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UNIVERSITÉ PARIS IV – SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE « CONCEPTS ET LANGAGE » __________ THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV Discipline : PHILOSOPHIE Présentée et soutenue publiquement par Elisabete THAMER le 13 décembre 2008 LOGOLOGIE ET PARLÊTRE : SUR LES RAPPORTS ENTRE PSYCHANALYSE ET SOPHISTIQUE DANS L’ŒUVRE DE JACQUES LACAN Directeur de thèse : Madame le Professeur Barbara Cassin JURY Messieurs les Professeurs Alain Badiou Claudio Oliveira Alain Vanier Francis Wolff

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  • UNIVERSIT PARIS IV SORBONNE COLE DOCTORALE CONCEPTS ET LANGAGE

    __________

    THSE Pour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT PARIS IV Discipline : PHILOSOPHIE

    Prsente et soutenue publiquement par

    Elisabete THAMER

    le 13 dcembre 2008

    LOGOLOGIE ET PARLTRE : SUR LES RAPPORTS ENTRE PSYCHANALYSE ET SOPHISTIQUE DANS LUVRE DE JACQUES

    LACAN

    Directeur de thse : Madame le Professeur Barbara Cassin

    JURY

    Messieurs les Professeurs

    Alain Badiou Claudio Oliveira

    Alain Vanier Francis Wolff

  • 2

    RSUM

    Cette thse discute les rapports entre psychanalyse et sophistique dans luvre de Jacques Lacan. Le point de dpart est la dfinition freudienne qui dit que linconscient ne connat pas la contradiction et celle de Lacan qui pose que linconscient est structur comme un langage. La premire partie se consacre examiner le rapport de la psychanalyse avec le principe de non-contradiction pos par Aristote dans le livre Gamma de la Mtaphysique et prtend dmontrer comment la thorie lacanienne du non-rapport sexuel constitue, pour la psychanalyse, une relecture de la non-contradiction aristotlicienne. Cette relecture se base galement sur la position des sophistes lgard de ce principe et des rfrences de Lacan ces derniers.

    La deuxime partie est consacre lexamen du mtier psychanalytique, afin de vrifier si cette pratique, exclusivement langagire, se rapprocherait de lexercice logologique des sophistes. Y sont discuts les thories de linterprtation et de lacte psychanalytiques, du temps logique et du paiement. Cela a pour objectif de cerner les points de convergence et dcart entre psychanalyse et sophistique.

    Mots-cls : psychanalyse, sophistique, principe de non-contradiction, logologie, parltre, non-rapport sexuel

    Abstract

    Logology and speaking-being: on the relations between psychoanalysis and sophistic in the work of Jacques Lacan

    The dissertation deals with the relations between sophistic and psychoanalytic approaches in Jacques Lacans work. The discussions starting point is the Freudian concept which maintains that the unconscious does not know contradiction and Lacans idea that the unconscious is structured like a language . This first part is devoted to examining the relationship between psychoanalysis and the principle of non-contradiction identified by Aristotle in Metaphysics, book Gamma. It is concerned with demonstrating that Lacans theory that there is no sexual relation constitutes for psychoanalysis a re-reading of Aristotelian non-contradiction. Such a reinterpretation is based on the sophists position with respect to this principle as well as on Lacans references to them.

    The dissertations second part is devoted to an examination of the psychoanalytic praxis in order to verify if this exclusively language-oriented practice could be regarded as having affinities with the sophists logological exercise. This part discusses theories of the psychoanalytic interpretation and act, logical time and payment. These inquiries aim to distinguish the points of convergence and divergence between psychoanalysis and sophistic. Keywords: psychoanalysis, sophistic, principle of non-contradiction, logology, speaking-being [parltre], there is no sexual relation

  • 3

    Rodolpho Conrado Thamer

    in memoriam

  • 4

    Remerciements Barbara Cassin, pour laccueil enthousiaste, la libert intellectuelle, le zle et le

    soutien constant et gnreux, toute notre gratitude.

    Carmen Lucia Magalhes Paes, matre pour toujours, nous devons le sujet de cette

    thse.

    Claudio Oliveira, pour ses leons sur le Parmnide et nos chemins croiss entre

    psychanalyse et philosophie.

    Paulo Vidal, pour ce qui est rest oubli derrire ce qui se dira dans ce qui

    sentendra ici.

    Aux nombreux amis quau Brsil, en Allemagne, en Belgique et en France nous ont

    soutenu pendant toutes ces annes. Leur amiti nous a t fondamentale et ils sauront sy

    reconnatre.

    Jarbas Barsanti, Jos Antnio Piras, Eva Hammerbacher, Marli Pires, Renate

    Wachsmuth et Roberto Regueira, qui nous aidrent prparer notre installation en France.

    Alexandre Costa, Ana Abril, Anne-Marie Vuillemenot, Clarice Gatto, Cla

    Quaresma, Dunja Hersak, Eliane Schermann, Fabio Gorodski (et Vera), Ins Carneiro,

    Jaume Farr, Joo Pamplona, Llia Dias (et Ernest), Luciana Soares Santoprete (et Roberto),

    la famille Pastre, Pedro Caldas, Ricardo Maia, Rodrigo Guerizoli (et Olga) et Vera Ribeiro,

    pour leur amiti et soutien.

    Philippe Hunt, pour sa lecture attentive et amicale.

    Nicole Girodolle, dont les changes, la rigueur, le dvouement infatigable (et

    lhumour !) pour rendre ce texte comprhensible, ont t pour nous dune valeur inestimable.

    Quelle soit ici vivement remercie.

    CAPES, pour le financement de nos recherches.

    Graa Pamplona, Isabel Ribeiro, Maria Sueli Peres et Cristiano Ventura pour le

    partage et leur amiti, depuis trs longtemps.

    Colette Soler.

    Da, Raquel et Livia, pour tout depuis toujours

  • 5

    TABLE DES MATIRES

    1. Introduction. Avertissement la lecture dune thse insoutenable. 11

    PREMIERE PARTIE

    Pour une relecture du principe de non-contradiction en psychanalyse

    2. En guise de prambule : comment peut-on parler de la sophistique ? 21

    2.1. Quelques considrations sur le mot inconscient 24

    3. Linconscient freudien 27

    3.1. Quelques considrations sur la sorcire mtapsychologie 28

    3.2. Larticle Linconscient 31

    3.2.1. Labsence de contradiction (Widerspruchslosigkeit) 33

    3.2.2. Le processus primaire (Primrvorgang) 36

    3.2.3. Latemporalit (Zeitlosigkeit) 39

    3.2.4. Le remplacement de la ralit extrieure par la ralit psychique

    (Ersetzung der ueren Realitt durch die psychische) 43

    3.3. Du sens dans le non-sens : laristotlisme freudien 44

    4. Linconscient lacanien 47

    4.1. Linconscient est structur comme un langage 49

    4.2. Psychanalyse et rhtorique 51

    4.2.1. La mtaphore : quelques lments historiques 53

    4.2.2. La paire mtaphore et mtonymie 58

    4.2.3. La mtaphore chez Lacan 61

    4.2.4. La mtonymie dans lAntiquit 64

    4.2.5. La mtonymie chez Lacan 67

    4.2.6. Lantriorit de la mtonymie par rapport la mtaphore 68

    4.3. Le parltre : le gorgianisme de Lacan 71

  • 6

    4.3.1. Dun manque original au langage 72

    4.3.2. Lasthnie du logos : le pas ontologique de Platon 75

    4.3.2.1. La tessiture du logos platonicien 76

    4.3.2.2. Cratyle : sur la justesse de la nomination 77

    4.3.2.3. Du nom comme organon 78

    4.3.2.4. La texture du logos 79

    4.3.2.5. Du logos comme condition de la philosophie 80

    4.3.2.6. Philosophie et logos : une aporie motrice 84

    4.4. Aristote et la hontologie 86

    4.4.1. Aristote et les logoi rhtorique et potique 88

    5. Non-rapport sexuel et hontologie 90

    5.1. Hontologie : Die Bedeutung des Phallus 90

    5.2. La dcision du sens : Gamma et la signification phallique 97

    5.3. Il ny a pas de rapport sexuel : le problme de la copule 99

    5.3.1. Addendum : Le Nom-du-pre 102

    6. La question de lUn chez Lacan 107

    6.1. La question de lexception 108

    6.2. Lidentification et limpossibilit de la tautologie 109

    6.3. Le trait unaire (ein einziger Zug) 112

    6.4. Le penstre 114

    6.5. Y a dlUn : Lacan et le Parmnide 116

    6.5.1. Le rel et lUn 118

    6.5.2. Le tout est un (hen einai to pan) 119

    6.5.3. Les hypothses du Parmnide 121

    7. Logique : la science du rel 127

    7.1. Du rel comme impossible 131

    7.2. Des modalits lacaniennes 137

    7.3. La construction des formules de la sexuation 142

    7.4. Les non-dupes errent : non-rapport et criture 144

  • 7

    7.4.1. Vers la diffrence absolue 149

    DEUXIME PARTIE

    Du mtier du psychanalyste

    1. Linterprtation : la deixis du psychanalyste 161

    1.1. Linterprtation en psychanalyse 162

    1.1.2. Linterprte et linterprtable 163

    1.2. La structure de la parole et le persuasif 165

    1.3. Les variantes de linterprtation chez Lacan 171

    1.3.1. Les lieux (topoi) de linterprtation chez Lacan 175

    1.3.1.1. Ponctuation 176

    1.3.1.2. Coupure 178

    1.3.1.3. Allusion et silence 179

    1.3.1.4. Entre citation et nigme 181

    1.3.1.5. quivoque 183

    a. Homophonie 184

    b. Grammaire 184

    c. Logique 185

    1.4. Linterprtation-quivoque et les Rfutations sophistiques 187

    1.4.1. Les rfutations qui tiennent au discours (para ten lexin) 188

    1.4.2. Lambigut de lambigut : homonymie et quivoque 191

    2. La prestation (epideixis) sophistique 193

    2.1. Le sujet suppos savoir 198

    2.2. Lelenkhos sophistique 200

    3. Quest-ce que linterprtation psychanalytique ? 202

    4. La syllogistique du psychanalysant 204

    4.1. Linterprtation psychanalytique est-elle une rfutation ? 207

    4.2. quoi sert linterprtation quivoque ? 208

    4.3. Ltourdit et linterprtation : Quon dise reste oubli derrire

    ce qui se dit dans ce qui sentend 212

  • 8

    4.4. Lapophantique et lab-sens du rapport sexuel 218

    5. Lacte psychanalytique 221

    5.1. Le nouveau cogito lacanien 224

    5.1.1. Penstre : entre Descartes et Parmnide 226

    5.2. Retour lacte psychanalytique 227

    5.2.1. Alination et sparation 229

    5.3. Lacte psychanalytique : un performatif ? 234

    5.3.1. Les performatifs austiniens : How to do Things with Words ? 234

    6. Excursus : cogito et performatif 239

    7. Y a-t-il du performatif en psychanalyse ? 241

    6. Le temps en psychanalyse 248

    6.1. Latemporalit de linconscient et lindestructibilit du dsir 250

    6.2. Le temps logique : le petit sophisme de Lacan 253

    6.3. Sur le sophisme tout court 255

    6.3.1. Le sophisme chez Freud : der Sinn im Unsinn 257

    6.3.2. Le nouveau sophisme lacanien : mon petit sophisme personnel 258

    6.3.2.1. Les trois instances du temps : linstant de voir, le temps pour

    comprendre, le moment de conclure 261

    6.3.3. En quoi le temps logique rejoint-il le mot desprit ? 264

    6.4. La notion grecque de kairos 267

    6.4.1. La parole efficace (kairia lgein) 272

    6.4.2. La parole qui tranche (Akm kale, kairs kale) 273

    6.4.3. Le kairos et lart de gurir 275

    6.4.4. Kairos et sophistique 281

    6.4.4.1. Rhtorique de lespace et rhtorique du temps 284

    6.5. Temps et modalit : deuxime versant du temps en psychanalyse 285

    7. Psychanalyse et argent 287

    7.1. La dette philosophique 288

    7.2. La rmunration des sophistes 293

  • 9

    7.2.1. Le salariat : la convertibilit du discours et de la monnaie 294

    7.3. Largent en psychanalyse 297

    7.3.1. Le signifiant le plus annihilant de toute signification 299

    7.3.2. Argent-signe et argent-signifiant 300

    8. Conclusion 304

    8.1. Les axes du retour sophistique dans la psychanalyse 305

    8.1.1. La scne primitive 305

    8.1.2. Linconscient et Gamma 308

    8.2. Points de convergence et de divergence entre psychanalyse et sophistique 313

    8.2.1. Quy aurait-il de sophistique dans la psychanalyse ? 313

    8.2.2. En quoi la psychanalyse nest-elle pas du tout sophistique ? 314

    9. Annexe I : Les rfrences de Lacan la sophistique et aux sophistes 318

    10. Annexe II : Tout le non-sens sannule : la question de la psychose 323

    10.1. Jean-Pierre Brisset : le septime ange et le mystre de la Parole 324

    10.1.1. Le dclenchement psychotique 327

    10.1.2. La cosmogonie de Brisset 330

    10.1.3. Psychose : un essai de rigueur 332

    11. Annexe III : Psychanalyse et dialectique 339

    11.1. Le sujet psychanalytique et sa division : Linconscient est

    le discours de lAutre 339

    11.2. Lacan et Hegel, le plus sublime des hystriques 339

    11.3. Le schma L : la constitution du moi 340

    11.4. Le dsir 344

    11.5. Lintersubjectivit ou la saisie dialectique du sens 347

    11.6. Des impasses, des diffrences 349 12. Bibliographie 351 13. Index 366

  • 10

    Ein Zeichen sind wir, deutungslos [] Hrderlin, Mnemosyne (Deuxime version)

  • 11

    INTRODUCTION

    1. Avertissement la lecture dune thse insoutenable

    Le psychanalyste, cest la prsence du sophiste notre poque, mais avec un autre statut 1

    Aristote est de loin le nom le plus frquemment cit dans lenseignement de

    Jacques Lacan aprs celui de Freud. Il est partout, mme l o on ne lattendrait pas.

    Ce fait montre limportance du champ philosophique pour celui de la psychanalyse,

    bien que ces deux disciplines se distinguent radicalement lune de lautre.2

    Pourquoi Aristote et pas un autre ? Parce quil sagit de langage, et que

    linconscient est structur comme un langage. Oui, mais pourquoi Aristote et non

    pas un autre ? Parce quen psychanalyse, il est souvent question de folie, de dits qui

    frlent tout instant linsens, qui sabritent dans lambigut langagire, qui se

    moquent la vrit. Bref, le principe de non-contradiction est mis mal par la

    psychanalyse.

    Il est donc question aussi des sophistes, ces vilains personnages de lhistoire

    philosophique que la tradition sest efforce de refouler. Adversaires du principe de

    non-contradiction, acteurs spectaculaires dun exercice langagier sans compromis

    ontologique, ils usrent dun logos plus pathmatique logos pharmakon

    quinstrument daccs un rel immuable, hors langage.

    1 Jacques Lacan, Le Sminaire, Livre XII, Problmes cruciaux pour la psychanalyse [1964-1965], sance du 12 mai 1965, indit. 2 Selon lIndex des noms propres et douvrages dans lensemble des sminaires de Jacques Lacan, le rang des noms les plus cits dans les sminaires se constitue ainsi : Aristote (84 fois) ; Descartes (65 fois) ; Hegel (62 fois) ; dipe (complexe d [56 fois]) ; Socrate (54 fois) ; Mbius (bande de[51 fois]) ; Platon (48 fois), et ainsi de suite. Guy Le Gaufey (dir.), Index des noms propres et douvrages dans lensemble des sminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998, p. 68. Nous sommes persuads que la mme qute dans lensemble des textes crits de Lacan ne ferait que ratifier ce constat. Voir aussi Henry Krutzen, Jacques Lacan. Sminaire 1952-1980. Index rfrentiel, 2e d. revue et augmente, Paris, Anthropos, 2003.

  • 12

    Les rfrences de Lacan aux sophistes sont peu nombreuses, mais parsment

    aussi toute son uvre. Ce sont des rfrences ponctuelles, voire allusives, plus

    nigmatiques que de vrais commentaires, mais qui tmoignent toujours de la plus

    grande dfrence. Cela diffre fortement de son hainamoration prouve lgard

    dAristote, qui peut dans un sminaire passer du gnie au con , deux

    paragraphes plus loin.

    Lenjeu est exactement l : les sophistes apparaissent le plus souvent, chez

    Lacan, lorsquil est question des impasses dAristote. Ils font ensemble partie dune

    affaire langagire fondamentale qui concerne au premier chef la psychanalyse.

    Lpigraphe que nous avons choisie justifie galement le bien fond de nos

    recherches, celui des rapports existant entre sophistique et psychanalyse. Elle nous

    donne les coordonnes de notre entreprise et du risque quelle suscite. Le

    psychanalyste, cest la prsence du sophiste notre poque , ce qui nest pas la

    mme chose que de dire que le psychanalyste est un sophiste. Ce rapport nest pas

    seulement fait de similitudes, mais aussi dcarts, ce que cette thse souhaite mettre

    en vidence. Il sagit ainsi de vrifier dans quel contexte le sophiste est prsent dans

    le corpus lacanien et de montrer comment.

    Laxe de convergence de ces deux exercices sophistique et psychanalytique,

    est le champ philosophique et, en premire ligne, celui dAristote. Il ne peut pas en

    tre autrement. Ces deux pratiques, sophistique et psychanalytique, des sicles de

    distance lune de lautre, ont pour caractristique dtre difficilement classables.

    Luvre de Platon tmoigne gnialement de latopicit sophistique, tandis que celle

    dAristote sacharne radiquer le sophiste du genre humain. Raison suffisante pour

    quAristote soit le champ de recherche privilgi pour saisir la porte du logos

    sophistique.

    Le livre Gamma de la Mtaphysique est la charnire de cette

    confrontation. Ce que depuis Barbara Cassin et Michel Narcy on appelle la

    dcision du sens , et qui institua le principe de non-contradiction comme condition

    du tre homme , est la pierre angulaire que la psychanalyse met en question.

    Linconscient, dit Freud, nobit pas un tel principe (il est widerspruchslos).

    Cest de ce fondement mtapsychologique que nous partons, bien que Freud

    ne semble pas stre tout fait rendu compte de toutes les consquences

  • 13

    philosophiques dune telle affirmation. Ce dpart freudien ne signifie pas pour autant

    que nos recherches aient pour but un examen dtaill de son uvre. Le texte princeps

    de nos recherches est lenseignement de Lacan crits et sminaires quil a tenus

    plus de vingt ans durant. Une uvre aussi vaste que difficile, do nous essayerons

    dextraire lessentiel pour traiter la question qui nous anime, tout en sachant que

    lexhaustivit est impossible.

    Aristote dfinit lhomme comme a[nqrwpo" zw~/on lovgon e]con, expression

    que Heidegger traduit lhomme est ltre vivant qui a le lovgo" et se distingue par

    le lovgo" (der Mensch ist dasjenige Lebewesen, das den lovgo" hat und durch den

    lovgo" ausgezeichnet ist). 3 Dire que le logos est le propre de lhomme, cest mettre

    daccord sophistes et psychanalystes, restant prciser comment chacun conoit les

    proprits de cet apanage.

    Si la pratique psychanalytique comme talking cure peut tre efficace, cest

    parce que le sujet est effet de langage. Cet effet nest pas nimporte lequel : parce

    quil parle, lhomme est divis, cest--dire condamn voir se faufiler son tre entre

    deux signifiants. Il ny a pas, pour la psychanalyse, un signifiant qui pourrait

    signifier totalement un sujet : le sujet est manque--tre. Cest un fait de structure.

    La division du sujet, que Lacan crit S (S barr) se redouble de

    linconsistance dans lAutre comme lieu de la parole, A (A barr). Cest--dire que

    dans lAutre comme trsor des signifiants, il en manque un, justement celui qui

    pourrait dire le dsir du sujet. Cest autour de ce noyau que slabore tout

    lenseignement de Lacan. Il ne sagit nullement de sengouffrer dans une sorte

    didalisation mystique dun manque fondamental, mais den tirer les consquences

    pour le sujet effet de langage et par l mme revisiter les modles historiques du

    rapport homme-langage.

    Ce manque inhrent au langage, ainsi thoris, a des consquences

    dvastatrices pour certains systmes philosophiques. La premire, concerne la notion

    de vrit qui, du fait de ce manque, ne sera que mi-dite. La vrit, en psychanalyse,

    ne comporte aucune trace de la quiddit philosophique. Dj la distinction freudienne

    3 Martin Heidegger, Logik. Heraklits Lehre vom Logos , in Gesamtausgabe, II. Abteilung : Vorlesungen 1923-1944, vol. 55, Francfort, Vittorio Klostermann, 1979, p. 223. Nous traduisons.

  • 14

    entre ralit psychique (psychische Realitt) et ralit extrieure (uere Realitt)

    linterdit. Nanmoins, Freud demeure la proie de ses amours avec la vrit ,

    inconsciente bien sr, quil pensa un temps dans une certaine mesure pouvoir

    atteindre. Lacan est plus radical, surtout dans la seconde partie de son enseignement :

    la vrit nest pas uniquement mi-dite, mais elle est disjointe du savoir. Cette

    disjonction va au secours du sophiste aux prises avec la critique sculaire du

    philosophe qui, lui reprochant dtre trois points loign de la vrit , ne sait pas

    ce quil prtend enseigner.

    Ce quon appelle le premier enseignement de Lacan porte la marque

    incontestable de linfluence structuraliste et linguistique. Linconscient structur

    comme un langage se traduit en tropoi rhtoriques, comme latteste lusage

    lacanien de la mtaphore et de la mtonymie. Loin de se laisser fasciner par les

    nouvelles sciences du langage, Lacan fit toujours tat de la source rhtorique de ses

    trouvailles via la linguistique. Il inclut dailleurs ltude de la rhtorique parmi les

    disciplines fondamentales pour la formation du psychanalyste.4 Les rfrences la

    rhtorique abondent dans cette premire partie de son enseignement. Dans les

    premiers chapitres de la Premire Partie, nous parcourrons ces rfrences, ayant en

    vue lacheminement par lequel Lacan se rapprochera, dans son deuxime

    enseignement, plutt de la sophistique, au dtriment de la rhtorique.

    Dans le dernier enseignement de Lacan, la linguistique devient

    linguisterie, la langue lalangue, linconscient parltre. Lacan se gorgianise. La

    gorgianisation de Lacan ne saurait pour autant se rduire une pratique froce des

    nologismes, ni une pratique ftichiste dcoute exclusivement phonmatique. Au-

    del des fragments laisss par Protagoras ou par lAmbassadeur de Lontinoi, la

    psychanalyse staye aussi sur une laboration thorique et technique dont le contenu

    touche des questions philosophiques majeures.

    4 On sait la liste des disciplines que Freud dsignait comme devant constituer les sciences annexes dune idale Facult de psychanalyse. On y trouve, auprs de la psychiatrie et de la sexologie, lhistoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, lhistoire et la critique littraires. [] Nous y ajouterons volontiers, quant nous : la rhtorique, la dialectique au sens technique que prend ce terme dans les Topiques dAristote, la grammaire, et, pointe suprme de lesthtique du langage : la potique, qui inclurait la technique, laisse dans lombre, du mot desprit.

    Et si ces rubriques voqueraient pour certains des rsonances un peu dsutes, nous ne rpugnerions pas les endosser comme dun retour nos sources. Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage , in crits, Paris, Seuil, 1966, p. 288.

  • 15

    Le nologisme parltre, qui remplace la fois les concepts dinconscient et

    de sujet, condense la charge antiphilosophique de Lacan. Si les sophistes

    proclamrent que la vrit et le monde ntaient que leffet de la toute puissance du

    logos, pour la psychanalyse, cest le sujet qui est effet de langage. Le concept de

    parltre, plus gorgien que Gorgias, renouvelle les questions sophistiques lgard de

    thmes comme la vrit, le savoir, lUn, la substance, bref tous ces piliers de la

    science de ltre en tant qutre. La Premire Partie de cette thse essaye de reprer

    ces moments cruciaux de lapproche lacanienne du langage et de saisir comment

    celle-ci retrouve et va au-del de lexercice sophistique.

    Ainsi, les laborations lacaniennes autour du concept psychanalytique de

    phallus et du non-rapport sexuel mettront en cause la question de la prdication

    et de la copule, en connectant signification phallique Gamma. La question de

    lidentification introduit, dans lenseignement de Lacan, la question de lUn, en

    distinguant deux versants : lun de lindividuation trait unaire, et lUn du langage.

    Llaboration de Lacan sur ce dernier point aboutit, Parmnide lappui, un

    oxymore frappant pour lontologie : Y a dlUn.

    En faisant de la logique la science du rel , Lacan arrive la dfinition du

    rel comme impossible, raison pour laquelle il revisite les modalits logiques

    aristotliciennes. Cette relecture sachve avec llaboration des formules de la

    sexuation , qui gardent une ressemblance avec les carrs logiques traditionnels, sauf

    que les rapports entre les quatre lments subvertissent ceux de la logique classique :

    le contraire du ncessaire devient, chez Lacan, limpossible. Il insre, comme nous le

    verrons, des rapports de contradiction au sein de chaque ct de ces formules, ce qui

    nous ouvre la voie une rinterprtation de la non-contradiction initiale. Il nous

    semble que, ce que Lacan avance ce propos constitue une rponse originale et qui

    dpasse, quant la non-contradiction, la position sophistique. La Premire Partie

    essaye ainsi de fournir des lments pour quon puisse examiner dans quelle mesure

    llaboration psychanalytique lacanienne renoue avec certains principes sophistiques,

    lesquels et comment.

    Nos recherches ne prtendent pas offrir une tude exhaustive des rares textes

    et fragments des sophistes parvenus jusqu nous. Nous y ferons rfrence chaque

    fois que ltude du texte lacanien lexigera. Car cest ce dernier le grand interrog de

  • 16

    cette tude. Il ne sagit donc pas dune thse sur la sophistique, mais sur la faon

    dont celle-ci fait retour dans le champ psychanalytique. Par ailleurs, cette thse ne

    fera aucune mention des commentateurs traditionnels des sophistes, lexception de

    Barbara Cassin, qui a ouvert dans le domaine de la philosophie le dbat sur les

    rapports existant entre psychanalyse et sophistique.

    Il ne sagit pas non plus dune thse sur Aristote, mais de la faon dont Lacan

    se sert des laborations de ce philosophe pour articuler ce qui lintresse pour la

    psychanalyse. Cest donc une lecture dAristote qui peut heurter la rigueur des

    spcialistes de la philosophie du Stagirite, parce quelle est la fois fragmentaire et

    oriente par et vers une discipline nouvelle.5

    Puisque le champ psychanalytique ne saurait pas exister sans sa pratique,

    nous consacrerons la Deuxime Partie de la thse lexamen de ce qui, dans la

    praxis analytique pourrait se rapprocher de lexercice sophistique. Cette discussion

    savre fondamentale nous assumons ltranget dune telle dmarche en

    philosophie, mais amputer la psychanalyse du champ o elle opre serait fausser

    compltement la rflexion, dans la mesure o tout ce qui sy labore se fonde

    uniquement sur lexprience.

    Sous cet angle, sophistes et psychanalystes se rejoignent. Leurs activits ne se

    rsument pas des productions thoriques . La performance sophistique dans les

    assembles de la polis, leur enseignement, font partie intgrante de leur hritage,

    comme du scandale quils ont suscit. Il en va de mme pour le psychanalyste dont la

    pratique, depuis Freud jusquau Livre noir de la psychanalyse, suscite la mfiance

    des contemporains qui lui reprochent dtre si chre ! et de noprer que par

    paroles

    Le lecteur aura dj remarqu, srement, quil tient dj l un indice de la

    diffrence de statut entre sophistes et psychanalystes. La parole, en psychanalyse,

    nest pas une parole publique comme celle des sophistes dans la Cit grecque, mais

    elle nest pas non plus prive. Le public rduit du dispositif analytique, compos de

    5 ce sujet, nous reportons le lecteur au livre de Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur dAristote, qui fut au dpart une thse en philosophie dirige par Pierre Aubenque. Lauteur nous propose une vision plus ample des diffrents niveaux o Aristote comparat dans lenseignement de Lacan et quil distingue en politique, mtaphysique et logique. Pierre-Christophe Cathelineau, Lacan, lecteur dAristote, Politique, mtaphysique, logique, Paris, ditions de lAssociation freudienne internationale, 1998.

  • 17

    deux personnes, peut aussi constituer un champ rhtorique estimable, Aristote avait

    mme prvu le cas dun public un seul juge (heni krit).6

    Il nchappe personne quon ait fait ou pas lexprience analytique que

    le psychanalyste se caractrise plutt par son silence que par son talent dorateur.

    Voil aussi un autre lment considrer quant au statut du psychanalyste. Mais la

    question essentielle ici ne porte pas sur le volume de son discours, mais do il parle,

    sur ce quil dit et sur ce quil vise ds quil parle, savoir, quand il interprte.

    Lexamen de la thorie lacanienne de linterprtation est donc un point crucial

    lhorizon des rapports entre sophistique et psychanalyse.

    Des considrations sur lacte psychanalytique ouvriront une rflexion sur

    le caractre performatif de cette pratique, pour autant que lacte analytique marque la

    disjonction radicale, pour la psychanalyse, entre penser et tre. En effet, comme nous

    lexpliquerons, cet acte subvertit le cogito cartsien.

    Viendra ensuite lexamen du temps logique , ce que Lacan appelle son

    petit sophisme . Cette laboration intervient de faon novatrice dans la pratique et

    la thorie psychanalytiques, dans le sens o elle pose quil y a un temps, non

    chronologique, mais logique, qui rgit chaque cure. Le psychanalyste dcide de la

    dure variable des sances afin que se dvoile au sujet la logique de son dsir,

    articul au sein de la logique du logos ce qui nest pas sans lien avec la notion

    grecque de kairos, temporalit par excellence de laction sophistique.

    Nous explorerons ensuite le fait que le psychanalyste, comme le sophiste,

    monnaye son savoir-faire avec le langage. Nous essayerons de dmontrer comment

    la question de largent, loin dtre un fait accessoire, est en intime cohrence avec ce

    qui fonde leurs positions thoriques respectives.

    Il sera donc question de logologie et de parltre. Le premier nologisme,

    forg par Novalis, est repris par Cassin pour dcrire la position des sophistes, pour

    qui le logos est premier et lontologie un effet de discours.7 Le second, de Lacan,

    6 Rhtorique, Livre III, 1414a 10, texte tabli et traduit par Mdric Dufour et Andr Wartelle, 3e d., Paris, Les Belles Lettres, 1989. Voir aussi Platon, Le Sophiste, 22d. 7 Novalis ne dveloppe pas une thorie de la logologie, il nen dfinit pas non plus ce quil nomma logologie. De ses Fragments logologiques, nous extrayons deux passages qui rvlent nanmoins lhorizon de ce terme : Les sophistes sont des gens qui, relevant attentivement les faiblesses des philosophes et les dfauts de lart, tentent de sen servir leur avantage et veulent en tirer profit des fins anti-philosophiques et parfaitement indignes, - et cela souvent mme en philosophie. Et celui-ci : Philosophistiser, cest dphlegmatiser vivifier. Novalis, Fragments logologiques , in

  • 18

    pousse la thse logologique son paroxysme, en posant que lexpression tre

    parlant est un plonasme, puisquil ny a dtre que de parl ; sil ny avait pas le

    verbe tre, il ny aurait pas dtre du tout. 8 Logologie et parltre condensent ainsi

    deux conceptions dmiurgiques du langage.9 Si pour la logologie, ltre est un effet

    de dire ,10 pour la psychanalyse, cest le sujet qui est effet de langage.

    La question des rapports entre psychanalyse, sophistique et ontologie a t

    aborde par Franck Richez, en 2003, dans sa thse : Les Pouvoirs du langage :

    ontologie, sophistique et psychanalyse. Lauteur a cherch mettre en vidence la

    filiation de la sophistique et de la psychanalyse en tant quelles consistent en une

    position dnonciation oriente depuis une entente du signifiant .11 Il extrait des

    penseurs de ltre, dont il privilgie juste titre Parmnide, Platon et Aristote, ces

    deux anti-ontologistes que sont la sophistique et la psychanalyse. Sur ces points,

    nous sommes daccord avec lui.

    Pour Richez, psychanalyse et sophistique se situent contre lhgmonie

    ontologique et pour un agencement du langage qui vise le dire singulier.12

    Cependant, sil dfend une filiation entre ces deux disciplines, il ne cherche pas pour

    autant dgager avec prcision ce qui les diffrencie. Nous ny trouvons pas non

    plus un examen bien fond de la thorie et de la pratique psychanalytiques. Et cest

    sur ces points que notre projet se distingue du sien. tant donn que psychanalyse et

    sophistique constituent des exercices langagiers, des mtiers stricto sensu, il nous

    est apparu essentiel daborder la question de leurs pratiques pour en dgager non

    seulement leur parent en opposition lontologie, mais aussi leur diffrences.

    Pourquoi cette thse est-elle insoutenable ?

    Cette dclaration nest pas une fleur de rhtorique. Linsoutenable de cette

    thse doit tre compris au pied de la lettre du terme soutien (

  • 19

    gr. hupokeimenon), ce qui est couch ou plac en dessous , cest--dire, ce qui

    sert de base, de fondement .13

    Cette thse est insoutenable dans la plus grande rigueur de la pense de

    Lacan, qui a toujours soulign la difficult, voire limpossibilit de traduire lobjet de

    la psychanalyse dans un discours universitaire. Le discours psychanalytique, qui ne

    se justifie que dtre fond (soutenu) sur une pratique qui relve du particulier, est

    justement le contraire de ce que vise luniversit. Comme lorigine du mot latin

    lindique, universitas veut dire totalit, gnralit .14 La finalit du discours

    universitaire est celui dun savoir commun, savoir entendu comme connaissance ,

    donc universalisable. La finalit de la psychanalyse est de faire accder un sujet

    son savoir inconscient, qui est un savoir singulier. Ainsi, luniversit tend vers

    luniversel, tandis que la psychanalyse vise le singulier. La vanit du savoir

    universitaire, dit Lacan, cest quand saffirmant de sa clture, il fait mentir les

    autres .15

    Le risque dexposer lenseignement de Lacan luniversit, cest quelle

    promeut la distorsion, en quelque sorte obligatoire, dune traduction en discours

    universitaire de quelque chose ayant ses lois propres. 16

    Nous sommes nous-mmes concerns directement par ce risque, en raison de

    notre double appartennance, la psychanalyse et la philosophie.

    Pour la formation des psychanalystes et pour llaboration de la thorie

    psychanalytique, Lacan sest appuy sur la philosophie, il en a fait des lectures cet

    13 Anatole Bailly, Dictionnaire grec-franais, Paris, Hachette, 1950. 14 Oscar Bloch & Walther von Wartburg, Dictionnaire tymologique de la langue franaise, 2e d., Paris, PUF, Quadrige , 2004. 15 Prface une thse , in Autres crits, Paris, Seuil, 2001, p. 394. Dans le sminaire Lenvers de la psychanalyse , Lacan distingue quatre discours : discours du matre (o il place la philosophie), discours universitaire, discours de lhystrique et discours de lanalyste. Lcriture de ces discours nous permet de bien saisir la diffrence de lagencement qui les soutient lgard de lagent, de lautre, de la prodution et de la vrit. Voici les trois mathmes qui nous concernent en ce moment :

    Discours du matre

    (philosophie)

    Discours de lanalyste Discours universitaire Les places

    Voir Le Sminaire, Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse , [1969-1970], texte tablit par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 31. 16 Ibid., pp. 45-46

  • 20

    usage. Cest justement ce titre que nous cherchons par cette thse clarifier

    quelque chose de la dette de la psychanalyse envers la philosophie. Nous esprons

    que ce travail pourra tre utile aussi bien aux psychanalystes quaux philosophes et

    aux sophistes contemporains, en apportant quelques clairages sur des points qui

    les unissent ou les distinguent.

    Dans le risque li cette entreprise, nous voulons surtout viter deux cueils :

    celui dontologiser la psychanalyse et celui de trop lacaniser les philosophes et

    les sophistes que nous tudierons.

    Nous adhrons la position freudienne, pour qui la psychanalyse est une

    discipline qui ne saurait en aucun cas tre une quelconque Weltanschauung, ni

    constituer un systme, contrairement une certaine philosophie, dont il caricature

    lentreprise avec les vers de Heinrich Heine :

    Avec ses bonnets de nuit et les loques de sa robe de chambre

    Bouche les trous de ldifice du monde. 17

    Nous partageons aussi la position de Lacan dont lantiphilosophie est

    cependant dun autre ordre. Elle implique, comme nous venons de lvoquer, cette

    intime frquentation de la philosophie, ne serait-ce que pour cerner plus nettement

    les contours du champ psychanalytique. Cest en effet ce qui a fondamentalement

    motiv nos recherches.

    Face ces enjeux, il nous reste solliciter du lecteur un peu de ce

    consentement fragmentaire , que Freud opposait volontiers et joliment une

    quelconque aspiration de Geschlossenheit ou Systembildung, propres certains

    systmes philosophiques.18 Notre tude sappliquera donc respecter la donne de

    cette double exigence de Freud et de Lacan, laissant ouverts les trous de ldifice du

    monde. Avec une claire conscience des difficults lies cette tche insoutenable, ou

    presque, nous relevons le dfi et ce sera vous den juger.

    17 Heinrich Heine, apud Sigmund Freud, XXXV. Vorlesung, ber eine Weltanschauung , in Gesammelte Werke, vol. XV, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1999, p. 173 , in Nouvelles Confrences dintroduction la psychanalyse, traduction par Rose-Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 215. 18 Voir Sigmund Freud, ibid., p. 197.

  • 21

    PREMIRE PARTIE POUR UNE RELECTURE DU PRINCIPE DE NON-CONTRADICTION EN

    PSYCHANALYSE

    2. En guise de prambule : comment peut-on parler de la sophistique ?

    jEn ajrch/` h^n oJ lovgo"19 Le Ve sicle avant notre re fut un sicle exceptionnel pour le monde grec. Le

    long procs de lacisation de la parole, qui ds la muse hsiodique pouvait dire des

    choses vraies ainsi que des fausses,20 saccomplit avec la naissance de deux exercices

    de langage la fois congnres et disparates : la philosophie et la sophistique. On a

    sans doute du mal se reprsenter la rvolution qui y fut engage, surtout pour la

    sophistique que leffort soutenu de la tradition sest charg de forclore. Cest donc

    avec de maigres sources directes que nous devons essayer de saisir ce qui fut cet

    art, qui a fascin et scandalis son poque.

    Peut-on mettre dans une mme rubrique sophistique des personnages de

    styles si varis comme Prodicos et Gorgias ? Peut-on affirmer que lhomme-

    mesure de Protagoras et le trait sur la synonymie de Prodicos appartenaient un

    seul et mme art ? Le risque est sans doute denvergure, soit dhomogniser des

    sources qui sont plutt fragmentaires, de forer une unit qui nexiste pas, soit de les

    caricaturer aux frais de la tradition comme des escrocs marchands de la sagesse.

    Un choix mthodologique simpose. Il ne sera pas question dans cette thse

    des aspects historiographiques qui pourraient pallier le dfaut de sources doctrinales.

    Il ne sera pas question non plus dadhrer aveuglement aux sources indirectes pour

    suppler notre difficult nous reprsenter ce que furent les sophistes. Nous nous

    servirons des sources comme celles de Platon et dAristote, mais sans tre dupes du

    rle que joue le sophiste dans leurs uvres.

    19 Au commencement tait la parole , vangile selon Jean, 1, 1. 20 Hsiode, Thogonie, 27-28 : i[dmen yeuvdea pollaV levgein ejtuvmoisin oJmoia`, i[dmen d, eut^ ejqevlwmen, ajlhqeva ghruvsasqai.

  • 22

    Cela tant dit, il est aussi un fait que, depuis des sicles, on les nomme les

    sophistes . Il y aurait donc bien un dnominateur commun qui les runit au-del du

    marchandage itinrant de leur savoir faire discursif. Mais la diversit de leurs

    champs daction nous incite rejoindre le propos du Colloque de Cerisy, qui sest

    rassembl autour des positions de la sophistique. 21

    La sophistique mergea du long procs qui modifia le rapport de lhomme au

    logos, la pense et au rel. Lesdits prsocratiques ont prpar le chemin et, la scne

    primitive de la conception de la sophistique a t, selon la thse de Cassin, le Pome

    parmniden.22 Nous pouvons interprter cette scne primitive comme

    incestueuse, cela a t dailleurs le qualificatif de Lacan pour dsigner le rapport de

    la vrit avec le rel. Le Pome de Parmnide (Sur la nature ou sur ltant) affirme

    que ltant est et que le non-tant nest pas ,23 et que seulement la premire voie,

    celle qui est , suit la vrit et mrite dtre pense.24

    Cependant le Pome portait en lui sa propre perdition : le Trait du non-tre

    de Gorgias interprte le Pome et le rduit un effet de discours. Cette sorte de

    parodie du Pome dnoue ce que la philosophie avait nou : il ny a pas de vrit du

    rel : Il nest, dit-il [Gorgias] rien ; dailleurs si cest, cest inconnaissable ;

    dailleurs si cest et si cest connaissable, ce nest pourtant pas montrable aux

    autres. 25

    Mais peut-on gnraliser lacte gorgien lensemble des sophistes ? Ils

    nont peut-tre pas tous eu la mme force dvastatrice lgard de la philosophie, en

    tout cas nous navons pas les moyens de le vrifier. Les sophistes affirment la

    suprematie du logos comme producteur dun effet-monde : lonto-logie, pour les

    sophistes, se transforme en logo-logie.26

    21 Voir Barbara Cassin (d.), Positions de la sophistique, Colloque de Cerisy, Paris, Vrin, 1986. 22 Si Parmnide, Le trait anonyme De Melisso Xenophane Gorgia, dition critique et commentaire, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1980. 23 Sur la nature ou sur ltant, La langue de ltre ?, prsent et comment par Barbara Cassin, d. bilingue, Paris, Seuil, Essais , 1998. 24 Fragment II , ibid. 25 Anonyme, Sur Gorgias (De Melisso Xenophane Gorgia), [1] 979a 12, traduction de Barbara Cassin in Si Parmnide, op. cit., p. 637-638 ; trait publi aussi dans LEffet sophistique, op. cit., p. 128. Nous empruntons lexpression vrit du rel dune intervention dAlain Badiou, intitule Formules de Ltourdit , lors dun Colloque sur Ltourdit , qui a eu lieu lcole normale supriure, novembre 2003, indit. 26 Voir Barbara Cassin, LEffet sophistique, op. cit.

  • 23

    Si le Pome posa que ltre et la pense taient indissociables,27 la logologie

    sophistique posa que ltre est seulement parce quon le dit. Et ce qui sentend dans

    ce qui est dit, pour le sophiste, repose uniquement sur le champ phonique ou

    acoustique : entendre ne signifie plus comprendre ce quon entend ; il ne sagit plus

    dattribuer au signe un signifi, soit-il physei ou thesei. 28

    Avec Descartes nat le sujet moderne de la science, qui prpare la voie de

    Freud et de linconscient, que nous allons aborder maintenant.

    27 Un mme est en effet la fois penser et tre (toV gaVr autoV ejstivn te kaiV ein^ai), Parmnide, Fragment III , in Sur la nature ou sur ltant, op. cit. 28 Carmen L. Magalhes Paes, Grgias : o ser e a linguagem , in Classica, Suplemento I, Belo Horizonte, SBEC, 1992, p. 44.

  • 24

    2.1. Quelques considrations sur le mot inconscient

    Assurment, linconscient tait prsent depuis toujours, existait, agissait, avant Freud, mais il importe de souligner que toutes les acceptions qui ont t donnes, avant Freud, de cette fonction de linconscient, nont avec linconscient de Freud rien faire. 29

    Lide de lexistence dun monde non-conscient prcde videmment la

    psychanalyse. On en trouve des traces dans les plus lointaines des expriences

    humaines. Lintrt de lhomme pour le divin ou linconnu, atteste quil a toujours

    secrtement souponn que sa vie ne pouvait pas tre totalement assujettie sa seule

    volont.

    Le mot inconscient fut forg avant Freud. Il surgit dans lEurope du

    XVIIIe sicle, dans diffrents pays, presque en mme temps. On saccorde dire que

    luvre de Descartes y serait pour quelque chose, bien que le philosophe nait jamais

    utilis ce mot.

    Selon Lancelot Law Whyte, la notion dinconscient se dveloppa

    graduellement durant deux sicles, de la fin du XVIIIe sicle jusqu laube du XIXe.

    Lapparition de mots qui exprimaient la conscience et/ou la conscience de soi se

    produit dabord dans les langues anglaise et allemande, au XVIIe sicle :

    En anglais, conscious au sens de intrieurement perceptible ou connu apparat pour la premire fois en 1620 [avant Descartes], consciousness , cest--dire ltat dtre conscient en 1678, et self-consciousness ou conscience de ses propres penses, etc. en 1690. En allemand, on rencontre les termes quivalents au mme moment, bien quil soit plus difficile de les dater avec prcision ; en franais, les termes correspondants sont apparus sensiblement plus tard. 30

    Pour ce qui est du mot inconscient, daprs les tudes faites par Whyte, on

    admet que les termes Unbewusstsein et bewusstlos, dans un sens proche de lactuel,

    29 Jacques Lacan, Le Sminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], texte tabli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 115. 30 Lancelot Law Whyte, LInconscient avant Freud, traduit de lamricain par Janine Morche, Paris, Payot, 1971, pp. 68-69.

  • 25

    auraient t employs pour la premire fois par Ernst Platner en 1776.31 Ces termes,

    ainsi que dautres analogues, ont t vulgariss par Goethe, Schiller et Schelling

    entre 1780 et 1820. Le mot unconscious employ comme adjectif (dans le mme

    sens) apparat en anglais en 1751, et se rencontre plus frquemment aprs 1800, dans

    les crits de Wordsworth et Coleridge par exemple. Vers 1850, ladjectif et le

    substantif taient couramment utiliss en Allemagne, et leur emploi tait

    moyennement frquent en Angleterre. 32 En contrepartie, en France, le mot

    inconscient ne fut utilis quautour de 1850, et essentiellement pour traduire les

    termes allemands. Selon Whyte : Un dictionnaire franais, publi en 1862,

    comporte le mot inconscient, mais trs rarement employ, dit-il, et le Dictionnaire

    de lAcadmie franaise, qui en consacre lusage, na admis ce mot quen 1878.

    cet gard, le franais tait en retard dun demi-sicle sur lallemand et langlais. 33

    Whyte vrifia que lide de processus mentaux inconscients tait, pour

    nombre de ses aspects, une ide concevable autour de 1700, une ide dactualit

    autour de 1800, et une ide devenue oprante autour de 1900, grce aux efforts et

    limagination dun grand nombre dindividus dont les intrts taient divers et qui

    taient originaires de nombreux pays. 34 On observe ainsi que ce long priple de

    linconscient sachve exactement au moment o Sigmund Freud publiait la

    Traumdeutung, en 1900, dont le chapitre VII nous prsente la premire version

    mtapsychologique du concept psychanalytique dinconscient.

    Linconscient psychanalytique se situe ainsi la fin dune longue priode

    dlaboration :

    les recherches permettent dtablir que plus dune cinquantaine dauteurs, en ne comptant que lAllemagne, lAngleterre et la France, auteurs dont les uvres sont facilement accessibles, ont contribu pendant deux cents ans de 1680 1880 crer un climat de pense favorable lide desprit inconscient ; beaucoup dentre eux ont fait des tudes introspectives mthodiques, des expriences de laboratoire, et ont

    31 Ernst Platner, philosophe, mdecin et anthropologue, n en 1744 Leipzig, crivit entre autres, Philosophischen Aphorismen [1776-82] et influena quelques reprsentants du Romantisme allemand, spcialement Johan Karl Wezel et le jeune Schiller. Apud Raimund Bezold, in Walther Killy (dir.), Literatur Lexikon. Autoren und Werke deutscher Sprache, Band 9, Gtersloh/Mnchen, Bertelsmann Lexikon Verlag, 1999, p. 180. 32 Lancelot Law Whyte, LInconscient avant Freud, op. cit., p. 99. Soulign dans le texte. 33 Idem. 34 Ibid., p. 94. Soulign dans le texte.

  • 26

    mme song des applications cliniques de cette nouvelle ide. Au cours de ces deux sicles a t tablie lexistence de lesprit inconscient ; ce nest quau XXe sicle qua commenc la dcouverte de sa structure. 35

    35 Ibid., p. 95. Soulign dans le texte.

  • 27

    3. Linconscient freudien

    Dans le texte mtapsychologique Linconscient (1915), Freud prsente les

    caractristiques fondamentales de linconscient dans lordre suivant :

    1) Absence de contradiction (Widerpruchslosigkeit);

    2) Processus primaire (mobilit des investissements) (Primrvorgang

    [Beweglichkeit der Besetzungen]) ;

    3) Atemporalit (Zeitlosigkeit) et ;

    4) Remplacement de la ralit extrieure par la ralit psychique

    (Ersetzung der ueren Realitt durch die psychische).36

    Cette description de linconscient rvle dun seul coup lenjeu philosophique

    quimplique le champ psychanalytique. Par ce mme biais, labsence de

    contradiction ainsi que la suprmatie de la ralit psychique sur la ralit extrieure,

    propres linconscient, ouvrent la question dune affinit foncire entre

    psychanalyse et sophistique. Rien que lnumration de ces caractristiques de

    linconscient nous laisse entrevoir le coup que porte la psychanalyse la science de

    ltre en tant qutre, telle quelle fut dfinie dans le Livre Gamma de la

    Mtaphysique dAristote. Linconscient freudien se passe du principe de non-

    contradiction. Avant de passer lexamen de ces qualits, il nous faut dabord situer

    le prsent article dans lensemble du projet freudien.

    36 Sigmund Freud, Das Unbewusste [1915], in Gesammelte Werke, vol. X, op. cit., p. 286; Linconscient , in uvres compltes, vol. XIII, trad. fr. J. Altounian et al., Paris, PUF, p. 226. Soulign dans le texte.

  • 28

    3.1. Quelques considrations sur la sorcire mtapsychologie

    Il faut donc bien que la sorcire sen mle. Entendez : la sorcire mtapsychologie. Sans spculer ni thoriser pour un peu jaurais dit fantasmer mtapsychologiquement, on navance pas ici dun pas. Malheureusement les informations de la sorcire ne sont cette fois encore ni trs claires ni trs explicites. 37

    Larticle Linconscient appartient donc la mtapsychologie freudienne.

    Le terme mtapsychologie , dont lanalogie avec la mtaphysique est invitable,

    fut forg trs tt par Freud. Il lemploie pour la premire fois dans une lettre

    Wilhelm Flie date du 13 fvrier 1896 : La psychologie vrai dire

    mtapsychologie moccupe sans relche 38 Presque deux mois plus tard, le 2

    avril, il lui crit nouveau : Jespre que tu prteras aussi loreille quelques-unes

    de mes questions mtapsychologiques [] Jeune homme, je navais dautre passion

    que celle de la connaissance philosophique et je suis prsent sur le point de

    laccomplir en passant de la mdecine la psychologie. 39

    Nous sommes ici dans la priode de gestation de la psychanalyse, antrieure

    la publication de la Traumdeutung (1900), et on voit bien comment la

    mtapsychologie est identifie lorigine comme lexpression de son projet

    philosophique par le jeune Freud. 40 La relation entre les exigences scientifiques du

    mdecin41 et le songe philosophique de sa jeunesse savre pour lui conflictuelle,

    37 Sigmund Freud, Die endliche und die unendliche Analyse [1937], in Gesammelte Werke, vol. XVI, op. cit., 1999, p. 69; Lanalyse avec fin et lanalyse sans fin , in Rsultats, ides, problmes, vol. II, traduction par Janine Altounian et al., Paris, PUF, 1985, p. 240. 38 Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Flie (1887-1904), ungekrzte Ausgabe, Jeffrey Moussaieff Masson (hrg), deutsche Fassung von Michael Schrter, 2 d., Francfort, S. Fischer Verlag, 1999, p. 181; Lettres Wilhelm Flie, (1887-1904), traduit de lallemand par Franoise Kahn et Franois Robert, Paris, PUF, 2006, p. 222. Soulign dans loriginal. 39 Ibid., p. 190 ; d. fr., ibid., p. 233. Soulign dans loriginal. Traduction modifie. 40 Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, Quadrige , 1995, p. 116. 41 Le 10 mars 1898, lorsque Freud est en train de finir son livre sur Linterprtation du rve , il crit : Il me semble quavec la thorie de laccomplissement de dsir [Theorie der Wunscherfllung], seule la solution psychologique serait donne, non la solution biologique, ou pour mieux dire, mtapsychique. Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Flie (1887-1904), op. cit., p. 329 ; d. fr. op. cit., p. 384. Traduction modifie

  • 29

    comme le montre une lettre du 17 dcembre de la mme anne : Bien loin derrire

    se trouve mon enfant idal, enfant de mes peines (mein Ideal und Schmerzenskind),

    la mtapsychologie. 42 Le projet mtaphysique reste cependant pistolaire et adress

    exclusivement son ami Flie, qui Freud confie ses propos les plus intimes.

    Le terme mtapsychologie napparat dans un texte publi quen 1901, une

    seule fois, notamment dans le dernier chapitre de La psychopathologie de la vie

    quotidienne.43 Quatorze ans de silence suivent cette parution. Cest en pleine

    Premire Guerre mondiale, que Freud commena soccuper effectivement de son

    projet mtapsychologique. Il avait 60 ans et pensait, superstitieusement, quil navait

    que quelques annes de vie devant lui. Il avoue donc Ernest Jones et quelques

    autres disciples, parmi lesquels Karl Jung, quil tait en gestation dune grande

    synthse qui devait regrouper les concepts psychanalytiques les plus importants.44

    La srie des essais mtapsychologiques de Freud fut crite, telle que nous la

    connaissons, en seulement six semaines ! Comme le remarque Assoun, lintensit du

    travail de Freud ce moment-l indique combien ce projet avait dj t mri par le

    psychanalyste. Il y a, nous semble-t-il, deux temps dans le projet mtapsychologique

    de Freud : lun, li un dessein spculatif de jeunesse ; lautre, comme nous le

    verrons par la suite, qui rpond un souci pistmique, voire mthodologique.45

    42 Ibid., p. 228 ; d. fr., ibid., p. 276. Les traducteurs observent, en note de bas de page, que lexpression mein Ideal und Schmerzenskind siginifie, littralement: mon enfant idal et de douleur . Idem, note 3. 43 Ce court passage reste cependant trs important, parce que cest le seul o lenjeu entre mtaphysique et mtapsychologie est explicite, o la psychologie de linconscient doit convertir la mtaphysique en mtapsychologie (die Metaphysik in Metapsychologie umzusetzen). Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagslebens [1901], in Gesammelte Werke, Band IV, op. cit., p. 288. Il faudrait videmment prciser ce quentend Freud ici par mtaphysique, notamment le recours humain lexplication de phnomnes psychiques inconscients par des conceptions mythologiques du monde et/ou des ralits suprasensibles. cet gard, souligne Assoun : La mtaphysique subit donc une rduction de sa prtention la transcendance : elle nest plus que le langage, en un autre code, du message psychologique Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., p. 120. 44 Lettre Karl Jung, 12 fvrier 1911, apud Ernest Jones, La Vie et luvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 d., traduit de langlais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, p. 197. Le projet initial devait contenir douze articles, qui devraient tre publis en un seul volume, aprs la guerre. Il en a dailleurs cogit aux titres suivants : Zur Vorbereitung der Metapsychologie (Introduction la mtapsychologie) ; Abhandlungen zur Vorbereitung der Metapsychologie (Essais prparatoires la mtapsychologie) et bersicht der bertragungsneurosen (tude gnrale des nvroses de transfert). Ernest Jones, La Vie et luvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 d., traduit de langlais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, p. 197. 45 Voir Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., pp. 126-128.

  • 30

    Des douze articles qui composaient son projet initial, Freud en a crit et

    publi cinq : Pulsions et destins des pulsions (Triebe und Triebschicksale) ; Le

    refoulement (Die Verdrngung) ; Linconscient (Das Unbewute) ;

    Complment mtapsychologique la doctrine du rve (Metapsychologische

    Ergnzung zur Traumlehre ) et Deuil et mlancolie (Trauer und Melancholie).46

    Encore six semaines de travail incessant, et Freud finit dcrire les sept articles qui

    manquaient son projet initial. Ces textes, cependant, ne seront jamais publis. Ils

    furent probablement dtruits par Freud lui-mme.47

    De l enfant de douleur (Schmerzenskind) la sorcire (die Hexe),

    luvre mtapsychologique de Freud tmoigne, jusqu la fin de sa vie, de ses

    embarras avec ce projet. Comme lindique Assoun, tout se passe comme si la

    46 Voir Ernest Jones, La Vie et luvre de Sigmund Freud, vol. II, 4 d., traduit de langlais par Anne Berman, Paris, PUF, 1988, pp. 197-198. 47 lexception dun seul. En 1983, lorsque lditrice de Freud, Ilse Grubrich-Simitis, se rendait Londres pour prparer la publication de la correspondance du fondateur de la psychanalyse avec Sndor Ferenczi, elle a dcouvert un texte de Freud adress lami et dans lequel il se rfrait larticle contenu dans ce manuscrit, bersicht der bertragungsneurosen , comme le douzime article de sa mtapsychologie. Cet article a t finalement publi en 1985. On vient dajouter lensemble de ces articles un autre, rdig en 1914, intitul Zur Einfhrung des Narzimus (Pour introduire le narcissisme), Ernest Jones, La Vie et luvre de Sigmund Freud, vol. II, op. cit., pp. 198-199. Dans deux de ses lettres Lou Andreas-Salom, Freud lui dit quil aimerait encore retravailler lensemble des articles et se montre relativement pessimiste par rapport leur parution. Le 9 novembre 1915, il lui crit: Le nouveau recueil, duquel Linconscient va paratre maintenant dans la Zeitschrift, ny sera pas, comme vous lavez justement suppos, continu. Mais je ne sais si, pour autant, le livre verra plus tt le jour de la publication. Je veux le faire prcder par les confrences et me laisser le loisir dune rdaction dfinitive de quelques-unes des tudes. Tous ces ouvrages souffrent dune carence de bonne humeur et de sa fonction dauto-insensibilisation (Die neue Sammlung, von der jetzt das Ubw in der Zeitsch[rift] erscheint, wird, wie Sie richtig vermuten, dort nicht fortgesetzt werden. Ich wei aber nicht, ob das Buch das Licht der ffentlichkeit darum frher erblicken kann. Ich will die Vorlesungen voranschikken und mir zur endgiltigen Redaktion einiger der 12 Aufstze Zeit lassen. All diese Arbeiten leiden unter dem Mangel an froher Stimmung und an ihrer Funktion zur Selbstbetubung). Sigmund Freud et Lou Andreas-Salom, Briefwechsel, Herausgegeben von Ernst Pfeiffer, Francfort, S. Fischer Verlag, 1966, p. 39; Lou Andreas-Salom, Correspondance avec Sigmund Freud, traduit par Lily Jumel, avant-propos et notes dErnst Pfeiffer, Paris, Gallimard, 1970, p. 47. La traduction franaise avait omis le nombre dtudes envisages par Freud, , mentionn dans loriginal allemand. Dans une autre lettre, du 25 mai 1916, Freud se montre toujours pessimiste par rapport la publication de ces articles, et il ajoute dailleurs, que leur contenu ne lui apporterait rien de neuf : Mon livre, qui comportera douze de ces tudes, ne pourra pas tre imprim avant la fin de la guerre. Qui sait combien de temps aprs cette date ardemment guette ! La dure dune vie est incalculable et je voudrais quand mme avoir lu votre ouvrage. Mais si cest mes confrences que vous faites allusion, vous ny trouveriez rien qui soit nouveau pour vous (Mein aus 12 solchen Aufstzen bestehendes Buch kann nicht vor Kriegsende gedruckt werden. Wer wei auch, um wieviel nach diesem sehnlich erwarteten Termin. Lebensdauern sind unberechenbar, und ich mchte es doch noch gerne gelesen haben. Wenn Sie aber meine >Vorlesungen< meinen sollten, die enthalten absolut nichts, was Ihnen etwas Neues sagen knnte). Ibid., p. 50. Soulign dans le texte; trad. fr. p. 60.

  • 31

    mtapsychologie, originairement vcue par Freud, comme lindiquent ses lettres

    Flie, comme un rinvestissement du projet philosophique originaire, stait

    redfinie, avec lmergence de la pratique psychanalytique (au tournant du sicle) et

    technicise corrlativement [] pour se convertir finalement en rquisit

    pistmologique ce qui est consomm avec les essais de 1915. 48

    3.2. Larticle Linconscient

    [] les mots font la chose, la chose freudienne, la crachose freudienne. Mais cest justement linadquation des mots aux choses que nous avons affaire. 49

    Malgr des vertus didactiques avres et un style littraire qui lui valut le Prix

    Goethe, le lecteur de Freud stonne du fait quune laboration si condense comme

    celle propose dans article Linconscient ne soit pas suivie dun plus large

    dveloppement.

    Que dit Freud dans cet article ? Il lintroduit, comme lobserve Luiz Alfredo

    Garcia-Roza, en situant linconscient psychanalytique de faon ngative , cest--

    dire, en marquant ce quil nest pas. Effort ncessaire pour vider le concept de toute

    vision romantique quil aurait pu conserver. Il le distingue galement de certaines

    conceptions de la psychologie, qui pouvaient aller mme jusqu admettre des degrs

    diffrents de conscience, voire des tats de conscience inconscients. 50

    La psychanalyse se diffrencie de la psychologie de la conscience

    descriptive [von der deskriptiven Bewutseinspsychologie] , selon Freud, parce

    quelle prsente une conception dynamique des processus animiques [dynamische

    48 Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, op. cit., p. 127. 49 Une pratique de bavardage , sminaire du 15/11/1977, Le Moment de conclure, indit. Publi in Ornicar ?, n 19, automne 1979, p. 7. Soulign dans loriginal. 50 Luiz Alfredo Garcia-Roza, Introduo Metapsicologia freudiana, Vol. 3 : Artigos de metapsicologia , 5 ed., Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 2002, p. 210. Cest le cas, par exemple, des petites perceptions, de Leibniz, de la frange de la conscience de William James, des reprsentations inconscientes, de Herbart.

  • 32

    Auffassung der seelischen Vorgnge]. 51 Ce qui caractrise la nouveaut de la

    mtapsychologie freudienne, cest notamment la prsentation dun appareil

    psychique conu en trois dimensions : Je propose quon parle dune prsentation

    mtapsychologique lorsque nous russissons dcrire un processus psychique

    [psychischer Vorgang] selon ses relations dynamiques, topiques et conomiques. 52

    Le niveau dynamique comprenant le rapport existant entre les trois instances

    psychiques : inconscient prconscient conscient ; le topique, celui qui conoit ces

    instances comme des lieux psychiques et, lconomique, celui qui sefforce de

    suivre les destins des grandeurs dexcitation et de parvenir une valuation au moins

    relative de celles-ci. 53

    Cest aussi le concept de refoulement (Verdrngung) qui distingue

    linconscient freudien dautres thories qui lont prcd. Freud lui consacre

    dailleurs, un de ses articles mtapsychologiques. Mais linconscient, dit-il, ne se

    rsume pas au refoulement : Linconscient comprend, dune part, des actes qui sont

    simplement latents, temporairement inconscients, mais qui, par ailleurs, ne se

    diffrencient en rien des actes conscients, et, dautre part, des processus comme les

    processus refouls, qui, sils devenaient conscients, ne pourraient que trancher de la

    faon la plus criante sur le reste des processus conscients [sich von den brigen

    bewuten aufs grelleste abheben mten] 54

    Une bonne moiti de cet article est consacre ainsi lexamen du

    fonctionnement de lappareil psychique (psychisches Apparat), compos de trois

    systmes, inconscient (Ics), prconscient (Pcs) et conscient (Cs), et de linteraction

    existante entre eux. Ce nest quau chapitre V, intitul Les particularits du

    systme Ics (Die besonderen Eigenschaften des Systems Ubw), que Freud nous

    prsente les caractristiques fondamentales de linconscient cites plus haut et qui

    intressent particulirement notre recherche.

    51 Sigmund Freud, Das Unbewusste [1915], in Gesammelte Werke, vol. X, op. cit., p. 272 ; Linconscient , in uvres compltes, vol. XIII, op. cit., p. 213. 52 Ibid., p. 281 ; trad. fr., p. 221. 53 Ibid., p. 280 ; trad. fr., pp. 220-221. On voit bien ici la proccupation pistmique et mthodologique de Freud par rapport lobjet de la psychanalyse, qui se caractrise dtre heuristique. 54 Ibid., pp. 270-271 ; trad. fr., p. 211.

  • 33

    3.2.1. Labsence de contradiction (Widerspruchslosigkeit)

    Le terme Widerspruchslosigkeit nest utilis par Freud quune seule fois,

    notamment dans le passage de Linconscient que nous avons mentionn. Il ne le

    dveloppe pas davantage. Pour comprendre mieux ce que Freud avait en vue

    lorsquil parlait dabsence de contradiction, nous devons nous reporter la

    Traumdeutung, o il commena laborer les mcanismes inconscients. Le rve,

    nous dit-il, ne comporte ni lalternative du genre ouou (entweder oder), ni

    les catgories dopposition (Gegensatz) et de contradiction (Widerspruch).55

    Cependant, dans larticle Linconscient , Freud nexplore pas ce

    phnomne partir de sa porte logico-philosophique (du point de vue langagier),

    mais plutt pulsionnel.56 Daprs lui, le noyau du systme Ics est compos de

    reprsentants des pulsions (Triebreprsentanzen), qui veulent se dcharger de

    leurs motions de dsir (Wunschregungen). Il dit : Ces motions pulsionnelles

    [Triebregungen] sont coordonnes les unes aux autres, existent sans tre influences

    les unes ct des autres, ne se contredisent pas les unes les autres [widersprechen

    einander nicht]. 57 Lorsque deux dsirs apparemment incompatibles sont actifs en

    mme temps et que leurs buts paraissent inconciliables, ils tabliront un compromis.

    Freud ajoute : Il ny a, dans ce systme [Ics], pas de ngation [keine Negation], pas

    de doute [keinen Zweifel], pas de degrs de certitude [keine Grade von

    Sicherheit]. 58 Ces catgories rsultent de la censure, et la ngation nest quun

    substitut du refoulement (ein Ersatz der Verdrngung), mais un niveau plus

    lev.59

    Freud nexplore pas la porte philosophique de ce quil affirme, exception

    faite de latemporalit. Il nous parat pourtant possible dexpliciter la notion

    freudienne de labsence de contradiction dans linconscient par le biais de son

    laboration autour de la ngation. Ds la Traumdeutung, Freud lie les catgories

    dopposition (Gegensatz) et de contradiction (Widerspruch) avec linexistence de la

    55 Voir Die Traumdeutung [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II-III, pp. 321 et 323. 56 Nous laissons ici de ct la lecture lacanienne concernant une suppose grammaire pulsionnelle , quil a repre chez Freud. 57 Das Unbewusste [1915], op. cit., p. 285; trad. fr., p. 225. Nous soulignons. 58 Idem. 59 Idem.

  • 34

    ngation dans linconscient. Dans le rve, nous dit-il, le non (das Nein) semble

    ne pas exister.60

    En 1925, dans un article intitul La dngation (Die Verneinung), Freud

    dveloppe davantage le problme de la ngation.61 Dans ce texte, court et

    extrmement dense, il part dexemples extraits de la vie courante pour rendre visible

    la manire dont se manifeste la dngation . Par exemple : un analysant dit son

    analyste : vous allez sans doute penser que je veux vous dire quelque chose

    doffensant, mais ce nest rellement pas mon intention. Freud voit dans cette

    affirmation le rejet mme de lide venue lanalysant de vouloir loffenser. Ou

    encore lexemple de lanalyste qui demande lanalysant qui pourrait tre cette

    personne dans votre rve ? et celui-ci qui rpond : ce nest pas ma mre ! Cela

    permet lanalyste de conclure quil sagit donc bien de la mre.62

    Comme lobserve Jean Hyppolite commentant cet article, ce que Freud tire de

    ces anecdotes , est dune porte philosophique prodigieuse : il sagit de

    prsenter son tre sur le mode de ne ltre pas. 63 Cette sorte dAufhebung du

    refoulement nest pas pour autant lacceptation du refoul. La dngation permet

    ainsi la persistance du refoulement, sous la forme de la non-acceptation du refoul

    (keine Annahme des Verdrngten), puisquun contenu de reprsentation ou de

    pense refouls ne peut pntrer dans la conscience qu la condition de se

    dnier. 64 Selon Hyppolite, si le refoulement nest pas lev (aufgehoben) avec la

    dngation, cest parce que celle-ci consiste en une ngation de la ngation , ce

    qui quivaut une affirmation intellectuelle .65

    Pour essayer de rendre compte du processus par lequel la dngation

    sinstaure dans le psychisme, Freud construit une articulation qualifie par Hyppolite

    de mythique - prenons mythique au sens lacanien, ce qui tente de donner forme

    pique ce qui opre dans la structure. 66 La fonction de jugement

    (Urteilsfunktion), dit Freud, consiste vrifier lexistence relle (reale Existenz)

    60 Die Traumdeutung [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II-III, p. 323. 61 Die Verneinung [1925], in ibid., vol. XIV, pp. 11-15. 62 Ibid., trad. fr., p. 11. 63 Jean Hyppolite, Commentaire parl sur la Verneinung de Freud , in Jacques Lacan, crits, op. cit., p. 881. 64 Die Verneinung [1925], op. cit., p. 12. Nous traduisons. 65 Jean Hyppolite, op. cit., p. 882. 66 Tlvision [1973], in Autres crits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.

  • 35

    dune chose reprsente. Il sagit-l de lintrt du moi-rel (Real-Ich), qui se

    dveloppe partir du moi-plaisir (Lust-Ich). Linstauration des deux fonctions de

    jugement (dattribution et dexistence) comprend donc deux temps : le premier, dans

    lequel le moi-plaisir dcide si une chose perue doit ou non tre accepte dans le

    moi (ins Ich) et, le deuxime, si quelque chose prsente dans le moi comme

    reprsentation (als Vorstellung) peut tre retrouve (wiedergefunden) dans la

    perception, notamment dans la ralit (Realitt). Il est donc question du dedans

    (Innen) et du dehors (Auen). Les reprsentations, subjectives, sont seulement

    dedans, tandis que les autres, relles, sont aussi dehors.67 Au dpart, lexistence de la

    reprsentation est une caution pour la ralit de ce qui a t reprsent. Cela mne

    Freud affirmer que lopposition entre le subjectif et lobjectif nexiste pas ds le

    dbut. Dans la preuve de ralit (Realittsprfung), le plus important ce nest

    pas de trouver dans la perception relle un objet correspondant lobjet reprsent

    (adequatio rei et intelectus), mais de le retrouver (wiederzufinden). La condition

    dinstauration de la preuve de ralit , cest que les objets (Objekte) qui avaient

    originellement procur de la satisfaction relle (reale Befriedigung), aient t perdus

    (verloren gegangen sind).68

    Laffirmation (die Bejahung) est, daprs Freud, lquivalent de

    lunification (Ersatz der Vereinigung), tandis que la ngation (dngation) fait suite

    lexpulsion (Nachfolge der Ausstoung).69 Laccomplissement de la fonction de

    jugement, dit Freud, nest rendu possible que par la cration du symbole de la

    dngation (die Schpfung des Verneinungssymbols).70 Cest ce qui permet, selon

    lui, un premier degr dindpendance lgard du refoulement. Par lintermdiaire

    de la ngation , comme lexprime Hyppolite :

    tout le refoul peut nouveau tre repris et rutilis dans une espce de suspension, et quen quelque sorte au lieu dtre sous la domination des instincts dattraction et dexpulsion, il peut se produire une marge de la pense, une apparition de ltre sous la forme de ne ltre pas, qui se produit avec la dngation, cest--dire o le symbole de la ngation est rattach lattitude concrte de la dngation. 71

    67 Die Verneinung [1925], op. cit., p. 13. 68 Ibid., p. 14. 69 Ibid., p. 15. 70 Idem. Nous traduisons. 71 Jean Hyppolite, op. cit, p. 886. Nous soulignons.

  • 36

    Selon Hyppolite encore, il faut voir dans la dngation une attitude concrte

    lorigine du symbole explicite de la ngation, lequel symbole explicite rend seul

    possible quelque chose qui soit comme lutilisation de linconscient, tout en

    maintenant le refoul. 72

    Freud sest expliqu ainsi labsence de ngation dans linconscient : ce nest

    que la reconnaissance de linconscient du ct du moi , mais qui sexprime dans

    une formule ngative. 73

    Il nous semble ainsi que laffirmation freudienne de labsence de

    contradiction dans linconscient demeure lie la problmatique de la ngation. Mais

    il a fallu attendre Lacan pour que cette affirmation acquire un nouveau ressort

    logique :

    cette vrit assurment premire, que linconscient ne connat pas la contradiction [] ceci a eu pour consquence que les psychanalystes, partir de ce moment-l, se sont crus en vacances [] lendroit de la contradiction, et quils ont cru que du mme coup cela leur permettrait eux-mmes de nen rien connatre, cest--dire de ny sintresser aucun degr. Cest une consquence manifestement abusive. Ce nest pas parce que linconscient, mme si ctait vrai, ne connatrait pas la contradiction que les psychanalystes nont pas connatre, ne serait-ce que pour savoir pourquoi il ne la connat pas, par exemple ! 74

    3.2.2. Le processus primaire (Primrvorgang)

    Une reprsentation inconsciente peut passer, grce aux processus de

    dplacement (Verschiebung) et de condensation (Verdichtung), une autre

    reprsentation toute sa charge dinvestissement.75 Ces deux oprations constituent le

    processus psychique primaire (psychischen Primrvorganges).76 On observe que

    le processus psychique primaire, auquel sont soumis les reprsentants pulsionnels,

    obit aux mmes lois que celles du langage. Telle est la relecture de Lacan, qui fait

    72 Ibid., p. 887. 73 Die Verneinung [1925], op. cit., p. 15. Traduction de Jean Hyppolite. 74 Jacques Lacan, Le Sminaire, Livre XV, Lacte psychanalytique [1967-1968], sance du 6 mars 1968, indit. Le doute que Lacan met ici sur la non-contradiction de linconscient ( mme si ctait vrai ) annonce moins une mise en question de ce principe, que le besoin de lapprofondir, ce quil fait dans cette mme sanc et dans les annes suivantes. Nous laborderons plus loin. 75 Sigmund Freud, Linconscient [1915], op. cit., pp. 285-286 ; trad. fr., pp. 225-226. 76 Ibid., p. 286 ; trad. fr., p. 226.

  • 37

    quivaloir les deux oprations du processus psychique primaire, dplacement et

    condensation, la mtonymie et la mtaphore, respectivement. Nous pousserons

    plus loin lanalyse de ce point dans le chapitre suivant, mais nous pouvons dj

    apercevoir dans la mtapsychologie freudienne ce qui permet Lacan de postuler

    que linconscient est structur comme un langage . Dans le Sminaire VII, sur

    Lthique de la psychanalyse , il dit :

    Par l, le monde de la Vorstellung est dj organis selon les possibilits du signifiant comme tel. Dj au niveau de linconscient, cela sorganise selon des lois qui ne sont pas forcment, Freud la bien dit, les lois de la contradiction, ni celles de la grammaire, mais les lois de la condensation et du dplacement, celles que jappelle pour vous les lois de la mtaphore et de la mtonymie. 77

    Dans Linconscient , Freud parat se trouver dans un certain embarras. Il a

    du mal rendre compte de ce qui se passe entre les reprsentations de mot

    (Wortvorstellungen) et les reprsentations de chose (Sachvorstellungen), et cela

    parce quil parat convaincu que les Wortvorstellungen sont plutt une prrogative du

    systme prconscient, puisque les reprsentations de mots impliquent une dimension

    temporelle, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Pour claircir donc ce

    rapport entre Wortvorstellungen et Sachvorstellungen dans linconscient, Freud a

    recourt la psychose, o les relations entre les mots et les choses se passent

    autrement que dans la nvrose. Cest notamment avec des exemples de ce qui se

    passe dans la schizophrnie, quil a pu dvoiler ce qui se passe dans linconscient par

    rapport aux Wort et Sachvorstellungen :

    Si nous nous demandons ce qui confre la formation de substitut schizophrnique et au symptme leur caractre dconcertant, nous finissons par saisir que cest la prdominance [das berwiegen] de la relation de mot sur la relation de chose [der Wortbeziehung ber die Sachbeziehung]. [] Cest lgalit dans lexpression langagire et non la ressemblance des choses dsignes, qui a prescrit le remplacement. L o les deux mot et chose [Wort und Ding] ne se recouvrent pas, la formation de substitut schizophrnique dvie par rapport celle des nvroses de transfert. 78

    77 Jacques Lacan, Le Sminaire, Livre VII, Lthique de la psychanalyse [1959-60], texte tabli par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 76. 78 Ibid., pp. 299-300 ; trad. fr., p. 239.

  • 38

    Le phnomne schizophrne nous prsente ainsi une sorte de rification du

    langage, comme le montre lexemple que Freud emprunta Viktor Tausk. Celui-ci

    relata le cas dune jeune fille schizophrne qui se plaignait, aprs une dispute avec

    son amoureux, que ses yeux ntaient pas droits (richtig), quils taient

    lenvers (verdreht). Elle reprocha son bien-aim, quelle ne pouvait pas

    comprendre, quil tait un hypocrite, un renverseur des yeux [ein

    Augenverdreher] ; il lui avait mis les yeux lenvers, maintenant elle a les yeux

    lenvers, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec dautres

    yeux . Ainsi, pour ce sujet, dit Freud, la relation lorgane (lil) sest arrog la

    vicariance du contenu tout entier. La parole schizophrnique a ici un trait

    hypocondriaque, elle est devenue langage dorgane [Organsprache]. 79 Nous

    examinerons la question du langage dans la psychose dans lAnnexe II.

    Lembarras de Freud retrouve ainsi le dbut du De linterprtation,

    dAristote : les Wortvorstellungen seraient, dune certaine faon, des symboles des

    affections de lme (tw~n ejn th~/ yuch~/ paqhmavtwn suvmbola) 80. Mais, pour le

    Stagirite, les tats de lme sont identiques chez tous, comme sont identiques aussi

    les choses dont ces tats sont des images (taujtaV pa~si paqhvmata th~" yuch~", kaiV

    w%n tau~ta oJmoiwvmata, pravgmata h[dh taujtav). 81 La conception aristotlicienne

    prsupposerait donc que les Sachvorstellungen seraient identiques pour tous les

    sujets. Cela ne va pas de soi pour la psychanalyse, qui pose que la caractristique de

    linconscient est de substituer la ralit psychique la ralit extrieure, comme nous

    le verrons plus loin.

    79 Ibid., pp. 296-297 ; trad. fr., p. 236. 80 Aristote, De linterprtation , 16a 4-5, in Organon I, traduction et notes par J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1977. 81 Ibid., 16a 7-9.

  • 39

    3.2.3. Latemporalit (Zeitlosigkeit)

    Das Unbewute ist berhaupt zeitlos. 82

    Latemporalit (Zeitlosigkeit) est la troisime des caractristiques du systme

    inconscient dcrit par Freud.83 Il affirme que les processus du systme Ics sont

    atemporels (zeitlos), ce qui veut dire quils ne sont pas ordonns temporellement

    [sie sind nicht zeitlich geordnet], ne se voient pas modifis par le temps qui scoule

    [werden durch die verlaufende Zeit nicht abgendert], nont absolument aucune

    relation au temps [haben berhaupt keine Beziehung zur Zeit]. 84 Le rapport au

    temps, ajoute-t-il, est li au travail du systme conscient.85

    Malgr la parution relativement tardive du corpus mtapsychologique, Freud

    ne cesse pas de signaler la non-action du temps sur linconscient, et ce ds

    Linterprtation du rve (1900). Ainsi, le dernier paragraphe de la Traumdeutung

    avance dj, indirectement, latemporalit de linconscient, en affirmant le caractre

    indestructible du dsir inconscient :

    Et la valeur du rve pour la connaissance de lavenir ? Il ne faut naturellement pas y penser. On aimerait mettre la place : pour la connaissance du pass. Car cest du pass quest issu le rve, dans tous les sens de cette phrase. Certes, lancienne croyance que le rve nous montre lavenir nest pas entirement dpourvue dune teneur en vrit. En nous reprsentant un souhait [Wunsch] comme accompli, le rve nous mne, il est vrai, vers lavenir ; mais cet avenir, considr par le rveur comme prsent, se trouve model par lindestructible dsir en limage mme de ce pass [durch den unzerstrbaren Wunsch zum Ebenbild jener Vergangenheit gestaltet]. 86

    82 Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagslebens [1901], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. IV, p. 305, note 1. Nous soulignons. 83 Rcapitulons : absence de contradiction, processus primaire (mobilit des investissements), atemporalit et remplacement de la ralit extrieure par la ralit psychique sont les caractres que nous pouvons nous attendre trouver dans les processus appartenant au systme Ics. Sigmund Freud, Das Unbewute [1915], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. X, p. 286 ; Linconscient , op. cit., p. 226. Nous soulignons. 84 Idem ; idem. 85 Dans la premire dition de ce texte, celle de 1915, Freud reliait la relation temporelle au systme Pcs, ce quil modifie par le Cs. 86 Sigmund Freud, Die Traumdeutung [1900], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. II/III, p. 626 ; Linterprtation du rve , in uvres compltes, vol. IV, trad. fr. Janine Altounian et al., Paris, PUF, 2003, pp. 676-677. Traduction modifie. Nous prefrons traduire le terme allemand Wunsch par

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    Pour Freud, la conviction quil y a antinomie entre reprsentation

    temporelle (Zeitvorstellung) et inconscient ne fait que crotre avec son exprience

    clinique. Quinze ans aprs la publication de Linterprtation du rve , Freud

    raffirme que le processus inconscient, les refoulements, ne pouvaient tre ordonns

    temporellement, ni ptir de laction du temps. Toute reprsentation temporelle y

    tant exclue.87

    Lobservation des formations de linconscient (rves, symptmes, actes

    manqus et mots desprit) montra Freud que, pour linconscient, le temps ne

    compte pas. Linconscient na pas dge ou, pour tre plus prcis cliniquement, il

    vaudrait mieux dire quil reste toujours infantile. Les rves ne vieillissent pas, cest

    une vrification la porte de chacun. Dans une note de bas de page de la

    Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), il crit : On peut constater dans

    les traces de souvenirs refouls, quelles nont pas subi de changements travers la

    plus grande dure. Linconscient est absolument atemporel (An den verdrngten

    Erinnerungsspuren kann man konstatieren, da sie durch die lngste Zeitdauer keine

    Vernderungen erfahren haben. Das Unbewute ist berhaupt zeitlos). 88 Dans

    Sur la dynamique du transfert (1912), lors de llaboration de ce concept partir

    de phnomnes observs dans la clinique, Freud raffirme : Les motions

    inconscientes ne veulent pas tre remmores comme la cure le souhaite, mais

    aspirent se reproduire, conformment latemporalit [entsprechend der

    Zeitlosigkeit] et la capacit hallucinatoire de linconscient. 89

    Freud se cantonne videmment au champ clinique, mais cela ne lempche

    pas pour autant de se rendre compte de ce que toutes ces assertions peuvent

    paratre trs obscures (diese Behauptungen sehr dunkel klingen),90 et de la question

    philosophique que cette ide soulve. Ainsi, dans la Leon XXXI de sa Nouvelle

    dsir et non par souhait , comme le font les traducteurs. Nous pensons que le terme souhait voque plutt une dimension consciente , et nous rservons dsir pour ce qui est de linconscient. 87 Ces remarques sur linconscient et le temps contrastent avec ce qui se passe dans le Systme W-Bw (Wahrnehmung-Bewute), cest--dire, dans le Systme Perception Conscience, sige de la reprsentation spatio-temporelle. 88 Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagslebens [1901], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. IV, p. 305, note 1. Nous traduisons. 89 Sigmund Freud Zur Dynamik der bertragung [1912], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. VIII, p. 374 ; Sur la dynamique du transfert , in uvres compltes, vol. XI, op. cit., p. 116. 90 Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips [1920], in Gesammelte Werke, op. cit., vol. XIII, p. 28 ; Au-del du principe de plaisir , in uvres compltes, vol. XV, op. cit., p. 299.

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    suite de leons dintroduction la psychanalyse , intitule La dcomposition de la

    personnalit psychique (Die Zerlegung der psychischen Persnlichkeit), de 1932,

    Freud fait allusion aux implications philosophiques de tel principe :

    Il ny a dans le a rien quon puisse assimiler la ngation [Es gibt im Es nichts, was man der Negation gleichstellen knnte], on constat