde actuel « est

ainsi constitué d‘occasions actuelles ; et, du fait du principe ontologique, toutes les

choses qui existent, dans n‘importe quel sens du mot ‗existence‘, sont dérivées par

abstractions à partir d‘occasions actuelles » (PR147). Ce n‘est donc pas l‘existence

qui doit trouvée sa « raison » dans d‘autres formes de réalité, principes ou

existences supérieures qui la légitimeraient, comme le stipulait le « principe de

raison », c‘est elle, au contraire, qui est la raison et qui justifie tout principe.

Whitehead le résume en une formule : « pas d‘entités actuelles, donc pas de

raison » (PR, 69).

C‘est par conséquent toute la relation entre le concret et l‘abstrait qui se

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58

transforme. La vraie question « est d‘expliquer l‘émergence des choses abstraites à

partir des plus concrètes. C‘est une erreur totale que de demander comment un fait

particulier concret peut être bâti à partir des universaux » (PR, 71). Cette erreur

provient de leur séparation. On a cru que le concret s‘opposait à l‘abstrait, le

particulier à l‘universel, et par là même on séparait des réalités imbriquées. Dans

l‘existence la plus concrète – les entités actuelles – sont engagées les universaux les

plus abstraits (Objets éternels). C‘est ce caractère imbriqué dans une existence

particulière que le principe ontologique a pour fonction de mettre continuellement

en évidence ; il vise à resituer les problèmes et les réalités que nous convoquons à

leur occasion. Ainsi le principe ontologique « et la théorie plus ample de la

relativité universelle, sur quoi se fonde la présente discussion métaphysique,

estompent toute distinction entre ce qui est universel et ce qui est particulier » (PR,

111). On commettrait une grave erreur si l‘on pensait par là que la critique de

Whitehead concernait l‘usage des abstractions et des universaux (Whitehead est un

réaliste); elle concerne leur réification.

***

Bien qu‘il ne le mentionne pas à cette occasion, on peut penser que le

« principe ontologique » est une tentative pour donner toute sa portée spéculative à

l‘« empirisme radical » de James. Whitehead reconnaît en permanence sa dette

envers James. Il écrit dans la préface à Procès et Réalité : « Je suis aussi largement

redevable à l‘égard de Bergson, de William James et de John Dewey. L‘une de mes

préoccupations a été de soustraire leur type de pensée à l‘accusation d‘anti-

intellectualisme dont, à tort ou à raison, il est l‘objet » (PR, 39). Si l‘on reprend la

définition que James donne de l‘empirisme radical on trouve une expression exacte

de ce que Whitehead vise avec le « principe ontologique » : « pour être radical, un

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 59

empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont on ne fait

pas directement l‘expérience, et n‘en exclure aucun élément dont on fait

directement l‘expérience »16. Partir de l‘expérience et ne rien en exclure, tout est

« situé quelque part », tout est en acte. Et lorsque James poursuit la description de

cet empirisme et pose que pour « une telle philosophie, les relations qui relient les

expériences doivent elles-mêmes être des relations dont on fait l’expérience, et toute relation, de

quelque type qu’elle soit dont on fait l’expérience, doit être considérée comme aussi ‘réelle’ que

n’importe quoi d’autre dans le système »17, on a une description intuitive de la principale

ambition de la pensée spéculative de Whitehead. Toute existence est une relation ;

les relations sont des faits réels et non des dimensions ajoutées.

16 W. James, Essais d’empirisme radical, trad. fr. G. Garreta et M. Girel, Agone, Paris, 2005, p. 58. 17 W. James, op. cit., p. 58-59.

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60

Puissance

*

L‘Essai de Locke « contient une ligne de pensée que l‘on peut développer en

une métaphysique (…). Il estime que des ‗puissances‘ doivent être attribuées à des

existants particuliers par quoi la constitution des autres particuliers est

conditionnée. Corrélativement, il considère que la constitution des existants

particuliers doit être décrite de manière à mettre en lumière leur ‗capacité‘ à être

conditionnés par de telles ‗puissances‘ existant dans d‘autres particuliers » (PR,

251).

« La ‗puissance‘ d‘une entité actuelle sur une autre tient simplement à la manière

dont la première est objectivée dans la constitution de l‘autre. Par là, le problème

de la perception et le problème de la puissance n‘en font plus qu‘un, du moins

dans la mesure où la perception est réduit à n‘être que la préhension d‘entités

actuelles » (PR, 126).

**

Whitehead identifie l‘être et la puissance. C‘est une erreur que de vouloir

définir l‘être par des qualités, catégories et essences, car l‘expérience première de ce

que nous appelons être s‘exprime par des notions comme « aptitude », « capacité »

ou encore « propension ». Le réel n‘est pas fait de choses, il est fait de devenirs, de

tendances, de buts et de visées. C‘est toujours à la suite d‘un processus, lorsque les

choses commencent à se stabiliser, que les questions de l‘être et de ses qualités

deviennent plus pertinentes, mais elles restent néanmoins secondaires. La

philosophie a souvent pris les effets pour les causes, les conséquences pour les

principes, et ainsi elle a fait de la puissance une réalité qui semble émaner de l‘être.

Or c‘est tout le contraire qu‘il faudrait penser : comment des puissances se

stabilisent et se condensent pour constituer un être? Comment deviennent-elles

des êtres ? Et comment ces êtres à leur tour deviennent-ils de nouvelles

puissances ?

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Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 61

Dans les termes techniques de la pensée spéculative, ces questions relèvent

du mode d‘existence des entités actuelles. Ce sont elles qui émergent des

puissances préexistantes et qui forment, au terme de leur devenir, de nouvelles

puissances. Il y a la puissance des entités antérieures et il y la puissance de la

nouvelle entité. Tout devenir est une relation entre ces deux puissances, entre ce

qui a eu lieu et ce qui est en train de se faire, entre le passé et le présent. Et en ce

sens, il n‘y a pas de puissance en général ou de puissance qui survolerait en quelque

sorte l‘existence, car toute puissance est située dans un acte, dans une existence

singulière. On peut distinguer chez Whitehead au moins deux places de la

puissance qui correspondent à deux phases du devenir.

Elle est d‘abord la puissance du passé par rapport au présent. Whitehead

parle d‘un « engendrement du présent conformément à la ‗puissance‘ du passé »

(PR, 342). Le passé non seulement oriente le présent - du simple fait de son

existence – mais il lui fournit son matériau. On dira ainsi que « les heures passent

mais sont prises en compte » (FR, 63). Toute nouvelle entité actuelle a comme

donné (Donné) le monde en tant qu‘il lui préexiste, c‘est-à-dire toutes les autres

entités actuelles, le passé dans sa totalité. Elle intègre la puissance du passé dont

elle hérite et qu‘elle incarne sur un mode spécifique. C‘est pourquoi, à cette

puissance du passé, que Whitehead appelle aussi puissance d‘objectivation, s‘en

ajoute une autre : la puissance de préhension. Ce n‘est plus le passé en tant que

donné pour la nouvelle entité mais la manière par laquelle celle-ci l‘intègre, le

prend pour son propre compte, en hérite. C‘est une puissance de prise ou

d‘appropriation. Les données sont fournies – ce sont les anciennes entités actuelles

– mais elles ne définissent pas comment elles sont intégrées à l‘intérieur de la

nouvelle entité actuelle, selon quelle perspective. Cette manière, c‘est la prise

singulière qu‘opère l‘entité sur l‘univers, sa détermination propre.

Ainsi la puissance du passé rencontre la puissance du présent,

l‘objectivation rencontre la préhension. Il n‘y a pas de puissance du passé en tant

que tel comme il n‘y a pas de puissance du présent en soi. C‘est la rencontre qui

définit leurs puissances respectives. Pour chaque entité se rejoue la question de la

Page 62: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

62

puissance : comment hérite-t-elle de tout ce qui lui préexiste ?

***

La puissance est essentiellement un concept relationnel. L‘idée que la

puissance serait quelque chose qui se possède, un attribut de l‘être, dont

l‘expression varierait selon les rencontres, n‘a aucun sens dans la pensée

spéculative. C‘est toujours la relation de tel devenir à un environnement plus large,

ce dont il hérite et la place qu‘il occupe dans le monde actuel, qui fait émerger des

puissances. Il n‘y a pas de puissance en soi, il n‘y a que des rapports variables, et ce

qui dans telle relation donnerait à un être une puissance particulière peut changer

dans telle autre. Whitehead rejoint dans sa définition de la puissance des formes

d‘empirisme, notamment l‘empirisme de Locke. Ainsi, « tout au long de son Essai,

Locke insiste à juste titre sur le fait que l‘ingrédient principal de la notion de

‗substance‘ est la notion de ‗puissance‘. La philosophie de l‘organisme soutient que,

pour comprendre la ‗puissance‘, nous devons avoir une notion correcte de la façon

dont chaque entité actuelle individuelle contribue à la donnée à partir de laquelle

apparaîtront les entités qui lui succèderont et à laquelle elles devront se

conformer » (PR, 122-123). La puissance est, dans cet empirisme traduit dans un

langage spéculatif, un événement surgissant de la rencontre répétée du passé et du

présent à l‘intérieur d‘un devenir.

Page 63: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 63

Réalité formelle et objective

*

« Pour adopter le lexique pré-kantien, je dirai que l‘expérience que vit une entité

actuelle n‘est autre que cette entité formaliter. J‘entends par là que cette entité, pour

peu qu‘on la considère ‗formellement‘, est décrite sous l‘angle des formes

constitutives qui font d‘elle cette entité individuelle qui possède sa propre mesure

d‘autoréalisation absolue. Ses ‗idées de choses‘, sont ce que les autres choses sont

pour elle. Dans la terminologie des présentes conférences [Procès et réalité], il s‘agit

de ses ‗sentirs‘ » (PR, 116)

« Selon la terminologie de Descartes, la satisfaction est l‘entité actuelle

considérée comme analysable quant à son existence ‗objective‘. Il s‘agit de l‘entité

actuelle en tant que fait défini, déterminé, établi, têtu, et entraînant d‘inévitables

conséquences » (PR, 354).

**

Toute entité actuelle a une double existence. Elle existe à la fois

« objectivement » et « formellement ». Les termes sont issus de la tradition

scolastique. L‘existence objective est l‘existence à l‘intérieur d‘un autre, et

l‘existence formelle est l‘existence pour soi. Whitehead retrouve une même

distinction chez Descartes, lorsque dans les Méditations celui-ci écrit :

« L‘idée du soleil est le soleil même existant dans l‘entendement, non pas à la

vérité formellement, comme il est au ciel, mais objectivement, c‘est-à-dire en la

manière que les objets ont coutume d‘exister dans l‘entendement : laquelle façon

d‘être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors

de l‘entendement ; mais pourtant ce n‘est pas un pur rien, comme je l‘ai déjà dit ci-

Page 64: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

64

devant 18 ».

Le soleil qui existe dans le ciel est le soleil « formel » mais celui qui existe dans

l‘entendement, en tant qu‘idée perçue est le soleil « objectif ». On peut transposer

cet exemple du soleil au niveau des entités actuelles. Elles ont une existence

propre, une signification pour elle-même, comme des substances qui n‘ont besoin

de rien d‘autre qu‘elles-mêmes pour exister ; mais elles sont aussi une existence

ailleurs, lorsqu‘elles sont préhendées par d‘autres entités. Elles ont alors une

existence « objective », une existence d‘objet et d‘ingrédient à l‘intérieur d‘autres

existences. C‘est comme si toute entité se démultipliait et existait simultanément à

plusieurs endroits, par les prises et héritages qui en sont faits. On dira que le

devenir est le passage du formel à l‘objectif, de la pluralité disjonctive à

l‘objectivation, du public au privé.

***

La différence entre réalité « formelle » et « objective » est au fondement d‘une

forme de perspectivisme. Il y a la perspective de l‘entité actuelle, celle qu‘elle porte

sur l‘univers qu‘elle intègre, et il y a la perspective des autres entités sur elle. Mais

ces perspectives ne sont en rien des manières de voir ou de percevoir le monde. Ce

sont des opérations d‘existence. La perspective de l‘entité sur elle-même est son

« self-enjoyement » (réalité formelle), la jouissance de son propre mode d‘être

dans la mesure où celui-ci est l‘intégration de tout l‘univers, sa préhension de tout

ce qui existe, et son existence à l‘intérieur d‘autre est son objectivation (réalité

objective). La réalité formelle de l‘entité est constituée une fois pour toutes ; elle ne

changera plus, mais la réalité « objective » de l‘entité sera continuellement engagée

à l‘intérieur de nouveaux processus. Dans les deux cas, il n‘est question que

d‘existence. Le perspectivisme de Whitehead est fondamentalement ontologique.

18 R. Descartes, "Méditations" in Oeuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, p. 344-345.

Page 65: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

Vocabulaire de Whitehead – Didier Debaise 65

Rythme

*

« Le procès créateur est rythmique : il va de la publicité des choses multiples à la

sphère individuelle privée ; et il repart de l‘individu privé à la publicité de l‘individu

objectivé. Le premier mouvement est dominé par la cause finale, qui est l‘idéal ; le

deuxième est dominé par la cause efficiente qui est actuelle » (PR, 257).

**

Whitehead n‘utilise qu‘à une seule reprise dans Procès et réalité le terme

« rythme ». Cependant il lui donne à cette unique occasion une place essentielle en

le liant aux notions de « procès », d‘ « objectivation » et de « cause efficiente ». En

première approximation, on dira qu‘un rythme est la transition permanente de la

pluralité à l‘unité et de l‘unité à la pluralité. C‘est une relation de succession ; un

acte de devenir, une concrescence, succède à un autre ou encore : le public (la

pluralité disjonctive) devient privé (la nouvelle entité actuelle) et le privé devient

public. Ensuite, la notion de rythme exprime ce rapport particulier de continuité et

de discontinuité. On peut tout aussi bien dire du temps qu‘il est discontinu, car les

devenirs se succèdent sans se confondre, que continu, car les reprises et les

héritages par les concrescences forment des lignées de devenirs. Il n‘en reste pas

moins que dans la pensée spéculative de Procès et réalité, la nature profonde du

temps est discontinu et atomique. C‘est cette continuité produite sur un fond de

discontinuité que Whitehead appelle rythme.

***

On trouve dans un ouvrage antérieur de Whitehead, les Principles of natural

knowledge, une autre définition du rythme. Il y occupe la place d‘un concept

Page 66: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

66

fondateur pour une philosophie de la nature dans laquelle la « vie » occuperait une

position privilégiée : « La vie est rythme en tant que tel, alors qu‘un objet physique

n‘est qu‘une moyenne de rythmes qui ne produit pas de rythmes dans leur

réunion ; et ainsi la matière est en elle-même sans vie »19. Et c‘est dès lors une

véritable identification qui s‘opère entre « vie », « nature » et « rythme » : « partout

où il y a rythme, il y a vie, ce qui n‘est perceptible pour nous que lorsque les

analogies sont suffisamment étroites. Le rythme est bien la vie en ce sens qu‘on

peut la dire inhérente à la nature » 20 . Le rythme y désigne une relation entre

« nouveauté » et « permanence », « originalité » et « type ». On dira ainsi « qu‘un

cristal manque de rythme par excès de type, alors qu‘un brouillard est arythmique

dans la mesure où il manifeste une confusion de détails par absence de type »21.

Cette définition du rythme est entièrement liée au projet de construction d‘une

philosophie de la nature que Whitehead abandonnera dans Procès et réalité. Le

passage du rythme comme vie, au rythme comme « procès créateur » manifeste le

passage, dans l‘œuvre de Whitehead, de la philosophie de la nature à philosophie

spéculative.

19 A. N. Whitehead, « Vie et rythme » in Revue Philosophique de France et de l’Etranger, Tome CXCVI, 2006. p. 75. 20 Idem. 21 Idem.

Page 67: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

67

Satisfaction (et Self-enjoyment)

* « L‘idée de ‗satisfaction‘ est celle de l‘ ‗entité conçue comme concrète‘,

indépendamment du ‗procès de concrescence‘. C‘est le résultat séparé du procès,

perdant par là l‘actualisation de l‘entité atomique, qui est à la fois procès et résultat.

La ‗satisfaction‘ fournit l‘élément individuel dans la composition de l‘entité actuelle –

cet élément qui a conduit à la définition de la substance comme ‗ne requérant rien

d‘autre qu‘elle-même pour exister‘ […]. ‗Satisfaction est un terme générique : il existe

des différences spécifiques entre les ‗satisfactions‘ des différentes entités, y compris

des différences d‘intensité » (PR, 162).

« La phase finale du procès de concrescence, qui constitue une entité actuelle, est

un sentir complexe unique, pleinement déterminé. Cette phase finale s‘appellera

‗satisfaction‘. Elle est pleinement déterminée en ce qui concerne a) sa genèse, b) son

caractère objectif pour la créativité transcendante, et c) sa préhension – positive ou

négative – de chaque élément de son univers » (PR, 79).

** Tout devenir a un terme. Le processus de concrescence s‘arrête lorsque l‘entité

actuelle est pleinement réalisée, devenue « acte ». Avant cela, elle préhendait, intégrait,

tissait des liens avec l‘ensemble de l‘univers. Elle était animée par ce que Whitehead

appelle un « principe d‘inquiétude », une inadéquation à elle-même, toujours projetée

au-delà de son état actuel. L‘entité était à la fois sujet et superject, état et visée, mais

au terme du processus sa visée s‘identifie entièrement à son être, elle est alors cette

entité, un point de perspective sur l‘univers qui ne changera plus. Tout changement

serait un nouveau devenir et donc l‘émergence d‘une nouvelle entité actuelle. Mais

pour son propre compte, cette entité ne sera plus jamais le sujet d‘un devenir, elle a

réalisée sa vie, atteint son « but subjectif ».

Whitehead appelle « satisfaction » cet état de réalisation de soi de l‘entité, la

« phase finale » de son devenir. On trouve dans le sens même du verbe « satisfaire »

les éléments qui en justifient ici l‘usage. Son premier sens renvoie à des expressions

comme « s‘acquitter de », « s‘exécuter », « remplir », comme on peut le dire d‘une

dette, d‘une obligation ou d‘un devoir. On s‘acquitte de ses dettes ou de ses devoirs.

Dans le langage spéculatif de Whitehead, ce premier sens concerne les entités

Page 68: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

68

actuelles. Elles ont une obligation qu‘on qualifiera d‘ « ontologique » : elles ont le

devoir de tenir compte de tout ce qui a eu lieu dans l‘univers. Cela ne dit rien sur la

manière dont telle entité actuelle remplira cette obligation, si elle intègrera ou

rejettera (préhensions positives ou négatives) telle ou telle autre entité actuelle ; elle

est libre quant aux modes de ses relations à ce qui lui préexiste. Entièrement libre

quant au mode, elle n‘en est pas moins tenue de prendre position ; elle doit s‘acquitté

de son devoir envers toutes les autres.

Le second sens de « satisfaire » renvoie quant à lui à des expressions comme

« suffire », « pourvoir » ou « être complet ». Il ne s‘agit plus d‘obligations à remplir

mais d‘une forme de plénitude ou de complétude. L‘entité actuelle est, à la fin de son

processus, pleine d‘elle-même, elle semble se suffire, comme si elle avait acquis une

autonomie d‘être et une signification propre, ne requérant plus d‘autre qu‘elle-même

pour exister(PR, 162). Elle est alors cette entité, différente de toutes les autres, posée par

elle-même, fondée par sa propre activité.

Ces deux sens de la satisfaction se rejoignent dans le devenir. C‘est parce que

l‘entité s‘est acquittée de son obligation ontologique, celle d‘intégrer toutes les autres,

qu‘elle acquiert une plénitude propre, ce que Whitehead appelle un « self-

enjoyement ». Elle est jouissance de tout l‘univers à travers elle-même. Le self-

enjoyment est une affirmation de l‘entité dans ce qu‘elle a de plus « privé », de plus

intime, sa constitution propre, mais parce que cette intimité recouvre à présent tout

le reste. Ce qui est objet d‘affirmation en elle-même, c‘est l‘univers, passé et présent,

dans sa totalité. Elle est jouissance de sa perspective. Elle n‘en a pas conscience car

« une telle connaissance entrerait dans le procès et altérerait la satisfaction […] » (PR,

163), cela l‘engagerait dans un nouveau processus. La valeur de sa perspective sera

définie par son utilité pour d‘autres. En soi, elle n‘a plus ni valeur ni utilité, ni

fonction ; elle est simplement une existence posée parmi d‘autres, constituant la

pluralité disjonctive qui est le fond d‘être à partir duquel toute existence se

constitue. Ce qui lui donnera son sens et sa signification, ce sont les nouveaux

devenirs, les nouvelles entités dont elle fournira la matière.

*** « Satisfaction » et « self-enjoyment » mettent en évidence que tout devenir est

lié à une intensité. L‘entité actuelle se remplit du monde par un processus

Page 69: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

69

d‘intensification au terme duquel elle l‘intégrera entièrement. G. Deleuze, dans les

pages qu‘il consacre à Whitehead dans Le Pli, le met en évidence : « le self-enjoyment

marque la façon dont le sujet se remplit de soi, atteignant à une vie privée de plus en

plus riche, quand la préhension se remplit de ses propres data. C‘est une notion

biblique, et aussi néo-platonicienne, que l‘empirisme anglais a porté au plus haut

point (notamment Samuel Butler). La plante chante la gloire de Dieu, en se

remplissant d‘autant plus d‘elle-même qu‘elle contemple et contracte intensément les

éléments dont elle procède, et éprouve dans cette préhension le self-enjoyment de

son propre devenir »22.

Les exemples que prend Deleuze dans ces passages ne sont pas à proprement

parler whiteheadiens: une plante n‘est pas, dans la terminologie de Whitehead, une

« entité actuelle » mais une « société » ou un « événement ». Techniquement, les

termes de « satisfaction » et de « self-enjoyment » sont réservés aux entités actuelles,

aux actes de devenirs. Ce sont les entités actuelles, et non pas les sociétés, qui font de

ce dont elles procèdent un objet d‘affirmation et qui, au terme d‘un processus,

acquière une fin propre. La force des exemples de Deleuze dans les passages du Pli,

leur caractère intuitif, marque aussi leurs limites : on ne peut faire l‘expérience d‘une

entité actuelle. Ils n‘en sont pas moins essentiels, car ils expriment ce processus par

lequel les frontières entre le privé et le public, l‘intérieur et l‘extérieur, le dedans et le

dehors, s‘estompent tout au long d‘un devenir, pour disparaître entièrement à son

terme. A ce moment, il n‘y a plus rien d‘externe et d‘interne, il n‘y a plus que des

« perspectives » et des « enveloppements ».

Sociétés (et Nexus)

*

« La vie d‘un homme est un trajet historique d‘occasions actuelles qui, à un degré

notable […] s‘entre-héritent. L‘ensemble d‘occasions qui date de son apprentissage

22 G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, Minuit, Paris, 1988, p. 107.

Page 70: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

70

premier du parler grec, et comprenant toutes les occasions qui se succèdent jusqu‘à la

perte de toute connaissance correcte de cette langue, constitue une société par

référence à la connaissance du grec. Une telle connaissance est le caractère commun

hérité d‘occasions en occasions le long du trajet historique. On a choisi à dessein cet

exemple parce qu‘il renvoie à un élément assez anodin de l‘ordre : la connaissance du

grec. Un caractère plus décisif de l‘ordre aurait été celui, complexe, qui fait qu‘on

regarde un homme comme la même personne persistant de la naissance à la mort.

Dans cet exemple aussi, les membres de la société sont ordonnés en séries par l‘effet

de leurs relations d‘engendrement. On dit qu‘une telle société possède un ‗ordre

personnel‘. Ainsi donc, pour chacun de ses membres, une société, c‘est un milieu

doté d‘un élément d‘ordre, qui persiste en raison de relations génétiques entre ses

membres. Un tel élément d‘ordre est l‘ordre qui prévaut dans la société. Mais une

société n‘est pas un isolat. On doit envisager toute société avec l‘arrière-plan d‘un

milieu plus étendu d‘entités actuelles, qui, elles aussi, apportent leur contribution

d‘objectivations mutuelles auxquelles les membres de la société doivent se

conformer » (PR, 169-170).

**

Le terme société est, avec entité actuelle, un des concepts majeurs de Procès et

Réalité23. C‘est un concept spéculatif qui n‘a rien à voir avec l‘acception courante du

terme désignant des rapports anthropologiques, exclusivement humains. Au

contraire, dans Procès et Réalité, une cellule, un corps, un rocher, tout ce qui dure,

persiste, se maintient dans l‘existence, est une société. Ainsi, « un objet physique

ordinaire, qui a une durée temporelle, est une société » (PR, 91). La raison pour

laquelle Whitehead les désigne comme des « sociétés » et non des « choses », des

« objets » ou des « individus » est liée à un changement de perspective qu‘il opère. Ce

qu‘il veut mettre en évidence est la complexité inhérente à toute réalité qui se

23 On trouve bien dans des œuvres antérieures le concept de société, comme dans Religion in the making, mais c‘est

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71

présente à notre expérience comme simple et évidente. Sous l‘apparente simplicité

des choses, nous trouvons des organisations complexes, des activités multiples, des

relations, tout un foisonnement « social ». La simplicité de la surface est rendue

possible par un travail de production et de maintien d‘une existence sociale. Les

choses n‘existent qu‘à cette condition. Il n‘y a rien de simple dans l‘expérience, même

si la recherche de la simplicité est une orientation importante de l‘esprit. C‘est toute

une philosophie de l‘expérience qui est implicitement mise en œuvre avec la théorie

des sociétés. Notre expérience est celle de complexes d‘existences, enchevêtrées,

reliées les unes aux autres dans des organisations sociales plus étendues, et nous-

mêmes nous sommes, à l‘intérieur de cette multiplicité de sociétés, une société parmi

d‘autres, avec ses propres contraintes et modes d‘êtres.

De quoi se compose une société ? De regroupements d‘entités actuelles. Cette

question est centrale : comment des ordres sociaux surgissent-ils des entités

actuelles ? La première forme de regroupement est ce que Whitehead appelle un

« nexus ». Un « nexus » est « un ensemble d‘entités actuelles dans l‘unité de la relation

constituée de leurs préhensions mutuelles, ou inversement – ce qui revient au même

– constituée de leurs objectivations mutuelles » (PR, 76). Ce n‘est pas encore une

société mais c‘est déjà une forme de regroupement qui est la condition d‘existence

des sociétés. Ce regroupement est produit par des « préhensions mutuelles ».

Plusieurs entités héritent d‘un passé commun. Un « nexus » n‘est rien d‘autre que ce

surgissement, à l‘intérieur de la pluralité disjonctive, de préhensions mutuelles,

formant ainsi des amas, des collections d‘entités actuelles.

Il ne s‘agit cependant pas encore de sociétés. D‘une certaine manière, les nexus

sont bien des êtres sociaux mais une société est plus qu‘un être social, elle implique

une nouvelle composante qui ne se retrouve pas dans tous les nexus : l‘ordre. Une

société est essentiellement un « ordre social » et un tel ordre existe lorsque: « 1) un

élément commun de forme apparaît dans le caractère défini de chacune des entités

véritablement dans Procès et réalité que Whitehead lui donne toute son importance spéculative.

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72

actuelles qu‘il inclut ; 2) cet élément commun de forme surgit dans chaque membre

du nexus en raison des conditions que lui imposent ses préhensions d‘autres

membres du nexus ; 3) ces préhensions imposent cette condition de reproduction

parce qu‘elles incluent des sentirs positifs de cette forme commune » (PR90-91).

L‘ordre implique une reproduction ou une répétition de forme. Les entités qui

composent le nexus imposent aux suivantes des conditions dont elles devront tenir

compte et qu‘elles répèteront le long d‘une « trajectoire historique ». Une société « est

donc plus qu‘un ensemble d‘entités actuelles auxquelles le même nom de classe

s‘applique : c‘est-à-dire qu‘elle implique davantage qu‘une conception purement

mathématique de l‘ordre. Pour constituer une société, le nom de classe doit

s‘appliquer à chaque membre en raison d‘une dérivation génétique à partir d‘autres

membres de la même société. Les membres de la société sont semblables parce que,

en raison de leur caractère commun, ils imposent aux autres membres de la société

des conditions qui conduisent à cette similitude » (AI, 266). C‘est cette répétition de

l‘ordre social qui est la condition d‘existence des sociétés formant une série de

contraintes et d‘héritages. La persistance ou la durée ne sont rien d‘autres que des

répétitions et des reprises. Cette persistance tient autant qu‘elle peut, c‘est-à-dire

autant qu‘elle peut se répéter à l‘intérieur des variations surgissant dans son milieu

d‘existence et dans les éléments qui la composent.

L‘identité d‘une société, ce qui nous permet de dire ce rocher, cette cellule, cet

homme, se fonde « sur l‘identité de sa caractéristique déterminante, et sur

l‘immanence mutuelle de ses occasions » (AI, 267). Whitehead a hésité à l‘appeler

« personne », mais « malheureusement, ‗personne‘ suggère la notion de conscience,

de sorte que son usage conduirait à un malentendu » (PR, 91). C‘est au contraire la

conscience qui requiert une multiplicité de sociétés qui la rendent possible. Et c‘est

pourquoi Whitehead a fini par l‘appeler « personnage » (PR, 91). La notion de

personnage à l‘avantage de renvoyer à des rôles et des fonctionnements qui peuvent

varier tout au long de leur histoire. Rien n‘est fixé une fois pour toutes lorsqu‘il s‘agit

d‘activités mutuelles et de liaisons. On devrait donc pour chaque partie de notre

expérience demander quel en est le personnage ? c‘est-à-dire quelles opérations se

répètent, quel en l‘héritage commun ?

***

Page 73: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

73

L‘affirmation de Whitehead, selon laquelle tout est société dans notre expérience,

est au fondement d‘une forme singulière de néo-monadologie qu‘il partage avec

d‘autres philosophes contemporains. Ainsi, on trouve chez un autre héritier de

Leibniz, Tarde24, une affirmation similaire. Dans Monadologie et sociologie, Tarde, après

avoir lui aussi affirmé que « toute chose est société », donne une série d‘exemples qui

pourraient être repris tels quels dans l‘approche spéculative de Whitehead.

« Puisque l‘accomplissement de la fonction sociale la plus banale, la plus uniforme

depuis des siècles, puisque, par exemple, le mouvement d‘ensemble un peu régulier

d‘une procession ou d‘un régiment exige, nous le savons, tant de leçons préalables,

tant de paroles, tant d‘efforts, tant de forces mentales dépensées presque en pure

perte – que ne faut-il donc pas d‘énergie mentale, ou quasi mentale, répandue à flots,

pour produire ces manœuvres compliquées des fonctions vitales simultanément

accomplies, non par des milliers, mais par des milliards d‘acteurs divers, tous, nous

avons des raisons de le penser, essentiellement égoïstes, tous aussi différents entre

eux que les citoyens d‘un vaste empire »25

Régiments, processions, organes, cellules, bien que les modes d‘existence

diffèrent, ils ont les mêmes réquisits. Partout, ce sont des existences complexes,

composées d‘une infinité de sous-organisations et chaque partie se décompose en

une infinité d‘autres, si bien qu‘il n‘y a « nul moyen, écrit Tarde, de s‘arrêter sur cette

pente jusqu‘à l‘infinitésimal, qui devient, chose bien inattendue assurément, la clé de

l‘univers entier »26.

Ce qu‘il faut éviter à tout prix, et pour Whitehead et pour Tarde, c‘est de

reproduire, avec l‘usage du mot « société », une logique de la différence entre

« parties » et « tout ». Certes, dans toute société il y a des parties (le régiment est

24 Tarde a été récemment l‘objet d‘une véritable redécouverte en France. Parmi les travaux qui lui ont été consacrés, ressortent notamment l‘excellent article de F. Zourabichvili, « Spinoza, le vulgus et la psychologie sociale » in Studia Spinozana, vol. 8, 1992, les reprises de B. Latour, notamment l‘article ―Gabriel Tarde and the End of the Social‖, in P. Joyce, ed., The Social in Question: New Bearings in the History and the Social Sciences, Routledge, London, 1992, p. 117-132, et certaines parties de Changer de société – Refaire de la sociologie, trad. fr. N. Guilhot, La découverte, Paris, 2006 ; enfin, M. Lazzarato lui a consacré un livre complet : Puissances de l’invention, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2002.

25 G. Tarde, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999, p. 52. 26 G. Tarde, op. cit., p. 37.

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74

composé de soldats, l‘organes de cellules, etc.), qui ne sont d‘ailleurs pas

nécessairement « internes », et chacune est elle-même une partie d‘une autre plus

étendue (l‘armée et le corps), mais cela ne veut pas dire qu‘on trouvera dans les

parties ou dans les société plus étendues l‘identité d‘une société. Le point important

« dans une société, selon l‘usage qui est fait ici de ce terme, est qu‘elle se suffit à elle-

même [is self-sustaining] ; autrement dit, qu‘elle est sa propre raison » (AI, 267).

Avec cette vision d‘un univers constitué par des organisations qui, bien qu‘elles

aillent à l‘infini, n‘en ont pas moins une identité, Whitehead et Tarde rejoignent par

des voies différentes la théorie des « machines naturelles » de Leibniz27.

Sociétés physiques et sociétés vivantes

*

« Les cristaux ne sont pas des agents requérant la destruction de sociétés élaborées

venant du milieu, mais la société vivante en est bien un. Les sociétés qu‘elle détruit

sont sa nourriture. Celle-ci est détruite par dissolution en éléments sociaux un peu

plus simples. On lui a soutiré quelque chose. C‘est ainsi que toute société requiert une

interaction avec son milieu ; et dans le cas des sociétés vivantes, cette interaction se

présente comme un larcin. La société vivante peut, ou non, être un type d‘organisme

supérieur à la nourriture qu‘elle désagrège. Mais qu‘elle contribue ou non à l‘intérêt

général, la vie est un larcin. C‘est ici que la morale, dans son rapport à la vie, est sur le

fil du rasoir. Car le voleur demande à être justifié » (PR, 190-191)

**

Les sociétés sont dépendantes des milieux dans lesquels elles se développent

(Extension). Ces milieux sont des sociétés plus larges qui varient, se transforment

selon les modifications qui se produisent soit à l‘intérieur d‘elles-mêmes soit dans des

milieux encore plus étendus auxquels elles participent. Tout société doit donc

continuellement faire face à des variations de milieu.

27 Cf. Leibniz, Monadologie, Livre de Poche, Paris, 1991, 161-164.

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75

Whitehead distingue deux types de réponse aux variations : indifférence ou

métamorphose. Elles sont au fondement de deux régimes distincts d‘existence : les

sociétés physiques et les sociétés vivantes. La démarcation entre le physique et le

vivant n‘implique nullement une opposition entre deux régimes ; elle passe par une

différence dans des réponses à des variations.

Les sociétés physiques se définissent par une indifférence moyenne. Elles

« appartiennent au plus bas degré des sociétés structurées accessibles à notre

grossière appréhension. Ils comprennent des sociétés de diverses sortes de

complexité – cristaux, rochers, planètes, soleils. De tels corps sont de loin ceux qui

durent le plus longtemps parmi les sociétés structurées connues de nous, et dont on

peut suivre pas à pas l‘histoire individuelle » (PR, 186). Leur indifférence leur donne

une puissance de stabilité. Elles ne nécessitent pour survivre aucune métamorphose,

aucune transformation dans leur forme d‘organisation. Elles ignorent les détails du

changement et cette ignorance leur donne une faculté de persistance inconnue des

corps vivants. C‘est la puissance de la moyenne. Ces sociétés tiennent autant que

cette ignorance est possible.

Les sociétés vivantes, quant à elles, trouvent leur stabilité à l‘intérieur des

variations dans leur capacité à innover, à produire de nouvelles réponses et à négocier

avec leurs environnements. Alors que les sociétés physiques répètent leur héritage, les

sociétés vivantes sont capables d‘ « une initiative dans les préhensions conceptuelles,

c‘est-à-dire dans l‘appétition » (PR, 186). Dans certaines circonstances, ces sociétés

peuvent modifier leur organisation, introduire une différence à l‘intérieur de la

tradition qui les constituent, s‘auto-organiser, en modifiant leurs préhensions

mutuelles. Et pour ce faire, elles intègrent, transforment, volent, capturent les

éléments qui proviennent de leur milieu, inventant et détruisant en même temps.

C‘est pourquoi les sociétés vivantes sont essentiellement « intéressées » par leur

milieu, à la fois agents et patients, acteurs de changements au-delà d‘elles-mêmes et

sujets, en retour, de métamorphoses. Et dès lors la question principale adressée aux

sociétés vivantes est le maintien de leur identité : « Toute la vie d‘un corps est la vie

des ses cellules individuelles. Ainsi dans tout organisme se trouvent des millions et

des millions de centres de vie. Ce qu‘il faut expliquer n‘est donc pas une dissociation

de la personnalité, mais le contrôle central grâce auquel nous ne possédons pas

Page 76: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

76

seulement un comportement unifié, observable par d‘autres que nous, mais

également la conscience d‘une expérience unifiée » (PR, 195).

***

On ne confondra pas « vie » et « sociétés vivantes ». La vie « désigne l‘innovation,

non la tradition » (PR190). Elle est un principe de nouveauté, une réponse chaque

fois singulière à une question posée par un environnement. La tradition désigne les

sociétés qui répètent des ordres, ces lignées « ancestrales » de reprises et d‘héritage

que définissent les « ordres de la nature ». Les sociétés fournissent des réponses

uniformes qui leur viennent de leur histoire. La vie semble donc s‘opposer au

concept de société. Pourtant Whitehead parle bien de « sociétés vivantes », ce qui

littéralement signifie des ordres qui incluent de la nouveauté. Bien que « la vie dans

son essence soit gain d‘intensité par la liberté, elle peut aussi cependant admettre

d‘être canalisée, et acquérir par ce biais le caractère global d‘un ordre » (PR, 194). La

société « canalise » l‘originalité, l‘oriente dans un sens déterminé, définit par les

contraintes dont la société hérite. Une société purement vivante n‘a aucun sens car

cela reviendrait à parler d‘une trajectoire historique faite de ruptures permanentes et

de créations sans persistance. C‘est pourquoi Whitehead situe la vie à l‘intérieur de

l‘ordre : la vie se « tapit dans les interstices de chaque cellule vivante et les recoins du

cerveau » (PR, 191). Ce n‘est pas la cellule vivante qui doit être identifié à la vie, ni le

cerveau, ni le corps organique en tant que tel – ce sont des sociétés – mais quelque

chose qui traverse ces sociétés, un principe d‘originalité. La vie n‘appartient pas à un

domaine particulier de la nature, elle se trouve aussi bien à l‘intérieur des sociétés

physiques qu‘à l‘intérieur des sociétés vivantes, mais pour celles-ci la question de ces

interstices est une question de survie.

Sujet-superject (et Principe de subjectivité)

*

« Dans sa propre philosophie, Descartes conçoit le penseur comme créant la

pensée occasionnelle. La philosophie de l‘organisme inverse cet ordre et conçoit la

pensée comme une opération constituante dans la création du penseur occasionnel.

Le penseur est la fin ultime par quoi il y a la pensée. Dans cette inversion, nous

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77

trouvons le contraste final entre une philosophie de la substance et une philosophie

de l‘organisme. Les opérations d‘un organisme sont orientées vers l‘organisme en

tant que ‗superject‘, mais elles ne sont pas orientées à partir de l‘organisme comme

‗sujet‘. Les opérations sont dirigées à partir d‘organismes antécédents vers l‘organisme

immédiat. Elles sont des ‗vecteurs‘, en ce qu‘elles acheminent les choses multiples

dans la constitution du seul superject » (PR, 257).

**

Toute entité actuelle est « à la fois le sujet qui fait l‘expérience et le superject de ses

expérience. Elle est sujet-superject, et aucun de ces termes ne doit un seul instant être

perdu de vue » (PR, 83). Whitehead généralise ici ce qu‘il appelle le « principe de

subjectivité » selon lequel « mis à part l‘expérience des sujets, il n‘y a rien, rien, rien

que le rien » (PR, 281). Mais cette généralisation n‘est possible qu‘en introduisant une

distinction et en précisant ce qu‘on entend par « sujet ».

Tout d‘abord, la notion de sujet renvoie classiquement au terme « subjectum » qui

signifie « placer », « poser » ou « mettre » en dessous, et qui a donné naissance à la

notion de subjectivité telle qu‘on la trouve notamment chez Descartes. C‘est une

forme d‘autonomie ou d‘indépendance du sujet qui est alors désignée. Il semble être

le fondement de ses sentirs, en être le support comme le « penseur créant la pensée

occasionnelle ». Cette première définition du sujet n‘est pas fausse. Les entités

actuelles sont effectivement des sujets au sens classique du terme ; elles sont une

affirmation ou une jouissance de soi, de leur identité irréductible à toute autre

cause. Lorsqu‘elles atteignent leur terme, les entités actuelles ne sont plus sujet qu‘en

ce sens précis d‘une indépendance et d‘une forme de complétude. Mais cette

définition du sujet est trop limitée pour pouvoir s‘étendre à toutes les formes

d‘existence ; elle ne concerne qu‘une partie de l‘existence des entités actuelles.

C‘est pourquoi, il est nécessaire de lui ajouter un autre sens, lui aussi issu de

l‘origine du mot qui n‘est plus à chercher dans l‘héritage du « subjectum » mais de

« superjacio ». On peut le traduire par des expressions comme « jeter », « lancer » par-

dessus, ou encore « dépasser » et « franchir ». Ce n‘est plus un sujet adéquat, complet

et autonome qui est alors désigné mais un sujet tendu, projeté au-delà de lui-même.

Les entités actuelles, lorsqu‘elles sont encore en devenir, ne sont jamais totalement

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78

adéquates à elles-mêmes ; elles sont à la fois au-delà et en-deça de leur identité. Cette

inadéquation est produite par leur « visée » immanente, le but subjectif qui les anime.

Ainsi, on ne peut concevoir dans un devenir un sujet qui ne soit en même temps

un superject et réciproquement. L‘essentiel étant « pour la doctrine métaphysique de

la philosophie de l‘organisme que la notion d‘une entité actuelle comme sujet non

changeant du changement soit complètement abandonnée » (PR83).

***

Les sentirs sont « inséparables de la fin à laquelle ils tendent ; et cette fin est le

sentant. Les sentirs tendent aux sentant comme à leur cause finale » (PR,357). La

relation sujet-superject est une manière de réintroduire la question des causes finales

et efficientes. Whitehead parlant d‘Aristote écrit : « sa philosophie a conduit, au

Moyen Age chrétien, à surestimer grandement la notion de causes finales, et de là,

par réaction corrélative, dans la période scientifique moderne, la notion de ‗causes

efficientes‘. Une des tâches d‘une saine métaphysique consiste à présenter des causes

finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle » (PR, 161-162). Cette

véritable relation se situe dans les opérations par lesquels les sentirs (causes

efficientes) sont orientés et intégrés dans une « visée subjective » (cause finale) du

devenir d‘une entité actuelle. Ainsi « la causalité efficiente exprime la transition d‘une

entité actuelle à une autre entité actuelle, et la causalité finale exprime le procès

interne par lequel l‘entité réelle devient elle-même » (PR, 256).

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79

Bibliographie

Ouvrages d’A. N. Whitehead (premières éditions)

- A treatise on universal algebra, with applications, Cambridge, The University press, 1898.

- On mathematical concepts of the material world, Londres, Dulau, 1906.

- The axioms of projective geometry, Cambridge, Cambridge University Press, 1906.

- The axioms of descriptive geometry, Cambridge, Cambridge University Press, 1907.

- Principia Mathematica. 3 vols, Cambridge, Cambridge University Press, 1910-1913.

- An introduction to Mathematics, London, Williams and Norgate, 1911.

- An enquiry concerning the principles of natural knowledge, Cambridge, University press, 1919.

- The concept of nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1920.

- The principles of relativity with applications to physical science, Cambridge, Cambridge University Press, 1922.

- Science and the modern world, Cambridge, Cambridge University Press, 1925.

- Religion in the making, New York, Macmillan, 1926.

- Process and reality, an essay in cosmology, New York, Macmillan, 1929.

- The aims of education and other essays, New York, Macmillan, 1929.

- The function of reason, Princeton, Princeton University Press, 1929.

- Adventures of ideas, New York, New American, 1933.

- Nature and life, Chicago, University of Chicago Press, 1934.

- Modes of thought, Cambridge, Cambridge University press, 1938.

- Essays in science and philosophy, New York, Philosophical Library, 1947.

Ouvrages d’A. N. Whitehead traduits en français

- Le devenir de la religion, trad. fr. P. Devaux, Paris, Montaigne, 1939.

- La fonction de la raison et autres essais, trad. fr. P. Devaux, Paris, Payot, 1969.

- Aventures d'idées, trad. fr. J-M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Cerf, 1993.

- La science et le monde moderne, trad. fr. P. Couturiau, Paris, Editions du Rocher, 1994.

- Procès et Réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud, et al., Paris, Gallimard, 1995.

- Le concept de nature, trad. fr. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998.

- Modes de pensée, trad. fr. H. Vaillant, Paris, Vrin, 2004.

Page 80: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

80

Ouvrages sur A. N. Whitehead

- Cesselin, F., La philosophie organique de Whitehead, Paris, Bibliothèque de philosophie contemporaine/Presses universitaires de France, 1950.

- Christian, W. A., An interpretation of Whitehead's metaphysics, New Haven, Yale University Press, 1959.

- Debaise, D., Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité, Paris, Vrin, 2006.

- Dumoncel, J.-C., Les sept mots de Whitehead ou L'aventure de l'être : créativité, processus, événement, objet, organisme, "enjoyment", aventure : une explication de "Processus et réalité", Paris, Cahiers de l'Unebévue/EPEL, 1998.

- Ford, L. S. K., George Louis, ed. Explorations in Whitehead's philosophy, New York, Fordham University Press, 1983.

- Jones, J. A., Intensity. An essay in whiteheadian ontology, Nashville, Vanderbilt University Press, 1998.

- Leclerc, I., Whitehead's metaphysics: an introductory exposition, London, Allen and Unwin, 1958.

- Saint-Sernin, B., Whitehead, un univers en essai, Paris, Vrin, 2000.

- Stengers, I., ed. L'effet Whitehead, Paris, Vrin, 1994.

- ———, Penser avec Whitehead : une libre et sauvage création de concepts, Paris, Seuil, 2002.

- Wahl, J., Vers le concret. Études d'histoire de la philosophie contemporaine, Paris, Vrin, 1932.

Page 81: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

81

Table des matières

Abréviations ........................................................................................................ 2

Introduction ........................................................................................................ 3

Vocabulaire ........................................................................................................ 6

Bifurcation de la nature ......................................................................................... 6

Causalité efficiente ................................................................................................. 9

Concrescence ........................................................................................................ 12

Créativité ............................................................................................................... 14

Dieu........................................................................................................................ 18

Donné (ou Datum) .............................................................................................. 22

Diversité disjonctive (et Potentialité réelle) ...................................................... 23

Entité actuelle (et Devenir) ................................................................................. 25

Evénement ............................................................................................................ 29

Extension (et Milieu) ........................................................................................... 33

Immédiateté de présentation (et Perception) ................................................... 36

Immortalité objective .......................................................................................... 39

Ingression .............................................................................................................. 41

Localisation simple (et Concret mal placé) ...................................................... 42

Objets Eternels ..................................................................................................... 45

Occasion actuelle ................................................................................................. 50

Philosophie spéculative ....................................................................................... 51

Préhension (et Sentirs) ........................................................................................ 54

Principe ontologique ........................................................................................... 56

Puissance ............................................................................................................... 60

Réalité formelle et objective ............................................................................... 63

Rythme .................................................................................................................. 65

Satisfaction (et Self-enjoyment) ......................................................................... 67

Sociétés (et Nexus) .............................................................................................. 69

Sociétés physiques et sociétés vivantes ............................................................. 74

Sujet-superject (et Principe de subjectivité) ..................................................... 76

Page 82: Vocabulaire de Whitehead - dipot.ulb.ac.be

82

Bibliographie .................................................................................................... 79

Ouvrages d‘A. N. Whitehead (premières éditions) ......................................... 79

Ouvrages d‘A. N. Whitehead traduits en français ........................................... 79

Ouvrages sur A. N. Whitehead .......................................................................... 80