supplément le monde des livres 2012.11.23

10
Ecrire d’amour prière d’insérer Nos ancêtres les démocrates L’anthropologue Alain Testart retrace, dans « Avant l’histoire », l’évolution des sociétés depuis le paléolithique. Fascinant Jean Birnbaum Julie Clarini I l faut ouvrir Avant l’histoire comme un « tableau de la so- ciété humaine » tel que Rous- seau qualifiait son propos dans Discours sur l’origine et les fonde- ments de l’inégalité entre les hommes (1755). D’ailleurs, cet ouvrage d’anthropologie, qui fascine par son ampleur, aurait pu s’intituler tantôt « Discours sur l’origine de la richesse et de la pauvreté », tantôt « Discours sur l’origine de l’agriculture », ou encore « Discours sur les sciences et les arts ». Armé de sa folle érudition, qui n’ex- clut pas une part reconnue d’« intui- tion », Alain Testart brosse une fresque d’une remarquable audace, proposant rien de moins que saisir « le sens global de l’évolution » – depuis des sociétés sans richesse jusqu’à des sociétés structurées par la « propriété fun- diaire », où travailler une terre ne suf- fit pas à s’en assurer la possession. A ses yeux, l’histoire a un sens, et le dire, ce n’est pas suggérer que la forme contemporaine des sociétés serait supérieure à celles qui l’ont précédée – tout laisse croire que les sociétés du paléolithique étaient socialement plus complexes que les nôtres ! –, mais prendre acte du fait qu’« à l’origine, tous étaient chasseurs » et que s’est inventé par la suite un mode de vie agricole, même si tous les peuples ne l’ont pas adopté. Avant l’histoire retrace cet ordre de succession, non nécessaire mais irréversible. On y reçoit d’étonnantes révéla- tions. La misère, par exemple, serait une calamité d’invention récente. Elle naît, selon Alain Testart, lorsque les ter- res deviennent des biens comme les autres que l’on peut vendre et acheter, et qu’ainsi des hommes se trouvent privés de leur moyen de production. Auparavant, dès lors qu’il suffisait de travailler son champ pour s’assurer la propriété de son lopin, personne ne souffrait de la faim. Les miséreux apparurent probablement juste avant l’Antiquité classique ; la plèbe de Rome, formée d’anciens paysans expropriés, désœuvrés, ce sont eux ; eux aussi, ces millions de gueux venus vers les villes « grossir une classe ouvrière ravagée par le chômage ». Mais n’allons pas conclure à un âge d’or pour autant, à une quelconque « condition primitive », comme disait Rousseau, qui pourrait nous inspirer de la nostalgie. Les sociétés du paléoli- thique supérieur (35000-10000 ans av. J.-C.) reposaient sur de criantes iné- galités, loin de l’idéal de « communis- me primitif » avec lequel on a voulu les confondre. Par exemple, posséder plusieurs épouses ou n’en posséder aucune pouvait représenter une consi- dérable différence : l’un ira chaque jour chercher sa pitance, quand l’autre sera approvisionné en pro- duits de cueillette ; s’il se consacre aux choses de la religion, il aura tout loisir de devenir « influent et redouté ». Et encore, ces formes de domination-là n’en devinrent-elles que plus éviden- tes avec « l’invention de la richesse », qu’on date, en gros, du néolithique (vers 10000-2000 av. J.-C.). Là se dépar- tagent les riches et les pauvres – quand il faudra attendre longtemps encore avant que ne s’abattent sur les hommes les deux maux symétriques que sont, aux yeux des moralistes, le luxe et la misère. Cet évolutionnisme tel qu’il le conçoit, Alain Testart le défend depuis longtemps au sein d’une disci- pline où le mot sert souvent de repous- soir. A rebours de l’époque, le direc- teur de recherche émérite du CNRS se permet un coup de chapeau aux savants du XIX e siècle comme l’Améri- cain Lewis H. Morgan, le Français Fus- tel de Coulanges ou le Britannique Henry Sumner Maine pour avoir eu, en leur temps, la « grandeur de penser une évolution globale de l’humanité ». C’est cette ambition qu’il reprend dans Avant l’histoire, mais en la fon- dant cette fois sur les données archéo- logiques. Le livre converge vers un ultime chapitre, le plus risqué, le plus stimu- lant, où Alain Testart essaie de resti- tuer les organisations politiques, sans doute l’exercice le plus « périlleux » tant ces dernières se lais- sent peu percevoir dans les fouilles ou les ruines. Mais la prudence n’éteint pas la flamme de l’anthropo- logue dont la sagacité s’exerce cette fois sur notre continent : nulle part ailleurs, en dehors de l’époque contemporaine, on ne rencontre « dans une même tranche de temps autant de peuples différents et qui tous mettent en scène des assemblées populaires ». Cette tradition démocra- tique puiserait-elle ses origines dans les temps les plus reculés, ce qui en expliquerait la permanen- ce ? Rien ne s’y oppose. Des traces archéologiques per- mettent d’envisager qu’au Rubané (5500-4800 av. J.-C.), quand l’Europe tempérée était sans doute cannibale, le peuple se rassemblait (déjà) et participait aux décisions collectives. C’est un fond ancien, en quelque sorte, qui expliquerait la tonalité démocratique persistante de l’Eu- rope, « aventure unique au monde ». L’hypothèse qui clôt cette époustou- flante entreprise intellectuelle pour- rait ainsi se fondre dans un « Discours sur les origines de la démocratie ». Jurés de l’académie de Dijon, voilà un candidat sérieux ! p 8 aLe feuilleton Eric Chevillard ressuscite Roger Rudigoz 10 aRencontre Metin Arditi, toujours plus écrivain 6 aHistoire d’un livre Lettres retrouvées, de Raymond Radiguet 23 aGrande traversée En attendant la fin du monde… … lire quelques bons ouvrages sur le sujet s’impose. Entretien avec le philosophe Michaël Fœssel L a théorie n’est pas seule à penser. La littérature aussi travaille à rechercher le vrai. Pour cela, elle peut compter sur l’imagination des penseurs, des essayistes, de tous ceux qui font des idées leur outil d’investigation. Cette conviction, qui anime semaine après semaine l’équipe du « Monde des livres », a trouvé une nouvelle confirmation lors du Forum philo Le Monde Le Mans, qui s’est déroulé les 16, 17 et 18 novembre, sur le thème « Amour toujours ? ». Durant ces journées de réflexion et d’échange, on cita davantage de poètes et de romanciers que de philoso- phes attitrés. Depuis Alain Badiou, qui a ouvert les débats en déclamant des vers de Rimbaud, jusqu’à Alain Finkielkraut, qui les a conclus en citant une page de Phi- lip Roth, les intervenants s’en sont remis à l’intelligence des écrivains. Jusqu’à définir l’amour comme un élan d’écriture : « Aimer, c’est d’abord s’exercer à aimer, donc à écrire, à noter les mouvements de la passion en soi », a tranché le philosophe Pierre Zaoui. « Il y a moins une pensée de l’amour qu’une histoire d’amour », lança quant à lui le philosophe et théologien Fabrice Hadjadj. La parole était aux écrivains. Christine Angot commen- ça par déclarer sa flamme à la littérature. Elle honora cha- que mot en scandant son texte de la main, dans le plus pur style des rappeurs. Puis Camille Laurens cita Lacan et Jankélévitch pour affirmer que l’amour n’est pas un sujet sur lequel on écrit, mais l’espace même d’où naît l’écri- ture : « L’amour est ce qui m’anime (comme vous). Je ne me lèverais pas le matin pour écrire si je ne croyais pas, même un peu seulement, que j’écris d’amour », confia-t-elle tendrement au public. Et tandis que Michel Schneider livrait une belle exégèse de la dernière phrase d’ Un amour de Swann, le micro circula dans la salle et l’on constata que, parmi le bon millier de personnes qui assis- taient au Forum, chacune ou presque avait sa lecture de Proust. Sa façon propre de rechercher l’amour en sa vérité. Autrement dit, de confier son destin au roman. p 4 aLittérature étrangère Patrick deWitt, Walter Siti 7 aEssais Michel Foucault en vérité 9 aPolar L’enquête corse, version « Série noire » 5 aLittérature française Jean Forton, Christophe Carlier L’auteur salue les savants du XIX e siècle qui ont eu la « grandeur de penser une évolution globale de l’humanité » 25 e PRIX GONCOURT ORGANISÉ PAR LE MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE ET LA FNAC DEPUIS 1988* DES LYCÉENS Élu par un jury de 2000 lycéens Fnac. On ne peut qu’adhérer. www.goncourtdeslyceens.com * Le Prix Goncourt des Lycéens est organisé par la Fnac et le ministère de l’éducation nationale, en accord avec l’Académie Goncourt et d’après sa sélection. Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, d’Alain Testart, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 560 p., 25 ¤. Peinture rupestre, vers 1500 av. J.-C., Libye. AISA/LEEMAGE Cahier du « Monde » N˚ 21102 daté Vendredi 23 novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Upload: oblomov-20

Post on 05-Aug-2015

82 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Ecrired’amour

p r i è r e d ’ i n s é r e rNosancêtreslesdémocratesL’anthropologueAlainTestartretrace,dans«Avant l’histoire»,l’évolutiondessociétésdepuis lepaléolithique.Fascinant

Jean Birnbaum

Julie Clarini

Il faut ouvrir Avant l’histoirecomme un « tableau de la so-ciété humaine» tel que Rous-seau qualifiait son propos dansDiscourssur l’origineet lesfonde-ments de l’inégalité entre les

hommes (1755). D’ailleurs, cet ouvraged’anthropologie, qui fascine par sonampleur, aurait pu s’intituler tantôt«Discours sur l’origine de la richesseet de la pauvreté», tantôt «Discourssur l’origine de l’agriculture», ouencore «Discours sur les sciences etles arts».

Armédesafolleérudition,quin’ex-clut pas une part reconnue d’«intui-tion»,AlainTestartbrosseunefresqued’uneremarquableaudace,proposantriendemoinsquesaisir« lesensglobalde l’évolution» – depuis des sociétéssans richesse jusqu’à des sociétésstructurées par la «propriété fun-diaire», où travailler une terre ne suf-fit pas à s’en assurer la possession. Asesyeux, l’histoireaunsens, et le dire,ce n’est pas suggérer que la formecontemporaine des sociétés seraitsupérieure à celles qui l’ont précédée– tout laisse croire que les sociétés dupaléolithique étaient socialementpluscomplexesque lesnôtres!–,maisprendre acte du fait qu’«à l’origine,tous étaient chasseurs» et que s’estinventé par la suite un mode de vieagricole, même si tous les peuples nel’ont pas adopté. Avant l’histoireretrace cet ordre de succession, nonnécessairemais irréversible.

On y reçoit d’étonnantes révéla-tions. La misère, par exemple, seraitune calamité d’invention récente. Ellenaît,selonAlainTestart,lorsquelester-res deviennent des biens comme lesautresque l’onpeutvendreet acheter,et qu’ainsi des hommes se trouventprivés de leur moyen de production.Auparavant, dès lors qu’il suffisait detravailler son champpour s’assurer lapropriété de son lopin, personne ne

souffrait de la faim. Les miséreuxapparurentprobablement juste avantl’Antiquité classique ; la plèbe deRome, formée d’anciens paysansexpropriés, désœuvrés, ce sont eux;euxaussi,cesmillionsdegueuxvenusvers les villes «grossir une classeouvrière ravagéepar le chômage».

Mais n’allonspas conclure à unâged’or pour autant, à une quelconque«condition primitive», comme disaitRousseau, qui pourrait nous inspirerde lanostalgie. Les sociétésdupaléoli-thique supérieur (35000-10000ansav. J.-C.) reposaientsurdecriantes iné-galités, loin de l’idéal de «communis-me primitif» avec lequel on a voulules confondre. Par exemple, posséderplusieurs épouses ou n’en posséderaucunepouvaitreprésenteruneconsi-dérable différence : l’un ira chaquejour chercher sa pitance, quandl’autre sera approvisionné en pro-duitsdecueillette; s’il se consacreauxchoses de la religion, il aura tout loisirde devenir « influent et redouté». Etencore, ces formes de domination-làn’en devinrent-elles que plus éviden-tes avec « l’invention de la richesse»,

qu’on date, en gros, du néolithique(vers10000-2000av. J.-C.).Làsedépar-tagent les riches et les pauvres– quand il faudra attendre longtempsencore avant que ne s’abattent sur leshommes les deuxmaux symétriquesque sont, aux yeux des moralistes, leluxe et lamisère.

Cet évolutionnisme tel qu’il leconçoit, Alain Testart le défenddepuis longtempsau seind’unedisci-plineoùlemotsertsouventderepous-soir. A rebours de l’époque, le direc-teur de recherche émérite du CNRS sepermet un coup de chapeau aux

savantsduXIXesièclecommel’Améri-cain Lewis H.Morgan, le Français Fus-tel de Coulanges ou le BritanniqueHenry Sumner Maine pour avoir eu,en leur temps, la «grandeur de penserune évolutionglobalede l’humanité».C’est cette ambition qu’il reprenddans Avant l’histoire, mais en la fon-dantcette fois sur lesdonnéesarchéo-logiques.

Le livre converge vers un ultimechapitre, le plus risqué, le plus stimu-lant, où Alain Testart essaie de resti-tuer les organisations politiques,sans doute l’exercice le plus«périlleux» tant ces dernières se lais-sent peu percevoir dans les fouillesou les ruines. Mais la prudencen’éteint pas la flammede l’anthropo-logue dont la sagacité s’exerce cettefois sur notre continent : nulle partailleurs, en dehors de l’époquecontemporaine, on ne rencontre«dans une même tranche de tempsautant de peuples différents et quitousmettent en scène des assembléespopulaires». Cette traditiondémocra-tique puiserait-elle ses origines dansles temps les plus reculés, ce qui en

expliquerait la permanen-ce ? Rien ne s’y oppose. Destraces archéologiques per-mettent d’envisager qu’auRubané (5500-4800 av. J.-C.),quand l’Europe tempéréeétait sans doute cannibale, lepeuple se rassemblait (déjà)et participait aux décisionscollectives. C’est un fondancien, en quelque sorte, quiexpliquerait la tonalité

démocratique persistante de l’Eu-rope, «aventure unique au monde».L’hypothèse qui clôt cette époustou-flante entreprise intellectuelle pour-rait ainsi se fondredansun«Discourssur les origines de la démocratie».Jurés de l’académiedeDijon, voilà uncandidat sérieux!p

8aLe feuilletonEric ChevillardressusciteRoger Rudigoz

10aRencontreMetin Arditi,toujours plusécrivain

6aHistoired’un livreLettresretrouvées,de RaymondRadiguet

2 3aGrandetraverséeEn attendant lafin dumonde……lire quelquesbons ouvragessur le sujets’impose.Entretien avecle philosopheMichaël Fœssel L a théorie n’est pas seule à penser. La littérature

aussi travaille à rechercher le vrai. Pour cela, ellepeut compter sur l’imagination des penseurs, des

essayistes, de tous ceuxqui font des idées leur outild’investigation. Cette conviction, qui anime semaineaprès semaine l’équipe du «Monde des livres», a trouvéunenouvelle confirmation lors du ForumphiloLeMonde LeMans, qui s’est déroulé les 16, 17 et18novembre, sur le thème«Amour toujours?».

Durant ces journées de réflexion et d’échange, on citadavantage depoètes et de romanciers quede philoso-phes attitrés. Depuis Alain Badiou, qui a ouvert lesdébats en déclamant des vers de Rimbaud, jusqu’à AlainFinkielkraut, qui les a conclus en citant unepage de Phi-lip Roth, les intervenants s’en sont remis à l’intelligencedes écrivains. Jusqu’à définir l’amour commeunéland’écriture : «Aimer, c’est d’abord s’exercer à aimer, doncà écrire, à noter lesmouvements de la passion en soi»,a tranché le philosophe Pierre Zaoui. «Il y amoins unepensée de l’amour qu’une histoire d’amour», lança quantà lui le philosophe et théologien FabriceHadjadj.

Laparole était aux écrivains. ChristineAngot commen-çapardéclarer sa flammeà la littérature. Elle honora cha-quemot en scandant son textede lamain, dans lepluspur style des rappeurs. Puis Camille Laurens cita LacanetJankélévitchpour affirmer que l’amourn’est pasun sujetsur lequel on écrit,mais l’espacemêmed’oùnaît l’écri-ture: «L’amour est ce quim’anime (commevous). Je neme lèverais pas lematinpour écrire si je ne croyais pas,mêmeunpeu seulement, que j’écris d’amour»,confia-t-elle tendrement aupublic. Et tandis queMichelSchneider livrait unebelle exégèse de la dernière phrased’Unamour de Swann, lemicro circula dans la salle et l’onconstata que, parmi le bonmillier depersonnes qui assis-taient au Forum, chacuneoupresque avait sa lecture deProust. Sa façonproprede rechercher l’amour en savérité. Autrement dit, de confier sondestin au roman.p

4aLittératureétrangèrePatrick deWitt,Walter Siti

7aEssaisMichelFoucaulten vérité

9aPolarL’enquête corse,version«Série noire»

5aLittératurefrançaiseJean Forton,ChristopheCarlier

L’auteur salue lessavants duXIXe sièclequi ont eu la «grandeurde penser uneévolution globalede l’humanité»

25e PRIX GONCOURT

ORGANISÉ PAR LE MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALEET LA FNAC DEPUIS 1988*

DES LYCÉENS

Élu par un jury de 2000 lycéens

Fnac. On ne peut qu’adhérer.

lu par un jury de 2000 lycéens

www.goncourtdeslyceens.com

*Le Prix Goncourt des Lycéens est organisé par la Fnac et le ministèrede l’éducation nationale, en accord avec l’Académie Goncourt et d’après sa sélection.

Avant l’histoire.L’évolutiondes sociétés,de Lascauxà Carnac,d’AlainTestart,Gallimard, «Bibliothèquedesscienceshumaines», 560p., 25 ¤.

Peinture rupestre,vers 1500 av. J.-C., Libye.

AISA/LEEMAGE

Cahier du «Monde »N˚ 21102 datéVendredi 23 novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Grande traversée

FlorentGeorgesco

Si une chose est sûre, c’est que lemonde finira. Quand et com-ment, il faudrait être prophètepour le dire. Cela tombe bien :les prophètes ne manquentpas, ces temps-ci. Faux le plus

souvent, et fous, confus, absurdes, voireescrocs,avecpeut-êtrequelquesauthenti-quesspécimensnoyésdanslamasse,dontlaprésencepotentielle, prétexteouvagueespoir, incite à tendre l’oreille. Il est vraique, à l’approchedu fameux 21décembre,jour supposéde l’apocalypse, le tintamar-re monte. Difficile d’y échapper, sauf às’être retiré dans un désert, attitude qui,précisément, est depuis toujours celle desapôtres des derniers temps. Où trouverrefuge,sinonensoi-même,quandlemon-de se dérobe?

C’est ce que font, sans le savoir, les per-sonnes que Nicolas d’Estienne d’Orves arencontrées pour son enquête, Le Villagede la fin du monde, « sorte de journal debord, façonTintin» sur la vie dans ce chef-lieu dumillénarismequ’est devenu le vil-lage de Bugarach, réputé être le seulendroit sur terre qui échappera au cata-clysme du 21décembre. Venues dans cebourg de l’Aude pour des raisons similai-res, elles forment une communautécependant illusoire; chacun, campant sursescroyances,erredanssondésertperson-nel.Désertquicessed’êtreunemétaphorequand on entre dans L’Art de la résurrec-tion, le romande l’écrivainchilienHernánRivera Letelier, bien qu’il revête le mêmesens pour son héros, Domingo ZarateVega,« leChrist d’Elqui», lorsqu’il traversecelui d’Atacama, en prêchant les foulesavec le refrain classique: «Le jourdu Juge-ment dernier est proche, repentez-vous,pécheurs.» Car les foules sont ingrates etrenvoient ce «messie à la manque» à safolie et à sa solitude.

Ensomme,ilfautcommencerpardéser-ter lemonde si l’on tient à s’occuper de safin. Amoins que l’on ne puisse s’enticherd’apocalypse que parce que le monde estdéjà, depuis sa fondation, un désert. Telest le sentiment qu’on retire de la lecturedu beau livre du critique d’art et écrivainJean-Yves Jouannais, L’Usage des ruines,recueil de vingt-deuxcourts textes consa-crésàdesguerriersvainqueursetvaincus,ou aux témoins de leurs exploits, tousayant en commun le décor où l’auteur lessaisit:villesdévastées,paysagestransfigu-rés par les pluies d’obus, tumulus de gra-vats…De laMésopotamied’il y a troismil-

lénaires à Ground Zero, en passant parl’Afrique des guerres puniques, lesconquêtes napoléoniennes ou le siège deStalingrad, défilent les images saccadées,magnétiques, d’une histoire universelledont la guerre ne serait pas un accident,maisune source jamais tarie.

Si l’apocalypse n’est pas le sujet expli-cite du livre, il ouvre des perspectiveslumineuses, sans discours oupresque – la

puissance de l’image suffit à tout –, surl’obsessionapocalyptique, c’est-à-dire surle désir mortifère de la catastrophe. Ainside cette scène, tirée du récit d’une batailleenChineau IVesiècleav. J.-C. :«C’était toutle peuple de Luoyping qui était sorti desmurs. Les hommes, les vieillards, les fem-mes, les enfants, les soldats sans leursarmes.Etcequ’ils faisaient,appliqués,tour-nant le dos à l’assaillant, c’était de démon-ter, pierre à pierre, lesmurailles de leur vil-le. (…) Bientôt (…) Luoyping fut une surfacenue sous le ciel.»Au-delà du contexte his-torique, cette image d’une violence que,par certitude du pire, mais aussi par défi,on retourne contre soi, resserre une gran-de part de la pensée qui donne son unitéau livre. Le monde semble aspirer parnature à la destruction, l’homme étantl’agent de cet élan originaire d’agressivitéenvers les choses et les êtres. Jean-YvesJouannais cite Héraclite : «Un tas de gra-vats déversés au hasard: le plus bel ordredumonde.»Commentdèslorsnepasaspi-reràladévastation?Commentnepasdési-rerquesurgissedesprofondeurslabeautédes ruines fondatrices? C’est une tenta-tionconstantedel’humanitéconfrontéeàla menace de sa disparition: l’anticiper,l’accepter, finir par l’aimer.

Surun registre certesplus léger, le livrede Nicolas d’Estienne d’Orves ne montrepas autre chose. Forme pure du désird’apocalypse, Bugarach est le révélateurparfait, puisque absurde, du nihilisme

bon enfant de l’époque. Mais pourquoiBugarach? C’est tout simple. Ce village etlepicquiporte sonnomforment«unvor-tex cosmo-tellurique: en clair, une porteinterdimensionnellequipermetde réaliserle voyage astral», explique une interlocu-trice.Pourdesraisonsellesaussiobscures,les croyances ésotériques les plus baro-ques se concentrent sur ce lieu depuis desdécennies, entraînant l’afflux, commencébien avant l’histoire de décembre2012, demages, de chamans, d’adeptesduchanne-lisme, du tantrisme, du néodruidisme, del’ufologie…Il yaurait, dans les souterrainsde la montagne, un réseaumenant à unebase extraterrestre, à une cité enfouie, aurepairedesderniersAtlantes,dontl’explo-rationpermettraitdedécouvrir les secretslesmieuxgardésde l’humanité.De lànaîtsansdoute le besoind’imaginerBugarachpréservé des malheurs à venir : il seraittout de même dommage de se priver decesmerveilles.

Bref, Bugarach est tout sauf Bugarach.C’est,commedisentlesvoyants,unetrans-parence, un lieu qui n’existe que pourrévéler ce qui se tient derrière. L’intelli-gencedeNicolasd’Estienned’Orves est dele renvoyer à sa plus commune réalité, cequi luipermetde tracer aupassageunsai-sissant portrait de la France contempo-raine en territoire dépris de lui-même. Ici,les maisons semblent s’appeler «à ven-dre», écrit-il drôlement. Même impres-sion lorsqu’il remonte, en voiture, la

Délugelivresque

Lafindumondeapproche.Certaines interprétationsducalendriermayal’ontfixéeau21décembre.Adéfautdes’ypréparer, trois livrespermettentdes’arrêtersuruncurieuxpenchantaucatastrophisme

Désirsd’apocalypse

C’est une tentation constantede l’humanité confrontéeà lamenace de sa disparition :l’anticiper, l’accepter,finir par l’aimer

Unevaguedepublications s’abat sur la tabledes libraires. Pas questiondemourir inculte lejour de la funeste prédictionmaya.Unbeaulivre, La Fin dumonde de l’Antiquité à nos jours(FrançoisBourin, 310p., 45¤) proposeunenavi-gation entre les imaginaires et les représenta-tionsde la catastrophe,de l’Egypte ancienne au11-Septembre, sous la plumede Jean-Noël Lafar-gue, lui-mêmeauteurdublog Fins dumonde,vraies et fausses.

Thèmedeprédilectionde la science-fiction,l’anéantissement inspire au géographeAlainMussetdes «géofictions de l’apocalypse» sous letitre Le SyndromedeBabylone (ArmandColin,320p., 22,50¤). Réinterprétant lamalédictionbibliquequi pèse sur les villes, le genre senour-rit des images de destructionurbaine: Paris, Vil-le Lumièredevenue champde ruines, NewYorket ses gratte-ciel foudroyés, aujourd’hui LosAngeles et San Francisco «nouvelles victimesexpiatoires de la science-fiction». L’auteur souli-gne lemotif récurrent de la route, hypothétiquecheminde l’exode: l’automobile se révèlenonpas l’instrumentdu salut,maisunpiège.

Lebeau romandeCormacMcCarthy, LaRoute(L’Olivier, 2008), est l’objetd’une fine analysedeMarcAtallahdans le collectif La Findumonde.Analysesplurielles d’unmotif religieux, scientifi-que et culturel (Labor et Fides, 250p., 20¤) : saforce tiendrait enpartie à l’absencede toute expli-cation sur l’originede la catastrophe; il n’y a rienàdire, sinon l’inanitédu langage et de l’huma-nité.Oncitera enfin l’anthologiedeBernardSer-gent La Findumonde. Treize légendes, des délu-gesmésopotamiensaumythemaya (Librio, 92p.,3 ¤) ainsi que la revued’art et d’esthétiqueTête-à-tête (no4, «Catastrophe!», 72p., 15 ¤)p J.Cl.

2 0123Vendredi 23 novembre 2012

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Bruno RacineAdieu à l’Italie«Veuf, considéré comme un artiste du passé,le peintre Granet s’est réfugié après la révolutionde 1848 dans sa bastide provençale. Il lui resteà terminer deux grandes toiles. Que signifie acheverune œuvre lorsque la mode vous a déclassé ?Comment retrouver les années de bonheur passéesà Rome ? Le vieil artiste comprend peu à peuque ces peintures encore inachevées serontson testament. »

présente

romanroman

C.H

élie

©Gallim

ard

Après la findumonde.Critiquede laraisonapocalyptique,deMichaëlFœssel,Seuil, «L’ordrephilosophique»,294p., 23 ¤.

L’Artdelarésurrectiond’HernánRiveraLetelier,traduitde l’espagnol (Chili) parBertilleHausberg,Métailié, 198p., 19¤.UnChrist apparaît à La Piojo, dansl’Atacama. Il chercheuneprostituée.Mais pas n’importe laquelle:Magalenaa la réputationd’une sainte. Lui quiest le nouveaumessie, commentnedésirerait-il pas la connaître?D’autantqu’elle est fort belle, dit-on.Mais lesclientsdeMagalena voudraientbien lagarderpour eux.Une fable burlesque ettendre sur la puissancede la foi et l’im-puissancede l’amour.

L’Usagedesruinesde Jean-Yves Jouannais,Verticales, 152p., 14,90¤.Les ruines racontent l’histoire dumonde.Jean-Yves Jouannais raconte l’histoiredesruines.Dumoins la traverse-t-il, parfragments, sans s’appesantir, sautantdemillénaire enmillénaire, du siège desvilles à leur destruction, des souvenirs desoldats à ceuxde leurs victimes. Et, aupas-sage, fait apparaître lemonde commelieudu retourperpétuel de la violence,passion fondamentaledes hommes.

Grande traversée

Propos recueillis parJulie Clarini

Michaël Fœssel est maî-tre de conférences àl’universitédeBourgo-gne, spécialistedephi-

losophie allemande et de philoso-phie politique. Il explique com-ment, selon lui, les thèmes apoca-lyptiques servent à légitimer lespolitiquespubliques.

Le 21décembre approche:peut-on faire un lien entre lesprophéties apocalyptiques fan-taisistes et les discours, portéspar l’institution scientifique etpolitique, sur l’extinctionde lavie sur Terre?

Ilfautsaisirlephénomèneàplu-sieurs niveaux d’entrée. D’abordl’intérêt pour ces prophéties estun symptôme. Même si on cher-che une parure mythologiquechez les Mayas, il s’agit surtoutd’unphénomèneoccidental, voireeuropéen, qui concorde avec unsentiment, qui nous est propre, dedécadence. Nous avons la sensa-tiond’êtresortisdelarouedel’His-toire ; nous sommes les témoinsde la fin de notre monde tel qu’ilétait constitué autour de valeurscomme le progrès, la croissanceéconomique, etc. D’autre part, sil’on regarde la formulation politi-que de ces discours, ils nous fontentrer dans un nouvel âge : notrerapport au temps n’est plus prési-dé par le progrès. Les politiquespubliques sont légitimées, aucontraire,parl’évidencedelacatas-trophe à venir : il faut « sauver»,«préserver»… Ainsi l’apocalypseseretrouvemiseauservicedepoli-tiquesrationnelles.Cequimesem-ble très neuf, c’est ce point de ren-contre entre l’imaginaire de la findumonde et la rationalité instru-mentale.Onassisteà larationalisa-tiondecequipouvait apparaître ily a encorepeude temps comme lafigure même de l’irrationnel, lacraintede la fin des temps.

Vous faites l’hypothèse, dansvotre livre, que les gens obnubi-lés par l’échéancede la fin dumonde cherchent avant tout àmasquer leur propre finitude.

Oui. Il me semble que l’apoca-lypse collective ou la destructiontelluriqueestunemanièrederatio-naliser cette fin du monde singu-lièrequeseranotremort.C’estunefaçon de gérer l’angoisse en ladéplaçant sur le collectif, de parta-ger l’impartageable. Au passage,remarquons que le propre ducatastrophiste,afortioridel’apoca-

lypticien,c’estqu’ilproduitundis-coursqui, tantqu’il le tiendra, seradémenti par les faits. Il est doncobligéderenforcerunerhétoriquede l’aveuglement: «Vous ne vousen rendez pas compte, mais lemondeest sur lepointdedisparaî-tre, nous sommes dans l’urgen-ce»… On retrouve la fonction pro-phétique par excellence: révéler,au nom d’une vérité supérieure,au nom de Dieu – ou aujourd’huiau nom de la science –, une véritécachée. Par là, c’est aussi unemanière de stigmatiser l’incons-ciencedes hommes.

Comment comprendreque laglorieuse époque des Lumièresa été, elle aussi, habitée par lafin dumonde?

J’ai insisté sur ce point dansmon livre, car on entend souvent,danslabouchedescatastrophistescontemporains, un reprocheadressé à lamodernité: elle auraitété aveugle à la finitude,masquéepar l’idéedeprogrès, ledéveloppe-ment technique, etc. Il m’a doncsemblé intéressant d’aller voir siles XVIIe et XVIIIesiècles étaient siaveugles que cela. Certes, dans lesLumièresfrançaises,chezlesEncy-clopédistes notamment, on trou-ve une espèce d’indifférence, anti-religieuse,auxthèmesapocalypti-ques ; en revanche, ceux-ci sonttrèsprésentschezdesphilosophescommeHobbes et Kant. Pour uneraison simple : la modernité estnée d’une catastrophe. Les modè-les d’ordonnancement dumonde,à commencer par la Providencedivine, se sont effondrés ou dumoins se sont affaiblis. Les Tempsmodernes découvrent l’objectivi-té du chaos. L’état de nature, c’estla guerre de tous contre tous, ditHobbes. Le discours apocalypti-que ressurgit alors avec d’autantplus de vigueur pour condamnerlamodernité.DansLaFindetouteschoses (1794), Kant vise les contre-révolutionnaires qui ont interpré-télittéralementlaRévolutionfran-çaise commeune fin dumonde. Ildevient nécessaire, pour les philo-sophes, de neutraliser ces peursapocalyptiques pour fonder l’idéed’un progrès, une autre manièrede nommer l’avenir. Mais, atten-tion,leprogrèsn’estpasleprogres-sisme, la croyance que demainsera nécessairement meilleurqu’hier. Le progrès, c’est d’abordune catégorie de la consolation :nous avons perdu un monde, lemonde clos et hiérarchisé; il fautmiser sur l’avenir comme étantouvert, indéterminé. C’est cetteindétermination que le catastro-

phisme tente de refermer au nomd’un savoir du pire. Et qu’il mesemble tout au contraire impor-tant de réinvestir.

Votre ouvrage pose une ques-tion provocatrice: sommes-nous si sûrs que lemonde vautla peine d’être préservé?

Marx écrivait : jusqu’ici, lesphilosophesonttoujoursinterpré-té le monde, il faut désormais letransformer. Aujourd’hui, onentend plutôt : on a trop souventessayé de changer le monde, ilfaut le préserver. Cette logique estconservatrice, parce qu’elle neposepaslaquestiondelavaleurdece qui doit être préservé. Aucontraire, j’essaie d’introduirecetteidéequen’importequelagen-cement du réel ne mérite pas,comme tel, d’être préservé, n’im-porte quel «monde» – au sens demanière collective d’organiser lavie –nemérite pasd’être défendu.Par exemple, je n’affirmepas qu’iln’y a pas un problème de réchauf-fement climatique ou d’énergienucléaire, mais je critique le typed’argumentation formelle qui estproposé dans ces débats. Si unebranchedel’alternativeestlacatas-trophe, l’autres’imposeraipsofac-to. Pour ne pas être classé parmi

les inconscients, on n’a d’autrechoixquedeserangerauxavisdesexperts. Ainsi, on produit de lanormepar réduction de la conflic-tualité démocratique. C’est typi-quement le modèle technocrati-que: le savoir versus l’opinion.

Selon moi le monde a déjà dis-paru lorsqu’il n’incarne plus deschoix, des conflits, dupossible. Il adisparu lorsqu’on envisage le réelcomme un processus automati-que, qui fonctionne tout seul etsans nous, que ce soit le modèleprovidentiel d’autrefois ou lemodèle vitaliste et techniqued’aujourd’hui.

Etes-vousun optimiste?Non. Optimisme et pessimisme

sont des positions métaphysiquespuisqu’ils supposent une connais-sance de la nature du temps. Or, lepossible,pardéfinition,necontientni lapromessedumeilleurni lacer-titude du pire. Le possible, je l’en-tends au sens de l’incertitude pro-pre à la démocratie. Mon objectifest de rouvrir le champ de laconfrontation contre les tentativesquiviennentdetousbords(experti-ses économiques, écologiques etsociales)pourrefermerl’espacedespossibles sur une alternative entresurvieetdisparition. p

LeVillagedelafindumonde. Rendez-vousàBugarachdeNicolasd’Estienned’Orves,Grasset, 304p., 19 ¤.Enquêtant sur le phénomènequi a faitde ce village du sud-ouest de la Franceundes carrefoursmondiauxdescroyances apocalyptiques, le journalisteet écrivainNicolasd’Estienned’Orvesdécouvreune réalité à la fois plustriviale et plus étrangeque celle qu’ils’attendait à trouver. Rien de surnaturel:l’extravagancehumainedans tousses états, qu’il restitue avec unebien-veillanceamusée.

JESSY DESHAYES

«N’importequelmondeneméritepasd’êtredéfendu»Danssonnouvelessai,«Aprèslafindumonde»,lephilosopheMichaëlFœsselmontrel’omniprésence,danslessociétésoccidentales,desdiscoursapocalyptiques,etcommentilsrisquentd’étoufferlaviedémocratique

vallée de l’Aude: «Pas un commerce, pasmême une silhouette, des maisons auxvolets fermés, des lieux retournés à la jun-gle. (…) Comme si une partie de la Franceétait morte sur pied, dans ces recoinsoubliés dumonde.» Le désert, à nouveau:on n’y échappe pas. Une civilisation, enpleinemue, abandonnesur lebas-côté sesformesanciennescommedespeauxmor-tes. Tout unpeuple d’illuminés, de va-nu-piedsde l’apocalypse, seprosternedevantlesdécombres, totemsdérisoiresdeméta-morphosesplusprofanesque celles qu’ilshallucinent. Mais surtout plus angois-santes,puisquedans lecielaucunsignedefeun’annonce cequi va suivre.

Cesva-nu-pieds, s’ils étaientplusatten-tifs à l’histoire chilienne, auraientpu fairedu Christ d’Elqui leur saint patron. Lehéros d’Hernán Rivera Letelier, inspiréd’unpersonnageréel,quieutsonheuredegloire dans la premièremoitié du XXesiè-cle,estcommeeuxunadeptedubricolagemétaphysique. Convaincu d’être un nou-veau Christ, il part sur les chemins prépa-rer son peuple aux derniers temps, dansun salmigondis où se mêlent éloquencesacrée et préceptes rudimentaires : « Ilfaut prendre le petit déjeuner le plus légerpossible ! », clame-t-il dans ses sermonsenflammés. Il croit parfois accomplir desmiracles mais, quand il saute d’un toitpour démontrer son élection divine,aucun ange ne le porte sur ses ailes : il sefoule la cheville, comme le premier

pécheurvenu. Brocardé, combattu, bruta-lementséparédelabelleprostituéedontilavait cru pouvoir faire sa Marie-Made-leine (moyennant certaines incartades àla chasteté), il renonce à sa mission, etachèvesaviedansunanonymatdont ilnes’était éloigné qu’aux yeux de poignées

d’autres misérables affamés de mer-veilleux. Peu lui importe: «Le Père éterneldonne et reprend», il l’a assez prêché.

Figure dudénuementmatériel et spiri-tuel absolu, le Christ d’Elqui est de cesêtres capables, puisqu’ils n’ont rien, de sesoumettre à toutes les étrangetés du des-

tin, jusqu’à cette fin dumonde qui hantenos pays prospères et fébriles. Le mondeest déjà perdu; il peut le quitter. Sorti deson désert, évadé du paysage de ruinesqu’arpente Jean-Yves Jouannais, commedes croyances burlesques dont Nicolasd’Estienned’Orvesfaitsonmiel, leperson-

nage d’Hernán Rivera Letelier aura apprisqu’il n’y avait pas d’autre apocalypse àattendre que celle que tout hommeconnaîtunjour,danslavieréelle.Accepta-tion sereine, joyeuse parfois, de la dépos-session,quifaitdecefoud’entreles fousleplus lucide desprophètes.p

Michaël Fœssel.

30123Vendredi 23 novembre 2012

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Nippone industrieLepremier rêvede l’ingénieurKôheiTsukudadure212secondesetunchapi-tre. Soit le tempsdevold’une fuséeavantsoncrash.Tsukuda,qui enaconçulemoteur,démissionnesuiteàcet échecet choisitdeprendre lesrênesde l’entreprisedecomposantsfondéeparsonpère. Surunmarchéultra-concurrentiel, cettepetite entre-prisen’adecessede lutterpour sa sur-vie faceàdebrutauxprédateurs.C’estsoncombatquotidienque relate ceromantrèsefficacequi chercheavanttoutàmaintenir le suspense.Didacti-queetd’unmanichéismeassumé,cebest-seller japonais invite le lecteuràcroireencoreau triomphede l’honnê-tetéetdutalentdans l’univers indus-triel; ainsiqu’audeuxièmerêve foudeTsukuda: fairede sapetiteboîteunsous-traitantdans la conquêtespatialejaponaise…p Christophe FourvelaLa Fusée de Shitamachi (ShitamachiRocket), de Jun Ikeido, traduit du japonaispar Patrick Honnoré, Books, 470p., 22¤.

Si j’étais un animalIl n’y a qu’uneespècequi continue às’agiter enpoursuivant lesmêmesoccupations tout au longde l’année.Si seulementnouspouvions êtreunemarmottepourhiberner, un chatpourdormir ouunevachepour regar-der passer les trains, sansdésir d’ymonter! C’est ce qu’éprouve ici lehérosdeWhilhelmGenazino, quitrouve chaque fois lemoyendenousfaire sourire avec ses récits doux-amers, criants devérité. Architectedansune ville de province, sonper-sonnagen’arrivepas à dominer savie, compliquée il est vrai par la pré-sencede sonamieMariaqui aunpen-chantprononcépour l’alcool et lesexe. La vie denotre hommebasculedansundésarroiplusmarqué encorelorsqu’il est amenéà remplacerunamidisparudont il reprend leposte,la voiture et la femme.De péripétieenpéripétie, c’est sans étonnementexistentiel qu’il se retrouveenpri-

son.Un livre de saison,talentueuxet délicieu-sement loufoque.p

PierreDeshussesaUne petite lumièredans le frigo (WennwirTierewären), deWilhelmGenazino, traduit del’allemand par AnneWeber, Christian Bourgois,166p., 18 ¤.

«Unmaîtrenageuravecdespectorauxvelus enbicy-clette sur le littoral, j’essaied’élargir la vision: la bra-guette, les grands cercles chromatiques, la tour despirates, le vent qui érode lentement les granits de Sar-daigne, le refroidissementde la croûte terrestre. Si jeparvenaisàdésirer l’univers, je serais libredeneplushaïr.Ombredansunmonded’ombres, clochardvolant,jeme contenteraisd’une écuelle d’eau, je serais gentil.(…) –mais voici que lemaîtrenageur s’engouffredansune cabine, les cuissesun instant roulent au soleilcommeundisque: le fauconplonge en lignedroite.»

Leçonsdenu, page94

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Sans oublier

Macha Séry

D’ordinaire on l’oublie, unefois passée la page degarde. Or, celle-là, non.Remarquable, en effet, estla couverture signée DanStilesornant le volumedes

Frères Sisters, du Canadien anglophonePatrick deWitt, tant par ses couleurs quepar son assemblage de traits stylisés. Surfond rouge, se découpent deux silhou-ettes noires, pistolet à lamain. Leurs visa-ges de cyclope, pareillement chapeautés,figurent les orbites creuses d’un crâne (lalunequi se lève?) en arrière-plan. L’artisteasucapterl’essencemêmeduroman.Ilenexprime à la fois le ton macabre etl’humour noir, il annonce le thème de lagémellité, ce corps à deux têtes queformentEli etCharlie, le cadetet l’aînédesfrères Sisters. Gémellité qui n’est pasimputable à la biologiemais au destin, etqu’il leur faudra tôt ou tard briser pours’émanciper.

Etats-Unis, 1851.D’OregonCity, lesmer-cenaires– c’est leur tristemétier–doiventse rendre à San Francisco pour capturerun homme d’affaires. Davantage que lerécit d’une chasse à l’homme, PatrickdeWitt s’attache à décrire la relation desdeux frères, faite de chamailleries et debouderies – Laurel et Hardy au Far West,en proie à des états d’âme. Lorsqu’ils che-vauchentcôteàcôte, la logiqueestàhueetà dia. Charlie est impulsif, Eli introspectif.

L’un songe à monter en grade, l’autreentretient ses chimères sur le poids de lafamilleet lesensdelavie.Commentsegar-der de la violence lorsqu’on a été élevédedans, qu’on appartient à une organisa-tioncriminelle? Eli, lenarrateur,manifes-te une forte disposition à lamélancolie. Ilsemontresusceptiblemaiscompatissant,irritablemais sentimental, tacticienmais

rêveur.«Jemeremisenmarcheetpensaiàla voix de la femme et à sa chambre vide;j’étais content de lui avoir laissé cet argentet espérai que cela la rendrait heureuse, nefût-ce que pourpeu de temps. J’étais déter-miné à perdre dix kilos, et à lui écrire unelettred’amouretde louanges,afind’adou-cirsonséjourici-basparlagrâcedudévoue-

ment d’un être cher. » Son aîné boitplus qu’il ne réfléchit et tire pourtoute réplique, même s’il lui arrivedeparlementer:«Sorsdelàmongars(…), on ne te ferapasdemal, promis.»Puis, comme l’homme tarde à s’exé-cuter: «Mon gars, sors de là. On va tetuer. Tu n’as aucune chance de t’ensortir. Soyons raisonnables.»

En chemin, ces tueurs à gages croisentdes trappeurs, des chercheurs d’or, desescrocs de tout acabit, des prostituées etdes piliers de bar. Ils font la connaissanced’une sorcière en guenilles, d’un dentistephilosophe, d’un ex-dandy envoie de clo-chardisation, d’un alchimiste génial,d’une fillette empoisonneuse. Beaucoupdemorts, peude remords.

Après Ablutions (Actes Sud, 2010), cedeuxième roman de Patrick deWitt,décline le thème de l’ivresse sous toutesses formes : abus d’alcool, débauchesexuelle, soif inextinguible de richesses,affres de la recherche scientifique. Tantôtcruelle tantôt favorable, la fortune desdeux héros est toujours changeante. Et ilen va demême pour tous ceux qu’ils ren-contrent. L’existence? Un éternel recom-mencement, un cirque absurde au seinduquel le narrateur cherche à introduireun peu de tempérance. Il découvre l’hy-giènedentaire,s’astreintàunrégime, jugesévèrement les «fréquentations peu res-pectables» de son frère («des gens qui secouchentàn’importequelleheure»)etpro-meut l’amour courtois dans un mondesans foi ni loi.

LaréussitedesFrèresSistersnetientpasà la reconstitutionduFarWestpropreauxfresques historiques et aux épopées de laruéevers l’or. Cen’estni un romannoir nivéritablementunwesternparodique,plu-tôt un conte philosophique caractérisépardesrécits enchâssésoù l’extravagance

le dispute au fatalisme, où le flegme suc-cède à la colère.

Chez les personnages, le rire – toujourssardonique – surgit du désespoir ou de laplus extrême cruauté. Telle cette épousequi, un soir, remplace son mari par unautrehommeàlatableoùledînerestservi.L’amantbotte le trainde l’épouxchassédechez lui. «C’était la première fois que je lavoyais rire. Et elle a ri longtemps.» Le rire,c’est cequi reste lorsqu’ona toutperdu.

Pas pour le lecteur, en revanche, qui ritplussouventqu’àsontour.Picaresqueparses péripéties incongrues, grotesque parsa chronique des maux du corps lanci-nants qui n’épargnent ni les hommes niles canassons, burlesque par ses rencon-tres énigmatiques, le roman de PatrickdeWittnousmet en joie. Bangbang!p

WalterSiti,poèteduscabreuxetdulyriqueTraduitpour lapremièrefoisenfrançais, l’écrivain italienpublie l’insoliteet insolent«Leçonsdenu»

CécileDutheil de la Rochère

Ignoré, Walter Siti? Pas en Ita-lie, en tout cas, où il est uneréférenceparmilesjeunesécri-vains contemporains. Né en

1947,il futprofesseurdelittératureà Pise, l’institution qu’il moquedans Leçons de nu, son premierroman; il est aujourd’hui critiquelittéraire et éditeur des œuvrescomplètes de Pier Paolo Pasolinichez Mondadori. Il parle un fran-çaispresqueparfait envousobser-vant avec calmeetmalice.

Il aura donc fallu attendre prèsde vingt ans pour que soit publiéen France Leçons de nu, un livredense, insolite, insolent, souventéblouissant, parfois déroutant, unantiroman absolu – le premierd’une trilogie en cours de traduc-tion aux éditions Verdier. « Je nesupporte pas qu’on mette lespoints sur les “i”, toute forme quiapparaît doit toujours être prête àsetransformerenuneautre»,affir-me son narrateur, Walter, quiglosesurLeopardi, lepoètequipor-ta lemélange des genres à l’incan-descence. Ainsi se métamorpho-

sent ces Leçons de nu, fuyant d’ungenre à l’autre, juxtaposant dessouvenirs d’enfance, des dialo-gues graves, grotesques ou gra-tuits, des entrées de journal, desfragments de monologue inté-rieur, des portraits implacables–Fausta, « la seule femme que j’aivue nue (ses poignets sentent l’eaude Javel) », ou le Chien, universi-taireetprévaricateur–etdeuxfila-ments d’intrigue.

Car l’arrière-plan de Leçons denu tient du roman politique: Wal-ter et ses collègues discutent sansfin de littérature et d’argent, et lacorruption couve – une opérationde détournement d’argent «desti-née à “augmenter le poids spécifi-

que des partisans d’Andreotti”».Affleure alors le tableau d’un paysprêt à basculer des pots-de-vin dela Démocratie chrétienne finis-sante à ceux de la nouvelle démo-cratie tapageuse. Le premier planest un roman d’amour homo-sexuel, qui frôle la pornographiepourlarenverseret laprolongerenune réflexion métaphysique libreetaléatoire.Walterest fasciné,sub-jugué par la perfection du corpsdes culturistes, et chaque descrip-tionméticuleused’organe, chaquegros plan est aussitôt brisé, «sou-levé,magnétisé».

La dimension la plus saisis-santeduromandeSiti estdanscesinstants de poésie, ces irruptions

duhasard au cœurd’embryonsdescènes érotiques, ces vers quel’écrivainglisse dans les plis d’uneprose çà et là faussement triviale,magnifiquementtraduite en fran-çais. «Le crépuscule s’étire longue-mentderrière lagrange commeunlombric sous basse pression. Rug-gero déboutonne ma braguettetandis qu’un passereau vient bec-queter entre nos pieds : de la bai-gnoire émerge l’aile putréfiée d’unpigeonmort.»

«Purpurines dorées»Dans tout le roman volent des

oiseaux,desmerles,desmouettes,des étourneaux, des «hirondellesqui passent en flèche comme descouteaux derrière la vitre », desfaucons «pilotés par leur instinctde prédateurs». Sans doute parceque «l’Eros est désir, tension vers lehaut, échelle vol flèche», écrit Siti,qui emprunte son titre original,Scuoladi nudo, auxacadémiesdesbeaux-artsoùl’onapprendàdessi-ner le nu. L’image est sûrement laclé laplusajustéepourentrerdansson œuvre : «Avec un éclairagepuissant, on peut distinguer desdétails extraordinaires, purpuri-nes dorées, sable, scintillementsd’azur du Trecento et tremblés aucrayon.» Leçons de nu brille de cetalent-là,quienfaituneœuvreà la

fois abstraite et crue, étouffée etprolixe, érudite et irrévéren-cieuse, d’autant plus féroce surnotre âge qu’elle semble à millelieuesde l’air du temps.p

Littérature CritiquesL’unestimpulsif, l’autremélancolique.Ilssonttousdeuxtueursàgagesdansl’Ouestaméricain,vers1850.Picaresques,grotesques,burlesques,cesont«LesFrèresSisters»

Métaphysiqueduwestern

Chez les personnages,le rire surgit dudésespoir ou de la plusextrême cruauté

Les Frères Sisters(The Sisters Brothers),dePatrickdeWitt,traduit de l’anglais (Canada)parPhilippe et EmmanuelleAronson,Actes Sud, 358p., 22,80¤.

Extrait

Leçonsdenu(Scuoladi nudo),deWalter Siti,traduitde l’italienparMartine Segonds-Bauer,Verdier, 666p., 28,50¤.

PLAINPICTURE/DESIGN PICS

4 0123Vendredi 23 novembre 2012

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Réinventer la villePlutôtqu’unpersonnage,plutôt qu’unevoixouqu’une intrigue, la ville est aupremierplande celivre, en cela fidèle à son titre baudelairien. Lepoème«LesPetitesVieilles» (Les Fleurs dumal, II, 6) esquis-sait unmonstrueuxcortègede femmesâgées, auhasarddes rues, «traversantdeParis le fourmillanttableau».Dans lesplis sinueuxdes vieilles capitalesreprendcette traverséeurbaine, commeuneana-tomieet unegéographie imaginaires.D’un siècle àl’autre surtout: au tournantduXXIesiècle, l’artcontemporaincontamineParis. Dupoèmeauroman, la perspectivechange, lamodernité aussi.Déplié, le textede SylvieTaussig fait plusde1700 pages, curieusement fluides, agréables à lire,enpartie centrées surClaude-Hélène,une femmede40ans, qui veut se réinventer et réinventer la ville.Ici, SylvieTaussig, traductricedeMartinWalser et deHannahArendt, réussitune longueet intriganteacro-batie, dont l’équilibre tient à la langue.pNils C.AhlaDans les plis sinueux des vieilles capitales,de Sylvie Taussig,Galaade, 1761p., 29 ¤.

Folle jeunesseSi l’on attenddes révélations sur FélixGuattari, onsera déçupar la lecture de La Petite Borde. Tout auplus apprendra-t-on, par exemple, que le célèbrepsychanalyste contraignait ses enfants àmangerdes yaourts au citron. Ce qui est précieuxdans letémoignaged’EmmanuelleGuattari, sa fille, c’estplutôt qu’il convoque les souvenirs d’une enfance

ordinaire passée dans le lieu atypiquequ’était la clinique de La Borde, où lespatients, les personnels et leurs famillesvivaient ensemble. Commentperçoit-on, quandon est enfant, cette vie aveclesmaladesmentaux? Commeuneexpériencede liberté dont l’écrivainfait, pour sonpremier roman, unpara-dis perdu.p Florence BouchyaLa Petite Borde, d’Emmanuelle Guattari,Mercure de France, 145p., 13,50 ¤.

Instants italiensAprèsLeDit d’Orta (1985) etReliques (1997), Fresqueavecange,nouveaurecueil dugrandpoètevaudoisPierre-AlainTâche (né en 1940àLausanne), proched’YvesBonnefoyet de JacquesRéda, clôtun triptyqueconsacréà l’Italie. C’estunepoésie éléganteet vivace,qui cherche toujoursà capter la plénitudede l’ins-tant«sous ses éclats, sous ses reflets». Revenant sur

ses traces, vingt ans après, le«veilleurémerveillé» s’interrogeparfois: «Je fuscommeunenfant,/ face auxexcèsde labeauté: excessif àmon tour./ Rienn’a étéréduit à l’essentiel/ – cesos de seicheoùMontale/voyait la formeultimedupoè-me./ La leçonn’aurapasporté./Me reste,me sera resté/ la sensation sournoisedel’inachevé.»pMonique PetillonaFresque avec ange,de Pierre-Alain Tâche,LaDogana, 72p., 20 ¤.

Sans oublier

StéphanieDupays

Christophe Carlier a frappéfort avec son premier tex-tede fiction.L’Assassinà lapommevertevientderece-

voirleprixduPremierroman,figu-redansla listedenombreuxautresprix et a été défendu avec enthou-siasme par Amélie Nothomb. Oncomprend que ce livre drôle etdéconcertant ait séduit la roman-cière,quicultivelegoûtdelafantai-sieetdubizarre.Le titre, empruntéau tableau de Magritte montrantun homme au visage masqué parune pomme verte, donne le ton,légèrement surréaliste. Commechezlepeintre, rienn’estàsaplace,ni les objets, ni les gens, ni la logi-que;et lerécitmènele lecteurlàoùil ne s’attendpas à aller.

LelivrecommenceparunebellerencontreauParadise, somptueuxpalace parisien qui « installe seshôtes dans le bonheur d’avant lachute». Sébastien, le réception-niste, observe avec fascination ledéfilédesclients.Danslebarfeutré

voué aux confidences, Craig, ununiversitaire anglais ne pouvantse dépêtrer d’un industriel parme-san intarissable, croise le regardd’Elena, une belle Italienne. Craigaimeraitfairedisparaître legêneurpour se rapprocher d’Elena qui,elle-même, piquée par la grossiè-retéde l’hommedeParme, rêvedele faire taire. Tous deux sont exau-cés puisque le lendemain de leurrencontre, l’importunest retrouvémort par Amélie, la femme dechambre. Triplement assassiné :assommé, égorgé, étouffé. Qui l’atué? Dans le huis clos de l’hôtel,tous les protagonistes donnentleurs versions de l’histoire tandisqu’entreCraigetElenagranditunecomplicité qui, à la faveur de la li-bertépropre à ces lieuxde passageoù chacunmet sa vie entre paren-thèses, se transformeen idylle.

«Etre quelqu’un d’autre»Mi-polar à l’Agatha Christie

pour l’habileté de l’intrigue,mi-roman psychologique pour laprécision dans l’analyse des senti-ments, cette fantaisie réjouissantese jouedesgenresetdes frontières.«J’avais l’idée du jeu sur les possi-bles», nous confie Christophe Car-lier, qui file lamétaphore ludique:

«Dansungrandhôtel, tout lemon-deestunpeudéplacé.Decedéplace-ment,naît lapossibilitéderegardersa vie d’unautreœil, de rebattre lescartes de l’existence. On entrevoitqu’on pourrait être quelqu’und’autre.Les lieuxdepassageinstau-rent ce jeu un peu irréel qui permetque se développent des choses quine se développeraient pas dans lavieordinaire.»

Sous couvert de divertisse-ment, ce roman aborde desréflexions graves sur cesmoments où « le hasard bousculela vie sans la construire», sur lesamoursmultiples,surl’espritfran-çais qui aurait perdu sa gaieté.Amour, légèreté, jeu, il n’est pasétonnant que le XVIIIe siècle pas-sionne ce quinquagénaire, rédac-teur à l’Assemblée nationale.Auteur de plusieurs essais sur lescontes et les mythes et d’uneanthologie de Lettres à l’Académiefrançaise(LesArènes,2010), il réus-sit le difficile passage à la fiction.Remercions Serge Safran, écrivainet cofondateurde Zulmaqui, dansune rentrée littéraire malthu-sienneavec lesprimo-romanciers,a osé publier cemanuscrit envoyépar la poste à la maison d’éditionqu’il venait juste de lancer.

Quantàsavoirquiatuélebavarditalien, la seule chose qu’on puisseindiquer, c’est qu’il ne faut pas sefier aux apparences. La chute, astu-cieuse et étonnante, ne déplairait

pas à Magritte, qui disait : «On atropsouventl’habitudederamener,parun jeude lapensée, l’étrangeaufamilier. Moi, je m’efforce de res-tituer le familierà l’étrange.»p

Didier Pourquery

Ce fut longtemps l’undes secrets les mieuxgardés de Bordeaux,villequi n’enmanquepas. Etabli dans sesrues grises, Jean For-

ton, libraire modeste et jovial,était en fait un des écrivains pri-més de Gallimard, à la plume acé-rée et auproposmélancolique. Audébut des années 1980, un autrelibraire,JeanLaforgue,emblémati-que chef de rayon en blouse blan-che de chezMollat, nous glissa unjour: «Comment, vousne connais-sez pas Forton?», en nous orien-tant vers une poignée de nou-vellesethuitromanspubliésentre1954 et 1966 que nous ne pour-rionsplus jamais oublier.

Hélas, Jean Forton mourut en1982, à 51 ans, et il semblait bienque sa discrétion le maintiennepour toujours dans les rayonsrégionaux de ses confrères giron-dins. Jusqu’à ce que, comme tousles secrets, celui-ci finisse par serépandre. Auprès de connaisseurscertes,d’amateursd’écrivainsbor-delais en retrait (RaymondGuérinet autres), de chineurs des lettres.

DominiqueGaultier, fondateurdes éditions du Dilettante, à Paris,estdeceux-là,quiredécouvritJeanFortonpeu avant samort et entre-prit dès 1995 d’en publier L’Enfantroi d’abord, puis Les Sables mou-vants, La Cendre aux yeux (sansdoutesonchef-d’œuvre)et l’inéditqui sort ces jours-ci,Lavraie vie estailleurs,manuscritdénichéunpeupar hasard chez la veuve de l’écri-vain. Entre-temps, un autrelibraire-éditeur, local celui-là, Fini-tude, publia deux recueils de nou-velles de Forton et un romanretrouvé, Sainte famille. Grace àces publications soignées, aujour-d’hui le secret estéventéet chacunpeut en juger : Jean Forton est ungrandécrivain.

La vraie vie est ailleurs peut selirecommeunromand’apprentis-sage. Un lycéen sage, AugustinLajus, est entraîné à se dévergon-der par un copain effronté, Jure-dieu, tandis qu’une belle dan-seuse, Vinca, fait rêver l’adoles-cent, et qu’autour de ses parentslunaires gravitent de drôles de

vieux fous. Entre cespôles, Augus-tin navigue sans but, dérive, s’ac-croche, panique… On peut aussilire ce roman comme celui d’uneville, tant Forton est avant tout unécrivaindesruesetduport. Jamaisnommé, Bordeaux, de l’après-guerre aux années 1960, est en unsens l’image exacte de sonœuvre.Ses façades n’ont pas encore étérécurées, elles sont toujours noi-res de fumées, rongées par l’airsalin et autres acides. Il y a desodeurs aussi, de papeteries et demoruesqui sèchent.

Forton,selonlabellecatégorisa-tion de l’écrivain Pierre Veilletet,est de ces auteurs qui écrivent ennoir et blanc. Il excelle àmettre aujour les zones grisesde l’âmeet lesmédiocrités troubles de destinsembrumés.Unmotvient à l’espritquandonlitL’Enfantroi, LesSablesmouvants ou cette Vraie vie :astringence. Jean Forton est unromancier astringent qui n’écritquel’essentiel, contientsonstyleàl’extrême; il resserre les tissus parson acidité, fait grincer un peu lesdents,aciduléparfois,âcrecommela fumée des navires alors si nom-breux. Ce port sur lequel les follescoursesnocturnesdeLajuset Jure-dieu finissent toujours paréchouer. Ce port aux rives limo-neuses. Ces navires qui firentrêver des générations d’adoles-cents bordelais. Ils apportaientbananes, grumes et rhumde loin-tains si magiques que le présentenglué de réel, le lycée (Michel-

Montaigne)noirâtre, les pavés lui-sants, les Dames de France de larue Sainte-Catherine (Sainte-Clo-thilde dans ce roman) semblentdésespérants aux Lajus, pourtantbienpeu rimbaldiens, au fond.

Lire Forton c’est se frotter à ununivers de rêves échoués. Il est, ence sens-là, un véritable Bordelais,commelefurentRaymondGuérinou Jean de La Ville de Mirmont.Malgré le port, l’appel du large,Lajus finirapeut-être commeDad,le pharmacien frileux des Sablesmouvants : en cale sèche. Ou com-me le séducteur médiocre de LaCendre aux yeux, Valmont un peuminable à l’assautd’une Lolita desChartrons. Ou encore comme lespersonnages de ses nouvelles, à lafois contentsde leur sort et vague-menthonteuxde l’être.

A noter que ce Girondin sanspitié, à la vie tranquille, se sert trèspeu de sa propre biographie pourtisser la trame de ses histoires.Pudique à l’oral, son imagination,à l’écrit, paraît sans limitequand ils’agit de peindre patiemment lesdestins enlisés, les souffrancesminuscules. Cette imagination,aux voiles gonflées de l’air de saville, à la fois ferméede volets closet ouverte de promessesmarines,nous attache à ses héros banals enles rendant inoubliables. Fortonétait aussi unpeu sorcier.p

UnmeurtreauParadisChristopheCarlier,poursonpremierroman, réussitunefantaisiedrôleetdéconcertante

©B.Can

narsa

Mo YanPrix Nobel de littérature 2012

«Il faisait beau, un reste de brumeachevait de se dissiper, donnantauxplaces, aux rues cet air de fraî-cheurmatinale qui à lui seul estcommeunepromessede bon-heur.On se sent propre. On se sentguilleret. Tout s’offre à vous. Je sui-vais Juredieu, je ne savais pas où ilm’emmenait,mais cela n’avaitaucune importance. Jem’enremettais à lui. Je devinais en luides forces d’inventionet des auda-ces dont j’étais dépourvu,moi.»

«Cette lubie de Juredieumedécon-tenançait. Je la trouvaismala-droite et absurde. Sansdouteallions-nous vers de graves dé-boires.Mais j’étais bien forcé d’ob-tempérer, Juredieu était le chef.Je neme sentais pas encoredetaille àme rebeller. En outre j’étaishumilié qu’on fît si peude cas demespréférences. Je ne lui avais pascachémongoût pour Yvette.»

Lavraievie estailleurs, pages 71et110

Jean Forton excelleàmettre au jour lesmédiocrités troublesde destins embrumés

L’Assassinà la pommeverte,deChristopheCarlier,Serge Safran Editeur,178p., 15¤.

Extraits

L’inédit«Lavraievieestailleurs»,romand’apprentissageetromand’uneville,alegoûtinimitabledesmeilleurstextesdel’auteurbordelais

L’âpreForton

Lavraie vie estailleurs,de Jean Forton,LeDilettante, 320p., 20¤.

Jean Forton,années 1950. DR

Critiques Littérature 50123Vendredi 23 novembre 2012

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

RetrouverRadiguetUnvolumedelettresinédites,patiemmentréuniesparsanièce,donneunéclairagenouveausur«leplus jeuneromancierdeFrance»,auteurdu«Diableaucorps»

XavierHoussin

La réalité d’une vie etd’une œuvre peuvents’estomper parfois der-rière la légende. Aussidorée qu’elle soit. Mortà 20ans le 12décembre

1923, Raymond Radiguet est deve-nu une icône de l’éternelle jeu-nesse, du génie fossoyé.Mais celuidont son ami Jean Cocteau disaitqu’il partageait «avec Arthur Rim-baud le terrible privilège d’être unphénomènedeslettresfrançaises»,et que Bernard Grasset avait lancéaumoment de la parutionduDia-ble au corps comme « le plus jeuneromancierde France»,mérite sansdoute que l’on aille au-delà de sonimage et que, dissipant l’aura quil’enveloppe,onredécouvresontra-vail dans sa chronologie et dans savérité.

«J’enavaisassezd’entendredireque tout chez lui était inachevé,qu’il n’avait pas terminé l’écrituredu Bal du comte d’Orgel et qu’aufond il n’était l’homme que d’unseul roman», expliqueChloéRadi-guet. Elle est la nièce de l’écrivain,la fille de son premier frère, Paul,néen1906,etvientdepublierchezOmnibus, avec Julien Cendres,une nouvelle édition des Œuvrescomplètes, à laquelle s’ajoute sur-tout un volume de Lettres retrou-vées. La collaboration avec JulienCendres remonte à 1985. A l’épo-que, Chloé travaille pour les Let-tres libres, la maison d’éditioncréée par Serge Livrozet. JulienCendres y publie son deuxièmerecueildepoèmes,Solitudesfoison-nières, mais surtout, il cherche àréaliser un livre sur le Désert deRetz, l’extraordinaire«parcàfabri-ques»duXVIIIesièclecrééparFran-çoisdeMonville,situédanslesYve-linesetalorsà l’abandon(LeDésertde Retz, paysage choisi, Stock 1997,Eclat 2009). Il lui demande del’aider. Leur complicité de travailles amène alors à entamer unautre chantier: celui de la publica-tion desŒuvres complètesde Ray-mondRadiguet.Chacun,ainsi,s’in-vestissantavecl’autredansunpro-jet qui lui tient très à cœur.

«Nous étions en 1987, se sou-vient Julien Cendres. Jamais je

n’aurais cru que je m’embarquaisdans une aventure de vingt-cinqansetdavantage. Je connaissaisLeDiable au corps et Le Bal du comted’Orgel. Les Joues en feu aussi,poèmes que je n’avais pas lus. Jetrouvais que c’était déjà beaucouppour quelqu’un qui était mort à20ans. Naïvement, je pensais ques’il existait des inédits, Chloé allaitlessortirdesescartons.»Neluires-tent malheureusement que lessouvenirs des conversations avecson père. Paul avait eu avec sonaîné une relation extrêmementproche. «Raymond était pour luiune figure essentielle. Grâce à sonamitié avec Francis Poulenc, il luiavait obtenuun emploi de chimis-te (chez Rhône-Poulenc…), préci-se-t-elle. Il admirait son œuvre etsefaisaitundevoird’allerenparlerdans les classes. Au bout d’unmoment, j’ai commencéà noter cequ’ilme confiait.» Car il n’y a plusd’archives de famille. A lamort deses parents, René, le deuxièmefrère,néen1907,représentantl’en-semble des ayants droit, avait eneffetvendupresquetous les livreset lesmanuscrits.

Ventes et fonds d’auteursIl faudra six années pour ras-

sembler, en plus des romans, lapoésie, le théâtre, les articles dansles journaux, les conteset les nou-velles, les ébauches, les frag-ments, les textes écrits avec sesamis : Max Jacob, Jean Cocteau…Car s’il est précoce (il a commencéà publier alors qu’il n’avait pastoutà fait 15ans),Radiguetestaus-si prolixe et acharné. Le volume

paraît chez Stock en 1993. Il serasuivide l’Œuvrepoétique (LaTableronde,2001)etd’unalbumbiogra-phique (Raymond Radiguet. Unjeune homme sérieux dans lesannées folles, Mille et une nuits,2003).

Dans les recherches accompa-gnant ces ouvrages, un certainnombre de lettres apparaissent.Aussi bien en bibliothèque quedans des travaux universitairesayant pour objet des correspon-dants de l’écrivain. Adressées àApollinaire,àTzara,àAragon…Plu-sieurs aussi sont retrouvées dansla maison de Cocteau à Milly-la-Forêt. «Nous avons consigné cesdécouvertesau fur et àmesure,ditChloé Radiguet. Puis, leur nombreaugmentant, est arrivé lemomentoù nous nous sommes réellementmis en quête.» Ainsi traquent-ilsla moindre mention, guettant lesventes, épluchant les fondsd’auteurs. Le petit-fils de Renéleur remet les derniers docu-mentsquiont échappéà ladisper-sion organisée par son grand-père. Parmi eux, quelques lettresencore. «L’idée de publier une cor-respondance, raconte Julien Cen-dres, s’est heurtée au fait que ceuxet celles avec qui Radiguet avaitéchangéducourriern’avaientpas,eux, disparuà 20ans. Leurs répon-ses n’étaient pas dans le domainepublic. Et nous avons compris aus-si que nous n’aurions jamais lesautorisations de certains ayantsdroit. » D’où la décision de secontenter des lettres.

Ils en ont réuni 140 qui, de jan-vier1918 (où il se vieillit de deux

ans,prétendantqu’ilena17)àocto-bre 1923, tracent le portrait encreux d’un jeune homme timide,pourtant étonnamment auda-cieuxetpleind’insolence, croyantfermementensontalentet ensonavenir. Tissant aussi très tôt, avecsincérité, les relations et les affec-tions qui lui sont utiles dans lemonde artistique. Mises en

regard, en résonance, des textesrassemblés dans les nouvellesŒuvres complètes, ces Lettresretrouvéespermettentde rendreàRadiguet sa vraie place dans sontemps. Et Cocteau de témoignerencore : «Ce gamin était notreécole, était notre maître d’école. Ill’a été pour beaucoup, beaucoupd’écrivains, croyez-le…»p

Œuvres complèteset Lettres retrouvées,deRaymondRadiguet,éditées parC. Radiguet et J. Cendres,Omnibus, 884p., 25 ¤ et 446p., 21 ¤.

Littérature, licenceIVC’est d’actualité

Unjeuneécrivainobstiné

RÉSUMONSschématiquement lalittératureendeuxphrases: «Ilétaitune fois» et «Il était unesoif». Tenez, la rentrée littéraire:La Fille à la vodka,deDelphinedeMalherbe (Plon); Les Lisières,d’Oli-vierAdam (Flammarion)et sonhérosdipsomane ; 14,de JeanEche-noz (Minuit) : «Le vinn’étantplusunproblème car à présent large-

mentdistribuépar l’intendanceavec l’eau-de-vie.» Ledécor du Ser-mon sur la chute de Rome,de Jérô-meFerrari (Actes Sud), prixGon-court 2012?Unbar corse peupléde chasseursde sangliers, sa ser-veuse,Marie-Angèle, enregistrantleurs «commandesde tournéeslancées àun rythme infernal pardes voix tonitruantes et demoinsenmoins assurées». Certes, Yersin,le héros frugal de Peste&Choléra,dePatrickDeville (Seuil, prix Femi-na), se gardede toute ivrognerie.Mais souvenons-nousde sonmen-tor, Louis Pasteur: «Il y a plus dephilosophiedansunebouteille devin quedans tous les livres.» Enson temps, l’alcoolne servait pasuniquementà stériliser les instru-mentsdemédecine.Onen admi-nistrait auxaliénés.Onenpréconi-sait aux rachitiques. Buvons, lasanté suivra. Tel était le credo.

Feuilleterun livre ou lever lecoude, c’est tout comme, tant l’his-toire littéraire regorgedegosiers

assoiffés.Ony trinque à tout-va.Ony entonnedes chansons àboire.Ony loue les vertusduvin.Ony célèbre l’ivresse, cousinedel’inspiration.Commeses devan-cières, la bohèmedeGérarddeNerval et deHenryMurger (lebiennommé) s’enivre. Vers et ver-res se confondent, jusqu’à perdrepied.Dans la littérature, Bacchusestpartout. Chez lesGrecs, chezRabelais, chezBoileau (lemalnom-mé), chez Tchekhov, chez Jarry.

Mêmechez la comtesse deSégur.Oui, oui, la bonnedamedesMalheursde Sophiequ’onmetentre lesmainsdes jeunes enfantsenguise depremière lecture.L’auteurduBonpetit diable tenaitl’eau-de-viepour fortifianteet levinpour excellentpour peuqu’ilne soit pas frelaté. Séparant le bongrainde l’ivraie, elle distinguaitbons crus et piquette.Qu’onob-serve leGénéralDourakinequisert à la régalade champagneetbordeaux.«Lenombre de boissons

alcoolisées imbibant les pages deSophiede Ségur est impression-nant», affirmait la poétesse Elisa-bethChamontin, dansune allo-cutionprononcée lorsdu 16e collo-quedes Invalides, organisé à l’ini-tiativede la revueHistoires litté-raires et placé, cette année, sous lethème: «Alcools».

Rassemblantunepetite grapped’auditeurs, celui-ci s’est tenu le16novembre. Soit le lendemaindel’arrivéedubeaujolais nouveau,énièmeexceptionculturelle fran-çaisedont la date semble clore lasaisondes prix littéraires. Dansl’œuvrede la comtesse,«onadénoncé,poursuivait ElisabethChamontin, la présencedu fouet,la violence, le sadisme. Personnen’a remarqué l’omniprésencedel’alcool». Il est vrai qu’auXIXesiè-cle, la consommation fut, en Fran-ce, degrépar degré, ascension-nelle: 15 litres d’alcoolpur parper-sonneen 1830, 35 litres soixante-dix ans plus tard. C’était l’époque

des cuites à répétition et desbouilleursde cru.Monet,Degas,Renoir, Toulouse-Lautrecpei-gnaientdes femmesunverre à lamain. Claude Evinn’était pas né.Les politiques fermaient les yeux.

A la vôtre, citoyens!«L’histoire parlementairedes

alcools reste à écrire», soutenaitBrunoFuligni, directeur de lamis-sion éditoriale de l’Assembléenationale, spécialistedes archivesdes services secrets et essayistederenom. «Se souvient-onque, sousles IIIe et IVeRépubliques, se réunis-sait auPalais-Bourbonune trèsofficielle “commissiondes bois-sons”, où siégeaientdes députésdont les noms les plus connusnesontpas attachés à des lois,mais àdes fluides plus grisants : EdmondBartissol, André Cointreau, PierreTaittinger, sans oublier JeanHen-nessy, dont LéonDaudet disait : “Ilest plus spiritueuxque spirituel.”»EtBruno Fuligni de rappelerque

SimonPlissonnier, député radicalde l’Isère, eut le culot demonterunpetit alambic à la tribunede laChambre le 11 février 1903, cepen-dant qu’ArmandFallières, chefd’Etat en 1906, troussait unpoè-meà la gloire des vinsproduits enson clos. A la vôtre, citoyens!

Quidonc portait un toast àEdgarAllanPoe chaqueannée, àlamêmedate, entre1949 et 2007,sur la tombede l’écrivain au cime-tièrepresbytériendeBaltimore(Etats-Unis)? L’histoire fut racon-tée par PascalDurand,universi-taire et directeurduCentre d’étu-desdu livre contemporain, àLiège. Sur la stèle, l’anonyme lais-sait rituellement le cadavred’unebouteille de cognac ainsi que troisroses rouges. Les vestiges de sonultime libation furent photogra-phiés. Sur le cliché, ondistinguedeux fois trois fleurs. «C’étaitsans douteun francophile, fitremarquerun esprit sagace. Sixroses, cirrhose.»pMacha Séry

GABRIELLECHANELetMisia Sert avaientorganisé la cérémo-nie desobsèques deRaymondRadiguet.Le chœurde la cha-pelleNotre-Damedela cité paroissiale deSaint-Honoré-d’Ey-lau, dans le 16e arron-

dissementde Paris, croulait sous lesfleurs blanches. Certainsprochesn’avaientpas puvenir:Max Jacob,Geor-gesAuric, Francis Poulenc, ValentineetJeanHugo… JeanCocteau était resté chezlui, dévasté de chagrin.Mais, ce jour-là, latrèsnombreuse assistance semblait

droit sortie des pagesduBottinmon-dain, artistique et littéraire.

Pas de traces demondanités pourtantdans les Lettres retrouvées. Elles témoi-gnent davantage de l’obstination et dela constance au travail d’un jeuneauteur. Il n’a pas 15ans quand il se col-lette avec Pierre Albert-Birot, GuillaumeApollinaire,Max Jacob ou Tristan Tzara,demandantdes avis, envoyant despoèmes, des articles. Très vite, LouisAragon, André Breton, JacquesDoucet,s’ajoutent à la liste de ses correspon-dants. En six courtes années, on voitprendre forme sonœuvre et s’affirmersa personnalité. A sa famille, à ses amis,à ses intimes, Radiguet ne fait pas de

grandes déclarations. Veut-il exprimerson affection oudavantage qu’il le fait ànouveau avec des poèmes. On trouveraici un tendre acrostiche à Irène Lagut,une carte-lettre sibylline à Jean Coc-teau… Infinie discrétion.

«Cen’est pas gai, écrit-il en 1922 àMisia Sert,d’être atteint commemoi decettemaladiedu silence.» Et il proposede lui offrir en reconnaissance…unpoème.pX.H.

Extrait

Etude pour un portrait deRaymondRadiguet, par

Jacques-Emile Blanche, 1923.MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE

ROUEN/BRIDGEMAN ART LIBRARY

Histoired’un livre

100 éditeurs,20 conférences,débats d'idéeset rencontresd’auteurs

6e Salon

scienceshumaines

DES

DU

livre

Du 23 au 25NOVEMBRE 2012

Espace d’animationdes Blancs-Manteaux

75004 Paris

Programme complet surwww.salonsh.fr

ENTRÉELIBRE

AMax Jacob, avril 1921.«Mon cherMax, J’ai bien

tardéà t’écrire, et cela nonpar paresse,mais plutôt paramourdu travail ; quandonprend l’habituded’écrirebeaucoup, et que celadevientmoinsdifficilequ’une lettre à l’ami le pluscher, on hésite avantde pri-ver la postérité d’unpoème.(…) Je vais revenir avec desmalles bourrées de poèmes;c’est unpeumamanie desvers quim’empêched’écrirepour laNRF la notepour tonlivre depoèmes. Si cesmes-sieurs acceptaient la criti-que sous formede poème!(…) Tu connaismieux quemoi lesmœurs littéraires, etje te dis sans détour que si jene fais pasmanote à laNRF,c’est parce que je sais lamince importanceque tuattaches à cela. (…)

Tonadorateur (pouremployer cemot dans unautre sens).»

Lettresretrouvées, page251

6 0123Vendredi 23 novembre 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Lebruit d’AuschwitzLamémoire française de la Shoah s’estmise enplace dès 1945, affirme l’histo-rien et philosopheFrançoisAzouvi.Par là entend-il infirmer la thèse du«grand silence», qui veutque l’on aitseulement commencé àparler de ladéportationdes juifs à la findes années1970 ?Aumodèlepsychologisantdu«traumatisme » (trauma, refoulementpuis retour spectaculairedu refoulé),FrançoisAzouvi substitueun schémaspatio-temporelen trois cercles concen-triques: celui des élites littéraires etmédiatiques,particulièrement catholi-ques et protestantes, qui inaugurentune réflexionpublique sur lemeurtredemasse dans l’immédiat après guerre; l’opinionpublique, informéepar lesfilms et les romans à succès (LeDernierdes Justes,d’André Schwartz-Bart,prixGoncourt 1959, se vend à 350000exemplaires!) ; puis l’Etat, bondernier,finit par reconnaître et institutionnali-ser cettemémoire à la findes années1980. Se voulant à contre-courantduconsensushistorienoupolitique sur laquestion, François Azouvi appuie sadémonstrationsur unmatériel journa-listiqueet littéraire. Pour que celle-ci

soit pleinementconvaincante, encorefaudrait-il savoir ceque le plus grandnom-bre enpensait. p

NicolasWeillaLeMythe dugrandsilence. Auschwitz, lesFrançais et lamémoire,de François Azouvi,Fayard, 476p., 25¤.

«Dormeur éveillé»L’ouvrage, qui rassembledes entre-tiensdéjà publiés et sans actualisation–unseul d’entre euxest inédit –,emprunte son titre, Le Laboratoire cen-tral, àun recueil de poèmesdeMaxJacobparuen 1921. Au fil despages, Pon-talis entend souligner sa convictionque lepsychanalystedoit rester, com-me lepoète, un «dormeur éveillé» àl’écoutedesbruits dumonde et desmots surgis de l’inconscient, ce vrai«laboratoire central»de la pensée. Etc’est avecunhumour féroce etuneintelligence toujours très vivequ’il criti-que la posturedebonnombrede sescollèguesqui, en seprenantpour desmaîtres en concept, ont la passionde

tout interpréter et ris-quent ainsi de con-duire la psychanalyseàun«désastre consom-mé». Onne sauraitmieuxdire.pElisabethRoudinescoaLe Laboratoirecentral, de J.-B.Pontalis,L’Olivier, «Penser/rêver»,228p., 18 ¤.

VincentAzoulay

Pour aborder la penséede Michel Foucault(1926-1984), le lecteurdisposeaujourd’huidetroisvoiesd’accèsdiffé-rentes : tout d’abord,

un axe central, composédes livrespubliésduvivantdel’auteur,com-me L’Archéologie du savoir (1969)ou Surveiller et punir (1975) ; en-suite, les«ditsetécrits»decircons-tance, rassemblés en recueil, quiéclairent l’œuvre de façon laté-rale; enfin, les cours au Collège deFrance, prononcés entre 1970 et1984, qui permettent de saisir, surlevif, unepenséeencoursd’élabo-ration, sous une forme orale etchaleureuse.

Couvrant l’année 1979-1980,Dugouvernement des vivants est ledixième volume de cette entre-prise éditoriale de longue haleine,illuminant un moment charnièrede l’évolution intellectuelle deMichel Foucault : abandonnant lethème«usagéet rebattudusavoir-pouvoir» (sic), lephilosopheentre-prendderéfléchiràunehistoiredusujet ou, plutôt, de la subjectivité– c’est-à-dire du rapport de soi àsoi –, dans le sillage de sa réflexionsurl’Histoirede lasexualité,dontlepremier volume, La Volonté desavoir,avait paruen 1976.

Mis en perspective par la richepostface de Michel Senellart, lecours part d’un constat : on nepeutpasdirigerleshommes«sansfairedesopérationsdans l’ordreduvrai, opérations toujours excéden-taires par rapport à ce qui est utileetnécessairepourgouvernerd’unefaçon efficace». Il ne suffit doncpas de soutenir, comme Foucaultl’avait fait auparavant, que lesavoir et le pouvoir s’entretien-nent l’un l’autre et se renforcentréciproquement. Loin de se ré-duireàune idéologieauservicedupouvoir, le discours de la vérité

piègemêmelesgouvernants,com-melemontrel’ŒdiperoideSopho-cle, véritable tragédie de la mani-festation du vrai, superbementanalysée par Foucault, qui revisiteici l’unde ses exemples fétiches.

Au terme de cette séquence«œdipienne», Foucault réorientesonétudeversunehistoiredesrap-ports entre vérité et subjectivité.C’est à cette occasion que le philo-sophe forge, pour les besoins del’enquête, des concepts appelés àun bel avenir – à commencer parcelui de «régime de vérité». Com-mencealorsunepassionnanteétu-de sur le régime de vérité propreau christianisme qui, selon Fou-cault, articule deux types d’«actes

de vérité» bien distincts : les actesde foi et les actes d’aveu. Chaquechrétien est en effet soumis àl’obligation d’adhérer à une véritérévélée (actes de foi), tout en étantsommé d’explorer les secrets desoncœuretdemanifester lavéritécachée au fond de lui (actesd’aveu). Ayant balisé le champ deson étude, Foucault se lance dansune enquête régressive pourtenter de cerner le moment oùs’est formé ce régimede vérité quia façonné la subjectivité occi-dentale.

Le philosophe plonge alors sonlecteur dans la théologie des pre-miers siècles de notre ère et, avec

le souci constant demarquer les ruptures,passeaucrible lespra-tiques qui sont aucœur du régime chré-tien de l’aveu: le bap-tême, la pénitence, et,surtout, la directionde conscience, telle

qu’elle sedéveloppadans les insti-tutions monastiques à partir duVesiècle.C’est là– etseulement là–que se mit en place, pour la pre-mière fois, l’exigence d’une miseen discours perpétuelle de soi-même – une expérience matri-ciellepour la sociétéchrétiennedel’aveu. On aurait tort de ne voir làque des considérations théologi-ques, sans portée politique. CarFoucaultmontre que le régime devérité chrétien produit des effetsd’assujettissement, en articulantdeux obligations fondamentales:obéir en tout et ne rien cacher. Cegouvernement par la vérité s’im-misce jusque dans le for intérieurdu sujet : c’est certainement danscespagesque l’onperçoit lemieuxla veine antitotalitaire qui irriguela réflexiondeMichelFoucault.Enfaisant la généalogie de ce régimede vérité, le philosophe entendaitprécisément donner des armespour tenter de cultiver un autrerapportde soi à soi.

A un second niveau, ce courspeut aussi se lire comme uneméditationdeFoucaultsursapro-pre posture de «maître de véri-té». A plusieurs reprises, le philo-sophemet en garde ses auditeurscontre les effets d’autorité de sapropreparole : refusant toute for-me de « foucaulâtrie», il s’amuse

même à discréditer les conceptsqui l’ont renducélèbre, se définis-santavecmalicecommeun«théo-ricien négatif». Sans doute n’est-cepasunhasardsi, à lamêmeépo-que, il choisit d’intervenir dansles médias sous un pseudonyme– le«philosophemasqué»–, com-me pourmieuxmettre à distance

la séduction opérée par son nom.Car Foucault ne propose pas à seslecteurs d’adhérer à un dogme,mais seulement d’emprunterpour un temps l’itinéraire qu’ilbalise,quitteàprendreensuiteunchemin de traverse. Une leçon deliberté vis-à-vis des autres com-mede soi.p

Sans oublier

Six essaisdeKhalidiNéenen 1925 à Jérusalem,WalidKhali-di est devenu l’undes spécialistes lesplus éminentsde l’histoirede la Pales-tine. Fondateurde l’Institut des étudespalestiniennes, il s’est attaché très tôt àcomprendre la «catastrophe» (nakba,enarabe) qu’a été pour la sociétépales-tinienne la guerre de 1948. Son étudesystématiquedes villagesdétruits àcettepériode témoignede cet acharne-ment à dire, dans le détail, les souffran-ces si intimementmêlées aux lieuxdis-parusqu’il s’est fait undevoir d’identi-fier.Nakba 1947-1948 est un recueil desix articles, parus enanglais entre1959et 1993.On ydécouvreun chercheurengagé, au ton volontierspolémique,faisant feude tout bois pour identifierles responsablesde la destructiondesonpays d’origine. Confirmées sou-ventpar lesnouveauxhistoriens israé-

liens qui écrivirentbien après lui, ses affir-mations frappentparleurprécocité.p

Raphaëlle BrancheaNakba 1947-1948,deWalidKhalidi,multiples traducteurs del’anglais, Sindbad/Institutdes études palestiniennes,272p., 22¤.

100 éditeurs,20 conférences,débats d'idéeset rencontresd’auteurs

6e Salon

scienceshumaines

DES

DU

livre

Du 23 au 25NOVEMBRE 2012

Espace d’animationdes Blancs-Manteaux

75004 Paris

Programme complet surwww.salonsh.fr

ENTRÉELIBRE

Dugouvernementdes vivants. CoursauCollège deFrance (1979-1980),deMichel Foucault,EHESS/Gallimard/Seuil, «Hautesétudes», 380p., 26¤.

Critiques Essais

LaDernière LeçondeMichelFoucault. Sur lenéolibéralisme,lathéorie et la politique,deGeoffroyde Lagasnerie,Fayard,«Histoire de lapensée», 192p., 17 ¤.

Lephilosophe entenddonnerdesarmespourtenterde cultiverunautre rapport de soiàsoi

Penseravecetcontrelenéolibéralisme?

En1979-1980,danssescoursauCollègedeFrance, lephilosopheesquisseunehistoiredesrapportsentrevéritéetsubjectivité

Foucault:regarderlavéritéenface

QUICONQUEENQUÊTERA sur la gloiredeMichel Foucault devra réfléchir à lafortunede ses cours au Collège deFrancede 1978-1979,Naissance de la bio-politique (Gallimard/Seuil, 2004). Detoute part, on y célèbreune géniale criti-que de la sociéténéolibérale, celle de laconcurrencegénéralisée et de « l’indivi-du-entreprise». Pourtant, le tonn’y estguère critique. On amêmeparlé d’une«tentation libérale de Foucault», com-me Jean-YvesGrenier et AndréOrléandans lesAnnales (2007, no5). Côtémarxiste, IsabelleGaro, dans Foucault,Deleuze, Althusser etMarx (Démopolis,2011), a déploré des convergences avecles néolibéraux.

Le nouvel essai du jeunephilosopheGeoffroyde Lagasnerie reformule lathèsed’un Foucault«fasciné»par le néo-libéralisme.Mais c’est pour le louerd’avoir transgressé « la barrière symboli-que érigée par la gauche intellectuelle,notamment celle qui se présente commeradicale, à l’encontre de la tradition néo-libérale». Sans y adhérer, Foucaultaurait vudans le néolibéralismeun «ins-trument de critique de la réalité et de lapensée»Anticommuniste et adversairedesmarxistes, il seméfiait des projetstotalisants.Or, l’apologie dumarchéd’unnéolibéral commeFriedrichHayek(1899-1992)n’ouvrait-elle pas une voieféconde, avec sa visionpluraliste etdiversifiéede la société? Les néoli-bérauxauraient eu lemérite de dénon-cer la «pulsion autoritaire et conserva-trice» de la philosophiepolitique et depans entiers de la gauche. Ce dontFoucault était conscient : son «inten-tion» aurait été d’opérer un renouveauthéorique en conciliantune «percep-tion positive de l’inventionnéolibérale»avec une «perspective de critique radi-cale». Ainsi évitait-il l’écueil d’un rejetréactionnaire.

L’interprétationest ingénieuse,maismanqued’étayages: par exemple, oùest cette «critique radicale»? Sa fragilité

tient aussi à une restitution sélective ducours de Foucault, qui évite notammentlenéolibéralismeallemand.Or le conser-vatismede celui-ci est assez considéra-ble, ce que Foucault avait peut-être sous-estimé. En tout cas, voilà qui aide le pro-pos, puisque Lagasnerie soutient unpeuvite que le néolibéralismen’a riend’un conservatisme, ce qui en ferait uneressourcepour la gauche. CommeFou-cault, il néglige aussi les écarts entrel’école autrichienne et l’école de Chica-go. Et il éclaire peu la difficulté de cecours à saisir le caractère inégalitaire dunéolibéralisme.Peut-être faudrait-ilaussi ne pas oublier le soutien argumen-té deHayek à la dictature de Pinochet.

«Tradition libertaire»Le but de cet essai stimulant est

ailleurs: réactiver la «tradition liber-taire de la gauche». La gauche actuelleserait dans l’impasseparce qu’elle parle-rait le langage «de l’ordre, de l’Etat, de larégulation», et qu’elle suspecterait« l’in-dividualisation et la différenciationdesmodes de vie, la proliférationdesmobili-sationsminoritaires toujours nouvelles,etc.»Que l’on partage ounon ces criti-ques, la question reste de savoir si ces«luttesminoritaires», chères à l’auteur,suffiraient à inspirer une politique. Etpeut-on estimer, commedéjà Foucault,que la tradition socialiste – qui eut sonversant «libertaire» – est largementépuisée?

Ce livre invite justement à prendreau sérieux les théories néolibérales.Mais il se pourrait que, pour renouvelerla gauche, relire Fourier,Marx ou Jaurèsdemeureune tâche plusurgente qued’emprunter le cheminde leurs adver-saires. p SergeAudier

OZKOK/SIPA

70123Vendredi 23 novembre 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

Spiritosomanontroppo a25novembre: le romanhistoriqueàLevalloisLa 2e éditionde ce salon convie dans lesHauts-de-Seineunecentained’auteurs à dédicacer leurs livres, parmi lesquelsMetinArditi (lire page10),Nicolas d’Estienned’Orves (lirepage2),PatrickDeville…Deuxdébats sont organisés: «Leromanhistoriqueprendra-t-il la relèvede la biographie?» et«Le romanhistoriquepris dans les enjeuxde lamémoire».www.salonromanhistorique-levallois.fr

aDu30novembreau2décembre:lesFoulées littérairesàLormont (Gironde)Auprogrammede ce 2eSalondu livre et des littératures spor-tives, des expositions, projectionsde filmsdocumentaires etnombreuxdébats sur leTourde France, les JO, etc.www.lesfouleeslitteraires.com

a1erdécembre:Maghrebetauto-biographieàParisLectures et débat autourde textes inédits du fondsde l’Associationpourl’autobiographie (APA),avecMalikAllam, Corin-neChaput-LeBars, Anne-Marie Sirocchi-FournieretGérardKihn.A 14h30, Ecole normale supé-rieure, 45, rue d’Ulm, Paris 5e.

DEPURSTHÉORICIENS, les philo-sophesde l’Antiquité? Pas dutout.Des athlètes, au contraire,despraticiens de l’ascèse. Ils s’en-traînaient sans relâche à transfor-mer leur existence entière, lamodelant selon leur doctrineavecendurance, application,méthode.Ils travaillaientpar tous lesmoyens à cettemétamorphose,s’aidantd’exercicesmultiples,certainspropres à leur école desagesseparticulière, et d’autrescommunsà tous. Ce changementde regard sur la philosophiedesGrecs et des Romains, on le doitprincipalementà l’œuvredePierreHadot (1922-2010), dont l’in-fluence s’est exercéenotammentsur les derniers travauxdeMichelFoucault et n’a cessé de croîtredepuis les années 1980.

Au cœurde cette philosophieconçuedésormais comme«manièrede vivre» se tiennentces «exercices spirituels» que lelivredeXavier Pavie prendpour

thèmecentral etmet en lumièredemanièreutile et détaillée. Anti-ciper lesmauxqui vontnous affli-ger, nouspréparer à notremortinéluctable, faire chaque soir unrécapitulatifde notre journéesous la formed’un«examendeconscience», nous appliquer àécouter comme il faut ce que lesautresont ànousdire…voilà quel-ques-unsde ces entraînementsquotidiens. Stoïciens, épicuriensou cyniques les accommodentoules infléchissent selon leursconvenances.

Certaines de ces techniques,destinées à guérir l’âmede sesmaux, seront reprises et adaptéespar lesmoines chrétiens. Onpeutles repérer encore chezMontai-gne,mais aussi, selonXavierPavie, chez Shaftesbury, Rous-seau etmêmeKant, commeautant de survivances de l’anti-que projet de vie philosophique.Tout cela est intéressant et vautévidemmentd’être connu.Mais

le risque est grandde généraliserabusivement, et de tordre lebâtondans l’autre sens : en effet,demêmequ’on avait tort,naguère, de négliger cette dimen-sionpratiquede la philosophie,on a tort, aujourd’hui, de neretenir qu’elle !

Attention,dérive!Car il n’est nullementprouvé

que la philosophie antique et sesmultiplesbranches se réduisentaisémentà la seule recherchedela sagesse et de la sérénitédel’âme. Si cette tâche est impor-tante, il n’en restepasmoinsquemathématiques, logique, physi-queoupolitiquene lui sont pasnécessairement tout entièressubordonnées.Plus encore, ilconvientde se garder d’unedé-rive–très néfaste, àmonavis–quifinit par vouloir expliquer tousles concepts d’unphilosopheàpartir de ses actes ou bien, pireencore, par vouloir juger sa doc-

trine enprenant sa vie pour seuleetuniquepierre de touche.

Au lieud’examinerdes idées etdes argumentspour ce qu’ils sont,onprétendalors les soumettre àdesnormesqui n’ont rien à voir.Or, il est faux, tout simplement,que la vie duphilosophepuissedevenir le critèreultime. Carselonquel critère va-t-ondoncjuger cette vie elle-même? Si laphilosophieest certes traverséede spiritualité, d’entraînementàla sagesse, de souci de soi, onnesaurait oublier qu’elle est aussiconstituéede concepts, d’argu-ments, etmêmedepure théorie.La partie des exercices spirituelsvaut certes d’être reconnue.Elle nepeutni ne doit se prendrepour le tout.p

MarielleMacéchercheuse en littérature et essayiste

Violencedesclassiques

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

BAUDELAIREdisait avoir «assez de génie pour étudier le crimedans sonpropre cœur»: pas besoind’aller chercher lemal chezles autres, encoremoins de s’en croire indemne, unvrai poètesait comprendre lanoirceur dumondeàpartir de lui-même, lasoutenir et ainsi la penser. C’est en quelque sorte ce queMichelJeanneret, avecVersailles, ordre et chaos,décèle chez les artistesduGrandSiècle (que l’on associe trop vite à la suavité, l’apaise-ment, l’harmonie) : une attentionactive au chaos dumondeetà la cruautédes hommes. Il ne s’agit pas de grimer les classi-ques enmodernes,mais de déplacer le sens de leur rationalité,de leur effort vers la formeet de leur attachementauxbien-séances; car ceux-ci n’émergent qu’auprix d’un combat sansfin contreuneviolence qui estmoinsdéniéeque stylisée etfollement contrôlée. L’art duXVIIesiècle devientune entrée enlutte avec la terreur, où la beauténe se gagneque sur l’effroi.Voilà de quoi rendre les artistes classiques à leur démesure et àleur vitalité, renouveler le sens de cemoment, fondateurdenotremythenational… etpar conséquentnous ébranler, vousetmoi, dans l’assise denotre culture – commeon serait conduità lever les yeux surun secret de famille.

Le parcours commencedans lesmarais dont est sorti Ver-sailles. Bourbier changé en jardin, terre sans eauvive d’oùontjailli les fontaines et les festins, le parc est né commeundéfi etunevictoire sur les défaillancesdu réel.Versailles ordre etchaos, à cet égard, est aussi l’albumde la genèse sulfureused’unlieu àprésent assagi, qui ressuscite les projets et les délires despremiers concepteurs. Le livre invite aussi à relireMolière,RacineouPerrault pourmettre en évidence leur attentionanxieuseaudésordre et auxpulsions, et explore l’aspect baude-lairien, ou sadien, des classiques – on se souvientqueProustparlait du «côtéDostoïevski deMmede Sévigné».

Politique-spectacleLapublicationparallèle des Fêtes deVersailles (Le Prome-

neur, 192p., 17,90¤), recensionminutieuseque l’historiographedu roi, André Félibien, a donnéedes fêtesdémesurées conçuespar LouisXIV en1668 et 1674, infléchit à vrai dire le sens decettenoirceur; car son récit, admiratif jusqu’à la lassitude,laisse affleurer la violence latented’une situationde contrôlepolitiqueet de refoulement social ;Michel Jeanneret, qui l’intro-duit, ymontreun roi virtuosede la politique-spectacle,neutrali-sant les nobles en leuroffrant desdivertissementsqui les tien-nent fermement à la cour: captiver et capter les people dumoment, faire paradepourparer aux insurrections,mettre surpied «unemachineàproduire de l’admiration et de la servilité»camoufler les tracesdu travail…C’est touteunepolitiquedel’art, efficace et glaçante, résonnantobscurémentavec nospro-pres shows, qui se laisse entrevoir. Le décomptedesmerveillesexposéespar Félibienprésented’ailleursune seuledissonance,celle d’une scène depillage enpleine cérémoniedepropa-gande: «Le roi abandonna les tables aupillage des gens qui sui-vaient, et la destructiond’unarrangement si beau servit encored’undivertissementagréable à toute la cour par l’empressementet la confusionde ceuxqui démolissaient ces châteauxdemasse-pain et cesmontagnesde confitures»…

Qui aurait cru «que l’empressementpour les spectacles, queles éclats et les applaudissements aux théâtres deMolière etd’Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels couvris-sent tant d’inquiétudes»?, demandait déjà LaBruyère,conscientque la vie de courn’était pas seulementunbrillantespaced’exposition,mais aussi une immenseparade contre lapeur – la peurdes autres, la peur de soi.p

Journald’outre-tombeLe feuilleton

Saute le temps,deRogerRudigoz,Finitude, 216p., 19,50 ¤.

Roger-Pol Droit

La vocation d’un écrivain setrouve parfois si contrariée parles événements et les circons-tances,par le tourparticulierdesondestin, que sa vie d’un boutà l’autre semble n’être qu’une

lutte de chaque instant pour écrire quandmême et faire paraître ses livres malgrétout. C’est un sort ingratmais qui prépareidéalement son homme à la condition dedéfunt, laquelle pourrait bien surprendredésagréablement les écrivains habituésau contraire à la reconnaissanceet au suc-cès. Ceux-là risquent de tomber de haut.Maispour lui, quand lamort survient, ellen’est en somme qu’un empêchement deplus. Cette adversité lui est familière etquelquefois encore il en triomphe. C’estson terrain depuis toujours, il en connaîtles quatre coins, il en a compté les herbes.Mort, il estaumoinssoulagédutourmentde la faim, mais il n’a pas dit son derniermot. C’est ainsi que nous voyons réappa-raître aujourd’hui Roger Rudigoz(1922-1996), auteur d’une œuvre voléeaux vents et aux marées contraires, quin’eut jamais beaucoup d’audience etn’était plus depuis longtemps disponibleen librairie.

Et Roger Rudigoz nous revient de cesbrouillardspleind’allant, de vigueur et demordant; sonjournalde1960,querééditeFinitude, porte un titre qui n’a jamais étési opportun : Saute le temps. Ça com-mence pourtant si mal que l’on diraitplutôt que ça se termine: «Bilan: ennuis,soucis, chagrins, pas le rond, bagarre avecle percepteur, mal aux dents, au foie, à latête, la croûte à gagner…» Suivent desrécriminations contre son éditeur, Jul-liard, qui reviendront tout du long: «Detoute façon, le plus difficile n’est pasd’écrire mais de résister à l’envie d’étran-gler son éditeur. » Et quand ce derniersouffre de la jaunisse: «Dans quel but?»,se demande l’écrivain suspicieux quireconnaît pourtant de mauvaise grâceque le soutien de René Julliard lui est pré-cieuxdans sa solitude.

Ce journal conjugue deux qualitéscontradictoires: il està la foishabitépar laforte et irréductible personnalité de sonauteur et exemplaire, cependant, témoi-gnant magnifiquement de la conditiond’écrivain: «JE VEUX ÉCRIRE LIBREMENT(…) Je verrais un porc à la place d’une ga-zelle quand je suis empêché d’écrire. C’estuneprivation,untourment,unehaineren-trée,unebagarreintérieure,uneragerefou-lée, des cris noués dans la gorge, bref, dequoi devenir fou rapidement…» Or toutsemble se liguer contre Roger Rudigozpour l’éloigner de sa table : la vie defamilleet sonsouciquotidien, ladifficultéfinancièrepermanente, le travail de typo-graphe – entre autres métiers, quittés,repris – vécu comme un esclavage: «J’aiété mordu par le chien du patron (…). J’ai

perduma place, et le chien va être abattu.Lepatron, lui,s’enestbientiré (…).Monpan-talon a été mis en pièces. Heureusementque la littérature nourrit son homme; j’enavais un autre.»

Auteur d’un cycle romanesque, lesSolassier, Roger Rudigoz apparaît dans cejournal comme l’écrivain par excellence,un être allergique, réactif, susceptible, unbrutal doté d’un style spontanément raf-finé, précis commeun art martial, qui luipermet de faire face vaillamment à tousses déboires. Notre littérature compte

beaucoup de romanciers parfaits, qu’ilserait intéressantdesurprendreainsi,nusdans leurécriture, avantquecelle-cin’éla-bore l’élégante et solide fiction qui lesenrobe et les dérobe comme un beaucoquillage de nacre. Roger Rudigoz estenragé toujours et d’abord contre lui-même: «Un petit Français grassouillet,bas sur cul, unair de dégénéré…»Et quandil se reconnaît un mérite : « Je naquis,paraît-il, avec près d’unmois de retard (…),c’était déjà bien dudiscernement.»Mais ilne mord pas que lui-même. Beaucoupd’autresontintérêtàposséderdeuxpanta-lons: «Foire des poètes place des Vosges. Il

n’y a que deux ou trois poètes véritablespar siècle, et on organiseune foire.»

Unanavantce journal,RogerRudigozafait paraîtreChienméchant,unpamphletcontre la guerre d’Algérie. Celle-ci est lon-guementévoquéedans cespages: « (…) lesFrançaisquisoutiennent leFLNnesontpaslégion. La Nouvelle Résistance comporteencore trop de risques pour avoir l’adhé-sion de tous les héros.» Quant au Congo,difficile de démêler la situation, «maisune chose est sûre : il y a trop d’uraniumdans ce pays pour que les grands principeshumanitairesn’y soientpasdéfendusavecférocité de part et d’autre». Ces considéra-tions politiques acerbes trouvent leurcontrepoint dans des évocations émou-vantes du passé, les deux grands-pères del’auteur,sonpremieramouroulesjeuxdesa fille, à laquelle il emprunte son Yo-Yo:« J’ai retrouvé tout de suite les tours, lemaniement. On ne vieillit pas, c’est encorede la blague. Onmeurt, voilà tout. C’est laseule nouveauté, le seul progrès.»

Puis on ressuscite quelquefois, quandon est écrivain. A défaut de sortir de la«boîte noiredu cimetière»,RogerRudigozsurgit aujourd’hui de la «boîte verte desbouquinistes» avec tout son ressort, saverve, sa rage et son humour vengeur :«Chaquefoisquequelquechosemetoucheun peu, j’ai envie d’écrire un livre. C’estmêmedégoûtantà la fin!»p

Chroniques

Exercices spirituels.Leçonsde laphilosophie antique,deXavierPavie,LesBelles Lettres, 288p., 25 ¤.

Envoyer vos manuscrits :Editions Amalthée2 rue Crucy44005 Nantes cedex 1Tél. 02 40 75 60 78www.editions-amalthee.com

Vous écrivez?Les EditionsAmalthéerecherchentde nouveaux auteurs

RogerRudigoz apparaîtcommel’écrivainparexcellence, unêtreallergique,réactif, susceptible

EMILIANO PONZI

Versailles, ordre et chaos,deMichel Jeanneret,Gallimard, «Bibliothèque illustréedes histoires», 384p., 38 ¤.

8 0123Vendredi 23 novembre 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

DidierCahen,poète et écrivain

Peineperdue

Trans Poésie

Trois livres depoésie, on vit avec et on choisit des vers.On se laisseporter ; on tresse alors lesœuvrespour composerun tout nouveaupoème.

Ah cet astre dumal! Cet astre de souffrance!La jeunesse au cœur fou est partie sans retour

Je le veux commeun enfantAh, que dis-je ! Insensé !Tout cela est fini, il ne reste que des braises

Il faut la chaleur d’une bouchePour croire unepromesse d’amour

PomesPenyeach…Trèsminces, très beaux,merveil-leusement traduits, ces treizepo(è)mesde James Joyce(1882-1941) enpersonne.Avec ses vignettes àun sou,l’auteurd’Ulysse a su trouver le fil d’unepoésie lyriquecueillie commeun fruitmûr.

K-Odebout!On le sait, Pasolini (1922-1975)n’aimequ’à se détester. Ecrits au jour le jour, une centainede sonnets tissent le théâtred’ombred’unevie tu-multueuse.Délicesmême si les fruits vénéneuxontungoût d’amertume.

Autre temps, autresmœursavec la découvertede l’art dans les rues de Florence.Un choc!DevantlesMichel-Ange, Cédric Le Penven (né en 1980)succombeà la promessedivine. Poèmeset prosesracontent sa conversionpaïenne.

Pomes Penyeach, de James Joyce, traduit de l’anglais par BernardPautrat, édition bilingue, Allia, 48p., 3,10 ¤.Sonnets, de Pier Paolo Pasolini,traduit de l’italien par René de Ceccatty, Poésie/Gallimard, 288p., 9,90 ¤.Adolescence florentine, de Cédric Le Penven,Tarabuste, 112p., 13¤.

p o c h e

Ecritparunpolicieramoureuxdel’île,bonconnaisseurdelasituationpolitiqueetcriminelle,«ICursini»sonnejuste

Dossiercorse:unepièceàconviction

Jacques Follorou

Hervé est un flicqu’on ne voitjamais. Son bou-lot : observer, filo-cher, photogra-phier, identifier et

traquer des activités clandestinessans jamais être vu. Sa fonc-tionconsiste à anticiper les atten-tats et les assassinats puis trans-mettrelesinformationsàsescollè-guesdelapolicejudiciaire.Sonter-raindeprédilection, la Corse, zonefrontière où l’Etat n’est pas tout àfait chez lui, où des gens consi-dèrent même qu’il devrait s’enaller et le font savoir à coups d’ex-plosifs et de coups de feu sur desgendarmeries. Violence politique,mais aussi banditisme, emprisemafieuse, il y a là amplement dequoi inspirer l’auteur, qui passacinqans enCorse enqualité d’offi-cier des Renseignements géné-raux, après avoir traqué lesréseaux islamistes et les terroris-tes basques. Plus qu’ailleurs, êtreflic sur cette île trouve tout sonsensdès lorsque l’onprendàcœursa tâche, quitte, souvent, à bou-siller sa vie personnelle.

Alix Deniger (c’est un pseudo-nyme), dans son premier roman,I Cursini (« les chiens», en corse),faitmontred’unequalité qui n’estpas si fréquente chez les auteurseux-mêmes policiers. Il nous dis-pensed’unexerciced’autocélébra-tion professionnelle. Et tire, aucontraire, profit de sa position detémoinparticulierdelascèneinsu-lairepournousfairedécouvrirl’en-vers du décor, les personnalitésqui composent cette faune mé-connue, et les enjeux sous-jacentsà cette société corse souvent cari-caturée.

Son alter ego, Hervé, qui doits’accommoder d’une hiérarchieingrate, va tenter d’éviter que descollègues CRS ne se fassent trouer

lapeaupardes représentantsde lajeunesse perdue ajaccienne, sansrepères et sans éducation, instru-mentalisés par des chefs nationa-listesenrupturedeban. Il lepaieracher tandis que lemilieu avancerases pions.

Multiples couleurs du jourCe n’est pas qu’un livre de flic.

D’évidence, l’auteur aime la Corse.Il enconnaît lesodeursdumaquis,cet air saturé de parfums. Lesheures de planque sur des par-kings de bords de mer, au pied devillages accrochés à des pitonsrocheuxounichésaucreuxdeval-lées inexpugnables, ont laissé destraces. Cettemontagne qui tombedans la mer, le romancier endépeint les multiples couleurs augrédesmomentsde la journée.

Le style enlevé d’Alix Denigerlaisse le temps de s’imprégner decette atmosphère méditerra-néenne, intense et trop lumi-neuse,parfois inondéed’unepluietropicale. Ce polar ne cède pas laplace à des fiches de police quiferaientofficedeprose. Ilnesurex-posepasnonplus sonpersonnage

principal, Hervé, qui n’a rien d’unhéros. C’est l’autre plaisir de lec-turedeceroman.Ilpermetdefaireunvraiboutderouteavecd’autresacteurs, dont les chemins se croi-sent et enrichissent cette plongéedans l’histoire récentede la Corse.

C’est ainsi que l’on voit com-ment le pouvoir est partagé surl’île entre les nationalistes, lesvoyous et les clans traditionnels.Mais les lignesontbougé. Lemou-vement indépendantiste a perdude sa superbe face à la pègre,même s’il existe encore des fi-gures respectées. Un flic commeHervé distingue dans les rangsnationalistes lespurs et les crapu-les. Comme entre deux ennemisqui s’estiment, il reconnaît lalégitimité d’un combat et l’inté-grité de certains dans la façon dele mener. Non, dit-il, les nationa-listes n’ont jamais fait la guerre àl’Etat, ils veulent avant tout letenir à distance.

Alix Deniger montre un vraitalent àmêler fiction et faits réels,vécus de l’intérieur. Certains Cor-ses ou policiers lui en voudrontsans doute de dévoiler le dessous

de certaines cartes. On lui fera,peut-être, un procès en légitimité.Mais, en ces temps troublés où lesassassinats ponctuent l’actualitéinsulaire, c’est une pièce de plus,sousuneformeinédite,pourpoin-ter la gravité du problème auquelest confrontée la Corse.p

Macha Séry

Une fois finie la lecturedu livredeJ. R.Helton, le doute n’est pluspermis. Cet Américain a bel etbien essayé toutes les drogues:

marijuana,cocaïne,héroïne,métamphéta-mines, méthadone, hydrocodone, Perco-dan, Vicodin, speed, LSD, ecstasy, opium,champignons hallucinogènes, etc. Cha-quepériodedesonexistencesembleavoircorrespondu à la découverte d’une subs-tance illicite. L’une, consommée à l’excès,cédait aussitôt la place à la suivante. Pre-mier joint à 13 ans, première cuite à 15ans,première défonce à 17. Après quoi, Jake,bon élève, athlète rigoureux, puis profes-seur dans des instituts de technologie, nes’arrêteraplus.

Ponctués de rencontres, les chapitresde son autobiographie narrent ces expé-riences singulières, de l’initiation à laconclusionenpassantpar lesmodesd’ap-provisionnement. Dans la lignée deWilliam S.Burroughs (Junky) ou d’HubertSelby (Requiem for a Dream), J. R.Heltonlivre son témoignage de toxico, sansromantisme ni lyrisme. Il décrit au plusjuste les réactions physiologiques destrips,del’euphoriebienheureuse,ceflotte-ment du corps et de l’esprit qui allègel’existence – si fugace qu’il en faudra aug-

menter les doses pour retrouver la sensa-tion initiale – jusqu’à la descente, lesvomissements, la transpiration, les trem-blements, les nausées, les crises d’an-goisse et demanque.

Né en 1962, «dans une famille blanchetypique de la classe moyenne à Houston,au Texas», J. R.Elton fut, certes, élevé à ladure, contraint par son père à effectuerdes petits boulots dès l’adolescence,maisn’a jamais connu lamisère ni aucun trau-matismequi l’auraitpousséàfuiruneréa-lité insupportable. «La consommation dela droguea toujours été unedécision cons-ciente dema part. Demanière générale, le“dealer poussant à la consommation” estun mythe, un produit de la télévision, desfilms et de la propagande de la “guerrecontre la drogue” aux Etats-Unis.»

Aujourd’hui assagi, l’auteur d’AuTexastu serais déjà mort, publié au printempspar 13eNote, se garde de tout discoursmoralisateur inefficace. Il se contente derelater une existence frappée d’absurdité,de brosser le portrait d’un Sisyphe perpé-tuellement insatisfait. Une questiondemeure: pourquoi? Pour toute réponse,cette conclusion: l’Amérique est intoxi-quée, aux drogues, comme à l’alcool, autabacou à la télévision.p

p o l a r

Voyage auboutde lablanche(Drugs),de J. R.Helton,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parNicolas Richard,13eNote, 304p., 8¤ (inédit).

Etats-UnisdelapolytoxicomanieLaconfessioncliniqued’undroguésanscomplexe.Douchant

Mélangedesgenres

I Cursini,d’AlixDeniger,Gallimard, «Sérienoire»,288p., 16,90¤.

Après un affrontement entrejeunes nationalistes corses et forces

de l’ordre, à Bastia, en 2009.GEORGES BARTOLI/FEDEPHOTO

LUDOVIC ALUSSI/PICTURETANK

90123Vendredi 23 novembre 2012

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.11.23

MetinArditi

Philippe-Jean Catinchi

Oser le roman a été l’aven-ture la plus importante dema vie», confie Metin Ar-diti, assis dans un fauteuilclub du bar d’un grandhôtel parisien où, à cette

heuredelajournée, leva-et-vientdeshom-mes d’affaires rappelle ce que fut sonautrevie, cequ’elleest toujours. Il vientdepublier Prince d’orchestre, le plus sombredeseslivres,sommeromanesquequiréca-pitule son aventure d’écrivain, commen-cée il y a moins de dix ans. L’occasiond’évoquer avec lui cette audace long-tempsrefuséeetsesmultiplesexistences;son trajet à travers les cultures, lesmétiers, lesœuvres.

Scientifique et homme d’affaires, il sevoyait au mieux comme un essayiste :son regard était déjà affûté, lui qui tem-père depuis toujours la tentation de lafolle vanité des sphères de la finance etdu pouvoir par la pratique quotidiennede La Fontaine. A l’extrême limite, com-meunauteurde récitsoùtransmettresesmémoires croisées (sa famille s’est fixéedans l’Empire ottoman, ouvert aux juifsséfarades chassés d’Espagne en 1492), seslangues plurielles (le «turc étincelant» etl’«espagnol caressant» de sa mère, com-me le français qu’utilisaient plus volon-tiers son père et sa gouvernante) et cetimaginaireoriental qui a servi d’antidoteau cartésianisme desséchant de ses étu-des. Mais un jour, passé la cinquantaine,il a sauté le pas et écrit son premierroman,Victoria-Hall. Toutesa fictioninti-me traverse désormais les histoires qu’ilinvente.

S’il naît à Ankara, c’est presque en filsd’immigré. Son père avait choisi de s’éta-blir àVienneoù il avait fait ses études et ilfallut la montée du nazisme pour que cesocialiste engagé retrouve son pays d’ori-gine. Importateur d’équipements scienti-fiques suisses, il fait des affaires floris-santes mais se défie de la bourgeoisied’Istanbul et de sa «complaisance». C’estpourquoi Metin est très tôt envoyé eninternatprèsde Lausannepour y recevoirune éducation occidentale. Pendant plusdedix ans, il connaît cet exil qu’il vit com-me «une déchirure» – il ne revient près

des siens qu’une semaine en onze ans –sans en garder aucune rancœur. «J’ai tou-jours eu le sentiment que mes parentsm’aimaient», se souvient-il.

De l’internat, il garde le souvenir d’uneinépuisable ébullition artistique, l’écri-ture déjà, contes et poèmes, vestiges desonberceauoriental, lamusiqueaussi,quil’accompagne encore, le théâtre… Autantde feux qui dévorent et servent de substi-tuts à la tendresse maternelle. «Cela m’asauvé la vie », commente Metin Arditi,sobre toujours, bridé par une formationqui vous apprend le retrait pudiqueautantque l’autonomie.

Brillant élève, il opte pour la physique,décroche,à l’Ecolepolytechniquefédéralede Lausanne, un diplôme de troisièmecycleengénieatomique,épouseuneGrec-que orthodoxe (dont il aura deux filles,Semelyet Jessica),maiséchappeauséden-tarisme du laboratoire. Cap sur la Califor-nie et l’université Stanford. Deux ans auservice de l’entreprise de conseil McKin-sey lui donnent legoûtdesaffaires. Et, dèsson retour en Suisse, en 1972, il connaîtune ascension trop rapide pour le petitmondegenevois,quidoitserésigneràl’ad-mettre. Un des premiers articles qui luisont consacrés titre alors : «Promoteurmais cultivé».

EnmargedesfondationsdelaCodevoude la Financière Arditi, il n’oublie pas sonengagement de pédagogue et demécène.La Fondation Arditi, qu’il crée en 1988,prime des étudiants particulièrementcréatifs deGenève et Lausanne. Cette pas-sionde la transmission le conduit à soute-nir les jeunes musiciens et lorsque, en1996, il est coopté au bureau de la fonda-tionde l’Orchestrede laSuisse romande, ilpoursuit la même politique d’encourage-

ment. Jusqu’à lancer en 2009, avec lepoèteetessayistepalestinienEliasSanbar,Les Instrumentsde la paix, fondationdes-tinée à favoriser sans distinction l’éduca-tion musicale des jeunes Israéliens etPalestiniens.

Le«cultede l’excellence»qui l’animevafinalement lui offrir une chance plus per-sonnelle. En 1995, il est en effet invité àjouerlerôleducandideparmilesuniversi-taires, lors d’un colloque organisé par sonami Michel Jeanneret sur La Fontaine,pour le tricentenaire de la mort du fabu-liste. Deux ans plus tard, son propos estdevenuunlivre,publiéchezZoé(MoncherJean… De la cigale à la fracture sociale). Legoût de l’écriture l’a rattrapé. « Çaprend toute la place», s’effraie-t-il avecdélectation.

Pour son deuxième essai, sur Machia-vel, il sollicite l’avisd’uneamie, laphiloso-phe suisse Jeanne Hersch, qu’il avait ren-contrée près de dix ans plus tôt pour défi-nir, dans le cadre de sa fondation, un prixd’éthique. En était née une intimité intel-lectuelle qui émerveille encore aujour-d’huil’écrivain,douzeansaprès ladispari-tion de son amie: «Je lui dois tout.» Com-mentant le manuscrit, Jeanne Herschlance, laconique: «Il vous faut constituerde la pulpe. » Elle ajoute : « Lisez unroman.» Et la philosophe de lui recom-mander L’Idiot de Dostoïevski. «J’aimaisécrire,mais j’étaissansbagage littéraire.Etje trouvais trop futile le genre romanesquepour yperdremon temps. En fait, auman-que de pratique s’ajoutait le manque decourage, sans doute.» Suivant à la lettre la

prescription de son amie, il ose bientôt lerécit (La Chambre de Vincent, Zoé, 2002),abandonne même l’essai (après Le Mys-tère Machiavel, Zoé, 1999, et Nietzsche oul’insaisissable consolation, Zoé, 2000). Latentation du roman se précise. Mais queraconter?

Un jour, dans la librairie Payot Rivegauche de Genève, Metin Arditi tombesur la biographie de Proust par Jean-YvesTadié (Marcel Proust, Gallimard, 1996).«J’ai étééblouipar le style,vif et cinémato-graphique, savant et souriant.» Il a le sen-timent de tenir son sujet en découvrantune anecdote : la rencontre fortuite, àl’automne 1910, dans une gare, entre Kaf-ka, de passage à Paris, et Proust en repé-rage pour une réécriture de JeanSanteuil… Il apprendra ensuite, de livreen livre, à prendre toujours plus de ris-ques, puisant en lui-même la matière deses histoires. L’écriture, dit-il, doit « lais-ser sourdre le subconscient».

Pour autant, l’homme d’affaires resteauxcommandes. Songoûtdu récit ne l’af-franchit pas du souci de celui pour qui ilécrit.«Il fautmériter son lecteur.»Respec-ter le pacte tacite qui vous lie à lui. «Nejamais confondre profondeur et lourdeur.Commeenmusique.Dans l’idéal, le lecteurdoit être happé, prêt à toutes les surprises,même les plus insensées.» Et Metin Arditid’évoquer Gregor Samsa, dont on admetla métamorphose, tant le drame nousentraîne.Kafka encore…

Mais l’écrivain lui-même doit parfoisse laisser emporter. Comment, sans cela,inventer des personnages aussi vrais,pour lui, queceuxde lavie réelle?«Je leursuis terriblement attaché. Je me souviensque j’ai pleuré à l’idée de devoir abandon-ner, au terme de Victoria-Hall, une Tries-tine délicate, d’un autre âge... » Certainsreviennent d’un roman à l’autre, notam-mentdanscePrinced’orchestrequi croisebien des pistes entrevues depuis huitans, comme si cet univers romanesquepossédait ses lois propres, qui le pous-saient à se complexifier toujours davan-tage. L’audace n’a pas été vaine : en ajou-tant à toutes ses curiosités celle de sonpropre imaginaire,MetinArditi a su fairenaître unmonde qui lui est propre, quel-quepart entre la fableorientale et l’espritMitteleuropa.p

Rencontre

CeSuissed’origineturqueestscientifique,hommed’affaires,mécène–etauteuraussi.D’abordessayiste,ilacédéàlatentationduroman,toujoursplussûrement.«Princed’orchestre»entémoigne

«L’écritureprendtoutelaplace»

«La vérité, c’était qu’aucun chef ne pouvait semesurer à son fils.Elle le regardadiriger. Il n’était pas beau. Il était splendide.Aumoment où il donna le départ du derniermouvement, elle

tressaillit. Il avait levé le talon droit de deuxou trois centimètresavantde faire pivoter sonpied vers l’extérieur sur la pointe desorteils, comme le ferait undanseur.

C’était le signed’une angoisse.Qu’est-ce qui pouvait tant lepréoccuperd’un coup?

Elle se souvint.C’était encore à l’époquede Spetses.Quel âgeavait-il ? Sept

ans?Huit? Ils arrivaient tous les trois à la criqued’AyosNiko-laos. Unmuret séparait la plagede la rue, et Alexis avait voulusauter lemuret sur la plage, comme le faisaient les grands, ets’était tordu le pied. Lorsque quelques jours plus tard la douleurs’était estompée, Clio lui avait appris le petit geste: “Lève letalon…Fais-le pivoter vers la droite… etmaintenant vers lagauche…Tu vois que tun’as plusmal!” L’habitude était restée.Chaque fois qu’Alexis était pris par l’angoisse, il faisait pivotersonpied droit.

L’enfanced’Alexis défila en un éclair. Constantinople.Athènes. Et puis la Suisse. L’institutAlderson. Il aurait fallu qu’ilsne quittent jamais Constantinople.»

Princed’orchestre, pages27-28

Unedescenteauxenfers

Princed’orchestre,deMetinArditi,Actes Sud, 372p., 21,80¤.

Extrait

Commentant l’unde sespremiersmanuscrits,laphilosophe JeanneHersch lance, laconique:«Lisezun roman»

Parcours

ULF ANDERSEN/EPICUREANS

LEMYSTÈREde la créationest unefois encore au centredunouveauromandeMetinArditi.Mais si lehérosdu Turquetto, Ilias Troya-nos, triomphait dans l’anonymataupéril des obscurantismes,AlexisKandilis,médiatique«prince d’orchestre», succombeauxpièges de la vanité, chutantirrésistiblementdans l’abîmequela gloire luimasque. L’anti-Turquetto en somme. Là où Ilias,tout à sondessin etmûparl’amourd’autrui, savait se défairedu superflu, Kandilis, chef pro-dige, se perddans la quêtedeshonneurs, la soif de triompheetle défi audestin, qu’il sommedele reconnaître. Toujours. A sonpupitreoù il échappeà l’humainecondition commeà la table de jeuquand, ébranlé dans sa superbepar des revers qu’il n’envisageaitmêmepas, il cherche la rédemp-tion. Egaré sur la piste de l’humi-lité qu’unhommeblessémaiscompatissant lui ouvre sansqu’ilen comprenne le sens, il poursuitsa descente auxenfers. Vaniteuxcomme Icare. Suicidaire commeDon Juan.

A l’origine, une faille. Undramevécudans l’enfance, qu’il vou-drait occulter.Mais onn’échappepas à la foudre et lemirage se dis-sipe aussi vertigineusementqu’ilest apparu. Commepour laisserentrouverte la porte de l’espoirdans ce romanqui est à la fois leplus complexe et le plus noir deMetinArditi, l’auteur a placé dansle coindu tableauunpersonnageaimant, patient, sagepar sondésenchantementmême.Un lec-teurdu Zoharqui fait le choixdela vie, au chevet d’un fils incons-cientdont il n’espère qu’unepres-siondudoigt, gagede dialogue,comme le déchirant cri d’amourpaternel desKindertotenlieder(«chants des enfantsmorts») deMahler, dont lamusiquebaignele romanet hantedurablement lelecteur.pPh.-J. C.

1945MetinArditinaît àAnkara (Turquie).

1968 Il devient citoyenhelvétique.

1986 Il fonde la FinancièreArditi(investissements immobiliers).

2000Lesmusiciensde l’Orchestrede la Suisse romande le choisissentcommeprésident.

2004Victoria-Hall (Pauvert),premier roman.

2011Le Turquetto (Actes Sud),Prix Jean-Gionoet Pagedes libraires.

10 0123Vendredi 23 novembre 2012