supplément le monde des livres 2013.03.29

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Roberts, la littérature à la ronde prière d’insérer Joann Sfar vampirise le roman En exclusivité, lecture et bonnes feuilles de « L’Eternel », premier roman du dessinateur- cinéaste Jean Birnbaum 7 aEssais Le Droit des animaux, de Tom Regan, un classique enfin traduit 9 aRencontre Edna O’Brien, insaisissable 2 aLa « une », suite Les bonnes feuilles du roman de Joann Sfar E n 2008, les éditions Stock fêtaient leurs 300 ans. Pour marquer cet anniversaire, Jean-Marc Roberts, le patron de la maison, fit un choix qui était bien dans son style : plutôt qu’une exposition, il voulut un spectacle vivant. Il téléphona à dix de ses auteurs pour leur demander de jouer dans La Ronde, d’Arthur Schnit- zler, pièce qui défraya la chronique dans la Vienne fin de siècle, traduite chez Stock en 1912. Des mois durant, la pe- tite troupe se livra à des improvisations : chacun rejoua par exemple la scène du « coup de fil de Jean-Marc », celle où l’éditeur vous invite à entrer dans La Ronde : « J’ai pensé à toi »… Un soir de février, donc, la représentation eut lieu au Théâtre Edouard-VII (Paris). Ce fut une fête. Au moment de saluer Roberts, qui vient de quitter la scène, voilà le souvenir qui s’impose à moi. Lui dire adieu, c’est saluer un homme qui envisageait la littérature com- me une ronde joyeuse et précaire. Lui qui vomissait les cocktails ne manquait pas une occasion d’organiser une boum. Gros son et variétés des années 1980 dissuadaient les mondains d’échanger les cancans du jour. Au milieu de la piste, l’éditeur observait le mouvement des corps, distinguant au premier coup d’œil les francs déhanche- ments des contorsions serviles. « Vous savez, en dansant, on se rend compte de pas mal de choses ! », constate le personnage de la bonne dans la pièce de Schnitzler. Roberts, qui n’a jamais cessé de servir les auteurs, n’en pensait pas moins. Avec ses jeans et ses mocassins, il menait la danse comme il éditait les livres : léger mais pas frivole, convaincu que tout cela était trop important pour être pris au sérieux. Dans son ultime récit, Deux vies valent mieux qu’une (Flammarion, 108 p., 13 ¤), Roberts raconte que son hypnotiseur lui demande de fermer les yeux et de rejoindre l’endroit de ses rêves. Le patient répond sans hésiter : une piste de danse. Oui, chez Roberts, la littérature était une danse pour tout et pour rien, une confiance accordée dans l’instant. Et peu importaient les éloignements d’un soir. L’essentiel était, et demeure, de recommencer demain. p 5 aLittérature francophone Marcel Cohen, Ananda Devi Photo d’auteur : © Mark Seliger © Yurkaimmortal/Fotolia Le meilleur Tom Wolfe depuis Le Bûcher des vanités ! 3 aTraversée Incertaines, mouvantes : trois essais sur les frontières 6 aHistoire d’un livre Roman fleuve, d’Antoine Piazza 8 aLe feuilleton Henri Roorda met Eric Chevillard en joie 4 aLittérature étrangère Dennis Lehane, Mohamed Berrada rencontre Lire la suite page 2 Une illustration de Joann Sfar. Florent Georgesco O n se demande, en com- mençant L’Eternel, son premier roman, à quoi aurait ressemblé cette histoire de sang, d’amour, de fraternité et de douteuses résurrections si Joann Sfar en avait fait une nouvelle bande dessinée. Et puis, on cesse d’y penser. Le dessinateur et scénariste du « Chat du rabbin », de « Petit Vam- pire » et de « Grand Vampire » ou de « Klezmer », pour ne citer que quel- ques-unes des séries qui lui valent de dominer aujourd’hui le neuvième art, a pleinement accompli, après un passage par le cinéma (Gainsbourg, vie héroïque), sa nouvelle métamor- phose. Ses images, désormais, il les crée à même le cerveau du lecteur. Quand, sur la mezzanine de son petit atelier, en surplomb d’une cour qu’on aperçoit à travers une porte vitrée donnant, curieusement, sur le vide, on recueille les impressions que cette expérience lui a laissées, il confie : « A 41 ans, j’ai le sentiment d’avoir trouvé l’activité qui me rend pleinement heureux. » On parlera plus tard de l’angoisse qui traverse le livre, des peurs avec lesquelles il joue, et de celles avec lesquelles il ne joue pas, du tragique qui hante, lui aussi, cette comédie noire, mais ce qu’il est urgent de dire, c’est le plaisir, c’est la décou- verte d’une liberté plus grande, d’une joie plus vive de créer. La lecture de L’Eternel rend, du reste, ce bonheur pal- pable, et il n’y a pas de meilleur moyen d’entamer une conversation à son sujet. « Je suis très enfantin quand j’écris », ajoute Joann Sfar. Il ne saurait décrire plus précisément le mélange d’émerveillement et d’angoisse que son roman suscite. Tout commence en 1917, sur le front russe. Ionas et Caïn, deux frères, juifs d’Odessa, sont pris dans un traque- nard tendu par les Allemands. Ionas meurt. Caïn, désespéré, part annoncer la nouvelle à la fiancée du jeune mort, Hiéléna, qui ne trouvera, pour se consoler, que les bras de ce frère esseulé. Mais dans son charnier, Ionas découvre qu’être mort n’empêche pas toujours de vivre : il se réveille, se met en marche, se dirige à son tour vers Odessa. Il ne sait pas ce qui se passe, ni qui il est désormais. La terreur de ceux qu’il croisera et les cadavres exsan- gues qu’il laissera sur son chemin lui ouvriront les yeux. Les morts qui se réveillent, dans le monde fantastique, se nomment des vampires. L’Eternel est le récit de cette initia- tion à l’état vampirique, la biographie d’un monstre. « J’ai perdu ma mère avant l’âge de 4 ans, raconte Joann Sfar, et on m’a fait croire qu’elle était partie en voyage et qu’elle reviendrait si j’étais sage. On comprend que pour l’enfant que j’étais l’existence des morts-vivants passait plutôt pour une bonne nouvelle. Je n’utilise pas les vam- pires pour me faire peur. Je les utilise pour me rassurer. » Aussi les a-t-il beau- coup utilisés dans ses bandes dessi- nées. Mais l’un des bonheurs que pro- cure le roman est de pouvoir passer de la fascination à la curiosité, du mythe à l’élaboration, certes non moins mythique, mais crédible, et concrète, d’une réalité. Il faut que ce qui, en vous rassurant, vous enchante ait assez de poids pour concur- rencer la vie, sans quoi l’en- chantement se dissipe. Et que faire, alors, de la vie ? L’enfance, chez Joann Sfar, est minutieuse. « J’ai une fas- cination germanique pour le sérieux, dit-il. Même mon humour est germanique. On peut abor- der les figures les plus absurdes, les parer d’attributs ridicules, mais on va les décrire sérieusement, on va les voir de près. Comment on se débrouille pour vivre, quand on est un vampire ? » Les aventures de Ionas, dans la Russie du XX e siècle, puis aux Etats-Unis, aujourd’hui, son amour sans espoir pour Hiéléna, puis celui qu’il éprouve Le livre est le récit d’une initiation à l’état de vampire, la biographie d’un monstre Cahier du « Monde » N˚ 21210 daté Vendredi 29 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

Roberts,lalittératureàlaronde

p r i è r e d ’ i n s é r e r

JoannSfarvampirisele roman

Enexclusivité, lecture et bonnesfeuillesde«L’Eternel», premierromandudessinateur- cinéaste

Jean Birnbaum

7aEssaisLe Droitdes animaux,de Tom Regan,un classiqueenfin traduit

9aRencontreEdna O’Brien,insaisissable

2aLa «une»,suiteLes bonnesfeuillesdu romande Joann Sfar

E n2008, les éditions Stock fêtaient leurs 300ans.Pourmarquer cet anniversaire, Jean-MarcRoberts,lepatronde lamaison, fit unchoixqui était bien

dans sonstyle : plutôt qu’uneexposition, il voulutunspectaclevivant. Il téléphonaàdixde ses auteurspourleurdemanderde jouerdans LaRonde,d’Arthur Schnit-zler, piècequidéfraya la chroniquedans laVienne findesiècle, traduite chez Stock en 1912.Desmoisdurant, la pe-tite troupe se livra àdes improvisations: chacun rejouapar exemple la scènedu«coupde fil de Jean-Marc», celleoù l’éditeurvous invite à entrerdans LaRonde :«J’aipenséà toi»…Unsoir de février, donc, la représentationeut lieu auThéâtreEdouard-VII (Paris). Ce futune fête.

Aumomentde saluerRoberts, qui vientdequitter lascène, voilà le souvenirqui s’imposeàmoi. Lui dire adieu,c’est saluerunhommequi envisageait la littérature com-meune ronde joyeuseetprécaire. Lui qui vomissait lescocktailsnemanquaitpasuneoccasiond’organiseruneboum.Gros sonet variétés des années 1980dissuadaientlesmondainsd’échanger les cancansdu jour. Aumilieude lapiste, l’éditeurobservait lemouvementdes corps,distinguantaupremier coupd’œil les francsdéhanche-mentsdes contorsions serviles.«Vous savez, endansant,on se rend comptedepasmal de choses!», constate lepersonnagede labonnedans lapiècedeSchnitzler.Roberts, quin’a jamais cesséde servir les auteurs, n’enpensaitpasmoins. Avec ses jeans et sesmocassins, ilmenait ladanse comme il éditait les livres: légermaispasfrivole, convaincuque tout cela était trop importantpourêtrepris au sérieux.Dans sonultime récit,Deuxviesvalentmieuxqu’une (Flammarion, 108p., 13¤), Robertsraconteque sonhypnotiseur lui demandede fermer lesyeuxetde rejoindre l’endroit de ses rêves. Lepatientrépondsanshésiter : unepistededanse.

Oui, chezRoberts, la littérature était unedansepourtout etpour rien,une confiance accordéedans l’instant. Etpeu importaient les éloignementsd’un soir. L’essentielétait, etdemeure, de recommencerdemain.p

5aLittératurefrancophoneMarcel Cohen,Ananda Devi

Photod’auteur:©MarkSeliger

©Yurkaimmortal/Fotolia

Le meilleurTom Wolfe

depuis Le Bûcherdes vanités !

3aTraverséeIncertaines,mouvantes:trois essais surles frontières

6aHistoired’un livreRoman fleuve,d’Antoine Piazza

8aLe feuilletonHenri Roordamet EricChevillarden joie

4aLittératureétrangèreDennis Lehane,MohamedBerrada

r e n c o n t r e

Lire la suite page 2

Une illustrationde Joann Sfar.

FlorentGeorgesco

On se demande, en com-mençant L’Eternel, sonpremier roman, à quoiaurait ressemblé cettehistoire de sang,d’amour, de fraternité

et de douteuses résurrections siJoann Sfar en avait fait une nouvellebande dessinée. Et puis, on cesse d’ypenser. Le dessinateur et scénaristedu «Chat du rabbin», de «Petit Vam-pire» et de «Grand Vampire» ou de«Klezmer», pour ne citer que quel-ques-unes des séries qui lui valent dedominer aujourd’hui le neuvièmeart, a pleinement accompli, après unpassage par le cinéma (Gainsbourg,vie héroïque), sa nouvelle métamor-phose. Ses images, désormais, il lescrée àmême le cerveau du lecteur.

Quand, sur la mezzanine de sonpetit atelier, en surplomb d’une courqu’on aperçoit à travers une portevitrée donnant, curieusement, sur levide, on recueille les impressions quecette expérience lui a laissées, ilconfie : «A 41 ans, j’ai le sentimentd’avoir trouvé l’activité qui me rendpleinementheureux.»Onparleraplustard de l’angoisse qui traverse le livre,des peurs avec lesquelles il joue, et decelles avec lesquelles il ne jouepas, dutragique qui hante, lui aussi, cette

comédienoire,maiscequ’il esturgentde dire, c’est le plaisir, c’est la décou-verte d’une liberté plus grande, d’unejoie plus vive de créer. La lecture deL’Eternelrend,dureste,cebonheurpal-pable,et iln’yapasdemeilleurmoyend’entamer une conversation à sonsujet. « Je suis très enfantin quandj’écris», ajoute Joann Sfar. Il ne sauraitdécrire plus précisément le mélanged’émerveillement et d’angoisse queson roman suscite.

Toutcommenceen1917, sur le frontrusse. Ionas et Caïn, deux frères, juifsd’Odessa, sont pris dans un traque-nard tendu par les Allemands. Ionasmeurt. Caïn, désespéré, part annoncerla nouvelle à la fiancée du jeunemort,Hiéléna, qui ne trouvera, pour se

consoler, que les bras de ce frèreesseulé.Mais dans son charnier, Ionasdécouvrequ’êtremortn’empêchepastoujours de vivre: il se réveille, semeten marche, se dirige à son tour versOdessa. Il ne sait pas cequi se passe,niqui il estdésormais. La terreurdeceuxqu’il croisera et les cadavres exsan-gues qu’il laissera sur son chemin luiouvriront les yeux. Les morts qui seréveillent, dans lemonde fantastique,se nommentdes vampires.

L’Eternel est le récit de cette initia-tion à l’état vampirique, la biographied’un monstre. « J’ai perdu ma mèreavant l’âge de 4 ans, raconte JoannSfar, et on m’a fait croire qu’elle étaitpartie en voyage et qu’elle reviendraitsi j’étais sage. On comprend que pourl’enfant que j’étais l’existence desmorts-vivants passait plutôt pour unebonnenouvelle. Jen’utilisepaslesvam-pires pour me faire peur. Je les utilisepourmerassurer.»Aussilesa-t-ilbeau-coup utilisés dans ses bandes dessi-nées.Mais l’un des bonheurs que pro-cure le romanestdepouvoirpasserdela fascination à la curiosité, dumytheà l’élaboration, certes non moinsmythique, mais crédible, et concrète,d’uneréalité. Il fautquecequi,envous

rassurant, vous enchante aitassez de poids pour concur-rencer la vie, sans quoi l’en-chantementsedissipe.Etquefaire, alors, de la vie?

L’enfance, chez Joann Sfar,est minutieuse. «J’ai une fas-cination germanique pour lesérieux, dit-il. Même mon

humourestgermanique.Onpeutabor-der les figures les plus absurdes, lesparer d’attributs ridicules, mais on vales décrire sérieusement, on va les voirde près. Comment on se débrouillepourvivre,quandonestunvampire?»Les aventures de Ionas, dans la Russiedu XXe siècle, puis aux Etats-Unis,aujourd’hui, son amour sans espoirpourHiéléna, puis celui qu’il éprouve

Le livre est le récit d’uneinitiation à l’état devampire, la biographied’unmonstre

Cahier du «Monde »N˚ 21210 datéVendredi 29mars 2013 - Nepeut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

1917.LecadavredeIonasgîtencoresurlechampdebataillequandHiéléna,safiancée,cèdeauxavancesdeCaïn.Puis lemortserelève.Naissanced’unvampire

L’EterneldeJoannSfar

Sousunmonticuledeneigeet decorps, le cadavred’un jeune sol-dat reprenait vie. Deux yeuxanxieux et perdus s’ouvrirentaucœurducharnier.Desdoigtsfébriles comme des pattes de

scolopendresefrayaientunchemin. Ionasvoulait comprendre où il se trouvait. Ils’aperçut de sa faiblesse extrême. Pas deterre autour de lui, mais les corps gonflésde ses compagnons. « Je ne peux pas lesdéplacer, songea-t-il. Je suis sans force.»

Caïn ouvrit la porte de la petite cham-bre qu’on lui avait attribuée. C’était unepièceattenanteàl’atelierdupère,elledon-nait sur le jardin et l’on pouvait y entrersans être vu. Hiéléna le poussa à l’inté-rieur, passa les mains sous sa chemise.Très maître de lui, Caïn l’éloigna douce-ment. Il déposa sur sa bouche un dernierbaiser et lui conseilla d’aller dormir danssa chambre.

– Pardon, c’est l’alcool, tu as raison; oh,je suis folle. (…)

Souslesdrapsetavecdélectation,Hiélé-na retira ses vêtements en répétant : « Jesuis folle.» Elle jeta tout au bas du lit. Ca-ressa ses épaules, ses joues, se recroque-villa. Elle s’amusa un moment à repro-duire sur son corps ignorant les gestes deCaïn. Ce n’était pas assez brutal, il fallaitque chaque contact fût comme un ordre.«Ouille ! Là c’est trop. Lui ne me fait pasmal. Je suis folle. Je vais dormirnue.»

Ionas ne savait rien de tout ça, pasconsciemment. Il se souvenaitvaguementde la bataille, comme s’il l’avait observéede l’extérieur. Des images sanguinairesqui semblaient arrachéesàun cauchemar.«Ou alors c’est maintenant que je rêve?»se demandait-il tandis que ses bras grelot-tants luttaient contre l’amas de chair, devêtementsetdeneigequilemaintenaitpri-sonnier. Il se sentait totalement vide. Ilavait l’impression qu’un air glacial gon-flait ses veines à la place du sang. Aucunbattementperceptibledans ses tempesousespoignets, juste ce souffle régulierqui lemaintenaitenéveiletcréaitunvideatroce.

Ionas constata avec effroi que l’odeurdes cadavres ne le dérangeait pas. Il étaitavec eux, avec la terre et les suintementsdivers, en situation d’intimité, comme sitout cela faisait partie dumêmecorps. «Jevais me rendormir et je serai ailleurs»,pensa-t-il, et il cessa de lutter. Le sommeilnevintpas. Le vide effrayantde ses veinesdéferla brusquement dans ses valves car-diaques, le faisant suffoquer. Il fallaitrépandre sur le monde cette colère et cefroidpour retrouver la paix.

Tropd’imagesparvenaient à sesgrandsyeuxmalgrél’obscuritétotaleducharnier.Il distinguait les fibres des vêtements, lesmacules, leur provenance, lesmille nuan-ces qu’affectait l’épiderme des morts, lesparasites qui nichaient dans leurs barbes.Il lui fallut bien vite fermer les paupièrespour calmer la nausée que lui causait cetrop-plein d’informations. Ce fut alors autour des autres sens de le submerger. « Jemesuisréincarnéenanimal»,pensa-t-il. Ilpouvait se figurer la forme et l’épaisseurdu tas de cadavres rien qu’en aspirant levent nocturne qui de tous côtés lui parve-nait,plusoumoinsétouffé.« J’aiunsonar!Comme les antennes hydrophones desnavires anglais! Je suis une avancée tech-nologique russe! » Et il se mit à rire. « Jesuis aumilieu d’une fourmilière haute dequatremètres, constituée en son cœur demesamis soldatsetdes chevaux, tousuni-formément grillés, le tout nappé de neige.L’humourestintact,jesuiscontent,consta-ta-t-il. Dehors, j’ai le sentiment de perce-voirdistinctementchaque flocondeneigelorsqu’il touche le sol. Tous les mouve-ments de la nuit malgré le tas de viandequim’entoure.»Ilpritconscienced’unbat-tement régulier qui n’était pas son cœur:

«Mon chevalmarche là-dehors. Il est per-du, le pauvre.»

Il percevait la chaleurde l’animal. Com-me une lumière. « Je suis un papillon denuit », tenta-t-il d’articuler, mais sesmâchoires craquèrent. Il ne se rappelaitplus qu’on lui avait cogné le visage.«Papillon», tenta-t-il à nouveau. Et desdentsbriséesdansèrentsursalangue.Ilcra-cha. «Farfalle, en italien, comme les pâtes.J’ai faim. Pardon. Pardon, pardon, par-don»,essayait-ildedireauxmortsquil’en-touraient.Ilsetortillait,effectuaitdesmou-vements de batracien. Périodiquement, illui fallait s’interrompre.Lemoindreeffortmusculaire le laissait sans force. Le chevalmarchaitd’unpasrégulier,faisantdesron-des nerveuses allant de l’orée du bois auxbords de la rivière. A chaque voyage, sespattes maigres frôlaient le tas de morts,détachant un peu de neige. Parfois il enapprochait les naseaux, agitait lentementsa lourde tête etpoursuivait sa ronde.

Une main jaillit de la masse de corps.L’animal fit un écart. Ionas dégringola ausol.Unedizainedecadavreslui tombèrentdessus. Il dansa unpeu là-dessous. Le che-val s’était éloigné. Ionas parvint à s’as-seoir. Il tenta de dire à l’étalon des parolesrassurantesmais le son qui lui sortit de lagorgenevalait guèremieuxqu’ungrince-ment de porte. Il s’écroula. Deux autrescorps que sa mémoire refusait de nom-merdégringolèrentsur lui. Lehasardde lachute l’avait mis sur le dos. Incapable dumoindremouvement, Ionas contemplaitavec ravissement les lignes ascendantesdes bouleaux qui semblaient toutesconverger vers la lune. « Je ne savais pasque la nuit pouvait aussi se décliner en

vert pistache, en blanc beurre frais et enpaillettesde savon.»Lesastres semirentàtourner.Il lui fallutfermertrèsfort lespau-pières. Le monde continuait de tournermalgrésesyeuxclos. Ilvomit.Puis ilsentitsurtoutsoncorpsdescaressesinsistantes.On le chatouillait. Comme avec d’innom-brablespinceaux. Il seditquedesdétrous-seurs de cadavres particulièrement déli-cats étaienten trainde lui faire lespoches.Et de le piquer avec des poinçons, et de luitirer les cheveux. «Combien sont-ils, cesmorveux?» se demanda-t-il, excédé. Ilouvrit les yeux et ce furent les plumes, lesbecs et les pattes insistantes de l’arméedes corbeaux. Ils le recouvraient totale-ment. Ionas parvint à porter la main à sa

ceinture. Il saisit la crosse de son revolver.La force lui manquait pour le faire jaillirdu fourreau. Les oiseaux s’affairaient surlui, prodiguantdes frôlementsetdesgrat-tements insupportables. Ionas trouval’énergie nécessaire pour actionner lagâchette. Il ressentit tout au centuple, lemécanisme,lechien, lacartouche, ladéfla-gration, une brûlure terrible sur la cuisseet le bruit apportant une excellente nou-velle : il n’était plus sourd. Les corbeauxs’envolèrent. Ionas retrouva la positionassise. Il n’avait pas le courage de partir.Commelesfousquisepelotonnentcontrele mur de leur cellule, il se blottit dans lamassedes cadavres,espérantqued’autresmacchabées auraient la faveur desoiseaux. Du haut des branches, les volati-les lui lançaientdesregardsfixes.«Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Ils ne m’ont pasmangé. Je ne leur en ai pas laissé le temps.Le jour se lève, jevaisyvoirplusclair. Jenesaispas comment j’ai survécuàça. Jeveuxvoir Hiéléna. Tout lui raconter. La guerrene sera pas terminée, bien entendu, maisj’aimerais qu’elle sache que dans cesmomentsdifficiles…»

Un cliquetis dérangeant sortit de sagorge quand il tenta de hurler. Les rayonspâles de l’aube lui cramaient la peau. Il serecroquevilla.Verslaboue.Levisageblottidans le ventre desmorts.Malgré ses vête-ments épais, c’était son dos qui brûlait àprésent.Ilsentait lafumée,lesfibrescarbo-nisées par son épiderme incandescent.Alors il entendit le vol des oiseaux noirs.Unàun, les corbeauxquittaientleurbran-che et volaient vers lui, constituant bienvite une couverture de plumes. « Ils nevoulaientpasmemanger, finalement.»

Ionas s’endormit avec un sourire denouveau-né. La journée se passa ainsi,couvépar les oiseaux.

Les corbeaux s’en allèrent au coucherdu soleil. Ionas parvint à en attraper un. Iléchangea avec l’oiseau un regard plein degratitude. Puis, poussé par une impé-rieusenécessité, il lui fallutdéchirerdeseslongs doigts le bréchet du volatile, y plan-ter les dents, aspirer le peu d’énergie quecontenait cette petite mécanique. Quel-ques gouttes de ce sang primitif suffirentàremettreenmarche,brièvement,l’anato-mie du soldat. Son cheval errait toujoursdans les parages.

Prenant appui sur d’autres morts,le jeune homme se dressa sur ses jambes.Il souhaitait marcher vers sa monture,caresser son mufle inquiet, lui donnerune poignée d’herbe et l’enfourcherpour aller dire à Hiéléna labonne nouvelle : « Je suisvivant.»

L’Eternel, pages61-67.

…à la«une» Bonnes feuilles

pour labelle psychanalysteRebec-ka, par qui l’espoir renaîtra, pas-sionnent, même si on ne partagepaslegoûtde l’auteurpour lemer-veilleux.

Cesont lesaventuresd’unhom-meàqui ilestarrivéquelquechosed’un peu bizarre, bien sûr, maisc’est en homme qu’il vit cetteépreuve, ou cette chance. Les figu-reslesplusextravagantesquiappa-raîtront autour duhéros (un loup-garou, une mandragore, d’autresvampires, un Lovecraft plus quecentenaire, devenu aussi fou queson œuvre…) n’échapperont pasnon plus à cette sorte de loi d’im-manence qui fait le charme singu-lier du livre : le merveilleux, ici,c’estlemétroà6heuresdusoir.Onplonge dans la foule humaine,quelqueétrangequ’elle soit.

L’Eternel est un roman fantasti-que qui cherche d’abord l’amuse-mentdesonlecteur.Maisiln’amu-serait pas autant s’il n’était aussijuste. Ou, comme dit Joann Sfar,s’il n’échouait pas autant à n’êtrequ’unromanfantastique.«Jenelispresquequedel’horreur,dufantas-tique, du polar ou du picaresque.Mais je n’arrive jamais vraiment àreproduire ces modèles. Je meretrouve à raconter le quotidiend’un vampire qui adopte un cani-che. Et au fond, c’est ce ratage quim’intéresse. Je suisenattented’unefoi. Pour qu’unpersonnagem’inté-resse, je dois croire qu’il existe.» Lefantastique est chez lui un acci-dent de la vérité, sa réussite deromancier étant de maintenirl’équilibre entre l’envol et l’atter-rissage, la fable et la quotidien-neté, d’aller où il veut, avec unedésinvolture parfois dangereusepour l’unité du texte, mais le plussouventstimulante,etquineman-quepas d’élégance.

Pour de fauxLa liberté qu’il s’est octroyée lui

permet, surtout, de donner parmomentsàsonrécituneforceinat-tendue,dansunregistreplus som-bre, et plus émouvant. Si l’onn’avait en tête que sonœuvre gra-phique, ou le ton plus fréquem-mentironiqueduroman,onpour-rait tiquer quand il affirme: «Enquoiai-jetoujourscru?LaBible jui-ve, finalement, jamais. Je croisen lapermanencetragique.»Maislatra-gédie et l’horreur réelle sont eneffet présentes. L’enfant se sou-vient de ses cauchemars. L’adultesait que le cauchemar est la ma-tière dont l’Histoire est faite. Et,dérobantà l’enfant sesarmesdéri-soires, combat le malheur destemps. Pour de faux, dirait le pre-mier. En romancier, en somme.«Je cherche à soigner l’expression-nismeeuropéenavecdelacomédieaméricaine»,précise JoannSfar.

Le vampire Ionas, vers la fin dulivre, repensant aux massacresauxquels, danssa traverséedusiè-cle, il lui a été donné d’assister, envient à dire, dégrisé de sa propreirréalité: «J’ai voulu croire qu’il yavait un monstre magique, maistout était normal.» Ce ne sont pasles créatures de la fable qui ontensanglanté l’Histoire. Les hom-messuffisentàcettetâche.«Lefan-tastiqueest làpourembellir leshor-reurs, commente Sfar.Dans la réa-lité, elles n’ont rien de beau. Il meparaît important, quand on joueavec la mort, de rappeler parfoisque le vraimassacre, celuiqu’onnepeut pas résoudre en images ou ensymboles, c’est de la viande. Et faceà la viande, le jeu s’arrête.»

Au bout de la conversion del’auteur du «Chat du rabbin» enécrivain, ce ne sont pas seulementlesimagesdessinéesquiontdispa-ru. En levant, à l’occasion, le voilesur une nuit plus profonde, sansrêves, sans même cette lumièresépulcrale dont, frisson délicieux,il a éclairé son roman, Joann Sfar aajouté aux arts qu’il pratiquaitdéjà celui de se passer de touteimage. Et de raconter, par lesmoyens du conte, et de son dépas-sement, lemonde tel qu’il est.p

FlorentGeorgesco

Suitede la premièrepage

L’Eternel,de JoannSfar,AlbinMichel, 464p., 22¤(en librairie le 2avril).

Une illustrationde Joann Sfar.

2 0123Vendredi 29mars 2013

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

Unjournaliste,unanthropologueetunhistoriensesontchacunapprochésdeslignesquidémarquentlesterritoires,quiséparent lefamilierdel’étranger.Atous,ellessontapparuesmouvantesetfloues

Lesincertitudesdelafrontière

UnefrontièrefrançaisedeMichel Samson,Wildproject, «Têtenue», 192p., 20¤.Entre laGuyane françaiseet leBrésil, lafrontièreprend la formed’unfleuve, l’Oya-pock. Le journalisteMichel Samson, venus’yperdre, se laisseemporterpar les ren-contres, construisantsonrécit au fil deshistoiresque lui racontent les riverains.Unenavigation, enesprit et enpirogue,entre laplaciditédesunset l’agitationdesautres, sur labordured’unmonde.

Commentêtreunétranger.Goa-Ispahan-Venise,XVIe-XVIIIe siècles(ThreeWays to BeAlien. Travails andEncounters in the EarlyModernWorld),deSanjaySubrahmanyam,Alma, «Essais histoire», 346p., 24 ¤.Dansdes conférencesà Jérusalemen2007, l’historien a retracé la vie de troishommesayant, entre1530et 1720, vécul’exil. L’ouvrageoffre une réflexion surla conditiond’étranger et le sentimentd’appartenanceà l’époquemoderne.

Julie Clarini

Pas de tracé, pas de séparation,riende biennet.Des bornesdeciment, parfois. Celles, parexemple, qu’aurait voulu croi-ser le journaliste Michel Sam-son lors de son périple aux

marges de l’ancien empire colonial fran-çais, en Guyane, là où le fleuve Oyapockdélimite le territoire de la République etde la nation brésilienne. Attaquées par lesmauvaises herbes, elles sont trop rares,dérisoires à l’heure du GPS, et se tiennentlàcommelamanifestationconcrèteetfor-cément abâtardie d’une ligne de partagenégociée très loin et très haut entre Etatssouverains.Cardans l’abstractiondestrai-tés internationaux, dans les courbes quelesdiplomatestracentsurunecarte–dansnos esprits trop souvent –, la frontière esttoujours tranchante, implacable limiteentre le familier et l’étranger.

C’est à contester cette représentationque s’emploient trois auteurs, le journa-liste armé de sonœil et de sa plume, l’an-thropologue fort de l’expérience de son«terrain», l’historien pouvant s’appuyersur le recul des siècles. Suivons-les, puis-que chaque jour l’actualité nous recon-duit à la frontière : réfugiés syriens auxabords de la Turquie, pateras coulées àquelques encablures des côtes europé-ennes, murs en construction sur tous lescontinents.

L’ethnologue d’abord : Michel Agiersigne avec La Condition cosmopolite unbel essai échappant à l’éloge philoso-phiquedes frontièrescommeaurêve toutaussi spéculatif d’unmonde qui en seraitdépourvu. Pour lui, ces lieux incertains,qu’il parcourt depuis des années en Afri-que ou en Amérique latine, sont un posted’observation de notre mondialisation.Celle-ciseperçoithomogèneetplate ?Ellese révèle hérissée de barrages et d’obsta-cles, montrant une prédilection éton-nante pour les «entre-deux» informels,les interstices qui s’éternisent dans leprovisoire.

Une scène en particulier déploie à sesyeux les contradictions de notre planèteparadoxalement «ouverte et craintive».

Patras, au nord du Péloponnèse, février2009: de jeunes Afghans s’accrochent àun camion qui longe le port. Ils crient,s’amusent presque, tant l’acrobatie cha-que jour se répète : il faudrait pouvoirmonter dans un de ces véhicules et s’ycacher afin d’embarquer avec lui pourl’Italie. C’est peut-être aujourd’hui leurchance, qui sait ? Des policiers grecs,goguenards, lassés peut-être, les obser-vent depuis leur voiture. De l’autre côté,uncentredefitnessdressesa façadevitréeà travers laquelle quelques individus s’ac-tivent en laissant traîner un regard qu’onimagine distrait sur ce qui se joue encontrebas. C’est là un «condensé de l’étatdumonde»,unescènedanslaquelleseren-contrent,ensilence,descorps fatiguésparl’errance et les silhouettes urbaines quel’onvient sculpter après le bureau.

Le discours sur « l’étranger absolu, glo-bal etanonymetel que ledessinent lespoli-tiques identitaires» se trouve confronté«au “sujet-autre”, celui qui, venant de l’ex-térieur demon identité, m’oblige à pensertout à la fois au monde, à moi et auxautres». Fort de cette intuition, MichelAgier développe sa réflexion. Sous sa plu-me, la frontièren’estplusunemargemaisun cœur battant, lamatrice d’unenouvel-le façon d’être au monde, un lieu où setransforment les personnes et les cultu-res, là où s’invente, enfin, une «conditioncosmopolite». C’est pourquoi les murs,inféconds, agonistiques, que l’onconstruit partout, ne sont pas la conti-nuité de la frontière ni son exaltation,mais sapure et simplenégation. Telle queMichel Agier nous incite à la voir, la fron-tière s’étend au contraire dans l’espace et

dans le temps. Sait-onque lesmigrantsduSahel ont créé leur petitmonde, commer-cesetbaraques, le longdesoasis jusqu’auxrives de laMéditerranée, dans un étrangeétirement intérieur de la lisière?

MichelSamsonluiaussi croise les«sau-te-frontières», commeil lesappelle, le longdu fleuve qui sépare la Guyane du Brésil.Son récit,Une frontière française, dense etrapide, semble respirer le même air quecelui de l’ethnologue, en plus humide.Aprèsuneâprenégociation,sousarbitragesuisse, la démarcation entre les deux paysfut fixée, en 1900, au fleuve Oyapock, àl’avantageduBrésil.Quelquestracesdecet-te querelle ancienne subsistent dans lesesprits.Maispeuvisibleàl’étrangerdepas-sage, la frontière peine à construire unealtéritéradicale:enpériodedecalme,onlatraversepour lesmatchsde foot entreVilaBrasil (Brésil) et Camopi (France). Ce n’estque lorsque les vols de moteurs se multi-plient que le commentaire sportif laisseplace à des phrases définitives sur ces voi-sins soudain foncièrementdissemblables.

En brossant le portrait de cette régionméconnue,déséquilibréedepuis lemilieudesannées1990parunorpaillageclandes-tin et massif, Michel Samson, ancien cor-respondantduMonde, ne se faitpasseule-ment le chroniqueurde cette longue fron-tière d’eau, il tente d’en cerner l’essence:que représente-t-elle au fond pour ceuxqui la côtoientdepuis de longues années?Pour Rubens, par exemple, le conducteurde cette ronflante 206 qui lui raconte savie à l’embarcadère de Saint-Georges,enfant d’une « juive du Liban» et d’un«Brésilienafricain», plusgros«casse-autode Guyane» reconverti dans la ferraillequ’il va vendre au Brésil ? L’opportunitéd’un commerce? Une zone de métissageoù l’origine compte peu? Pour d’autres,croiséssur larivebrésilienne,c’estsimple-ment le seuil, qu’ils ne fouleront jamais,de la France du smic et des minimasociaux, la porte interditede l’Eldorado.

Al’époquemoderne(XVIe-XVIIIe siècles),celle qu’étudie l’historien Sanjay Subrah-manyam, ces délimitations administrati-vesn’avaientpas leur formeactuelle.Maislafrontièrepeutexistersansvisanipermisde séjour, c’est bien ce que nous disent cestrois livres. L’auteur de Comment être unétranger est une figure de proue d’unrenouvellementhistoriographique, l’«his-toire connectée», pour qui les premierscontacts entre les mondes différents doi-vent sepenser commedesmoments où seco-inventent des pratiques et des notions,des « rencontres » autant que desface-à-faceentre conquérants et conquis.

La démarche est proche, en définitive,de celle de Michel Agier quand il nous in-cite à restituer aux «errants», aux «vaga-bonds», aux «parias», leur capacité d’ac-tion, leurs désirs, leurs stratégies, bref leurpleine appartenance au genre humain. Siles interstices (camps de réfugiés, ghettoset points de passage) sont féconds pourpenser le monde contemporain, le témoi-gnagedesexiléssurleurcondition,lescom-mentairesqu’ils ont suscités, sont aussidebons révélateurs de la manière dont uneépoquesefigurel’étranger.SanjaySubrah-manyammontrequ’ilestautantde façonsdevivre l’exilqu’il yadevoyageurs.Parunpatienttravaild’archives, il ressuscitetroispersonnages:unprincemusulmandusul-tanatdeBijapur (Inde), retenu loinde chezlui par les Portugais, un aventurier anglaisqui parcourut les empires et multiplia lesalliances, un Vénitien qui s’inventaméde-cin à la courduGrandMoghol. A l’un l’exiln’apporte que douleurs et nostalgie, àl’autre ruse et clairvoyance sur les affaires

diplomatiques; le dernier choisira de nepasrentrer,peut-être,suggèrel’auteur,par-cequele tempsnousrendtoutaussiétran-gersauxnôtresque ladistance.

Chacune à sa manière, ces trajectoires«illustrent diverses facettes de l’altérité àl’époquemoderne». De ces destinsparfoistouchants, on retiendraqu’entre leXVIe etleXVIIIe siècle, s’il n’estpas complètementdéterminant d’être étranger, cela n’a riend’anodin non plus. Ces hommes, en toutcas, ne considéraient pas le monde com-me un village, ils avaient au contraireconscience des bornes et des barragesqu’ilsavaient su traverser.A lamanièredel’auteur lui-même, intellectuel d’origineindienne, naviguant entre Paris et LosAngeles ?

De la frontière,onnepeutparlerquedemanière subtile, parce qu’elle existe demanière subtile. Ni claire ni tranchante,insidieusepeut-être. En tout cas, certaine-ment pas aussi distincte qu’un trait à l’en-cre sur une carte. Généreuse envers ceuxqui la traversent avec facilité, qui y trou-vent profit ou exotisme. Et ils sont nom-breux. Cruelle aux autres, à ceux qu’elledésigne comme étrangers, indésirables,importuns.Etcombiensont-ils, ceux-là?p

Signalons aussi, deMichel Agier, la parutiondeCampement urbain. Du refuge naîtle ghetto, Payot, «Manuels», 144p., 15 ¤.

«En Europe, (…) les gouvene-ments des Etats-nations les plus“dénationalisés”dans la gestiondesmarchandises, des imageset du travail ont semblé placertout le fondementde leur légiti-mité dans l’opposition idéologi-que et politiqueà lamondialisa-tionhumaine. Ils se sont faits“protecteurs”de leurs popula-tions contre les effets néfastesde cettemondialisation, enciblant ses plus fragilesmanifes-tations: le corpsdesmigrantslesmoinsprotégés (économique-ment et juridiquement) et desréfugiés, ou encore leurs descen-dants, considérés le plus sou-vent commedes “étrangers”infiltrés au seinmêmedes péri-mètres nationaux.»

LaCondition cospmopolite, p. 62-63

«Mais les frontièresNord-Sudn’intéressentpas que les pau-vres hères qui viennent chercherfortunedans les pays riches.Elles attirent ceux d’enhaut, quigagnent leur vie en euros et vien-nent consommer en reais. Biensûr, j’en ai été témoin –et victi-me consentante –, en trois ans,le real a fait chuter l’euro d’unbon tiers de sa valeur.Mais legoûtde l’exotisme, des filles, dela cachaça, dubois (…) continued’attirer les touristes deGuyaneàOiapoque. Ils font vivre les150piroguiers, les 10hôteliers,les 10restaurateurs ayantpignon sur rue, les commer-çants établis, les agriculteurs dumarché, les dizaines depetiteslanchonetes (...).»

Unefrontière française, p. 93

«Sherley n’a aucun scrupule àfournir des informationsauplus offrant. Il échafaude tantd’intrigues et d’alliances que sescontemporainsont dumal àpercevoir la cohérencede sesprojets. LesHabsbourg,mécon-tents de ses services, lui assurenttout demêmeun salaire àpar-tir de fin 1602.Mais ils nepeu-vent rienpour lui lorsqu’il estarrêté à Venise enmars 1603pouravoir insulté un richemar-chand iranien, Fathi Beg, ets’être rendu complice des raidscorsairesmenéspar son frèreaîné Sir Thomas, alors incarcérédansune prisonottomane. LeConsejode Estadoespagnol luisuggère, en vain, de se réfugieren Espagneou en Flandres.»

Commentêtreunétranger, p. 182

LaConditioncosmopolite.L’anthropologieà l’épreuvedupiège identitaire,deMichelAgier,LaDécouverte, 210p., 20¤.La «condition cosmopolite» est chaquejourpluspartagée. Soulignant lamoder-nité de l’«homme-frontière», l’auteurproposedesoutils conceptuels pourrepenser l’altérité, échapperaupiègeidentitaire, et dégager les pistesd’uneanthropologie sensible aux situations.

Extraits

Ces lieux incertainssont unposted’observation de lamondialisation, quise perçoit homogèneet se révèle hérisséed’obstacles

Traversée

Devant l’enclaveespagnole de Ceuta,

auMaroc.JULIEN CHATELIN/DIVERGENCE

30123Vendredi 29mars 2013

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

Continent sauvageL’écrivainbritanniqueThomasCarlyle, le «sagedeChelsea», écrivaità cet autre sage, son ami américainRalphWaldoEmerson: «Connaissez-vous lesVoyages,de Bartram?Toutes les bibliothèquesaméricainesdevraientposséder ce genre de livre etle tenir pourune bible.»WilliamBar-tram (1739-1823), l’undes plus grandsnaturalistesde l’AmériqueduNord,décrivit des régions de ce continentjusqu’alors inexplorées; il fit ainsiœuvreutile – ses descriptions sontd’unemerveilleuseprécision –maisaussiœuvredepoésie: il donneàvoir et à sentir. «Rosée abondante cematin journée translucidevent dusud très chaud tête-rouge (Picus crio-cephalus)… »Suit une liste, parmibeaucoupd’autres, de nomsd’oiseauxdont les seules sonoritésfont rêver.Qu’est cetteHirundopelasgia,ou cette Fringilla palustrisqui arrivent sousnos yeux?Wordsworthet Coleridgene s’y trom-pèrentpas, qui trouvèrent dans cesécrits les deux éléments cardinauxformant« la poésie de la nature».On éprouve en le lisant l’élanquedonne la découverte.«Cemonde,telle une chambre glorieusedupalaissans limite duCréateur souverain,meubléed’une infinie variétédescènes animées, belles et plaisantesau-delàde toute expression, estouvert à la jouissancede toutes ses créaturessans distinction.»p

Christine JordisaVoyages (Travels),deWilliamBartram,traduit de l’anglais(Etats-Unis) par Pierre-VincentBenoist, révisée et éditée parFabienne Raphoz, José Corti,«Biophilia», 520p.,29 ¤.

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Catherine Simon

Trois Marocains –une fem-me (émancipée) de laclasse moyenne, un hom-me du peuple et un vieux

conseiller duPalais– se croisent etse racontent; leurs récits, savam-ment tressés, font un chœur : ilsdisent le Maroc des années 1970,époque où le sexe et la politiqueprennent une place essentielledans la société–oudans les souve-nirs qu’on en a. Chacun des trois«choristes»vaen faire ladémons-tration.

Avec Naïma Aït Lahna, natived’Azrou,dontle«corpsbienaimé»attire les hommes, se révèle unMaroc secret et libertin, celui desclasses aisées. Hôtesse de l’air desonmétier,Naïma,première«cho-riste» à apparaître dans le roman,participe à des soirées-partouzes(crûment décrites), qui permet-tent aux bourgeois de «s’amuseret jouir, comme ceux de leur rangdans le reste dumonde», sans ces-ser de faire allégeance, en public,aux traditions et à la religion.

Naïma prend son pied. Elle quin’estpasbourgeoisemaisnerechi-gne pas à l’idée de le devenir, estdotée d’un formidable appétit devivre. Mariée, mère d’un petit

Naïm, cette épicurienne raffinée,amoureusede littérature, se trans-formera en (petite) baronne de ladrogue, avant d’être arrêtée, àl’orée des années 2000, et jetée enprison.

Le fils deH’nia, alias SidiMoha-med, est le deuxième «choriste».Lui aussi estdotéd’un fort réjouis-sant appétit. Ce prolétaire bienbalancé, amant éphémère et amide Naïma, sera tour à tour gigoloenAllemagne,puis videurdebar àRabat. Entre-temps, à l’automne1975, il participe à la Marche verte«que Sa Majesté préparait pourreconquérir notre Sahara». Hési-tantàseportervolontaire, lehérosdes faubourgs de Salé se laisseconvaincre, ses copains lui ayantexpliqué «qu’on était logé, nourriet que c’était un devoir patrioti-que»d’yaller.Mieuxvautça,sedit-il, «que de coudre les rues et rapié-cer les ruelles !»

Livre-inventaireEcrit dans un arabe savoureux

(et traduit fidèlement), Vies voisi-nesdonneàvoir, dans le troisième«choriste», toutes les ambivalen-cesd’unhommed’influence:Wari-ti, anciencontestatairedes années1960, rallié au Palais, connaît leMakhzen (le pouvoir institution-nel et régalien) comme sa poche.Des trois larronsde l’histoire, il estleplus cultivé, leplus riche, leplustriste aussi. Cet intouchable estdevenu, au fil des ans, «un “être

divisé”, vide de conviction et d’en-thousiasme». Lui, «qui édicta desfatwas (…) et s’opposa à quiconqueavait l’audace d’ébranler la stabi-lité d’un royaume heureux», nepenseplus, désormais, qu’à «vivrepleinement l’ivresse de la vie…»

Atraversce livre-inventaireauxrésonances multiples, c’est untableau tout en ombres et lu-mières, que peint Mohamed Ber-rada. Né à Rabat en 1938, aussi finconnaisseurde la culture françaiseque fidèle artisan de la languearabe et de la culturemaghrébine,l’auteur de Vies voisines (qua-trième de ses romans traduits enfrançais) fait le portrait de «son»Maroc et du demi-siècle écoulé.«Ma nostalgie est une aspirationà vivre heureux», explique son«narrateur/narrataire», nomdonnépar l’auteurà l’undesgriotsdeceromangigogne.Enplongeantdansces trois«vies voisines», il n’acherché, ajoute-t-il, qu’à s’immis-cer «dans l’espace de silence créépar l’écriture», afin de découvrir,en lui-même,à forced’écouteetdepatience, les «dédales de relationset de mémoires imbriquées». Parigagné, jolie plongée.p

Macha Séry

Petite leçon de style :«Quelques années plustard, sur un remor-queur dans le golfe duMexique, Joe Coughlinverrait ses pieds dispa-

raîtredansunbacdecimentfrais.»Paroù l’onvoitqueDennisLehanepossède le don de l’accroche rou-blarde. Aussi sûrement que sonhéros est promis à la mort, le lec-teur,happéparl’incipit,auralaten-tation de courir page après pagejusqu’à ce (faux) dénouement. Cartel est le pacte de lecture proposéaujourd’hui par maints thrillersqualifiés de «page-turner»: trans-former la découverte d’un livre ensonobjet, une course-poursuite.

Saufqu’il envaautrementpourIlsvivent lanuit.Nonqueceromanmanque de vélocité narrative ouégaresonlecteurpard’insignifian-tes digressions. Son ambition estailleurs, voilà tout. Et les familiersde l’auteur de Mystic River, GoneBaby Gone et Shutter Island (Riva-ges, 2002-2003) le savent. Lehaneest autant un tragédien de lafamille que celui d’une Amériquecouvant des haines explosives.Après plusieurs volumes consa-crés auduodedétectivesKenzie et

Gennaro,leromanciers’estatteléàune fresque historique commen-cée avecUn pays à l’aube (Rivages,2009). Boston, ville dont Lehaneest originaire, jadis berceau de ladémocratieaméricaine,futen1918le théâtre d’une violence inouïedont les Noirs, les syndicalistes etles communistespayèrent le prix.

Moins épique, davantage inti-miste, Ils vivent la nuit couvre lapériode 1926-1933, s’attachant àdécrire l’ascension sociale du ben-jamin de la famille Coughlin. Un«romantique dévoyé», selon son

père, capitaine de police. Cemôme de 20ans se rêve enhors-la-loi, non en gangster.Etcedistinguod’ordremoralrévèle la psychologie de l’in-téressé. Cambrioleur à sesdébuts, taulard durant deuxans, Joe a choisi son monde,choisi la nuit pour ses règlesmoins hypocrites que cellesquirégissentle jour.«Unusu-rier casse la jambe d’un typequi n’a pas remboursé sesdettes, unbanquier en expul-seunautredechez luipour lamême raison, mais pour toi,c’est pas pareil – comme si le

banquier se contentait de faire sonboulotalorsque l’usurier estuncri-minel. Moi je préfère l’usurier : lui,au moins, il assume ce qu’il est. »Aussi apte à analyser les rapportsde forceentregangsrivauxque lesrapports de production, Joe assu-mera lui aussi. Sans remords, nonsans regrets. Tous les secteurs ducrimeétant interconnectés,nulnepeut s’absoudre de sa responsabi-lité, estime cemélancolique.

EnvoyéenFloridepourgérerlesaffaires d’un parrain de la pègre,Joey faitpreuved’une intelligencetactique et d’un sens du bluff horsdu commun. Contrebande d’al-cool sous la prohibition, complici-té des hautes sphères et des bas-fonds, tripots et speakeasies, toutcela pourrait passer pour classi-

que. La période inaugurée par leVolstead Act fut, en effet, le ter-reau où s’épanouit le roman noir,depuis Le Petit César, de WilliamR.Burrett, et Moisson rouge, deDashiell Hammett, deux chefs-d’œuvre parus en 1929 (Folio), jus-qu’àLaGuerreduwhisky,d’ElmoreLeonard (Rivages, 2011), et Pourquelques gouttes d’alcool, de MattBondurant (Archipel, 2010).

AcclimatationDans cette tradition littéraire,

fondatrice de mythologies, Den-nis Lehane tient son rang avecmaestria : meurtres, trahisons,chantages, personnages hantéspar des amours défuntes, hys-térisés par la vengeance, fanatiséspar l’innocence perdue… Avantd’en subvertir les canons, dans laseconde partie de son livre, cellequi, après Boston, se déroule àTampa, puis à Cuba. Celle-ci contel’histoire d’une acclimatation.D’abord à la «moiteur tropicale»puis à la communauté des immi-grés cubains qui soutiennent lesinsurgés de LaHavane contre ledictateur du moment, Machado,

enfin à leur culture qu’ils ont supréserver. C’est à travers leursyeuxque Joe, dur à cuire sansatta-chesnicroyances,découvrelequo-tidiendes employés desmanufac-tures de tabac, la politique étran-gère des Etats-Unis, la douleur del’exil, le racisme de l’armée et l’in-tolérance des extrémistes reli-gieux. Jusqu’à devenir lui-mêmeune cible duKuKluxKlan après lekrachde1929:«UnYankeecatholi-quequine trouvait riendemieuxàfairequede travaillermaindans lamain avec les Latino-Américains,les Italiens et les Nègres, de semet-tre à la colle avec une Cubaine.» Làest peut-être le cœur du drame, ceface-à-face d’un héros contempo-rain et d’une société qui résiste aumétissage, prompte, par temps decrise, par temps de haine, à sereplier en clans.

Dans ce roman, tout à la foissombreet ensoleillé, salement iro-nique, politique au sens de lucide,lesmères,mortes ou chassées, ontdisparu. Seuls demeurent lespères et leurs fils, telle lamalédic-tiond’uneAmériquevirilevouéeàrépéter lesmêmes erreurs.p

DennisLehanejoued’unthèmeclassiqueduromannoirpourraconter l’Amériquede1930

Salsaprohibición

UnenostalgiemarocaineMohamedBerradacompose,dansunchœuràtroisvoix,leportraitpoignantduMarocdesannées1970

Ils vivent lanuit(LivebyNight),deDennis Lehane,traduit de l’anglais(Etats-Unis) parIsabelleMaillet,Rivages «Thriller»,544p., 23,50¤.Signalons laparutionenpochedeBostonnoir,anthologie sous ladirectiondeDennisLehane,Rivages«Noir», 334p., 9,15¤.

Littérature Critiques

Vies voisines(Hayawâtmutajâwira),deMohamedBerrada,traduit de l’arabe (Maroc)parMathildeChèvre etMohamedKhounche,ActesSud, «Sindbad», 192p., 20¤.

LaHavane, années 1920.RUE DES ARCHIVES/PVDE

4 0123Vendredi 29mars 2013

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

ExpirationsLe souffle est court. Douloureux. Lespoumonsbrûlent. Au seuil de lamort,seul dansune chambre auxvolets clos,dansun chalet en ruine, ouvert auxvents et aux intempéries sur le plateaud’Assy, haut lieu où s’échouent lestuberculeuxdansde vétustes sanato-riums,unhommerevisite les lam-beauxd’unemémoirequi s’effiloche.Au rythmehachéde sonasthme, ilconvoque les imagesdupassé: le vil-lage lombarddeBracca, les thermesdeSanPellegrino, Trieste et la découvertedes courbesmollesdu corps féminin,la rencontrede Simona, rongéepar lemêmemal…Autantd’images«émiet-tées par l’amnésie». «Rienn’est plusinhabitablequ’un lieuoù l’ona été heu-reux» : obsédépar cette sentencedePavese, le narrateur a franchi la der-nière frontière. C’est un résistant sansespoir, juste animépar une coton-

neusemélancolie, véné-neuse et douceâtre. Parce récit pudique et fort,SébastienBerlendis faitune remarquable entréeen littérature. pPhilippe-JeanCatinchi

aUne dernière fois la nuit,de Sébastien Berlendis,Stock, «La forêt»,96p., 12,50¤.

Terre volcaniqueEcrivainglobe-trotteur, spécialistedel’Asie,OlivierGermain-Thomastientque «l’écrituredu voyage est unart dumultiple» et qu’il faut savoir «resterauplus près du vécu». Telle est, aprèsBénarès et Kyoto, sa feuille de route enIndonésie. Au récit de ses visites detemples, à la relationde ses rencontresdehasard, il ajoutedes réflexionsaussi vagabondesque le sont ses pas.Qu’il gravissedes volcansou examinedesbas-reliefs, qu’il s’immergedansdes sources sacrées ou fasse l’expé-riencedumassagebalinais, il conjuguequestionnementsspirituels et sensa-tionsdu corps.Nourriepar le souvenirde ses voyagespassés, cette vie del’esprit ôte leurpompeauxmonu-ments et aux cérémonies religieusesleur folklore. Cen’est pas la leçonapprised’un touriste,mais la chro-niqued’un curieux, quepassionnenttoutes les religions.pMacha SéryaManger le vent àBorobudur,d’Olivier Germain-Thomas,Gallimard, «Le sentiment géographique»,176p., 18,50 ¤.

Flammarion

Jean-MarcRoberts

Deux vies valentmieux qu’une

«Un récit à l'image de Jean-Marc Roberts,vivant, virevoltant, surprenant. »Bernard Pivot, Le JDD

«Un livre joyeux et d'une élégance folle. »Christophe Ono-dit-Biot, Le Point

«L'un des textes les plus vivantsqu’on ait lus depuis longtemps. »Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles

Sans oublier

Catherine Simon

Au fil des conversa-tions qu’il a euesavec son ami JeanFrémon, consignéespar ce dernier dansun bel article de la

revue Europe (mai 2009), l’écri-vainMarcelCohenaun jour fait ceconstat: «A quelques détails près,tous les enfants juifs qui ont sur-vécuont lamêmehistoire quemoi.Donc cette histoire n’est pas lamienne.» Peut-être a-t-il raison.Peut-être une histoire qui appar-tient à tout le monde n’est-ellecelle de personne.

Pour savoir, faites l’expérience:ouvrez Sur la scène intérieure etlisezàvoixhauteà l’undevospro-chesdeuxou trois pagesdu chapi-tre sur la mère de l’auteur, MariaCohen, enfermée en 1943 avec sonbébéà l’hôpitalRothschild,àParis,jusqu’à son départ pour Drancypuis Auschwitz. L’émotion quivoussaisit alors, à lire lesbribesdesouvenirs si ténus, si anodins, sitangibles, patiemment collectéspar l’auteur, cette émotion terri-ble, à qui appartient-elle? Au fildespages, la réponse se dessine.

Sous-titré Faits (titre d’une pré-cédente trilogie), le livre deMarcelCohen est proche, dans sa forme,du reportage– et loin, autant lepréciser, des inventions etdes détournements duroman.Anciencollabora-teurdeParis-Jour,deCom-bat et de Marie Claire,l’auteur de Malestroit,chroniquesdusilence (EFR,1973)a toujoursexprimédesréserves vis-à-vis de la fiction.«La littérature, c’est aussi, c’estpeut-être même d’abord, une trèsgrande méfiance à l’égard de lalittérature», souligne-t-il dans cemêmenumérode la revueEurope,qui lui consacrait undossier.

La série deportraits,emboîtés lesuns dansles autres,que Mar-cel Cohendessine ici,comme avecdes crayons cassés, don-ne à voir une famille. Lasienne.Dont laplupartdesmembres ont été déportésdans les camps de lamort etn’en sont pas revenus. En1943, Marcel Cohen était âgéde5ansetdemi. Il avu, rentrantde promenade, un dimanche dumois d’août, boulevard de Cour-celles, lapolicequifaisaitmonterles siens dans un camion.C’està cette findumonde,absolue, radicale,quelelivreprendsa source.

Sur la scène inté-rieure, expliqueMarcel Cohen,contient et expose«tout ce dont je mesouviens, et tout ceque j’ai pu appren-dre aussi sur monpère, ma mère, masœur, mes grands-parents paternels, deuxonclesetunegrandtantedis-parus à Auschwitz en1943 et1944». Ce «tout» se résume à trèspeu. Ses parents étaient jeunes etsa sœur Monique plus encore,

déportéeà l’âgede6mois.Dessou-venirs – les siens, quand il étaitpetit, et ceuxdesesproches–,decerécit bancal, plein de «silences, delacunes et d’oubli», surgit, non paslavie,mais l’obsessionde reconsti-tuer les visages, un parfum, de«trouver une forme pour l’infor-me».

A la manière d’un journaliste,d’un policier parfois, MarcelCohen, archiviste du presque rien,enquête, rassemble et met enscène. On le voit se servir d’uneloupepourexaminerunephotodesamère et essayer de comprendrece que représentent, ainsi grossis,les«grosboutonsblancs fantaisie»quiornentsarobe.Plusloin,onl’ob-serve en train de faire une «expé-

rience», humectant du papierquadrillé afin de vérifier quela dernière lettre de samère,écrite à Drancy, a effective-ment été mouillée par seslarmes. «A ces endroits, lepapier est plus blanc, lestraits de graphite pluspâles et l’écriture plusfine»,note-t-il.

Les séquences se sui-vent,lesnomsdevillesaus-

si : Istanbul, d’où les parentsdeMarcel Cohen sont origi-naires; Daghaman, villageoùlegrand-pèreMercadotenait une échoppe; les

îles des Princes, oùla famillerêvait d’al-

ler pique-niquer… A Paris, jeunetravailleur immigré, le père del’auteur, Jacques, vend des crava-tes sur les Grands Boulevards. Il ajoué du violon à ses heures per-dues–bienquelepetitgarçonn’engardeaucunsouvenir. Il lui faudradu temps pour comprendre pour-quoi. Et plus encore pour retrou-ver, dans la cave d’un cousin ger-main, le violon muet. «Lorsqu’onportait l’étoile jaune, il n’était pasutile, pendant l’Occupation, de serappeler à l’attention des voisins,ouà celle de la concierge.»

Le violon, le petit chien jauneconfectionnéavec de la toile cirée,le coquetier en bois peint que lamère de l’auteur avait offert à uneamie: laphotodequelques-unsde

ces objets familiers, retrouvés parMarcel Cohen, figurent en fin delivre, classés en «documents». Lepaysage qui se dessine, fragmentpar fragment, à travers ce déri-soire et magistral album defamille, se passe de discours.L’émotion,que fait naître lavisionde l’innocence, de l’ordinaire, pul-vérisés par la barbarie, appartientau monde des humains. Pour lasusciter, l’auteur n’a besoin ni destylo ni de pinceau. Il montre dudoigt – cela suffit.p

Christine Rousseau

Est-ce la fréquentation quotidiennede Virginia Woolf qui a conduitAnanda Devi à choisir Londrespour cadre de son nouveau livre?

Ouplutôt le désir d’en découdre avec uneville dans laquelle, jeune étudiante, laromancière mauricienne fit l’épreuve dudéracinement, au point de ne plus parve-nir à écrire ? A lire Les Jours vivants, sononzième roman, on serait tenté de pen-cher pour la seconde proposition tant estglaçante la peinture qu’elle fait de cette«ville exigeante et extravagante, mo-queusedes faibles, amoureusedes forts».

Pourtant, il futun tempsoù, renaissantdes décombres de la guerre, LondresoffraitpourMaryGrimes, sonhéroïne, untout autre visage : celui «d’une énergiefolle, d’un refus de plier, d’accepter l’évi-dencedumassacre (…),d’unevolontécollec-tive, métallique, mercurielle, d’oublier lesbombes, les sirènes, les tempsde disettes».

Après s’être extirpée de la viemorne etsans contours de son petit village de Ben-ton-on-Bent, la jeune femme, profitant dulegs d’une petite maison, s’était installéesur Portobello Road, dans Notting Hill.Pour combler l’absence de Howard, cejeune soldat à qui elle s’était donnée une

premièreetunique fois, elle avait appris lasculpture. Statuettes, coquetiers, soucou-pes, tasses façonnés avec une maladressetouchante… tout son monde tournait là,autour d’un vide, d’une vie rêvée plus quevécue. Et puis la vieillesse est arrivée, laprivant de ses mains dévorées par l’ar-throse, et l’entraînantvers lapauvreté.

Lorsqu’on la découvre, dans le décorconfiné de sa petite maison qui suinte ledélitement, où le papier peint s’orne demoisissures et les robinets crachotent descoulées de rouille, Mary s’est déjà laissée

glisser dans « l’air de l’à-quoi bon». Sonmondeemplide solitudeetde reliquesestréduit à sa salle à manger-séjour – plusqu’unlieudevie,«undépotoird’instants»–etàPortobelloRoad,oùlesregardss’exer-centànepasvoircettepetitesilhouettefra-gile et repliée sur elle-même. Sauf celuiqu’elle surprendunbeau jour.

De l’autre côté du trottoir, il est là,campé dans ses baskets, bouleversantd’unebeautéqui la transperce.Aurait-elleimaginé que soixante ans après Howardun autre homme entrerait par hasarddans sa vie? Car c’est bienunhasard qui a

poussé Jeremiah à s’échapper de Brixton,ce quartier pauvre de Londres où il vivoteentre ses sœurs et une mère célibatairequi tire le diable par la queue.

A 13 ans, Cub, comme le surnommentses copains, n’est déjà plus un enfant,pourpeuqu’il l’aitétéunjour,ni toutàfaitun homme. Sauf lorsqu’il faut se battrepour survivre, aider les siens. Est-ce ceregarddesurvivante s’illuminantà savuequiaremuéle jeuneJamaïcainaupluspro-fond de lui-même, ou la possibilité de sefaire un peu d’argent à bon compte? Loinde dissiper le trouble, Ananda Devi enjouepourorchestrercette rencontreentredeuxmondes, deux âges, deux corps quise métamorphosent et s’ouvrent l’un àl’autre.

En dépeignant la renaissance à la vie etaux sens d’une vieille femme, d’autresauraientsansdoutesombrédans lecliché,le misérabilisme, le sordide et le grave-leux. Pas Ananda Devi, qui sait ici mer-veilleusement s’en échapper grâce à lapuissance d’un imaginaire où le réalismele plus cru – qui lui permet de tracer, aupassage, un portrait féroce de notre épo-que – se pare de visions fantastiques.Grâce, surtout, à la magie d’une écriturecharnelle, sulfureuse, tissu de rêves et decauchemars qui se resserre peu à peu surle lecteur, et l’étreint. p

Sur la scèneintérieure.Faits,deMarcelCohen,Gallimard,«L’unetl’autre»,168p., 17,90¤.

Brûlantsd’amourdansLondresglacialLapassionsaisitunefemmeâgéepourunhomme-enfant.AnandaDevi, sulfureuse

En1943,à5ans,MarcelCohenavulessienspourladernièrefois– ilssontmortsàAuschwitz.Ilrassemblecequirested’eux,souvenirsetobjets,dansunlivredéchirant

Cepresquerienarrachéàl’abîme

Critiques Littérature

Une rencontre entre deuxmondes, deux âges, deuxcorps qui semétamorphosentet s’ouvrent l’un à l’autre

A lamanièred’un journaliste,d’un policierparfois, l’auteur,archiviste dupresque rien,enquête,rassembleetmet en scène

Les Jours vivants,d’AnandaDevi,Gallimard, 192p., 17,50¤.

Le chien jaune en toile cirée ;le violon du père. Deuxdes rares objets de son enfanceretrouvés parMarcel Cohen.ALAIN ELI

50123Vendredi 29mars 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

Replongerdans«Romanfleuve»AntoinePiazzan’apusebaignerdeuxfoisdanssonpremier livre,paruen1999.Lorsqu’iladûlerelire,envued’uneéditiondepoche, il l’aréécrit

Philippe-Jean Catinchi

Reprendre, en artisanconsciencieux,inlassa-blement son ouvrage;lepeaufinerpourqu’ilsoit toujours plusjuste. Nombre d’écri-

vains, au hasard des rééditions,ont retravaillé leur texte pour enlivrer une version «définitive».Quandlaréécrituredépasselesim-ple amendement, d’ordinaire letitre change (ainsi « D’aprèsDürer», deMarguerite Yourcenar,nouvelle incluse dans La mortconduit l’attelage–Grasset, 1934 –,devint L’Œuvre au noir – Galli-mard, 1968).

Ce n’est pas le choix qu’a faitAntoine Piazza pour la reprise deson fameux Roman fleuve, quimarqua la rentrée littéraire 1999.Premier roman aussi surprenantqu’ambitieux, ce récit d’aventure,qui est en même temps un hom-mage à la fois érudit et désinvolteà la littérature, étaitparudans«LaBrune», collectiondes EditionsduRouerguequisoufflaitalorssapre-mièrebougie.

Il reparaît aujourd’hui, profon-dément transformé, dans lamême collection, dont entre-temps la couverture a changé.Entre ces deux versions, AntoinePiazza a exploré d’autres voies. DeMougaburu (Rouergue, commeles suivants, 2001) au Chiffre dessœurs (2012) en passant par LesRonces (2006), « j’ai atteint, dit-il,une maturité d’écriture qui m’afaitoubliercepremier livre. Entoutcas, je ne voulais plus y penser. EtpuisRoman fleuvem’a rattrapé.»

Publié une première fois enpoche (Folio, 2001), le roman s’ap-prêtait à intégrer la collection«Babel» d’Actes Sud. Quand Syl-vie Gracia, son éditrice, lui a fait

part du projet, l’écrivain a dû serésoudre à replonger dans l’épo-que où il l’a conçu. « Je voyais celivre comme mon baroud d’hon-neur, raconte-t-il. J’avais écrit plu-sieurs manuscrits, tous refusés,même si Maurice Nadeau s’étaitmontré encourageant. Il étaittemps de renoncer. Mais avant depasser à autre chose je voulaispayer un tribut à ma passion,remercier publiquement les textesqui ont fait de moi ce que je suis.»Et si Proust et Balzac étaient, etdemeurent, ses auteurs de chevet,il yaquelquechosedeBorgesetde

Calvino dans le scénario qu’ilinvente alors.

Imaginez,à l’oréeduXXIesiècle,un président français qui, aprèsavoir«effacé les tractationsélecto-rales, obsolètes et ridicules» (bref,un dictateur), veut sortir de laConfédération des Etats euro-péens. Par crainte des représaillesque cet acte d’insubordination nemanquera pas de susciter, il dé-crète«l’entréedupaysdanslemon-de de la fiction», « territoire sanc-tuarisé» insensible aux cruellesconséquencesd’un conflit armé.

Le jeune narrateur, Jean-PascalViennet,d’uneéruditionpeucom-mune, se voit chargé de présiderauxdestinéesdupremiercampdecolons appelés à faire ce grandsaut dans l’imaginaire. «Ecrivainraté mais lecteur d’exception»,Viennet doit sansdoute beaucoupau regard peu amène que l’auteurportait sur lui-même à cette épo-que qu’il croyait être celle de sonéchec littéraire. Enfant, à Castres,où il était pensionnaire, AntoinePiazza attendait chaque soir, sesouvient-il, « la trop courte demi-heure d’“étude libre” que les bonspères octroyaient aux élèves pourse repaître de lectures licites» – il yen avait peu, dans une institutionoùunouvrageaussi séditieuxqueLa Guerre des boutons, de LouisPergaud, était proscrit. C’est alorsqu’ilacontractélevirusdelarelec-

ture, dont il reste, avoue-t-il, un«partisanacharné».

Roman fleuve est un livre qui al’ambitiond’incluretousles livres.Un vertigineux éloge de la littéra-ture, cette « terre de salut face auréel». Un chant d’amour. Mais unchant qui, croit-il à l’époque, nesera entendudepersonne. Et puis,le geste unpeu triste de l’apprentiécrivainqui fait ses adieuxsemuesoudain, selon ses propres termes,«en conte de fées».

Piazza envoie le manuscrit auxEditionsduRouergue,«convaincuqu’en Aveyron, on prendra letempsde le lire». SylvieGracia, quien fait est parisienne, est séduite.Elle le publie. Et le roman, salué

par la presse et miraculeusementprésent, grâce àMonaOzouf, dansla dernière sélection du Femina,trouve sonpublic.

Mais treizeansplus tard,quandil finit par accepter de rouvrir lelivre,« les faiblessesde la fable» luisautent aux yeux. Il la reprenddonc, non sans mal. Il n’a plus lefichier informatique, le demandeà l’éditeur,mais il se révèle inutili-sable: il faut tout taper ànouveau.S’il se contente, sur le premiertiers,d’unclassiquetravailderévi-sion du texte – resserrant cer-taines séquences, réévaluant lerôle des protagonistes, chassantfacilités et passages convenus… –,bientôt le romancier reprend sonenvol.AntoinePiazzaditavoirunenouvelle fois pensé à la phrase deBorges: «Le livre que vous écrivezgénère sa propre vie.» Et comprisqu’une réécriture pouvait, elleaussi, prendre sonautonomie.

Le dénouement lui-même estmodifié, poussant à son termeextrême la logique de la fiction,tandis que bibliographie et réfé-rences s’étoffent, complétées parl’invention d’annexes désopi-lantes.Larefonteauraprisunehui-taine de mois. Désormais, le défiinitial tient toutes ses promesses.Au point que la mention «nou-velle version», au dos du livre,paraît trop discrète. Ce Romanfleuve, première œuvre d’un écri-vain qui crut que ce serait sa der-nière, est un livreneuf.p

HappyBirthday,PhilipRoth!

Romanfleuve,d’AntoinePiazza,Rouergue, 368p., 22,50¤.

C’est d’actualité

Lalittératurefrançaiseaupouvoir

MARDI 19MARSen fin d’après-midi, àNewark (New Jersey), la ville natale de PhilipRoth, 250personnes –après avoir vu à labibliothèqueune expositiondephotos surla vie de Roth, qui se tient jusqu’au31août–se sont réunies dans l’auditoriumdumuséepourune singulière cérémonie: les 80ansdeRoth, né le 19mars 1933.

ANewark, il est souventquestiondeRoth.Onvient en touriste sur les lieuxde sonenfance, recréés sans cessedans ses romans;on fait, enbus, le «RothTour», quipasseparla «PhilipRothPlaza», inauguréeen 2005.Mais le soirdu 19, il s’agissaitd’unévéne-mentdifférentet exceptionnel.

Il y avait là tous sesvieuxamis, et deplusrécents, ainsi quequelques invitéspresti-gieux, dont ledirecteurduNewYorker,DavidRemnick, la veuvedeWilliamStyron,Rose, les romanciersDonDeLilloet LouiseErdrich, l’essayisteBenjaminTaylor, BlakeBailey, biographedeRoth…Et aussi les inter-venantsdu colloquede la veille,«Roth@80».C’est la présidentede laRothSociety–crééeen 2002–, AimeePozorski,qui avait eu l’idéede cette célébration,àlaquelle, à sa grande surprise, Rothavaitacceptédeparticiper.

Chaque invité se voyait remettreunpro-grammede la soirée, qui commençaitparquelquesprisesdeparole, pour continuerparune interventiondeRothet finir par legâteaud’anniversaire.

Le romancier JonathanLethem,avecbeau-coupd’humour, a expliqué comment il avaitlongtempsrésisté à la lecturedeRoth, dontles livres étaient tousdans la bibliothèquedesamère, avantdedécouvrirLe Sein etd’êtrelui aussi«atteint de lamaladied’admirationdeRoth».HermioneLee, biographenotam-mentdeVirginiaWoolf et d’EdithWharton,s’est intéressée, dansunexposéextrême-mentbrillant et convaincant, à lamanièredont l’œuvredeRoth, àplusieurs reprises,entre endialogueavecShakespeare.AlainFinkielkrautaparlé dudernier romandeRoth,Nemesis,qu’il aimeparticulièrement.

Mais les deux interventions lesplusper-sonnelles sont venuesdedeuxamies.ClaudiaRothPierpont (aucune relationdeparentéavecPhilipRoth), journalisteauNewYorker,vapublier ennovembreunessai,RothUnbound («Rothdélivré»). Elle a lon-guementexploré les relationsdeRothà sespersonnages féminins. Elle s’est attachéeàdémontrer la variété, la complexité, la pro-fondeurdespersonnagesde femmesdansles romansdeRoth. Et à réfuter lespersis-tantesaccusationsdemisogynie.Des clichéspropagéspardes gensquine lisentpas lesromansdeRoth.

«Mevoici»Ensuite, aprèsunebrève interruption, la

romancière irlandaiseEdnaO’Brien (lirepage9) apris laparole, pourundésopilantrécit de sa longueamitié avec Roth. Ils sesont rencontrésà Londres, quandRothypas-saitunepartiede l’annéeavec sa secondeépouse, l’actricebritanniqueClaireBloom.Rothn’était pas le convive idéal; EdnaO’Brien, qui adore cuisiner, n’était pas tou-jours certainequ’il seplaise à sa table. C’estpeut-être cequ’elle aimait, ce côté asocial,sauvage, imprévisible, cethumour froid,dans la vie commedans les livres. Etpuis leLondoniendifficile, qui n’aimepasvraimentLondres, se transformait endélicieuxcompa-gnondepromenadeautourde samaisonduConnecticut. Lediscoursd’EdnaO’Brienétaitleplus libreet leplus tendrementmoqueurà l’égarddeRoth.

Avantdedécouper songâteau, PhilipRotha fait son entrée sur scène, costumeetchemisenoirs, souriant et saluant tous sesamis se levantpour l’applaudir.Assis àunetable, il a ouvertungrand cahiernoir. Et, pen-dant45minutes, il a ludeuxbeaux textes,très subtils.D’abord celuiqu’il avait préparépour la circonstance,unpetit bijoude rhéto-rique,pour expliquerqu’il n’allait pas, à80ans, ennuyer sonauditoireavec sonenfance–et bien sûr il a parléde sonenfan-ce. S’il a cessé d’écrire («LeMondedes livres»du5octobre etMdu20octobre 2012), c’est«pourneplusavoir à décrire»… toutun tasde choses, qu’il s’estmis àdécriremagnifi-quement. Puis il a luunpassaged’unde sesromanspréférés, Le Théâtrede Sabbath, à lafois sombre etdrôle, se terminantpar«mevoici». En applaudissant denouveau,debout, on se disait queRoth, 80ans, qu’ilécrive ouqu’il parle, demeurait ce qu’il estdepuis cinquanteans: un écrivain.p

Josyane Savigneau, envoyée spéciale

LAFOSSE. Unespacesouterrainnaguèredévolu au comman-dementmilitaire etreconverti en lieudestockageoù cohabi-tent tous les sup-ports inventéspourgarderune tracedel’écrit.Matrice de

toute littératureproduite, elle est ledomainede faussaires et plagiairesqui,reclus, y expient leurs forfaits,mais elleest surtout le lieuoù est conçue l’armesecrète qui permettra au tyrand’établirà jamais la gloireuniverselle de l’Etat.

Ony élabore en effet « l’éditiondéfini-tive de la littérature française». Au prixd’une falsification suffocantepuisqu’ils’agit, toute littérature étrangère ban-nie, d’attribuer au génie français tout cequi y compte. Rien de cequi n’est pasnationalne doit plus exister.

Pourmener à bien ce projet démen-tiel, Jean-Pascal Viennet, selon le projetfouduPrixNobel caribéenEugenKleber-Gaydier,prépare la bascule dupaysdans le champ fictionnel, en insé-rant les personnages fictifs dans lagéographie réelle avant deprojeter leshumainsdans la peaude créaturesde papier, fameuses (Céladon,Des

Grieux) ouà peine entrevues, commecertainedomestiqued’A la recherchedu tempsperdu…

Manipulationset imposturesbrouillent la frontière entre les deuxrègnes et l’enjeupolitiquedevient lemoteurd’unedésertiondu réel, qui sevoit confisquer sonautoritépar lalittérature.Vertige érudit d’une santéinsolente,Roman fleuvede Piazzabrise,impétueuxet souverain, toutes lesdigues. pPh.-J. C.

«“Si c’est le Verbe fondateurquipermetà l’hommedequitter laréalité, si nous nous rappelonsque les seuls liens qui subsistentsont ceuxque les auteurs ont res-serrés, siècle après siècle, nouspou-vons envisager que c’est la litté-raturenationale qui accueilleraunpaysune fois que celui-ci aurabasculédans la fiction. En revan-che, rien nepermet d’affirmerqu’un roi s’assiéra sur un trônederoi et qu’une couturière reprendra

uneplace de couturière. Le Führerserapeut-être undomestiquedansuneauberge de Styrie (…), il peutaussi devenirGrégoire Samsa, lecancrelatde LaMétamorphoseduJuif Kafka…”

A cesmots, le SturmbannführerSchwab se leva et, après avoir saluéd’unmouvement sec dumenton,quitta la pièce sans queGoebbelsfît ungeste pour le retenir.»

Romanfleuve, page111

ALINE BUREAU

Histoired’un livre

Extrait

L’auteur avait envoyélemanuscrit auxEditions duRouergue,«convaincu qu’enAveyron, on prendraitle temps de le lire»

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

L’artcommevéritéetcommeconsommationGillesLipovetskyet JeanSerroys’intéressentàla façondont l’émotionesthétiqueestdésormaisconstammentutiliséepourfairevendre Gilles Leroy

« Un magnifique roman. »Clara Dupont-Monod, France Inter

« Un livre d’une proximité étrange, émouvant,balayé de revanches cyniques et de larmes rentrées :

on croit entendre chanter Nina Simone. »Xavier Houssin, Le Monde

LeDieu cachéEt s’il existait «unpoint de fuite com-mun» entre les diverses religions?Telle est la convictionqui anime lenouvel ouvrage, à la fois très lisible ettrès savant, de l’égyptologuealle-mand JanAssmann. Il retrace la ge-nèse de l’idée de «religiondouble»(religioduplex)qui se répanddans lepublic lettré, au siècle des Lumièreset dans la franc-maçonnerie: les reli-gions révélées, dans leurpluralitépar-fois antagoniste, renverraient toutesàune religionnaturelle de l’«Unesttout». Ainsi, pour surmonter la frac-ture entre le «Dieudes philosophes»et celui «d’Abraham, Isaac et Jacob»,les philosophesduXVIIIe siècle ontrecouruà l’hypothèse, alimentéepardes sources grecques tardives, selonlaquelle la spiritualitédes initiéségyptiens constituait la religionorigi-nelle (monothéiste sous ses habits

polythéistes). pNicolasWeill

aReligio duplex.Comment les Lumièresont réinventé lareligion des Egyptiens,de JanAssmann,traduit de l’allemandpar Jean-Marc Tétaz,Aubier, «Collectionhistorique», 412p., 32¤.

L’Einstein engagéAlbert Einstein représente le proto-typede l’intellectuel internationalengagédans le «siècle de fer». Avecl’arrivéedes nazis aupouvoir,malgréson éloignementdu judaïsme, sonpacifismeet sonattrait pour le boud-dhisme, il soutintdans sonexil améri-cain la cause du sionisme, aupointqueBenGourion lui proposa, en 1952,dedevenir le deuxièmeprésidentdunouvel Etat d’Israël (ce qu’il déclina).Fondé sur l’exploitationd’archivesméconnues, cet ouvrage retrace utile-ment ce compagnonnage lucide d’unsavantpour qui le succèsde l’entre-prise sioniste se jugerait à la capacité

du Foyerdepeuple-ment juif en Palestineà se réconcilier aveclesArabespales-tiniens sans lesdominer. pN.W.aEinstein dans latragédie duXXesiècle.Antisémitisme, Shoah,sionisme, de SimonVeille, Imago, 414p., 24¤.

Sans oublier

La philosophie moraleaméricaine n’a pasbonne presse en Francelorsqu’elle s’appliqueaux animaux. Elle estcaricaturéeàl’envi,gros-

sièrement simplifiée quand ellen’est pas vilipendée, tout cela pardes philosophes eux-mêmes. N’yparle-t-on pas de « libérer les ani-maux », de leur donner des«droits» – et puis quoi encore? Ilest vrai que sa très grande techni-cité et son aridité rendent sa lec-ture exigeante.

Mais tout chercheur impliquédans la «question animale» saitqu’un livre compte parmi les plusimportants: The Case for AnimalRights («Plaidoyer pour les droitsde l’animal»), de TomRegan, paruen1983,puisen2004assortid’unelongue préface. Nul n’avait osé selancer dans l’immense entrepriseque constitue la traduction del’ouvrage fondateur de la théoriedes droits des animaux, antago-nisteàbiendeségardsdecelle,uti-litariste, de l’Australien Peter Sin-ger (La Libération animale, Gras-set, 1993). Il fallait que ce fût unexcellent connaisseur de cechamp, par ailleurs animé d’unedétermination au long cours quis’en chargeât : Les Droits des ani-maux est une analyse serrée quis’étendsur 750pages.

En traduisant cet opus mag-num, Enrique Utria fournit au

débat français une contributioninestimableàplusieurs titres.Nonseulement il ne sera plus possible,saufàsecouvrirderidicule,decari-caturer cette pensée si patientedans ses démonstrations, maisencore, endonnantaccèsà la théo-rie à ce jour la plus élaborée desdroits des animaux, EnriqueUtriapermet à la réflexion sur la condi-tion animale d’aller beaucoupplusloin.Elledevraeneffetaffron-ter cette thèse et prendre positionpar rapport à elle, tandis que lesdétracteurs des droits des ani-maux devront la contrer pied àpied–cequineserapasuneminceaffaire.

Venons-en à quelques lignes deforce de l’ouvrage. Dans la préfaceàl’éditionde2004,Regansouligneque son livre « fait plus qu’argu-menter pour les droits des ani-maux. (Il) cherche à décrire et fon-derunefamillededroitsfondamen-taux de l’homme, en particulierpour lesmembres les plus vulnéra-bles de la grande famille humaine,par exemple les jeunes enfants.»C’estpour avoir été d’aborddéfen-seur des droits de l’homme queRegan s’est fait défenseur de ceuxdes animaux; c’est à partir d’unsolcommunauxunset auxautresque ces droits sontmis au jour.

«Castorsetbisons,vousetmoi»Ceci est un premier point. Un

deuxième tient dans l’originalitéde la thèse elle-même, au regardnotammentdel’«utilitarismeclas-sique», dont le fondateur est Jere-myBentham(1748-1832), qui placelecritèreàlafoisnécessaireetsuffi-santde la considérationmoraleducôté de la capacité à souffrir. Pourcette théorie, seuls comptent lesplaisirs et les douleurs, mais de

manière en quelque sorte abs-traite,puisquelessujetsquilesres-sentent n’en sont que les porteursinterchangeables, substituableslesuns auxautres.

Cequicompte,danscetteappro-che, c’est de maximiser le bien-être dans le monde. Or, TomRegan, en introduisant la notionde «sujet-d’une-vie», met l’accentsur l’individu lui-même, ce sujetde l’expérience en première per-sonne, homme ou animal, quijamais ne peut être interchangea-ble. Les animaux « portent aumonde le mystère d’une présencepsychologique unifiée. Commenous,ilspossèdentdifférentescapa-cités sensorielles, cognitives, cona-tiveset volitives. Ils voient et enten-dent, croient et désirent, se rappel-lent et anticipent, dressent desplans et ont des intentions. De plusce qui leur arrive leur importe (…).Pris collectivement, ces états psy-chologiques et ces dispositions, etbiend’autres encore, nous aident àdéfinir laviementaleet lebien-êtrecorrélatif de ces sujets-d’une-vie(selon ma terminologie) que nousconnaissonsmieux sous le nom de

ratons laveurs et lapins, castors etbisons, écureuils et chimpanzés,vous etmoi».

Tel est le socle sur lequel lesdroits des animaux sont fondés.L’analysede laconscienceanimaleestparticulièrementfouillée.Troi-sièmement, c’en est donc fini descalculs utilitaristes où se trouvejustifié le sacrifice de quelques-uns au profit du plus grand nom-bre. Comme l’indique EnriqueUtria, Regan «radicalise la défensedes animaux en ne la faisant plusdépendrede l’utilitégénérale,maisen l’étayant d’une analyse de leursdroitsmorauxfondamentaux,pré-valant sur toute exploitation utili-taire». Cette radicalité le conduit àrepousser les solutions visant àaménagerlescages,àamoindrir,sil’expérimentateurenest d’accord,lesdouleursdesanimaux«delabo-ratoire » ou encore à simplement«réformer» l’abattage de 58mil-liardsdemammifèresetd’oiseauxparandans lemondepour la seuleboucherie. Pourquoi l’humanitétient-elle tant à ce carnage? Voilàlaquestionenretourquele lecteurpourrait se poser.p

Roger-PolDroit

Ç a nous tombe dessus n’importe où.En voiture, soudain, unemusique àla radioqui fait oublier tout le reste.Dans la rue, une silhouette ou un

visage nous bouleversent brusquement.Selon Charles Pépin, ces moments degrâce, oùnousdisons«c’estbeau…»,noussauvent –mais en quel sens, et de quoidonc? De l’ennui, de la bêtise, de l’unifor-mité,de laplatitude?En toutcas, sonplai-doyerpour bienfaits de l’émotionesthéti-que (Quand la beauté nous sauve, RobertLaffont, «Les mardis de la philo», 234p.,18¤) se lit aisément. Si la beauténousaideà vivre, c’est qu’elle est tissée à nos exis-tences, implique nos relations aux autreset aumonde et nous fait pressentir, voirepresque éprouver, la présence d’un «cielantérieur».Voilàcequelephilosopherap-pelle, en mêlant Platon, Kant, Hegel ouFreud à des scènes de la vie quotidienne.Cette démarche, vivante et sympathique,a toutefois l’inconvénient de considérer«ce que nous fait la beauté» comme unprocessus intemporel. Les personnagesdécrits vivent aujourd’hui. Leurs émo-tions, elles, paraissentde tous les temps.

Au contraire, pour Gilles Lipovetsky etJean Serroy, pas question de faire l’im-passesur l’historicitédenotre rapport à labeauté, à l’art et aux formes. L’Esthétisa-tion du monde, leur fresque savante, quiestd’unetoutautre tenueets’adresseàuntout autre public, est entièrement centréesur le caractère récent duphénomènequiluidonnesontitreetsurl’émergencepost-moderne du «capitalisme artiste». Pasquestion, pour eux, de supposer les dis-cours classiques sur la Beauté soient tou-jours valides. La démarche est l’inverse :« les esthétiques marchandes qui triom-phent n’ont nullement l’ambition de nousfaire toucher un absolu en rupture avec laviequotidienne. (…)Plus l’art s’infiltredanslequotidienetl’économie,moinsilestchar-géde haute valeur spirituelle.»

Processusd’hybridationComments’estmiseenplacecetteinfil-

tration généralisée de l’art dans le quoti-dien? Les réponses circonstanciéesà cettequestion occupent l’essentiel de ce fortvolume. Ellesmettent en lumière les pro-cessus d’hybridation successifs de l’art etde la mode, l’irrésistible invasion du de-sign, l’avènement du règnedu cinéma, delamusique et des images dans notre inti-mité, le triomphe de l’empire du «look»et de l’apparence sur notre corps autantque dans nos dressing-rooms, sansoublier la métamorphose des villes et la

transfiguration des moindres objets quinous tombent sous la main, de la cuisinejusqu’aubureau.

Cette esthétisation permanente del’existence est devenue unmoteur essen-tiel de la consommation. C’est désormaisdans le domaine des formes que les mar-ques rivalisent, plus que dans celui descontenus, des qualités ou des performan-ces. Désormais, la vie est belle… dumoinssi elle se coule dans le canon épuré des

lignes contemporaines.Gilles Lipovetsky et JeanSerroy font le tour decette incitation perma-nente à l’émotionesthéti-que que développe lasociété hypermoderne.Avec précision,mais sansaigreur.

Leur premier mériteest de faire voir combien

lecalculéconomiquerationnelet l’esthéti-sationgénérale, loinde se contredire, fontbonménage. Ils ont aussi l’intelligencedene pas diaboliser cette hyperconsomma-tion de formes au nom de l’utilité, dusérieux, d’une quelconqueutopie austèreet rigide. Tout en pesant judicieusementle pour et le contre, ils se contentent deconclurequ’il serait bon, sommetoute, decontinuer à vivre en artiste tout enconsommantmoins,ouplusraisonnable-ment.Voilà qui peutparaître court.p

Critiques Essais«LesDroitsdesanimaux»,textefondateurduphilosopheaméricainTomRegan,a30ans.Levoicienfintraduit

L’animalrenduàsonmystère

LesDroitsdes animaux(TheCase forAnimalRights),deTomRegan,traduit de l’anglais(Etats-Unis)par EnriqueUtria,Hermann,«L’avocatdudiable», 750p., 35¤.

L’Esthétisationdumonde.Vivre à l’âgedu capitalismeartiste,deGilles Lipovetskyet Jean Serroy,Gallimard,512p., 23,50¤.

ANTOINE SCHNECK,

EXTRAIT DE LA SÉRIE

“LEUR CHIEN”.

Florence Burgatphilosophe

70123Vendredi 29mars 2013

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

PortraitdeLévi-StraussenchroniqueurQUIDONCSE SOUVIENTqu’enFrance, àDijon, en 1951, on a brûléle PèreNoël? En effigie seule-ment, certes,mais quandmêmeavecde belles flammes, sembla-bles à celles d’unvrai bûcher. Lesoir du 24décembre, devant205enfants des écoles catholi-ques, le bourguignonclergé a cra-mé cemensongedémoniaque surle parvis de la cathédrale. Insis-tons: cela n’est pas un conte. Lesjournaux locauxontbien décritl’événement, et Claude Lévi-Strauss, dans la revue Les Tempsmodernes, l’année suivante, lui aconsacréune étude.

Ce texte insolite et superbe,jamais réédité, reste difficile àclasserdans l’œuvredu savant(1908-2009). Il figureen tête de cevolume, qui réservebiend’autressurprises.Ony trouveeneffet uneséried’articles rédigésparClaudeLévi-Strausspour le quotidien ita-lien LaRepubblicaentre1989et2000. Legrandanthropologues’y

métamorphoseen chroniqueursingulierde grandesquestionsqui agitentnotre époque. Il lesaborde surun ton incisif et sim-ple, sans sedépartir jamais de sonintelligenceaiguëni d’un sens cer-tainde laprovocation froide. Carbonnombrede sespositions etanalysesnevontpasdans le sensdes idéesdominantes, c’est lemoinsqu’onpuisse dire.

Ainsi, aux tenants de lamoder-nité agricole, Lévi-Strauss rap-pelle que les chasseurs-cueilleursmangent équilibré et se rassasientquotidiennementdudoubledesquotasdeprotéines et de vita-mineCpréconiséspar lesnormesactuelles, tout enne travaillantque…deuxheurespar jour.Contre ceuxqui veulent interdirel’excision, il soutient carrémentqu’on ignore si l’ablationdu clito-ris est vraimentnocivepour lajouissancedes femmes. Auxesprits qui s’affolent desnou-veauxusages de la procréation

médicalementassistéeet de la ges-tationpour autrui, il répliquequeles peuples sans écriture ontdéjàexploré largement tous ces cas defigure – dumoins demanièremétaphoriqueet symbolique.Aceuxqui s’horrifientdu canniba-lisme, il s’emploieàmontrer com-biennospratiquesmodernes enconserventmoult équivalents.

Pince-sans-rireLes familiersdes Structures élé-

mentairesde laparenté,desdeuxtomesd’Anthropologie structuraleetde la sériedesMythologiquesenretrouveront çà et là des aperçus,mais en filigrane. En fait, c’est uneplumealerte, souvent caustique,qui animecespages. Loinde l’ascé-tismedesœuvres savantes, la sil-houettequi sedessine ici est celled’unpenseur libre, refusant avanttout la dominationd’une seulenormehumaine: «N’essayonspasde ramener tous les types dedéve-loppement social àunmodèleuni-

que.»Défenseurde ladiversitéculturelle, parfois jusqu’aupara-doxe, Lévi-Strauss se révèleaussi,entre les lignes, désabuséet pince-sans-rire, élégammentpessimisteautantquevertigineusementinstruit.

Selon lesmoments, voilà quiséduit ou irrite, amuseouhorri-pile. C’est pourquoi, si ce recueiln’apporte en fait rien dedécisifni de vraimentnouveauà sonœuvre, il prodigue aux lecteursquantitéd’occasionsd’être bous-culés. C’est exactement ce qu’onchercheen lisant des chroniques.Celles-ci ont pour auteur le seulacadémicien scientifiqueécololibertairequi défendit à la foisles peuples sans écritureet le PèreNoël.p

DominiqueAauteur, compositeur et interprète

Lavie,pareffraction

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

TOUJOURSSEMÉFIERd’un incipit rentre-dedans: troppro-mettre, c’est souventnepas tenir. La premièrephrasede Séismes,de JérômeMeizoz, est de celles quime font d’habitude refermerun livre illico: «Quandmère s’est jetée sous le train, il a bien fallutrouverune femmedeménage.»

C’est drôle, ça dépote,mais personnellement je préfèreuneouvertureplus neutre. Par exemple, quitte à nepas fairepreuved’unegrandeoriginalité,«Longtemps jeme suis couché debonneheure»meva très bien: c’est fluide, et ça nepart pas à cent àl’heurepourhaleter péniblement à la première côte venue.

Par chance, je n’ai pas ouvert le livre deMeizoz à la premièrepage. Je l’ai repéré chezun libraire, samaigre tranche coincéeentredeux romansplus épais ; ilm’a attiré lorsque j’ai vuqu’ilétait publiépar Zoé, unemaisond’édition suisse dont j’aimebien le catalogue, et dont les livres font envie – beaupapier, belletypographie.

Je l’ai ouvert aumilieu, tombant sur unparagraphequim’aintrigué, et n’ai pas prêté attentionau texte de quatrièmede cou-verturequi citait Prévert et Fellini – toujours seméfier desqua-trièmesde couverture, et des références jetées enpâture au lec-teurpaumédans la jungledes présentoirs. D’autantqu’onnevoit sincèrementpas ceque Fellini vient faire là, par rapport à unlivre certes teinté de fantaisie,mais sur lemodemineur et ensourdine, sans exubéranceaucune.

Séismes fait l’inventaire, ramassé –moins de 100pages –, d’épi-sodes-clésde la vie dansunvillage suisse, durant les années 1970,d’un jeune garçon, jusqu’à l’âge adulte. Les séismes enquestionne sont autres que cesmoments fondateursmodelant la person-nalité encore en germed’un individu, dansun environnementoù les possibles sont contrariéspar les règles et l’isolementgéo-graphique, et où la vie entremalgré tout, commepar effraction,à la faveur d’une apparition, d’unévénement.

CamérasubjectiveLe texte suinte l’autobiographiepar toutes les lignes,mais

s’endéfend, la fictionétant invoquée enpréambule. C’en estcurieux: commes’il s’agissait que le personnage s’efface,et l’auteur en lui, pourne laisser place qu’aux sensationsquile traversent et le façonnent.

C’est presqueun livre où le héros est unparasite: peu importequi il est, et ce que les événements feront de lui, seuls comptentla façondont ils surgissent, leur intensité et la sidérationqui enrésulte.

Sidérationqui ne sonnepas pour autant le glas du langagenin’entame l’acuité du regarddeMeizoz, enmodecaméra subjec-tive, avidede capter tout frémissementdumondealentour.Mêmesi l’on aurait aiméque l’œil se porte sur des saynètes– pour reprendre lemot central d’undes chapitres – parfoismoins convenues.

Lesdits «séismes»neproduisent eneffet par instants quedefaibles clapotis : la visite d’une religieuse à lamaison, les viréesscoutesponctuéesde chantspatriotiques, l’affolante commer-çanteobjet de tous les désirs, lamenacede la conscription…Autantde thèmesabordés l’un après l’autre commeenun cata-loguebienordonné, auxpages unpeu jaunies.

Pourtant, de cettematière rebattue émanent çà et là des ima-ges fortes et prégnantes, telle celle d’adolescentes fumant surunedigue, qui attendent et se font attendre, entretenantun jeude séductiondans lequel infusentdéjà les regrets à venir; oucelle d’un conseilmunicipal où est évoquée l’idée surréalisted’exploiter l’ombredesmontagnes sur la vallée commematièrepremièrevisant à relancer le tourismeet à contrer la désertifi-cation.Dans cesmoments-là, les séismesdeMeizoz déclenchentde substantielles secousses. p

MélancoliedugalurinLe feuilleton

Les Saisons indisciplinées,d’HenriRoorda,Allia, 448p., 20¤.

Roger-Pol Droit

C’est sans doute la forme laplus paresseuse de la critiquemais, à l’instardupetitdessinpréférable au long discours,ellen’estpasdépourvued’effi-cacité. Et consiste donc à pré-

senter un écrivain peu connu en pointantses ressemblancesetaccointancesavecunde ses pairs glorieux. Pour peu qu’ils nesoient pas compatriotes, on aura vite faitde donner à l’obscur le nom de l’illustre,assortidesaproprenationalité:voicidoncleBeckettchinoiset leLaoTseuirlandais(ànepasconfondre), le Proustmoldaveou leGarciaMarquez luxembourgeois.Commes’il existait une figure générique et sesvariantes locales, ou comme si chaque lit-tératurenationaledevaitpourvoirtouslespostes-clésmodéliséspar lesgrandsnomsdes lettres. Il doit se trouver des festivalsinternationauxoù se réunissent les Kafkade tous les pays (prévoir aussi des perro-quets de bois pour leurs chapeauxmelons) et des tables rondes où le Borgessénégalais, le Rimbaud guatémaltèque etle Pavese suédois cherchent silencieuse-ment une problématique commune. Onaimerait assister aussi à la rencontre duTchekhov japonais et duKawabata russe.

Il seradoncquestiondans cette chroni-que du Vialatte suisse, Henri Roorda(1870-1925), né trente ans avant son génietutélaire qu’il ne put en aucun cas lireavant d’écrire lui-même. Et cependant,Vialatte n’est pas le Roorda auvergnat.Encore une fois, la fortune de l’œuvreprime le droit d’aînesse dans cette affaire.Joyce ne sera jamais le Tranchard irlan-dais, quand bien même découvrirait-onqu’en 1867 un certain Isidore Tranchards’est lui-même inspiré d’Homère pourécrire ses Azalées féeriques. Précisonsqu’Henri Roorda nous évoque aussi biensouvent Alphonse Allais, lequel publiad’ailleurs son premier article dans sonJournal, en 1894, et qu’il ne volerait pasnon plus le nom de Cuppy suisse, étant,commel’auteurdeCommentcesserd’exis-ter, un de ces humoristes intimementconvaincus qu’il n’y a pas que la rigoladedans la vie: il y a aussi le suicide.

C’estordinairementà cet instantque leparesseuxcritique,prisderemords,recon-naît que ces références sont bien réduc-trices et ne rendent pas justice à l’origina-lité de l’auteur. Introduisons donc HenriRoorda,leseuletunique,sansDieunimaî-tre.Aureste, filsdeSiccoRoorda,pamphlé-taire anarchiste, Henri connut aussi dansson enfance Elisée Reclus et ne reniajamais la cause, si sa propre virulence seteinta de scepticisme et d’ironie. Il ensei-gna les mathématiques et publia plu-sieurs essais de pédagogie, «d’inspirationfranchement rousseauiste », nousapprendGilles Losseroy dans la belle pré-face qu’il donne au recueil de chroniquesinédites de Roorda, Les Saisons indiscipli-

nées, qui paraît aujourd’hui aux éditionsAllia. Ce sont plus de deux cents texteshumoristiques inspirés de l’actualité etécrits pour la presse suisse, entre1917 et1925, sous le pseudonymedeBalthazar.

«Quand trouvera-t-on lemoyende ren-dre l’âme humaine plus joyeuse? Toutesles autres réformes me laissent indiffé-rent.» Henri Roorda aime les blagues, lescalembours et les paradoxes, mais sonhumourestvindicatif, souventcaustique.Cemondene luiconvientpas. Ilne l’auraitpas créé ainsi : «J’aurais mis l’amour à la

findelavie.Lesêtresauraientétésoutenus,jusqu’au bout, par une espérance confuseet prodigieuse.» Et se seraient évité cesdésillusions amères, autrement nom-méesleçonsdelavie,donts’affligelechro-niqueur, certain qu’il s’en reviendrait deMelbourne, deMilan ou d’Ecosse avec lesmêmes impressions de voyage et quidoute que l’homme ait suffisamment deraisons d’être fier de lui pour défiler enfanfare: «Moi, spectateur fallacieusementattirépar lamusiquehéroïque, jeveuxvoirautre chose que des messieurs obèses enredingote ou de simples citoyens enveston.»

Il y a chez Roorda un art de l’extrapola-tion comique proche en effet de celui deVialatteetderrièrelequelsedevineunscep-ticismemorose touchant en particulier laprétendue singularité des destins. Et parexemple, si différents les hommes puis-sent-ils être ou se croire, chacun d’euxéprouve « le besoin impérieux d’envoyerson pied quelque part. Lorsqu’un être nor-malaperçoit sur lebordde larouteungalu-rinmélancolique, un panier défoncé ou unbidonsonore, iln’hésitepas: il refait legestehéréditaire. L’homme est essentiellementunjoueurdefootball.»Nombredeceschro-niques ont été écrites pendant la premièreguerremondiale.LepacifismedeRoordasefait alors agressif. Il s’indigne de voir tousces soldats recrutés si jeunes qui appren-nentenrecevant leur fusilquelsera,«pourcette fois, l’ennemihéréditaire».

Pas toujours aussi éclairé, sans doute,HenriRoorda,quiillustreicioulàlepaterna-lisme raciste de l’Occident envers l’Afriqueet dontmême la bienveillance de principeparaîtaujourd’huiassezdétestable. L’hom-meest de son époque, et sonhumourn’estpasexemptdetouslespéchésdecelle-ci.Lelecteur écrémera lui-même cette copieuseanthologie. Il en retiendra les conseils lesplus précieux: «Si vous êtes attaqué parune tortue belliqueuse, vous disposez pouréchapper à la mort d’unmoyen infaillible:c’est la fuite.»p

Chroniques

Nous sommestousdes cannibales,deClaudeLévi-Strauss,Seuil, «La LibrairieduXXIe siècle», 286p., 21¤.

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Henri Roorda aimeles blagues,mais sonhumour est vindicatif,souvent caustique

EMILIANO PONZI

Séismes,de JérômeMeizoz,Zoé, 96p., 14 €.

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

EdnaO’Brien

FlorenceNoivilleEnvoyée spéciale à Londres

Tout avait pourtant mal com-mencé. «Il est 3heures 10, nousavions rendez-vous à 3heures.Où êtes-vous ? » Le ton estexcédé. J’ai beau dire que j’aiappelé six fois pour prévenir

de mon retard, la réponse, au téléphone,est sèche et comminatoire: «Impossible,j’étais là. Je vous attends bientôt, très bien-tôt.» Edna O’Brien a prononcé ce «bien-tôt» («soOoOon») d’une façondélicieuse-mentdiphtonguéeet trèsupperclass.Uneintonationquicharriecetteformed’agace-ment bien élevé, mais absolument sansappel, dont leshabitants des îlesBritanni-ques sontquelquefois capables.

Chez elle, un feu de cheminée brûledanslebureau,aupremierétage,maisl’ac-cueilestglacial.Toutavaitmalcommencé,et toutcontinuemal.Ces interviewsinces-santes, ces voyages qui empiètent sur sontemps d’écrivain – elle en a fait « trenteentre octobre et la fin de l’année», pourpromouvoir ses Mémoires qui sortent enFrance –, ces éditeurs qui imposent auxauteurs de plus en plus de contraintes :tout cela l’accable. «Les éditeurs sont uneespèce en voie de disparition, voyez-vous.Alors ils enveulent toujoursplus, une inter-viewpar-ci, un filmpar-là…»

Ce jour-là, O’Brien revient de Zurich ets’apprêteàrepartiràNewYorkpourl’anni-versaire de Philip Roth (lire page6). Ontente de la lancer sur leur vieille amitié.Maisrienneladéride.Larencontreressem-bleàunedoucheécossaise–«doucheirlan-daise» en l’occurrence. On s’attendait à laromancière charmante unanimementfêtée dans les journaux, et l’on tombe surune vieille dame pressée, tempétueuse,coupante, imprévisible, hypersensible etultra-angoissée.Duvif-argent. C’est ce quila rend intéressante et même attachante.Son paysage mental ressemble aux cielschangeants de son Irlande natale. Ceuxqui passent sans transition de l’orage aubeau temps. Du gris acier au tendre azurou l’inverse.Un sacré caractère.

Et cela ne date pas d’hier. Née en 1930dans le comté de Clare, la petite Edna agrandi entre un père alcoolique et unemère pleine d’obsessions étranges. Jeunefille, O’Brien devient pensionnaire dansun couvent, où elle tombe amoureused’une religieuse à qui elle offre en secret

des chaussettes en laine angora avec desrayures roses. Elle songeà rentrerdans lesordres où, protégée des tentations, elledormirait«en chemisede crin surun som-mierde fer».Mais lemonde l’appelle, avec« ses péchés et ses ruses ». Lorsqu’elle«monte» à Dublin, c’est pour étudier lapharmacie.«J’apprenaisàmoulerdessup-positoires»,dit-elle avec, pour lapremièrefois, l’ombre d’un sourire. Pourquoi lapharmacie ? «C’était le choix de mes

parents.Moi, j’observais les clients. Surtoutdes pauvres, des mendiants, des vieuxdécatis mourant d’envie de parler. A cetteépoque,Dublin grouillait d’histoires…»

En 1950, O’Brien a toujours sur elle unmince volume de T. S.Eliot, IntroducingJames Joyce.Ce petit livre depapier jaune,acheté 4pence sur les bords de la Liffey,elle le trimballe partout et en recopie desphrases pendant ses cours. L’influence deJoyce est déterminante. Plus tard, ellepubliera une biographie de lui (Fides,2002).Un critiquemal intentionné la trai-tera un jour de «Molly Bloom de bazar»

– «Ah, le poison des autres ! », dit-elle enlevant les yeuxau ciel.

En attendant, l’auteur d’Ulysse lui per-met aussi de tomber amoureuse.Dansunpub, elle rencontre Ernest Gébler, un écri-vain «d’origine arménienne, juive, tchè-que, allemande et irlandaise». L’hommeestd’unebeautésansnom,avec«sonteintbrouillé et ses traits de granit». Mais, sur-tout, il parle de Joyce comme d’un ami. Ilappelle Leopold Bloom, le personnage

d’Ulysse, «Poldy». O’Brien quitte lapharmaciepoursuivreàLondressonbohémien d’amant – au grand damde samère, catastrophée.

C’estàcetteépoquequ’ellesemetàécrire.Elleadeuxgarçons,CarloetSa-sha. «Après les avoir déposés à l’école,je filais à lamaison. Je remplissais descahiers apportés d’Irlande qui por-taient le nom d’“Aisling”, ce qui veutdire “rêve” ou “vision”.» Ces rêves, cesont«lesalluvionsde lamémoire». LamaisondeDrewsboro,lesterresirlan-

daises, les tourbières, les haies d’aubépineblanchequi,enmai,«deviennentuncarna-valdepétalesqueleventsoufflecommedesconfettis». Mais dans ce qui deviendra LesFilles de la campagne, son premier roman(Fayard, 1988),O’Briendit aussi des chosesplus crues. La sexualité des jeunes filles,par exemple. «Il faisait noir et nous étionscachéesderrièredesbranchesbassesquandnous retirâmes nos culottes pour arracherdes tiges d’iris sauvages qui poussaientdans le marais et dont on s’enfonçaitmutuellementlesracineshumidesetmacu-

lées en implorant miséricorde.» En 1960,l’Irlande étouffe encore sous le poids duconformisme. LesFillesde lacampagneestinterdit pour obscénité. De son côté,Gébleracceptemaldevoirsafemmeselan-cer dans l’écriture. Il la préfère confection-nant des confitures de nèfles. Leur couplese brise. O’Brien se bat commeune lionnepour la garde de ses fils – ses «guerriers defils», comme elle les appelle dans la dédi-cacede sonautobiographie.

C’estcommecelaquenousapparaîtaus-siEdnaO’BriendanssamaisondeChelsea.Une combattante. Une combattante de82 ans, coiffée, maquillée, mal lunée cer-tes,maisunefemmequinerendjamaislesarmes. Ni sur le plan des conventions nisurceluidel’âge,encoremoinssurceluidel’écriture.Pasquestiondecéderunpouceàqui aurait pu s’emparer de sa vie pour laraconter (mal). «Il était essentiel que j’aiemonmotàdire surmonexistence.»Sur lesannées de vaches maigres comme sur lespériodes de gloire, quand, le succès venu,Robert Mitchum, Paul McCartney, SeanConnery ou Gore Vidal deviendraient desintimes. Elle insiste cependant: «Toutesles célébrités que l’on croise ici sont comme“entre parenthèses”. Ce que je voulais,c’était montrer comment la vie du dehorsfaçonne notre être intérieur. Je ne souhai-taisni faireun livre complaisantniun récitqui fasse pleurer tout le monde sur lemode: “Regardezd’où je viens…”»

Qu’a-t-elledécouvert sur elle-mêmeenl’écrivant? «Rien. Que vouliez-vous que jedécouvre?» Ce que le lecteur y voit, lui,c’est l’incroyable opiniâtreté d’EdnaO’Brien. Elle avait décidé d’écrire sesMémoires.«Ehbien, iln’yavaitplusqu’à lefaire.»Amettreunmotdevantl’autre.Etàrecommencer… A deux reprises, dans laconversation, elle prononce le nom deSisyphe.«Cequiest terrible, c’estde rendrepalpablecequevousavezdans latête.C’estcettemétamorphose qui est affreusementcompliquée, cruciale, désespérante par-fois. Pensez à Fitzgerald, à Faulkner, àHemingway.Jenepeuxpascroirequeleurscrisesn’aient pas été liées à l’écriture.»

Et elle, Edna O’Brien? « J’ai essayé detravailler cematin.Unnouveau livre.Maisça ne venait pas.»Que faire en pareil cas?«Relire une scène de Shakespeare, unepage de Joyce ou de Sylvia Plath. Hier, àZurich, j’ai acheté cette traductionduDoc-teur Jivago,dePasternak. J’aime lesRusses.Ils sont intenses, profonds, passionnés, etn’ont pas peur de l’être. Vous connaissez

cette traduction?» Voilà, on est passé del’orage au beau temps, tandis qu’audehorsilpleutetquelavieilledameredou-ble de sollicitude. «Avez-vous un para-pluie? Savez-vous où est lemétro? Croyez-vous que je réussirai à écrire ce dernierlivre?» Oui, dis-je, en regardant un plansur mon téléphone. «Au fait, vous voyez,c’est inscrit là, j’avaisbienessayé six foisdevous appeler…» «C’est possible, dit-elle enriant.Cesportablessontbizarres. Etpuis, jedois vous avouer que, parfois, je ne décro-chepas. Il y a tellementd’importuns…»p

Fillede la campagne(CountryGirl. AMemoir),d’EdnaO’Brien,traduit de l’anglais (Irlande)parPierre-EmmanuelDauzat,SabineWespieser Editeur, 478p., 25 ¤.

A82ans, lavillageoiseirlandaise,devenueécrivainderenomméemondiale,esttoujoursentredeuxvoyages,deuxentretiens,deuxlivres.Elleracontesonitinérairedans«Filledelacampagne»

Vif-argent

Extrait

Sonmari acceptemalde la voir se lancerdans l’écriture.Il la préfèreconfectionnant desconfitures de nèfles

Grandemusiquesur«pianocassé»

Parcours

«QuandErnest découvrit lebrouillond’histoire que j’écri-vais, et qui de longues annéesplus tard devait s’appeler LesAmantsde la petite ville,unedis-pute éclata. Lapremière ligne enétait : “C’était une étroite routede campagneaugoudron trèsbleu, et l’été nousaimions ànous y promener.” Il explosa,disant que çan’existait pas, uneroute bleue,mais je savais bienque si. J’en avais vu, j’y avaismar-ché, avec le goudron chaudquimaculait la toile blanchedemessouliersneufs. Il y enavait de tou-tes les couleurs, des routes: bleu,gris, or, grès et carmin. Il étaitcatégoriqueà ce propos. Commesi, disant ça, j’avais contestéquel-que vérité inaliénable. (…) Si onlui résistait, une lueur dehaineenflammait son regard,maisquemoi je lui tienne tête,moi lapetite écervelée des lettres,c’était proprement ridicule pourlui qui croyaitmeposséder. Ensecret, jem’accrochai pourtant àla route bleue, sachant bien quequelquepart au loin, tel ungla-cier, elle passerait entre nous.»

Fillede la campagne, pages182-183

Rencontre

«Nepensez pas que je suis parti-culièrement forte, dit EdnaO’Brien.Les chosespeuventmeblesser.Mais elles nem’arrêtentpas.» Elles serventmêmeparfoisdemoteur. Comme lorsquedanscette clinique, il y a quelquesannées, on lui a dit qu’elle se por-tait àmerveille, sauf pour l’audi-tion. «Pour l’audition, vous êtesunpiano cassé.» Lemot lui atrottédans la tête. «Piano casséoupas, jeme sentais bien vi-vante», écrit-elle. Ce jour-là, ellerentra chez elle, fit dupain et, à78 ans, commença la rédactionde Fille de la campagne. Unepar-

tition très juste alternant les gra-ves et les aigus,«les extrémités dela joie, commecelles du chagrin».

A l’acteI, on plongedans lesannées de formation. Cellesd’une fille solitaire et libre, néeau fin fondde l’Irlandedans unefamille qui «n’était plus riche»et que l’on voit se frayer un che-minvers les cercles littérairesdublinois puis londoniens.A l’acteII, cette femme «belle eteffrayante, tendre et sauvage»est devenueun écrivain inter-nationalement célèbre. LesMémoires alors fourmillentd’anecdotes savoureuses. On y

croise PaulMcCartney jouant dela guitare pour endormir un filsd’Edna, RobertMitchumquipasse avec elle unenuitmémora-ble ou JohnHustonqui la faitvenir auMexiquepour encenserpuis refuser l’un de ses scéna-rios. Ces hauts et ces bas, l’écri-vainnous les livre sans fard, avecsensibilité, auto-ironie et toutela distance dont on peut fairemontre à son âge. Aucunenostal-gie. Une rage de vivre, d’écrire,de jouer encore. Parce que, pianocassé oupas, la grande roman-cière irlandaise garde, pour l’écri-ture, une oreille absolue.p Fl. N.

1930EdnaO’Briennaîtdans le comtédeClare (Irlande).

1954Elle semarie (contre l’avis deses parents) et s’installe à Londres.

1960Elle publie sonpremier livre,Les Filles de la campagne,bientôtinterdit en Irlande (Fayard, 1988).

2011 Saints et pécheurs (nouvelles,SabineWespieser, 2012).

2012Fille de la campagne (SabineWespieser, 2013). PHILIPPEMATSAS/OPALE

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.03.29

« J’ai toujours aimé publier des gens très différents. Je n’ai pas une certaine idéede la littérature que je veux imposer aux gens. Je veux imposer des écrivains,

qui ne sont pas tous les mêmes. Je n’aime pas les lignes trop droites, les famillesoù tous les enfants se ressemblent. Chaque enfant est différent. Chaque auteur

est un cas particulier. Bien sûr cela finit par ressembler à une famille,mais très recomposée pour la joie d’une série et de la maison qui les abritent. »

Jean-Marc Roberts

EmmanuelA

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PierreAh

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Jean-M

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rzeix

Mariann

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Élisabeth

Gille

Justine

Lévy

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EdwyPlenel

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François-Olivier R

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DenisRo

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Valérie

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