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Copyright by the Pomme d’ or, 2019 Tout droit réservé
Ouvrage publié avec le concours du Ministère de la Recherche et de l’ Innovation, CNCS – UEFISCDI, projet PN-III-P4-ID-PCE-2016-0712.
Mise en page, graphisme : Iannis Meimaris
Couverture: Synagogue de Beth Alpha (Israël, VIe siècle). Mosaïque représentant les signes du zodiaque © Courtesy of the Israel Antiquities Authority
ISBN 978-2-9557042-3-3
Luc Brisson Philosophie et oracles : la nouvelle alliance .......................................27
Andrei-Tudor Man Chrysippus’ Theory of Divination in Cicero, De divinatione ......... 39
Andrei Timotin Divination et providence dans le néoplatonisme tardif (Jamblique et Proclus) .........................................................................71
Marilena Vlad La divination du principe chez Damascius et le silence de Platon ......................................................................... 99
Oracles païens et chrétiens
Aude Busine Les Chrétiens face aux oracles d’ Apollon, du rejet à l’ adaptation. Retour sur quinze ans de recherche.................................................. 127
Francesco Massa Des démons et des cadavres autour des oracles : polémiques religieuses sur la divination au IVe siècle ..................... 137
Lucia Tissi Interpréter et conceptualiser les oracles dans l’ Antiquité tardive : le témoignage de la Théosophie de Tübingen ................................ 159
Les pratiques divinatoires à Byzance
Paul Magdalino Prophecy, Divination and the Church in Byzantium ..................... 185
Jean-Cyril Jouette La nécromancie dans l’ Empire mésobyzantin ................................ 203
Florin Filimon The prediction method by means of the Holy Gospel and the Psalter: a late Byzantine case of a reassigned geomantic text ..................... 235
L’ astrologie de Rome à Byzance
Béatrice Bakhouche L’ astrologie entre religion et philosophie ou les contours flous de la divination .............................................. 305
Victor Gysembergh Théorie et pratique de la divination dans l’ Antiquité et à Byzance: l’ exemple des présages attribués à Eudoxe de Cnide .......................321
Adrian Pirtea From Lunar Nodes to Eclipse Dragons: The Fundaments of the Chaldean Art (CCAG V/2, 131-40) and the Reception of Arabo-Persian Astrology in Byzantium ...................................... 339
Oniromancie païenne et chrétienne
Steven Oberhelman How Popular Were the Byzantine Dreambooks? Divination and Byzantine Dreamers ................................................401
Francesco Monticini Les rêves et l’ énigme : l’ oniromancie dans les commentaires byzantins du traité Sur les songes de Synésios ................................................. 435
Bibliographie ...................................................................................... 447
Index thématique et de noms propres .............................................. 503
LES CHRÉTIENS FACE AUX ORACLES D’ APOLLON, DU REJET À L’ ADAPTATION.
RETOUR SUR QUINZE ANS DE RECHERCHE
Aude Busine
Ο πτ σοφο ρτησαν τν πλλωνα περ ναο θηνν τδε προφτευσον μν προφτα, Τιτν Φοβ’ πολλον τς στι τνος τε εη μετ σ δμος οτος; πλλων επεν σα μν πρς ρετν κα κσμον ρωρε ποιεν, ποιετε γ δ’ φετμεω τρες να ψιμδοντα θεν, ο λγος φθιτος ν δαε κρ σται γκυμος σπερ γρ πυρφρον τξον παντα κσμον ζωγρσας πατρ προσξει δρον Μυρα δ τονομα ατς.
Les Sept Sages interrogèrent Apollon sur la destinée de son temple : « Rends-nous ta prophétie, ô Phoibos prophète, que sera cette maison-ci et à qui appartiendra-t-elle ? ». (Apollon répondit:) « Tout ce qui éveille à la vertu et à l’ ordre, faites-le. Quant à moi, j’ annonce un seul dieu trois fois un qui domine dans le ciel, dont le verbe incorruptible sera conçu au sein de la (jeune fille) innocente : lui qui a traversé le milieu de l’ univers comme une flèche enflammée et qui a rendu toutes choses à la vie, apportera un présent au père : cette maison sera à elle et elle aura pour nom Myria »1.
Ce texte, publié par Hartmut Erbse en appendice de son édition de la Théosophie de Tübingen, reprend librement un scénario déjà décrit par Platon, dans le Protagoras, et repris par Plutarque dans le Banquet des Sept Sages, mettant en scène sept hommes réputés pour leur sagesse s’ en remettant à Apollon pour connaître la vérité 2. Cet
1 Theosophorum Graecorum Fragmenta. Thesauri minores, π 1 (ed. H. Erbse). 2 Sur la légende des Sept Sages en général, voir A. Busine, Les Sept Sages de la Grèce antique, Paris, 2002. Sur la réutilisation de la légende par les Chrétiens, voir eadem, « Les Sept Sages, prophètes du christianisme », dans H. Seng et G. Sfameni Gasparro (éd.), Theologische Orakel in der Spätantike (Heidelberg 2016), 257-79.
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article se propose de retracer les étapes qui permettent de comprendre pourquoi et comment les Chrétiens, en plein VIe siècle, en sont arrivés à attribuer à Apollon un texte évoquant la Trinité, l’ incarnation et le culte de Marie.
Dans ce qui constitue la plus grande collection chrétienne de prophéties païennes, la Théosophie3, ouvrage chrétien fragmentaire, reproduit vers l’ extrême fin du Ve ou au début du VIe une petite trentaine d’ oracles attribués à Apollon. Parmi ces textes, certains étaient manifestement des fausses prophéties, rédigées par une main chrétienne se faisant passer pour Apollon, comme c’ est le cas du texte que j’ ai cité en exergue ; depuis les découvertes de l’ épigraphiste Louis Robert4, on sait que d’ autres oracles étaient, en revanche, d’ authentiques productions émanant des sanctuaires de Didymes et Claros, que l’ on peut recouper avec la documentation épigraphique. Dans mon livre Paroles d’ Apollon5, j’ ai cherché à retracer les conditions de production, d’ une part, et puis de réutilisation, d’ autre part, des oracles apolliniens, et cela sur une période qui s’ étend du IIe siècle de notre ère, époque à laquelle l’ on voit réapparaître dans la documentation de nombreux textes oraculaires, jusqu’ au début du VIe siècle, date probable de la constitution des collections d’ oracles publiées en marge de la Théosophie.
À partir du IVe siècle, les Anciens vont progressivement cesser de recourir aux oracles d’ Apollon dans le cadre de la cité grecque qui leur avait donné jour ; et c’ est un accueil tout autre qui sera désormais réservé aux mêmes paroles divines. À l’ instigation de Dioclétien, qui se reporta au jugement de l’ Apollon de Didymes pour légitimer la persécution de 303, les païens vont petit à petit se référer aux prophéties d’ un dieu capable d’ intervenir dans la politique anti-chrétienne
3 Sur les oracles des dieux païens dans la Théosophie, voir maintenant le livre important de L. M. Tissi, Gli oracoli degli dèi greci nella Teosofia di Tubinga (Alessandria 2018) (pas encore disponible au moment de la rédaction de cet article), ainsi que sa contribution dans ce même volume. 4 L. Robert, « Trois oracles de la Théosophie et un prophète d’ Apollon », CRAI 1968, 568-99 ; idem, « Un oracle gravé à Oinoanda », CRAI 1971, 597-619. 5 A. Busine, Paroles d’ Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’ Antiquité tardive (IIe-VIe siècles) (Leiden – Boston 2005).
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menée par les autorités impériales6. Pour réagir face à ces nouveaux usages de la parole divine et aux violents actes qu’ ils cautionnaient, les chrétiens vont s’ emparer des mêmes textes oraculaires, tout comme des autres textes révélés païens, pour montrer la supériorité de la religion chrétienne. Le recours aux textes apolliniens dans les littératures païenne et chrétienne dévoile de la sorte comment le patrimoine religieux d’ une collectivité a été perçu, récupéré et interprété dans un contexte nouveau, celui de la polémique entre païens et chrétiens. L’ analyse a permis de mettre en exergue trois types de réutilisation des révélations d’ Apollon.
Tout d’ abord, en recourant aux oracles d’ Apollon dans la Philosophie tirée des oracles et dans la Vie de Plotin, Porphyre a fait des paroles du dieu une source d’ enseignement philosophique, dans un monde où l’ autorité épistémologique et théologique se marquait chaque jour davantage par le recours à un livre. En proposant une exégèse symbolique de ce qui constituait à ses yeux de véritables livres sacrés, Porphyre a accordé aux paroles d’ Apollon un statut comparable à celui assigné aux logia bibliques par les chrétiens, tel Origène. Loin de laisser ses opposants indifférents, le travail exégétique de Porphyre a provoqué une réaction passionnée de la part des apologistes chrétiens7.
Dans le climat historique très tendu de la fin du IIIe et du début du IVe siècle, Eusèbe a entrepris de répondre aux virulentes attaques de Porphyre. Sa méthode a consisté à reprendre l’ analyse des oracles païens utilisés par son adversaire dans la Philosophie tirée des oracles. Pour mieux souligner les aberrations de la religion païenne, l’ évêque de Césarée a articulé sa critique autour de motifs puisés au cœur même de la pratique de la religion traditionnelle, notamment grâce au témoignage des paroles d’ Apollon. Tant les prophéties apolliniennes que les commentaires qu’ en a proposés Porphyre constituaient pour l’ auteur un riche matériel qui lui a permis de développer les différents thèmes de son argumentation, comme la
6 Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 227-32. 7 Voir A. Busine, « Des logia pour philosophie. À propos du titre de la Philosophie tirée des oracles de Porphyre », Philosophie Antique 4, 2004, 149-66 ; eadem, Paroles d’ Apollon, 233-317.
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critique des interprétations philosophiques de la mythologie grecque, le rejet du sacrifice sanglant, la dénonciation des actions scandaleuses des mauvais démons, ou encore la désapprobation des pratiques liées à la magie. Plus fondamentalement, c’ est le statut prophétique des révélations bibliques qu’ Eusèbe a cherché à rétablir, afin de démontrer que ces dernières, en définitive, constituaient l’ unique source oraculaire salutaire pour atteindre la vérité8.
Mais, dès le IVe siècle, une nouvelle forme de réappropriation du patrimoine religieux païen a été mise en œuvre par les auteurs chrétiens. Pour convaincre leurs opposants, les auteurs chrétiens ont compris qu’ ils pouvaient tirer parti du crédit et du prestige dont jouissaient encore à l’ époque les prophéties d’ Apollon. Aussi ont-ils recouru aux paroles d’ Apollon dans l’ intention de montrer qu’ il existait un certain nombre de concordances entre une forme authentique de religion païenne et divers aspects du christianisme. Au cœur de la vaste entreprise de relecture chrétienne de témoignages religieux païens, plusieurs auteurs chrétiens se sont attachés à montrer, textes à l’ appui, que, correctement interprétées, les prophéties d’ Apollon pouvaient venir soutenir leurs arguments en faveur de la supériorité du christianisme sur les religions idolâtriques9.
Un des premiers thèmes que les chrétiens ont voulu dégager des paroles d’ Apollon a été l’ admiration que le dieu traditionnel de la mantique témoignait pour le dieu des Hébreux. À cette fin, l’ auteur de la Cohortatio ad Graecos, Eusèbe et Cyrille d’ Alexandrie ont ainsi recouru aux vers apolliniens qui concernaient les peuples orientaux connus pour leur sagesse, parmi lesquels figurent bien souvent les Hébreux, au même titre que les Chaldéens ou les Egyptiens10.
Ensuite, certains chrétiens, tels Lactance, Didyme l’ aveugle et l’ auteur de la Théosophie vont utiliser les témoignages oraculaires pour soutenir l’ affirmation de divers aspects du dogme chrétien11. Ainsi Lactance cite et commente quatre oracles d’ Apollon qui lui permettent
8 Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 318-60. 9 Voir ibid., 361-431. 10 Voir ibid., 373-82. 11 Voir ibid., 383-418.
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de présenter Apollon en professeur de théologie chrétienne. Tout d’ abord, Lactance cite ce célèbre oracle provenant du sanctuaire de Claros et dont une copie a été retrouvée sur la muraille de la cité d’ Oinoanda en Lycie :
ατοφυς, δδακτος, μτωρ, στυφλικτος, ονομα μηδ λγ χωρομενος, ν πυρ ναων, τοτο θες μικρ δ θεο μερς γγελοι μες.
« Né de lui-même, à la science infuse, sans mère, inébranlable, dont le nom ne peut être investi par le langage, habitant du feu, tel est dieu, mais nous, les anges, ne sommes qu’ une partie de dieu »12.
La divinité en question ici ne saurait être, nous dit Lactance, Jupiter, lui qui a une mère et un nom. Lactance explique ainsi qu’ Apollon vient confirmer l’ affirmation chrétienne selon laquelle Dieu est unique et qu’ il est entouré d’ anges qui ne peuvent en aucun cas être honorés au même titre que Dieu13.
Un autre oracle apollinien cité par Lactance dans lequel Apollon décrit le Christ comme mortel selon la chair, est destiné à trancher les discussions liées à la double nature du Christ, sa double naissance et à son rôle dans la création, même si l’ interprétation de l’ apologiste se fait au détriment d’ une lecture un peu forcée et alambiquée du texte oraculaire14.
Le troisième oracle apollinien cité par Lactance est utilisé pour démontrer l’ immortalité de l’ âme15.
Enfin, Lactance cite encore un oracle dans son ouvrage Sur la colère de Dieu dans lequel Apollon professe :
ς δ θεν βασιλα κα ς γενετρα πρ πντων, ν τρομει κα γαα κα ορανς δ θλασσα ταρτρεο τε μυχο κα δαμονες ρργασιν.
12 Lactance, Institutions divines I, 7, 1. 13 Ibid. I, 7, 2-3. Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 386-87. 14 Lactance, Institutions divines IV, 13, 11. Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 387-9. 15 Lactance, Institutions divines VII, 13, 6. Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 389-91.
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« Devant le dieu roi, devant le créateur de toutes choses, celui que redoutent et la terre, et le ciel, et la mer, les profondeurs du tartare et les démons qui frissonnent »16
Pour l’ apologiste, la prophétie, rendue par l’ Apollon de Didymes interrogé au sujet de la religion des Juifs, montre que la majesté de l’ empire céleste ne peut exister sans la colère et la crainte de Dieu17.
Poursuivant dans cette voie, les auteurs chrétiens vont compiler de véritables anthologies d’ oracles païens, dont la plus ancienne est probablement celle utilisée par Didyme l’ aveugle dans son De Trinitate, vers la fin du IVe siècle. C’ est dans cette lignée qu’ il faut situer la collection d’ oracles réunis par l’ auteur anonyme de ce que nous appelons la Théosophie de Tübingen et qui était, pour rappel, le supplément d’ un traité en sept livres aujourd’ hui perdus Περ τς ρθς πστεως (Sur la foi droite) et dont il ne nous reste plus qu’ un résumé. Pour cette raison, il n’ est pas facile de comprendre les modalités selon lesquelles l’ auteur de la Théosophie a eu recours aux oracles d’ Apollon. Dans mon livre, j’ ai tout d’ abord tenté de mettre en évidence les critères selon lesquels l’ auteur a choisi d’ inclure les oracles apolliniens dans l’ appendice rédigé dans l’ intention de dévoiler l’ harmonie entre sagesse païenne et dogme chrétien18. La référence des oracles d’ Apollon produits dans les sanctuaires à une divinité suprême, qualifiée à maintes reprises d’ unique, de première, très haute, grande ou très grande, un dieu né de lui-même, qui tire sa clarté de lui-même, ensemencé de lui-même, est propre à la koinè théologique platonisante répandues aux premiers siècles de notre ère. Les chrétiens pouvaient facilement y appliquer une lecture christianisante et dès lors les utiliser pour montrer que la divinité païenne ne faisait qu’ annoncer la supériorité du Dieu chrétien. Pour ce faire, il faut noter que, lorsqu’ on peut les comparer, les différentes versions d’ un même oracle montrent que l’ auteur de la compilation chrétienne a eu recours à des variantes qui s’ accordaient le mieux possible avec ses orientations théologiques. L’ étude des phrases d’ introduction et des rares commentaires aux oracles, jusqu’ alors
16 Lactance, De ira Dei VII, 23, 12. 17 Ibid. VII, 23, 14. Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 391-2. 18 Ibid, 407-10.
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méconnues, se révèle aussi utile pour mettre en évidence la façon de travailler du compilateur chrétien19.
Finalement, les auteurs chrétiens en sont arrivés à utiliser les paroles d’ Apollon pour montrer aux païens que le dieu de la mantique avait lui-même annoncé dans ses oracles la défaite du paganisme et la victoire du christianisme. Si quelques témoignages oraculaires ont été utilisés dans ce but, les oracles authentiques ne satisfaisaient toutefois plus les auteurs chrétiens en quête de preuves externes de la prééminence de leur religion. Dans ce cadre, on a vu circuler dès la fin du IVe siècle, des oracles forgés en milieu chrétien dans lesquels Apollon et d’ autres divinités païennes annonçaient avec résignation la future victoire du christianisme. Peut-être influencés par la littérature apocalyptique juive, ces oracles, au même titre que les Oracles Sibyllins, constituent des prophéties ex euentu qui prédisent au futur l’ histoire passée20.
C’ est dans ce contexte qu’ a été produit l’ oracle reproduit au début de cet article, dans lequel Apollon annonce que son temple sera remplacé par la maison de la Vierge Marie, mère de Dieu, dont le culte avait été promu à la suite du Concile de Chalcédoine par les empereurs Léon et Zénon. Ce texte est cité pour la première fois dans la première moitié du Ve siècle par Théodote d’ Ancyre, dans son Homélie sur Sainte Marie mère de Dieu. Il y est précisé que cet oracle en prose aurait été rendu par Apollon aux Athéniens incapables de venir à bout d’ une épidémie21. Selon l’ évêque anti-nestorien, le texte était gravé à Athènes sur l’ autel du dieu inconnu22. Au VIe siècle, Jean Malalas, dans sa Chronique, raconte que le même oracle fut rendu à Jason et les Argonautes à Cyzique alors qu’ ils étaient attaqués par le roi éponyme Kyzikos. Selon Malalas, ils inscrivirent le texte sur une
19 Voir ibid., 410-8. 20 Voir Busine, Paroles d’ Apollon, 418-30. 21 Théodote d’ Ancyre, Oratio in Sanctam Mariam Dei Genitricem, PO 19.3, n° 93, 333-4. 22 Plus tard, dans une œuvre mal datée et attribuée à tort à Athanase d’ Alexandrie, la même prophétie d’ Apollon à propos de la destinée de son temple est aussi associée à l’ autel du dieu athénien : [Athanase], Interprétation du temple d’ Athènes PG 28, 1428c-1429a.
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plaque de marbre et la placèrent au-dessus de la porte du temple. La prophétie du dieu s’ accomplit bien des années plus tard, nous dit le chroniqueur byzantin, lorsque le temple fut converti en église consacrée à la Theotokos par l’ empereur Zénon23. Dans la Théosophie, le même texte est dit avoir été trouvé non seulement à Cyzique sous le règne de l’ empereur Léon, mais aussi à Athènes, près de la porte du Parthénon24.
Ces témoignages expliquent dans le détail comment cette inscription portant les vers apolliniens avait été miraculeusement découverte sur le lieu, que ce soit à Athènes ou à Cyzique, où l’ on construirait une église dédiée à Marie mère de Dieu, la Theotokos.
Les découvertes archéologiques ont permis de mieux comprendre le contexte de production, mais aussi d’ instrumentalisation de cet oracle apollinien. En effet, une version du texte a été retrouvée gravée sur une pierre à proximité d’ une église paléochrétienne sur l’ île d’ Ikaria25, confirmant ainsi l’ authenticité des prophéties faussement imputées à Apollon. Reste à espérer que les fouilles archéologiques mettront à jour de nouveaux témoins de cette mise en scène de la découverte miraculeuse d’ inscriptions oraculaires destinée à légitimer la conversion d’ un temple païen en église chrétienne.
En conclusion, l’ attitude ambiguë des auteurs chrétiens dans leur traitement des oracles apolliniens peut s’ expliquer par la double connotation de la figure d’ Apollon. D’ un côté, le dieu restait lié, aux yeux des chrétiens, au culte qu’ on lui rendait, et donc à la valeur politique, et même polémique, rattachée à la pratique civique de la religion païenne ; de l’ autre, l’ apparition des oracles théologiques païens, dont certains avaient été émis par les institutions oraculaires, a poussé les auteurs chrétiens à adopter une attitude nouvelle vis- à-vis des paroles d’ Apollon. Issues d’ une conception du paganisme hénothéiste et de plus en plus épurée, les révélations apolliniennes à
23 Jean Malalas, Chronographia IV, 8 (ed. Thurn). Sur la découverte d’ inscriptions et la légitimation de nouveaux lieux de culte, voir A. Busine, « The discovery of inscriptions and the legitimation of new cults », dans B. Dignas, R. Smith (éd.), Historical and Religious Memory in the Ancient World (Oxford 2012), 241-56. 24 Théosophie § 53 (Erbse) = I 54 (Beatrice). 25 IG XII 6. 2, 1265.
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la disposition des polémistes ne permettaient plus à ces derniers de fustiger les atrocités du paganisme. Au contraire, les vers apolliniens, qui se référaient à une divinité suprême, mais également à une cosmologie hiérarchisée et à des mystères symboliques, pouvaient facilement être soumis à une lecture christianisante. Destinées à préparer les nations polythéistes à l’ avènement de la nouvelle religion, les paroles d’ Apollon pouvaient dès lors servir de propédeutique à la foi chrétienne.
L’ exégèse chrétienne d’ oracles païens a bien vite été relayée par la fabrication, en milieu chrétien, de prophéties placées sous l’ autorité du dieu de la mantique grecque. Grâce à la mise en scène d’ un Apollon plaintif, déplorant l’ extinction de son culte, ces prophéties pseudépigraphiques visaient à légitimer la politique d’ abandon et de destruction des temples païens menée par les autorités chrétiennes. Commentés au même titre que les authentiques oracles apolliniens, ces textes rédigés par des faussaires chrétiens trouvaient également une place dans les débats christologiques qui divisaient les différentes communautés chrétiennes et leur permettait, par un recours constant à l’ autorité du dieu grec de la mantique, de légitimer les choix théologiques des empereurs byzantins.
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