supplément le monde des livres 2013.02.15

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Le silence des camarades prière d’insérer Heureux petits riens Dans le délectable « Ces choses-là », Marianne Alphant raconte le XVIII e siècle par les détails négligés, les angles morts de l’Histoire Jean Birnbaum Florent Georgesco I l faudrait pouvoir fredonner Ces choses-là. Plutôt que de le résu- mer, être capable de rendre la mélo- die entêtante de cet éloge obsession- nel, émerveillé, du XVIII e siècle. Cer- tains livres sont des chansons, quel- ques notes légères qu’on croyait destinées à passer, et qui vous trottent longtemps dans l’esprit, ravissement estompé qu’il ne faut pas laisser se perdre. Leur réussite est de ne vous avoir emmené nulle part qu’en vous-même, de ne vous avoir rien dit d’autre que ce que vous saviez déjà ; et pour autant tout est soudain plus aérien, plus vif, tout danse en vous avec un bon- heur nouveau. Marianne Alphant, mieux connue pour ses essais sur l’art (sa biographie de Claude Monet, Une vie dans le paysage, Hazan, 1993, fait autorité), est l’auteur d’une poignée de textes de fiction ou, com- me celui-ci, de méditation intime (Petite nuit, POL, 2008), qui font d’elle un écri- vain rare, mais unique, et d’une étonnante puissance, dont tout le monde devrait se rendre compte en lisant Ces choses-là, le plus délectable de ses livres. Délectation que procure sa musique, donc, mais quel est ce pouvoir qu’exerce sur nous une musique, le rythme d’une phrase, le mou- vement d’un paragraphe, d’un texte entier, de ses boucles, de ses ruptures, de ses éclats ? Ce qu’accomplit Marianne Alphant est si simple que la réponse échappe à mesu- re que ce pouvoir, de plus en plus, s’impo- se. Elle s’abandonne aux plaisirs d’une lit- térature d’anecdotes, raconte l’Histoire par le petit bout, par les angles morts de l’historien. Loin de brosser une fresque, elle ramasse au passage ce qui n’aurait pu y entrer. « Des riens retenus sans qu’on sache pourquoi : pour leur forme insolite, coupante, l’excitation, le charme, un souve- nir, des regrets. » Les formes sont variées, avec ce point commun d’être rapides, nerveuses. Une note prise dans un musée, sur la position d’un corps chez Fragonard, la lumière qui baigne un Watteau, s’imbrique dans une lecture de Rétif de La Bretonne, de Sade, de Crébillon fils, ou dans l’évocation d’une promenade. Les Mémoires secrets de Bachaumont permettent de dresser, sur une vingtaine de pages, un tableau des faits les plus oubliés des années 1762-1770 : une faute de français du petit duc de Berry (« il pleuva »), le mariage de M lle Chouchou, « marchande de modes », avec le célèbre romancier Baculard d’Arnaud, l’histoire de ce lieutenant de police amoureux de la femme du bourreau, et qui devait sans ces- se envoyer ce dernier « pendre et rouer à droite à gauche s’il voulait voir sa belle »Est-ce qu’il ne serait pas dommage d’igno- rer que, en septembre 1769, « une compa- gnie a obtenu le privilège exclusif de four- nir des parasols pour la traversée du Pont- Neuf à ceux qui craignent de se gâter le teint » ? Est-ce qu’il n’y a pas une gaieté sans pareille à se souvenir d’épisodes infi- mes, pour le seul plaisir du souvenir ? Cette gaieté, le XVIII e siècle fournit en permanence des motifs de l’éveiller. De l’extraordinaire licence sexuelle née avec la Régence, qui fut une école d’émancipa- tion, aux Lumières, à cette « idée de liberté, cette idée terrible et bouleversante d’échap- per à l’oppression », c’est un siècle soulevé par une énergie irrépressible, un siècle où l’humanité déborde et se dépasse. La tragé- die est là aussi ; la Terreur, les prisons, la guillotine sont au bout. Mais Marianne Alphant semble avoir écrit ce livre pour pouvoir céder à ses caprices de petite fille un peu monstrueuse, si l’on songe à l’am- pleur de sa culture, à l’expérience de la vie qu’elle manifeste ; et son caprice n’est pas de rouvrir des tombeaux. Elle se met en scène pourchassée par « Madame l’Histoire », harceleuse rébarba- tive qui voudrait la faire rentrer dans les rangs d’un savoir moins frivole, et glissant entre ses doigts qu’on imagine fort déchar- nés. Elle préfère, sans se masquer la tristes- se des temps, revenir toujours au bon- heur. De Mirabeau emprisonné, elle retient ce qu’il écrivait à Sophie, elle- même dans une « maison de discipline » : « Comme nous aimions notre lit ! » Au dia- ble la gravité de l’universel en marche. L’objectif doit être atteint coûte que coû- te : « Renaître au milieu des détails. » L’Histoire est chez Marianne Alphant une affaire intime, non pas contre, mais à côté des enjeux de la mémoire collective, fil plus secret qui relie par-delà le temps les hommes aux hommes, les mortels aux morts, les vivants au souvenir de toutes ces existences passées qui sont comme l’humus du présent. « L’historien ramasse de la terre, elle est muette et froide. Sa main la réchauffe. Il la regarde, atomes et grains, si peu, c’est nous, il serre dans sa main cette poignée de terre, la soulève vers la lumière et nous avec. » Que le bonheur de lire Ces choses-là soit aussi grand, que l’air qu’il nous a chanté à l’oreille nous charme autant, ne tient sans doute à rien d’autre qu’à un art que Marianne Alphant porte très haut : l’art magique de donner une forme inoublia- ble à cette grâce de la vie, de toute vie, à cet entrelacs éblouissant des riens qui nous constituent, et que nous sommes. p 23 6 aHistoire d’un livre Mes scènes primitives, de Noël Herpe aDossier Qui est le chef ? Plusieurs essais interrogent la place du leader charismatique dans nos sociétés 8 aLe feuilleton Eric Chevillard lève le coude avec Frederick Exley D ans un film récent du réalisateur argentin Santiago Mitre, El Estudiante, un jeune homme trace son chemin à travers les batailles du syndicalisme étudiant. Le héros s’impose peu à peu par son implacable désinvolture. Rien ne le requiert vraiment, ni l’amour ni la politique. Il séduit les filles comme il trompe ses camarades : sans engagement excessif. A la fin des fins, ce que sa haute stature prend en charge, au cœur du vacarme et des slogans, c’est un grand silence saturé de dégoût. Celui d’une génération moins privée d’avenir que d’horizon. Revenue de tout, même de la traîtrise. Ce silence, cette désinvolture, on les retrouve dans l’univers de Matthieu Rémy. A 36 ans, celui-ci publie ses premiers textes de fiction dans un recueil intitulé Camaraderie (L’Olivier, 176 p., 18 €). Par rapport au film de Santiago Mitre, les nouvelles de Rémy font un pas de plus : cette fois, la politique a déserté la scène pour de bon. De l’espérance, on n’entend plus que de rares échos, étouffés : la voix d’Auguste Bebel, auteur du célèbre La Femme et le socialisme (1883) ; ou celle d’un maoïste qui a enfin réussi à devenir mandarin (mais à l’université). S’il est souvent question, ici aussi, d’étudiants avançant groupés, les « conseils de guerre » ne visent plus désormais qu’à planifier des beuveries. Et, quand deux tendances ne peuvent éviter une « scission », c’est parce que tout le monde n’a pas voulu converger vers la même boîte de nuit. Les garçons n’arrivent pas à se décider, les filles prennent leur temps, chaque couple nourrit une sorte de « complicité effondrée ». A travers ces récits de colocations et de soirées foireuses, Matthieu Rémy avance à petites foulées, avec un sens aigu du détail et un humour subtil. On sourit beaucoup à ses phrases avortées, qui épousent délicatement des fraternités épuisées. On rit aussi, parfois, mais d’un « rire sans bruit », celui-là même que l’auteur attribue à un certain Wilfried, jeune homme au charme sauvage qui se retirera dans le Gard pour devenir ermite. Et faire profession de silence. p 7 aEssais Voix d’immigrés du Sahel, recueillies par Hugues Lagrange 4 aLittérature française Laurent Sagalovitsch, Charles Dantzig 10 aRencontre Amos Oz, écrivain engagé et poète de l’intime 5 aLittérature étrangère Andrus Kivirähk, Doris Lessing Loin de brosser une fresque, l’auteur ramasse au passage ce qui n’aurait pu y entrer Ces choses-là, de Marianne Alphant, POL, 304 p., 17 ¤. ALE+ALE Cahier du « Monde » N˚ 21174 daté Vendredi 15 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

Lesilencedescamarades

p r i è r e d ’ i n s é r e rHeureuxpetits riensDans le délectable «Ces choses-là»,MarianneAlphant racontele XVIIIe siècle par les détails négligés, les anglesmorts de l’Histoire

Jean Birnbaum

FlorentGeorgesco

Il faudrait pouvoir fredonnerCeschoses-là. Plutôt que de le résu-mer, être capablede rendre lamélo-dieentêtantedecetélogeobsession-nel, émerveillé, duXVIIIe siècle. Cer-tains livres sontdes chansons,quel-

quesnotes légèresqu’oncroyaitdestinéesà passer, et qui vous trottent longtempsdans l’esprit, ravissement estompé qu’ilne faut pas laisser se perdre. Leur réussiteest de ne vous avoir emmené nulle partqu’en vous-même, de ne vous avoir riendit d’autre que ce que vous saviez déjà; etpour autant tout est soudain plus aérien,plus vif, tout danse en vous avec un bon-heurnouveau.

Marianne Alphant, mieux connuepour ses essais sur l’art (sa biographie deClaude Monet, Une vie dans le paysage,Hazan, 1993, fait autorité), est l’auteurd’unepoignéedetextesdefictionou,com-me celui-ci, de méditation intime (Petitenuit, POL, 2008), qui font d’elle un écri-vainrare,maisunique,etd’uneétonnantepuissance, dont tout le monde devrait serendre compte en lisant Ces choses-là, leplus délectable de ses livres. Délectationque procure sa musique, donc, mais quelest ce pouvoir qu’exerce sur nous unemusique, le rythmed’unephrase, lemou-vement d’un paragraphe, d’un texteentier, de ses boucles, de ses ruptures, deses éclats?

Ce qu’accomplitMarianne Alphant estsi simple que la réponse échappe àmesu-re que ce pouvoir, de plus enplus, s’impo-se. Elle s’abandonne auxplaisirs d’une lit-térature d’anecdotes, raconte l’Histoirepar le petit bout, par les angles morts del’historien. Loin de brosser une fresque,elle ramasse au passage ce qui n’aurait puy entrer. «Des riens retenus sans qu’onsache pourquoi: pour leur forme insolite,coupante,l’excitation, lecharme,unsouve-nir, des regrets.»

Les formes sont variées, avec ce pointcommun d’être rapides, nerveuses. Unenote prise dans unmusée, sur la positiond’un corps chez Fragonard, la lumière quibaigne un Watteau, s’imbrique dans unelecturedeRétifdeLaBretonne,deSade,deCrébillon fils, ou dans l’évocation d’unepromenade. Les Mémoires secrets deBachaumont permettent de dresser, surune vingtaine de pages, un tableau desfaits lesplusoubliésdesannées1762-1770:unefautedefrançaisdupetitducdeBerry(«ilpleuva»), lemariagedeMlle Chouchou,«marchande de modes», avec le célèbreromancier Baculard d’Arnaud, l’histoirede ce lieutenant de police amoureuxde lafemmedubourreau,etquidevaitsansces-se envoyer ce dernier «pendre et rouer àdroite à gauche s’il voulait voir sa belle»…Est-cequ’ilne seraitpasdommaged’igno-rer que, en septembre1769, «une compa-gnie a obtenu le privilège exclusif de four-nir des parasols pour la traversée du Pont-Neuf à ceux qui craignent de se gâter leteint» ? Est-ce qu’il n’y a pas une gaietésanspareille à se souvenird’épisodes infi-mes, pour le seul plaisir du souvenir?

Cette gaieté, le XVIIIe siècle fournit enpermanence des motifs de l’éveiller. Del’extraordinaire licence sexuelle née avecla Régence, qui fut une école d’émancipa-tion,auxLumières,àcette«idéede liberté,

cetteidéeterribleetbouleversanted’échap-per à l’oppression», c’est un siècle soulevépar une énergie irrépressible, un siècle oùl’humanitédébordeetsedépasse.Latragé-die est là aussi ; la Terreur, les prisons, laguillotine sont au bout. Mais MarianneAlphant semble avoir écrit ce livre pourpouvoir céder à ses caprices de petite filleunpeumonstrueuse, si l’on songe à l’am-

pleurde sa culture, à l’expériencede laviequ’ellemanifeste; et son caprice n’est pasde rouvrir des tombeaux.

Elle se met en scène pourchassée par«Madamel’Histoire», harceleuserébarba-tive qui voudrait la faire rentrer dans lesrangsd’unsavoirmoinsfrivole,etglissantentresesdoigtsqu’onimaginefortdéchar-nés.Ellepréfère,sanssemasquerlatristes-se des temps, revenir toujours au bon-heur. De Mirabeau emprisonné, elleretient ce qu’il écrivait à Sophie, elle-

même dans une «maison de discipline» :«Commenous aimions notre lit !»Au dia-ble la gravité de l’universel en marche.L’objectif doit être atteint coûte que coû-te: «Renaître aumilieudes détails.»

L’Histoire est chez Marianne Alphantune affaire intime, non pas contre,mais àcôté des enjeux de la mémoire collective,fil plus secret qui relie par-delà le tempsleshommesauxhommes, lesmortelsauxmorts, les vivants au souvenir de toutesces existences passées qui sont commel’humus du présent. «L’historien ramassede laterre, elleestmuetteet froide.Samainlaréchauffe. Il la regarde,atomesetgrains,sipeu, c’estnous, il serredanssamaincettepoignée de terre, la soulève vers la lumièreet nous avec.»

Quelebonheurde lireCeschoses-làsoitaussi grand, que l’air qu’il nous a chanté àl’oreillenous charmeautant,ne tient sansdoute à rien d’autre qu’à un art queMarianne Alphant porte très haut : l’artmagique de donner une forme inoublia-bleà cettegrâcede lavie, de toutevie, à cetentrelacs éblouissant des riens qui nousconstituent, et quenous sommes.p

2 3

6aHistoired’un livreMes scènesprimitives,de Noël Herpe

aDossier Qui est le chef?Plusieurs essais interrogentla place du leader charismatiquedans nos sociétés

8aLe feuilletonEric Chevillardlève le coudeavec FrederickExley

D ansun film récent du réalisateurargentin SantiagoMitre,ElEstudiante, un jeunehomme

trace son chemin à travers les batailles dusyndicalisme étudiant. Le héros s’imposepeu àpeupar son implacabledésinvolture. Rienne le requiertvraiment, ni l’amour ni la politique. Ilséduit les filles comme il trompe sescamarades: sans engagement excessif. Ala fin des fins, ce que sa haute statureprend en charge, au cœurduvacarme etdes slogans, c’est un grand silence saturéde dégoût. Celui d’une générationmoinsprivée d’avenir que d’horizon. Revenuede tout,mêmede la traîtrise.

Ce silence, cette désinvolture, on lesretrouvedans l’univers deMatthieuRémy.A 36 ans, celui-ci publie sespremiers textes de fiction dans un recueilintituléCamaraderie (L’Olivier, 176p.,18€). Par rapport au filmde SantiagoMitre, les nouvelles de Rémy font unpasdeplus : cette fois, la politique a déserté lascènepour de bon. De l’espérance, onn’entendplus quede rares échos,étouffés : la voix d’Auguste Bebel, auteurdu célèbre La Femme et le socialisme(1883) ; ou celle d’unmaoïste qui a enfinréussi à devenirmandarin (mais àl’université).

S’il est souvent question, ici aussi,d’étudiants avançant groupés, les«conseils de guerre»ne visent plusdésormais qu’à planifier des beuveries.Et, quanddeux tendances ne peuventéviter une «scission», c’est parce que toutlemonde n’a pas voulu converger vers lamêmeboîte denuit. Les garçonsn’arrivent pas à se décider, les fillesprennent leur temps, chaque couplenourrit une sorte de «complicitéeffondrée». A travers ces récits decolocations et de soirées foireuses,MatthieuRémyavance à petites foulées,avecun sens aigu dudétail et unhumoursubtil. On sourit beaucoup à ses phrasesavortées, qui épousent délicatement desfraternités épuisées. On rit aussi, parfois,mais d’un «rire sans bruit», celui-làmêmeque l’auteur attribue à un certainWilfried, jeunehommeau charmesauvage qui se retirera dans leGard pourdevenir ermite. Et faire professiondesilence.p

7aEssaisVoix d’immigrésdu Sahel,recueilliespar HuguesLagrange

4aLittératurefrançaiseLaurentSagalovitsch,Charles Dantzig

10aRencontreAmos Oz,écrivain engagéet poètede l’intime

5aLittératureétrangèreAndrusKivirähk,Doris Lessing

Loin de brosserune fresque,l’auteur ramasseau passage ce quin’aurait pu y entrer

Ces choses-là,deMarianneAlphant,POL, 304p., 17 ¤.

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Cahier du «Monde »N˚ 21174 datéVendredi 15 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

PierreKarila-Cohen

Il n’est pas rare de voir s’affi-cher des déplorations sur la« crise de l’autorité ». Unrécent sondage amême faitun certain bruit en laissantentendre que 87%des Fran-

çais désireraient un chef énergi-que pour la France. Il est plus rareen revanche de lire sur ces sujetsdes livres aussi stimulants que lesdeuxouvragesdont il estquestionici.L’un–LeSiècledeschefs.Unehis-toire transnationale du comman-dement et de l’autorité, de l’histo-rien Yves Cohen – est publié chezAmsterdam, petite maison d’édi-tion dont il faut saluer le couragede publier un ouvrage aussi volu-mineux. L’autre est la traductionen français d’un livre de JamesC.Scott, professeur à l’universitéde Yale, Zomia ou l’art de ne pasêtre gouverné, publié aux Etats-Unis en 2009 et dont il manquemalheureusementdans laversionfrançaise le sous-titre provoca-teur : Une histoire anarchiste deshautes terres d’Asie du Sud-Est. Ceslivres portent sur des objets, desespaces et des périodes différents,mais partagent bien des choses, àcommencer par des référencescommunes aux œuvres de PierreClastres et de Michel Foucault. Ilsont surtoutencommundemettrele pouvoir à distance, c’est-à-direde «dénaturaliser» des notionsauxquelles nous sommes depuisfort longtemps habitués, celle de« chef» pour Yves Cohen, celled’«Etat» pour James Scott.

Yves Cohen montre dans sonouvrage que la figure du chef s’estimposée dans la culture politiqueet sociale de quatre pays à partirdes années 1890dans un contextede peur des masses et de profon-des mutations industrielles. EnFrance, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Russie, terrains d’unevaste enquête qui pourrait encoreêtre élargie, l’obsession du chefdevient durablement un des«modes de discussion des sociétéssur elles-mêmes».

Traitésmilitaires,réflexionspoli-tiques, ouvrages de psychologiesociale, prescriptions liées à l’orga-nisation du travail : des publica-tions innombrables fleurissentdans tous les domaines pour van-ter le commandement d’un hom-me sur d’autres hommes et pourlégitimer l’existence de hiérar-chies. Toutes utilisent le mot«chef»,déclinédanslesquatre lan-gues étudiées. Ce discours généralest corrélé à des pratiques d’enca-drement inédites, aussi bien dansl’espace du travail – les débuts dutaylorisme–quedansl’espacepoli-tique, avec des appels de plus enplus insistants au chef, au leader,auFühreret au vozd’.

Que l’onne s’y trompepas: il nes’agitpasd’uneénièmeétudesurlepopulisme ou les totalitarismes.Ces derniers ne constituent pourYves Cohen que l’expression la

plus extrême d’une fascination beaucoupplusrépanduepour lechef. Toute la forcedecetteHistoiretransnationaleducommande-ment et de l’autorité est là: dans la démons-trationrigoureuse,auplusprèsdes textesetsurtoutdespratiqueseffectivesdecomman-dement, que cette culture du chef concerne,évidemment avec des formes différentes,des démocraties comme la France et lesEtats-UnisoudesEtatsautoritaires(l’Allema-gne de la fin duXIXesiècle, la Russie d’avant1917),voiretotalitaires.Lavalorisationdulea-der n’y poursuit pas les mêmes buts, maiselle existedemanièreégalement insistante.Rooseveltest célébré commeleader etparceque leader, et le grand résistant Henri Fres-nay est loué par ses camarades «parce quec’estun chef».

Traversant les frontièresnationales,YvesCohen réussit le tour de force de montrerl’universalité de cette préoccupation desuniversités aux entreprises, de l’armée àl’usine, des partis politiques à l’Ecole colo-niale. Il mobilise pour cela la lectured’auteurs connus (Gustave Le Bon, GabrielTarde) ou inconnus (la spécialiste américai-ne de formation des cadres Mary Follett),l’analysede la correspondancedeStaline, ledépouillementpatient des comptes rendusdescadresdel’usinePoutilovdeSaint-Péter-

sbourg ou encore les carnets inédits de l’in-génieur Ernest Mattern, l’un des organisa-teurs de la rationalisation du travail chezPeugeot au début du XXesiècle, objet d’uneprécédenteétudede l’auteur. Il est impossi-ble de rendre compte en quelques lignes dece livre foisonnant, fruit d’un travail devingtans, inscrit dans une trajectoire intel-lectuelle et de vie passionnante et qui nefournitriendemoinsquedespistesnouvel-les pour repenser l’unité et la périodisationdu XXesiècle : celui-ci pourrait bien avoircommencé plus tôt que prévu et avoirconnusespremièreslézardesdanslacontes-tation antiautoritaire de la fin des années1960. Tout au plus peut-on regretter, outrequelques répétitions, le peu de place accor-dé aux questions de genre. On imagine quela valorisation du chef a beaucoup à voiravec l’organisationde la famille, la domina-tionmasculineengénéralet laconstructionsociale de la virilité.

Ouvert entre autres par les révolutionssans leader des «printemps arabes», leXXIe siècle verra-t-il se diffuser des hiérar-

chies plus temporaires et plus partagéesque celles qui ont eu cours au XXe siècle,commesemble l’espérerYvesCohen?Rienn’est moins sûr à la lecture du dernierouvrage de James Scott, pour lequel cegenre de configurations – des sociétésacéphales ou du moins marquées par lerefusdechefspermanents– est en traindedisparaître là où il existait. De James Scott,on ne connaissait en français que lepétillantLaDominationetlesartsdelarésis-tance (1992, traduit chez Amsterdam en2008), réflexion sur les contournementsde l’autoritépar les dominésdansdiversessituations historiques. Mais Scott estl’auteur de nombreux autres ouvrages,dont certains portaient déjà sur l’Asie duSud-Est, comme c’est le cas dans Zomia.

Empruntée à l’anthropologueWillemVanSchendel, l’expression «Zomia» désigneles hautes terres du Sud-Est asiatique quiincluent des parties de la Thaïlande, de laBirmanie,delaChine,duLaos,duCambod-geet duVietnamactuels.

Auxyeuxdel’auteur,lesdizainesdemil-lions d’habitants qui y vivent ont trouvérefugeàunmomentouàunautrede l’his-toire dans ces hautes terres, loin des Etatsprémodernes puis coloniaux de la région,qui se sont tous développés dans les val-lées. Fuir l’Etat, cela signifiait fuir lesimpôts, le travail forcé et la conscription.Cela revenait aussi à choisir des formesd’agriculture itinérante, permettant unecertaine mobilité, et peut-être même àabandonner l’écriture, outil possible dedominationetvecteurd’assignationsiden-titairestroprigides.Scottretournedonclesqualifications péjoratives employéescontre ces populations – des «barbares»opposésàla«civilisation»–pouryvoirdeschoix tout à fait conscients: «Les peuplesdescollinesnesontpas“pré-quelquechose”,écrit-il.Bienau contraire, il est plus juste delesconsidérercommedespeuples“post-rizi-culture”,“post-sédentaires”,“post-sujets”,etpeut-êtremême“post-lettrés”.»

Pouraffirmercela, l’auteurs’appuiesurles archives des Etats de la région, sur desrapports d’administrateurs coloniaux etsurtout sur les travaux d’anthropologuesauteurs de véritables enquêtes de terrain,comme Edmund Leach ou JeanMichaud.Ouvrage de seconde main – ce que Scottprécise dès l’introduction –, Zomia peutparfois irriter par son caractère un peutropbinaire. Il est probableque les spécia-listes de l’Asie du Sud-Est nuanceront cer-tainesaffirmationsdeScott, d’autantplusséduisantes que celui-ci possède un sens

Biblio

Alorsquelaquestionducharismeenpolitiques’invitedenouveaudansledébatpublic,plusieursessais interrogentl’évidencedelasoumissionauleaderetà l’Etat

Et lechefs’imposa…

LaCrise de la culture,d’HannahArendt, premièretraduction 1968, Folio 1989.

LaSociété contre l’Etat. Recherchesd’anthropologiepolitique,dePierre Clastres,Minuit, 1974.

Quelle autorité?,sous la directiond’AntoineGaraponet Sylvie Pédriolle,Hachette Littératures, 2003.

LesHommesprovidentiels.Histoired’une fascinationfrançaise,de JeanGarrigues, Seuil, 2011.

Hitler. Essai sur le charismeenpolitique,de IanKershaw, Folio, 1995.

LaNotiond’autorité,d’AlexandreKojève,Gallimard,2004.

Bainsde foule. Lesvoyagesprésidentielsenprovince,1880-2002,deNicolasMariot, Belin, 2006.

Qu’est-cequ’unchefendémocratie? Politiquesducharisme,de Jean-ClaudeMonod, Seuil,2012.

«Faire autorité dans la FranceduXIXesiècle»,revue «LeMouvement social»,n˚224, 2008/3.

Economieet société,deMaxWeber, Plon, 1971.

Dossier

L’obéissanceest une possibilitéet non un fait de nature

Scottet lesdominés,CohenetlesouvriersJamesC.Scott

Néen1936, JamesC.Scott estprofes-seurensciencespolitiqueset enanthro-pologieàYale. Ses recherchesportentsur les résistancesà l’autorité.Demanièreoriginale, il s’intéressemoinsauxrévoltesqu’auxcontournementsquotidiensplusdiscretsdes «faibles»faceauxcontraintesque l’on faitpesersureux.Aprèsdeuxouvrages,nontra-duitsen français, sur les formesderésis-tancepaysanne,notammentenAsieduSud-Est, JamesScott adonnéunedimensionthéoriqueàsesobserva-tionsdansLaDominationet les artsdela résistance. Fragmentsdudiscourssubalterne (1992; traduit en2008chezAmsterdam). Il yproposedesnotionsquionteuuncertainéchodans les

sciencessociales,notamment lefameux«texte caché», ensembledessentimentset desappréciationsque lesdominéséprouventetnemontrentpasauxdominants, sauf lorsqueéclatent(rarement)desmouvementsdecontes-tationouverte. Laquestionde l’Etat estdevenuecentraledans ses troisder-niersouvrages,dontZomia.

YvesCohenIl estdifficilede rangerdansunecase

préétablie les travauxd’YvesCohen.Unepartie se rattacheà l’histoiredesentreprises,notamment legrosouvra-ge issudesa thèse,Organiserà l’aubedutaylorisme. Lapratiqued’ErnestMat-ternchezPeugeot, 1906-1919 (PUFC,2001). Ses travauxse concentrent

depuisprèsdevingtans sur lesnotionsde«commandement»oude«chef»,thèmessur lesquels il apubliédansdenombreuses langues, avecuneatten-tionparticulièreà l’histoire soviétique.LeSiècledes chefs représente,dans cetteperspective, l’aboutissementd’une lon-gueréflexionnourrieparundialogueavecdegrandesœuvresdes sciencessociales,dont cellede Foucault, etparuntravailde lecturedesources commededépouillementd’archivesaussiabondantqu’original.Uneoriginalitéqui trouvepeut-êtreenpartie ses raci-nesdans l’itinéraired’YvesCohen,néen 1951, «établi» en tantquemilitantmaoïstependant toute lapremièremoi-tiédes années 1970dansdesentrepri-sesdupaysdeMontbéliard.p P.K.-C.

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de la formule trèsaigu.Mais,bibliothèquevivante capable de passer dumode de viedes Karens à une réflexion sur Thucydidepuis de mettre en rapport les écrits d’IbnKhaldun avec des travaux portant surl’Amérique du Sud, James Scott est unpédagoguegénial,virevoltantd’unespaceà un autre, d’une époque à une autre, quiréussit toujours à placer le lecteur dans lasituation des différents protagonistes,afin qu’il comprenne quels choix trèsconcretss’offriraientà luidanstelleoutel-

le circonstance. Ce livre constitue dès lorsuneréflexionpassionnantesurledévelop-pement de l’Etat dans ses dimensions lespluspratiques,àcommencerparsonespa-cephysiquededéploiementetparlesdiffi-cultés de ses administrateurs à caractéri-ser des identités labiles.

Dans la continuité de ses ouvrages pré-cédents,Scottmontreendéfinitivequelespopulationsdominéesnesontjamaispas-sives même lorsqu’elles ne se révoltentpas: comme Yves Cohen, il suggère donc

que l’obéissance à des chefs est unepossi-bilité et non un fait de nature. A n’en pasdouter,unvrai ventde liberté traverse cesdeuxouvrages.p

«PourlaRévolution,laqualitépremière,c’est ladéfiance,pasl’obéissance»EntretienavecSophieWahnich,historiennedelaRévolutionfrançaise

Propos recueillis parJulie Clarini

Historienne de la Révolu-tion française, SophieWahnich est convaincueque cet événement peut

«nous aider à retrouver l’imagina-tion politique dont nous avonsbesoin». Ellepublieuneanthologiecommentée de textes révolution-naires révélant à quel point l’épo-que fut un laboratoire des idéespolitiques. La question de l’obéis-sance et de la soumission futnotamment au centre desréflexionsrévolutionnaires.

Aqui décide-t-on d’obéir? LaRévolution française repo-se-t-elle la question demanièrenouvelle et radicale?

Lesrévolutionnairesontuneseu-le logique, celle de n’obéir qu’auxlois qu’on s’est données soi-même.Les figures de chef sont des figuresd’exécutif; or on a théorisé la sou-mission de l’exécutif au législatif.Quelqu’un comme Robespierre,avantmêmelapériodeoùilestunefigurede leader, affirmeque le bonreprésentant est celui qui se défiedu pouvoir exécutif et qui n’incitepas les gens à lui obéir. Au contrai-re, lebon représentantest celuiquicircule entre sa propre subjectivitéet la communauté à qui il revientdedécider.

Du même coup, la qualité pre-mière,pourl’époque,c’estladéfian-ce, certainement pas l’obéissance.En décembre1791, Robespierre l’af-firme en ces termes: «La défianceestausentimentintimede la libertéceque la jalousieestà l’amour.».

Lemotmêmede «chef» appar-tient-il au lexique révolution-naire?

Non, on lui préfère le terme de«directeur». On se méfie du mot«chef» dont on a peur qu’il fasseobstacle à la perception des vraisenjeux de la révolution. Par exem-ple, dans le discours très hostiletenu sur les Anglais, l’undes repro-chesqu’onleuradresseestdeparlerde la France comme ils parlent del’Angleterre : ils évoquent les«armées deRobespierre» au lieudeparlerdesarméesdelaRépublique;ils font comme si Robespierre étaitle «chef» du pouvoir, comme s’ilavait pris la place du roi. C’est, auxyeux des Français, unemanière defalsifier la perception de la Révolu-tion française. On retrouvera cegrief plus tard, sous Thermidor,quandlesadversairesdeRobespier-re dénonceront «Robespierre roi»ou«Robespierrepontife».

La question est primordiale :comment percevoir les figures quine sont pas censées incarner unchef,quidoiventtenirunepositionrépublicaine, mais qui sont ensituation de décider? Cette contra-diction n’est pas résolue dans laRévolution française. Elle se pose ànouveauaumomentoùMaratpro-poseunedictatureausens romain,àsavoirquedes individuspuissentdécider plus vite et sauver la Répu-blique. Robespierre était contre,pardéfianceenvers ces logiquesdepouvoir exécutif. Danton navi-guait entre lesdeux.

Puis apparaît une autre notion,celle de dictature d’opinion : laquestion se déplace du chef (celuiqui possède le pouvoir exécutif) àcelleouceluiquiaunetelleinfluen-cemorale sur les autres que finale-ment il emporte la décision. Parce

que les individus peuvent ne pasavoir le sentiment d’obéir et pour-tant être sans cesse dans l’adhé-sion. C’est une autre contradictioninsoluble: que faire devant celuiqui prend de l’ascendant sur unpeuple républicain? Cela pose laquestion du charisme et desmoyens pour les institutions de lecontrôler.

LaRévolution fut-elle une insur-rection sans leader, acéphale?

«Acéphale», c’est l’un des motsutilisésparJacques-NicolasBillaud-Varennes (1756-1819). Il parle d’ace-phocratie pour désigner le régimerépublicain, pour dire qu’il n’a pasdetêteunique.MaispourcequiestdelaRévolutionproprementdite,àmon sens, elle est moins acéphalequepolycéphale.Lemomentfonda-teurdemai-juin1789,parexemple,labasculequisefaitentredesEtats-Généraux et l’Assemblée généralenationaleconstituante,celasuppo-se beaucoup de politique et unepolitique extrêmement rigoureu-se,précise,avecdesdiscussionsani-méesetdesdécisionsrisquées.

Les porte-parole qui se réunis-sent et qui représentent chacunleur «nation» (ceux qui viennentd’Arras,ceuxquiviennentdeBreta-gne…) sont suffisamment aguerrispourproduireuneintelligencecom-mune de la situation. Donc à cettepériode, ce n’est pas acéphale, ausensd’uneespècedespontanéisme,au contraire, c’est polycéphale, uneintelligencecollectiveà l’œuvre.

La Révolutiondébouche sur leretour spectaculaire d’un chef,sous les traits de Napoléon.Qu’en conclure?

C’est un des enjeux forts aux-quels réfléchissent les révolution-naires. Pour un certain nombred’entreeux, siondoitêtrecontre laguerre, c’est, bien sûr, parce qu’onn’apporte pas la liberté à la pointed’un fusil, mais c’est aussi parceque dans une période de guerre, lepouvoir exécutif prend le dessus.Le danger de la soumission à unchef militaire est pointé dès 1791par Robespierre, puis à nouveaupar Billaud-Varennesdans sondis-cours du 1floréal anII (avril1794):«Quand on a douze armées sous latente, (…) l’influence militaire etl’ambition d’un chef entreprenantqui sort tout à coupde la ligne sont(…) à redouter. L’Histoire nousapprend que c’est par là que toutesles républiquesontpéri.»

Par lasuite, sous leDirectoire,onvautiliserlepouvoirmilitairepourprotéger le pouvoir civil ; autre-mentdit, lepouvoirexécutifdecet-tepériodehabituelasociétéà l’idéequ’on peut avoir besoin de se sou-mettre aupouvoirmilitaire. Napo-léon sort de cela. Et puis il est lui-même une figure stratifiée, à plu-sieurs couches: c’est quandmêmele vainqueur de Toulon, contre lesAnglais, en 1793, grande victoirerépublicaine.Onpeut, alors, sedirequ’onabesoinde luipourpassercemoment de salut public. De plus,lescitoyenssesonttoujourspensésdotés d’un pouvoir civil (celui devoter, de délibérer,etc.) et du pou-voir de porter les armes. Le soldatpossède une grande aura. Dumême coup, on peut oublier que,quand on est soldat, on obéit à unchef, alors que quand on estcitoyen, on obéit à soi-même. Là,quelque chose s’efface du projetrépublicain.p

Lamystique du chef est un élément-clédelaconstructiondesEtatstotali-tairesauXXesiècle.Hitlerest resté leparadigmeduleadercharismatique

auquel un peuple semble avoir aveuglé-ment remis son destin. Comme l’écrivit lebiographeKonradHeiden, cité en exerguedu livre dudocumentaristeLaurenceRees,Adolf Hitler. La séduction du diable (AlbinMichel, traduitde l’anglaispar SylvieTaus-sigetPatriceLucchini, 442p., 22¤): «Qu’untelhommeaitpuallersi loindans laréalisa-tion de ses ambitions et – surtout – qu’il aitpu compter sur des millions de gens dési-

reuxdel’yaider (…) : c’estunphénomènequidonnera aumonde àméditer pendant dessiècles.»

Hélas, l’ouvrage de Laurence Rees,auteur de nombreuxprogrammespour laBBC, livre peu de clés pour renouveler laréflexion. Dans le sillage du grand histo-rien Ian Kershaw, lui-même auteur d’unHitler. Essai sur le charisme en politique(Folio, 1995),Reesentreprendunenouvellebiographie sous l’angle du charisme. Cer-tes, Hitler possédait des traits de caractèrequifascinaientsonentourage,notammentune forme de rigidité et une absence dedoutesdontdécoulaituneétonnantecapa-cité à se faire obéir en dehors de toute dis-cussion rationnelle. L’ouvrage en fournitplusieurs témoignages. Mais nombreux

furentceuxquinesuccombèrentpasàsoncharme. Aussi est-il sujet à caution de pla-cer, comme le fait l’auteur, son charismeparmi les«vraies raisons»desonsuccès.

Outre-Rhin, les débats sur ce sujet ontété relancés il y a deux ans par les travauxde Ludolf Herbst, qui, nuançant cette idéedu charismedudictateur, plaide pour une«démythologisation». Le philosophe Jean-ClaudeMonod,quifaitpartdecettecontro-versehistoriographiquedans sonbel essaiparu à l’automne Qu’est-ce qu’un chef endémocratie? Politiques du charisme (Seuil,2012), l’utilise pour poser une questionessentielle: le succès est-il une confirma-tion objective du charismed’un individu?Une interrogationsingulièrementabsentedu livredeLaurenceRees. p J.C.

Hitleret laquestionducharismeLapuissancedudictateurréside-t-elledanssacapacitédeséduction?

Le Siècle des chefs,d’YvesCohen,Amsterdam,864p., 25 ¤.Zomiaou l’artdene pas êtregouverné,de James Scott,traduit de l’anglaisparNicolasGuilhot, Frédéric Joly,OlivierRuchet, Seuil, 544p., 27 ¤.

L’Intelligence politiquede laRévolution française,de SophieWahnich,Textuel, «Petite encyclopédiecritique», 200p., 16 ¤.

Dossier

DIDIER FORRY/SAGAPHOTO

30123Vendredi 15 février 2013

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

CherchepèreDe l’Espagne, d’oùvient safamille, le petit Antoinene

savait, enfant,«que la tristes-se, le deuil de quelque chose

qu’il n’avait jamaispossédé etqui pourtant le hantait». Filsde réfugiés républicains, il a

grandi enFrance, à Bordeaux.Ledécèsbrutaldesamèreva

pousser le jeunehommeàpar-tir sur les tracesdesonpère,combattantanarchiste tué

durant l’été 1937–etqu’iln’apasconnu.Antoinefranchit lesPyrénéesetmènel’enquêteaucœurde l’Espagnefranquiste,

dans levillageoùs’estnouée latragédie.Plongéedans les

années1960, ce romaninitiati-que,d’unebelleet claireécritu-re, abordeavecsensibilité lesthèmesde lamémoire,de la

paternitéetdela transmis-

sion.pCatherine

SimonaLaRive

sombre del’Ebre,

de SergeLegrand-Vall,

Elytis, 176p., 18€.

Voyageurmagnétique

AuteuravecAndréBretondesChampsmagnétiques (1919),livre fondateurdumouve-ment surréaliste, PhilippeSoupault a étémêlé, sans

jamais se prendre au sérieux,à toutes les aventures

de son temps.Curiosité, désinvolture, liber-

té d’esprit, fraîcheur: toutenchantedans ces poèmes,

despremiers recueils (Westwe-go, 1922,Georgia, 1926)aux

Crépusculesdésabusés(1960-1971): «Tout est prêtpour l’oubli/qu’onappelle

l’éternité.» p

MoniquePetillonaPoèmes et poésies,de Philippe Soupault,

Grasset,« Les Cahiers rouges»,

304 p., 9,90 €.

AntidoteIls s’y sontmis à42: quatre

dizainesd’écrivains, et pasdesmoindres,pourproduire le

livrequi vientdeparaître sousle titrePenserpourmieux

rêver. Commechaqueannée,les éditionsChristianBour-goispublientunrecueil des

interventionsprononcéesaucoursdesAssises internationa-

lesdu roman,quiont lieuàLyon toutes lesdernières

semainesdemai.Organiséepar LeMondeet laVillaGillet,cettemanifestationpermetd’entendre lavoixd’auteursvenusdumondeentier. Lesthèmesabordés lors de l’édi-

tion2012donnentune idéedela richesse et de laplasticitéde

la littérature,mais aussidessurprisesquinaissentde son

croisementavecd’autresdisci-plines, laphilosophie, ou la

sociologie,par exemple.Cha-quevoixestdifférente, cha-

que textedonneunaperçudela réalité. Sur lavérité, la cor-ruption, lamémoire, le crimeou le sexe, cette lectureestunmagnifiqueantidote contrelespensées

plates. pRaphaëlle

RérolleaPenser pourmieux rêver,

Assises duroman,ChristianBourgois, 348p.,

10,15€

Sans oublier

CharlesDantzigfaitsaprofessionde(mauvaise) foiUneagaçantemais irrésistiblepromenadeparmilesgrandesœuvres

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

FlorentGeorgesco

Lorsqu’ona le talentvibrion-nant de Charles Dantzig,sonartde la formuleabrup-te, qui serait définitive s’il

ne fallait tout de suite en trouverune autre, fût-elle contradictoire,et qui par là semultiplie et multi-plie les couleurs, accroissantd’autant la vivacité du style ; lors-que ainsi on fait de l’écriture l’artexplosifdedonnerde lavieautex-te par tous les moyens disponi-bles, la mauvaise foi devient unenécessité vitale. Respirer large-ment,dégager le terrain, s’ébrouercomme il l’entend, quand il l’en-tend: la littérature est chez lui untravail de libération perpétuelle,où la capacité d’affirmer ce quedans d’autres circonstances ilaurait pu nier avec la mêmevigueur est unevertu cardinale.

D’où le léger agacement, mêléd’admirationpour lebriodéployé,qui s’attache à son nom lorsqu’ilfaitpartdesesidéessurlalittératu-re. Celui-ci s’était manifesté à lasortieduDictionnaireégoïstede lalittérature française (Grasset,2005). Il accompagnecelled’Apro-

pos des chefs-d’œuvre, bien que cenouvel essai se complaise moinsdans l’injustice provocante, quiétait, avec une belle réussite deton, l’objetmêmeduDictionnaire.Il s’agit ici, nonpasde classifier, dedistribuerbonsetmauvaispoints,mais d’étudier le concept de chef-d’œuvre. Traduire : de se donnerun nouveau prétexte pour se pro-mener parmi les livres, occupa-tiondontnotreauteurestunadep-te résolu, davantage qu’il n’aimepratiquerlathéorielittérairesysté-matique. Ce qui, du reste, suffiraità inciter tout amateurde liberté etd’éléganceà le suivre.

Esprit de paradoxeOn ne peut cependant lire sans

se cabrer un peu des phrases surl’«étroitesse d’esprit» deBaudelai-re, sur la «dégénérescence lubri-que» dans Ada ou l’Ardeur, deNabokov, ou sur l’«épaisseur» deFlaubertdansMadameBovary.Onne peut guère davantage lui don-ner entièrement raison lorsqu’ilrenvoie Céline à sa seule crapule-rie politique et morale, même si,pour le coup, il voit juste sur l’ab-surdité de distinguer un bon Céli-ne(avant-guerre)d’unCélineordu-rier (Occupation): «Son racisme aété jugé scandaleuxdèsMort à cré-dit (1936). Cequi l’a sauvéest qu’il aécritdes livrespires. Uneplusgran-

de horreur tend à effacer lesmoin-dresqui précèdent.»Quantà sa lis-te de chefs-d’œuvre, où personnene lui contestera la présence deSophocle, Shakespeare, Racine,Stendhal, TolstoïouRimbaud, cer-taines absences peuvent irriter, etd’autres présences paraître rele-ver, mettons, de l’esprit de para-doxe (il en faut pour préférer, parexemple,HenryAdams àDostoïe-vski).

Qu’importe, puisque les para-doxes sont une des clés du plaisirqu’onéprouvemalgrétoutàlesui-vre?L’essentielestailleurs,dans lemouvement,lerythme,le jaillisse-mentd’unepenséequiparaîts’im-proviser, et ne s’en montre queplus stimulante. De toute façon,aucune vérité, sur un tel sujet, nesaurait s’imposer sans de lassan-tes controverses. Il n’est pasmau-vais de trancher, y compris à l’em-porte-pièce. Ce qui reste, le besoinde juger ainsi assouvi, c’est unepassion pour les grandes œuvres,que Dantzig sait souvent expri-meravecunesimplicité,unesincé-rité convaincantes ; c’est unamour communicatif de la littéra-ture,dontil tireuneforcequiman-que à d’autres passages, plussinueux.«Lechef-d’œuvre,conqué-rant des territoires, élargit notredomaine. On le lit pour être (…)moins figé, moins racorni, moins

sec.Quialuestvaste.»Lapromena-de, qui a pu parmoments tenir delacavalcade,sefaitalorsenfindou-ce, méditative, envoûtante, et lelecteur, passé par les états les plusdivers, ne peut plus guère résister.

Sauf, bien entendu, à faire preuved’une certainemauvaise foi.p

Emilie Grangeray

AprèsDadeCityetLaCannedeVirginia (Actes Sud, 1996 et1998), Laurent Sagalovitschaeuuneidéequi,chezungar-çon déjà embarrassé de lui-même,pouvaitparaître sau-

grenue: il s’est inventéundouble,quel’onretrouve, dans ce troisième volet de sesaventures, débarquant à Tel-Aviv pourpartir à l’assautde la Terrepromise.

Simon Sagalovitsch a 30 ans et desangoissescalméesàgrandrenfortdewhis-ky et deXanax-Valium-Lexomil-Temesta,dontilconnaîtsurleboutdesdoigtslesdif-férences de composition et de durée d’ac-tion. A cette panoplie s’ajoutent un pèrequi n’a pas sonmot à dire, un frère se pre-nant pour la Banque populaire, une sœurdépressive et suicidaire, éminemmentdrôle et foncièrement sympathique,mal-grésescoucheriesavecungoyaussiintelli-gentque«ToubonetBayrou» réunis.Sansparler d’une mère forcément très juive,dontcedialogued’Unjuifencavaledit l’es-sentiel : « “Allô maman? – Oui. – C’estSimon, ton fils. Ça va? – Ça va.” J’ai raccro-ché. J’avais dûme tromperdenuméro.»

Ilyaaussi, lastbutnot least, sa trèssexypetite amie, la belle BataveMonika, qui, àdéfaut d’avoir encore appris à bien parlerle français, semble de plus en plus prochede son cher Simon. En tout cas, elle ne lelâchepas,malgré les diverses tribulationsqu’il lui impose.Ceuxquionteu la chancedelirelesdeuxpremierstomessesouvien-nent que Simon avait d’abord quitté laFrance, qu’il trouvait bien moisie, pourVancouver (Loin de quoi ?, Actes Sud,2005), avant de revenir dans cet Hexago-ne qu’il ne semble aimer que quand il enest loin et de finir, au milieu du vacarmedeshélicoptères, preneurd’otagesmalgré

lui à l’ambassaded’Israël à Paris (LaMéta-physiqueduhors-jeu, Actes Sud, 2011).

Puisqu’il était écrit que Simon auraitune existence littéraire brève (son créa-teur avait confié au Monde, en 2011 : « Jevais assassiner mon personnage. Sinon, jevaismeretrouver àécrireSimonàBagdad,Simon en Afghanistan…»), où mieuxqu’en Israël pouvait-il achever sa course?Mais ce voyage au pays du lait et dumielpromisàAbrahampar«l’AutreEmpotéunjour de beuverie métaphysique» réservebiendes surprises ànotrenarrateur.

Le ballon rond étant le seul dieu dont iltolère l’existence, il deviendra entraîneurd’une équipe de foot («Association sporti-ve des Français apatrides déportés enIsraël» est le nomqu’il décidededonner àsa bandede bras cassés). Il découvrira queTel-Aviv,malgré ses «avenues sordides delaideur, saturées d’immeubles déglin-gués», est une sorte de nouvelle Sodomeet Gomorrhe – drogue et sexe à volontésous un soleil indécent. Mieux encore, etplus inattendu: à Jérusalem, devant lemur des Lamentations, Simon lemécréantéprouverasoudainunetendres-se infinie pour tous ses «frères de sang».

Notre sombre héros en quête de sens,chez qui le questionnement métaphysi-que est aussi obsessionnel que le résultatd’unSaint-Etienne/PSG, et aussi incertain(quoique légèrement plus angoissant),semble soudain presque apaisé. Un senti-ment nouveau est apparu. « Je comprisque j’étais déjà venu ici, quemamémoire,aussi altérée fût-elle, se souvenait de cesmarches antiques quemes arrière-arrière-arrière-grands-parents avaient accom-plies depuis leur sortie d’Egypte.» Pas de

méprise : ce sentiment d’appartenance,cetteenviedesédentarité,commecescho-ses incongrues que sont la possibilité dubonheur et celle d’un rapprochementavec l’Autre Empoté resteront au condi-tionnel.

Ce juif errant des tempsmodernes, quia couru pendant trois livres derrière il nesavait trop quoi, un havre, une oasis, unparadis de livres pour enfant, a fait cettedécouverte inopinée qu’il était enfin arri-vé quelque part, et que ce quelque partétait chez lui. Empoté comme il l’est luiaussi, il ne trouvera peut-être pas lemoyendevivre longtemps sur cette Terrepromise.Mais, aumoins, il n’aurapas ratésa sortie d’Egypte, ni son échappée, àlaquellesesadmirateursserésoudrontdif-ficilement,horsde l’universirrésistibledeLaurent Sagalovitsch.p

Extrait

LaurentSagalovitschetsondouble,Simon,partentàl’assautdelaTerrepromise

Lejuiferrantposesesvalises

«Se pouvait-il que ce fût celaIsraël, ce pays prétendumentenguerre, cette terre pleine debruit et de fureur (…)?Oubien(…) la paix avait été signéeentre tous les pays de la terre,shalom, salamalekoum viensdansmes brasmon frère, tum’as tellementmanqué, oùétais-tupassé durant tous cessiècles, le fichuproblèmepales-tinienauquel plus personnenecomprenait rien n’avait plusde raisond’être, les territoiresd’être libérés, les colonies déco-lonisées, lesNationsuniesdésantisémitisées et les juifsdédiabolisés?»

Un juif en cavale, page21.

Apropos des chefs-d’œuvre,deCharlesDantzig,Grasset, 288p., 19,80¤

Laplage deMezizim,à Tel-Aviv.

JÖRG BRÜGGEMANN

Ce sentimentd’appartenance, cetteenvie de sédentaritéresteront au conditionnel

Un juif en cavale,de Laurent Sagalovitsch,Actes Sud, 272p., 19,80¤

Littérature Critiques4 0123Vendredi 15 février 2013

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

Éditions de l’Olivier

JeffreyEugenidesLe romandu mariage

«C’est la subtilité de laconstruction et l’humourconstant de l’auteur qui fontla réussite de ce Romandu mariage. »Josyane Savigneau,Le Monde«L’auteur de Virgin Suicidesconvoque Roland Bartheset Jane Austen pour revisiterle triangle amoureux. »Laurent Binet, Marianne«Un remake de Jules et Jimtransposé dans l’universdrolatique de David Lodge. »André Clavel, L’Express«Un roman d’initiation– aux utopies et à la réalité,mais surtout à l’amouret à ce qui s’y dévoile de soi.»Nelly Kaprièlian,Les Inrockuptibles«Une réussite. Quel souffle,quelle capacité à rendrehaletantes les péripétiesles plus ordinaires ! »Alexis Liebaert, Le MagazineLittéraire«Remarquablement intelligentet infiniment séduisant ».Nathalie Crom, Télérama«Une œuvre inclassable,exigeante, d’une grande richessethématique et stylistique.»Bruno Corty, Le Figaro«Une éclatante réussite».Alexandre Fillon,Le Journal du Dimanche

Nils C.Ahl

Précisons-led’emblée:lafameu-se «langue des serpents» dontil est question dans ce livre (etjusqu’àson titre)n’estpas seu-lement la langue des serpents.Il s’agit en fait d’une lingua

franca archaïque. D’un latin vulgaire desforêtsprimitives,quipermettaitauxhom-mes et aux animaux de se comprendrepar sifflements. A l’époque où s’ouvre leroman d’Andrus Kivirähk, elle est cepen-dant déjà entrée en décadence. Elle n’aplusrienàvoiravec l’idiomeantédiluvienqu’entendaientaussi les insectes(avecquitouteconversationestdésormaisimpossi-ble). Les plus jeunes habitants de la forêtn’en connaissentplus que des rudiments,«quelquesmots parmi les plus courants etles plus simples, comme celui qui force unélan ou un chevreuil à s’approcher et à selaisser égorger, ou bien celui qui calme lesloups». Du serpent de cuisine, donc. Seuleexception, le jeune Leemet, instruit parson oncle. A sa mort, il devient le dernierhomme à savoir (vraiment) la langue desserpents. Le dernier représentant d’unmondeen trainde disparaître.

On l’aura compris, L’Homme qui savaitla langue des serpents n’est pas précisé-mentun romanréaliste. AndrusKivirähk,néen1970,vraiphénomènedela littératu-re estonienne contemporaine, situe sonintriguedansunMoyenAge fantaisiste.Atout prendre, il correspondrait à l’époquede la colonisation germanique de l’est delaBaltiqueetàsonévangélisation.Al’hori-zonpassentd’ailleursquelqueschevaliersallemandsquiémeuventtoutparticulière-mentlesjeunesfilles…Leresteestpluslou-foque. Dans le roman de Kivirähk, aprèsavoir longtemps résisté, les Estoniensépousent désormais le mode de vie«moderne» et la religion«universelle»del’envahisseur. Vivant autrefois dans unéden sylvestre, avecde la viande à tous lesrepas, ils quittent la forêtpour lesvillages,l’agriculture, le pain et le vin. A tel pointqu’à la naissance de Leemet il n’y a quasi-ment «plus personnedans la forêt». L’Aged’or estmoribond.

Comme aux meilleurs enterrements,on s’amuse beaucoup. Le premier grandtalent du jeune auteur estonien (et de sontraducteur français) est de faire rire desujets complexes, dans un contexte litté-raire peu évident, qu’on suppose bienplus explicite à Tallinn. Certes, on recon-

naîtdes figuresconnues, issuesdescontespopulairesallemandsouscandinaves,voi-red’une littératuremédiévaleetmodernecommune à toute l’Europe – mais le lec-teur français n’en devinera pas beaucoupplus.C’est sans importance, il s’enmoque.En effet, tout est ici d’une clarté et d’uneimmédiateté remarquable, comme si l’onse rendait compte qu’on parlait serpentsans le savoir. Cette autre lingua franca –celle du roman –, c’est son humour et sonironie.Unsensde la comédieetde l’imagetrès proche de la bande dessinée ou ducinéma d’animation. Anthropomorphis-me reptilien, anachronismes en veux-tuenvoilà,burlesquesansprévenir,exagéra-tions de tous ordres, héroïco-comique àtouslesétages:onmetaudéfi le lecteurdegarder son sérieux.

DimensionpamphlétaireL’Homme qui savait la langue des ser-

pents n’est pourtant pas réductible à unefarce de sous-bois ou une à pantalonnadeenpeaudebête.Ladésacralisationdel’his-toire et desmythes historiques estoniensdébouche sur un roman iconoclaste com-plexe, qui n’est pas exempt d’une dimen-sion pamphlétaire. Il est aussi le roman(absurde, certes) de formation de Leemet,son personnage principal, incapable detout à fait choisir entre l’ancienmonde et

le nouveau. Le jeune homme apprend àrelativiser et à se compromettre. La forêtet le village sont menacés par la mêmefolie : l’intégrisme des nostalgiques et leradicalisme des progressistes font égale-ment couler le sang. La grande maladiedeshommesdece livre,c’est«qu’ilsrêventd’une autre vie » (celle d’hier, celle dedemain,qu’importe),commelefaitremar-quer une vipère royale. L’identité ne vapasdesoi danscetteEstoniemédiévale,nidans celle d’aujourd’hui, dont les enjeux,les tensions, sont pastichés ici (commel’explique le traducteur, Jean-PierreMinaudier, dans son éclairantepostface).

En fait, L’Homme qui savait la languedes serpents est probablement l’un desmeilleurs romans contemporains de lasolitude.Car,assaillipar lemonde,Leemetdemeure seul. Ni samère, ni sesmeilleursamis (humainsou reptiles), ni les femmesdont il s’éprendne le comprennent. La find’un monde, c’est exactement cela, tristeet dérisoire – incompréhensible. Mer-veilleux dans tous les sens du terme. Al’imagedu talent d’AndrusKivirähk.p

Conteurprolixe,véritablephénomènedelalittératureestonienne,AndrusKivirähksigneunmerveilleuxroman

Lederniersifflement

Josyane Savigneau

Doris Lessing (prix Nobel2007) a construit uneœuvre plurielle, si diver-se qu’elle a plusieurs

types de lecteurs. Ceux qui aimentlemagnifiqueCarnetd’or, les livresquiramènentverscequiestaujour-d’hui leZimbabwe,naguère laRho-désie,oùelleapassésonenfance,etles romans provocateurs et pleinsd’humour comme Les Grand-mères. Ceux qui viennent vers ellepour sa veine fantastique, commela série Canopus dans Argo : Archi-ves, ses fables et ce qu’on pourraitappeler son écolo-mysticisme. Etpuis ceux qui aiment avant toutson style, sa poésie, son engage-ment,sonironiesurlasociété.L’His-toire du général Dann, paru en

2005 et traduit en français aujour-d’hui, s’adresse à ceux qui aimentlaDorisLessingvisionnaireetécolo-giste. Selon le Financial Times, c’estune «version nihiliste du Seigneurdes Anneaux avec un héros digned’unetragédiede Shakespeare».

Ce héros shakespearien, Dann,on l’avait déjà rencontrédansMaraet Dann (1999 et, en français, Flam-marion, 2001). Dann et sa sœurMara vivaient dans un mondedévasté par la sécheresse. Désor-mais, Dann est le général du «Cen-tre», une communauté qui survitdans un univers glacial, dans unpays et une région non identifiés.Mara s’est mariée, au désespoir deson frère, et elle est enceinte. Avantsonaccouchement,Danndécidedequitter leCentre etdemarcherversle nord et l’est. Il y connaît desamours éphémères, «substitutspour amours absentes», il prend lamesure du désastre écologique quia bouleversé la planète. Il est acca-blé.«Ilavaithontedesentirsansces-seautourdeluiunpassédontlespro-

diges d’intelligence et de richessedépassaientde loin ce qu’offrait sonépoque.Onseheurtaitàtoutinstantà cette réalité – il y a longtemps (…)c’étaitalors (…)Desgens, des villes etsurtout des connaissances désor-maisdisparues.»

MalmystérieuxQuand,aprèsdesannéesd’erran-

ce, Dann revient au Centre, ilapprend queMara n’a pas survécuà son accouchement et qu’il a unepetite-nièce, Tamar – instantané-ment, il la voit comme unemeur-trière, puisqu’elle a tué samère ennaissant. Et il tombe malade. Unmalmystérieux, liéà lanouvelledelamortde sa sœur. C’est lapartie laplus réussie et la plus émouvanteduroman,avecdebeauxpersonna-ges – et l’on connaît le sens dupor-trait de Doris Lessing. L’étrangeLéta,Griot, le jeunehommequin’aaimé personne, sauf Dann, Rafale,un chien que Dann a sauvé lors deson long voyage. Et finalementTamar, qui vivait loin du Centre

mais y vient. Dann la chérit, l’édu-que. Elle est comme la réincarna-tiondeMara,àlaquelleelleressem-ble tant. Dann, bien qu’il se soitmarié,n’a jamaisaiméqueMara.

Un jour pourtant, il faut quitterle Centre. Tamar, Dann, Griot etRafale, qui nepeut plusmarcher etauquel on a fabriqué une caissepour pouvoir l’emmener, traver-sent des lieux inondés et finissentpar arriver dans «une région mer-veilleuse». Toutefois, Dannest tou-jours inquiétant, trop calme par-fois, et soudain trop furieux, gar-dant«souscléunepartdelui-mêmequi désirait le détruire». Mais il saitassurer la prospérité du nouveaulieuqu’il habite et gouverne, Toun-dra, que certains «rêvent d’enva-hir». On ne sait rien de la suite, carDorisLessingne l’apasécrite.p

L’odysséedugénéralDannDans«MaraetDann», iln’étaitqu’unenfant.LehérosdeDorisLessingestderetour

Critiques Littérature

L’Histoiredu généralDann,deDoris Lessing, traduit del’anglaisparPhilippeGiraudon,Flammarion, 400p., 22 ¤.

L’Hommequi savaitla languedes serpents,d’AndrusKivirähk, traduitde l’estonienpar Jean-PierreMinaudier,Attila, 422p., 23 ¤.

THIERRYMONTFORD

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Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

DéguisementinterditEnsemettantànudans«Messcènesprimitives»,NoëlHerpepoursuitl’aventurecommencéeaveclapublicationdeson«Journal»

BricePedrolettiPékin, correspondant

LiChengpengouladignitéduchroniqueur

Nils C.Ahl

Les textes s’écrivent dansl’écho et le mouvementde ceux qui les précè-dent: d’un livre, l’autre.Noël Herpe nous confir-me ce qui saute aux

yeuxdès les premières lignesde cenouveau livre: «Il est dans la conti-nuité du Journal en ruines» (Galli-mard, 2011). «J’avais envie de reve-nirà la formedu journal,dit-il, c’estune forme qui me convient – lacu-naire etmodeste. Jeme suis remis àécrire, demanière spontanée, peut-êtreplusapprofondie.»

En fait, iln’y reviendrapas tout àfait.Touten«approfondissant»unstyleaisémentreconnaissable,frag-mentaire et au fil de la plume, ilabandonnera ces nouvelles pagesde journal. «Il fallait peut-être enpasser par là», lâche-t-il, philoso-phe. Car tout son travail est fondésur une écriture continue «de lavérité»,qui joueaveclemodèledia-riste même quand, comme ici, ilfait undétour vers le récit autobio-graphique.LeJournalprimitifbour-geonne alors sous d’autres formes.Dans d’autres livres. Aujourd’hui,Mes scènes primitives et, en avril, leC’est l’homme – Journal d’un filminterdit (éditions Le Bord de l’eau).Toujours les mêmes obsessions, lemêmeton, lemême«je».

A l’origine, leprétextedes Scènesprimitives est «militant»: encoreunefoisle«décloisonnementducos-tume». Noël Herpe explique avecunpetitsourire:«Uneluttedonqui-chottesque pour que l’homme seréapproprie sa garde-robe, notam-ment le collant.»Unevéritableacti-vitéparallèlepourceprofesseur,cri-tiqueethistorienducinémarecon-nu, curieux depuis toujours de la«féminitévestimentaire».

Mes scènes primitives s’ouvrentavec le souvenir d’enfance desdéguisements interdits: «J’enfileles collants, les bodies de mamère.J’ai peur d’être surpris… Je creuse cesouvenir.De fil enaiguille,voilàquejeparledemongoûtpourlethéâtre,la mise en scène. De mon goût desautres, de l’autre sexe, de l’autretout court…» Il l’avoue avec unemoue sincère: «C’est venu un peucomme cela. Comme une suited’idées, des associations libres, sansvraiment de plan.» Il avoue avoirtentéd’imaginerunestructureplu-sieurs fois, mais en vain. On luirépondraitquelerythmesiparticu-lier de son écriture repose juste-ment sur cette absence. Quasi unjournal, en effet. Il fait quelquescoupes, gomme les accents trop«militants» de l’ouverture. Finale-ment,unechronologielieleschapi-tres: la sienne. Et rien de plus. «J’aibeaucoup de mal à retoucher à ceque j’ai écrit. C’est presque unesuperstition. Comme une archive:ce seraitmalhonnêtede corriger.»

PourlelecteurdesScènesprimiti-ves, le résultat paraît pourtant aus-

si élaboréquespontané.Le rapportest immédiat entre les deux théâ-tres du récit, entre les amours ina-bouties et lesmises en scèneman-quéesdesonnarrateur:l’entrelace-mentdesunesetdesautresestaus-sidélicieuxetcomplexequedéses-pérant. L’écrivain sourit : «Je suisbeaucoupplus heureuxdans l’ima-ginaire que dans le réel. J’aime lireMoïra de Julien Green ou Les Ami-tiés particulières de Roger Peyrefit-te mais dès qu’un garçon s’appro-che,jem’enfuis. J’aimeledésirdefic-tion, les débuts de fiction.» Il préci-se:«C’estaussicela, lesujetdulivre:le rêveen trainde se former.»

Lesmasques tombentLes préparatifs, les répétitions,

les rêveries préliminaires traver-sent ces Scènes primitives. Au théâ-tre ou dans la vie, le narrateur necessed’allerd’enthousiasmes(soli-taires) en déceptions (collectives) :«Dès que le rêve rencontre le réel, ilse dissout. Je cherche une altérité àl’intérieur de moi-même. Un rêve.Dès que les autres interviennent,celane vaplus.» Invariablement, ledésir et la scène échouent à perpé-tuer l’illusion. Les masques tom-

bentavecunsenscertaindugrotes-que et de la cruauté. L’autobiogra-phienaîtdecemoment,àl’articula-tiondelavéritéetdelafiction:«Lesembryons, les microfictions de lavie, lesmoments où elles se confon-dent avec le réel.» Un entre-deuxloin de l’autofiction, inscrit dansune traditionqui est celle de JulienGreenetd’AndréGide.Quienest laforme indécised’aujourd’hui.

Longtemps, c’est l’auteur quin’apas osé dire «je». Noël Herpe évi-tait à tout prix d’écrire pour lui-même: «J’ai publié des monogra-phies de Rohmer et de Guitry, j’ai

écrit pour Positif et Libération, j’aiparticipé à des colloques… Il s’agis-sait de se sublimer à travers unautre.Denepasemployerlapremiè-re personne alors qu’il n’était ques-tionqued’elle.»Puis, toutchange, ilyaquelquesannées.NoëlHerpenesait pas ce qui le libère soudain. Ilévoquelamortde JulienGreen,cel-le de son père, le temps qui passe:«C’est comme une écriture souter-rainequisefait jourd’unseulcoup…C’était un peu honteux, un peucaché, peut-être lié à la peur de par-ler de choses délicates… Aujour-d’hui, je n’ai aucune gêne à le faire.Ni à le faire lire à ma mère. J’enauraisétéincapableà25ou30ans.»

Comme ces Scènes primitives,son prochain film montrera «unpetit Noël» en train de mettre enscèneunepiècedethéâtre–LaTourde Nesle, d’Alexandre Dumas. «Lepetitgarçonquej’étaisestaussi loindemoi aujourd’hui que GabyMor-lay. A l’époque, je le détestais, maisaujourd’hui, je l’aime, ilm’intéresseparce qu’il est passé.» Il ajoute: «Jesuisducôtédecequin’estplus.»Par-ce qu’il n’y a rien demorbide danscette obsession de l’ancien et del’oublié, il semoquesoudainde lui-même: «Si, demain, tous les hom-mes se mettaient à porter des col-lants, je militerais pour qu’on nousrende l’époquedespantalons.»p

Messcènes primitives,deNoëlHerpe,Gallimard/L’Arbalète, 152 p., 19 ¤.

«ILYADESCHOSESque les gensdumondeentier savent,maisnous,nous les ignorons,oualorsnous faisons semblant.Ces chosesontpour caractèrecommunladignité», écrit LiChengpengdans la préfacede son livre, Lesgensdumonde entier le savent (Quan shijierenmindou zhidao, éd.NewStar). Un étran-gemot-valise, en anglais, sert d’épigraphe:SmILENCE. Le silence, avec le sourire.

Pourtant, Li Chengpeng,44ans, écrivain-blogueurengagé, l’undespluspopulairesdeChine,ne souritpas: la couverturemontresonvisage,undoigt sur les lèvres. Le recueilde sesbilletsdeblogde2009à2012 tisse lachroniquetragiqueetpathétiquede cetteChineoùunchefdevillagecontestataire finitdécapitésous les rouesd’uncamion,oùunefemmes’immolepar le feupour tenterdesauversa fabriquecondamnéeà ladémoli-tion,où lesautorités localesne trouvent riendemieuxqued’enterrer leswagonsd’unTGVaccidenté. Lepouvoir communistey estun«géantautiste, cloîtré», qui aoublié sapro-messeoriginellede«consulter le peuple».

Les essaisdeLiChengpeng, ex-journalistesportif, furentparmi les textes lespluséchan-gésdeChine lorsde leurdiffusionparWeibo,leTwitter chinois– selonunprocédéparticu-lier, quipermetd’attacherun texteentierautweet. Li Chengpenga6,7millionsd’abonnésà son fil demicrobloget 315millionsdevisi-teurs sur sonblog.Dans l’avant-proposdel’ouvrage, il relateune fablede laChineancienne:uncourtisanassassineun roipourprendresaplaceet exigede l’historiende lacourqu’il écriveque le souverainasuccombéà lamaladie. Le scribe refuse, l’usurpateur lefaitdoncexécuter. Son frère, qui le remplace,tient lui aussi àn’écrireque lavérité, et letyranordonnede l’occireà son tour.Ainsidesuite, leshistorienssontdécimés.

ParadoxeLiChengpenga longtempseupeurd’écri-

re, commehantépar cettehistoiredumal-heurqu’apporte le récit de lavérité. Il a tou-jourspeur,mais aumoinsa-t-il rassemblécescourteshistoires tiréesdesonblog.Dans lafable, le tyranse lasse, et ledernierde la lignéedes lettrés remplit samissionavantdequit-ter lepalais. Sur le chemin, il croiseunchroni-queurvenud’ailleursqui s’apprêteà son touràaffronter lamortpourpréserver l’Histoire.Cela luia appris, explique-t-il en référenceauxerrementsdes soixantedernièresannées,cequ’il advientquand les intellectuelsconsen-tentaumensonge,quandunenationentièreperd lamémoireouquanddes individusdénoncent leurspères: desdésastressansnom.Etpuis lapertede ladignitéetdu talent.

Peut-onimpunémentaujourd’huienChinetitiller ainsi les traversactuelsetanciensdurégimecommuniste, lesdérivessanglantesdumaoïsmeet leurs séquelles?C’est là tout leparadoxede laChined’aujour-d’hui,oùunauteur tel queLiChengpeng,quidoit sa célébritéà sonaudace,adûéviter leschausse-trappes. Il a choisiunéditeurcoura-geux«quinedonnepasuncentimed’avance,maisaumoinsconsentàgarder le textedanssonétat», a-t-il expliquésursonblog.Pour-tant, toutpeutarriver: la censurepostpublica-tionpeutproscrireaux librairiesdevendreunlivre, ou l’envoyeraupilon.Ouencore fein-drede tolérersa sortie, et sabotersapromo-tion.C’estcequi fut tenté–etéchoua.

AChengdu, savillenatale,premièreétapedesa tournée le 12janvier,Li Chengpengsevitinterdiredeprononcerunseulmotdevantses lecteurs. Il apparutà ses fansunmasquenoir sur labouche,vêtud’untee-shirtblancoùétait inscrit:«Jevousaime tous.» Il expli-quaensuite surWeiboque«tout cela [était]totalementcontraireà l’idéequ’[il avait]de ladignité. Ils sontdingues!»Lorsde la séanced’autographesàPékin,unnéomaoïste le gifla,unautre tentade luioffriruncouteau.ACan-ton,onprétextaunexerciceanti-incendiepour fermer lesbureauxdeTianya, la sociétéInternetquidevait l’accueillir. Puis lesautresvillesducircuitannulèrent touteactivitéparpeurde«troubles».

Mais, sur lablogosphère, lebuzz futprodi-gieux–desaffidésdu régimeontmêmecriéaucoupmonté. Le livre faitpartiedes troismeilleuresventesdumois, avecdes centainesdemilliersd’exemplairesécoulés. Le tyranqui tuait les scribesn’aqu’àbiense tenir. p

C’est d’actualité

AdmirablesnaïvetésetdétoursdélicieuxEndépitde l’ambiguï-tévolontairedesontitre, ce récit sincèreetdélicat sonnecom-meuneconfidence.Presquepaisible.Etenfaitdescènespri-mitives, il y abienuneétreinteque l’onfuitetque l’ontait,

mais surtoutdescouples (d’autrescou-ples)qui s’aiment.On lescroise, recroise,on lesdevineà l’arrière-plan,commeunélémentrécurrentet ironique.Le jeuneNoël, lui, reste seulavecsondésir. Le

transportamoureuxestoccupé: circu-lez.Avecsesvêtementsde femmes, seslecturesdésuètes,desmanières, il se tour-nevers le théâtre, litLaPetite Illustration,etmetenscènesespremièrespiècesoubliéesetpathétiques.

Qu’importe.C’estpar sonthéâtrequel’écrivaincommenceà lireMauriac,quisera l’unedesesprincipales inspirations.C’està caused’ungarçonqu’il réussitSciencesPo.Toutest affairedeprétexte.Riennesauraitêtresimpleetdirect.Atoutprendre,Messcènesprimitivesestun livred’admirablesnaïvetésetdedétoursdélicieux.Un livrequiprend le

temps,spontanémaisnonsansmanigan-ces.D’unepageà l’autre,d’unchapitreàl’autre, laplumehésite. Sauted’unsujetgraveàuneanecdote,de l’érotismeà lacomédie.Si cetteautobiographieprospè-re sur les«ruines»deson Journal (Galli-mard,2011),Messcènesprimitivesn’estniun journalniunessai. Le textesedéguisecommesonnarrateur, il se travestit.Comédie,digressionsavanteet confes-sionà la fois, le livrenebavarde jamais. Ilnesedéfilepas. Ilnousattend.pN.C.A.

Extrait

Noël Herpe en «Henri III»,extrait de la série «Quelle

histoire !», de la photographeAurore Bagarry. AURORE BAGARRY

Histoired’un livre

«C’est le hasardqui nous fitnous croi-serun soir, dansune rueduMarais oùj’auraispréférénepas le rencontrer.Aus-sitôt jedétournai la tête, et il passa sonchemin. Je nepusqu’entrevoir sonregardposé surmoi, ouplus exacte-ment sur lepersonnageque j’étais entrainde jouer. Car c’était le temps (bienloindes cols boutonnésdemes seizeans) où je commençaisà sortir dans laruedéguiséen rock star, affubléde la

panoplie laplusprovocantequi fût per-mise. Cette fois-là, jeportaisunpanta-lonblanc serréaumaximum,unepairede santiags rouges, de largesanneauxauxoreilles: j’imitais les couverturesdesmagazinesdehardos,mais avecquelquechosed’excessifquimedénon-çait commeun imposteur.Une sortedeMonsieurCoûturedémasqué (…). »

Messcènes primitives, p.70.

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LégendenoireL’Histoirea gardédupremier empereur chinois, Shihuangdi(259avantnotre ère-210), de la dynastiedesQin, une imagededictateur implacable, n’hésitantpas à sacrifier rivauxet intellec-tuels: avec le soutiendes légistespartisansd’unEtat fort, ilaurait brûlé les livrespourpouvoirunifier l’empireduMilieu.Dans sonouvrage LaRuineduQin, François Thierrydresseunportrait plusnuancéde cet empereur, qui reste surtout connuàl’étrangerpour sonmausolée, prèsdeXi’an, dans l’actuelnord-ouestde la Chine, oùont étédécouverts les guerriersde terrecuite. Battant enbrèche la légendenoired’undirigeantpara-noïaqueet brutal, l’auteurmontrequeShihuangdi a «parache-véuneœuvred’unificationcommencéebienavant lui par les sou-

verainsduQin». François Thierry, chargédesmon-naiesorientales audépartementdesmonnaies etmédaillesde la Bibliothèquenationalede France,s’appuiepour cela sur lesdernières découvertesarchéologiques.«LapériodeQin futmoinsune “révo-lution”, comme le disent certainsauteurs, qu’uneanti-queGrandeRévolution culturelle», juge-t-il. p

François BougonaLa ruineduQin.Ascension, triompheetmortdupremier empereurde Chine,de François Thierry, La Librairie Vuibert, 272p., 21,90 ¤

Violence et espace politiqueEn2010, GuillaumeSibertin-Blanc consacrait à L’Anti-ŒdipedeGillesDeleuze et de FelixGuattari (1972) un essai qui privilé-giait un anglemarxiste. Il poursuit dans lamêmevoie en trai-tant aujourd’huideMille plateaux, publiéhuit ans après L’Anti-Œdipe. SelonSibertin-Blanc, la penséepolitiquedeDeleuze etdeGuattari est une tentativepour réélaborerun certainnom-bredeproblèmes fondamentauxde la pensée contemporaine:

la forme-Etat, la questionde la souveraineté et dudroit, la questionde la guerre.

Cette savante etminutieuse étudeprendpour fildirecteur la questionde la place de la violencedansl’espacepolitique: violence de l’Etat, violencede lamachinede guerre, violence enfin d’une économie-mondedétruisant toute extériorité.Un exposépres-que systématiquede la penséepolitiquedeDeleuzeet deGuattari.p Jean-Paul ThomasaPolitiqueet Etat chezDeleuzeet Guattari,deGuillaume Sibertin-Blanc, PUF, «ActuelMarx», 248p., 25 ¤.

InfinimentprésentSuivredeux lignesdecrête, enquêted’une«œuvreunique», irra-diante: telleest la«guerre» intimequ’analyseGérardTitus-Car-mel,dansdes réflexionssur l’art, qui fontsuiteà sesNotesd’ate-lier (Plon, 1990).Un journal,nourripardesréférencesàdesécri-vainsetàdespeintres.Despassagesen italiquesoulignentundia-logueintérieur,néd’unedoublepratique.Carcepeintre,qui aexposéen2009laSuiteGrünewaldauCollègedesBernardins,atoujourstravailléencompagniedespoètes. Il a illustrédesrecueils,a suscitédes textesdeDerridaetdeBonnefoy.Cherchant«labeautédugeste», cetartiste,poèteetessayiste lui-même,seveutsurtout«infinimentprésent». pMoniquePetillonaLeHuitièmePli, ou le travail de beauté,deGérard Titus-Carmel, préface d’Yves Bonnefoy,Galilée, 264p., 24 ¤.

présente

Emmanuèle BernheimTout s’est bien passé« On peut souligner la vitalité, l’humour,la férocité de Tout s’est bien passé, récitsur la mort se renversant en récit sur la vie. »Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche

« Le récit littéraire et haletant d’une coursecontre la montre vers la mort. Un livre vital. »Olivia de Lamberterie, Elle

C.H

élie

©Gallim

ard

Sans oublier

Gilles Bastin

Les hommes et les femmes dontil est question dans ce livre ontvécu l’arrachement à soi-mêmedeceuxqui,entreterred’origineet pays d’adoption, emportentun trop gros bagage d’espoirs et

de traditions. Partis de Côte d’Ivoire, duSénégalouduMali, ilsont fait l’expériencedecette«viedivisée»àquoiconduit l’émi-gration,«reliésàunetraditionqu’ilsnepeu-vent pas poursuivre et en peine d’insertiondans le mainstream qui les rejette». LesociologueHugues Lagrange les a rencon-trés là où l’industrie et le logement socialles ont conduits: dans les cités du Val-de-Seine, àMantes-la-JolieouauxMureaux.

Les hommes d’abord ont été croisésdanslescafés.Ilsontconnul’exoderuralenAfrique avant de prendre la directionde laFranceet de ses foyersd’immigrés. Ce sontsouvent de faux célibataires, mariés aupays avec une femme que l’accès au loge-ment social leur permet un jour de fairevenirà leurscôtés.Ouvriersdursà la tâche,commeDemba, qui compte les années, etlesnaissances, au rythmedes chaînesd’as-semblagedeRenaultFlins:«Mariam,Idris-sa – R5; Awa, Demba, Coumba – Clio; Sallyet Habsatou – Twingo.» Ou travailleursplus intermittents comme Youssouf, arri-vé à la fin des années 1970.Marié au Séné-gal quelque temps plus tard, il n’a jamaisdemandéàsonépousedelerejoindre,dan-santdans les clubsduQuartier latin lanuitet coupant la tôlechezPeugeot le jour.

Les femmes ont suivi en France ceshommesqu’elles connaissaientàpeine, sipeu présents au domicile familial du faitdes rythmesdu travail posté et si souventenclins, selon Lagrange, à répondre par laviolence à tout désir d’émancipation.MiriamrêvaitdefinirsesétudesenFranceet ne s’était donnée qu’à cette condition.Ellene trouve le couragede quitter l’hom-me qui a trahi sa promesse et la frappequ’après des années. «Maintenant, c’esttonmariquidonnelesordres»,avaitpréve-nu son père. Ernestine, née en France auxMureaux, est reniée par sa propre familleparce qu’elle a eu avec un «Français», quila bat, un enfantmétis.

Ces destins familiaux, Hugues Lagran-ge les avait abordés dans son précédentlivre(LeDénidescultures,Seuil,2010)àtra-vers la statistique de l’échec scolaire et dela délinquance. Sa thèse avait paru provo-catrice: la surreprésentation des enfantsde familles africaines parmi les jeunesdélinquants et les enfants en situationd’échec scolaire s’expliqueraitpardes fac-teurs culturels, à commencer par le tradi-tionalismeautoritairedesfamillespatriar-

calesdu Sahel.Nombreuxfurent ceuxquireprochèrent alors à Lagrange de négligerd’autres explications, comme la taille desfratries,laségrégationurbaineouladiscri-mination dont sont victimes cesmigrants. En somme de «naturaliser»unequestion sociale.

Enreconstruisant ici –par le récitdeviecette fois – le «ménage sahélien» ou«l’éthosdes immigrés sahéliensduVal-de-Seine», Hugues Lagrange campe ferme-ment sur ses positions. Pourtant, on netrouverapasplusde justificationsscienti-fiques de ces choix d’interprétation dansce livrequedans leprécédent. Lagrangeseréfère très peu aux enquêtes menées ensciences sociales sur l’immigration et nedonnepasàsonlecteurdemoyensdecom-prendre le choix de la quinzaine de por-traits sur lesquels est appuyé le livre.

Récit personnelIl ne livre pas plus d’informations sur

saméthode,mettant en scène le plus sou-vent son désarroi et la difficulté qu’il y a à« faire parler un homme de lui-même»,mêlant souvent savoixà celle desperson-nes interrogées. Interprétant finalementtoujours les récits de vie dans le sens de la«mimesis déçue» des hommes et de l’ex-ploitation violente des femmes. Le destinde celles-ci, leur façon de s’emparer, mal-gré tout, de leur vie et dedéfendre celle deleurs enfants ne montrent-ils pas au

contraire la complexité des liens qu’ellesont noués avec leur entourage en France?Leurcapacitéà contourner leur«culture»que Lagrange renvoie souvent aux eth-nies des personnes interrogées – Haalpular, Soninké, etc.?

A lire ces descriptionsde trajets dans lavalléedelaSeineoù,pourLagrange,derriè-re les tronçons d’autoroute et les voies dechemin de fer, c’est «un morceau d’Afri-que qui palpite», ces portraits de femmes«mincescommedes lianes»oud’hommes«habités par la passion des Haal pular»,on réalise qu’Hugues Lagrange n’a pastant livréuneenquête sociologiquequ’unrécit personnel.

Le récit d’un «besoin de dépaysement»quelaviedecesimmigrésenFrancenesuf-fit pas à satisfaire.Aupoint que le sociolo-gue va poursuivre sa quête des culturesdéniées le long du fleuve Sénégal et dansses souvenirs d’enfance. « Je savais bien,reconnaît-il étrangement en décrivantson arrivée sur les bords de Seine, qu’aubout du chemin, je ne verrais ni les casespeules du Fouta ni les baraques en tôleonduléedes abordsdeDakar.»p

LesociologueHuguesLagrangedonneàentendrelesvoixd’immigrésenFranceetpoursuitsaquêtedesculturesafricaines

LeSahel le longdelaSeine

NicolasWeill

Faceàl’étrangetédumysticis-me (extases, transe extati-que, possession, convul-sions) ou à la violence du

fanatisme(fousdeDieu,terroristesceinturés d’explosifs), la tentationest toujours forte de réduire lesmanifestations de la vie religieuseàdespathologiespsychiques.

TelfutlecasdeJean-MartinChar-cot (1825-1893) et de sesdisciplesdelaSalpêtrièreàl’âged’ordel’anticlé-ricalisme et du positivisme. Poureux, la «grandehystérie» avait finipar fournir une grille d’explicationquasi universelle. Ainsi de Freud,danssesouvragessurl’âmecollecti-ve(Totemettabou,L’HommeMoïseet la religion monothéiste). Lui ne

voyaitdanslareligionquelesymp-tômede lanévroseobsessionnelle.

Tellen’estpaslapositiondesmaî-tresd’œuvredecetoriginalDiction-naire de psychologie et psychopa-thologie des religions. A côté d’unesoixantaine de collaborateurs, his-toriens, sociologues, psychanalys-tes,parmilesquelsElieWiesel,Emi-lePoulat,AlbertMemmi, Jean-Pier-reWinteretRogerDadoun,Stépha-ne Gumpper et Franklin Rauskysignent lamajoritédesentrées.

Connaissances et curiositésTous deux spécialistes de scien-

ceshumainesàl’universitédeStras-bourg, ilssesontefforcésd’éviter le« forçage réductionniste» et lesinterprétations univoques dansleur exposition du discours de lapsychologie scientifique appliquéà la religion. La tranche de tempschoisie (1775-1980) correspond àl’émergenced’undiscoursmédica-liséetuniversitairesur le religieux.

Ilyatoutefoisdanscettesommeune volonté manifeste de mettrequelque peu à distance la prise encharge rationalisée de la foi par lapsychopathologie. On est loinaujourd’hui du triomphalisme delaraisonoccidentale.Toutens’inté-ressant au croisement entre mala-die et religion,desdisciplines com-me l’ethnopsychiatrie savent criti-quer désormais l’ethnocentrismeet lamise en équivalence sansnuancedela folieetdelamystique.

De son côté, l’Eglise a tenté decontrer les sciences religieuses enrecourant au «discernement desesprits» : leséruptionsdefoliesreli-gieuses hors cadre seraient pourelle dues non à la maladie psychi-quemaisà l’emprisedudémon.

Diviséeendeuxparties,thémati-queetbiographique,cetteentrepri-se éditoriale charrie une masseimpressionnante de connaissan-ces et d’érudition. Elle ne dédaignepas les curiosités. On apprend ain-

si,aufildespages,quelesmédiumsn’entrentpasen lévitationparape-santeurmais par «effet de levier» ;que la révélation de Dieu au Sinaïpourrait avoir ses origines dans lechamanismeoudansuneexpérien-ce «enthéogénique» (hallucinogè-ne).Lamartyrologiefrayeiciaveclemasochisme et le messianismeavec la schizophrénie de ces sau-veursautoproclamés…

Même si on peut regretter quel-ques passages jargonnant, unemaquette qui ne facilite guère lalectureet lapart tropbelle laisséeàla psychanalyse, notamment laca-nienne, l’ensemble est réussi. Onreste quand même curieux de ceque la science du cerveau pourraavoir à nousdirede la foi.p

Quedefolies lareligiona-t-ellesuscitées!Undictionnaire fait lepointsur le lienentreétatsmorbidesetpassionsreligieuses

Critiques Essais

Dictionnaire de psychologieet psychopathologie desreligions, sous la directiondeStéphaneGumpper et FranklinRausky,Bayard, 1364p., 59¤.

EnTerreétrangère.Viesd’immigrésduSahelen Île-de-France,d’HuguesLagrange, Seuil, 348p., 21¤.Signalons, dumêmeauteur, la parutionenpoche, duDéni des cultures,Points, 370p., 8,50¤.

ANTOINE AGOUDJIAN

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LesFrançaissont-ilspessimistesdepuis1815? a16février-26mai:Mêmepaspeur! àMoulins(Allier)Dequoi les enfants ont-ils peur?De la vie, de lamort, de l’aban-don, de lanuit, peurdeDieu, peur duvide, de lamaladie, de lanouveauté, etc. LeMuséede l’illustration jeunessedeMoulinsexpose la centainedephotographies, créations typographiqueset textes conçuspar des jeunes endifficulté au cours d’ateliersartistiques conduits pendant trois anspar des plasticiens et desécrivains (TomiUngerer, Timothéede Fombelle, Boris Cyrulnik,MarieDesplechin,etc.) sous l’égidede l’associationEnvols d’en-fance. Le parcoursde la visite prévoit un théâtred’ombres et uncoin créationpour «illustrer ses peurs».www.mij.allier.fr

a20-26 février:De l’écrit à l’écranàParisCe cycle rassembledes films ayant pour spécificitéd’être adap-tés de romans écrits par des auteurs belges francophones (Mar-guerite Yourcenar,Georges Simenon, BéatrixBeck, Charles deCoster,etc.). En ouverture seraprojeté L’assassinhabite au 21, lechef-d’œuvred’Henri-GeorgesClouzot (1942), d’après le romanéponymede Stanislas-AndréSteeman. Salle de cinémaduCen-treWallonie-Bruxelles, 46, rueQuincampoix, 75004Paris. De3¤ à 5¤[email protected]

a21février: rencontreavecHelenOyeyemiàParisLa romancière anglaise d’originenigériane, auteurduMisterFox, publiéparGalaade («LeMondedes livres» du8février),seraprésente à 19h30à la librairie Le Rideau rouge, 42, ruedeTorcy, 75018Paris.

CHAMPIONSdumondedupessi-misme–voilà cequenous som-mes.Cen’estpasnouveau: d’an-néeenannée, les sondages confir-ment.Nousvoyons l’avenir, disent-ils, demanièreplussombreque lesautrespaysd’Europe.NeparlezdoncpasauxFrançaisde leur éco-nomiedéveloppée, leurprotectionsociale, leurqualitédevie, de toutefaçon, ils broientdunoir.

MêmelesAfghanset les Ira-kienssemontrentplusoptimistessur leur avenirque leshabitantsdenotredoucecontrée!Quellesquesoient les circonstances,unemajeurepartiede lapopulationjugedésormaisque toutvamal. Etdéfinitivement: aujourd’huiestmauvais,demainserapire, ledéclinest inéluctable.Commesi lebonheur,dans l’Hexagone, étaitdevenuune idéeancienne.Maisdepuisquand?Etpourquoidonc?

Adéfautde solutiondéfinitive,sansdoute introuvable, le livrede

Jean-MariePaul contientdesélé-mentsde réponse inattendusetintéressants. Il proposeeneffetunepromenadephilosophico-litté-rairedans lagenèsedupessimis-meeuropéenauXIXesiècle,menéed’uneplume fluide et limpide.

UndégoûtparticulierEvidemment, ledésenchante-

mentest de tous les temps: lesAncienseurent leurspessimistes,lesModernesaussi.Mais lanais-sancedumondemoderne–avecsesvilles, sesusines, sapuissancetechnique, samassificationaccélé-rée– a fait naîtreundégoûtparti-culier,une formedemélancoliespécifique.Elle se repèreenAlle-magne,dès 1785:«Sonpropredes-tin lui paraissait enquelque sortenoyédans lamasse innombrable»,ditKarl PhilippMoritzde sonhéros,AntonReiser,qui lui ressem-ble commesonombre. Cettenoir-ceurdeviendraphilosophique

avecSchopenhauerouvonHart-mann, se retrouveraen Italie avecLeopardi, enEuropeduNordavecKierkegaardet Ibsen.

EnFrance, la situationdedépartfutdifférente.Nouseûmesd’abordlagrandeRévolution, sesexaltan-tesproclamations: lebonheurestune idéeneuveenEurope, la liber-té se conquiert, l’histoiren’estpasseulement laperpétuationde l’ab-surdeetdes larmes.Tout change,soutient Jean-MariePaul, en 1815:le rêvenapoléonienseclôt, lamonarchierevient, l’espoir s’étiole.

Peuàpeu,nosécrivains jugentlemondeodieux. Ils se convain-quent, euxaussi, queseul lepirearrive.DeChateaubriandàMus-set,de LecontedeLisle à Flaubert,deMallarméàHuysman, tousdisent, à leurmanière,quenotreprésentest devenu«uneoasisd’horreurdansundésertd’ennui»,selon lesmotsdeBaudelaire.

Ilya certesdesexceptions–

Michelet,Hugo–,maiscesvoixclai-ressemblentmoinspeserquecettemultituded’écrivainsd’humeursombrequiontcontinûmentdétes-té l’industrialisation,vomi lepro-grès, exécré lamodernité, refusél’histoire.Faut-ildoncenconclureque lesFrançaisde2013sontcham-pionsdupessimismeàcausedeleur littératureduXIXesiècle?Est-ceauxromanciersetauxpoètesquenousdevonscetteconsciencetenaceduvideambiantqui sembleaujourd’huinousdécalerdumon-de?A la racinede l’exceptionfran-çaise, faut-ilallercherchercemélancoliquedénide l’histoirequiahanté lepessimismelittéraire?

Il estdouteuxqu’onpuisserépondresimplement«oui» à cesquestions.Mais lesposerdonneàréfléchir, et cela suffit.p

Figures libres

MarielleMacéchercheuse en littérature et essayiste

Regardez-vousdanslepapier

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

«JE SUIS ENRELATION intimeavec les Rabson, que je n’ai jamaisvus. Je ne connais d’euxque leur ex-libris, unegrande étiquettenoire et blanche collée dans la couverturedes livres qu’ils ontlégués à la bibliothèquede l’université. Je sais ce qui leur plaît, cequi les intéresse, ce qu’ils lisent, ce qu’ils ont acheté, rassemblé»…C’est par cetteméditation sur l’intimitéque l’onpeut avoiravecd’autres à travers les livresque Judith Schlanger ouvre sonrecueil d’essais critiques. Elle a en effet rencontré les Rabsondans les rayonnagesde la bibliothèquede Jérusalem (oùelle alongtempsenseigné la philosophie); les livres qu’ils ont léguésy sont dispersés, elle reconnaît leur cachet auhasard de ses lec-tures; parfois elle sait d’avance qu’elle va les croiser, devinantqu’ils ne serontpas absents de tel ou tel sujet, et si elle hésiteentreplusieurs ouvrages, elle tend à choisir celui qui est venud’eux, confiante en cesparcours tracéspar des inconnus. La fré-quentationdes livres nousdonne eneffet des familiaritésd’unordre assez particulier.

Les travauxde Judith Schlangerpoursuivent tousuneréflexion sur ce qu’il y a de sensible et d’ardent dans l’aventuredepenser. Ici ce sont les vies nichéesdans les livres que l’essayis-te dévoile : celle des lecteurs dont onpartage les obsessions, cel-le des auteursque l’onatteint audétourde leurs fables. Chaqueessai déploie l’originalitéd’une existence, et y éclaireunemoda-lité imprévisiblede la réalitéhumaine – la viedémentedeDoro-thyRichardson, la vie rythméedeVirginiaWoolf qui écrivaitdeshistoires lematin et des essais l’après-midi, la vie deMélièsfantasméepar sonbiographe, la carrière et les désirs deDreise-r…Voilà qui révèle combien les rapports que l’on entretientavec les livres sont personnels et vivants ; commeundestin, ilsrestent ouverts et incertains, aussi inachevés et incontrôlablesque les individus, et que la lecture.

«Plusieurs fois soi»La lectrice estmortelle, nousdit Judith Schlanger.Mortelle

c’est-à-dire vivante – singulière, empêtréedans le temps, chan-geante.Mais cette lectrice-là est aussi gagnéepar l’âge, elleconnaît l’amoncellementdesœuvres et des destinéespossi-bles, la surabondancedes idées et des souvenirs, elle se retour-ne sur les occasions saisies ou ratées. C’est pourquoi l’amitiéqu’elle a pour les livres, où se dépose tant depassé, lui pose «laseule questiongrave: comment, dansun temps fini, avec des for-ces limitées, comment conduire sapensée, sa vie intellectuelle?».

Cette réflexion surunevie secondéepar la lecture avance eneffet derrière la questiondu temps commeunbateauderrièresa voile. Philosophede lamémoire et de l’oubli, Judith Schlan-ger explore les feuilletages temporelsdenos identités, et c’estdans cette voie qu’on la suit le plus volontiers.Onest touchépar exemplepar ce récit des retrouvailles avec «unvieux filmd’avant-garde», revudansun cinémadéfraîchi deNewYork;oupar uneméditationsurun faux souvenir de lecture: JudithSchlanger a toujours gardé enmémoire le souvenir d’unpoè-me lu à 17 ans; son souvenir était faux,mais il a jouéun rôleirremplaçabledans le développementde sa pensée. Aujour-d’hui qu’elle relit ce poème, elle n’en reconnaît rien,mais voiten lui les années traversées – ce qui renden effet la relecturetroublante, c’est qu’en confrontantun lecteur aumêmebloc depages à des annéesde distance, elle instaureun face-à-faceentre«plusieurs fois soi». Onvieillit dans ses livres, on seprépa-re aussi beaucoupdepremières fois, et de lecture en lecture, larelationà soi-mêmeest toujours ébranlée. Ce n’est pas dans laglace qu’il faut se considérer, disait déjàMichaux: regardons-nous, et les tempsquinous traversent, dans le papier.p

L’alcooldesbravesLe feuilleton

Al’épreuve de la faim, de FrederickExley, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Emmanuelle et PhilippeAronson,Monsieur Toussaint Louverture, 320p., 22¤.Signalons,dumêmeauteur, la parutionenpocheduDernier Stadede la soif,10/18, 456p., 8,40¤.

Roger-Pol Droit

C’est à se demander parfois sicertaines œuvres littéraires,pour éclore et exister, necréent pas elles-mêmes sur ledos d’un écrivain les condi-tions de leur apparition. Il est

rareeneffetqu’ellessoignentleurhomme,qu’ellesluiménagentuneenfanceheureu-se puis un bonheur sans nuages dans unpalais jonché de pétales et de plumes afinqu’il enfante sereinement le roman duluxeetde l’insouciance.Bienplussouvent,elles se payent sur la bête. Il faut quel’auteurenbaveet,mieuxil échoueradansses entreprises, mieux cela vaudra pourson livre qui se nourrit de ses échecs, quitireprofit dudésastrede sa viepuis sepro-posenonsansprétentionderéhabilitercel-le-cid’un coup,d’être à la fois l’instrumentetlelieudelavengeanceetdurachat.Aprèstout, c’est lui qui doit rester ; qu’est-ce quele sacrifice d’un corps périssable et d’unequiétude de toute façon menacée? D’unevie entière d’infortunes et de désillusionsne demeure alors que cette ruinemagnifi-queouverteauxvisiteurs: le livre.

Tel est le sentiment que l’on éprouve enlisant les deux récits férocement autobio-graphiques de Frederick Exley (1929-1992),LeDernier Stadede la soif (1964), révélé auxlecteurs français en 2011 par les éditionsMonsieur Toussaint Louverture, et Al’épreuvedelafaim(1975),qu’ellesnousdon-nent aujourd’hui. Moins construit, plusdigressif encore que le premier, ce secondlivreestunegrandioseépopéede ladéglin-guealcoolique,de l’humiliation,de l’obses-sionsexuelleetde l’amourde la littérature.

Lechamplittéraireaméricainest irriguéparunfleuvedewhiskyetuntorrentàtrui-tes.FrederickExleyabeausevanterdedéte-nir un permis de pêche à jour, on le voitplus souvent flâner en zigzags sur les ber-gesdupremier.Mais,à l’inversedecertainsde ses pairs qui adoptent la pose de l’ivro-gneencroyantdumêmecoupprendrecel-ledugénie, il n’y a chezExleyaucunesortedecomplaisance.Aucontraire,uneextraor-dinaire jubilation dans l’autodestruction:«J’étais dans un état d’ébriété constant (…),même les “grands événements” tels BuzzAldrinetNeilArmstrongslalomantentrelescratèreslunairesmefaisaientautantd’effetque si ces gus étaient en train d’explorer lesmarécages du New Jersey.» Ou: «Quant àmesrapportsavecMarilyn,ilsserésumentàunmouchoir souillé caché sousmes chemi-sespropresdansmonplacard,que je ressor-tiraitoutàl’heurepourmepignolercommeun sauvage en regardant des photos d’elledansLife.»

La littérature américainemoderne pro-pose aux écrivains français une énigmeque ces derniers essaient de résoudre enlevant le coude vaillamment, mais sansautrerésultatquedeseruinerle foie:com-ment peut-on absorber de telles quantitésd’alcooletjouirpourautantd’unetellesan-

té littéraire et sexuelle? Si nous parve-nions à percer ce mystère, nul doute quenotrelittératureragaillardierepartiraitàlaconquêtedumonde.FrederickExley juste-mentne fanfaronneunpeuque sur le cha-pitre du sexe et, quand des sexologues seflattent d’avoir établi la prépondérancedela stimulation clitoridienne dans l’orgas-me féminin, il se moque de ces ingénus,car, écrit-il, «dans la bonne ville de Water-town, nous connaissions depuis toujoursl’existence du “berlingot” et savions qu’unhomme décidé à donner du plaisir à unefemmeatout intérêtàaborder ce ravissantpetit bougre avec un enthousiasme sincèreetdébridé».

Mais on aurait tort de croire que ce livreest constitué des élucubrations drolati-ques d’un pornosoûlographe: il n’est pasque cela. Il s’ouvre d’ailleurs sur la mortd’Edmund Wilson, écrivain et critiqueméconnu en Francemais admiré par tousles auteurs américains de sa génération.Fasciné lui-même par cette figure intimi-dante et revêche, Exley, qui vit non loin desamaisonenFloride,entreenrelationavecladernièreamiepuisavec la filledeWilsonauprétexted’écrire sanécrologie. L’auteur

travaille ses portraits à l’acide et le récit deleurs rapportsest irrésistible.

Cependant, les pages les plus révélatri-ces du livre sont consacrées à la rencontred’Exley avec la féministe Gloria Steinem,fondatrice du magazineMs. au début desannées 1970. Il se trouve des points com-muns avec elle et sollicite un entretien,prêt à feindrede l’intérêt pour sonengage-menttoutens’amusantàélaborerlesques-tions les plus machistes «du genre, préfé-rait-elle les produits pour toilette intimeaugoût de fraise ou de caramel, ou bien était-elle en faveur de la technique ancienne quiconsistait à utiliser du savon et de l’eauchaude?» Et, bien sûr, il imagine déjà«jouer lesHenryMilleravecelle».

La vraie rencontre sera tout autre, etExley, l’écrivain brutal, sarcastique et avi-né, ressemble soudain davantage à ce quesaphrasegénéreuserévèlepresquemalgrélui: un homme seul cherchant à rejoindreles autres et à sauver sa vie par l’écriture,constamment en proie à la peur: «Peur delabeautéetdela laideur,peurd’êtreaiméetdenepasl’être,peurdevivreetpeurdemou-rir…»Aumoins eut-il le couraged’écrire etd’atteler crânement à son œuvre lesdémonsricaneursacharnésà saperte.p

Chroniques

DuPessimisme,de Jean-MariePaul,Encremarine, 284p., 35¤.

La lectrice estmortelle,de Judith Schlanger,Circé, 154 p., 13 ¤.

Commentpeut-onabsorberde telles quantitésd’alcoolet jouir d’une telle santélittéraire et sexuelle?

EMILIANO PONZI

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Itinéraired’uncannibale

MonPoche

Condamnéà laprisonàperpétuitépour lemeurtrede 17 jeuneshommesde 1978à 1991, JeffreyDahmera été l’undespires serial killersde l’histoiredesEtats-Unis. Surnomméle «cannibaledeMilwaukee», il a été assassi-nédans sa cellule en 1994, battuàmortparunautredétenu.Avantdedevenirunmonstrepervers,Dahmera connuuneenfancesolitaire etténébreuseau coursde laquelle sondestin s’estpeuàpeuélaboré.C’estcette lenteetprogressivedescenteauxenfersqueretrace le dessinateurDerfBackderf, qui apassé sa scolaritédans lemêmecollègequeDahmer,non loind’Akron (Ohio), ville ducaoutchouc frappéepar la récession.Bac-kderf s’est concentré sur lapériodequi aprécédé sonpremiermeurtre.Dahmerest alors lepitrede sa classeetunenfant secret, délaissépar sesparents, luttant contredespulsionsmorbides. Journalistede formation,Backderfa épluché lesdossiersduFBI etest revenusurplacepour interro-gerd’anciensprofs et camaradesdeclasse. Empathiquemais jamais com-plaisant,dérangeantmaisnécessaire, sonrécit –portéparundessinévo-quant subtilement legraphismeundergrounddesannées 1970–plongedans les limbesde la foliehumaine. p Frédéric PotetaMonamiDahmer, deDerf Backderf. Cà et Là, 224p., 20 ¤.

Fictions,de Jorge Luis Borges, éditionGallimard, «Folio», 186p., 5,95 €.«J’AIDÉCOUVERTla littérature grâce auxpoches que j’achetaisauxbouquinistesdeMarseille, devant le lycée Thiers. Nousrevenionsd’Algérie etma famille était pauvre. Ellemedonnait1 francpar jour, et c’était le prix d’un livre depoche. Parmi tousceuxque j’ai lus, celui qui fut pourmoiune initiation à touspointsde vue fut Fictions, deBorges. Je l’ai trimballé partout etusé jusqu’à la corde et, au conservatoire, à 18 ans, j’ai lu la nou-velle la plus célèbre du recueil, «PierreMénard, auteurduQui-chotte». Elleme faisait hurler de rire. C’est la nouvelle la plusvertigineuse. «Tlön,Uqbar, Orbis Tertius», il s’agit d’un chef-d’œuvre absolu sur ce qu’est unebibliothèque. «Les Ruines cir-culaires» est la belle à lire et à dire. Ce que j’ai souvent fait enpublic, accompagnéd’unemusiqueoriginale commandéeàuncompositeur.Homèredes tempsmodernes, connaisseurdeslangues scandinaves anciennes, Borges, qui était superbementhabillé, a une élégance dans l’écriture lorsqu’il joue avec leslabyrinthesde la pensée. Cemonumentde vertigemétaphysi-queet d’humour, j’ai dû l’offrir à 500personnes. Borges fait par-tie demonpanthéonpersonnel avecHélèneCixous, JacquesDerrida,Dostoïevski, Shakespeare etKafka.»DanielMesguich est comédien et directeur du Conservatoire supérieurnational d’art dramatique

La poésie toute neuvede l’IliadeLe siège de Troie par les armées grecquesgagne en souffle épi-quegrâce à la nouvelle traductionde Jean-LouisBackès. Celle-cirafraîchit la langue en supprimantnobles périphrasesetexpressionsdésuètes. Le vers libre épouse subtilement le ryth-medes chants tout en conférantunemodernitéde style aupre-mier chef-d’œuvrede la littératureoccidentale. pM.S.aIliade d’Homère, traduit du grec par Jean-Louis Backès,Folio classique, 704p., 8,10 ¤

AprèsCuba,BernieenpleineguerrefroideRigueurhistorique,obsessiondudétail,romannoirethumour: lecocktailPhilipKerr

Le bourreaudeTreblinkaEn 1971, la journaliste britanniqueGitta Sereny (1921-2012) s’estentretenuependant six semaines avec Franz Stangl, anciencommandant en chef du campd’exterminationde Treblinka,débusquéauBrésil et condamnéàperpétuitépour sa responsa-bilité dans lemeurtrede 900000personnes. Puis elle aconfronté ses propos aux sources historiques et aux témoigna-ges de ceuxqui l’ont connu–membresde sa famille, ancienscollaborateursSS, rescapés des camps –, afinde corriger lesmensongesde son interlocuteur. Paru en 1974, ce livremagis-tral sur la banalité dumal est devenuun classique. pM.S.aAu fonddes ténèbres. Unbourreau parle : Franz Stangl,commandant deTreblinka, deGitta Sereny, traduit de l’anglais parColette Audry, Tallandier, coll. «Texto», 576p., 12 ¤.

p o l a r

Huitièmeetderniertomedelasagapouradosd’EoinColfer,traduitedans45languesetécouléeà24millionsd’exemplaires

ArtemisFowltournelapagede chevet

Macha Séry

Menace d’apocalypse surla planète Terre, duel àdistance entre ArtemisFowl et son ennemiejurée, la reine des fées,Opale Koboï… Avec

LeDernier Gardien, la star des romanspourados,EoinColfer,47ans,vientdemet-treunpointfinalauxaventuresd’ArtemisFowl, apparu pour la première fois en2001.«Jemesuisobligéàdireàtoutlemon-de que c’était la fin, sinon, j’aurais été fai-ble», s’amuse l’écrivain irlandais, heu-reux de tourner la page. Car ce qui étaitcensé tenir en une trilogie s’est étiré surhuit tomes. Soit un de plus que la saga deHarryPotter.

Chez Eoin Colfer, qui a puisé dans leslégendesdesonpays,pasdecaped’invisibi-lité ni de baguettemagique comme chez J.K.Rowling, mais une myriade de gadgetshigh-tech et un brassage peu convention-neldeféesetdemafieux,declonesetd’éco-logistes, d’industriels et de lutins. Destrolls,deselfes,desfarfadets,desgobelinsàen faire perdre la tête, y compris à l’auteurlui-même. «Heureusement que mon édi-teur veillait au grain, car ilm’est arrivé plu-sieurs fois de citer un protagoniste quej’avais zigouillé dans un tome précédent»,confie l’auteur,quia trouvé la juste formu-le pour résumer ses intrigues: «Die Hard[films d’action avec Bruce Willis] au paysdes fées. »

Davantage que l’hybridation de genre,entre la SF et la fantasy, mariage grâceauquelonvoyageaussibiendansletempsque dans l’espace, et que l’humour mor-dant dont fait preuve l’auteur, ce qui acontribué au succès planétaire de cettesaga traduite dans 45 langues et écoulée à24millions d’exemplaires est son héros,leditArtemisFowl,héritierd’unedynastiecriminelle.Unadolescent surdoué, inven-teur de génie, disposant d’un garde ducorps expert en arts martiaux. La primed’originalitédontpeutsetarguerEoinCol-fer tientdans le choixdece cyniquemani-

pulateur en lieu et place d’un pubère augrandcœur.«J’aime lesbadguys, avoue leromancier. Si je lis Peter Pan, l’un de meslivres préférés, je m’identifie au CapitaineCrochet.DansL’Ile au trésor, je prendspar-ti pour Long John Silver. Pareil pour Tintin.Il ne m’intéresse pas du tout. Je le trouveennuyeux. J’apprécie que les méchantstriomphentà l’occasion.»

Toutefois, au fil des ans, Artemis amûriet s’est humanisé. Ainsi a-t-ilmilité contrele réchauffement climatique et la destruc-tion des espèces. «De ce point de vue, c’estune sagade lamondialisation,estimeEoinColfer.Jetransmetsdansmeslivresmespré-occupations écologiques aux lecteurs. »Emballés par son univers, ceux-ci sont lesvrais gardiens du Temple. Ils animent desdizainesdesitesofficieuxet forumsdedis-cussion à travers le globe, maîtrisent l’al-

phabet gnomique inventé par l’auteur etlui écrivent des mails dans cette étrangepolice de caractères. «Lors d’un jeu téléviséau Royaume-Uni, un jeune candidat de“Mastermind” est tombé sur un question-

naire concernant Arte-mis Fowl. Il a obtenu8bonnes réponses sur10. Jen’enaidonnéque4», rigole encore cetancien instituteur ori-ginairedeWexford.

Longtemps retar-dée, la première adaptation cinématogra-phique d’Artemis Fowl sera réalisée en2014par uncompatrioted’EoinColfer, JimSheridan (My Left Foot, Au nom du père).L’écrivain s’est déjà attelé à une trilogiesteampunk (rétrofuturiste) qui se déroule-raàLondres, pendant l’èrevictorienne.p

Dans les poches

Comment ne pas accrocherà une intrigue qui démar-re, à la façon d’un romandeGrahamGreene,dans le

plus chic bordel de LaHavane, en1954, et s’achève quelques moisplus tard à Berlin-Est, commedansun livre de John le Carré? Entre-temps, le lecteur aura été àNewYork, à Minsk, à Paris et dansquelquescampssoviétiquesdepri-sonniersde guerre…Pour le septiè-me épisode des aventures de sonhéros,lecommissaireberlinoisBer-nhardGunther, alias Bernie, PhilipKerr ne déroge pas aux règles quiont assuré le succès d’une sériedémarrée au début des années1990 avec La Trilogie berlinoise :entremêler réalité et fiction dansun cocktail de rigueur historique,d’obsession du détail, de romannoiret d’humour.

Hanté par l’arrivée au pouvoirdes nazis en Allemagne, l’écrivainanglais a inventé un policier douémaisdésabusé,plutôtsocial-démo-crate, en tout cas antifasciste,maisque les circonstances ont amené àdevenir un officier SS… Bernie estun drôle de type. Individualiste.Légèrement cynique. Amateur de

jolies chicas. Ne portant pas Hitlerdans son cœur. Et se méfiant desstaliniens. En 1933, à l’arrivée desnazis au pouvoir, il a quitté la poli-ce pour devenir détective privé.Heydrich, le chefde laSS, l’a réinté-gré de force en 1938 dans la «Kri-po» (Kriminalpolizei), une desbranchesde laGestapo.

Vert-de-gris raconte sa traverséedelaguerreetlesdixannéessuivan-tes, oùAméricains, Françaiset Rus-sescherchentà luisoutirerdesren-seignements sur Erich Mielke, unmilitant communiste berlinoisqu’ilacroisédenombreusesfois.Etc’est en cela que le roman de Kerrtientdufascinant,carMielkearéel-lement existé et fut le redoutépatron de la Stasi, la police secrèted’Allemagnedel’Est, jusqu’àlachu-tedumurdeBerlin…

Impossible d’en dire plus surune intriguepleinede chausse-tra-pessansrisquerde ladéflorer.Tou-jours est-il que, grâce à ses inces-santsva-et-viententreréalitéet fic-tion,PhilipKerr réussit cette fois-cile tour de force de nous donner àvoirde l’intérieur lapériode laplussombrede laGuerreFroide.p

YannPlougastel

B D

j e u n e s s e

Daniel Mesguichcomédien

Vert-de-gris,dePhilipKerr,traduit de l’anglaispar PhilippeBonnet,Editions duMasque,450p., 22 ¤.

Mélangedesgenres

LeDernierGardien,d’EoinColfer,traduit de l’anglaispar Jean-FrançoisMénard,Gallimard Jeunesse,400p., 18,30¤.

PLAINPICTURE/DESIGN PICS

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FlorenceNoiville

Quoi de plus naturel pour unécrivain que de commenterson dernier ouvrage dans leslocaux de son éditeur? AmosOz s’en étonne pourtant. Com-mesi, à ybien réfléchir, il trou-

vait cela étrange. Incongru. «Regardez-moi,dit-il. Je suisassisdevantvous,danscesalon de Gallimard, entouré de livres etvous parlant des miens. Quelle ironie dusort, quand j’y pense… Je veuxdire, c’est tel-lement contraire à…»

Aquoi?Ases rêvesde jadis.Dansunan,Oz aura vécu trois quarts de siècle. A prèsde 75 ans, il est unanimement considérécomme l’écrivain israélien le plus impor-tant de sa génération. Tant pour sonœuvre de fiction ou de souvenirs – MonMichaël, Toucher l’eau, toucher le vent,Une histoire d’amour et de ténèbres (Galli-mard, 1995, 1997, 2004) – que pour sesessaisengagésenfaveurdelapaix–Aidez-nous à divorcer ! ou Comment guérir unfanatique (Gallimard,2004et2006).Maisjustement. C’est peut-être cette impres-sion d’accomplissement qui le pousseaujourd’hui à regarder en arrière. Et l’iro-nie du sort, c’est que, dans sa jeunesse,Amos Oz aurait tout donné pour… ne pas«finir» écrivain!

«C’est même pire que ça, raconte-t-il. Al’époque, j’avais quitté la maison pourm’enfuir au kibboutz. J’étais en rébellioncontremonpère. Je détestais ce qu’il incar-nait. Pendant longtemps, j’ai voulu êtreson exact contraire. Il votait conservateur,j’étais socialiste. Il pensait que la terre d’Is-raël n’appartenait qu’aux juifs, je voulaismebattrepour lapartageravec les Palesti-niens. Il étaitpetit, je voulaisdevenirgrand– ça, je vous l’accorde, ça n’a pas du toutmarché! Enfin, mon père était un intellec-tuel et j’avais décidé de devenir… conduc-teur de camions.»

Conducteurdecamions?Vraiment?Deses yeux clairs, Oz observe malicieuse-ment son interlocuteur par-dessus sa tas-se de café. «Oui, vraiment… Mais, aprèsquelque temps, j’ai déchanté. Les gars dukibboutz étaient bronzés et costauds. Moi,le citadin, le pâlot, le gringalet, je n’étaispas bon à grand-chose.» Il admet que lesfilles, par ailleurs, l’ont rapidement acca-paré. «Pour les épater, je me suis mis àinventer des histoires. A en écrire aussi.»Conduire ou séduire, il faut parfois choi-sir. C’est ainsi que la fiction a détrôné lescamions. C’est ainsi qu’AmosOz est deve-nu écrivain.

Decetépisode, legrandauteur israélientireaujourd’huideux leçons. Lapremière,c’est que «toutes les rébellions sont vouéesà l’échec». La seconde, que le milieu closdukibboutzestunformidable laboratoire

pour étudier les passions, les faiblesses etles désirs humains. «Bien sûr que je mesuis servi de mon expérience de kibboutz-nik pour écrire Entre nous, dit-il. Mais lekibboutz n’est qu’un prétexte. Ce quim’in-téressedansce livre,commed’ailleursdansune grande partie de mon œuvre, ce sontdeschosestrèscomplexesettrèssimples.Lesentiment dumanque, de la perte, la peurde lamort, l’isolement, la solitude.»

Onatortdedirequ’AmosOzestunécri-vain. Il est en fait, tel Janus,deuxécrivainsà la fois. Il y ad’abord l’intellectuelengagé,celuidont les essais, lesarticlesetunepar-tie des livres – dont La Boîte noire (Cal-mann-Lévy, 1987, puis Gallimard, 1994) –abordelaquestionduconflitisraélo-pales-tinien et du combat contre les extrémis-mes.Mais il yaaussi–moinsvisible,peut-être? – un Amos Oz poète de l’intime, duquotidien, de la vie minuscule. Celui-làmêmequi, assisdevantnousdans le salonde Gallimard, raconte sa jeunesse, sesvrais-fauxrêvesdecamionneur,sesdéboi-res avec les filles… Et qui, sans cesserevient à cette «solitude incurable» quihante ses héros dans leurs kibboutz,depuis Terres du chacal (Stock, 1965) jus-qu’à Entre amis, en passant par Ailleurspeut-être (Gallimard, 1966). «Pensez à lapeinture de Raphaël au plafond de la cha-pelle Sixtine, dit-il. C’est ainsi que je voismes personnages. Ils tendent la main l’unvers l’autre. Leurs doigts s’effleurent pres-que,mais ne se rejoignent jamais.»

Oh,ilnes’enfautpasdebeaucoup.Quel-quesmillimètres, à peine.Mais le fait est :

les personnages d’Amos Oz ont beau serapprocher, ils ne se touchent pas. Ne seretrouvent pas. L’écrivain ne croirait-ilpas à cette autre «chose très complexe ettrès simple» que l’on appelle l’amour?«Vous avez raison, dit-il, j’écris beaucoupsur l’amour, mais d’une façon non senti-mentale. Parce que l’amour, voyez-vous,n’est pas toujours un cadeau. C’est mêmeparfois unobstacle dans l’existence.»

Que veut-il dire par là ? Que l’on seméprend gravement sur l’amour. «Un demes illustres compatriotes, Jésus, croyaiten l’amour universel. Comme DavidDagan, l’undemes personnages, il pensaitque tout un chacun, s’il veut bien s’en don-ner lapeine, doit parvenir àaimer sonpro-chain. Il avait tort. L’amour est une denréerare. Je le montre dans nombre de meslivres, aucun de nous ne peut aimer vrai-ment plus de cinq ou six personnes. Sur cesujet, Jésus en demande trop!»

Il y a encoreunsilenceamusé.AmosOzpoursuit intérieurement le fil de sa pen-sée. «Encore une fois, Jésus ne dit pas :soyez justes les uns envers les autres. Ou:soyez respectueux les uns des autres. Il dit :

aimez-vous les uns les autres.Or je n’ai pasbesoin d’aimer mon ennemi. Ce que jeveux, c’est vivre en paix avec lui, c’est tout.Vous souvenez-vous du vieux slogan desannées 1960, “Faites l’amour, pas la guer-re”? Eh bien, j’en ai inventé un autre: “Fai-tes la paix, pas l’amour”.»

La paix. La paix maintenant. N’est-cepas le nom du mouvement en faveur dedeux Etats – palestinien et israélien –

qu’AmosOz a justement contribué àfonder en 1978?Quel bilan en fait-il?Est-il déçu? «Forcément.» Mais ilcroit encore en une paix possible.«Contrairement à l’amour universel,la paix, elle, reste un objectif accessi-ble. Il faut justeunpeudepatience…»

Quant à Israël, c’est pour lui unautresujetde«légèredéception».Par-ce qu’Israël, dit-il, est « l’aboutisse-

ment d’un rêve. Et que tous les rêves deve-nus réalité sont, par essence, décevants. Ilen vademêmedans tous les domaines, unvoyage à l’étranger, un roman ou même,pourquoipas,un fantasmesexuel. La seulemanière de garder un rêve intact, ce seraitde ne jamais essayer de le réaliser…». Onvoudrait savoir comment il voit l’avenir.Mais il met fin, très courtoisement, à laparenthèse politique. C’est manifeste-ment leOzsensiblequiveuts’exprimercejour-là.«On revient à la littérature?»

Onrevientàlalittérature.Alui.Auxsou-venirs. A nouveau, la conversation roulesurl’enfance.Sursonpère,quiavaitquittélaLituanieen1933etparlait 11 langues.Sursamèrequi, dans lesannées 1940, refusaitque son fils apprenne une autre langueque l’hébreu – «parce que, disait-elle, sij’apprenais une langue européenne, jeserais attiré par l’Europe et pris dans lesrets de ce continentmortifère».

Sur luienfin, lepetitAmos, l’enfantuni-que, souvent contraint de suivre sesparents sans broncher dans d’innombra-bles cafés de Jérusalem. S’il était patient,on lui promettait une glace. «Pendantqu’ils parlaient entre adultes, pour ne pasmourird’ennui, j’avaisdéveloppéunestra-tégie», se souvient-il. A nouveau son œilbrille. «J’étudiais les expressions, le langa-ge du corps, les vêtements, et même leschaussures de ces grandes personnes. Sur-tout les chaussures, d’ailleurs… C’est fou cequ’elles nous disent sur leur propriétaire.S’il est frimeur ou discret, pauvre oum’as-tu-vu…Sérieusement, jevousrecommandecepetit jeu,dit-il.C’est unexercice très drô-le, très instructif,etquipeutvousrapporter

une glace ! Encore aujourd’hui, plutôt quede lire un mauvais journal, je le pratiquechez le dentiste oudans les aéroports. Bref,à force de tout observer, j’ai fini par memuer en un véritable petit espion. C’estcomme ça, voyez-vous, que je suis devenuécrivain!»

De la chaussureà l’écriture,n’y aurait-ildoncqu’unpas?Onjetteuncoupd’œildis-cret à ses souliers noirs….Hélas, ce jour-là,lesmocassinsd’Ozrestentdésespérémentmuets.p

AmosOz

EntreAmis,d’AmosOz,traduit de l’hébreupar Sylvie Cohen,Gallimard, 160p., 17,50¤Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochede La TroisièmeSphère, Folio , 432 p., 7,50¤

Onconnaît l’intellectuelengagépour lapaix.Moinslepoètedel’intime.Celuiqui,danscerecueildenouvelles, raconte lavieaukibboutz,dutempsoùilvoulaitdevenircamionneur

Lemocassind’Oz

Extrait

Rencontre

«L’amour, voyez-vous,n’est pas toujoursun cadeau. C’estmêmeparfois un obstacledans l’existence»

Dates

«Il tira lemanuel d’arabeniveauavancé de sous sa vesteélimée, bien décidé à le lancersur la table si fort que les peti-tes cuillères tinteraient dansles tasses. Auderniermoment,il se ravisa et le posa tout dou-cement, de peur d’abîmer lelivre (…). En se dirigeant vers lasortie, il surprit le regardnavréque sa fille fixait sur lui alorsqu’assis sur une chaise (…), samoustache striée de gris soi-gneusement taillée, sonmeilleurami le considéraitd’unœil indulgent, apitoyé etironique.Nahumse rua têtebaissée vers la porte commepour l’enfoncer. Au lieu de laclaquerderrière lui, il la refer-ma sans bruit, à croire qu’ilcraignait d’en endommagerlesmontants. Ses lunettesétaient constellées de gouttesd’eau. Il ferma le dernier bou-tonde sa veste et pressa étroite-ment le bras sur sa poitrine,commesi le livre s’y trouvaittoujours. Il commençait à fairenuit.»

Entreamis, p.51

Seulentretous

1939AmosKlausnernaîtà Jérusalem

1951 Samère se suicide alorsqu’il a 12 ans

1954 Il rejoint le kibboutzHouldaet adopte le nomde «Oz» qui signifie«force» enhébreu

1965Les Terres du chacal (Stock)

1987 LaBoîte noire (Calmann-Lévy,prix Femina étranger)

2003Unehistoired’amouret de ténèbres (Gallimard)

2004Aidez-nousà divorcer!Israël-Palestine,deuxEtatsmaintenant (Gallimard)

2007Prix Prince desAsturies

LESAMÉRICAINSont une expressionpour dire cela.Ce sontdes «noveling stories». Des histoires distinc-tes – des nouvelles –mais où l’on retrouve lesmêmespersonnagesde récit en récit, de sorte que lelivrepeut finalement se lire commeun roman.

Telle est la formeadoptéepar AmosOzpour cetouvrage.David, le professeur-séducteur, la jeuneEdnaqui tombe sous son charme, sonpèreNahum,qui enrage intérieurement, Tsvi, que l’on surnom-me l’«angede lamort» parce qu’il est le premierinforméde tous les décès,Moshe, qui voudrait allervoir sonpère après le travail obligatoire, ou encoreYoav, qui se sent irrésistiblementprochede la belleNinaquand il la croise lors de ses rondesnocturnes:il s’agit des protagonistesde ces huit récits qui, ensomme, ressemblentunpeu à deshistoires defamille.

Car, dans le kibboutzoù elles se déroulent,«toutn’est pas rose»,mais les êtres sont soudés. En appa-rence…En réalité, la soif d’inconnu, l’appel dudésert, les tensions diverses ou les attirances ina-vouables enferment chacundansune solitude sansremède.

FaussementsimplesLes aspirations individuelles contre la commu-

nauté et ses normes, voici au fond le vrai sujet, par-faitementuniversel, de ce recueil. Commecelle quidonne son titre à l’ensemble, certainesde ces histoi-res sont inoubliables. Elles disent le poids de la vieet la brûluredes passions. Elles sont profondes sansenavoir l’air.Minutieusement ciselées et fausse-ment simples.Dugrand travail de styliste.p

Fl. N.

HANNAH ASSOULINE/OPALE

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Lesilencedescamarades

p r i è r e d ’ i n s é r e rHeureuxpetits riensDans le délectable «Ces choses-là»,MarianneAlphant racontele XVIIIesiècle par les détails négligés, les anglesmorts de l’Histoire

Jean Birnbaum

FlorentGeorgesco

Il faudrait pouvoir fredonnerCeschoses-là. Plutôt que de le résu-mer, être capablede rendre lamélo-dieentêtantedecetélogeobsession-nel, émerveillé, duXVIIIesiècle. Cer-tains livres sontdes chansons,quel-

quesnotes légèresqu’oncroyaitdestinéesà passer, et qui vous trottent longtempsdans l’esprit, ravissement estompé qu’ilne faut pas laisser se perdre. Leur réussiteest de ne vous avoir emmené nulle partqu’en vous-même, de ne vous avoir riendit d’autre que ce que vous saviez déjà; etpour autant tout est soudain plus aérien,plus vif, tout danse en vous avec un bon-heurnouveau.

Marianne Alphant, mieux connuepour ses essais sur l’art (sa biographie deClaude Monet, Une vie dans le paysage,Hazan, 1993, fait autorité), est l’auteurd’unepoignéedetextesdefictionou,com-me celui-ci, de méditation intime (Petitenuit, POL, 2008), qui font d’elle un écri-vainrare,maisunique,etd’uneétonnantepuissance, dont tout le monde devrait serendre compte en lisant Ces choses-là, leplus délectable de ses livres. Délectationque procure sa musique, donc, mais quelest ce pouvoir qu’exerce sur nous unemusique, le rythmed’unephrase, lemou-vement d’un paragraphe, d’un texteentier, de ses boucles, de ses ruptures, deses éclats?

Ce qu’accomplitMarianne Alphant estsi simple que la réponse échappe àmesu-re que ce pouvoir, de plus enplus, s’impo-se. Elle s’abandonne auxplaisirs d’une lit-térature d’anecdotes, raconte l’Histoirepar le petit bout, par les angles morts del’historien. Loin de brosser une fresque,elle ramasse au passage ce qui n’aurait puy entrer. «Des riens retenus sans qu’onsache pourquoi: pour leur forme insolite,coupante,l’excitation, lecharme,unsouve-nir, des regrets.»

Les formes sont variées, avec ce pointcommun d’être rapides, nerveuses. Unenote prise dans unmusée, sur la positiond’un corps chez Fragonard, la lumière quibaigne un Watteau, s’imbrique dans unelecturedeRétifdeLaBretonne,deSade,deCrébillon fils, ou dans l’évocation d’unepromenade. Les Mémoires secrets deBachaumont permettent de dresser, surune vingtaine de pages, un tableau desfaits lesplusoubliésdesannées1762-1770:unefautedefrançaisdupetitducdeBerry(«ilpleuva»), lemariagedeMlleChouchou,«marchande de modes», avec le célèbreromancier Baculard d’Arnaud, l’histoirede ce lieutenant de police amoureuxde lafemmedubourreau,etquidevaitsansces-se envoyer ce dernier «pendre et rouer àdroite à gauche s’il voulait voir sa belle»…Est-cequ’ilne seraitpasdommaged’igno-rer que, en septembre1769, «une compa-gnie a obtenu le privilège exclusif de four-nir des parasols pour la traversée du Pont-Neuf à ceux qui craignent de se gâter leteint» ? Est-ce qu’il n’y a pas une gaietésanspareille à se souvenird’épisodes infi-mes, pour le seul plaisir du souvenir?

Cette gaieté, le XVIIIesiècle fournit enpermanence des motifs de l’éveiller. Del’extraordinaire licence sexuelle née avecla Régence, qui fut une école d’émancipa-tion,auxLumières,àcette«idéede liberté,

cetteidéeterribleetbouleversanted’échap-per à l’oppression», c’est un siècle soulevépar une énergie irrépressible, un siècle oùl’humanitédébordeetsedépasse.Latragé-die est là aussi ; la Terreur, les prisons, laguillotine sont au bout. Mais MarianneAlphant semble avoir écrit ce livre pourpouvoir céder à ses caprices de petite filleunpeumonstrueuse, si l’on songe à l’am-

pleurde sa culture, à l’expériencede laviequ’ellemanifeste; et son caprice n’est pasde rouvrir des tombeaux.

Elle se met en scène pourchassée par«Madamel’Histoire», harceleuserébarba-tive qui voudrait la faire rentrer dans lesrangsd’unsavoirmoinsfrivole,etglissantentresesdoigtsqu’onimaginefortdéchar-nés.Ellepréfère,sanssemasquerlatristes-se des temps, revenir toujours au bon-heur. De Mirabeau emprisonné, elleretient ce qu’il écrivait à Sophie, elle-

même dans une «maison de discipline» :«Commenous aimions notre lit !»Au dia-ble la gravité de l’universel en marche.L’objectif doit être atteint coûte que coû-te: «Renaître aumilieudes détails.»

L’Histoire est chez Marianne Alphantune affaire intime, non pas contre,mais àcôté des enjeux de la mémoire collective,fil plus secret qui relie par-delà le tempsleshommesauxhommes, lesmortelsauxmorts, les vivants au souvenir de toutesces existences passées qui sont commel’humus du présent. «L’historien ramassede laterre, elleestmuetteet froide.Samainlaréchauffe. Il la regarde,atomesetgrains,sipeu, c’estnous, il serredanssamaincettepoignée de terre, la soulève vers la lumièreet nous avec.»

Quelebonheurde lireCeschoses-làsoitaussi grand, que l’air qu’il nous a chanté àl’oreillenous charmeautant,ne tient sansdoute à rien d’autre qu’à un art queMarianne Alphant porte très haut : l’artmagique de donner une forme inoublia-bleà cettegrâcede lavie, de toutevie, à cetentrelacs éblouissant des riens qui nousconstituent, et quenous sommes.p

2 3

6aHistoired’un livreMes scènesprimitives,de Noël Herpe

aDossier Qui est le chef?Plusieurs essais interrogentla place du leader charismatiquedans nos sociétés

8aLe feuilletonEric Chevillardlève le coudeavec FrederickExley

D ansun film récent du réalisateurargentin SantiagoMitre,ElEstudiante, un jeunehomme

trace son chemin à travers les batailles dusyndicalisme étudiant. Le héros s’imposepeu àpeupar son implacabledésinvolture. Rienne le requiertvraiment, ni l’amour ni la politique. Ilséduit les filles comme il trompe sescamarades: sans engagement excessif. Ala fin des fins, ce que sa haute statureprend en charge, au cœurduvacarme etdes slogans, c’est un grand silence saturéde dégoût. Celui d’une générationmoinsprivée d’avenir que d’horizon. Revenuede tout,mêmede la traîtrise.

Ce silence, cette désinvolture, on lesretrouvedans l’univers deMatthieuRémy.A 36 ans, celui-ci publie sespremiers textes de fiction dans un recueilintituléCamaraderie (L’Olivier, 176p.,18€). Par rapport au filmde SantiagoMitre, les nouvelles de Rémy font unpasdeplus : cette fois, la politique a déserté lascènepour de bon. De l’espérance, onn’entendplus quede rares échos,étouffés : la voix d’Auguste Bebel, auteurdu célèbre La Femme et le socialisme(1883) ; ou celle d’unmaoïste qui a enfinréussi à devenirmandarin (mais àl’université).

S’il est souvent question, ici aussi,d’étudiants avançant groupés, les«conseils de guerre»ne visent plusdésormais qu’à planifier des beuveries.Et, quanddeux tendances ne peuventéviter une «scission», c’est parce que toutlemonde n’a pas voulu converger vers lamêmeboîte denuit. Les garçonsn’arrivent pas à se décider, les fillesprennent leur temps, chaque couplenourrit une sorte de «complicitéeffondrée». A travers ces récits decolocations et de soirées foireuses,MatthieuRémyavance à petites foulées,avecun sens aigu dudétail et unhumoursubtil. On sourit beaucoup à ses phrasesavortées, qui épousent délicatement desfraternités épuisées. On rit aussi, parfois,mais d’un «rire sans bruit», celui-làmêmeque l’auteur attribue à un certainWilfried, jeunehommeau charmesauvage qui se retirera dans leGard pourdevenir ermite. Et faire professiondesilence.p

7aEssaisVoix d’immigrésdu Sahel,recueilliespar HuguesLagrange

4aLittératurefrançaiseLaurentSagalovitsch,Charles Dantzig

10aRencontreAmos Oz,écrivain engagéet poètede l’intime

5aLittératureétrangèreAndrusKivirähk,Doris Lessing

Loin de brosserune fresque,l’auteur ramasseau passage ce quin’aurait pu y entrer

Ces choses-là,deMarianneAlphant,POL, 304p., 17 ¤.

ALE+ALE

Cahier du «Monde »N˚ 21174 datéVendredi 15 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

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PierreKarila-Cohen

Il n’est pas rare de voir s’affi-cher des déplorations sur la« crise de l’autorité ». Unrécent sondage amême faitun certain bruit en laissantentendre que 87%des Fran-

çais désireraient un chef énergi-que pour la France. Il est plus rareen revanche de lire sur ces sujetsdes livres aussi stimulants que lesdeuxouvragesdont il estquestionici.L’un–LeSiècledeschefs.Unehis-toire transnationale du comman-dement et de l’autorité, de l’histo-rien Yves Cohen – est publié chezAmsterdam, petite maison d’édi-tion dont il faut saluer le couragede publier un ouvrage aussi volu-mineux. L’autre est la traductionen français d’un livre de JamesC.Scott, professeur à l’universitéde Yale, Zomia ou l’art de ne pasêtre gouverné, publié aux Etats-Unis en 2009 et dont il manquemalheureusementdans laversionfrançaise le sous-titre provoca-teur : Une histoire anarchiste deshautes terres d’Asie du Sud-Est. Ceslivres portent sur des objets, desespaces et des périodes différents,mais partagent bien des choses, àcommencer par des référencescommunes aux œuvres de PierreClastres et de Michel Foucault. Ilsont surtoutencommundemettrele pouvoir à distance, c’est-à-direde «dénaturaliser» des notionsauxquelles nous sommes depuisfort longtemps habitués, celle de« chef» pour Yves Cohen, celled’«Etat» pour James Scott.

Yves Cohen montre dans sonouvrage que la figure du chef s’estimposée dans la culture politiqueet sociale de quatre pays à partirdes années 1890dans un contextede peur des masses et de profon-des mutations industrielles. EnFrance, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Russie, terrains d’unevaste enquête qui pourrait encoreêtre élargie, l’obsession du chefdevient durablement un des«modes de discussion des sociétéssur elles-mêmes».

Traitésmilitaires,réflexionspoli-tiques, ouvrages de psychologiesociale, prescriptions liées à l’orga-nisation du travail : des publica-tions innombrables fleurissentdans tous les domaines pour van-ter le commandement d’un hom-me sur d’autres hommes et pourlégitimer l’existence de hiérar-chies. Toutes utilisent le mot«chef»,déclinédanslesquatre lan-gues étudiées. Ce discours généralest corrélé à des pratiques d’enca-drement inédites, aussi bien dansl’espace du travail – les débuts dutaylorisme–quedansl’espacepoli-tique, avec des appels de plus enplus insistants au chef, au leader,auFühreret au vozd’.

Que l’onne s’y trompepas: il nes’agitpasd’uneénièmeétudesurlepopulisme ou les totalitarismes.Ces derniers ne constituent pourYves Cohen que l’expression la

plus extrême d’une fascination beaucoupplusrépanduepour lechef. Toute la forcedecetteHistoiretransnationaleducommande-ment et de l’autorité est là: dans la démons-trationrigoureuse,auplusprèsdes textesetsurtoutdespratiqueseffectivesdecomman-dement, que cette culture du chef concerne,évidemment avec des formes différentes,des démocraties comme la France et lesEtats-UnisoudesEtatsautoritaires(l’Allema-gne de la fin duXIXesiècle, la Russie d’avant1917),voiretotalitaires.Lavalorisationdulea-der n’y poursuit pas les mêmes buts, maiselle existedemanièreégalement insistante.Rooseveltest célébré commeleader etparceque leader, et le grand résistant Henri Fres-nay est loué par ses camarades «parce quec’estun chef».

Traversant les frontièresnationales,YvesCohen réussit le tour de force de montrerl’universalité de cette préoccupation desuniversités aux entreprises, de l’armée àl’usine, des partis politiques à l’Ecole colo-niale. Il mobilise pour cela la lectured’auteurs connus (Gustave Le Bon, GabrielTarde) ou inconnus (la spécialiste américai-ne de formation des cadres Mary Follett),l’analysede la correspondancedeStaline, ledépouillementpatient des comptes rendusdescadresdel’usinePoutilovdeSaint-Péter-

sbourg ou encore les carnets inédits de l’in-génieur Ernest Mattern, l’un des organisa-teurs de la rationalisation du travail chezPeugeot au début du XXesiècle, objet d’uneprécédenteétudede l’auteur. Il est impossi-ble de rendre compte en quelques lignes dece livre foisonnant, fruit d’un travail devingtans, inscrit dans une trajectoire intel-lectuelle et de vie passionnante et qui nefournitriendemoinsquedespistesnouvel-les pour repenser l’unité et la périodisationdu XXesiècle : celui-ci pourrait bien avoircommencé plus tôt que prévu et avoirconnusespremièreslézardesdanslacontes-tation antiautoritaire de la fin des années1960. Tout au plus peut-on regretter, outrequelques répétitions, le peu de place accor-dé aux questions de genre. On imagine quela valorisation du chef a beaucoup à voiravec l’organisationde la famille, la domina-tionmasculineengénéralet laconstructionsociale de la virilité.

Ouvert entre autres par les révolutionssans leader des «printemps arabes», leXXIe siècle verra-t-il se diffuser des hiérar-

chies plus temporaires et plus partagéesque celles qui ont eu cours au XXe siècle,commesemble l’espérerYvesCohen?Rienn’est moins sûr à la lecture du dernierouvrage de James Scott, pour lequel cegenre de configurations – des sociétésacéphales ou du moins marquées par lerefusdechefspermanents– est en traindedisparaître là où il existait. De James Scott,on ne connaissait en français que lepétillantLaDominationetlesartsdelarésis-tance (1992, traduit chez Amsterdam en2008), réflexion sur les contournementsde l’autoritépar les dominésdansdiversessituations historiques. Mais Scott estl’auteur de nombreux autres ouvrages,dont certains portaient déjà sur l’Asie duSud-Est, comme c’est le cas dans Zomia.

Empruntée à l’anthropologueWillemVanSchendel, l’expression «Zomia» désigneles hautes terres du Sud-Est asiatique quiincluent des parties de la Thaïlande, de laBirmanie,delaChine,duLaos,duCambod-geet duVietnamactuels.

Auxyeuxdel’auteur,lesdizainesdemil-lions d’habitants qui y vivent ont trouvérefugeàunmomentouàunautrede l’his-toire dans ces hautes terres, loin des Etatsprémodernes puis coloniaux de la région,qui se sont tous développés dans les val-lées. Fuir l’Etat, cela signifiait fuir lesimpôts, le travail forcé et la conscription.Cela revenait aussi à choisir des formesd’agriculture itinérante, permettant unecertaine mobilité, et peut-être même àabandonner l’écriture, outil possible dedominationetvecteurd’assignationsiden-titairestroprigides.Scottretournedonclesqualifications péjoratives employéescontre ces populations – des «barbares»opposésàla«civilisation»–pouryvoirdeschoix tout à fait conscients: «Les peuplesdescollinesnesontpas“pré-quelquechose”,écrit-il.Bienau contraire, il est plus juste delesconsidérercommedespeuples“post-rizi-culture”,“post-sédentaires”,“post-sujets”,etpeut-êtremême“post-lettrés”.»

Pouraffirmercela, l’auteurs’appuiesurles archives des Etats de la région, sur desrapports d’administrateurs coloniaux etsurtout sur les travaux d’anthropologuesauteurs de véritables enquêtes de terrain,comme Edmund Leach ou JeanMichaud.Ouvrage de seconde main – ce que Scottprécise dès l’introduction –, Zomia peutparfois irriter par son caractère un peutropbinaire. Il est probableque les spécia-listes de l’Asie du Sud-Est nuanceront cer-tainesaffirmationsdeScott, d’autantplusséduisantes que celui-ci possède un sens

Biblio

Alorsquelaquestionducharismeenpolitiques’invitedenouveaudansledébatpublic,plusieursessais interrogentl’évidencedelasoumissionauleaderetà l’Etat

Etlechefs’imposa…

LaCrise de la culture,d’HannahArendt, premièretraduction 1968, Folio 1989.

LaSociété contre l’Etat. Recherchesd’anthropologiepolitique,dePierre Clastres,Minuit, 1974.

Quelle autorité?,sous la directiond’AntoineGaraponet Sylvie Pédriolle,Hachette Littératures, 2003.

LesHommesprovidentiels.Histoired’une fascinationfrançaise,de JeanGarrigues, Seuil, 2011.

Hitler. Essai sur le charismeenpolitique,de IanKershaw, Folio, 1995.

LaNotiond’autorité,d’AlexandreKojève,Gallimard,2004.

Bainsde foule. Lesvoyagesprésidentielsenprovince,1880-2002,deNicolasMariot, Belin, 2006.

Qu’est-cequ’unchefendémocratie? Politiquesducharisme,de Jean-ClaudeMonod, Seuil,2012.

«Faire autorité dans la FranceduXIXesiècle»,revue «LeMouvement social»,n˚224, 2008/3.

Economieet société,deMaxWeber, Plon, 1971.

Dossier

L’obéissanceest une possibilitéet non un fait de nature

Scottet lesdominés,CohenetlesouvriersJamesC.Scott

Néen1936, JamesC.Scott estprofes-seurensciencespolitiqueset enanthro-pologieàYale. Ses recherchesportentsur les résistancesà l’autorité.Demanièreoriginale, il s’intéressemoinsauxrévoltesqu’auxcontournementsquotidiensplusdiscretsdes «faibles»faceauxcontraintesque l’on faitpesersureux.Aprèsdeuxouvrages,nontra-duitsen français, sur les formesderésis-tancepaysanne,notammentenAsieduSud-Est, JamesScott adonnéunedimensionthéoriqueàsesobserva-tionsdansLaDominationet les artsdela résistance. Fragmentsdudiscourssubalterne (1992; traduit en2008chezAmsterdam). Il yproposedesnotionsquionteuuncertainéchodans les

sciencessociales,notamment lefameux«texte caché», ensembledessentimentset desappréciationsque lesdominéséprouventetnemontrentpasauxdominants, sauf lorsqueéclatent(rarement)desmouvementsdecontes-tationouverte. Laquestionde l’Etat estdevenuecentraledans ses troisder-niersouvrages,dontZomia.

YvesCohenIl estdifficilede rangerdansunecase

préétablie les travauxd’YvesCohen.Unepartie se rattacheà l’histoiredesentreprises,notamment legrosouvra-ge issudesa thèse,Organiserà l’aubedutaylorisme. Lapratiqued’ErnestMat-ternchezPeugeot, 1906-1919 (PUFC,2001). Ses travauxse concentrent

depuisprèsdevingtans sur lesnotionsde«commandement»oude«chef»,thèmessur lesquels il apubliédansdenombreuses langues, avecuneatten-tionparticulièreà l’histoire soviétique.LeSiècledes chefs représente,dans cetteperspective, l’aboutissementd’une lon-gueréflexionnourrieparundialogueavecdegrandesœuvresdes sciencessociales,dont cellede Foucault, etparuntravailde lecturedesources commededépouillementd’archivesaussiabondantqu’original.Uneoriginalitéqui trouvepeut-êtreenpartie ses raci-nesdans l’itinéraired’YvesCohen,néen 1951, «établi» en tantquemilitantmaoïstependant toute lapremièremoi-tiédes années 1970dansdesentrepri-sesdupaysdeMontbéliard.p P.K.-C.

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de la formule trèsaigu.Mais,bibliothèquevivante capable de passer dumode de viedes Karens à une réflexion sur Thucydidepuis de mettre en rapport les écrits d’IbnKhaldun avec des travaux portant surl’Amérique du Sud, James Scott est unpédagoguegénial,virevoltantd’unespaceà un autre, d’une époque à une autre, quiréussit toujours à placer le lecteur dans lasituation des différents protagonistes,afin qu’il comprenne quels choix trèsconcretss’offriraientà luidanstelleoutel-

le circonstance. Ce livre constitue dès lorsuneréflexionpassionnantesurledévelop-pement de l’Etat dans ses dimensions lespluspratiques,àcommencerparsonespa-cephysiquededéploiementetparlesdiffi-cultés de ses administrateurs à caractéri-ser des identités labiles.

Dans la continuité de ses ouvrages pré-cédents,Scottmontreendéfinitivequelespopulationsdominéesnesontjamaispas-sives même lorsqu’elles ne se révoltentpas: comme Yves Cohen, il suggère donc

que l’obéissance à des chefs est unepossi-bilité et non un fait de nature. A n’en pasdouter,unvrai ventde liberté traverse cesdeuxouvrages.p

«PourlaRévolution,laqualitépremière,c’est ladéfiance,pasl’obéissance»EntretienavecSophieWahnich,historiennedelaRévolutionfrançaise

Propos recueillis parJulie Clarini

Historienne de la Révolu-tion française, SophieWahnich est convaincueque cet événement peut

«nous aider à retrouver l’imagina-tion politique dont nous avonsbesoin». Ellepublieuneanthologiecommentée de textes révolution-naires révélant à quel point l’épo-que fut un laboratoire des idéespolitiques. La question de l’obéis-sance et de la soumission futnotamment au centre desréflexionsrévolutionnaires.

Aqui décide-t-on d’obéir? LaRévolution française repo-se-t-elle la question demanièrenouvelle et radicale?

Lesrévolutionnairesontuneseu-le logique, celle de n’obéir qu’auxlois qu’on s’est données soi-même.Les figures de chef sont des figuresd’exécutif; or on a théorisé la sou-mission de l’exécutif au législatif.Quelqu’un comme Robespierre,avantmêmelapériodeoùilestunefigurede leader, affirmeque le bonreprésentant est celui qui se défiedu pouvoir exécutif et qui n’incitepas les gens à lui obéir. Au contrai-re, lebon représentantest celuiquicircule entre sa propre subjectivitéet la communauté à qui il revientdedécider.

Du même coup, la qualité pre-mière,pourl’époque,c’estladéfian-ce, certainement pas l’obéissance.En décembre1791, Robespierre l’af-firme en ces termes: «La défianceestausentimentintimede la libertéceque la jalousieestà l’amour.».

Lemotmêmede «chef» appar-tient-il au lexique révolution-naire?

Non, on lui préfère le terme de«directeur». On se méfie du mot«chef» dont on a peur qu’il fasseobstacle à la perception des vraisenjeux de la révolution. Par exem-ple, dans le discours très hostiletenu sur les Anglais, l’undes repro-chesqu’onleuradresseestdeparlerde la France comme ils parlent del’Angleterre : ils évoquent les«armées deRobespierre» au lieudeparlerdesarméesdelaRépublique;ils font comme si Robespierre étaitle «chef» du pouvoir, comme s’ilavait pris la place du roi. C’est, auxyeux des Français, unemanière defalsifier la perception de la Révolu-tion française. On retrouvera cegrief plus tard, sous Thermidor,quandlesadversairesdeRobespier-re dénonceront «Robespierre roi»ou«Robespierrepontife».

La question est primordiale :comment percevoir les figures quine sont pas censées incarner unchef,quidoiventtenirunepositionrépublicaine, mais qui sont ensituation de décider? Cette contra-diction n’est pas résolue dans laRévolution française. Elle se pose ànouveauaumomentoùMaratpro-poseunedictatureausens romain,àsavoirquedes individuspuissentdécider plus vite et sauver la Répu-blique. Robespierre était contre,pardéfianceenvers ces logiquesdepouvoir exécutif. Danton navi-guait entre lesdeux.

Puis apparaît une autre notion,celle de dictature d’opinion : laquestion se déplace du chef (celuiqui possède le pouvoir exécutif) àcelleouceluiquiaunetelleinfluen-cemorale sur les autres que finale-ment il emporte la décision. Parce

que les individus peuvent ne pasavoir le sentiment d’obéir et pour-tant être sans cesse dans l’adhé-sion. C’est une autre contradictioninsoluble: que faire devant celuiqui prend de l’ascendant sur unpeuple républicain? Cela pose laquestion du charisme et desmoyens pour les institutions de lecontrôler.

LaRévolution fut-elle une insur-rection sans leader, acéphale?

«Acéphale», c’est l’un des motsutilisésparJacques-NicolasBillaud-Varennes (1756-1819). Il parle d’ace-phocratie pour désigner le régimerépublicain, pour dire qu’il n’a pasdetêteunique.MaispourcequiestdelaRévolutionproprementdite,àmon sens, elle est moins acéphalequepolycéphale.Lemomentfonda-teurdemai-juin1789,parexemple,labasculequisefaitentredesEtats-Généraux et l’Assemblée généralenationaleconstituante,celasuppo-se beaucoup de politique et unepolitique extrêmement rigoureu-se,précise,avecdesdiscussionsani-méesetdesdécisionsrisquées.

Les porte-parole qui se réunis-sent et qui représentent chacunleur «nation» (ceux qui viennentd’Arras,ceuxquiviennentdeBreta-gne…) sont suffisamment aguerrispourproduireuneintelligencecom-mune de la situation. Donc à cettepériode, ce n’est pas acéphale, ausensd’uneespècedespontanéisme,au contraire, c’est polycéphale, uneintelligencecollectiveà l’œuvre.

La Révolutiondébouche sur leretour spectaculaire d’un chef,sous les traits de Napoléon.Qu’en conclure?

C’est un des enjeux forts aux-quels réfléchissent les révolution-naires. Pour un certain nombred’entreeux, siondoitêtrecontre laguerre, c’est, bien sûr, parce qu’onn’apporte pas la liberté à la pointed’un fusil, mais c’est aussi parceque dans une période de guerre, lepouvoir exécutif prend le dessus.Le danger de la soumission à unchef militaire est pointé dès 1791par Robespierre, puis à nouveaupar Billaud-Varennesdans sondis-cours du 1floréal anII (avril1794):«Quand on a douze armées sous latente, (…) l’influence militaire etl’ambition d’un chef entreprenantqui sort tout à coupde la ligne sont(…) à redouter. L’Histoire nousapprend que c’est par là que toutesles républiquesontpéri.»

Par lasuite, sous leDirectoire,onvautiliserlepouvoirmilitairepourprotéger le pouvoir civil ; autre-mentdit, lepouvoirexécutifdecet-tepériodehabituelasociétéà l’idéequ’on peut avoir besoin de se sou-mettre aupouvoirmilitaire. Napo-léon sort de cela. Et puis il est lui-même une figure stratifiée, à plu-sieurs couches: c’est quandmêmele vainqueur de Toulon, contre lesAnglais, en 1793, grande victoirerépublicaine.Onpeut, alors, sedirequ’onabesoinde luipourpassercemoment de salut public. De plus,lescitoyenssesonttoujourspensésdotés d’un pouvoir civil (celui devoter, de délibérer,etc.) et du pou-voir de porter les armes. Le soldatpossède une grande aura. Dumême coup, on peut oublier que,quand on est soldat, on obéit à unchef, alors que quand on estcitoyen, on obéit à soi-même. Là,quelque chose s’efface du projetrépublicain.p

Lamystique du chef est un élément-clédelaconstructiondesEtatstotali-tairesauXXesiècle.Hitlerest resté leparadigmeduleadercharismatique

auquel un peuple semble avoir aveuglé-ment remis son destin. Comme l’écrivit lebiographeKonradHeiden, cité en exerguedu livre dudocumentaristeLaurenceRees,Adolf Hitler. La séduction du diable (AlbinMichel, traduitde l’anglaispar SylvieTaus-sigetPatriceLucchini, 442p., 22¤): «Qu’untelhommeaitpuallersi loindans laréalisa-tion de ses ambitions et – surtout – qu’il aitpu compter sur des millions de gens dési-

reuxdel’yaider (…) : c’estunphénomènequidonnera aumonde àméditer pendant dessiècles.»

Hélas, l’ouvrage de Laurence Rees,auteur de nombreuxprogrammespour laBBC, livre peu de clés pour renouveler laréflexion. Dans le sillage du grand histo-rien Ian Kershaw, lui-même auteur d’unHitler. Essai sur le charisme en politique(Folio, 1995),Reesentreprendunenouvellebiographie sous l’angle du charisme. Cer-tes, Hitler possédait des traits de caractèrequifascinaientsonentourage,notammentune forme de rigidité et une absence dedoutesdontdécoulaituneétonnantecapa-cité à se faire obéir en dehors de toute dis-cussion rationnelle. L’ouvrage en fournitplusieurs témoignages. Mais nombreux

furentceuxquinesuccombèrentpasàsoncharme. Aussi est-il sujet à caution de pla-cer, comme le fait l’auteur, son charismeparmi les«vraies raisons»desonsuccès.

Outre-Rhin, les débats sur ce sujet ontété relancés il y a deux ans par les travauxde Ludolf Herbst, qui, nuançant cette idéedu charismedudictateur, plaide pour une«démythologisation». Le philosophe Jean-ClaudeMonod,quifaitpartdecettecontro-versehistoriographiquedans sonbel essaiparu à l’automne Qu’est-ce qu’un chef endémocratie? Politiques du charisme (Seuil,2012), l’utilise pour poser une questionessentielle: le succès est-il une confirma-tion objective du charismed’un individu?Une interrogationsingulièrementabsentedu livredeLaurenceRees. p J.C.

Hitleret laquestionducharismeLapuissancedudictateurréside-t-elledanssacapacitédeséduction?

Le Siècle des chefs,d’YvesCohen,Amsterdam,864p., 25 ¤.Zomiaou l’artdene pas êtregouverné,de James Scott,traduit de l’anglaisparNicolasGuilhot, Frédéric Joly,OlivierRuchet, Seuil, 544p., 27 ¤.

L’Intelligence politiquede laRévolution française,de SophieWahnich,Textuel, «Petite encyclopédiecritique», 200p., 16 ¤.

Dossier

DIDIER FORRY/SAGAPHOTO

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CherchepèreDe l’Espagne, d’oùvient safamille, le petit Antoinene

savait, enfant,«que la tristes-se, le deuil de quelque chose

qu’il n’avait jamaispossédé etqui pourtant le hantait». Filsde réfugiés républicains, il a

grandi enFrance, à Bordeaux.Ledécèsbrutaldesamèreva

pousser le jeunehommeàpar-tir sur les tracesdesonpère,combattantanarchiste tué

durant l’été 1937–etqu’iln’apasconnu.Antoinefranchit lesPyrénéesetmènel’enquêteaucœurde l’Espagnefranquiste,

dans levillageoùs’estnouée latragédie.Plongéedans les

années1960, ce romaninitiati-que,d’unebelleet claireécritu-re, abordeavecsensibilité lesthèmesde lamémoire,de la

paternitéetdela transmis-

sion.pCatherine

SimonaLaRive

sombre del’Ebre,

de SergeLegrand-Vall,

Elytis, 176p., 18€.

Voyageurmagnétique

AuteuravecAndréBretondesChampsmagnétiques (1919),livre fondateurdumouve-ment surréaliste, PhilippeSoupault a étémêlé, sans

jamais se prendre au sérieux,à toutes les aventures

de son temps.Curiosité, désinvolture, liber-

té d’esprit, fraîcheur: toutenchantedans ces poèmes,

despremiers recueils (Westwe-go, 1922,Georgia, 1926)aux

Crépusculesdésabusés(1960-1971): «Tout est prêtpour l’oubli/qu’onappelle

l’éternité.» p

MoniquePetillonaPoèmes et poésies,de Philippe Soupault,

Grasset,« Les Cahiers rouges»,

304 p., 9,90 €.

AntidoteIls s’y sontmis à42: quatre

dizainesd’écrivains, et pasdesmoindres,pourproduire le

livrequi vientdeparaître sousle titrePenserpourmieux

rêver. Commechaqueannée,les éditionsChristianBour-goispublientunrecueil des

interventionsprononcéesaucoursdesAssises internationa-

lesdu roman,quiont lieuàLyon toutes lesdernières

semainesdemai.Organiséepar LeMondeet laVillaGillet,cettemanifestationpermetd’entendre lavoixd’auteursvenusdumondeentier. Lesthèmesabordés lors de l’édi-

tion2012donnentune idéedela richesse et de laplasticitéde

la littérature,mais aussidessurprisesquinaissentde son

croisementavecd’autresdisci-plines, laphilosophie, ou la

sociologie,par exemple.Cha-quevoixestdifférente, cha-

que textedonneunaperçudela réalité. Sur lavérité, la cor-ruption, lamémoire, le crimeou le sexe, cette lectureestunmagnifiqueantidote contrelespensées

plates. pRaphaëlle

RérolleaPenser pourmieux rêver,

Assises duroman,ChristianBourgois, 348p.,

10,15€

Sans oublier

CharlesDantzigfaitsaprofessionde(mauvaise) foiUneagaçantemais irrésistiblepromenadeparmilesgrandesœuvres

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

FlorentGeorgesco

Lorsqu’ona le talentvibrion-nant de Charles Dantzig,sonartde la formuleabrup-te, qui serait définitive s’il

ne fallait tout de suite en trouverune autre, fût-elle contradictoire,et qui par là semultiplie et multi-plie les couleurs, accroissantd’autant la vivacité du style ; lors-que ainsi on fait de l’écriture l’artexplosifdedonnerde lavieautex-te par tous les moyens disponi-bles, la mauvaise foi devient unenécessité vitale. Respirer large-ment,dégager le terrain, s’ébrouercomme il l’entend, quand il l’en-tend: la littérature est chez lui untravail de libération perpétuelle,où la capacité d’affirmer ce quedans d’autres circonstances ilaurait pu nier avec la mêmevigueur est unevertu cardinale.

D’où le léger agacement, mêléd’admirationpour lebriodéployé,qui s’attache à son nom lorsqu’ilfaitpartdesesidéessurlalittératu-re. Celui-ci s’était manifesté à lasortieduDictionnaireégoïstede lalittérature française (Grasset,2005). Il accompagnecelled’Apro-

pos des chefs-d’œuvre, bien que cenouvel essai se complaise moinsdans l’injustice provocante, quiétait, avec une belle réussite deton, l’objetmêmeduDictionnaire.Il s’agit ici, nonpasde classifier, dedistribuerbonsetmauvaispoints,mais d’étudier le concept de chef-d’œuvre. Traduire : de se donnerun nouveau prétexte pour se pro-mener parmi les livres, occupa-tiondontnotreauteurestunadep-te résolu, davantage qu’il n’aimepratiquerlathéorielittérairesysté-matique. Ce qui, du reste, suffiraità inciter tout amateurde liberté etd’éléganceà le suivre.

Esprit de paradoxeOn ne peut cependant lire sans

se cabrer un peu des phrases surl’«étroitesse d’esprit» deBaudelai-re, sur la «dégénérescence lubri-que» dans Ada ou l’Ardeur, deNabokov, ou sur l’«épaisseur» deFlaubertdansMadameBovary.Onne peut guère davantage lui don-ner entièrement raison lorsqu’ilrenvoie Céline à sa seule crapule-rie politique et morale, même si,pour le coup, il voit juste sur l’ab-surdité de distinguer un bon Céli-ne(avant-guerre)d’unCélineordu-rier (Occupation): «Son racisme aété jugé scandaleuxdèsMort à cré-dit (1936). Cequi l’a sauvéestqu’il aécritdes livrespires. Uneplusgran-

de horreur tend à effacer lesmoin-dresqui précèdent.»Quantà sa lis-te de chefs-d’œuvre, où personnene lui contestera la présence deSophocle, Shakespeare, Racine,Stendhal, TolstoïouRimbaud, cer-taines absences peuvent irriter, etd’autres présences paraître rele-ver, mettons, de l’esprit de para-doxe (il en faut pour préférer, parexemple,HenryAdams àDostoïe-vski).

Qu’importe, puisque les para-doxes sont une des clés du plaisirqu’onéprouvemalgrétoutàlesui-vre?L’essentielestailleurs,dans lemouvement,lerythme,le jaillisse-mentd’unepenséequiparaîts’im-proviser, et ne s’en montre queplus stimulante. De toute façon,aucune vérité, sur un tel sujet, nesaurait s’imposer sans de lassan-tes controverses. Il n’est pasmau-vais de trancher, y compris à l’em-porte-pièce. Ce qui reste, le besoinde juger ainsi assouvi, c’est unepassion pour les grandes œuvres,que Dantzig sait souvent expri-meravecunesimplicité,unesincé-rité convaincantes ; c’est unamour communicatif de la littéra-ture,dontil tireuneforcequiman-que à d’autres passages, plussinueux.«Lechef-d’œuvre,conqué-rant des territoires, élargit notredomaine. On le lit pour être (…)moins figé, moins racorni, moins

sec.Quialuestvaste.»Lapromena-de, qui a pu parmoments tenir delacavalcade,sefaitalorsenfindou-ce, méditative, envoûtante, et lelecteur, passé par les états les plusdivers, ne peut plus guère résister.

Sauf, bien entendu, à faire preuved’une certainemauvaise foi.p

Emilie Grangeray

AprèsDadeCityetLaCannedeVirginia (Actes Sud, 1996 et1998), Laurent Sagalovitschaeuuneidéequi,chezungar-çon déjà embarrassé de lui-même,pouvaitparaître sau-

grenue: il s’est inventéundouble,quel’onretrouve, dans ce troisième volet de sesaventures, débarquant à Tel-Aviv pourpartir à l’assautde la Terrepromise.

Simon Sagalovitsch a 30 ans et desangoissescalméesàgrandrenfortdewhis-ky et deXanax-Valium-Lexomil-Temesta,dontilconnaîtsurleboutdesdoigtslesdif-férences de composition et de durée d’ac-tion. A cette panoplie s’ajoutent un pèrequi n’a pas sonmot à dire, un frère se pre-nant pour la Banque populaire, une sœurdépressive et suicidaire, éminemmentdrôle et foncièrement sympathique,mal-grésescoucheriesavecungoyaussiintelli-gentque«ToubonetBayrou» réunis.Sansparler d’une mère forcément très juive,dontcedialogued’Unjuifencavaledit l’es-sentiel : « “Allô maman? – Oui. – C’estSimon, ton fils. Ça va? – Ça va.” J’ai raccro-ché. J’avais dûme tromperdenuméro.»

Ilyaaussi, lastbutnot least, sa trèssexypetite amie, la belle BataveMonika, qui, àdéfaut d’avoir encore appris à bien parlerle français, semble de plus en plus prochede son cher Simon. En tout cas, elle ne lelâchepas,malgré les diverses tribulationsqu’il lui impose.Ceuxquionteu la chancedelirelesdeuxpremierstomessesouvien-nent que Simon avait d’abord quitté laFrance, qu’il trouvait bien moisie, pourVancouver (Loin de quoi ?, Actes Sud,2005), avant de revenir dans cet Hexago-ne qu’il ne semble aimer que quand il enest loin et de finir, au milieu du vacarmedeshélicoptères, preneurd’otagesmalgré

lui à l’ambassaded’Israël à Paris (LaMéta-physiqueduhors-jeu, Actes Sud, 2011).

Puisqu’il était écrit que Simon auraitune existence littéraire brève (son créa-teur avait confié au Monde, en 2011 : « Jevais assassiner mon personnage. Sinon, jevaismeretrouver àécrireSimonàBagdad,Simon en Afghanistan…»), où mieuxqu’en Israël pouvait-il achever sa course?Mais ce voyage au pays du lait et dumielpromisàAbrahampar«l’AutreEmpotéunjour de beuverie métaphysique» réservebiendes surprises ànotrenarrateur.

Le ballon rond étant le seul dieu dont iltolère l’existence, il deviendra entraîneurd’une équipe de foot («Association sporti-ve des Français apatrides déportés enIsraël» est le nomqu’il décidededonner àsa bandede bras cassés). Il découvrira queTel-Aviv,malgré ses «avenues sordides delaideur, saturées d’immeubles déglin-gués», est une sorte de nouvelle Sodomeet Gomorrhe – drogue et sexe à volontésous un soleil indécent. Mieux encore, etplus inattendu: à Jérusalem, devant lemur des Lamentations, Simon lemécréantéprouverasoudainunetendres-se infinie pour tous ses «frères de sang».

Notre sombre héros en quête de sens,chez qui le questionnement métaphysi-que est aussi obsessionnel que le résultatd’unSaint-Etienne/PSG, et aussi incertain(quoique légèrement plus angoissant),semble soudain presque apaisé. Un senti-ment nouveau est apparu. « Je comprisque j’étais déjà venu ici, quemamémoire,aussi altérée fût-elle, se souvenait de cesmarches antiques quemes arrière-arrière-arrière-grands-parents avaient accom-plies depuis leur sortie d’Egypte.» Pas de

méprise : ce sentiment d’appartenance,cetteenviedesédentarité,commecescho-ses incongrues que sont la possibilité dubonheur et celle d’un rapprochementavec l’Autre Empoté resteront au condi-tionnel.

Ce juif errant des tempsmodernes, quia couru pendant trois livres derrière il nesavait trop quoi, un havre, une oasis, unparadis de livres pour enfant, a fait cettedécouverte inopinée qu’il était enfin arri-vé quelque part, et que ce quelque partétait chez lui. Empoté comme il l’est luiaussi, il ne trouvera peut-être pas lemoyendevivre longtemps sur cette Terrepromise.Mais, aumoins, il n’aurapas ratésa sortie d’Egypte, ni son échappée, àlaquellesesadmirateursserésoudrontdif-ficilement,horsde l’universirrésistibledeLaurent Sagalovitsch.p

Extrait

LaurentSagalovitschetsondouble,Simon,partentàl’assautdelaTerrepromise

Lejuiferrantposesesvalises

«Se pouvait-il que ce fût celaIsraël, ce pays prétendumentenguerre, cette terre pleine debruit et de fureur (…)?Oubien(…) la paix avait été signéeentre tous les pays de la terre,shalom, salamalekoum viensdansmes brasmon frère, tum’as tellementmanqué, oùétais-tupassé durant tous cessiècles, le fichuproblèmepales-tinienauquel plus personnenecomprenait rien n’avait plusde raisond’être, les territoiresd’être libérés, les colonies déco-lonisées, lesNationsuniesdésantisémitisées et les juifsdédiabolisés?»

Un juif en cavale, page21.

Apropos des chefs-d’œuvre,deCharlesDantzig,Grasset, 288p., 19,80¤

Laplage deMezizim,à Tel-Aviv.

JÖRG BRÜGGEMANN

Ce sentimentd’appartenance, cetteenvie de sédentaritéresteront au conditionnel

Un juif en cavale,de Laurent Sagalovitsch,Actes Sud, 272p., 19,80¤

Littérature Critiques4 0123Vendredi 15 février 2013

Page 15: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

Éditions de l’Olivier

JeffreyEugenidesLe romandu mariage

«C’est la subtilité de laconstruction et l’humourconstant de l’auteur qui fontla réussite de ce Romandu mariage. »Josyane Savigneau,Le Monde«L’auteur de Virgin Suicidesconvoque Roland Bartheset Jane Austen pour revisiterle triangle amoureux. »Laurent Binet, Marianne«Un remake de Jules et Jimtransposé dans l’universdrolatique de David Lodge. »André Clavel, L’Express«Un roman d’initiation– aux utopies et à la réalité,mais surtout à l’amouret à ce qui s’y dévoile de soi.»Nelly Kaprièlian,Les Inrockuptibles«Une réussite. Quel souffle,quelle capacité à rendrehaletantes les péripétiesles plus ordinaires ! »Alexis Liebaert, Le MagazineLittéraire«Remarquablement intelligentet infiniment séduisant ».Nathalie Crom, Télérama«Une œuvre inclassable,exigeante, d’une grande richessethématique et stylistique.»Bruno Corty, Le Figaro«Une éclatante réussite».Alexandre Fillon,Le Journal du Dimanche

Nils C.Ahl

Précisons-led’emblée:lafameu-se «langue des serpents» dontil est question dans ce livre (etjusqu’àson titre)n’estpas seu-lement la langue des serpents.Il s’agit en fait d’une lingua

franca archaïque. D’un latin vulgaire desforêtsprimitives,quipermettaitauxhom-mes et aux animaux de se comprendrepar sifflements. A l’époque où s’ouvre leroman d’Andrus Kivirähk, elle est cepen-dant déjà entrée en décadence. Elle n’aplusrienàvoiravec l’idiomeantédiluvienqu’entendaientaussi les insectes(avecquitouteconversationestdésormaisimpossi-ble). Les plus jeunes habitants de la forêtn’en connaissentplus que des rudiments,«quelquesmots parmi les plus courants etles plus simples, comme celui qui force unélan ou un chevreuil à s’approcher et à selaisser égorger, ou bien celui qui calme lesloups». Du serpent de cuisine, donc. Seuleexception, le jeune Leemet, instruit parson oncle. A sa mort, il devient le dernierhomme à savoir (vraiment) la langue desserpents. Le dernier représentant d’unmondeen trainde disparaître.

On l’aura compris, L’Homme qui savaitla langue des serpents n’est pas précisé-mentun romanréaliste. AndrusKivirähk,néen1970,vraiphénomènedela littératu-re estonienne contemporaine, situe sonintriguedansunMoyenAge fantaisiste.Atout prendre, il correspondrait à l’époquede la colonisation germanique de l’est delaBaltiqueetàsonévangélisation.Al’hori-zonpassentd’ailleursquelqueschevaliersallemandsquiémeuventtoutparticulière-mentlesjeunesfilles…Leresteestpluslou-foque. Dans le roman de Kivirähk, aprèsavoir longtemps résisté, les Estoniensépousent désormais le mode de vie«moderne» et la religion«universelle»del’envahisseur. Vivant autrefois dans unéden sylvestre, avecde la viande à tous lesrepas, ils quittent la forêtpour lesvillages,l’agriculture, le pain et le vin. A tel pointqu’à la naissance de Leemet il n’y a quasi-ment «plus personnedans la forêt». L’Aged’or estmoribond.

Comme aux meilleurs enterrements,on s’amuse beaucoup. Le premier grandtalent du jeune auteur estonien (et de sontraducteur français) est de faire rire desujets complexes, dans un contexte litté-raire peu évident, qu’on suppose bienplus explicite à Tallinn. Certes, on recon-

naîtdes figuresconnues, issuesdescontespopulairesallemandsouscandinaves,voi-red’une littératuremédiévaleetmodernecommune à toute l’Europe – mais le lec-teur français n’en devinera pas beaucoupplus.C’est sans importance, il s’enmoque.En effet, tout est ici d’une clarté et d’uneimmédiateté remarquable, comme si l’onse rendait compte qu’on parlait serpentsans le savoir. Cette autre lingua franca –celle du roman –, c’est son humour et sonironie.Unsensde la comédieetde l’imagetrès proche de la bande dessinée ou ducinéma d’animation. Anthropomorphis-me reptilien, anachronismes en veux-tuenvoilà,burlesquesansprévenir,exagéra-tions de tous ordres, héroïco-comique àtouslesétages:onmetaudéfi le lecteurdegarder son sérieux.

DimensionpamphlétaireL’Homme qui savait la langue des ser-

pents n’est pourtant pas réductible à unefarce de sous-bois ou une à pantalonnadeenpeaudebête.Ladésacralisationdel’his-toire et desmythes historiques estoniensdébouche sur un roman iconoclaste com-plexe, qui n’est pas exempt d’une dimen-sion pamphlétaire. Il est aussi le roman(absurde, certes) de formation de Leemet,son personnage principal, incapable detout à fait choisir entre l’ancienmonde et

le nouveau. Le jeune homme apprend àrelativiser et à se compromettre. La forêtet le village sont menacés par la mêmefolie : l’intégrisme des nostalgiques et leradicalisme des progressistes font égale-ment couler le sang. La grande maladiedeshommesdece livre,c’est«qu’ilsrêventd’une autre vie » (celle d’hier, celle dedemain,qu’importe),commelefaitremar-quer une vipère royale. L’identité ne vapasdesoi danscetteEstoniemédiévale,nidans celle d’aujourd’hui, dont les enjeux,les tensions, sont pastichés ici (commel’explique le traducteur, Jean-PierreMinaudier, dans son éclairantepostface).

En fait, L’Homme qui savait la languedes serpents est probablement l’un desmeilleurs romans contemporains de lasolitude.Car,assaillipar lemonde,Leemetdemeure seul. Ni samère, ni sesmeilleursamis (humainsou reptiles), ni les femmesdont il s’éprendne le comprennent. La find’un monde, c’est exactement cela, tristeet dérisoire – incompréhensible. Mer-veilleux dans tous les sens du terme. Al’imagedu talent d’AndrusKivirähk.p

Conteurprolixe,véritablephénomènedelalittératureestonienne,AndrusKivirähksigneunmerveilleuxroman

Lederniersifflement

Josyane Savigneau

Doris Lessing (prix Nobel2007) a construit uneœuvre plurielle, si diver-se qu’elle a plusieurs

types de lecteurs. Ceux qui aimentlemagnifiqueCarnetd’or, les livresquiramènentverscequiestaujour-d’hui leZimbabwe,naguère laRho-désie,oùelleapassésonenfance,etles romans provocateurs et pleinsd’humour comme Les Grand-mères. Ceux qui viennent vers ellepour sa veine fantastique, commela série Canopus dans Argo : Archi-ves, ses fables et ce qu’on pourraitappeler son écolo-mysticisme. Etpuis ceux qui aiment avant toutson style, sa poésie, son engage-ment,sonironiesurlasociété.L’His-toire du général Dann, paru en

2005 et traduit en français aujour-d’hui, s’adresse à ceux qui aimentlaDorisLessingvisionnaireetécolo-giste. Selon le Financial Times, c’estune «version nihiliste du Seigneurdes Anneaux avec un héros digned’unetragédiede Shakespeare».

Ce héros shakespearien, Dann,on l’avait déjà rencontrédansMaraet Dann (1999 et, en français, Flam-marion, 2001). Dann et sa sœurMara vivaient dans un mondedévasté par la sécheresse. Désor-mais, Dann est le général du «Cen-tre», une communauté qui survitdans un univers glacial, dans unpays et une région non identifiés.Mara s’est mariée, au désespoir deson frère, et elle est enceinte. Avantsonaccouchement,Danndécidedequitter leCentre etdemarcherversle nord et l’est. Il y connaît desamours éphémères, «substitutspour amours absentes», il prend lamesure du désastre écologique quia bouleversé la planète. Il est acca-blé.«Ilavaithontedesentirsansces-seautourdeluiunpassédontlespro-

diges d’intelligence et de richessedépassaientde loin ce qu’offrait sonépoque.Onseheurtaitàtoutinstantà cette réalité – il y a longtemps (…)c’étaitalors (…)Desgens, des villes etsurtout des connaissances désor-maisdisparues.»

MalmystérieuxQuand,aprèsdesannéesd’erran-

ce, Dann revient au Centre, ilapprend queMara n’a pas survécuà son accouchement et qu’il a unepetite-nièce, Tamar – instantané-ment, il la voit comme unemeur-trière, puisqu’elle a tué samère ennaissant. Et il tombe malade. Unmalmystérieux, liéà lanouvelledelamortde sa sœur. C’est lapartie laplus réussie et la plus émouvanteduroman,avecdebeauxpersonna-ges – et l’on connaît le sens dupor-trait de Doris Lessing. L’étrangeLéta,Griot, le jeunehommequin’aaimé personne, sauf Dann, Rafale,un chien que Dann a sauvé lors deson long voyage. Et finalementTamar, qui vivait loin du Centre

mais y vient. Dann la chérit, l’édu-que. Elle est comme la réincarna-tiondeMara,àlaquelleelleressem-ble tant. Dann, bien qu’il se soitmarié,n’a jamaisaiméqueMara.

Un jour pourtant, il faut quitterle Centre. Tamar, Dann, Griot etRafale, qui nepeut plusmarcher etauquel on a fabriqué une caissepour pouvoir l’emmener, traver-sent des lieux inondés et finissentpar arriver dans «une région mer-veilleuse». Toutefois, Dannest tou-jours inquiétant, trop calme par-fois, et soudain trop furieux, gar-dant«souscléunepartdelui-mêmequi désirait le détruire». Mais il saitassurer la prospérité du nouveaulieuqu’il habite et gouverne, Toun-dra, que certains «rêvent d’enva-hir». On ne sait rien de la suite, carDorisLessingne l’apasécrite.p

L’odysséedugénéralDannDans«MaraetDann», iln’étaitqu’unenfant.LehérosdeDorisLessingestderetour

Critiques Littérature

L’Histoiredu généralDann,deDoris Lessing, traduit del’anglaisparPhilippeGiraudon,Flammarion,400p., 22 ¤.

L’Hommequi savaitla languedes serpents,d’AndrusKivirähk, traduitde l’estonienpar Jean-PierreMinaudier,Attila, 422p., 23 ¤.

THIERRYMONTFORD

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Page 16: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

DéguisementinterditEnsemettantànudans«Messcènesprimitives»,NoëlHerpepoursuitl’aventurecommencéeaveclapublicationdeson«Journal»

BricePedrolettiPékin, correspondant

LiChengpengouladignitéduchroniqueur

Nils C.Ahl

Les textes s’écrivent dansl’écho et le mouvementde ceux qui les précè-dent: d’un livre, l’autre.Noël Herpe nous confir-me ce qui saute aux

yeuxdès les premières lignesde cenouveau livre: «Il est dans la conti-nuité du Journal en ruines» (Galli-mard, 2011). «J’avais envie de reve-nirà la formedu journal,dit-il, c’estune forme qui me convient – lacu-naire etmodeste. Jeme suis remis àécrire, demanière spontanée, peut-êtreplusapprofondie.»

En fait, iln’y reviendrapas tout àfait.Touten«approfondissant»unstyleaisémentreconnaissable,frag-mentaire et au fil de la plume, ilabandonnera ces nouvelles pagesde journal. «Il fallait peut-être enpasser par là», lâche-t-il, philoso-phe. Car tout son travail est fondésur une écriture continue «de lavérité»,qui joueaveclemodèledia-riste même quand, comme ici, ilfait undétour vers le récit autobio-graphique.LeJournalprimitifbour-geonne alors sous d’autres formes.Dans d’autres livres. Aujourd’hui,Mes scènes primitives et, en avril, leC’est l’homme – Journal d’un filminterdit (éditions Le Bord de l’eau).Toujours les mêmes obsessions, lemêmeton, lemême«je».

A l’origine, leprétextedes Scènesprimitives est «militant»: encoreunefoisle«décloisonnementducos-tume». Noël Herpe explique avecunpetitsourire:«Uneluttedonqui-chottesque pour que l’homme seréapproprie sa garde-robe, notam-ment le collant.»Unevéritableacti-vitéparallèlepourceprofesseur,cri-tiqueethistorienducinémarecon-nu, curieux depuis toujours de la«féminitévestimentaire».

Mes scènes primitives s’ouvrentavec le souvenir d’enfance desdéguisements interdits: «J’enfileles collants, les bodies de mamère.J’ai peur d’être surpris… Je creuse cesouvenir.De fil enaiguille,voilàquejeparledemongoûtpourlethéâtre,la mise en scène. De mon goût desautres, de l’autre sexe, de l’autretout court…» Il l’avoue avec unemoue sincère: «C’est venu un peucomme cela. Comme une suited’idées, des associations libres, sansvraiment de plan.» Il avoue avoirtentéd’imaginerunestructureplu-sieurs fois, mais en vain. On luirépondraitquelerythmesiparticu-lier de son écriture repose juste-ment sur cette absence. Quasi unjournal, en effet. Il fait quelquescoupes, gomme les accents trop«militants» de l’ouverture. Finale-ment,unechronologielieleschapi-tres: la sienne. Et rien de plus. «J’aibeaucoup de mal à retoucher à ceque j’ai écrit. C’est presque unesuperstition. Comme une archive:ce seraitmalhonnêtede corriger.»

PourlelecteurdesScènesprimiti-ves, le résultat paraît pourtant aus-

si élaboréquespontané.Le rapportest immédiat entre les deux théâ-tres du récit, entre les amours ina-bouties et lesmises en scèneman-quéesdesonnarrateur:l’entrelace-mentdesunesetdesautresestaus-sidélicieuxetcomplexequedéses-pérant. L’écrivain sourit : «Je suisbeaucoupplus heureuxdans l’ima-ginaire que dans le réel. J’aime lireMoïra de Julien Green ou Les Ami-tiés particulières de Roger Peyrefit-te mais dès qu’un garçon s’appro-che,jem’enfuis. J’aimeledésirdefic-tion, les débuts de fiction.» Il préci-se:«C’estaussicela, lesujetdulivre:le rêveen trainde se former.»

Lesmasques tombentLes préparatifs, les répétitions,

les rêveries préliminaires traver-sent ces Scènes primitives. Au théâ-tre ou dans la vie, le narrateur necessed’allerd’enthousiasmes(soli-taires) en déceptions (collectives) :«Dès que le rêve rencontre le réel, ilse dissout. Je cherche une altérité àl’intérieur de moi-même. Un rêve.Dès que les autres interviennent,celane vaplus.» Invariablement, ledésir et la scène échouent à perpé-tuer l’illusion. Les masques tom-

bentavecunsenscertaindugrotes-que et de la cruauté. L’autobiogra-phienaîtdecemoment,àl’articula-tiondelavéritéetdelafiction:«Lesembryons, les microfictions de lavie, lesmoments où elles se confon-dent avec le réel.» Un entre-deuxloin de l’autofiction, inscrit dansune traditionqui est celle de JulienGreenetd’AndréGide.Quienest laforme indécised’aujourd’hui.

Longtemps, c’est l’auteur quin’apas osé dire «je». Noël Herpe évi-tait à tout prix d’écrire pour lui-même: «J’ai publié des monogra-phies de Rohmer et de Guitry, j’ai

écrit pour Positif et Libération, j’aiparticipé à des colloques… Il s’agis-sait de se sublimer à travers unautre.Denepasemployerlapremiè-re personne alors qu’il n’était ques-tionqued’elle.»Puis, toutchange, ilyaquelquesannées.NoëlHerpenesait pas ce qui le libère soudain. Ilévoquelamortde JulienGreen,cel-le de son père, le temps qui passe:«C’est comme une écriture souter-rainequisefait jourd’unseulcoup…C’était un peu honteux, un peucaché, peut-être lié à la peur de par-ler de choses délicates… Aujour-d’hui, je n’ai aucune gêne à le faire.Ni à le faire lire à ma mère. J’enauraisétéincapableà25ou30ans.»

Comme ces Scènes primitives,son prochain film montrera «unpetit Noël» en train de mettre enscèneunepiècedethéâtre–LaTourde Nesle, d’Alexandre Dumas. «Lepetitgarçonquej’étaisestaussi loindemoi aujourd’hui que GabyMor-lay. A l’époque, je le détestais, maisaujourd’hui, je l’aime, ilm’intéresseparce qu’il est passé.» Il ajoute: «Jesuisducôtédecequin’estplus.»Par-ce qu’il n’y a rien demorbide danscette obsession de l’ancien et del’oublié, il semoquesoudainde lui-même: «Si, demain, tous les hom-mes se mettaient à porter des col-lants, je militerais pour qu’on nousrende l’époquedespantalons.»p

Messcènes primitives,deNoëlHerpe,Gallimard/L’Arbalète, 152 p., 19 ¤.

«ILYADESCHOSESque les gensdumondeentier savent,maisnous,nous les ignorons,oualorsnous faisons semblant.Ces chosesontpour caractèrecommunladignité», écrit LiChengpengdans la préfacede son livre, Lesgensdumonde entier le savent (Quan shijierenmindou zhidao, éd.NewStar). Un étran-gemot-valise, en anglais, sert d’épigraphe:SmILENCE. Le silence, avec le sourire.

Pourtant, Li Chengpeng,44ans, écrivain-blogueurengagé, l’undespluspopulairesdeChine,ne souritpas: la couverturemontresonvisage,undoigt sur les lèvres. Le recueilde sesbilletsdeblogde2009à2012 tisse lachroniquetragiqueetpathétiquede cetteChineoùunchefdevillagecontestataire finitdécapitésous les rouesd’uncamion,oùunefemmes’immolepar le feupour tenterdesauversa fabriquecondamnéeà ladémoli-tion,où lesautorités localesne trouvent riendemieuxqued’enterrer leswagonsd’unTGVaccidenté. Lepouvoir communistey estun«géantautiste, cloîtré», qui aoublié sapro-messeoriginellede«consulter le peuple».

Les essaisdeLiChengpeng, ex-journalistesportif, furentparmi les textes lespluséchan-gésdeChine lorsde leurdiffusionparWeibo,leTwitter chinois– selonunprocédéparticu-lier, quipermetd’attacherun texteentierautweet. Li Chengpenga6,7millionsd’abonnésà son fil demicrobloget 315millionsdevisi-teurs sur sonblog.Dans l’avant-proposdel’ouvrage, il relateune fablede laChineancienne:uncourtisanassassineun roipourprendresaplaceet exigede l’historiende lacourqu’il écriveque le souverainasuccombéà lamaladie. Le scribe refuse, l’usurpateur lefaitdoncexécuter. Son frère, qui le remplace,tient lui aussi àn’écrireque lavérité, et letyranordonnede l’occireà son tour.Ainsidesuite, leshistorienssontdécimés.

ParadoxeLiChengpenga longtempseupeurd’écri-

re, commehantépar cettehistoiredumal-heurqu’apporte le récit de lavérité. Il a tou-jourspeur,mais aumoinsa-t-il rassemblécescourteshistoires tiréesdesonblog.Dans lafable, le tyranse lasse, et ledernierde la lignéedes lettrés remplit samissionavantdequit-ter lepalais. Sur le chemin, il croiseunchroni-queurvenud’ailleursqui s’apprêteà son touràaffronter lamortpourpréserver l’Histoire.Cela luia appris, explique-t-il en référenceauxerrementsdes soixantedernièresannées,cequ’il advientquand les intellectuelsconsen-tentaumensonge,quandunenationentièreperd lamémoireouquanddes individusdénoncent leurspères: desdésastressansnom.Etpuis lapertede ladignitéetdu talent.

Peut-onimpunémentaujourd’huienChinetitiller ainsi les traversactuelsetanciensdurégimecommuniste, lesdérivessanglantesdumaoïsmeet leurs séquelles?C’est là tout leparadoxede laChined’aujour-d’hui,oùunauteur tel queLiChengpeng,quidoit sa célébritéà sonaudace,adûéviter leschausse-trappes. Il a choisiunéditeurcoura-geux«quinedonnepasuncentimed’avance,maisaumoinsconsentàgarder le textedanssonétat», a-t-il expliquésursonblog.Pour-tant, toutpeutarriver: la censurepostpublica-tionpeutproscrireaux librairiesdevendreunlivre, ou l’envoyeraupilon.Ouencore fein-drede tolérersa sortie, et sabotersapromo-tion.C’estcequi fut tenté–etéchoua.

AChengdu, savillenatale,premièreétapedesa tournée le 12janvier,Li Chengpengsevitinterdiredeprononcerunseulmotdevantses lecteurs. Il apparutà ses fansunmasquenoir sur labouche,vêtud’untee-shirtblancoùétait inscrit:«Jevousaime tous.» Il expli-quaensuite surWeiboque«tout cela [était]totalementcontraireà l’idéequ’[il avait]de ladignité. Ils sontdingues!»Lorsde la séanced’autographesàPékin,unnéomaoïste le gifla,unautre tentade luioffriruncouteau.ACan-ton,onprétextaunexerciceanti-incendiepour fermer lesbureauxdeTianya, la sociétéInternetquidevait l’accueillir. Puis lesautresvillesducircuitannulèrent touteactivitéparpeurde«troubles».

Mais, sur lablogosphère, lebuzz futprodi-gieux–desaffidésdu régimeontmêmecriéaucoupmonté. Le livre faitpartiedes troismeilleuresventesdumois, avecdes centainesdemilliersd’exemplairesécoulés. Le tyranqui tuait les scribesn’aqu’àbiense tenir. p

C’est d’actualité

AdmirablesnaïvetésetdétoursdélicieuxEndépitde l’ambiguï-tévolontairedesontitre, ce récit sincèreetdélicat sonnecom-meuneconfidence.Presquepaisible.Etenfaitdescènespri-mitives, il y abienuneétreinteque l’onfuitetque l’ontait,

mais surtoutdescouples (d’autrescou-ples)qui s’aiment.On lescroise, recroise,on lesdevineà l’arrière-plan,commeunélémentrécurrentet ironique.Le jeuneNoël, lui, reste seulavecsondésir. Le

transportamoureuxestoccupé: circu-lez.Avecsesvêtementsde femmes, seslecturesdésuètes,desmanières, il se tour-nevers le théâtre, litLaPetite Illustration,etmetenscènesespremièrespiècesoubliéesetpathétiques.

Qu’importe.C’estpar sonthéâtrequel’écrivaincommenceà lireMauriac,quisera l’unedesesprincipales inspirations.C’està caused’ungarçonqu’il réussitSciencesPo.Toutest affairedeprétexte.Riennesauraitêtresimpleetdirect.Atoutprendre,Messcènesprimitivesestun livred’admirablesnaïvetésetdedétoursdélicieux.Un livrequiprend le

temps,spontanémaisnonsansmanigan-ces.D’unepageà l’autre,d’unchapitreàl’autre, laplumehésite. Sauted’unsujetgraveàuneanecdote,de l’érotismeà lacomédie.Si cetteautobiographieprospè-re sur les«ruines»deson Journal (Galli-mard,2011),Messcènesprimitivesn’estniun journalniunessai. Le textesedéguisecommesonnarrateur, il se travestit.Comédie,digressionsavanteet confes-sionà la fois, le livrenebavarde jamais. Ilnesedéfilepas. Ilnousattend.pN.C.A.

Extrait

Noël Herpe en «Henri III»,extrait de la série «Quelle

histoire !», de la photographeAurore Bagarry. AURORE BAGARRY

Histoired’un livre

«C’est le hasardqui nous fitnous croi-serun soir, dansune rueduMarais oùj’auraispréférénepas le rencontrer.Aus-sitôt jedétournai la tête, et il passa sonchemin. Je nepusqu’entrevoir sonregardposé surmoi, ouplus exacte-ment sur lepersonnageque j’étais entrainde jouer. Car c’était le temps (bienloindes cols boutonnésdemes seizeans) où je commençaisà sortir dans laruedéguiséen rock star, affubléde la

panoplie laplusprovocantequi fût per-mise. Cette fois-là, jeportaisunpanta-lonblanc serréaumaximum,unepairede santiags rouges, de largesanneauxauxoreilles : j’imitais les couverturesdesmagazinesdehardos,mais avecquelquechosed’excessifquimedénon-çait commeun imposteur.Une sortedeMonsieurCoûturedémasqué (…). »

Messcènes primitives, p.70.

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LégendenoireL’Histoirea gardédupremier empereur chinois, Shihuangdi(259avantnotre ère-210), de la dynastiedesQin, une imagededictateur implacable, n’hésitantpas à sacrifier rivauxet intellec-tuels: avec le soutiendes légistespartisansd’unEtat fort, ilaurait brûlé les livrespourpouvoirunifier l’empireduMilieu.Dans sonouvrage LaRuineduQin, François Thierrydresseunportrait plusnuancéde cet empereur, qui reste surtout connuàl’étrangerpour sonmausolée, prèsdeXi’an, dans l’actuelnord-ouestde la Chine, oùont étédécouverts les guerriersde terrecuite. Battant enbrèche la légendenoired’undirigeantpara-noïaqueet brutal, l’auteurmontrequeShihuangdi a «parache-véuneœuvred’unificationcommencéebienavant lui par les sou-

verainsduQin». François Thierry, chargédesmon-naiesorientales audépartementdesmonnaies etmédaillesde la Bibliothèquenationalede France,s’appuiepour cela sur lesdernières découvertesarchéologiques.«LapériodeQin futmoinsune “révo-lution”, comme le disent certainsauteurs, qu’uneanti-queGrandeRévolution culturelle», juge-t-il. p

François BougonaLa ruineduQin.Ascension, triompheetmortdupremier empereurde Chine,de François Thierry, La Librairie Vuibert, 272p., 21,90 ¤

Violence et espace politiqueEn2010, GuillaumeSibertin-Blanc consacrait à L’Anti-ŒdipedeGillesDeleuze et de FelixGuattari (1972) un essai qui privilé-giait un anglemarxiste. Il poursuit dans lamêmevoie en trai-tant aujourd’huideMille plateaux, publiéhuit ans après L’Anti-Œdipe. SelonSibertin-Blanc, la penséepolitiquedeDeleuze etdeGuattari est une tentativepour réélaborerun certainnom-bredeproblèmes fondamentauxde la pensée contemporaine:

la forme-Etat, la questionde la souveraineté et dudroit, la questionde la guerre.

Cette savante etminutieuse étudeprendpour fildirecteur la questionde la place de la violencedansl’espacepolitique: violence de l’Etat, violencede lamachinede guerre, violence enfin d’une économie-mondedétruisant toute extériorité.Un exposépres-que systématiquede la penséepolitiquedeDeleuzeet deGuattari.p Jean-Paul ThomasaPolitiqueet Etat chezDeleuzeet Guattari,deGuillaume Sibertin-Blanc, PUF, «ActuelMarx», 248p., 25 ¤.

InfinimentprésentSuivredeux lignesdecrête, enquêted’une«œuvreunique», irra-diante: telleest la«guerre» intimequ’analyseGérardTitus-Car-mel,dansdes réflexionssur l’art, qui fontsuiteà sesNotesd’ate-lier (Plon, 1990).Un journal,nourripardesréférencesàdesécri-vainsetàdespeintres.Despassagesen italiquesoulignentundia-logueintérieur,néd’unedoublepratique.Carcepeintre,qui aexposéen2009laSuiteGrünewaldauCollègedesBernardins,atoujourstravailléencompagniedespoètes. Il a illustrédesrecueils,a suscitédes textesdeDerridaetdeBonnefoy.Cherchant«labeautédugeste», cetartiste,poèteetessayiste lui-même,seveutsurtout«infinimentprésent». pMoniquePetillonaLeHuitièmePli, ou le travail de beauté,deGérard Titus-Carmel, préface d’Yves Bonnefoy,Galilée, 264p., 24 ¤.

présente

Emmanuèle BernheimTout s’est bien passé« On peut souligner la vitalité, l’humour,la férocité de Tout s’est bien passé, récitsur la mort se renversant en récit sur la vie. »Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche

« Le récit littéraire et haletant d’une coursecontre la montre vers la mort. Un livre vital. »Olivia de Lamberterie, Elle

C.H

élie

©Gallim

ard

Sans oublier

Gilles Bastin

Les hommes et les femmes dontil est question dans ce livre ontvécu l’arrachement à soi-mêmedeceuxqui,entreterred’origineet pays d’adoption, emportentun trop gros bagage d’espoirs et

de traditions. Partis de Côte d’Ivoire, duSénégalouduMali, ilsont fait l’expériencedecette«viedivisée»àquoiconduit l’émi-gration,«reliésàunetraditionqu’ilsnepeu-vent pas poursuivre et en peine d’insertiondans le mainstream qui les rejette». LesociologueHugues Lagrange les a rencon-trés là où l’industrie et le logement socialles ont conduits: dans les cités du Val-de-Seine, àMantes-la-JolieouauxMureaux.

Les hommes d’abord ont été croisésdanslescafés.Ilsontconnul’exoderuralenAfrique avant de prendre la directionde laFranceet de ses foyersd’immigrés. Ce sontsouvent de faux célibataires, mariés aupays avec une femme que l’accès au loge-ment social leur permet un jour de fairevenirà leurscôtés.Ouvriersdursà la tâche,commeDemba, qui compte les années, etlesnaissances, au rythmedes chaînesd’as-semblagedeRenaultFlins:«Mariam,Idris-sa – R5; Awa, Demba, Coumba – Clio; Sallyet Habsatou – Twingo.» Ou travailleursplus intermittents comme Youssouf, arri-vé à la fin des années 1970.Marié au Séné-gal quelque temps plus tard, il n’a jamaisdemandéàsonépousedelerejoindre,dan-santdans les clubsduQuartier latin lanuitet coupant la tôlechezPeugeot le jour.

Les femmes ont suivi en France ceshommesqu’elles connaissaientàpeine, sipeu présents au domicile familial du faitdes rythmesdu travail posté et si souventenclins, selon Lagrange, à répondre par laviolence à tout désir d’émancipation.MiriamrêvaitdefinirsesétudesenFranceet ne s’était donnée qu’à cette condition.Ellene trouve le couragede quitter l’hom-me qui a trahi sa promesse et la frappequ’après des années. «Maintenant, c’esttonmariquidonnelesordres»,avaitpréve-nu son père. Ernestine, née en France auxMureaux, est reniée par sa propre familleparce qu’elle a eu avec un «Français», quila bat, un enfantmétis.

Ces destins familiaux, Hugues Lagran-ge les avait abordés dans son précédentlivre(LeDénidescultures,Seuil,2010)àtra-vers la statistique de l’échec scolaire et dela délinquance. Sa thèse avait paru provo-catrice: la surreprésentation des enfantsde familles africaines parmi les jeunesdélinquants et les enfants en situationd’échec scolaire s’expliqueraitpardes fac-teurs culturels, à commencer par le tradi-tionalismeautoritairedesfamillespatriar-

calesdu Sahel.Nombreuxfurent ceuxquireprochèrent alors à Lagrange de négligerd’autres explications, comme la taille desfratries,laségrégationurbaineouladiscri-mination dont sont victimes cesmigrants. En somme de «naturaliser»unequestion sociale.

Enreconstruisant ici –par le récitdeviecette fois – le «ménage sahélien» ou«l’éthosdes immigrés sahéliensduVal-de-Seine», Hugues Lagrange campe ferme-ment sur ses positions. Pourtant, on netrouverapasplusde justificationsscienti-fiques de ces choix d’interprétation dansce livrequedans leprécédent. Lagrangeseréfère très peu aux enquêtes menées ensciences sociales sur l’immigration et nedonnepasàsonlecteurdemoyensdecom-prendre le choix de la quinzaine de por-traits sur lesquels est appuyé le livre.

Récit personnelIl ne livre pas plus d’informations sur

saméthode,mettant en scène le plus sou-vent son désarroi et la difficulté qu’il y a à« faire parler un homme de lui-même»,mêlant souvent savoixà celle desperson-nes interrogées. Interprétant finalementtoujours les récits de vie dans le sens de la«mimesis déçue» des hommes et de l’ex-ploitation violente des femmes. Le destinde celles-ci, leur façon de s’emparer, mal-gré tout, de leur vie et dedéfendre celle deleurs enfants ne montrent-ils pas au

contraire la complexité des liens qu’ellesont noués avec leur entourage en France?Leurcapacitéà contourner leur«culture»que Lagrange renvoie souvent aux eth-nies des personnes interrogées – Haalpular, Soninké, etc.?

A lire ces descriptionsde trajets dans lavalléedelaSeineoù,pourLagrange,derriè-re les tronçons d’autoroute et les voies dechemin de fer, c’est «un morceau d’Afri-que qui palpite», ces portraits de femmes«mincescommedes lianes»oud’hommes«habités par la passion des Haal pular»,on réalise qu’Hugues Lagrange n’a pastant livréuneenquête sociologiquequ’unrécit personnel.

Le récit d’un «besoin de dépaysement»quelaviedecesimmigrésenFrancenesuf-fit pas à satisfaire.Aupoint que le sociolo-gue va poursuivre sa quête des culturesdéniées le long du fleuve Sénégal et dansses souvenirs d’enfance. « Je savais bien,reconnaît-il étrangement en décrivantson arrivée sur les bords de Seine, qu’aubout du chemin, je ne verrais ni les casespeules du Fouta ni les baraques en tôleonduléedes abordsdeDakar.»p

LesociologueHuguesLagrangedonneàentendrelesvoixd’immigrésenFranceetpoursuitsaquêtedesculturesafricaines

LeSahel le longdelaSeine

NicolasWeill

Faceàl’étrangetédumysticis-me (extases, transe extati-que, possession, convul-sions) ou à la violence du

fanatisme(fousdeDieu,terroristesceinturés d’explosifs), la tentationest toujours forte de réduire lesmanifestations de la vie religieuseàdespathologiespsychiques.

TelfutlecasdeJean-MartinChar-cot (1825-1893) et de sesdisciplesdelaSalpêtrièreàl’âged’ordel’anticlé-ricalisme et du positivisme. Poureux, la «grandehystérie» avait finipar fournir une grille d’explicationquasi universelle. Ainsi de Freud,danssesouvragessurl’âmecollecti-ve(Totemettabou,L’HommeMoïseet la religion monothéiste). Lui ne

voyaitdanslareligionquelesymp-tômede lanévroseobsessionnelle.

Tellen’estpaslapositiondesmaî-tresd’œuvredecetoriginalDiction-naire de psychologie et psychopa-thologie des religions. A côté d’unesoixantaine de collaborateurs, his-toriens, sociologues, psychanalys-tes,parmilesquelsElieWiesel,Emi-lePoulat,AlbertMemmi, Jean-Pier-reWinteretRogerDadoun,Stépha-ne Gumpper et Franklin Rauskysignent lamajoritédesentrées.

Connaissances et curiositésTous deux spécialistes de scien-

ceshumainesàl’universitédeStras-bourg, ilssesontefforcésd’éviter le« forçage réductionniste» et lesinterprétations univoques dansleur exposition du discours de lapsychologie scientifique appliquéà la religion. La tranche de tempschoisie (1775-1980) correspond àl’émergenced’undiscoursmédica-liséetuniversitairesur le religieux.

Ilyatoutefoisdanscettesommeune volonté manifeste de mettrequelque peu à distance la prise encharge rationalisée de la foi par lapsychopathologie. On est loinaujourd’hui du triomphalisme delaraisonoccidentale.Toutens’inté-ressant au croisement entre mala-die et religion,desdisciplines com-me l’ethnopsychiatrie savent criti-quer désormais l’ethnocentrismeet lamise en équivalence sansnuancedela folieetdelamystique.

De son côté, l’Eglise a tenté decontrer les sciences religieuses enrecourant au «discernement desesprits» : leséruptionsdefoliesreli-gieuses hors cadre seraient pourelle dues non à la maladie psychi-quemaisà l’emprisedudémon.

Diviséeendeuxparties,thémati-queetbiographique,cetteentrepri-se éditoriale charrie une masseimpressionnante de connaissan-ces et d’érudition. Elle ne dédaignepas les curiosités. On apprend ain-

si,aufildespages,quelesmédiumsn’entrentpasen lévitationparape-santeurmais par «effet de levier» ;que la révélation de Dieu au Sinaïpourrait avoir ses origines dans lechamanismeoudansuneexpérien-ce «enthéogénique» (hallucinogè-ne).Lamartyrologiefrayeiciaveclemasochisme et le messianismeavec la schizophrénie de ces sau-veursautoproclamés…

Même si on peut regretter quel-ques passages jargonnant, unemaquette qui ne facilite guère lalectureet lapart tropbelle laisséeàla psychanalyse, notamment laca-nienne, l’ensemble est réussi. Onreste quand même curieux de ceque la science du cerveau pourraavoir à nousdirede la foi.p

Quedefolies lareligiona-t-ellesuscitées!Undictionnaire fait lepointsur le lienentreétatsmorbidesetpassionsreligieuses

Critiques Essais

Dictionnaire de psychologieet psychopathologie desreligions, sous la directiondeStéphaneGumpper et FranklinRausky,Bayard, 1364p., 59¤.

EnTerreétrangère.Viesd’immigrésduSahelen Île-de-France,d’HuguesLagrange, Seuil, 348p., 21¤.Signalons, dumêmeauteur, la parutionenpoche, duDéni des cultures,Points, 370p., 8,50¤.

ANTOINE AGOUDJIAN

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LesFrançaissont-ilspessimistesdepuis1815? a16février-26mai:Mêmepaspeur! àMoulins(Allier)Dequoi les enfants ont-ils peur?De la vie, de lamort, de l’aban-don, de lanuit, peurdeDieu, peur duvide, de lamaladie, de lanouveauté, etc. LeMuséede l’illustration jeunessedeMoulinsexpose la centainedephotographies, créations typographiqueset textes conçuspar des jeunes endifficulté au cours d’ateliersartistiques conduits pendant trois anspar des plasticiens et desécrivains (TomiUngerer, Timothéede Fombelle, Boris Cyrulnik,MarieDesplechin,etc.) sous l’égidede l’associationEnvols d’en-fance. Le parcoursde la visite prévoit un théâtred’ombres et uncoin créationpour «illustrer ses peurs».www.mij.allier.fr

a20-26 février:De l’écrit à l’écranàParisCe cycle rassembledes films ayant pour spécificité d’être adap-tés de romans écrits par des auteurs belges francophones (Mar-guerite Yourcenar,Georges Simenon, BéatrixBeck, Charles deCoster,etc.). En ouverture seraprojeté L’assassinhabite au 21, lechef-d’œuvred’Henri-GeorgesClouzot (1942), d’après le romanéponymede Stanislas-AndréSteeman. Salle de cinémaduCen-treWallonie-Bruxelles, 46, rueQuincampoix, 75004Paris. De3¤ à 5¤[email protected]

a21février: rencontreavecHelenOyeyemiàParisLa romancière anglaise d’originenigériane, auteurduMisterFox, publiéparGalaade («LeMondedes livres» du8février),seraprésente à 19h30à la librairie Le Rideau rouge, 42, ruedeTorcy, 75018Paris.

CHAMPIONSdumondedupessi-misme–voilà cequenous som-mes.Cen’estpasnouveau: d’an-néeenannée, les sondages confir-ment.Nousvoyons l’avenir, disent-ils, demanièreplussombreque lesautrespaysd’Europe.NeparlezdoncpasauxFrançaisde leur éco-nomiedéveloppée, leurprotectionsociale, leurqualitédevie, de toutefaçon, ils broientdunoir.

MêmelesAfghanset les Ira-kienssemontrentplusoptimistessur leur avenirque leshabitantsdenotredoucecontrée!Quellesquesoient les circonstances,unemajeurepartiede lapopulationjugedésormaisque toutvamal. Etdéfinitivement: aujourd’huiestmauvais,demainserapire, ledéclinest inéluctable.Commesi lebonheur,dans l’Hexagone, étaitdevenuune idéeancienne.Maisdepuisquand?Etpourquoidonc?

Adéfautde solutiondéfinitive,sansdoute introuvable, le livrede

Jean-MariePaul contientdesélé-mentsde réponse inattendusetintéressants. Il proposeeneffetunepromenadephilosophico-litté-rairedans lagenèsedupessimis-meeuropéenauXIXesiècle,menéed’uneplume fluide et limpide.

UndégoûtparticulierEvidemment, ledésenchante-

mentest de tous les temps: lesAncienseurent leurspessimistes,lesModernesaussi.Mais lanais-sancedumondemoderne–avecsesvilles, sesusines, sapuissancetechnique, samassificationaccélé-rée– a fait naîtreundégoûtparti-culier,une formedemélancoliespécifique.Elle se repèreenAlle-magne,dès 1785:«Sonpropredes-tin lui paraissait enquelque sortenoyédans lamasse innombrable»,ditKarl PhilippMoritzde sonhéros,AntonReiser,qui lui ressem-ble commesonombre. Cettenoir-ceurdeviendraphilosophique

avecSchopenhauerouvonHart-mann, se retrouveraen Italie avecLeopardi, enEuropeduNordavecKierkegaardet Ibsen.

EnFrance, la situationdedépartfutdifférente.Nouseûmesd’abordlagrandeRévolution, sesexaltan-tesproclamations: lebonheurestune idéeneuveenEurope, la liber-té se conquiert, l’histoiren’estpasseulement laperpétuationde l’ab-surdeetdes larmes.Tout change,soutient Jean-MariePaul, en 1815:le rêvenapoléonienseclôt, lamonarchierevient, l’espoir s’étiole.

Peuàpeu,nosécrivains jugentlemondeodieux. Ils se convain-quent, euxaussi, queseul lepirearrive.DeChateaubriandàMus-set,de LecontedeLisle à Flaubert,deMallarméàHuysman, tousdisent, à leurmanière,quenotreprésentest devenu«uneoasisd’horreurdansundésertd’ennui»,selon lesmotsdeBaudelaire.

Ilya certesdesexceptions–

Michelet,Hugo–,maiscesvoixclai-ressemblentmoinspeserquecettemultituded’écrivainsd’humeursombrequiontcontinûmentdétes-té l’industrialisation,vomi lepro-grès, exécré lamodernité, refusél’histoire.Faut-ildoncenconclureque lesFrançaisde2013sontcham-pionsdupessimismeàcausedeleur littératureduXIXesiècle?Est-ceauxromanciersetauxpoètesquenousdevonscetteconsciencetenaceduvideambiantqui sembleaujourd’huinousdécalerdumon-de?A la racinede l’exceptionfran-çaise, faut-ilallercherchercemélancoliquedénide l’histoirequiahanté lepessimismelittéraire?

Il estdouteuxqu’onpuisserépondresimplement«oui» à cesquestions.Mais lesposerdonneàréfléchir, et cela suffit.p

Figures libres

MarielleMacéchercheuse en littérature et essayiste

Regardez-vousdanslepapier

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

«JE SUIS ENRELATION intimeavec les Rabson, que je n’ai jamaisvus. Je ne connais d’euxque leur ex-libris, une grande étiquettenoire et blanche collée dans la couverturedes livres qu’ils ontlégués à la bibliothèquede l’université. Je sais ce qui leur plaît, cequi les intéresse, ce qu’ils lisent, ce qu’ils ont acheté, rassemblé»…C’est par cetteméditation sur l’intimitéque l’onpeut avoiravecd’autres à travers les livresque Judith Schlanger ouvre sonrecueil d’essais critiques. Elle a en effet rencontré les Rabsondans les rayonnagesde la bibliothèquede Jérusalem (oùelle alongtempsenseigné la philosophie); les livres qu’ils ont léguésy sont dispersés, elle reconnaît leur cachet auhasard de ses lec-tures; parfois elle sait d’avance qu’elle va les croiser, devinantqu’ils ne serontpas absents de tel ou tel sujet, et si elle hésiteentreplusieurs ouvrages, elle tend à choisir celui qui est venud’eux, confiante en cesparcours tracéspar des inconnus. La fré-quentationdes livres nousdonne eneffet des familiaritésd’unordre assez particulier.

Les travauxde Judith Schlangerpoursuivent tousuneréflexion sur ce qu’il y a de sensible et d’ardent dans l’aventuredepenser. Ici ce sont les vies nichéesdans les livres que l’essayis-te dévoile : celle des lecteurs dont onpartage les obsessions, cel-le des auteursque l’onatteint audétourde leurs fables. Chaqueessai déploie l’originalitéd’une existence, et y éclaireunemoda-lité imprévisiblede la réalitéhumaine – la viedémentedeDoro-thyRichardson, la vie rythméedeVirginiaWoolf qui écrivaitdeshistoires lematin et des essais l’après-midi, la vie deMélièsfantasméepar sonbiographe, la carrière et les désirs deDreise-r…Voilà qui révèle combien les rapports que l’on entretientavec les livres sont personnels et vivants ; commeundestin, ilsrestent ouverts et incertains, aussi inachevés et incontrôlablesque les individus, et que la lecture.

«Plusieurs fois soi»La lectrice estmortelle, nousdit Judith Schlanger.Mortelle

c’est-à-dire vivante – singulière, empêtréedans le temps, chan-geante.Mais cette lectrice-là est aussi gagnéepar l’âge, elleconnaît l’amoncellementdesœuvres et des destinéespossi-bles, la surabondancedes idées et des souvenirs, elle se retour-ne sur les occasions saisies ou ratées. C’est pourquoi l’amitiéqu’elle a pour les livres, où se dépose tant depassé, lui pose «laseule questiongrave: comment, dansun temps fini, avec des for-ces limitées, comment conduire sapensée, sa vie intellectuelle?».

Cette réflexion surunevie secondéepar la lecture avance eneffet derrière la questiondu temps commeunbateauderrièresa voile. Philosophede lamémoire et de l’oubli, Judith Schlan-ger explore les feuilletages temporelsdenos identités, et c’estdans cette voie qu’on la suit le plus volontiers.Onest touchépar exemplepar ce récit des retrouvailles avec «unvieux filmd’avant-garde», revudansun cinémadéfraîchi deNewYork;oupar uneméditationsur un faux souvenir de lecture: JudithSchlanger a toujours gardé enmémoire le souvenir d’unpoè-me lu à 17 ans; son souvenir était faux,mais il a jouéun rôleirremplaçabledans le développementde sa pensée. Aujour-d’hui qu’elle relit ce poème, elle n’en reconnaît rien,mais voiten lui les années traversées – ce qui renden effet la relecturetroublante, c’est qu’en confrontantun lecteur aumêmebloc depages à des annéesde distance, elle instaureun face-à-faceentre«plusieurs fois soi». Onvieillit dans ses livres, on seprépa-re aussi beaucoupdepremières fois, et de lecture en lecture, larelationà soi-mêmeest toujours ébranlée. Ce n’est pas dans laglace qu’il faut se considérer, disait déjàMichaux: regardons-nous, et les tempsquinous traversent, dans le papier.p

L’alcooldesbravesLe feuilleton

Al’épreuve de la faim, de FrederickExley, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Emmanuelle et PhilippeAronson,Monsieur Toussaint Louverture, 320p., 22¤.Signalons,dumêmeauteur, la parutionenpocheduDernier Stadede la soif,10/18, 456p., 8,40¤.

Roger-Pol Droit

C’est à se demander parfois sicertaines œuvres littéraires,pour éclore et exister, necréent pas elles-mêmes sur ledos d’un écrivain les condi-tions de leur apparition. Il est

rareeneffetqu’ellessoignentleurhomme,qu’ellesluiménagentuneenfanceheureu-se puis un bonheur sans nuages dans unpalais jonché de pétales et de plumes afinqu’il enfante sereinement le roman duluxeetde l’insouciance.Bienplussouvent,elles se payent sur la bête. Il faut quel’auteurenbaveet,mieuxil échoueradansses entreprises, mieux cela vaudra pourson livre qui se nourrit de ses échecs, quitireprofit dudésastrede sa viepuis sepro-posenonsansprétentionderéhabilitercel-le-cid’un coup,d’être à la fois l’instrumentetlelieudelavengeanceetdurachat.Aprèstout, c’est lui qui doit rester ; qu’est-ce quele sacrifice d’un corps périssable et d’unequiétude de toute façon menacée? D’unevie entière d’infortunes et de désillusionsne demeure alors que cette ruinemagnifi-queouverteauxvisiteurs: le livre.

Tel est le sentiment que l’on éprouve enlisant les deux récits férocement autobio-graphiques de Frederick Exley (1929-1992),LeDernier Stadede la soif (1964), révélé auxlecteurs français en 2011 par les éditionsMonsieur Toussaint Louverture, et Al’épreuvedelafaim(1975),qu’ellesnousdon-nent aujourd’hui. Moins construit, plusdigressif encore que le premier, ce secondlivreestunegrandioseépopéede ladéglin-guealcoolique,de l’humiliation,de l’obses-sionsexuelleetde l’amourde la littérature.

Lechamplittéraireaméricainest irriguéparunfleuvedewhiskyetuntorrentàtrui-tes.FrederickExleyabeausevanterdedéte-nir un permis de pêche à jour, on le voitplus souvent flâner en zigzags sur les ber-gesdupremier.Mais,à l’inversedecertainsde ses pairs qui adoptent la pose de l’ivro-gneencroyantdumêmecoupprendrecel-ledugénie, il n’y a chezExleyaucunesortedecomplaisance.Aucontraire,uneextraor-dinaire jubilation dans l’autodestruction:«J’étais dans un état d’ébriété constant (…),même les “grands événements” tels BuzzAldrinetNeilArmstrongslalomantentrelescratèreslunairesmefaisaientautantd’effetque si ces gus étaient en train d’explorer lesmarécages du New Jersey.» Ou: «Quant àmesrapportsavecMarilyn,ilsserésumentàunmouchoir souillé caché sousmes chemi-sespropresdansmonplacard,que je ressor-tiraitoutàl’heurepourmepignolercommeun sauvage en regardant des photos d’elledansLife.»

La littérature américainemoderne pro-pose aux écrivains français une énigmeque ces derniers essaient de résoudre enlevant le coude vaillamment, mais sansautrerésultatquedeseruinerle foie:com-ment peut-on absorber de telles quantitésd’alcooletjouirpourautantd’unetellesan-

té littéraire et sexuelle? Si nous parve-nions à percer ce mystère, nul doute quenotrelittératureragaillardierepartiraitàlaconquêtedumonde.FrederickExley juste-mentne fanfaronneunpeuque sur le cha-pitre du sexe et, quand des sexologues seflattent d’avoir établi la prépondérancedela stimulation clitoridienne dans l’orgas-me féminin, il se moque de ces ingénus,car, écrit-il, «dans la bonne ville de Water-town, nous connaissions depuis toujoursl’existence du “berlingot” et savions qu’unhomme décidé à donner du plaisir à unefemmeatout intérêtàaborder ce ravissantpetit bougre avec un enthousiasme sincèreetdébridé».

Mais on aurait tort de croire que ce livreest constitué des élucubrations drolati-ques d’un pornosoûlographe: il n’est pasque cela. Il s’ouvre d’ailleurs sur la mortd’Edmund Wilson, écrivain et critiqueméconnu en Francemais admiré par tousles auteurs américains de sa génération.Fasciné lui-même par cette figure intimi-dante et revêche, Exley, qui vit non loin desamaisonenFloride,entreenrelationavecladernièreamiepuisavec la filledeWilsonauprétexted’écrire sanécrologie. L’auteur

travaille ses portraits à l’acide et le récit deleurs rapportsest irrésistible.

Cependant, les pages les plus révélatri-ces du livre sont consacrées à la rencontred’Exley avec la féministe Gloria Steinem,fondatrice du magazineMs. au début desannées 1970. Il se trouve des points com-muns avec elle et sollicite un entretien,prêt à feindrede l’intérêt pour sonengage-menttoutens’amusantàélaborerlesques-tions les plus machistes «du genre, préfé-rait-elle les produits pour toilette intimeaugoût de fraise ou de caramel, ou bien était-elle en faveur de la technique ancienne quiconsistait à utiliser du savon et de l’eauchaude?» Et, bien sûr, il imagine déjà«jouer lesHenryMilleravecelle».

La vraie rencontre sera tout autre, etExley, l’écrivain brutal, sarcastique et avi-né, ressemble soudain davantage à ce quesaphrasegénéreuserévèlepresquemalgrélui: un homme seul cherchant à rejoindreles autres et à sauver sa vie par l’écriture,constamment en proie à la peur: «Peur delabeautéetdela laideur,peurd’êtreaiméetdenepasl’être,peurdevivreetpeurdemou-rir…»Aumoins eut-il le couraged’écrire etd’atteler crânement à son œuvre lesdémonsricaneursacharnésà saperte.p

Chroniques

DuPessimisme,de Jean-MariePaul,Encremarine, 284p., 35¤.

La lectrice estmortelle,de Judith Schlanger,Circé, 154 p., 13 ¤.

Commentpeut-onabsorberde telles quantitésd’alcoolet jouir d’une telle santélittéraire et sexuelle?

EMILIANO PONZI

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Itinéraired’uncannibale

MonPoche

Condamnéà laprisonàperpétuitépour lemeurtrede 17 jeuneshommesde 1978à 1991, JeffreyDahmera été l’undespires serial killersde l’histoiredesEtats-Unis. Surnomméle «cannibaledeMilwaukee», il a été assassi-nédans sa cellule en 1994, battuàmortparunautredétenu.Avantdedevenirunmonstrepervers,Dahmera connuuneenfancesolitaire etténébreuseau coursde laquelle sondestin s’estpeuàpeuélaboré.C’estcette lenteetprogressivedescenteauxenfersqueretrace le dessinateurDerfBackderf, qui apassé sa scolaritédans lemêmecollègequeDahmer,non loind’Akron (Ohio), ville ducaoutchouc frappéepar la récession.Bac-kderf s’est concentré sur lapériodequi aprécédé sonpremiermeurtre.Dahmerest alors lepitrede sa classeetunenfant secret, délaissépar sesparents, luttant contredespulsionsmorbides. Journalistede formation,Backderfa épluché lesdossiersduFBI etest revenusurplacepour interro-gerd’anciensprofs et camaradesdeclasse. Empathiquemais jamais com-plaisant,dérangeantmaisnécessaire, sonrécit –portéparundessinévo-quant subtilement legraphismeundergrounddesannées 1970–plongedans les limbesde la foliehumaine. p Frédéric PotetaMonamiDahmer, deDerf Backderf. Cà et Là, 224p., 20 ¤.

Fictions,de Jorge Luis Borges, éditionGallimard, «Folio», 186p., 5,95 €.«J’AIDÉCOUVERTla littérature grâce auxpoches que j’achetaisauxbouquinistesdeMarseille, devant le lycée Thiers. Nousrevenionsd’Algérie etma famille était pauvre. Ellemedonnait1 francpar jour, et c’était le prix d’un livre depoche. Parmi tousceuxque j’ai lus, celui qui fut pourmoiune initiation à touspointsde vue fut Fictions, deBorges. Je l’ai trimballé partout etusé jusqu’à la corde et, au conservatoire, à 18 ans, j’ai lu la nou-velle la plus célèbre du recueil, «PierreMénard, auteurduQui-chotte». Elleme faisait hurler de rire. C’est la nouvelle la plusvertigineuse. «Tlön,Uqbar, Orbis Tertius», il s’agit d’un chef-d’œuvre absolu sur ce qu’est unebibliothèque. «Les Ruines cir-culaires» est la belle à lire et à dire. Ce que j’ai souvent fait enpublic, accompagnéd’unemusiqueoriginale commandéeàuncompositeur.Homèredes tempsmodernes, connaisseurdeslangues scandinaves anciennes, Borges, qui était superbementhabillé, a une élégance dans l’écriture lorsqu’il joue avec leslabyrinthesde la pensée. Cemonumentde vertigemétaphysi-queet d’humour, j’ai dû l’offrir à 500personnes. Borges fait par-tie demonpanthéonpersonnel avecHélèneCixous, JacquesDerrida,Dostoïevski, Shakespeare etKafka.»DanielMesguich est comédien et directeur du Conservatoire supérieurnational d’art dramatique

La poésie toute neuvede l’IliadeLe siège de Troie par les armées grecquesgagne en souffle épi-quegrâce à la nouvelle traductionde Jean-LouisBackès. Celle-cirafraîchit la langue en supprimantnobles périphrasesetexpressionsdésuètes. Le vers libre épouse subtilement le ryth-medes chants tout en conférantunemodernitéde style aupre-mier chef-d’œuvrede la littératureoccidentale. pM.S.aIliade d’Homère, traduit du grec par Jean-Louis Backès,Folio classique, 704p., 8,10 ¤

AprèsCuba,BernieenpleineguerrefroideRigueurhistorique,obsessiondudétail,romannoirethumour: lecocktailPhilipKerr

Le bourreaudeTreblinkaEn 1971, la journaliste britanniqueGitta Sereny (1921-2012) s’estentretenuependant six semaines avec Franz Stangl, anciencommandant en chef du campd’exterminationde Treblinka,débusquéauBrésil et condamnéàperpétuitépour sa responsa-bilité dans lemeurtrede 900000personnes. Puis elle aconfronté ses propos aux sources historiques et aux témoigna-ges de ceuxqui l’ont connu–membresde sa famille, ancienscollaborateursSS, rescapés des camps –, afinde corriger lesmensongesde son interlocuteur. Paru en 1974, ce livremagis-tral sur la banalité dumal est devenuun classique. pM.S.aAu fonddes ténèbres. Unbourreau parle : Franz Stangl,commandant deTreblinka, deGitta Sereny, traduit de l’anglais parColette Audry, Tallandier, coll. «Texto», 576p., 12 ¤.

p o l a r

Huitièmeetderniertomedelasagapouradosd’EoinColfer,traduitedans45languesetécouléeà24millionsd’exemplaires

ArtemisFowltournelapagede chevet

Macha Séry

Menace d’apocalypse surla planète Terre, duel àdistance entre ArtemisFowl et son ennemiejurée, la reine des fées,Opale Koboï… Avec

LeDernier Gardien, la star des romanspourados,EoinColfer,47ans,vientdemet-treunpointfinalauxaventuresd’ArtemisFowl, apparu pour la première fois en2001.«Jemesuisobligéàdireàtoutlemon-de que c’était la fin, sinon, j’aurais été fai-ble», s’amuse l’écrivain irlandais, heu-reux de tourner la page. Car ce qui étaitcensé tenir en une trilogie s’est étiré surhuit tomes. Soit un de plus que la saga deHarryPotter.

Chez Eoin Colfer, qui a puisé dans leslégendesdesonpays,pasdecaped’invisibi-lité ni de baguettemagique comme chez J.K.Rowling, mais une myriade de gadgetshigh-tech et un brassage peu convention-neldeféesetdemafieux,declonesetd’éco-logistes, d’industriels et de lutins. Destrolls,deselfes,desfarfadets,desgobelinsàen faire perdre la tête, y compris à l’auteurlui-même. «Heureusement que mon édi-teur veillait au grain, car ilm’est arrivé plu-sieurs fois de citer un protagoniste quej’avais zigouillé dans un tome précédent»,confie l’auteur,quia trouvé la juste formu-le pour résumer ses intrigues: «Die Hard[films d’action avec Bruce Willis] au paysdes fées. »

Davantage que l’hybridation de genre,entre la SF et la fantasy, mariage grâceauquelonvoyageaussibiendansletempsque dans l’espace, et que l’humour mor-dant dont fait preuve l’auteur, ce qui acontribué au succès planétaire de cettesaga traduite dans 45 langues et écoulée à24millions d’exemplaires est son héros,leditArtemisFowl,héritierd’unedynastiecriminelle.Unadolescent surdoué, inven-teur de génie, disposant d’un garde ducorps expert en arts martiaux. La primed’originalitédontpeutsetarguerEoinCol-fer tientdans le choixdece cyniquemani-

pulateur en lieu et place d’un pubère augrandcœur.«J’aime lesbadguys, avoue leromancier. Si je lis Peter Pan, l’un de meslivres préférés, je m’identifie au CapitaineCrochet.DansL’Ile au trésor, je prendspar-ti pour Long John Silver. Pareil pour Tintin.Il ne m’intéresse pas du tout. Je le trouveennuyeux. J’apprécie que les méchantstriomphentà l’occasion.»

Toutefois, au fil des ans, Artemis amûriet s’est humanisé. Ainsi a-t-ilmilité contrele réchauffement climatique et la destruc-tion des espèces. «De ce point de vue, c’estune sagade lamondialisation,estimeEoinColfer.Jetransmetsdansmeslivresmespré-occupations écologiques aux lecteurs. »Emballés par son univers, ceux-ci sont lesvrais gardiens du Temple. Ils animent desdizainesdesitesofficieuxet forumsdedis-cussion à travers le globe, maîtrisent l’al-

phabet gnomique inventé par l’auteur etlui écrivent des mails dans cette étrangepolice de caractères. «Lors d’un jeu téléviséau Royaume-Uni, un jeune candidat de“Mastermind” est tombé sur un question-

naire concernant Arte-mis Fowl. Il a obtenu8bonnes réponses sur10. Jen’enaidonnéque4», rigole encore cetancien instituteur ori-ginairedeWexford.

Longtemps retar-dée, la première adaptation cinématogra-phique d’Artemis Fowl sera réalisée en2014par uncompatrioted’EoinColfer, JimSheridan (My Left Foot, Au nom du père).L’écrivain s’est déjà attelé à une trilogiesteampunk (rétrofuturiste) qui se déroule-raàLondres, pendant l’èrevictorienne.p

Dans les poches

Comment ne pas accrocherà une intrigue qui démar-re, à la façon d’un romandeGrahamGreene,dans le

plus chic bordel de LaHavane, en1954, et s’achève quelques moisplus tard à Berlin-Est, commedansun livre de John le Carré? Entre-temps, le lecteur aura été àNewYork, à Minsk, à Paris et dansquelquescampssoviétiquesdepri-sonniersde guerre…Pour le septiè-me épisode des aventures de sonhéros,lecommissaireberlinoisBer-nhardGunther, alias Bernie, PhilipKerr ne déroge pas aux règles quiont assuré le succès d’une sériedémarrée au début des années1990 avec La Trilogie berlinoise :entremêler réalité et fiction dansun cocktail de rigueur historique,d’obsession du détail, de romannoiret d’humour.

Hanté par l’arrivée au pouvoirdes nazis en Allemagne, l’écrivainanglais a inventé un policier douémaisdésabusé,plutôtsocial-démo-crate, en tout cas antifasciste,maisque les circonstances ont amené àdevenir un officier SS… Bernie estun drôle de type. Individualiste.Légèrement cynique. Amateur de

jolies chicas. Ne portant pas Hitlerdans son cœur. Et se méfiant desstaliniens. En 1933, à l’arrivée desnazis au pouvoir, il a quitté la poli-ce pour devenir détective privé.Heydrich, le chefde laSS, l’a réinté-gré de force en 1938 dans la «Kri-po» (Kriminalpolizei), une desbranchesde laGestapo.

Vert-de-gris raconte sa traverséedelaguerreetlesdixannéessuivan-tes, oùAméricains, Françaiset Rus-sescherchentà luisoutirerdesren-seignements sur Erich Mielke, unmilitant communiste berlinoisqu’ilacroisédenombreusesfois.Etc’est en cela que le roman de Kerrtientdufascinant,carMielkearéel-lement existé et fut le redoutépatron de la Stasi, la police secrèted’Allemagnedel’Est, jusqu’àlachu-tedumurdeBerlin…

Impossible d’en dire plus surune intriguepleinede chausse-tra-pessansrisquerde ladéflorer.Tou-jours est-il que, grâce à ses inces-santsva-et-viententreréalitéet fic-tion,PhilipKerr réussit cette fois-cile tour de force de nous donner àvoirde l’intérieur lapériode laplussombrede laGuerreFroide.p

YannPlougastel

B D

j e u n e s s e

Daniel Mesguichcomédien

Vert-de-gris,dePhilipKerr,traduit de l’anglaispar PhilippeBonnet,Editions duMasque,450p., 22 ¤.

Mélangedesgenres

LeDernierGardien,d’EoinColfer,traduit de l’anglaispar Jean-FrançoisMénard,Gallimard Jeunesse,400p., 18,30¤.

PLAINPICTURE/DESIGN PICS

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Page 20: Supplément Le Monde des livres 2013.02.15

FlorenceNoiville

Quoi de plus naturel pour unécrivain que de commenterson dernier ouvrage dans leslocaux de son éditeur? AmosOz s’en étonne pourtant. Com-mesi, à ybien réfléchir, il trou-

vait cela étrange. Incongru. «Regardez-moi,dit-il. Je suisassisdevantvous,danscesalon de Gallimard, entouré de livres etvous parlant des miens. Quelle ironie dusort, quand j’y pense… Je veuxdire, c’est tel-lement contraire à…»

Aquoi?Ases rêvesde jadis.Dansunan,Oz aura vécu trois quarts de siècle. A prèsde 75 ans, il est unanimement considérécomme l’écrivain israélien le plus impor-tant de sa génération. Tant pour sonœuvre de fiction ou de souvenirs – MonMichaël, Toucher l’eau, toucher le vent,Une histoire d’amour et de ténèbres (Galli-mard, 1995, 1997, 2004) – que pour sesessaisengagésenfaveurdelapaix–Aidez-nous à divorcer ! ou Comment guérir unfanatique (Gallimard,2004et2006).Maisjustement. C’est peut-être cette impres-sion d’accomplissement qui le pousseaujourd’hui à regarder en arrière. Et l’iro-nie du sort, c’est que, dans sa jeunesse,Amos Oz aurait tout donné pour… ne pas«finir» écrivain!

«C’est même pire que ça, raconte-t-il. Al’époque, j’avais quitté la maison pourm’enfuir au kibboutz. J’étais en rébellioncontremonpère. Je détestais ce qu’il incar-nait. Pendant longtemps, j’ai voulu êtreson exact contraire. Il votait conservateur,j’étais socialiste. Il pensait que la terre d’Is-raël n’appartenait qu’aux juifs, je voulaismebattrepour lapartageravec les Palesti-niens. Il étaitpetit, je voulaisdevenirgrand– ça, je vous l’accorde, ça n’a pas du toutmarché! Enfin, mon père était un intellec-tuel et j’avais décidé de devenir… conduc-teur de camions.»

Conducteurdecamions?Vraiment?Deses yeux clairs, Oz observe malicieuse-ment son interlocuteur par-dessus sa tas-se de café. «Oui, vraiment… Mais, aprèsquelque temps, j’ai déchanté. Les gars dukibboutz étaient bronzés et costauds. Moi,le citadin, le pâlot, le gringalet, je n’étaispas bon à grand-chose.» Il admet que lesfilles, par ailleurs, l’ont rapidement acca-paré. «Pour les épater, je me suis mis àinventer des histoires. A en écrire aussi.»Conduire ou séduire, il faut parfois choi-sir. C’est ainsi que la fiction a détrôné lescamions. C’est ainsi qu’AmosOz est deve-nu écrivain.

Decetépisode, legrandauteur israélientireaujourd’huideux leçons. Lapremière,c’est que «toutes les rébellions sont vouéesà l’échec». La seconde, que le milieu closdukibboutzestunformidable laboratoire

pour étudier les passions, les faiblesses etles désirs humains. «Bien sûr que je mesuis servi de mon expérience de kibboutz-nik pour écrire Entre nous, dit-il. Mais lekibboutz n’est qu’un prétexte. Ce quim’in-téressedansce livre,commed’ailleursdansune grande partie de mon œuvre, ce sontdeschosestrèscomplexesettrèssimples.Lesentiment dumanque, de la perte, la peurde lamort, l’isolement, la solitude.»

Onatortdedirequ’AmosOzestunécri-vain. Il est en fait, tel Janus,deuxécrivainsà la fois. Il y ad’abord l’intellectuelengagé,celuidont les essais, lesarticlesetunepar-tie des livres – dont La Boîte noire (Cal-mann-Lévy, 1987, puis Gallimard, 1994) –abordelaquestionduconflitisraélo-pales-tinien et du combat contre les extrémis-mes.Mais il yaaussi–moinsvisible,peut-être? – un Amos Oz poète de l’intime, duquotidien, de la vie minuscule. Celui-làmêmequi, assisdevantnousdans le salonde Gallimard, raconte sa jeunesse, sesvrais-fauxrêvesdecamionneur,sesdéboi-res avec les filles… Et qui, sans cesserevient à cette «solitude incurable» quihante ses héros dans leurs kibboutz,depuis Terres du chacal (Stock, 1965) jus-qu’à Entre amis, en passant par Ailleurspeut-être (Gallimard, 1966). «Pensez à lapeinture de Raphaël au plafond de la cha-pelle Sixtine, dit-il. C’est ainsi que je voismes personnages. Ils tendent la main l’unvers l’autre. Leurs doigts s’effleurent pres-que,mais ne se rejoignent jamais.»

Oh,ilnes’enfautpasdebeaucoup.Quel-quesmillimètres, à peine.Mais le fait est :

les personnages d’Amos Oz ont beau serapprocher, ils ne se touchent pas. Ne seretrouvent pas. L’écrivain ne croirait-ilpas à cette autre «chose très complexe ettrès simple» que l’on appelle l’amour?«Vous avez raison, dit-il, j’écris beaucoupsur l’amour, mais d’une façon non senti-mentale. Parce que l’amour, voyez-vous,n’est pas toujours un cadeau. C’est mêmeparfois unobstacle dans l’existence.»

Que veut-il dire par là ? Que l’on seméprend gravement sur l’amour. «Un demes illustres compatriotes, Jésus, croyaiten l’amour universel. Comme DavidDagan, l’undemes personnages, il pensaitque tout un chacun, s’il veut bien s’en don-ner lapeine, doit parvenir àaimer sonpro-chain. Il avait tort. L’amour est une denréerare. Je le montre dans nombre de meslivres, aucun de nous ne peut aimer vrai-ment plus de cinq ou six personnes. Sur cesujet, Jésus en demande trop!»

Il y a encoreunsilenceamusé.AmosOzpoursuit intérieurement le fil de sa pen-sée. «Encore une fois, Jésus ne dit pas :soyez justes les uns envers les autres. Ou:soyez respectueux les uns des autres. Il dit :

aimez-vous les uns les autres.Or je n’ai pasbesoin d’aimer mon ennemi. Ce que jeveux, c’est vivre en paix avec lui, c’est tout.Vous souvenez-vous du vieux slogan desannées 1960, “Faites l’amour, pas la guer-re”? Eh bien, j’en ai inventé un autre: “Fai-tes la paix, pas l’amour”.»

La paix. La paix maintenant. N’est-cepas le nom du mouvement en faveur dedeux Etats – palestinien et israélien –

qu’AmosOz a justement contribué àfonder en 1978?Quel bilan en fait-il?Est-il déçu? «Forcément.» Mais ilcroit encore en une paix possible.«Contrairement à l’amour universel,la paix, elle, reste un objectif accessi-ble. Il faut justeunpeudepatience…»

Quant à Israël, c’est pour lui unautresujetde«légèredéception».Par-ce qu’Israël, dit-il, est « l’aboutisse-

ment d’un rêve. Et que tous les rêves deve-nus réalité sont, par essence, décevants. Ilen vademêmedans tous les domaines, unvoyage à l’étranger, un roman ou même,pourquoipas,un fantasmesexuel. La seulemanière de garder un rêve intact, ce seraitde ne jamais essayer de le réaliser…». Onvoudrait savoir comment il voit l’avenir.Mais il met fin, très courtoisement, à laparenthèse politique. C’est manifeste-ment leOzsensiblequiveuts’exprimercejour-là.«On revient à la littérature?»

Onrevientàlalittérature.Alui.Auxsou-venirs. A nouveau, la conversation roulesurl’enfance.Sursonpère,quiavaitquittélaLituanieen1933etparlait 11 langues.Sursamèrequi, dans lesannées 1940, refusaitque son fils apprenne une autre langueque l’hébreu – «parce que, disait-elle, sij’apprenais une langue européenne, jeserais attiré par l’Europe et pris dans lesrets de ce continentmortifère».

Sur luienfin, lepetitAmos, l’enfantuni-que, souvent contraint de suivre sesparents sans broncher dans d’innombra-bles cafés de Jérusalem. S’il était patient,on lui promettait une glace. «Pendantqu’ils parlaient entre adultes, pour ne pasmourird’ennui, j’avaisdéveloppéunestra-tégie», se souvient-il. A nouveau son œilbrille. «J’étudiais les expressions, le langa-ge du corps, les vêtements, et même leschaussures de ces grandes personnes. Sur-tout les chaussures, d’ailleurs… C’est fou cequ’elles nous disent sur leur propriétaire.S’il est frimeur ou discret, pauvre oum’as-tu-vu…Sérieusement, jevousrecommandecepetit jeu,dit-il.C’est unexercice très drô-le, très instructif,etquipeutvousrapporter

une glace ! Encore aujourd’hui, plutôt quede lire un mauvais journal, je le pratiquechez le dentiste oudans les aéroports. Bref,à force de tout observer, j’ai fini par memuer en un véritable petit espion. C’estcomme ça, voyez-vous, que je suis devenuécrivain!»

De la chaussureà l’écriture,n’y aurait-ildoncqu’unpas?Onjetteuncoupd’œildis-cret à ses souliers noirs….Hélas, ce jour-là,lesmocassinsd’Ozrestentdésespérémentmuets.p

AmosOz

EntreAmis,d’AmosOz,traduit de l’hébreupar Sylvie Cohen,Gallimard, 160p., 17,50¤Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochede La TroisièmeSphère, Folio , 432 p., 7,50¤

Onconnaît l’intellectuelengagépour lapaix.Moinslepoètedel’intime.Celuiqui,danscerecueildenouvelles, raconte lavieaukibboutz,dutempsoùilvoulaitdevenircamionneur

Lemocassind’Oz

Extrait

Rencontre

«L’amour, voyez-vous,n’est pas toujoursun cadeau. C’estmêmeparfois un obstacledans l’existence»

Dates

«Il tira lemanuel d’arabeniveauavancé de sous sa vesteélimée, bien décidé à le lancersur la table si fort que les peti-tes cuillères tinteraient dansles tasses. Auderniermoment,il se ravisa et le posa tout dou-cement, de peur d’abîmer lelivre (…). En se dirigeant vers lasortie, il surprit le regardnavréque sa fille fixait sur lui alorsqu’assis sur une chaise (…), samoustache striée de gris soi-gneusement taillée, sonmeilleurami le considéraitd’unœil indulgent, apitoyé etironique.Nahumse rua têtebaissée vers la porte commepour l’enfoncer. Au lieu de laclaquerderrière lui, il la refer-ma sans bruit, à croire qu’ilcraignait d’en endommagerlesmontants. Ses lunettesétaient constellées de gouttesd’eau. Il ferma le dernier bou-tonde sa veste et pressa étroite-ment le bras sur sa poitrine,commesi le livre s’y trouvaittoujours. Il commençait à fairenuit.»

Entreamis, p.51

Seulentretous

1939AmosKlausnernaîtà Jérusalem

1951 Samère se suicide alorsqu’il a 12 ans

1954 Il rejoint le kibboutzHouldaet adopte le nomde «Oz» qui signifie«force» enhébreu

1965Les Terres du chacal (Stock)

1987 LaBoîte noire (Calmann-Lévy,prix Femina étranger)

2003Unehistoired’amouret de ténèbres (Gallimard)

2004Aidez-nousà divorcer!Israël-Palestine,deuxEtatsmaintenant (Gallimard)

2007Prix Prince desAsturies

LESAMÉRICAINSont une expressionpour dire cela.Ce sontdes «noveling stories». Des histoires distinc-tes – des nouvelles –mais où l’on retrouve lesmêmespersonnagesde récit en récit, de sorte que lelivrepeut finalement se lire commeun roman.

Telle est la formeadoptéepar AmosOzpour cetouvrage.David, le professeur-séducteur, la jeuneEdnaqui tombe sous son charme, sonpèreNahum,qui enrage intérieurement, Tsvi, que l’on surnom-me l’«angede lamort» parce qu’il est le premierinforméde tous les décès,Moshe, qui voudrait allervoir sonpère après le travail obligatoire, ou encoreYoav, qui se sent irrésistiblementprochede la belleNinaquand il la croise lors de ses rondesnocturnes:il s’agit des protagonistesde ces huit récits qui, ensomme, ressemblentunpeu à deshistoires defamille.

Car, dans le kibboutzoù elles se déroulent,«toutn’est pas rose»,mais les êtres sont soudés. En appa-rence…En réalité, la soif d’inconnu, l’appel dudésert, les tensions diverses ou les attirances ina-vouables enferment chacundansune solitude sansremède.

FaussementsimplesLes aspirations individuelles contre la commu-

nauté et ses normes, voici au fond le vrai sujet, par-faitementuniversel, de ce recueil. Commecelle quidonne son titre à l’ensemble, certainesde ces histoi-res sont inoubliables. Elles disent le poids de la vieet la brûluredes passions. Elles sont profondes sansenavoir l’air.Minutieusement ciselées et fausse-ment simples.Dugrand travail de styliste.p

Fl. N.

HANNAH ASSOULINE/OPALE

10 0123Vendredi 15 février 2013