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l'institut Lucien ONCKELET f Essais SUT la démocratisation de l'éducation Définition de la démocratisation de l'éducation Esquisse d'une pédagogie « démocratique » UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES fait du n" 3/1966

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l'institut

Lucien ONCKELET f Essais S U T la démocratisation de l'éducation

Définition de la démocratisation de l'éducation

Esquisse d'une pédagogie « démocratique »

UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

fait du n" 3/1966

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iation

I

Définition de la démocratisation de l'éducation Esquisse d'une pédagogie « démocratique »

Lucien ONCKELET Assistant à l'Université Libre de Bruxelles.

Nous nous proposons, dans ce premier article, de définir la « démo­cratisation de l'éducation » et d'esquisser une pédagogie susceptible de la réaliser. Des développements ultérieurs nous permettront d'expli­citer certaines parties de ce propos.

L'affrontement des doctrines libérale et marxiste de l'Etat répond d'une confusion dans la définition du concept démocratie. En effet, les deux idéologies s'opposent dès lors qu'elles accordent la prévalence à l'une des deux valeurs démocratiques fondamentales et en dépit d'une évolution qui, dans les pays hautement industrialisés, s'effectue dans le sens d'une socialisation ou d'une libéralisation progressive.

Quoique les deux régimes politiques aient des conceptions diffé­rentes sur les moyens à utiliser pour promouvoir la liberté et l'égalité, et sur l'importance relative à leur conférer, un accord de principe sur une même fin éthique les autorise tous deux à se revendiquer théori­quement de la démocratie.

Toutefois, les valeurs prestigieuses de liberté et d'égalité ne pos­sèdent pas un sens assez précis pour servir de fondement à une définition rigoureuse de la démocratie. Elles aboutissent d'ailleurs à leur propre négation dans leur application.

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604 Essais sur la démocratisation de l'éducatioii

L'égalité est menacée par l'absolutisme, car plus une société devient égalitaire, plus elle tend à confier son destin à un seul homme. En conséquence, seule une hiérarchisation des fonctions est susceptible d'éviter le césarisme.

La liberté est étroitement liée à la doctrine pluraliste qui suppose une société formée de classes ouvertes et avide de changements. Mais l'ordre démocratique nécessaire à une telle société est tributaire d'un équilibre socio-économique qui exige une extension de l'intervention de l'Etat.

Dès lors, l'égalité se nie dans le césarisme ou la hiérarchisation des fonctions, la liberté dans les pouvoirs accrus de l'Etat.

Dans un but pragmatique, on peut toutefois concevoir un système de gouvernement aux pouvoirs renforcés, mais contrôlés démocrati­quement, pour assurer l'ordre social par des réformes successives. C'est ce système que Karl Mannheim dénomme la « planification pour la liberté » et dont le succès est lié à l'expansion économique et à la mobilité sociale ̂ .

Cette dernière est intéressante pour notre propos car elle inclut implicitement les deux valeurs démocratiques fondamentales. Elle suppose en effet que tout homme est libre d'accéder au niveau social autorisé par ses capacités et bénéficie d'un état d'égalité au regard d'autrui puisque tout obstacle inhérent à la condition de la naissance doit être supprimé de nécessité. Nous la considérerons comme le critère objectif de la démocratie.

Au cours de la première moitié de ce siècle, la mobilité sociale s'est manifestée d'abord et surtout au bénéfice d'un groupe : elle a assuré une promotion socio-économique à une classe déterminée -. Cette pro­gression fut réalisée grâce à l'évolution technique et économique et facilitée par l'action des partis réformistes.

Dans cette optique, la mobihté sociale se situe au point de conver­gence de conditions économiques et d'idéologies politiques. On peut dès lors admettre la licéité des trois idées suivantes.

En premier lieu, si les idéologies naissent dans l'esprit de penseurs géniaux, elles ne s'actualisent que dans la mesure où les conditions économiques favorables sont obtenues par évolution ou mutation ; réciproquement, si les partis réformistes veulent que leur message passe du domaine des idées au domaine des faits, ils sont incités à agir

1 MANNHEIM, K. : Diagnosis of our fime, London, Routledge and Kegan Paul, 1943 .

2 DE COSTER, S. et VAN DER ELST, G. ; « Mobilité sociale et enseignement », Bruxelles, Cahiers de l'Institut de Sociologie, 1954.

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Essais sur la démocratisation de l'êducatioii 605

directement ou indirectement sur les structures économiques afin de créer les conditions nécessaires à la réalisation de leur idéal.

En deuxième lieu, l'enseignement prend une part importante dans le processus de mobilité : les responsables de l'économie nationale sont contraints, pour assurer l'expansion de la production, d'ouvrir les institutions scolaires indispensables à la formation des cadres et de la main-d'œuvre qualifiée ; les partis politiques réformistes doivent, par souci idéologique et dans un but pragmatique, revendiquer l'éducation des classes inférieures ^ puisqu'ils désirent que l'individu acquière toute sa valeur humaine et que les déshérités transforment la hiérarchie sociale établie ; les générations successives sont amenées à utiliser les institutions scolaires existantes pour améliorer leur niveau socio­culturel.

En troisième lieu, la mobilité sociale se développe dans un intervalle de temps qui n'excède pas une génération et se transforme en un processus individuel à une triple condition : les idéologies réformistes sont acceptées par la majorité des citoyens ; l'expansion économique atteint un rythme tel que l'offre d'emplois nouveaux ne peut être satisfaite ; les institutions scolaires nécessaires sont créées.

Les trois conditions étant réalisées, on peut concevoir la « démo­cratisation de l'enseignement » comme le moyen le plus sûr pour promouvoir la mobilité sociale individuelle.

Cette définition initiale et les considérations qui lui servent de préambule suggèrent quelques réflexions.

La « démocratisation de l'enseignement » possède une finalité économico-scientifique, car elle est un moyen qui permet de préparer la société aux exigences du progrès.

Cette idée se justifie parce que la science et ses applications ont plus évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu'elles ne l'ont fait au cours des quelques millénaires de l'histoire. Nul ne peut préjuger si la courbe du progrès scientifique s'infléchira progressive­ment pour atteindre un point de stagnation, ni à quel moment le rythme d'évolution pourrait ralentir éventuellement.

II reste que l'humanité est engagée dans la recherche et la décou­verte du Vrai. On conçoit que, dans cette perspective, les pays haute-

2 Nous appelons « inférieures » les classes sociales auxquelles, selon Eugène Dupréel, on reconnaît une force sociale faible et qui sont présumées les moins capables de résister à l'influence des autres et d'influencer autrui. Maïs il est évident que l'on peut différer d'avis quant à la supériorité ou à l'infériorité puisque ces idées sont « liées à celles d'égalité et d'inégalité auxquelles elles superposent une idée de valeur » (cf. DUPRéEL, E. : Sociologie générale, Paris, P.U.F., 1948, p. 120).

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ment industrialisés désirent former de nombreux savants et chercheurs par le truchement des institutions scolaires.

Une deuxième justification se trouve dans la primauté que la civilisation contemporaine accorde aux satisfactions matérielles. La quête d'un niveau de vie élevé ne pose guère de problèmes aux pays riches en matières premières et en virtualités agricoles ; au contraire, les nations moins favorisées par la nature ou confinées sur des territoires exigus sont confrontées avec des difficultés qu'elles doivent vaincre par la découverte et l'exploitation de nouvelles matières premières Elles sont donc contraintes d'affecter une partie de leur revenu national à la recherche. Dans cette optique, les démocraties d'Europe occidentale sont, plus que les entités économiques américaine et sovié­tique, obligées de s'engager dans la voie de la « démocratisation de l'enseignement ».

Une troisième justification réside dans les lois qui régissent l'éco­nomie en général. La prospérité d'un peuple est en relation avec le degré de division du travail, la répartition des travailleurs dans les trois secteurs de l'économie et la souplesse avec laquelle s'opèrent les migrations d'un secteur à l'autre ^

Une quatrième justification a trait aux relations entre l'essor économique et la rivalité politique internationale. En effet, à une époque où les grandes puissances hésitent à en appeler au jugement des armes pour résoudre leurs antagonismes, la lutte est transposée sur le plan de la compétition économique et scientifique : la « coexis­tence pacifique » des Etats-Unis d'Amérique et de l'Union Soviétique témoigne de l'orientation nouvelle des rapports compétitifs entre ces deux nations qui désirent étalonner la valeur de leur idéologie sur l'élévation du niveau de vie et les progrès scientifiques.

La « démocratisation de l'enseignement » vise une fin politique, car elle est un moyen de propagation d'une doctrine et de réformation de la société.

Plusieurs exemples permettent d'illustrer cette idée. Les marxistes-léninistes ont résolu l'opposition entre l'Etat et la

« communauté nationale » ^ en faveur d'une centralisation complète

•* SAUVY, A. : Théorie générale de la population, Paris, P.U.F., 1952, T. I, p. 3 0 0 .

5 FiSHER, A. : The clash o[ progcess and society, South Australia, W.E.A. Press, 1946.

^ Nous considérons la « communauté niationale » comme une communauté interne fondée sur le consentement des individus et des groupes, et qui crée la « culture nationale ». L'« Etat » doit être compris comme une conununauté externe fondée sur la loi et qui assure la cohésion des individus formant la nation.

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Essais sur la démocratisation de l'éducation 607

du système d'enseignement. Ils désirent créer une société sans classes ; dès lors, ils ont institué une « école unique » ouverte à tous les enfants normaux qui sont considérés aptes à être éduqués dans toutes les directions. Un néo-lamarckisme, qui s'exprime dans les théories de Mitchourine et de Lissenko, sert d'assise théorique à cette organisation.

En outre, les marxistes-léninistes confèrent au travail une signifi­cation éthique. Cette conception idéologique oriente la pédagogie soviétique et se concrétise dans le caractère polytechnique de r« école de onze ans » et dans une liaison obligatoire entre le travail intellectuel et le travail manuel.

Aux Etats-Unis, l'opposition entre l'Etat et la « communauté nationale » est quasi inexistante ; ce sont dès lors les autorités académiques locales qui dirigent et administrent les écoles auxquelles elles ont donné un caractère « démocratique » afin d'« américaniser » les populations hétérogènes. La création des « comprehensive schools » doit être comprise dans le sens d'un brassage des races et des classes sociales.

Dans les démocraties d'Europe occidentale, l'opposition entre l'Etat et la « communauté nationale » s'est résolue, conformément à l'évolu­tion historique, dans le pluralisme scolaire.

Dans les démocraties protestantes, la multiplicité des confessions a engendré une attitude tolérante qui sauvegarde la paix scolaire et autorise un pluralisme réel. Au contraire, dans les pays catholiques, le pluralisme se réduit à un dualisme de pouvoirs monolithiques par essence : l'Etat et l'Eglise. En France et en Belgique, la guerre scolaire s'allume dès qu'un des deux pouvoirs tente de monopoliser l'en­seignement.

C'est dans un but politique implicite que certaines démocraties d'Occident s'efforcent actuellement, sous la pression des partis réfor­mistes, de résoudre les problèmes de la socialisation et de l'égalité devant l'enseignement par le brassage des élèves au delà de l'école élémentaire. La solution marxiste-léniniste de r« école unique » ne peut être retenue puisque subsiste un duahsme ou un pluralisme des pouvoirs organisateurs et des types d'enseignement. On s'oriente dès lors vers des solutions plus souples comme l'instauration d'un « tronc commun » et la création d'« écoles multilatérales ».

La « démocratisation de l'enseignement » permet d'atteindre une finalité philosophique si on la conçoit comme un moyen de propagation d'une valeur.

Dès lors apparaît la solidarité du politique et du philosophique : ainsi dans l'affrontement des idéologies centrées sur le primat de l'individu et des doctrines axées sur la prépondérance du groupe. Ces

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conceptions, qui ont fait progresser la condition humaine à des époques déterminées, s'appuient sur l'une ou l'autre des deux valeurs démocra­tiques fondamentales.

En fait, la liberté et l'égalité sont la thèse et l'antithèse dont la confrontation devrait donner naissance à une synthèse génératrice d'un nouveau progrès. C'est dans cette optique qu'il faut envisager les rapports de la « démocratisation de l'enseignement » et de sa finalité philosophique.

Les valeurs ne possèdent ni caractère d'universalité ni caractère de nécessité logique. Découvertes et élaborées par l'esprit humain, elles sont subjectives et précaires Elles s'imposent toutefois à la majorité des consciences et sont utilisées pour défendre ou conquérir des situations ou des avantages sociaux. Dans cette lutte, ceux qui se défendent et ceux qui revendiquent affirment et exaltent ou nient et déprécient certaines valeurs * ; ils répondent ainsi de leur ambiguïté et de leur relativité, ce qui justifie une conception sociologique de la « vérité » morale^.

Une telle conception, qui considère la valeur comme une condition nécessaire de la vie grégaire, doit autoriser la pluralité des hiérarchies éthiques puisqu'une pluralité de groupes coexistent au sein des com­munautés. Il reste que les groupes s'affrontent et que leur lutte doit être tempérée par un principe susceptible d'accéder à l'universalité : le respect inconditionnel de la personne humaine.

Ce principe correspond à l'idéal laïque et, à l'époque actuelle, ressortit au domaine de l'enseignement.

Dans sa forme pure, la laïcité de l'enseignement correspond à la neutralité confessionnelle et politique : est neutre l'école qui refuse l'option entre les opinions et les croyances légitimement diverses et s'interdit de défendre toute doctrine d'Etat. Mais au cours des vicissi­tudes de l'histoire contemporaine, cette forme pure fut en butte aux attaques du cléricalisme, forme déviée de l'esprit religieux, et se mua en un laïcisme antireligieux. Une lutte se développa entre la laïcité et l'Eglise et aboutit à la victoire temporaire de l'une ou de l'autre doctrine selon les soubresauts de la politique.

Afin de rétablir la paix intérieure des nations, en France et en Belgique surtout, il s'avéra nécessaire de trouver un modus vivendi. Celui-ci se situe dans la « laïcité de la réconciliation » à laquelle

^ PERELMAN, Ch. : De la justice, Bruxelles, Office de Publicité, 1945, p. 73. 8 DuPRÉEL, E. : Sociologie générale, Paris, P.U.F., 1948, pp. 309 et ss. ^ BAYET, A. : Laïcité xx' siècle, Paris, Hachette, 1958, pp. 77 et ss.

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Essais SUT la démocratisation de réducation 609

correspond une attitude nouvelle de l'autorité religieuse qui tente d'édifier des liens de respect mutuel.

La « laïcité de la réconciliation » procède d'une vision confiante de l'être et du destin humains. En effet, considéré à travers des concep­tions éthiques, politiques ou religieuses immuables, contraint par des impératifs et subjugué par des idéologies absolues, l'homme n'est qu'un moyen pour réaliser une fin ; jugé maître et responsable de son destin, il se développe librement dans les limites tracées par les contin­gences sociales : de moyen, il se transforme en fin.

Le principe du respect inconditionnel de la personne humaine implique la liberté de conscience qui se traduit, sur le plan scolaire, par le refus de tout prosélytisme antireligieux ou de tout monopole confessionnel de « la » vérité morale.

La tolérance découle logiquement de la liberté de conscience. Il importe de l'envisager non comme une attitude négative de l'esprit qui voit dans la diversité un mal à combattre, mais comme une pro­pension à souhaiter le progrès spirituel par la pluralité des opinions.

Alors que, dans son désir de n'être pas mêlée aux controverses philosophiques sur le vrai et le faux, la laïcité du xix' siècle a été séduite par l'absolutisme positiviste de l'époque, la « laïcité de la réconciliation » admet qu'il n'est pas de vérité immuable, même scien­tifique. L'essor fulgurant des sciences depuis le début du xx^ siècle a révélé à l'esprit laïque « les » vérités à propager sans nulle crainte de blesser les opinions ou les croyances : les sciences sont engagées dans une progression ; leurs théories procèdent d'une doctrine rela-tiviste.

De cette manière, la « laïcité de la réconciliation » se rallie à une conception de la vérité qui concilie la diversité des opinions et l'unité des esprits par le prestige de la science. Elle y trouve une assise rationnelle inébranlable : le libre examen.

Fondée sur le principe éthique du respect inconditionnel de la personne humaine et ses deux corollaires : la liberté de pensée et la tolérance, dotée d'une méthode rationnelle de connaissance : le libre examen, la « laïcité de la réconciliation » confère à l'enseignement une qualité néo-humaniste. Ce qui nous autorise à parler derechef de « démocratisation de l'éducation » : enseigner n'a qu'un sens restrictif alors que l'adhésion à une philosophie du respect de la personne humaine impose la culture de l'être dans son intégralité.

L'analyse des finalités de la « démocratisation de l'éducation » met plusieurs constatations en évidence.

Les finalités économique, politique et philosophique sont complé­mentaires.

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En effet, l'expansion économique se conçoit seulement dans un régime politique ouvert au progrès et créateur de perspectives d'avenir conformes à ses aspirations. Elle se manifeste dans un climat philo­sophique favorable à la satisfaction des besoins matériels et à l'expli­cation scientifique de l'univers. Elle dépend d'une éducation qui ne néglige aucun aspect de la personnalité et vise simultanément à la formation générale et professionnelle : la première permet les migra­tions dues à l'évolution des modes de production ; la seconde est requise par la spécialisation des tâches.

La réalisation de la finalité politique est possible si l'infrastructure économique crée des conditions propices. Elle suppose l'éclosion de valeurs nouvelles ou l'interprétation des valeurs existantes et dépend, de ce fait, d'une conception de l'homme.

La finalité philosophique est tributaire d'une action politique qui propage les idéaux et d'un contexte économique favorable à leur actualisation.

Les trois finalités sont susceptibles de hiérarchisation. En effet, selon la conjoncture du moment, les nations accordent la

primauté à l'une ou à l'autre fin. Ainsi, l'Union soviétique s'attache surtout actuellement à l'aspect économique : la création de l'école obligatoire de caractère polytechnique est un exemple parmi d'autres qui étaye cette assertion. Au contraire, les Etats-Unis d'Amérique, grâce à l'essor prodigieux de leur production des biens de consomma­tion, s'autorisent à insister sur le caractère humaniste de l'éducation : l'attrait nouveau de la jeunesse américaine pour les disciplines cultu­relles témoigne de cette orientation. Quant aux démocraties d'Occident, elles n'ont jamais mis en doute la primauté de l'humain. A preuve, leur désir de conférer à toute forme d'enseignement un caractère humaniste : à côté des humanités classiques, on parle d'humanités modernes, techniques et esthétiques même.

Mais en dépit de la prééminence de l'une sur les deux autres, les trois finalités sont partout recherchées de front parce que complé­mentaires.

Les finalités économique, politique et philosophique sont situées dans une perspective historique.

Les structures économiques et politiques actuelles résultent d'une évolution dans le temps. De la même manière, la doctrine néo­humaniste est l'aboutissement d'une succession de « représentations collectives » qui, à un moment déterminé de l'histoire, servirent de fondement aux rapports humains, les définirent et justifièrent leur orientation.

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Essais sur la démocratisation de l'éducation 611

Appuyées sur le passé, les trois finalités convergent, dans le présent, vers la réalisation de la « démocratisation de l'éducation ». Mais entraînées dans le devenir historique, elles sont susceptibles de modifications profondes dont les conséquences ne peuvent être pré­jugées. Dès lors, si la période actuelle se caractérise par une concor­dance favorable au processus de démocratisation, il est possible que des conditions nouvelles responsables d'une discordance naissent dans un avenir indéterminé.

Toute vision de l'avenir se fonde sur le « probable » et ne peut donc être acceptée qu'avec réticence. Toutefois, la doctrine néo­humaniste comprise dans la finalité philosophique donne à la « démo­cratisation de l'éducation » l'assise indispensable à son essor ultérieur. Pour ce, nous lui accordons la primauté. Nous lui incluons, en outre, la finalité politique parce que celle-ci est propagatrice de valeurs, mais pour autant qu'elle ne se mue pas en conflits partisans et ne transpose pas la lutte des classes du plan général de la compétition sociale au plan pédagogique.

La définition proposée initialement se transforme et se complète dès lors : la « démocratisation de l'éducation » est le moyen le plus sûr pour promouvoir la mobilité sociale individuelle grâce à la conver­gence actuelle de sa finalité essentielle néo-humaniste et de sa finalité adjuvante économique.

Des facteurs interdépendants d'ordre biologique, sociologique, psy­chologique, démographique et géographique entravent, dans une certaine mesure, le processus de démocratisation.

Les controverses entre ceux qui affirment la prépondérance des facteurs biologiques et ceux qui mettent en relief les facteurs écologiques dans l'évolution psychologique des individus sont illicites. En effet, le seul sens du rapport « hérédité-milieu » réside dans une perspective d'action réciproque

Cette perspective trouve sa justification principale dans la forma­tion de la personnalité qui résulte de l'intégration par l'esprit de ce qui est transmis par l'hérédité et de ce qui est fourni par le miheu social. Elle apparaît, en outre, dans la genèse de l'intelligence.

Certes l'intelligence est héréditaire dans une large mesure ; les conclusions des études comparatives sur les jumeaux homozygotes et hétérozygotes par le calcul de la corrélation entre les résultats aux tests, la distribution normale des aptitudes chez les enfants élevés en institution et la tendance à la « régression de l'intelligence de la progéniture par rapport à la moyenne du niveau intellectuel des

1" ZAZZO, R. : Les jumeaux, le couple et la personne, Paris, P.U.F., 1960, p. 52.

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parents » en témoignent Toutefois, de nombreux travaux ont mis l'accent sur l'importance des facteurs sociaux dans son évolution

Sans doute, la plupart de ces études ignorent, dans leurs démarches, les corrélations entre les niveaux mental, culturel, socio-économique et professionnel des parents. Il reste que, une fois établie la hiérarchie des parents d'intelligences inégales, les structures socio-économiques et les contextes culturels qui résultent de ces inégalités deviennent eux-mêmes des sources de variation de l'intelligence des enfants. Cette affirmation est licite si l'on distingue les aptitudes des capacités : les premières sont à considérer comme des dispositions innées non sujettes à l'influence des facteurs externes, les secondes comme des possibilités de réussite dans une tâche déterminée et dépendantes de l'action combinée des aptitudes et du milieu.

Sous cet angle, on peut admettre que le rapport « hérédité-milieu » est une vérité de moyenne valable dans la marge des petites différences existant entre les familles d'un même pays, variable d'une fonction psychologique à l'autre et, pour ce qui concerne l'intelligence, selon la place occupée dans une courbe de distribution En outre, ce rapport fluctue dans le temps chez un même individu, car l'influence du milieu est surtout importante pendant la phase de croissance cérébrale.

Dès lors, on conçoit aisément que le contexte culturel trouvé par l'enfant dans la famille est le facteur social prédominant jusqu'au moment où les horizons s'élargissent.

Quoique l'action scolaire diminue les retards dus à une carence éducative familiale, les différences selon le niveau culturel et socio-économique sont plus sensibles dans les résultats pédagogiques que dans les résultats aux tests d'intelligence. A aptitudes égales, les enfants des familles à statut socio-économique inférieur sont défavo­risés dans l'orientation et la poursuite des études. La sélection qui joue plus sévèrement pour eux explique, sans doute, les bons résultats scolaires de ceux qui résistent et s'acharnent ; le chmat régnant dans certaines familles déshéritées n'en est pas moins responsable d'une perte de vzileurs intellectuelles.

EYSENCK, H.I. : Us et abus de la psychologie. Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1956, pp. 60 et ss.

12 EBERHARD, J.C. : Les facteurs sociaux de la carrière scolaire, Berne, Publi­c a t i o n s de l'Union syndicale suisse, 1 9 5 6 .

13 ZAZZO, R. : Les jumeaux, le couple et la personne, Paris, P.U.F., 1960, pp. 46 et ss.

1* GRAFFAR-FUSS, A. : « Recherches médico-sociales sur un groupe d'adoles­cents », Archives belges de médecine sociale, Bruxelles, n"" 9 et 10, nov.-déc. 1 9 4 7 , p p . 4 4 3 - 5 5 3 .

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Essais sur la démocratisation de l'éducation 613

L'influence du groupe familial sur les résultats scolaires se com­prend d'autant mieux si on l'envisage dans ses conséquences psycho­logiques profondes.

Le conflit, au niveau du champ psychologique des parents, entre les besoins engendrés par les sollicitations culturelles ou matérielles et les structures sociales est une cause de frustrations. Celles-ci expli­quent, dans les couches inférieures de la population, la naissance d'une conscience de classe, d'idées et de réactions particulières. A l'intérieur de ce contexte affectif se développent des sentiments souvent contra­dictoires et en rapport avec les études des enfants : désir inconscient de satisfaire un besoin de considération inassouvi, crainte de voir l'enfant se détacher du milieu familial, jalousie peu louable envers le jeune étudiant, etc.

Cet ensemble psychologique associé au développement d'intérêts culturels différents de ceux des classes sociales supérieures influe, sans conteste, sur le champ psychologique de la progéniture. Ce qui explique l'apparition de troubles du caractère et de l'inadaptation scolaire à l'adolescence : la timidité, le repli sur soi-même et le senti­ment d'infériorité naissent de frustrations dues à la précarité de la condition et forment le fonds d'affectivité sur lequel se développent des réactions agressives à l'égard des milieux éducatifs ou qui répond des chutes de la volonté d'arriver

C'est à cette époque de la vie que la qualité des niveaux d'aspira­tion et d'expectation dépend le plus intensément des configurations sociales, familiales et caractérielles. Or les variations de la distance entre les deux niveaux jouent, indépendamment de l'intelligence, un rôle important dans l'histoire des carrières humaines

Si les différences d'ordre intellectuel et Hnguistique s'atténuent ou disparaissent sous l'action persistante de l'école, les répercussions affectives dues au cHmat familial et à l'origine sociale subsistent. Elles s'aggravent même parfois, car la conception de buts élevés et des moyens pour les réaliser suppose une maturité relative et dépend des exemples fournis et des performances accomplies par ceux à qui l'on a l'oceasion de se comparer.

Ces constatations ne doivent cependant pas mener à généralisation abusive. Il est vrai que la famille oriente l'esprit de la progéniture ;

15 DE COSTER, S. : « Enquête sociale et troubles du caractère chez l'adolescent », Le Service social, Bruxelles, n" 1, janv.-fév. 1948, pp. 1-7.

1" RoBAYE, F. : « Quelques réflexions sur le problème des aspirations en rapport avec Je comportement scolaire et professionnel », Conférence faite à Bruxelles sous les auspices de l'A.P.P.Br., 3 mai 1963.

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614 Essais sur la démocratisation de l'éducation

toutefois, un choix individuel s'opère chez l'adolescent, car les croyan­ces et les attitudes prolifèrent en chaque être dans la mesure où elles répondent le mieux à ses besoins et servent ses fins. De la même manière, l'appartenance à une classe sociale inférieure ne constitue pas, dans tous les cas, un handicap pour l'évolution du caractère. Les exemples sont nombreux d'individus qui, contraints par les obstacles, ont mobilisé leurs énergies pour réaliser leurs aspirations. Cette théorie serait simpliste qui voudrait, sous le prétexte d'égalité et de bonheur, offrir un état d'équilibre à tous les hommes alors que les êtres de qualité recherchent souvent les situations productrices de tensions.

Pour ce qui concerne la relation entre les facteurs démographiques et la « démocratisation de l'éducation », il est nécessaire de tenir compte de la conjoncture économique et de trouver un point d'équi­libre entre les trois éléments.

La limitation volontaire des naissances a, certes, favorisé le proces­sus de démocratisation à la fin du xix'' siècle et au début du xx' siècle. Toutefois, le malthusianisme démographique a finalement freiné l'essor des nations qui l'ont pratiqué. On constate d'ailleurs actuellement que les tendances démographiques et économiques ont une orientation parallèle dans les pays hautement industrialisés et qu'une période d'expansion de l'économie correspond à toute pression démographique optimum

La « démocratisation de l'éducation » étant, d'un point de vue budgétaire, dépendante de l'essor économique, il faut souhaiter que la population scolarisable s'accroisse de 1 à 1,5 % par an. Cette expan­sion démographique est d'autant plus souhaitable qu'elle est un facteur de mobilité sociale : elle suppose, dans le présent, un état de tension générateur de progrès et, dans un avenir relativement proche, la création d'emplois nouveaux.

Les pays qui dépassent ce pourcentage se heurtent à des obstacles budgétaires ou d'organisation dans le domaine de l'enseignement. Ainsi aux Etats-Unis, en Union soviétique, en France et aux Pays-Bas.

Les nations où le pourcentage d'accroissement est inférieur ne connaissent que les difficultés inhérentes à l'élévation actuelle du niveau général des études ; peut-être même faudrait-il qu'elles favo­risent quelque peu la natalité pour assurer leur expansion économique. La République fédérale d'Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la Belgique sont dans ce cas.

17 SAUVY, A. : Théorie générale de la population. Paris, P.U.F., 1952, (I) et 1 9 5 4 (II), T . II, pp. 2 3 et ss.

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Essais sur la démocratisation de l'éducation 615

D'une manière générale, la situation des pays hautement industria­lisés est favorable à une extension de la scolarisation et des problèmes insolubles ne devraient théoriquement pas surgir au cours de cette décennie

Quant à la mise en relief des facteurs géographiques, elle est rendue malaisée par l'existence d'une triple corrélation entre le niveau socio-économique, le niveau intellectuel et la zone d'habitat de la population.

Il est vraisemblable qu'une influence spécifique des facteurs géo­graphiques s'exerce sur le développement intellectuel ; elle a son origine dans la fréquence et la qualité des stimulations. Mais il semble que les différences selon les zones d'habitat dépendent principalement d'une migration sélective et des possibilités d'accès à l'éducation scolaire

La migration sélective résulte de l'attrait exercé par la grande cité sur les individus les plus aptes et nés dans sa proximité, et par les quartiers résidentiels sur les citadins aisés. Elle explique autant la correspondance du niveau intellectuel des citadins et des ruraux des districts éloignés de la ville que les différences d'intelligence existant entre les habitants des divers quartiers urbains, entre les citadins et les ruraux des contrées proches de la grande agglomération, entre les personnes domiciliées dans les centres industriels et celles qui résident dans les régions rurales et semi-rurales contiguës.

La migration sélective est renforcée par les possibilités d'accès à l'éducation scolaire, qui dépendent des conditions géographiques. On constate que, d'une manière générale, les régions agricoles et rurales ont des coefficients de scolarisation inférieurs à la moyenne ; cette disparité est vraisemblablement due davantage à la dispersion de la population qu'au genre d'activités, encore qu'une faible densité de peuplement soit habituellement associée à un niveau de vie peu élevé. Les régions qui détiennent une grande ville avec une banlieue impor­tante sont fortement scolarisées. La grande agglomération urbaine est particulièrement favorable au déroulement de la carrière scolaire : d'une part, elle possède un réseau d'enseignement dense et diversifié et, d'autre part, les préoccupations relatives à l'éducation s'y affirment,

^ SvENNiLSON, I. : « Les objectifs de l'éducation en' Europe pour 1970 », in Politique de croissance économique et d'investissement dans l'enseignement. Confé­rence de Washington, 16-20 octobre 1961 (II), Paris, O.C.D.E., 1961.

19 DuFF, J. et THOMSON, G.H. : « The social and geographical distribution of intelligence », Norlhumberland, British Journal of Psychology (14), 1924.

2" FERREZ, J. : « Inégalités régionales et possibilités d'accès à l'éducation », in Aptitudes intellectuelles et éducation, Halsey, A.D., éd., Paris, O.C.D.E., 1961.

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surtout dans les zones d'habitat des niveaux socio-économiques supé­rieurs et moyens.

Le moment est venu de donner, en nous fondant sur les dévelop­pements précédents, une formulation complète à la « démocratisation de l'éducation » : c'est le moyen le plus sûr pour promouvoir la mobilité sociale individuelle grâce à la convergence actuelle de sa finalité essentielle néo-humaniste et de sa finalité adjuvante écono­mique. Pour réaliser ses fins, elle développe une pédagogie susceptible de neutraliser l'influence défavorable des facteurs biologiques, socio­logiques et psychologiques et s'attache à créer, dans toutes les régions, les structures scolaires nécessaires au développement maximal des aptitudes. Quoique ces questions ne soient pas de son ressort, elle s'intéresse à toute entreprise visant à résoudre les problèmes démo­graphiques.

Dans la perspective de sa double finalité néo-humaniste et éco­nomique, la « démocratisation de l'éducation » peut être comprise de trois manières complémentaires.

En premier lieu, il importe de l'envisager comme un droit à la culture. Ce qui engage davantage la responsabilité de la nation que le simple fait d'assurer à chacun l'instruction : c'est préparer l'adaptation à la vie par la formation des sentiments moraux, l'exercice de toutes formes d'aptitudes et l'équilibre du potentiel physiologique.

Avant tout, il faut donner aux êtres à éduquer une formation morale qui tienne compte de la pluralité et de la relativité des valeurs. Cette conception suppose que les élèves aient l'opportunité de pra­tiquer, au cours de la vie scolaire, les principaux systèmes éthiques et d'en confronter les hiérarchies. Elle est conforme à l'évolution psycho­logique puisque l'enfance et l'adolescence se subdivisent en une succession de phases, chacune d'elles caractérisée par la primauté d'un idéal moral : à partir des valeurs surgies de l'instinct, s'opère une progression vers celles de caractère rationnel ; l'aboutissement souhaité est le respect de l'homme par la pratique de la tolérance.

Cette éducation morale serait vaine si elle ne s'intéressait pas à la formation du caractère. La volonté, la maîtrise de soi et la capacité de se sacrifier pour des buts élevés doivent être cultivées avec soin et persévérance dans l'être humain. Une « pédagogie du dépassement » est dès lors à préconiser ; elle s'appliquera autant à la formation de l'esprit et du corps qu'à celle du sentiment. Placer l'élève devant l'obstacle, lui apprendre à le surmonter par le seul recours à ses qualités propres, l'inciter à trouver dans cette victoire le stimulant qui le conduira à rechercher derechef un nouvel exercice du vouloir, tels sont les préceptes qui guident l'éducateur soucieux de former des

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hommes authentiques. Encore faut-il, pour ne pas entraîner le décou­ragement, que les obstacles proposés ne soient pas insurmontables ; une « pédagogie du dépassement » suppose donc une analyse critique des programmes d'études et une gradation raisonnée des difficultés.

Il s'agit, en outre, de permettre à chacun d'accéder à un dévelop­pement intellectuel maximal sans autre restriction que celle définie par la quahté des aptitudes et du caractère. A cet effet, il importe de placer l'élève dans un milieu éducatif tel qu'il y trouve la possibilité de se réaliser sans que nul facteur défavorable ne ralentisse le rythme de sa progression. Ce qui suppose l'application d'une « pédagogie de l'efficacité » libérée de toute entrave doctrinale et soutenue par des moyens de contrôle susceptibles de déterminer objectivement les résul­tats obtenus dans l'apprentissage du savoir.

Le droit au développement intellectuel se double du droit d'accéder au plus haut niveau professionnel et économique possible par la qualification technique.

L'œuvre éducative serait incomplète si elle ne s'intéressait pas à l'endurcissement du corps. Les initiatives de certaines autorités acadé­miques .— nous songeons notamment à l'institution du mi-temps pédagogique dans quelques écoles françaises et dans quelques classes primaires expérimentales de la ville de Bruxelles — interviennent dans une « démocratisation de l'éducation » bien comprise.

Dans sa deuxième acception, la « démocratisation de l'éducation » signifie cultiver les jeunes gens afin de les intégrer dans les structures socio-politiques de la démocratie.

Dès lors que nous admettons l'importance de la liberté dans un régime politique, il est souhaitable que les enfants et les adolescents fassent l'apprentissage de cette valeur.

La vie sociale requiert une limitation de la liberté individuelle, qui se justifie moralement dans la sauvegarde de la liberté d'autrui et de l'harmonie des rapports sociaux. La liberté étant l'aboutissement d'une discipline longue et exigeante, il est nécessaire de concevoir un régime éducatif qui conduise l'enfant à sa conquête progressive

L'apprentissage de la liberté par une méthode adéquate va de pair avec le développement du sens des responsabilités. Cette complémen­tarité est particulièrement importante dans une nation à mobilité sociale intense. L'éducation aristocratique a le mérite incontestable de mettre l'accent sur le sens de l'honneur ; dans une société démocratique, moins encline par essence à cultiver un tel sentiment, il faut être particuliè-

21 DE COSTER, S. : « L'apprentissage de la liberté. Une expérience d'autonomie des étudiants », Le Service social. Bruxelles, (1) et (2), 1945, pp. 3-12 et 25-30.

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rement attentif à la liaison nécessaire entre les droits et les devoirs, car le danger est grand de produire une élite avide de promotion, mais réfractaire à l'idéal du service.

La création, dans les établissements scolaires, d'un régime institu­tionnel qui favorise l'apprentissage de la liberté et de la responsabilité est dès lors souhaitable. Mais si l'école est organisée pour la jeunesse conformément aux exigences de l'idéal démocratique, elle doit l'être aussi pour les maîtres : l'institution d'un « système cogestionnel » est le couronnement d'une pédagogie pour l'apprentissage de la liberté et de la responsabilité

Nous avons admis que la seconde valeur démocratique fondamen­tale est l'égalité. Un des buts de la « démocratisation de l'éducation » sera dès lors d'atténuer, sinon supprimer, les inégalités résultant des différences de condition. Ce qui ne signifie pas qu'il faille, sous pré­texte que l'école est un milieu favorable au brassage des classes, refuser ou retarder toute forme de ségrégation. D'ailleurs, une « orien­tation sélective » fondée sur le seul critère des aptitudes et du caractère dirigera les groupes vers les destinations souhaitables. Chacun d'eux sera nécessairement constitué de représentants de toutes les conditions ; ainsi le veut la distribution de l'intelligence.

C'est au sein de tels groupes scolaires, intellectuellement homo­gènes mais socialement hétérogènes, que l'on pourra rejeter cette formation oîi l'unique préoccupation est la chose enseignée et la rem­placer par une éducation qui multiplie les rapports personnels entre les individus. Car il faut se convaincre de la valeur éducative du travail réalisé en commun dans un esprit de camaraderie et de toute activité qui resserre les liens entre l'individu et la société. Comme il faut se convaincre de la nécessité de promouvoir un idéal démocratique.

La « démocratisation de l'éducation », dans son troisième sens, a trait à la formation des « élites virtuelles » de la nation et se traduit dans la mobilité sociale. Elle consiste en une sélection scolaire par l'élimination de l'enfant riche qui se révélerait inapte à recevoir une formation supérieure par manque de qualités intellectuelles ou morales, et par l'accueil de l'enfant pauvre qui posséderait la valeur justifiant sa promotion dans l'élite démocratique.

Une démocratisation réelle de l'éducation garantirait l'avènement d'une aristocratie du talent et du mérite issue de tout le peuple et préparée psychologiquement et sociologiquement à assumer sa mission. Elle procéderait à la fois d'un idéal égalitaire et d'une attitude réaliste devant le monde contemporain.

22 DE COSTER, S. : « De la participation du personnel enseign'ant à l'admi­nistration des écoles », Le Service social, Bruxelles, (5), 1950, pp. 203-226.

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En effet, pour assurer sa progression scientifique et son expansion industrielle et économique, la société a besoin d'un grand nombre d'hommes et de femmes intelligents initiés aux diverses disciplines du savoir. Cette période de l'histoire est dépassée oîi la richesse d'un pays dépendait surtout de la fertilité de son sol, de la composition de son sous-sol et du capital thésaurisé. Sans nier, pour autant, la puissance conférée par la possession de ces avantages, on constate que la gran­deur d'une nation est déterminée actuellement par le génie de ses savants et de ses inventeurs, l'esprit d'entreprise de ses hommes d'affaires, l'habileté de ses techniciens et le courage de ses ouvriers.

Une nouvelle force politique se développe qui groupe les respon­sables de la production. Selon J. Burnham, le groupe social qui s'ef­force, dès à présent, de conquérir la position de classe dirigeante est celui des « directeurs » Si cette idée s'avère exacte — il faut convenir que l'orientation actuelle paraît la confirmer —, la distribution des postes de direction se fera en fonction du mérite et non plus d'après l'origine sociale. La « démocratisation de l'éducation » aura aidé la société à opérer une mutation essentielle.

L'éducation donnée aux responsables de l'économie devra com­porter des enseignements qui les prépareront à leur rôle de chef. Les « directeurs » auront non seulement besoin d'une connaissance de la science moderne, mais ils devront, en outre, bénéficier d'une formation sociologique et psychologique. En sus de qualités telles que l'intuition, les dons de pensée et de parole, il en est d'autres relevant de l'art du commandement que les futurs « leaders » devront acquérir lors de leur éducation scolaire générale et professionnelle.

D'un point de vue biologique, la tendance à la « régression de l'intelligence de la progéniture par rapport à la moyenne du niveau intellectuel des parents » justifie la mobilité sociale. Toutefois, la liaison héréditaire relative entre les qualités de l'esprit de l'ascendance et de la descendance oblige à opter pour la « mobilité optimale » plutôt que pour la « mobilité maximale ». En conséquence, toute argumentation fondée sur la non-correspondance entre le pourcentage des individus issus d'un niveau social déterminé et engagés dans un type d'études, et l'importance relative de ce niveau social par rapport à la population totale ou active d'un pays, ne possède de signification que dans les cas de disparité excessive

23 BURNHAM, J. : L'ère des organisateurs, Paris, Calmann-Lévy, 1947. -* Il serait utile, si l'on veut étayer une telle argumentation, de déterminer

scientifiquement la répartition de l'intelligence dans les différents niveaux sociaux et l'amplitude de la tendance à la régression.

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620 Essais sur la démocratisation de réducation

Si les influences sociales n'ont d'effet que dans les limites tracées par le donné biologique, vice versa les gènes ne peuvent fonctionner si l'environnement ne remplit pas le rôle nécessaire au moment le plus opportun. L'on conçoit dès lors que certains individus issus des classes sociales inférieures sont défavorisés dans leur évolution intellectuelle, surtout pendant la phase de maturation psychologique, et qu'il en résulte une perte de talents pour la société.

Cette perte est d'autant plus sensible que la carence de stimula­tions favorables se répercute avec une force accrue dans les résultats et la carrière scolaires. La société démocratique est celle qui confère à chaque individu les fonctions correspondant à ses qualités ; elle doit dès lors créer les formes d'éducation qui assurent les promotions indi­viduelles. Seule une « orientation progressive » recouvrant toute la scolarité obligatoire est susceptible de satisfaire à cette exigence.

Une telle conception s'oppose à toute structure unitaire dans laquelle sont rassemblés des enfants de niveaux intellectuels trop différents. Elle est démocratique en ce sens qu'elle veut éviter à l'élève doué issu des classes sociales inférieures d'être freiné ou arrêté dans son développement, en ne trouvant ni à l'école ni dans le cercle familial les stimulations psychologiques et culturelles nécessaires, alors que l'enfant des milieux aisés les rencontrera en dehors et en dépit de l'institution scolaire.

Elle est démocratique, en outre, parce qu'elle assure à l'enfant peu doué un enseignement adapté à ses capacités et lui évite ainsi les pertes de temps dues aux redoublements de classes. L'« orientation sélective et progressive » n'exclut pas une réorientation ultérieure si l'évolution intellectuelle l'exige. Elle suppose l'étude, dans les classes parallèles, d'un « programme minimal » obligatoire et d'un « programme com­plémentaire » éventuel pour les élèves doués.

Les données psychologiques esquissées ci-avant ont montré que si les facteurs sociaux influent dès la naissance sur le développement de l'intelligence, c'est surtout pendant l'adolescence qu'ils vont engen­drer des sentiments et des troubles du caractère responsables d'une inadaptation scolaire. L'application d'une « pédagogie du dépasse­ment » dès le début de la scolarité préserverait l'équilibre affectif des élèves en leur apprenant à juger avec objectivité la valeur de leurs aptitudes et favoriserait la mobilité sociale en élevant progressivement le niveau d'aspiration des enfants doués de condition modeste.

Quant aux données géographiques, elles entraînent deux consé­quences pour la « démocratisation de l'éducation ».

En premier lieu, le plus grand effort de démocratisation doit être consenti au bénéfice des contrées agricoles et rurales éloignées des

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grands centres et riches en réserves d'aptitudes, puisque les agglomé­rations urbaines sont déjà dotées d'un réseau complet d'enseignement et ont drainé la population la plus douée des régions proches. C'est dans cette perspective que les pays industrialisés de vaste étendue ont pris des mesures pour lutter contre r« immobilité géographique » ; « ramassage » et regroupement des écoliers dans des écoles centrales bien aménagées, octroi d'allocations, application de méthodes spéciales d'enseignement, instauration d'un régime d'internat, etc. C'est dans une optique identique qu'il faut envisager la création d'écoles tech­niques pour qualifier, dans de nouvelles professions, une main-d'œuvre rurale pléthorique.

Les problèmes posés aux pays de faible étendue et de forte densité de population sont, certes, moins urgents que ceux avec lesquels sont confrontées les grandes nations. Il reste que les petits pays sont contraints de rechercher dans certaines régions les réserves de main-d'œuvre qu'ils ne trouvent plus dans les centres les plus industrialisés. En Belgique, la création, dans ces régions, d'un réseau d'enseignement secondaire général, technique et professionnel grâce aux dispositions de la loi du 29 mai 1959 se conforme à cette première conséquence.

En second lieu, la migration sélective au sein des grandes cités urbaines joue, du point de vue de l'enseignement, au bénéfice des enfants issus des niveaux sociaux supérieurs et moyens puisqu'ils sont rassemblés dans des écoles primaires privilégiées géographiquement. Au contraire, elle alourdit le « poids du social » pour les élèves doués d'origine modeste, qui sont confinés dans des classes peuplées d'une majorité d'enfants retardés et arriérés ; ils n'y trouvent pas le climat éducatif que requièrent leurs aptitudes et leur rythme d'évolution. Une structure scolaire qui oriente et sélectionne simultanément doit être créée au bénéfice de ces enfants qui sont susceptibles de faire partie ultérieurement de l'élite de la nation.

Ces quelques considérations nous autorisent à dire que, d'un point de vue à la fois idéologique et pragmatique, une pédagogie répond aux impératifs de la « démocratisation de l'éducation » si, grâce à son efficacité, elle dispense aux élèves de condition modeste une formation qui les rende aptes à concurrencer les enfants des classes sociales supérieures, développe leur volonté de dépassement et les fasse accéder à la pensée libre.