supplément le monde des livres 2013.03.22

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Istrati, le révolté du siècle prière d’insérer Carnaval roumain Norman Manea, grand écrivain né en Roumanie et exilé aux Etats-Unis, dresse dans « La Cinquième Impossibilité » un état lucide et ironique de la littérature et de l’époque Jean Birnbaum S elon Marx, les grands événe- ments historiques se pré- sentent une première fois sous forme de tragédie puis se répètent sous forme de comédie ; dans l’histoire contemporaine, écrit Norman Manea dans son roman La Tanière (Seuil, 2011), c’est l’inverse : la farce précède la tragédie. Et c’est dans cette « carnavali- sation » de la vie que réside, pour l’écri- vain roumain, la « cinquième impossi- bilité » de l’écriture qui donne son titre à cet essai. Une impossibilité qui s’ajoute aux quatre énoncées par Kaf- ka : impossibilité de ne pas écrire, d’écrire en allemand, d’écrire dans une autre langue et d’écrire tout court. Existe-t-il un moyen de surmonter ces impossibilités ? Passionné, lucide, auto-ironique, ce livre est une tenta- tive de réponse à cette question qui, depuis un siècle au moins, constitue le trou noir autour duquel tourne la litté- rature. Certes, Kafka pensait surtout à l’écrivain juif de la Mitteleuropa, mais la condition juive est exemplairement universelle, c’est celle de l’exil – et de l’écriture dans l’exil – qui de plus en plus concerne l’humanité entière. Profondément humain, éloigné par son ironie de toute thèse retentis- sante, Manea a su transformer le blo- cage, l’aphasie, la Babel – l’impossibi- lité, donc – en force créatrice ; il a su transformer le désert en un sentier qui le traverse et qui certes ne permet pas d’atteindre la Terre promise, la vraie vie, mais qui est aujourd’hui le seul parcours envisageable dans l’absur- dité du monde. Dès notre première rencontre, qui marqua le début d’une profonde amitié, nous avons com- mencé à parler de l’exil, de son aridité, mais aussi de ses mystérieuses et imprévisibles veines d’eau – cette eau qui devient l’encre de l’écriture. Né en 1936 en Bucovine, installé à New York depuis 1986, Manea m’a sou- vent dit que l’exil exprimait « l’essence même de son individualité ». C’est qu’il en a souvent fait l’expérience : de la déportation dans un camp en Trans- nistrie (d’où, comme il l’écrit, il est sorti « vieillard à l’âge de 9 ans »l’exil intérieur dans la société perver- tie par le totalitarisme de la Roumanie satrapico-communiste, et jusqu’au départ pour les Etats-Unis, « libéra- teur » certes, mais qui reste tout de même une amputation, au moins lin- guistique, un exode de cette patrie que constitue pour l’écrivain, à de rares exceptions près, sa langue. L’exil peut être létal, mais il peut être aussi créateur. Il s’identifie à la vie car, écrit Manea, « il commence au moment même où nous quittons le pla- centa maternel ». La sortie de chaque phase de l’existence, de l’enfance ou de la jeunesse, est un nouvel exil. L’exil est aussi générateur de littéra- ture, souvent même de grande litté- rature, comme le montrent nombre d’écrivains étudiés dans ce livre – Celan, Sábato, Ionesco… Manea lui- même définit son écriture comme un « résultat du déracinement ». Un déra- cinement qui l’oblige à « habiter dans les fissures » de la réalité, à perdre un sol mais à le remplacer par la parole. De ces fissures sont nés ses grands livres, parmi lesquels Le Bonheur obli- gatoire (Albin Michel), L’Heure exacte, L’Enveloppe noire, Le Retour du hooli- gan, Les Clowns : le dictateur et l’artiste (tous au Seuil). La Cinquième Impossi- bilité nous fait rencontrer d’autres habitants de ces fissures, d’autres écri- vains qui, tels les escargots, portent leur maison sur le dos. En parlant de Philip Roth comme de Saul Bellow ou de Kafka, Manea aborde et éclaire les thèmes fonda- mentaux de la littérature contempo- raine et du désert qu’elle continue, un peu partout, de traverser : souffrance et tricherie inhérentes à tout départ, Dada devenu réalité globale, simplifi- cation envahissante qui étouffe toute créativité, déchirure des écrivains qui s’expriment dans une mère-langue perdue ou dans une autre qui ne s’identifie pas à la leur ou, plus tragi- quement, dans une mère-langue qui est celle des assassins de leur mère, comme ce fut le cas pour Celan. Est-il possible d’écrire après Aus- chwitz, d’exprimer l’inexprimable ? Il y a un autre obstacle, que Kafka à son époque ne pouvait pas connaître : « Dans le grand marché libre et carna- valesque du monde d’aujourd’hui – c’est Manea qui parle –, seul semble audible ce qui est scandaleux, mais rien n’est assez scandaleux pour deve- nir mémorable. » Telle est la cinquième impossibilité que l’écrivain affronte sans l’es- quiver, faisant – avec ironie et auto-ironie, mais avec achar- nement – de la conscience de cette farce, de cette mascara- de vulgaire et aliénante, une forme ultime de résistance humaine. Même s’il sait bien que, dans le cirque universel, l’exil lui- même peut devenir un simple slogan publicitaire. Comme il est dit ironique- ment dans La Tanière : « Exilés de tous les pays, unissez-vous ! » p Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau 8 aLe feuilleton Eric Chevillard prend de l’âge avec Gudbergur Bergsson 67 Barcelone, ville invitée aCritiques Imma Monsó, Miquel de Palol aEnquête Capitale catalane, capitale du polar 11 aRencontre Gilles Leroy, au plus près de lui-même 15 La littérature roumaine à l’honneur et aussi aCritiques Gabriela Adamesteanu, Razvan Radulescu, Lucian Dan Teodorovici, Radu Aldulescu aTraversée Le passé trouble et les pièges de la mémoire aPanorama Un siècle de lettres roumaines. La jeune génération 9 aEssais Dominique Pestre A contre-science E n 1933, l’écrivain Panaït Istrati participait à la Semaine du livre de Bucarest. Le « Gorki des Balk- ans », comme le nommait Romain Rolland, était en train de signer des dédicaces quand il fut agressé par les fascistes de la Garde de fer. Les mêmes avaient collé dans la rue des affiches où l’on pouvait lire : « A bas le juif Panaït Istrati ! » Insulte aussi infâme qu’extravagante, mais Istrati n’en était plus à ça près. Auparavant, ses « camarades » français, à commencer par Henri Barbusse, ne l’avaient-ils pas traité de nationaliste antisémite ? Les amis de L’Humanité lui faisaient alors payer son crime de lèse-stalinisme : en 1929, l’écrivain avait publié Vers l’autre flamme, texte capital où il racontait son péri- ple à travers l’URSS. Des années avant Boris Souvarine, Victor Serge ou André Gide, Istrati y décrivait la réalité d’un pays en proie aux « militants-racailles ». D’usine en ferme collective, muni d’une Remington portative et de son appareil photo, « Panaït patauge dans une mare gluante d’injustice et de mesquinerie, s’y enlise, crie au secours », raconte Eleni Samios-Kazantzaki, qui était du voyage avec son mari, le romancier grec Nikos Kazan- tzaki, et dont le témoignage paraît pour la première fois en France (La Véritable Tragédie de Panaït Istrati, Lignes/Imec, 344 p., 24 ¤). Vagabond exalté, fils d’une blanchisseuse et d’un contrebandier, Istrati mourut pauvre et abandonné de tous, en 1935. Ses œuvres complètes sont publiées chez Phébus, et son Oncle Anghel est aujourd’hui réédité en poche (Gallimard, « L’imaginaire », 210 p., 7,90 ¤). Alors que s’ouvre le Salon du livre de Paris, il faut saluer la mémoire de cet écrivain éruptif, qui apprit le français en tapissant les murs de sa chambre de pages de Jean- Christophe, le roman de Romain Rolland. Il faut rappeler, aussi, que ce révolté du Danube avait choisi de dire en français à la fois son attachement au désir de justice et son dégoût pour les imposteurs. Il faut affirmer, en somme, que Panaït Istrati fut le premier et peut-être le plus flamboyant des écrivains antitotalitaires. p « Habiter dans les fissures » de la réalité, perdre un sol mais le remplacer par la parole Flammarion Jean-Marc Roberts Deux vies valent mieux qu’une « Un récit à l'image de Jean-Marc Roberts, vivant, virevoltant, surprenant. » Bernard Pivot, Le JDD « Un livre joyeux et d'une élégance folle. » Christophe Ono-dit-Biot, Le Point « L'un des textes les plus vivants qu’on ait lus depuis longtemps. » Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles SPÉCIAL SALON DU LIVRE DE PARIS 2013 La Cinquième Impossibilité (Plicuri si portrete – Laptele negru), de Norman Manea, traduit du roumain par Marily Le Nir et Odile Serre, Seuil, « Fiction & Cie », 270 p., 22 ¤. Constanta, Roumanie, 2011. CARLE DE KEYZER/MAGNUM PHOTOS Claudio Magris écrivain Cahier du « Monde » N˚ 21204 daté Vendredi 22 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

Istrati, lerévoltédusiècle

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Carnaval roumainNormanManea, grandécrivainnéenRoumanieet exiléauxEtats-Unis, dressedans«LaCinquièmeImpossibilité»unétat lucideet ironiquede la littératureetde l’époque

Jean Birnbaum

SelonMarx,lesgrandsévéne-ments historiques se pré-sentent une première foissous formede tragédiepuisse répètent sous forme decomédie ; dans l’histoire

contemporaine, écrit NormanManeadans son roman La Tanière (Seuil,2011), c’est l’inverse: la farceprécèdelatragédie.Etc’estdanscette«carnavali-sation»delaviequeréside,pourl’écri-vain roumain, la «cinquième impossi-bilité»de l’écriturequidonnesontitreà cet essai. Une impossibilité quis’ajoute aux quatre énoncées par Kaf-ka : impossibilité de ne pas écrire,d’écrire en allemand, d’écrire dansuneautre langueetd’écrire tout court.

Existe-t-il unmoyen de surmonterces impossibilités? Passionné, lucide,auto-ironique, ce livre est une tenta-tive de réponse à cette question qui,depuisunsiècleaumoins,constitueletrounoirautourduqueltournelalitté-rature. Certes, Kafka pensait surtout àl’écrivain juif de laMitteleuropa,maislaconditionjuiveestexemplairementuniverselle, c’est celle de l’exil – et del’écriture dans l’exil – qui de plus enplus concerne l’humanité entière.

Profondémenthumain,éloignéparson ironie de toute thèse retentis-sante, Manea a su transformer le blo-cage, l’aphasie, la Babel – l’impossibi-lité, donc – en force créatrice ; il a sutransformerledésertenunsentierquile traverse et qui certes ne permet pasd’atteindre la Terre promise, la vraievie, mais qui est aujourd’hui le seulparcours envisageable dans l’absur-dité du monde. Dès notre premièrerencontre, quimarqua le début d’uneprofonde amitié, nous avons com-mencéàparler de l’exil, de sonaridité,

mais aussi de ses mystérieuses etimprévisibles veines d’eau – cette eauqui devient l’encrede l’écriture.

Né en 1936 en Bucovine, installé àNewYorkdepuis1986,Maneam’asou-ventditquel’exilexprimait« l’essencemêmedesonindividualité». C’estqu’ilen a souvent fait l’expérience: de ladéportation dans un camp en Trans-nistrie (d’où, comme il l’écrit, il estsorti «vieillard à l’âge de 9 ans») àl’exil intérieur dans la société perver-tiepar le totalitarismede laRoumaniesatrapico-communiste, et jusqu’audépart pour les Etats-Unis, « libéra-teur» certes, mais qui reste tout demêmeune amputation, aumoins lin-guistique, un exode de cette patrieque constitue pour l’écrivain, à derares exceptionsprès, sa langue.

L’exil peut être létal, mais il peutêtreaussi créateur. Il s’identifieà laviecar, écrit Manea, « il commence aumomentmêmeoùnousquittonslepla-centa maternel». La sortie de chaquephase de l’existence, de l’enfance oude la jeunesse, est un nouvel exil.L’exil est aussi générateur de littéra-

ture, souvent même de grande litté-rature, comme le montrent nombred’écrivains étudiés dans ce livre– Celan, Sábato, Ionesco… Manea lui-même définit son écriture commeun«résultat du déracinement». Un déra-cinement qui l’oblige à «habiter dansles fissures» de la réalité, à perdre unsolmais à le remplacerpar la parole.

De ces fissures sont nés ses grandslivres, parmi lesquels Le Bonheur obli-gatoire (AlbinMichel), L’Heure exacte,L’Enveloppe noire, Le Retour du hooli-gan, LesClowns: le dictateur et l’artiste(tous au Seuil). La Cinquième Impossi-bilité nous fait rencontrer d’autres

habitantsdeces fissures, d’autresécri-vains qui, tels les escargots, portentleurmaison sur le dos.

En parlant de Philip Roth commede Saul Bellow ou de Kafka, Maneaaborde et éclaire les thèmes fonda-mentaux de la littérature contempo-raine et du désert qu’elle continue, unpeu partout, de traverser: souffranceet tricherie inhérentes à tout départ,Dada devenu réalité globale, simplifi-cation envahissante qui étouffe toutecréativité, déchirure des écrivains quis’expriment dans une mère-langueperdue ou dans une autre qui nes’identifie pas à la leur ou, plus tragi-quement, dans une mère-langue quiest celle des assassins de leur mère,commece fut le cas pourCelan.

Est-il possible d’écrire après Aus-chwitz, d’exprimer l’inexprimable? Ily a un autre obstacle, que Kafka à sonépoque ne pouvait pas connaître :«Dans le grandmarché libre et carna-valesque du monde d’aujourd’hui– c’est Manea qui parle –, seul sembleaudible ce qui est scandaleux, maisrien n’est assez scandaleux pour deve-

nir mémorable.» Telle est lacinquième impossibilité quel’écrivain affronte sans l’es-quiver,faisant–avecironieetauto-ironie, mais avec achar-nement – de la conscience decette farce, de cette mascara-de vulgaire et aliénante, uneforme ultime de résistance

humaine. Même s’il sait bien que,dans le cirque universel, l’exil lui-même peut devenir un simple sloganpublicitaire.Commeilestdit ironique-ment dans La Tanière: «Exilés de tousles pays, unissez-vous!»p

Traduit de l’italien parJean etMarie-Noëlle Pastureau

8aLe feuilletonEric Chevillardprend de l’âgeavec GudbergurBergsson

6 7Barcelone,ville invitée

aCritiquesImmaMonsó,Miquel de Palol

aEnquêteCapitale catalane,capitale du polar

11aRencontreGilles Leroy,au plus prèsde lui-même

1 5La littératureroumaineà l’honneur

et aussi

aCritiquesGabrielaAdamesteanu,RazvanRadulescu,Lucian DanTeodorovici,Radu Aldulescu

aTraverséeLe passé troubleet les piègesde la mémoire

aPanoramaUn siècle delettres roumaines.La jeunegénération

9aEssaisDominiquePestreA contre-science

E n 1933, l’écrivain Panaït Istrati participait à laSemaine du livre deBucarest. Le «Gorki des Balk-ans», comme lenommait RomainRolland, était en

trainde signer des dédicaces quand il fut agressépar lesfascistes de laGardede fer. Lesmêmes avaient collé dansla rue des affiches où l’onpouvait lire : «A bas le juifPanaït Istrati !» Insulte aussi infâmequ’extravagante,mais Istrati n’en était plus à ça près. Auparavant, ses«camarades» français, à commencer parHenri Barbusse,ne l’avaient-ils pas traité de nationaliste antisémite?

Les amis de L’Humanité lui faisaient alors payer soncrimede lèse-stalinisme: en 1929, l’écrivain avait publiéVers l’autre flamme, texte capital où il racontait son péri-ple à travers l’URSS. Des années avant Boris Souvarine,Victor Serge ouAndréGide, Istrati y décrivait la réalitéd’unpays enproie aux «militants-racailles». D’usine enferme collective,muni d’une Remington portative et deson appareil photo, «Panaït patauge dans unemaregluante d’injustice et demesquinerie, s’y enlise, crie ausecours», raconte Eleni Samios-Kazantzaki, qui était duvoyage avec sonmari, le romancier grecNikos Kazan-tzaki, et dont le témoignageparaît pour la première foisen France (LaVéritable Tragédie de Panaït Istrati,Lignes/Imec, 344p., 24 ¤).

Vagabond exalté, fils d’une blanchisseuse et d’uncontrebandier, Istratimourut pauvre et abandonné detous, en 1935. Sesœuvres complètes sont publiées chezPhébus, et sonOncle Anghel est aujourd’hui réédité enpoche (Gallimard, «L’imaginaire», 210p., 7,90¤). Alorsque s’ouvre le Salon du livre de Paris, il faut saluer lamémoire de cet écrivain éruptif, qui apprit le françaisen tapissant lesmurs de sa chambre depages de Jean-Christophe, le romandeRomain Rolland. Il faut rappeler,aussi, que ce révolté duDanube avait choisi de dire enfrançais à la fois son attachement au désir de justice etsondégoût pour les imposteurs. Il faut affirmer, ensomme, que Panaït Istrati fut le premier et peut-être leplus flamboyant des écrivains antitotalitaires.p

«Habiter dans lesfissures » de la réalité,perdre un solmais leremplacer par la parole

Flammarion

Jean-MarcRoberts

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«Un récit à l'image de Jean-Marc Roberts,vivant, virevoltant, surprenant. »Bernard Pivot, Le JDD

«Un livre joyeux et d'une élégance folle. »Christophe Ono-dit-Biot, Le Point

«L'un des textes les plus vivantsqu’on ait lus depuis longtemps. »Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles

S P É C I A L S A L O N D U L I V R E D E P A R I S 2 0 1 3

La Cinquième Impossibilité(Plicuri si portrete – Laptelenegru),deNormanManea,traduit du roumainparMarily LeNir et Odile Serre,Seuil, «Fiction&Cie», 270p., 22 ¤.

Constanta, Roumanie, 2011.CARLE DE KEYZER/MAGNUM PHOTOS

Claudio Magrisécrivain

Cahier du «Monde »N˚ 21204 datéVendredi 22mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

14 mars >7 avril 2013

ARTSDU LIVRESavoir-faire en Wallonieet à Bruxelles

Exposition

Entrée

libre

www.cwb.frCENTRE WALLONIE-BRUXELLES

127-129 rue Saint-Martin, 75004 Paris

Mirel Brancorrespondantà Bucarest

Dans certains moments-clésde la littérature d’un pays,unlivreparvientàreprésen-ter son époque. Depuis lachute du régime commu-niste en décembre1989, la

littérature roumaine a cherché à résumerunedécenniedetransitionpostcommunis-te plutôt chaotique. Ce n’est qu’en 2005,lorsque le roman fleuve La Croisade desenfants,de Florina Ilis (Editions des Syrtes,2010), est sorti en librairie, qu’elle a trouvélesoufflequiluimanquaitpouryparvenir.

«Parfois les nations ont besoin d’écri-vains qui tendent unmiroir à leur époque.LaCroisadedesenfantsenestun»,résumeFlorina Ilis. Pour écrire cette fresque de lasociété roumaine contemporaine, elles’est paradoxalement inspirée d’uneétrange croisade d’enfants qui eut lieu en1212. Partie de France et d’Allemagne déli-vrer la Terre sainte desmains desmusul-mans, l’entrepriseéchoue,beaucoupd’en-fants périssant en chemin. « J’ai pensé àcettecroisadequiaeu lieuauMoyenAgeetaux enfants d’aujourd’hui, et je me suisdemandésil’innocencepouvaitencoresau-ver notremonde», raconte-t-elle.

Un train roumain est pris en otage pardes enfants partis en vacances sur la merNoire. Menés par un petit Rom aban-donné, ilsmettent en difficulté les autori-tés, qui finissent par les considérer com-me des terroristes. Pas de points dans cepavéde500pages.Seuleponctuation:desvirgulesetquelquespointsd’exclamationoud’interrogation.«Un livre, c’estunmor-ceau de vie, explique l’auteur. Tant qu’onest vivant, tout est enmouvement, il n’y apasde point.»

La Croisade des enfants a reçu de nom-breux prix. Surtout, une période faste aalors commencé pour les lettres rou-maines, qui n’avaient pas connuune telleeffervescence depuis l’entre-deux-guer-res. Petitpaysd’origine latinesituéaucar-refour des grands empires – ottoman,russe et austro-hongrois –, la Roumanie aconnuune histoiremouvementée qui luia laissé, entre autres, une obsession : ledécalagepar rapport à l’Occident.

Lalittératures’enestressentie.Danslesannées1930 et 1940, certains écrivainsroumains, commeEmilCioranouEugèneIonesco, choisirentde s’exiler àParis pourréduire cettedistance (non sans tenter, aupassage,de faireoublier leurs liensavec laGarde de fer fasciste ; lire page suivante).Ceux qui étaient restés s’efforcèrent des’accorder avec les grands mouvementsculturels de l’Europe occidentale. Maisl’instauration du régime communisteaprès la seconde guerre mondiale allaitchanger la donne. Les années 1950ont étémarquées par une politique d’inspirationstalinienne, dirigée contre les intellec-tuels. Une bonne partie d’entre eux sontmorts enprison.

Harcelés par la policeAvec l’arrivée au pouvoir de Nicolae

Ceausescu, en 1965, le régime s’assouplit.Des écrivains comme Marin Preda etFanusNeagu, ouunpoète commeNichitaStanescu, ont alors tâché de réinventer lalittérature de leur pays, avant d’être viteenrégimentés.Dans lesannées 1970,quel-ques-uns, comme Paul Goma et DumitruTsepeneagquiontosés’exprimerouverte-ment, se sont exilés à Paris. D’autres, tellela poétesse Ana Blandiana, sont harceléspar la police politique du régime, la sinis-tre Securitate. Au cours des années 1980,période noire de la dictature du Conduca-tor, une jeune génération, emmenée parl’écrivain et poète Mircea Cartarescu, seréfugiedans l’écritureoniriqueet allusiveafin de contourner la censure. En 1986,

Norman Manea doit fuir à Berlin-Ouest,puis àNewYork.

Lachutedeladictaturecommunisteendécembre1989 a été un choc tant pour lasociété roumaine que pour sa littérature.Après cinq décennies de totalitarisme, lesRoumains se passionnent pour la politi-que et les écrivains se jettent corps et âmedans le journalisme.«C’est ladécenniedesillusions, commente la critique littéraireBianca Burta-Cernat. Les écrivains ont étépris dans l’euphorie d’une redécouverte del’espacepublic.»Ceuxdel’époquecommu-nisteontdumalà s’adapterauxnouvellesévolutions.Seuleexception,MirceaCarta-rescu, nommépour le prix Nobel en 2012.«C’est dans les années 2000 que la littéra-ture roumainecommenceà se remettre enphase avec lemonde contemporain,pour-suit Bianca Burta-Cernat. Les maisonsd’édition, en particulier Polirom, donnentde plus en plus la parole aux jeunes écri-vains roumains.»

Si, dans les années 1990, la littératureroumaine balbutiait et cherchait encoreson identité, elle connaît doncune renais-sance dans les années 2000. Une autregénération arrive, décomplexée, libéréedes obsessions du communisme et de ladictature. Cette nouvelle vague d’écri-vains, doublée d’une nouvelle vague de

cinéastes, abandonne l’introspectionpour se tourner vers la réalité quoti-dienne. Finies les expériences littéraireséchevelées. Le slogan de ces jeunes re-belles est : un livre doit raconter une his-toire, et surtout s’ouvrir sur lemonde.

«La littérature roumaine s’intéressedésormais à d’autres univers, par exempleavec Omar l’aveugle, roman de DanielaZeca-Buzura, qui explore le monde arabe,et Au pays de Dieu, signé Tatiana Nicu-lescu Bran, qui nous emmène dans laCorne de l’Afrique, précise Bianca Burta-Cernat (tous deux non traduits). C’est unsigne de vitalité. La Roumanie n’a jamaisété une grande puissance culturelle, maisnous apprenons facilement les languesétrangères. Les écrivains roumains sonttrès réceptifs face à des modèles culturelsdifférents.»

Ainsi, pour ne citer que quelques-uns,Lucian Dan Teodorovici, Dan Lungu, FilipFlorianou,encoreunefois,FlorinaIlis,parqui tout a (re)commencé, représentent-ilsun nouveau tournant. Une fois de plus,comme tout au long de sonhistoire, la lit-térature roumaine veut brûler les étapeset rejoindre au pas de course, avec la rageque lui donne cette angoisse du délaisse-ment qui est celle du pays tout entier, lacultureuniverselle.p

Nils C.Ahlenvoyé spécial en Roumanie

AIasi, au nord-est du pays,Dan Lungu est directeurduMuséede la littératureroumaine, une institu-

tion jusque-là assez « conserva-trice», qu’il s’efforce de réformeret d’«ouvrir», nous explique-t-il.On le connaît en France pour sestrois romanstraduits auxéditionsJacqueline Chambon (Le Paradisdes poules, Je suis une vieille coco,Comment oublier une femme ;2005, 2008, 2010). Né en 1969, il aconnu « les deux mondes » : laRoumanie d’avant et celle d’après1989.Etcommeécrivain, il saitquelaplupartdeses livresauraientété«impensables», sinon « impossi-bles»pendant la dictature.Mais lemouvement s’accélère encoredepuis le début des années 2000.

«En une décennie, beaucoup dechoses ont changé. Les gens peu-vent publier et être lus de plus enplus vite. » Mieux, en quelquesannées, «thèmes, styles, notoriétésn’ont plus rien à voir». Pour le direen quelques mots : « Il y a plus dejeunes écrivains aujourd’huiqu’avant. » La liste des auteurs

invités au Salon du livre de Paristémoigne avantageusement decette réalité.

Quandon leurpose laquestion,ces jeunes écrivains ont d’ailleursle sentiment d’appartenir à unmoment particulier de l’histoirelittéraire roumaine. A en croireLucian Dan Teodorovici, 37 ans,écrivainetéditeur,dontunromanvient, pour la première fois, d’êtretraduit en français (lire page5), lapériode est «aussi importante quel’entre-deux-guerres». Pour justi-

fier sonpropos, il se réfèrenotam-ment à la nouvelle vague du ciné-ma roumain, que priment abon-damment les festivals européens:«Jedissouventquesi lasociétérou-maine est capable d’un tel cinéma,c’est aussi parce que sa littératureest d’un très bon niveau.» Brava-che, il renchérit en souriant : « Jesuis convaincu que cette nouvellelittérature pourrait être unegrande surprise pour l’Occident. Ily a de plus en plus d’auteurs déjàtraduits, et pourtant beaucoupd’autres encore.»

Lucian Dan Teodorovici etAdina Rosetti (lire la critique deDeadline page4) sont, selon DanLungu, très représentatifs de cettegénération. Mais aussi très diffé-rents les uns des autres, d’unegrande hétérogénéité de thèmeset de style. «Ils sont libres de leursinfluences, leur culture est beau-coupplushétérocliteque celle de lagénérationprécédente», note-t-il.

Teodorovici complète : « Lajeunegénérationrefused’êtrecata-loguée, de s’inscrire dans un cou-

rant littéraire ou dansun autre. De toutefaçon, ce serait impos-sible.» Adina Rosetti,née en 1979, parailleurs journaliste àBucarest, avance uneexplication : «Magénération est certai-

nement plusmarquée par des écri-vains du monde entier. Aujour-d’hui, 90% des livres en Roumaniesontdes traductions.»Plusencore,« toutes les formes d’art me tou-chent et influencent évidemmentmon travail : le cinéma, l’artcontemporain,notamment».

Dan Lungu, à l’autre extrémitédu pays, ajouterait volontiers lamusique à cette énumération,mais il ne dit pas autre chose: «Laculturedemagénérationétait sur-tout littéraire. C’était l’une des seu-les manières d’occuper son temps

libre.»Al’époquedeladictature, lestatut social de l’écrivain était«plus élevé» – une forme de révé-rence qu’il ne retrouve aujour-d’hui qu’en tant que directeur demusée.

Dans la nouvelle société rou-maine, les auteurs ont un «autrerôle», explique-t-il, celui de profi-ter de «leur liberté d’écrire commeils l’entendentet de trouver rapide-ment un éditeur». Mais pas forcé-mentdes lecteurs, car les troisécri-vains s’accordent à déplorer unelittérature contemporaine rou-maine bien moins populairequ’auparavant.

Pour caractériser la jeune géné-ration, Lucian Dan Teodoroviciavance une hypothèse: «La possi-bilité d’une révolte explicite. D’unerévolte immédiate. Il s’agit proba-blement d’une attitude communedansbeaucoupde pays européens,maispournous,enRoumanie,c’estinédit. Avant 1989, c’était tout àfait impossible.»

Il répète:«Unerévolte…»Rienàvoir avec un quelconque engage-ment. Quand on lui pose la ques-tion, même Adina Rosetti, dont leroman est pourtant une critiqueviolente des dérives du capita-lismeà la roumaine, secoue la têteénergiquement (avec un grandsourire). Elle préfère évoquer, elleaussi, la liberté, et la «sincérité».Elle parle encore d’une forme de

porosité particulière, moderne,entre la littérature et le monde :aujourd’hui, elle ferait un « toutautre livre» si elle réécrivaitDead-line (paru en Roumanie en 2010),parce que le monde est déjà toutautre.DanLungu, lui aussi, estime

avoir «beaucoup évolué commeécrivain»depuis ses premiers tex-tes : « Je ne peux pas faire autre-ment qu’être touché par tous ceschangements sociaux et litté-raires.» En Roumanie, l’accéléra-tion est irrésistible.p

Librescommejamais: lanouvellegénérationd’écrivainsRencontresavecquelques-unsdeces jeunesauteursouvertssur lemondeetconfiantsdansleurtalent

Panorama Salon du livre 2013

«La nouvelle littératureroumaine pourraitêtre une grande surprisepour l’Occident»

Pratique

Lalittératureroumaine,enunsiècle,atoutconnu:essoretrépression,espoirsetdésillusions, renaissance

L’obsessiondudécalage

SalondulivredeParis 2013Lettres roumaines.Barceloneville invitée.

Duvendredi 22au lundi 25mars,portedeVersailles,boulevardVictor, Paris 15e.Entrée: 10¤.Gratuit pour lesmoinsde 18 ans et les étudiants.

Retrouvez l’équipedu «Mondedes livres» au cours deplusieursdes débats organiséspendant le Salon.

Renseignementset programmecomplet:www.salondulivreparis.com

Parade communisteà Bucarest en 1978.

ANDREI PANDELE/EST&OST

2 0123Vendredi 22mars 2013

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

Trois livresmontrentcomment,plusdevingtansaprès lachutedeCeausescu, lesRoumainstententdedébrouiller leurpasséproche,marquéparladoublemalédictiondufascismeetducommunisme

Lenoiret lerouge

LesPiègesdel’histoire.L’élite intellectuelleroumaine(1930-1950),deLucianBoia, traduit du roumainparL.Hinckel,LesBellesLettres,386p.,27,50¤.Comment les intellectuels roumainsont-ils affronté les bouleversementspoli-tiquesqui ont fait passer de 1930à 1950la Roumanie, d’une relative démocratie,au fascismepuis au communisme?Unvoyageentre l’opportunismedesuns,le fanatismedes autres et la clairvoyancedequelques-uns.

LaSoumissiond’EugenUricaru,traduitdu roumainparMarily LeNir,Noir sur blanc, 428p., 23¤.L’aventured’une femme, PetraMaier, etde son fils, Cezar, dans le décor des villesfrontièresde la Roumanied’après-guerre,où coexistent Roumains etminoritésallemandeet hongroise. L’enfant est dotépour sonmalheurd’undonprophétique.Cette allégorie transpose le destin collec-tif de toutunpays en itinéraire indivi-duel au seind’ununiverspolicier quiannihile toute velléitéde résistance.

NicolasWeill

Le rapport tortueux que la Rou-manie entretient, aujourd’huiencore, avec son passé prochegrevé de la double expériencedufascismeetducommunismedemeure mal connu du public

français. Trois ouvrages remédient à cemanque d’autant plus criant que Paris ajoué son rôle dans l’exhumationde la jeu-nesse trouble de certains des plus grandsintellectuels à l’étranger, véritables vitri-nes de l’exception culturelle roumaine.L’engagement de l’historien des religionsMircea Eliade (1907-1986) dans le mouve-ment de la Garde de fer, proche du nazis-me, fut découvert à la findes années 1980.Puis aumilieu de la décennie 1990, ce futau tour de l’écrivain et essayiste EmilCioran (1911-1995).

Les travaux d’historiens comme LeonVolovici, Alexandra Laignel-Lavastine ouFlorinTurcanuont en effet fini parmettreà bas une légende dorée souvent entrete-nue par la diaspora sous couvert d’anti-communisme. Si le passage au pouvoir dela Garde de fer fut de courte durée(1940-1941), sesprincipes furentappliquéspar lemaréchal IonAntonescu, allié d’Hit-ler, sous le régime duquel les Roumainsexterminèrentprèsde 350000 juifs.

Cenationalismes’appuyait surunehis-toire longue du préjugé qui n’épargnaitpas les plus beauxesprits, comme lemon-tre l’anthropologuespécialisédans l’étudede l’antisémitisme Andrei Oisteanu avecses Images du juif. Même le plus grandécrivain roumain, Mihai Eminescu(1850-1889), rappelle-t-il, a pu écrire en1876que les juifs nepouvaient«prétendreà rien d’autre que d’être tolérés». A partird’untravailcomparatifsur lesclichésanti-sémites ayant cours dans la culture rou-maine et européenne, Oisteanu en vient àrelativiser cette vertu de « tolérance»ancestraledont se targuent tantd’intellec-tuels roumains, qui n’est pour lui qu’unsimple«autostéréotypepositif».

Certes, par le jeu des annexions et desdéplacements de frontières, la Roumanieest bien devenue un Etat multiculturel.Mais cemulticulturalisme fut subi plutôtqu’apprécié. Le moindre des paradoxesn’est pas qu’il prit fin au cours d’un

régime communiste prétendumentinternationaliste, à qui échut de réaliserle rêve nationaliste de «roumanisation»dupays.

En 1998, la traduction en français duJournal (Stock) de l’écrivainMihail Sebas-tian (1907-1945), qui projetaitunéclairagegênant sur l’ambiance intellectuelle duBucarest des années 1930, révélait que le«moment fasciste» d’un Eliade ou d’unCioran–quelque influencequecelui-ci aiteu sur leurs œuvres ultérieures – n’étaitpas qu’un épisode ni une erreur de jeu-

nesse mais bien le symptôme d’uneconversion-adaptation plus généraled’une grande part de ces intellectuels aufascisme. Dès lors la question se posait desavoir pourquoi un milieu littéraire àl’écoute des avant-gardes, qui avait suproduire un Tristan Tzara, fondateur deDada, un Ionesco et son théâtre de l’ab-surde, le lettrismed’Isidore Isou, la poésied’un Paul Celan ou d’un Gherasim Luca,avait pu verser, autour de la date-clé de1938, dans le fanatisme xénophobe et lenationalisme le plus exacerbé.

A cette question, du reste européenne,de la radicalisation des esprits dans lesannées 1930, l’historien des idées LucianBoia voudrait apporter une contributiondécisive avec son histoire de l’«élite intel-lectuelleroumaine»de1930à1950–autre-ment dit dans une période où la Rou-manie va passer en quelques annéesd’une démocratie relative à la «dictatureroyale»deCarolII (1938-1940),puisaufas-cisme légionnaire, à la dictaturemilitaired’Antonescu, avant d’être occupée par lesSoviétiques et de subir jusqu’à la révo-lution de 1989 l’épreuve du «socialismeréel».

Alimenté par de nombreux travaux etcertaines archives de première main, LesPièges de l’histoire étudie, dans un tour-billonparfoisétourdissantdenoms, l’évo-lution politique des écrivains et des insti-tutions, au premier chef l’université etl’académie.Ilenrésulteuntableauinstruc-tif, mais également révélateur, de la diffi-culté persistante des intellectuels rou-mains d’aujourd’hui à affronter le passé.Car pour la génération qui l’a connu et àlaquellel’auteurappartient, lecommunis-merestelemalabsolu,auregardduquel lefascisme, plus lointain dans le temps, ades couleurs plus pâles. La pratique dumeurtrepolitiqueparlaGardedeferetses«légionnaires» était pourtant constante,comme le subit le «Michelet roumain»,l’historienNicolae Iorga, lui-même natio-naliste, soupçonné d’être responsable dela mort du leader charismatique deslégionaires, Corneliu Zelea Codreanu. OnauraitpupenserqueLucianBoiamention-

nerait leur déchaînementde sadisme lorsdupogromdeBucarest en janvier1941.

Bien sûr, onne saurait trop rappeler lessouffrances dues à la période commu-niste, et Lucian Boia nemanifeste aucunecomplaisance ni pour l’antisémitisme nipourle fascismedesintellectuels.Maissesconclusions désenchantées mettent tropsouvent sur lemême plan des vérités quipourtant ne pèsent pas du même poids.Ainsi peut-il écrire à propos d’Antonescuque celui-ci est un «criminel de guerrepour les uns, patriote exemplaire pour lesautres». Et il est curieuxde voir chez lui lathèse de la «pureté des intentions» s’ap-pliquerà titrede circonstanceatténuante.Ainsi, à propos de l’implication d’Eliadedanslefascismelégionnaire, juge-t-il«cor-rect de prendre en compte non seulementl’Histoire que nous connaissons,mais aus-si l’Histoire en laquelle croyait, avec naï-veté,Mircea Eliade».

En lisantcommeil le fait lesarchivesdelacommissiond’épurationde l’universitépar la Garde de fer aupouvoir, onpouvaittirer d’autres conclusions. Par exemplequel’accoutumancedupaysaufascismeapu préparer les élites au stalinisme et à lasoviétisationenplace àpartir de 1947.

L’ambiance de la terreur stalinienne,cette fois «vue d’en bas», estmagnifique-ment dépeinte dans La Soumission, leromand’EugenUricaru,autraversdelavied’une réfugiée, Petra Maier, issue desrégions où, comme en Transylvanie,viventcôteàcôtelesRoumainsetlesmino-rités, notamment hongroises ou souabes.Undespersonnagessecondaires, ledénon-ciateurHoinic, illustrebien les ambivalen-ces de l’histoire. Cet ancien légionnaire nemet-ilpassessinistrestalentsauservicedela police communiste? Faut-il aussi voirune allusion implicite au «christianismecosmique»d’Eliadeou à sa théorie du cha-manisme comme religion primitive del’humanité, dans le personnage du fils dePetra,Cezar? L’enfantestnéd’unerencon-tre avec un soldat sibériendans un goulagauquel Petra échappe miraculeusement.Sorte de synthèse vivante des deuxmalé-dictions roumaines, le fascisme et lecommunisme, il puise dans ses originessibériennes de mystérieux pouvoirs de

voyance et de sorcellerie. Ce roman a l’artdemêler lemeilleur Soljenitsyne au Tam-bourdeGünterGrass (Seuil, 1961).

La Soumission est un titre qui symbo-lise non seulement l’attitude de Petramaisdetoutunpaysvictimede l’Histoire,auquel même les facultés de résistanceauraient été retirées. L’héroïne s’aperçoitd’ailleurs qu’en dépit de son retour danssa ville natale saccagée et repeuplée, ellen’a jamais quitté le camp dont les règless’étendent à l’ensemble de sa vie traquéepar les intrusions policières, sans cessesous la menace d’«assassins de papier»qui tuentà coupsderapportsetdedénon-ciations. Dans cette allégorie d’une Rou-manie engluée entre victimes et bour-reaux, iln’estpasfaciledesortirdespiègesde l’Histoire. Est-ce seulementpossible?p

Salon du livre 2013 TraverséeLesImagesdujuifd’AndreiOisteanu,traduitdu roumainparPompiliu Stefanescu,NonLieu, 536p., 30¤.Cetteétude ethnologiquedes clichésantisémitesayant coursdans la cultureroumaineanalyse le «juif imaginaire»dans les représentationspopulaireset intellectuelles jusqu’àaujourd’hui.L’ouvrage, abondamment illustré,aborde l’histoirede l’antisémitismedansuneperspective comparatistemêlantles folklores roumainet européen.

LesclivagesroumainsdeParis-sur-Danube

Pourquoiunmilieu littéraireà l’écoute desavant-gardes a-t-ilpu verserdans le fanatismexénophobe?

Comme le fait remarquer l’historiendes idéesLucianBoia, la France a servi de référence à l’«occi-dentalisation»de la Roumaniedès le XIXesiècle,notammentpour ses intellectuels. L’influencede lalangue française y est restée plus puissantequepartout ailleurs en Europe et Paris, du coup, a long-temps servi de destinationquasi naturelle pourl’exil des clercs enprovenanceduDanube.

Certains clivages de l’immigration intellectuelleroumainedans la Franced’après-guerre sont tardi-vementdevenuspublics. En 1977, une photodeLouisMonier en fixait sur sa pellicule, et pour la der-nière fois, les trois figures archétypiques: EugèneIonesco,Mircea Eliade et Emil Cioran. Peude tempsaprès, l’exhumationdupassé fascisantdes deuxderniers étalait au grand jour des fractures jusque-là silencieuses.De fait Eliade et Cioran comptent denombreuxet vigoureuxdéfenseurs. Parmi eux,Les Cahiers de l’Herne, qui avaient été fondés en1961, avec l’écrivainDominiquedeRoux (avec qui il

se brouillera), par ConstantinTacou, venudeBucarest à Paris après la prise dupouvoir parles communistes.

L’autre face de l’émigration roumaineà Paris estforméepar les poètes, historiens, philosophes etcritiquesmarquéspar la Shoah commeElieWiesel,comme l’ethnologue Isac Chiva, assistantdeClaudeLévi-Strauss et fondateurde la revue Études rurales,(PierreBourdieuy fit ses premières armes) ou en-core le sociologue SergeMoscovici. Ceux-là de-vaient leur exil au fascisme. L’un desplus célèbresfut le sociologuemarxiste LucienGoldmanorigi-nairedeBucarest (1913-1970). A Paris depuis 1945,l’auteurduDieu caché (Gallimard, 1955), bonconnaisseurde la scène roumained’avant-guerre,saura se souvenir de Cioranoud’Eliade. Cela aurades effets sinon sur leur réputationdumoins surleur carrière. C’est aprèsonze ansde «précarité»parisiennequ’Eliade finirapar trouverunposte…à l’universitéde Chicago. pN.W.

LaGarde de fer défiledevant le dictateur IonAntonescu

à Bucarest, octobre1940.SUDDEUTSCHE ZEITUNG/RUE DES ARCHIVES

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Une époque impitoyableComment lamortdeMiruna, une jeune fille anonymeet sagetravaillantdansunemultinationale, chamboule-t-elle lecours des vies demilliers de gens?On l’apprenddans ce pre-mier romand’AdinaRosetti, journaliste aumagazineElle rou-main, et l’unedes découvertes de ce Salondu livre.Miruna,qui avait tout pour être heureuse,meurt subitementdevantsonordinateur et ses dossiers. Burn-out. Le travail l’a tuée. Lanouvelle enflamme la blogosphère.Ungeek timide, cinéasterefoulé, enquête, caméra à l’épaule, sur l’entouragede lajeune fille, et déclencheunmouvementprotestataire cristal-lisant le ras-le-boldemilliers de salariés : «Il a fallu que cettejeune fillemeurepour que j’ouvre les yeux. Et si d’autresouvraient les yeux?» Son souhait se réalise. Du clochardcélestequi vit dans la cour deMirunaau chef de la jeunefemme,un requindéboussolépar le départ de son épouse,tousouvrent les yeux, trouvent l’amour, le succès ou l’apaise-ment.AdinaRosetti impressionnepar sonaisance à varier lestons: réalisme saisissant lorsqu’elle peintun capitalismemondialisé, à bout de souffle, humour et poésiequandelledécrit ces vies cabossées, plusune oncede fantastiquepourpimenter le tout : un auteur est né.p St.D.aDeadline, d’Adina Rosetti, traduit du roumainpar Fanny Chartres, Mercure de France, 408p., 25¤.

Tendres chuchotis«Ce qui nous différencie, ce n’est pas ce que nous sommes, cesont lesmorts quenous pleurons.» En exerguedu livre, cettephrasedugrand-pèrede l’auteur l’inscrit d’embléedansunlignage tragique, commes’il portait en lui le destin de sesancêtres.Né en 1938dansune famille arménienne,VarujanVosganian– qui est aussi unhommepolitique – composeàpartir de ses souvenirs de jeunesse et des récits des siensuneample fresque retraçant l’histoirede sonpeuple. Lui «qui a

vécu son enfancedansunmondede chuchote-ments» effrayésdonne enfin voix aux vaincus,rendant comptedugénocidede 1915, des dépor-tations et desmassacres jusqu’auxpersécutionsde l’ère communiste. Par ce récit émouvant etnécessaire, il prouveque «le chuchotement(peut) être porteur d’autre chose, commeparexemplede tendresse oudeprière».p St. D.aLe Livre des chuchotements (Cartea soaptelor),deVarujanVosganian, traduit du roumain parM. leNir et L. Hinckel, Editions des Syrtes, 520p., 25¤.

Le choc de la libertéEcrit en 1988 à Paris – l’auteur s’y exila pour fuir la dictaturedeCeausescu interdisant la créationde ses pièces –, ce romanen formed’hommageàKafka raconte l’apprentissagede lalibertédansunmondeaussi absurdeque celui inventéparl’écrivain tchèque. Leprotagoniste, KosefJ., double inversédeJosefK, est libéré. Commeson cousin littéraire, il ignore lesraisonsde cette liberté retrouvée.Déboussolé, il fraternise

avec ses gardes et découvre l’extérieurdupéni-tencier.Mais lemonde libre semble obéir à desrègles tout aussi perturbantesque celui de l’en-fermement.Matei Visniec, né enBucovineen1956, est aujourd’hui le dramaturge le plus jouéenRoumanie. Il signe ici une fable glaçante, quipeut se lire commeuneparabole sur les fron-tières entre totalitarismeet démocratie.p St.D.aMonsieur K. libéré (Domnul K.eliberat),deMatéi Visniec, traduit du roumain par Faustine Vega,Non Lieu, 210p., 16¤.

Une leçondeMitteleuropaCatalinDorianFlorescuestuncas àpart:unRoumaind’origineécrivantenallemand.NéaTimisoaraen 1967, Florescua fui laRoumanieen 1982pour s’exilerenSuisse, où il a étépsychothé-rapeute jusqu’ausuccèsde sonpremier roman,Wunderzeit(«Tempsmerveilleux»,2002,nontraduit).AprèsLeMasseuraveu-gle (LianaLevi, 2008),voici l’histoirede JacobObertin,unediaboliqueépopéefamiliale retra-çant ledestindesAlle-mandsdeRoumanie,notammentceuxduBanat, lepaysd’origineduPrixNobelde littéra-tureHertaMüller.Depeinesdecœuren trahi-sonsenpassantpar laguerre, ladictatureet ladéportation,LeTurbu-lentDestinde JacobObertinestunconcentréd’histoirepleinderebon-dissementsdecepetitcoinméconnude laMitteleuropa.p

FlorenceNoivilleaLe Turbulent Destin deJacobObertin (Jacobbeschliesst zu lieben),de CatalinDorian Florescu,traduit de l’allemandpar Barbara Fontaine,Seuil, 384p., 22 ¤.

Sans oublier

Dans la collectionCAS DE FIGURE

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Mariage de mêmesexe et filiation

Sous la direction de Irène Théry

Au-delà des slogans

8,50 € • ISBN 978-2-7132-2413-3

Situationprovisoire(Provizorat),deGabrielaAdamesteanu,traduitdu roumainparNicolasCavaillès,Gallimard,«Dumondeentier»,512p., 26,50¤.Signalons, dumêmeauteur,la parutionenpoched’Unematinéeperdue,traduit duroumainparAlainParuit,Folio, 544p.,8,10¤.

Catherine Simon

ÉCRIRE COMME UN DERVICHE,entournantsursoi-même, le récit

progressant – à l’image de la Rou-manie? – par spirales et bégaie-ments : l’histoire d’Ilie Cazane,fils de Georgette et d’Ilie Cazanepère, «personnage non dépourvude pittoresque, d’après ses amis»,nous entraîne, à la façon d’uncontefantastique,dans laviequo-tidiennede la Roumanie commu-niste. Et, stupeur, on rit…

RazvanRadulescu, dont c’est lepremier roman, de lui-mêmegrandisous lerègneNicolaeCeau-sescu. Sa jeunesse a été bercée, sil’on peut dire, par les souvenirssombres des années1940 et 1950.Mais le héros de son roman, lejeune Ilie, et le petit monde quil’entoure, glissent à travers lesmailles du filet, loin du récit àthèse et de ses louches de plomb.Premier exemple : le père d’Ilie,sansemploiet roide l’embrouille,écumelesbistrotsdeBucarest. Il ale chic pour ne jamais payer sanote – mieux! pour se faire invi-ter par les tenanciers-fonction-naires des gargotes d’Etat. Com-me Frédérick Lemaître dans LesEnfants du Paradis (Marcel Carné,1945), jouéparPierreBrasseur, Iliepèreestuncitadinaucharmefou.

Ayant épousé Georgette, unecampagnarde que son air provin-cial a émue, le voici au village, aumilieu de péquenots bourrus, àtrimer dans les champs – où ilséduit même… les tomates. Lesgraines qu’il sème donnent, en

effet, des légumes géants, horsnorme. Le conte de fées – pensez:des tomatespesant le poids d’une«petite pastèque»… – vire au cau-chemar, car qui dit hors norme,dans la Roumanie stalinienne, ditarrestation immédiate et interro-gatoire musclé. A cause de cesfichues tomates et de ses donscalamiteux, Ilie père, changé entraître au socialisme, va passer delongsmois en prison.

Cepassé qui ne passe pasQuand il en sort, son fils est né

– mais il n’en saura rien : alorsqu’il vientde s’offrir, pour fêter salibération,unetoquedelaine,voi-cique,«de la rueBrezoianu,surgit(…) brusquement un camion quil’écrasa sans qu’il ait eu le tempsde dire ouf et disparut comme s’iln’avait jamais existé ». Exit Iliepère, bien que la scène de l’acci-dent continue de se répéter, dansplusieurs des chapitres suivants,pareille aux ronds dans l’eau quefait le caillou qu’on y jette, avecdes variantes ou des raccourcis.Le prénom donné à son fils, Ilie,adolescent éternel et asexué, estun autre symptôme de ce passéqui ne passe pas, et qui se repro-duit, d’une génération à l’autre.

Art de l’ellipse et de l’absurde:Razvan Radulescu, en amoureuxdu cinéma, sait tisser la trame desa fable, alternant, avec unhumour caustique, plans serrés,

contrechamps et travellings. Néen 1969, à Bucarest, ce fils debonne famille a collaboré à l’écri-ture de plusieurs scénarios defilm, parmi lesquels 4 mois,3 semaines, 2 jours, de CristianMungiu (Palme d’or du Festivalde Cannes 2007). Le héros de sonroman a les allures d’un frèrecadet, aux talents saugrenus : lejeune Ilie construit ainsi une«machine à lancer des éclairs »,esquisse de caméra, avec laquelleil joue à tuer puis à ressusciter lesvoisinsduvillage, transformésenacteurs.

C’est une Roumanie populaireet souvent joyeuse que décritRazvan Radulescu. On y fait tour-ner les tables, en secret, en invo-quant l’esprit de Marx, on y fait« l’amour athlétique» et on y boitde l’eau-de-vie, en se tapant surles cuisses, tandis que passent lesfantômes des victimes du stali-nisme et que les fonctionnairesfeuillettent, en faisant «des ts tsindignés», lesbrochuresde lapro-pagande soviétique. Un romanbaroque et surprenant : du vif-argent.p

StéphanieDupays

Cepourraitêtreunebanalehis-toire d’amour, comme il enexiste dans tous les pays àtoutes les époques. La belleet talentueuse Letitia tented’échapper à unmariage qui

bat de l’aile dans les bras de Sorin, sonambitieux collègue de l’«Institution». Ilsse lancent à corps perdus dans cetteliaison.

Sauf que nous sommes en Roumaniedans les années 1970 et que l’adultère yest une affaire risquée, même si les deuxprotagonistes, nés comme l’auteur danslesannées1940,appartiennentàla«géné-rationtrès chanceusedesenfantsducampsocialiste». Les arrestations arbitraires,les tortures des années 1950 sont derrièreeux, mais l’espoir d’une libéralisation afait long feu. La surveillance est partout,et la paranoïa grandissante donne à l’hé-roïne l’impression d’«évolue(r) sous unœil immense».Quantaudivorce, sapossi-bilité juridique reste théorique: les per-sonnes divorcées risquent de perdre leuremploi pour immoralité. «Nous parlonstoujours en chuchotant, l’oreille colléecontre la porte, nous nous comprenons enéchangeant des regards étrangers, ironi-ques,encachette !Combiendetempsrésis-terons-nous de la sorte et où cela nousconduira-t-il?», s’interroge Letitia.

Ce quemontre Gabriela Adamesteanuavec Situation provisoire, c’est que, lors-que la politique s’immisce dans l’espaceprivé, le plus granddangerne réside fina-lementpas dans lesmenaces extérieures,mais dans l’intériorisation de la grisaillequi s’infiltre dans les âmes, avilissant lessentiments et les êtres. «Je crois que le ré-gime Ceausescu a bénéficié de la peurqu’avaient laissée les années 1950dans lesâmes, même celles des enfants », nousexplique l’auteur.

AinsiSorin,enproieàunsoupçongéné-ralisé, en vient à seméfier de tous.Mêmede l’être aimé. «Pourquoi n’aurait-il paseu peur d’elle en fin de compte ? » Etl’amant de regretter dans l’instant les

confidences qu’il vient de faire surl’oreiller. C’est bien la lente dégradationd’un amour étouffé sous le poids de ladéfiance,mais aussi de lamisère et d’unebureaucratie absurde, que raconte leroman.

Interrogation sur l’appropriation desconsciences individuelles par le pouvoirpolitique, le livre embrasse, à travers leshistoires enchevêtrées des proches deLetitia et Sorin, un demi-siècle d’histoireroumaine, de la dictature fascisted’Antonescu, qui entraîna la Roumaniedans la seconde guerre mondiale, aurègne du « camarade» Ceausescu, enpassant par les années de fer du stalinienGheorghiu-Dej.

La liberté par l’écritureCar l’histoire de son pays hante toute

l’œuvre de la romancière et journaliste,depuissonpremier roman,Vienne le jour,paru en 1977 (Gallimard, 2009), qui ra-conte l’éducation sentimentale d’unejeune fille entravéeparun«mauvaisdos-sier politique», en passant parUnemati-née perdue, fresque provocatrice sur unsiècledecommunisme(Gallimard,2005).

«Enfant dans la plus dure période stali-nienne, les années 1950, j’ai été dégoûtéede la littérature réaliste-socialiste appriseà l’école», confie Gabriela Adamesteanu.C’est à son père, un professeur d’histoire,ainsi qu’à son entourage, qui lui a donnéconfiance, qu’elle doit son entrée en litté-rature : « J’ai commencé à écrire parhasard, à 28 ans, après avoir rencontrédesécrivains qui m’ont convaincue qu’onpouvait écrire librement.» Ecrire libre-ment, conquérir sa liberté par l’écriture,ces mots pourraient résumer son œuvrefortementancréedansuneréalitéhistori-que,mais qui ne s’y réduit pas.

Situation provisoire ne déroge pas à larègle.«Je croisque,mêmedans les sociétéslibres, les sentiments se détériorent par les“contraintes” de la clandestinité. Et aussi,peut-être, par manque de courage», ditGabriela Adamesteanu. Dépeignant avecune rare finesse des hommes et des fem-mes essayant de vivre libres et d’échap-per, par l’amour, à une existence confi-née, elle montre qu’il existe un démontout aussi destructeur que la terreur : laprécarité des sentiments. Une menacemalheureusementuniverselle.p

GabrielaAdamesteanu,grandedamedeslettresroumaines,montrecommentladictature,danslesannées1970,corrompait jusqu’àl’amour

L’adultèresousl’œildeCeausescu

Littérature Critiques Salon du livre 2013

Avant le genreTriptyque d’anthropologie hardcore

Emmanuel Désveaux

Contre la tyranniedu genre

Dans la collectionCAS DE FIGURE

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

16 € • ISBN 978-2-7132-2374-7

LaRoumaniecommuniste,mieuxvautenrireRazvanRadulescudéploielesressourcesduconteetducinémapourévoquerunrégimefou

LaVie et les agissementsd’Ilie Cazane(Viata si faptele lui Ilie Cazane),deRazvanRadulescu,traduit du roumainparPhilippe Loubière,Zulma, 272p., 20,50¤.

ABucarest.DAVIN ELLICSON/ANZENBERGER

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Nils C.Ahl, envoyé spécialà Iasi, Moldavie roumaine

L’Histoire de BrunoMateiestdouble.Ouplutôt,onserait tenté de croirequ’il y a deux BrunoMatei, celui d’avant etcelui d’après ce terrible

«accident» en prison qui le privede sa mémoire. Leur seul pointcommun: une marionnette, Vasi-lacke. Dans la Roumanie commu-niste de l’après-guerre, le romanentrelace habilement la doublehistoire de Bruno Matei, avec etsansmémoire.

A Iasi, capitale de la Moldavieroumaine,oùilseretrouveàsasor-tie de prison, sansmémoire donc,il tombe amoureux d’Eliza. Timi-de, il se confie au camarade Bojinqui l’accompagnedepuis sa libéra-tion, le seul ami dont il ne tire pasles fils et ne caresse pas la tête debois. Bojin ne lui dit pas tout cequ’il sait de son passé enfoui, pas-sant sous silence ce que le narra-teur confie par ailleurs au lecteur:la jeunesse en Italie, le théâtre demarionnettesàBucarest, leprocès,les annéesde campet deprison.

A la suite d’unprocèsde carton-pâte, Bruno Matei a notammentété enfermé à «Péninsule», l’undes camps de travail roumains ausud-est du pays. Il est l’un de cescontre-révolutionnaires dont onfait un exemple, un pantin trèsutile à la fiction politique dumoment. En prison, il fait l’expé-rienced’unlieuoùilest impossiblede «construire des souvenirs», etqui les lui dévorera, définitive-ment. Et pourtant le texte ne cessed’en produire, d’entremêler le vraiet le faux,à l’instardesaveuxfabri-quéspar lapolicepolitique.

Le narrateur suit pas à pas lesinventions et les travestisse-ments, les différents récits, l’his-toire et les rumeurs. On dirait

volontiers que ce très beau romansur la mémoire est à la fois portépar un amnésique et par la Securi-tate (la police politique) – à chargepour le lecteur de démêler les fils,de reconstruire le personnage etde faire danser lamarionnette.

Lucian Dan Teodorovici est néen1975.AIasi,oùilvitaujourd’hui,il nous confie la gestation trèslente de ce roman, dont les origi-nes remontent à sa «lecture inten-sivedelalittératuremémorielledesannées 1990, notamment les récitsd’anciens détenus politiques». Lejeune écrivain, qui a travaillé pourlatélévisionetlecinémaetquis’oc-cupe aujourd’hui de théâtre etd’édition, avait déjà plusieurs fic-tions à son actif quand il a com-mencé larédactiondeL’HistoiredeBruno Matei, livre, explique-t-il,«très différentdes précédents».

Unspectacle essentielIl insiste sur lesmarionnettes, à

la fois prétexte documentaire ethommage à l’art de raconter quitraverse tout le roman. Parce que«la littérature est aussi un specta-cle», dit-il. Un spectacle essentiel,qui se joue partout, dans la vio-lence des camps, dans un théâtredeprovince,dansunesalled’inter-rogatoireetdanslanuitsanssouve-nir deBrunoMatei. Seul avecVasi-lacke, le personnage se réinventeune profondeur, sinon un passé.En se racontant des histoires, y

compris la sienne, comme n’im-portequel détenudans sa cellule.

Teodorovici est le premierauteur de la jeune littérature rou-maine à passer la prison politiquecommuniste aux couleurs de lafiction. L’architecture même duroman est exemplaire à cet égard.Ensautantcontinuellementdupas-séauprésent,dans l’alternancedeschapitres consacrés à l’amnésie deBrunoMatei et à sa persécution, ilsuggère un rythme lancinant, iné-luctable,quiditexactementl’enfer-mement, la réclusion. Il ne cessed’aller et venir entre la cellule et lasalled’interrogatoire,d’unpéniten-cier à un autre, etmême les chapi-tres au présent consacrés à safausse liberté à Iasi participent del’infernal va-et-vient. Sorti de pri-son, il est encore en prison; l’oublivaut bien quatre murs. Tous lespersonnages –Bruno, Eliza, mêmele camarade Bojin – tournentd’ailleurs en rond dans une cage àl’échellede toutunpays.

A la findenotreentretien, l’écri-vain confie qu’il est curieux de laréaction française, italienne ouallemande (L’Histoire de BrunoMatei est également en cours detraduction dans ces deux lan-gues) : son roman est très ancrédans l’histoire roumaine,nonseu-lement communiste, mais ausside l’entre-deux-guerres. Force estde croire, sans doute, que les lec-teurs de ce côté-ci de l’Europe s’at-

tacheront d’autant plus à la grâcetrès particulière de son person-nage principal. A celle de sa résis-tance illusoire à la prison, à forced’histoires qu’il se remémore etqu’il confie parfois à ses codéte-nus.Acellede sonamnésiequi faitde lui une marionnette au mêmetitrequeVasilacke.Car, débarrasséde sa mémoire, le personnageapparaît bientôt au lecteur nimbéd’une grâce indéfinissable. Lagrâce de l’innocence et de l’igno-rance, cette grâce de pantin dontparleHeinrichvonKleistdans sonessai Sur le théâtre des marion-nettes (1810) – auquel le person-nage fait plusieurs fois référencequand il est douédemémoire.

En y regardant de plus près,Bruno Matei l’amnésique corres-pondbien,eneffet,aupantinselonKleist, lié et libéréà la foispar l’obs-curité de ses réflexions, l’impuis-sancede soncœur, les limitesde saconscience. Au cours d’un interro-gatoire, il le souhaite d’ailleurs àmi-mot. Pour que cesse l’enfer :

tout accepter, tout oublier, se plierà lavolontédubourreau.

LafictiondeTeodorovicirendcemiraclepossible et invente unper-sonnagesaisissantdelégèretéetdevertige, à la recherche perpétuellede ce centre de gravité qui est toutcequ’il peutencoreespérer–etquiest l’essence même de la marion-nette.«Lemontreur,écrivaitKleist,avec ses ficelles ou ses fils de fer, nedirige que ce point précis : tous lesautres membres sont comme leveut leur nature, ils sont morts, cesont de purs pendules, et ils obéis-sent à la seule loi de la gravitation;c’est là une qualité éminente quel’on chercherait en vain chez la plu-part de nos danseurs.» C’est l’unedes grandes qualités de BrunoMatei. Lucian Dan Teodorovici estunmaîtremarionnettiste.p

L’Amantde laveuve(AmantulColivaresei),deRaduAldulescu,traduitduroumainparDominiqueIlea,Editionsdes Syrtes,336p., 22 ¤(en librairiele 28mars).

BASSO CANNARSA/OPALE

Leromand’unvaurienRaduAldulescumetenscèneuneerrancedanslaRoumaniedu«socialismeréel»

«Dominique Fabre regarde le monde et les êtresqui l’entourent, les heureux comme les damnés,avec un œil lucide et bienveillant qui fait tout lesel d’un livre attachant. »Alexandre Fillon, Livres Hebdo

DominiqueFabre

Des nuageset des tours

Alexandre Fillon, Livres Hebdo

Éditions de l’Olivier

FlorentGeorgesco

A12 ans, Dimitrie Cafanu, que toutlemonde appelle «Mite» (la pas-sion roumaine pour les diminu-tifsne sedément jamais), est«un

garçon plus développé que les autres»,précocité qui, «à la réflexion», réjouit samère. On imagine que celle-ci aurait étémoinsheureused’apprendre lanaturedulien qui unit ce fils déluré à la veuve duchantre de l’église du Vendredi-Saint.Mais cette mère passera trop vite ausecond plan, dans la pénombre où RaduAldulescuaime jeter tout à coup,parpansentiers, les histoires qu’il amorce, pourqu’on s’intéresse encore à sa réaction.

Mite, de toute façon, est déjà loin. «Safuite commençaitavec (la veuve), elle étaitlàpour l’inciteràneplus s’arrêter,àneplusseretournerjamaisverscequ’il laissaitder-rière lui.» L’initiation que la jeune femmelui a prodiguée est allée bien au-delà del’apprentissage du sexe, ou plutôt lui arévélé le sexe comme le lieu d’une libertédont la découverte représente, pour unadolescent élevé en Roumanie dans lesannées 1960, un double émerveillement.A l’abri de ses parents, à l’abri, surtout, dece regard constamment posé sur chacundans une société de transparence et de

peur, il connaît désormais l’usage desrecoinsobscurs, que seul le désir éclaire. Ilrestera jusqu’aubout l’amant de la veuve,même quand, adulte, il ne la verra plus.Elle l’a projeté au-devant de lui-même,imprimant à sa vie un élan qui le jettera,toujours très jeune, sur les routes.

Mais, « dans ce monde fait par deschiens pour des chiens», rien ne répondaux élans des jeunes gens. D’autant queMite, bien que fils d’un apparatchik, estfort démuni. L’auteur, avec une ironieglacée, note que son père, dans une Rou-manie où le népotisme règne, aura faitpreuve d’une rare vertu. Il va falloir sedébrouiller seul, vivre au hasard, prendrecequi vient, errer.

Poulailler désertL’Amant de la veuve relève d’un genre

très répandudans la littérature roumainepostcommuniste, qu’on pourrait appelerle roman de vauriens. Radu Aldulescu, néen 1954, devenu un écrivain importantdans sonpays après la révolutionde 1989,en est un témoin accompli. Son œuvre,telle que les lecteurs français peuvent ladécouvrir avec ce premier livre traduit,participe d’un mouvement général demise au jour des petits arrangements qui,sous la chape de mensonge du régime,tenaient lieu de vie.

Nous vivions ainsi, dit Aldulescu.Nousétions ces va-nu-pieds. Nous étions Mite,et Bajnorica, son compagnon d’errance– orphelin, il n’a jamais eu droit aux ten-

dres diminutifs maternels. Etre un jeuneRoumain pauvre, et qui voulait être libre,c’était vivre comme ces renards à l’affûtdansunpoulailler désert.

Inégal, parfois inutilement long,L’Amant de la veuve parvient dans sesmeilleurs moments à restituer l’incerti-tude absolue de ses héros. Temps, lieux,action, psychologie n’existent qu’éclatés,enpermanencebriséspar lesaléasqui for-ment la trame de ces vies. Un «je» vientparfois interrompre la narration à la troi-sième personne, qui peut aussi bien êtrecelui deMite que celui de Bajnorica ou detelle silhouette. Il disparaît vite. L’identitéest un va-et-vient où disparaître est unemanièred’exister.On existe si peu.

«Les changements ne tombent que duciel, ou alors ils ne tombent pas.» Les per-sonnages de Radu Aldulescu sont, moinsque des personnages, les reflets de ce cieldontilsdépendenttoutentiers. Ils sont leshasards qui les constituent. Ou, donc, quicessent de les constituer, parce que plusrienne vient.

Vers la fin du livre, Mite, la trentainepassée, verra l’élan de sa jeunesse s’effilo-cher. Les enfants précoces font, à l’occa-sion, les jeunesvieillards.Devenuouvrier,puis chômeur, tombant presque amou-reux, puis se retrouvant seul, il n’aurabientôt plus que ses souvenirs pour sesavoirvivant.Etre libreétaitpeut-êtreuneillusion. Mais, dans un monde où l’illu-sion gouvernait tout, que pouvait-il espé-rer demieux?p

«Il ne racontaitpasauxpantins cequ’ilressentait, il ne leur relataitmêmepasles événementsproprementdits.Mais,quand il était certainquepersonnenel’écoutait, quepersonnene l’entendaitàl’extérieurdumagasin, il passait sonbrasdansunemarionnetteauxcheveuxchâtains,unedont lesgrands yeux res-semblaientà ceuxd’Eliza, unedont ilavaitosé ébrécher légèrement le teintverni, justeau-dessuset àdroitedeslèvres, oh riendegrave, rienque l’artistemaquilleusenepourrait réparerd’unsimplecoupdepinceau, rienqu’une

minusculeécorchurequi ressemblait augraindebeautéqueportait Eliza. Il pas-sait samaindroitedans cettemarion-nette-Elizapuis il fourrait samaingau-che sous les plis blancs, certespas trèsnets, de l’autremarionnettequiavait,elle, les cheveuxnoirs et brillants et dontles traitsmasculins l’avaient convaincude sa ressemblanceavec lui. Ensuite, seschuchotementspassaient sur leurslèvres, les lèvresd’Elizade lamaindroite,les lèvresdubrunde lamaingauche.»

L’HistoiredeBrunoMatei, p.101-102

Salon du livre 2013 Littérature

Extrait

L’Histoirede BrunoMatei(Matei Brunul),de LucianDanTeodorovici,traduit du roumainpar LaureHinckel,Gaïa, 452p., 22 ¤.

LucianDanTeodoroviciparcourtl’histoireroumaineduXXesiècleàtraverscelled’unmarionnettiste.Superbe

L’amnésiqueetlepantin

50123Vendredi 22mars 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

Marc FernandezEnvoyé spécial en Catalogne

Il y a la SagradaFamilia, lesRamblas,leparcGüell, lemarchéde laBoque-ria, lemuséeDali, la plage, les tapas.Et il y a les petites ruelles sombresduBarrioGótico,ouduRavaloùs’ag-glutinent les vendeurs de drogue et

lesprostituées, les immeublesdélabrésoùs’entassent des familles étrangères ounon, poussées là par la misère dans leurpays ou par la crise qui sévit en Espagne.BienvenueàBarcelone,villeauxdeuxvisa-ges, aux deux langues et aux deux cultu-res. Loindu tourismedemasse, la cité quedonnent à voir bon nombre d’écrivainsprend des airs plutôt sombres. Barceloneest aussi la capitale espagnole du polar.«Elle est la ville du roman noir par excel-lence», affirme Paco Camarasa, l’un desplus fins connaisseursde cette littérature,fondateurde la librairieNegra yCriminal,unique en son genre en Espagne, et direc-teur du festival du roman policier BC-Negra. «Elle regroupe en son sein tout cequ’il faut : les faits divers les plus tordus, lespersonnages les plus intrigants et les mai-sonsd’édition les plus importantes.»

Cette réputation ne date pas d’aujour-d’hui. Elle est le fruit d’un long processusquiaàvoiravecl’histoirerécentedel’Espa-gne. Aumilieu des années 1950, en pleinedictature franquiste, un homme va être àl’initiative dumouvement «noir». RafaelTasis, écrivain et homme politique à ten-dance nationaliste, publie en catalan unetrilogie, jamais traduiteen français, consi-dérée comme les premières notes dupolarà lacatalane. Il a la certitudequeBar-celone peut devenir une cité littéraire àpart entière, «se littérariser», comme ilosait dire, à l’image du Paris de Balzac ouduLondresdeDickens. Il affirmaità l’épo-que: «Barcelone est la ville où il y a eu leplusde révolutions, degrèvesgénérales, debarricades, d’églises brûlées, d’attentatsanarchistes, de soulèvements et de répres-sions. » Un contexte qui a sans aucundoute favorisé l’apparition d’une narra-tion particulière, ancrée dans le réel et lacritique sociale, politique. Un peu plustard, c’estManuel de Pedrolo qui reprendle flambeau et publie plusieurs histoiresnoires dans les années 1960. Si ces deuxauteurs écrivent en catalan, alors mêmeque Franco a interdit de parler la langue,ilsrevendiquentaussiunefiliationaméri-caine. Dashiell Hammett, RaymondChandler ou Jim Thompson sont leursréférences, comme plus tard les FrançaisJean-Patrick Manchette ou Jean-ClaudeIzzopour leurs successeurs.

«L’Histoirea imprimédesmarquespro-fondes sur le polar de Barcelone», indiqueAlexMartínEscribá.Universitaire,profes-seur de littérature, il dirige «Crims.cat»,une collectionde polars en catalan, éditéepar Al Revés, une jeunemaison d’éditiondynamiquequi publie l’un des nouveauxauteurs estampillés «Barcelone», Víctordel Arbol (La Tristesse du samouraï,ActesSud, 2012). «Le franquisme, puis la transi-tion démocratique et enfin l’organisationdes Jeux olympiques, en 1992, sont les troisdates-clés de notre littérature noire. Cesruptures historiques ont fait notre polar.AvecSabotageolympique(ChristianBour-gois, 1995), la Barcelone de Montalban etde son personnage fétiche, Pepe Carvalho,meurt. Avant, elle était construite dos à lamer. La ville a été nettoyée pour accueillirlesOlympiades,mais elle demeure très dif-férente du reste de l’Espagne. Seul le polarpeut la raconter telle qu’elle est.» Avec lesJeux, Barcelone entre en effet dans unenouvelle ère ; les auteurs de polar vont sefaire l’écho du désenchantement queceux-ciontprovoquéauseindelapopula-tion.Leurvilleest certessous les feuxde larampe,maisàquelprix?Celuid’uneperted’identité et d’une course effrénée à laconstruction, à la destruction, selon eux,de ce qui faisait tout le charme de Barce-lone. Francisco González Ledesma, en

observateur averti, s’en émeut quelquesannées plus tard : « Les lecteurs quivenaient ici avant pouvaient suivre le par-cours demonhéros avec l’un demes livresà la main. Aujourd’hui, c’est impossible,simplement parce que les rues qu’ilemprunten’existentplus.»

Manuel Vázquez Montalbán et Fran-cisco González Ledesma, mais aussiAndreuMartín, EduardoMendoza ou Ali-cia Giménez Bartlett ont ainsi marchédans les pas de Rafael Tasis et Manuel de

Pedrolo, et ont donné ses lettres de no-blesse au polar à la sauce catalane justeavant et juste après la mort de Franco, en1975. Tatouage, de Montalbán (ChristianBourgois, 1990) et Chronique sentimen-tale en rouge, de Ledesma (L’Ata-lante,1998) marquent ainsi les débuts dudétectivePepeCarvalho et de l’inspecteurRicardoMéndez.

Leurs créateurs ont aussi fait de leurville unpersonnage à part entière,mêmes’ils écrivent en castillan. «Barcelone est

pleine de ghettos», expliquait Ledesmalorsd’unerencontreautourdesonœuvredans les années 2000.Grandeville indus-trielle au siècle dernier, elle est restéerevendicative et protestataire en entrantdansleXXIesiècle.«C’estuneville radicaleet c’est un port, avec tout ce que cela peutengendrer de prostitution et de trafics entout genre. Elle réunit toute une série d’in-grédients essentiels pour le polar», avouesans détours Cristina Fallarás, premièrefemme à recevoir le Premio DashiellHammett 2012, récompensant lemeilleur roman noir en langue espa-gnole, pour Deux petites filles, qui vientd’être traduit en français (Métailié, 212 p.,17 ¤) «Barcelone attire les écrivains engénéral, pas uniquement ceux qui font dupolar.Elleestparcourue,décriteetréinven-tée par eux», ajoute Anik Lapointe. CetteQuébécoise, qui vit là-bas depuis unevingtaine d’années, dirige notamment lacollection «Serie Negra» chez RBA, l’unedes maisons d’édition les plus impor-tantes du pays.

Pourtant, c’est bien le noir qui domine.«Peut-êtreparceque les grandsauteurs deroman noir à Barcelone sont journalistes

oupoliciers (ouex-policiers)», avanceAlexMartin Escribá. «Cette couleur, ce sontaussilesauteursqui lafont»,renchéritCar-los Zanón. Poète, ancien avocat et auteurdedeuxexcellentspolars (lepremier,Sou-dain, trop tard, a paru en 2012 chez As-phalte,qui avaitpubliépeuavant l’antho-logie Barcelone noir), il détonne un peudans le paysage éditorial policier. «Oui,Barcelone est le personnage principal demestextes.Maisparcequec’est lavilleoùjevis. Je ne l’aime pas forcément, contraire-ment à la plupart des autres écrivains»,avoue-t-il à voix basse, alors qu’il vientd’arriver dans la petite rue piétonne quiaccueille la librairie Negra y Criminal, enplein cœur du quartier de la Barceloneta.Sousl’œilamusédePacoCamarasa,lepro-priétaire, qui ne cesse de lui répéter qu’ilfait partie intégrante des nouvelles voixdupolar catalan.

Car, derrière les maîtres Montalbán,Ledesmaet consorts, a surgi, cesdernièresannées, une nouvelle génération d’écri-vains.«Elle a pris d’assaut le polar, annon-ceAnikLapointe.Ses représentants lesplusconnus sontVíctor delArbol, ToniHill, Car-losZanón,MarcPastor, TeresaSolana,Cris-

tinaFallarás,AroSáinzde laMaza.» Ils ontlaquarantaineàpeine,ontvécula finde ladictature et le retour de la démocratie,mais ils perpétuent la tradition de la criti-que sociale et politique, avecun regardunpeu différent de celui de leursmaîtres. LaBarcelone qu’ils décrivent est pourtanttoujours diverse, et ils abordent sonpassé(anarchie, guerre civile, franquisme) ousonprésentpostolympique,quandelleestdevenue la ville touristique par excel-lence. Pour Toni Hill, auteur en 2011 d’unpremier roman, un best-sellermettant enscène un inspecteur des Mossos d’Esqua-dra, la police catalane («L’été des jouetsmorts», à paraître en septembre chezFlammarion), «Barcelone est une villeétrange, car c’est une cité méditerrané-enne, mais sa mentalité ne l’est pas tantque ça. Elle manque de spontanéité. »Contrairementàl’imagequ’ellepeutproje-ter à l’extérieur, la société catalaneest trèsferméeetpeuenclineà lamixitésociale. Ilest difficile, par exemple, pour quelqu’unvenantd’uneautreville, de s’y intégrer.

La preuve : si la plupart de ces nou-veaux auteurs écrivent en castillan,d’autres, commeMarc Pastor (LaMauvai-se Femme, Jacqueline Chambon, 2012) ouSebastiá Alzamora (Memento Mori, ActesSud, 324 p., 22,50¤), publient en catalan.Alors que, jusqu’ici, ce bilinguisme, quifait la force d’une ville et d’une région, neposait aucun problème, voilà que cer-tains, profitant de la crise que traversel’Espagne, attisent le feudunationalisme,à l’image de l’éditorial publié le 6marspar le quotidien barcelonais El Periódico– pourtantéditéencatalanetenespagnol.Le texte pointait du doigt plusieursauteurs (dont Víctor del Arbol et AliciaGiménezBartlett), traitésniplusnimoinsque d’écrivains «acclimatés», voire «assi-milés», car catalansmais écrivant en cas-tillan.«Personnen’a ledroitdemedirequije suis en fonctionde la langueque j’utilisepour m’exprimer, a répondu Víctor delArbol. Comme Montalbán, Ledesma etbeaucoup d’autres, je fais partie de cettesociété catalanequi s’exprimeen castillan.C’est cette diversité qui fait notre force etnous enrichit.»

Derrière la polémique se cachent sansdoutedes intérêtspolitiquesàmille lieuesde la littérature.Ce sujet feraitun trèsbonromanpolicier.AlamodedeBarcelone,encatalanou en castillan.p

«C’est une villeradicale et c’estun port. Elle réunittoute une séried’ingrédientsessentielspour le polar»

BarceloneVille invitéeduSalondulivre,lacapitalecatalaneest lagrandecitélittérairedel’autrecôtédesPyrénées.Etlecentrenévralgiquedupolar,commeleprouventplusieursromansrécents,traduitstantducatalanquedel’espagnol

Enquête Salon du livre 2013

connection

Barcelone, la vieille ville.RAFAEL CAMPILLO/AGE FOTOSTOCK

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

Noiremagie et visions irréellesInlassablement, le poète occitanBernard Lesfargues traduitl’œuvrede la CatalaneMercè Rodoreda (1908-1983). Ses romans–notamment La Place duDiamant,AlomaouRue des Camé-lias – commesesnouvelles. Jusqu’à ses derniers textes parus en1980, quand le Prix d’honneurdes lettres catalanes vint cou-ronnerune créationexceptionnelle: un roman, Tant et tant deguerre, et ce recueil de poèmes, jusqu’alors inédit,Voyages etfleurs. Lanoirceur dumonde s’y dit sans fard,mais la veuleriedeshommes, le sordide et la corruptionqui ruinent les visionsde ces villages rencontrés – àpremière vue idylliques et répu-gnants à les observerdeprès –n’altèrentpas les lambeauxderêve et demagie qui entourent les fables évanouies. Pour

oublier les fillettes captivesd’une forêt enchantée,lesmères abandonnées, les hommesacculés à la pen-daison, les rivières asséchées, et toutes ces terreursquihantentun territoire auxpromessesdévoyées,la poétesse offre unbouquetd’unequarantainedefleurs, précieuses, subtiles et irréelles, visionconsola-triced’un éden improbable. En regard, les deuxpôlesd’uneécriture splendide et impitoyable.p Ph.-J.C.aVoyages et fleurs (Viatges i flors), deMercè Rodoreda,traduit du catalan par B. Lesfargues, illustrationsdeG. Cornuault, Fédérop/Librairie La Brèche, 120p., 15 ¤.

JosepPla pour tout lemondeIl serait dommagedenepas profiter de l’éclairagemissurBarcelone, pendant ce Salon, pourdécouvrir JosepPla(1897-1981), journaliste, chroniqueur, romancier, anticonven-tionnel jusqu’aubout des ongles et référence incontournablede la littérature catalane.AprèsPain et raisin (Autrement,2010),Gallimardpublie unenouvelle traductionduCahier grisparu en 1998 chez JacquelineChambon.Dans ces 800pages,journalde 1918-1919, on croiseGaudi, l’hommequipetit-déjeunede lait et de saladeverte, on échappeà la grippe espa-gnole, onmangedes tripes demorue, on s’enivre deMéditer-ranée et deBarcelonedes avant-gardes. Pla voulait «une litté-raturepour tout lemonde». Ressemblantmoins à la littératurequ’à la vie. C’est exactement ça.p Fl.N.aLe Cahier gris (El Quadern gris), de Josep Pla,traduit du catalan par SergeMestre, Gallimard, 812p., 31,90¤.

Quatre fils à papaIl était une fois quatre frèresqui s’appelaient tousChristopheetne se connaissaientpas.Un jour, il fallut qu’ils se rencontrentpourpartir à la recherchede leurpère.Bagagesperdusest unconte contemporain.Unequêtedesorigines. La trentaineouunpeuplus, Christof, Christopher, ChristopheetCristòfol se sui-ventdeprès. Chacunestnédumêmepère etd’unemèrediffé-

rente.GabrielDelacruz les a conçus (et abandonnés)à Francfort, Londres, Paris et Barcelone. Il était démé-nageur international… Il ne laisseà ses filsquedes car-tons remplis de souvenirset une fouledequestions.Tout se bouscule joyeusement chez Jordi Puntí. Desnonnesà jambedebois, des animauxempaillés etdes chevauxde course. Le franquisme, le féminisme,lesminijupeset les lacrymogènesdeMai68.Unréjouissantpremier roman.pXavierHoussinaBagages perdus (Maletes perdudes), de Jordi Puntí,traduit du catalan par Edmond Raillard, JC Lattès, 544 p.22 ¤.

«Je suis certainede pouvoirretrouver cesmoments dont jen’ai profité qu’au cours de l’en-fance, de retrouver certaines cho-ses quemonpèrem’a enseignées,et quand je dismonpère, je ne faispas référence àArtur,monpèrebiologique (que je vais voir dansunmoment quand j’entrerai danslamaison),mais àU., loinà pré-sent, presquedisparu.

Quand j’y repense, à lamaison,nous évoluions toujours commes’il y avait le feu, sauf quandU.nous rendait visite. Il était le

seul capable denous arrêter. Leseul capable, chez nous, de suspen-dre le temps. Lorsqu’il était là,mêmema sœur etmoi servions lecafé et les digestifs au ralenti, etnon commeànotre habitude entraversant le jardin telles desserveuses empressées, affairées àservir les clients installés à uneterrasse bondée. A ce propos, jedois penser à appelerU. Je doisypenser. (…) Le tempspasse et jen’appellepasU.»

LaFemmepressée, pages20-21

Philippe-Jean Catinchi

Premier volet d’une tri-logie, Le Jardindes septcrépuscules, parue àBarcelone en 1989 ettraduite en castillandès1992,Phrixos le fou,

deMiquel de Palol, part enfin à laconquête du lectorat franco-phone. Fresque titanesque – on a,sitôt sa publication, évoqué un«hyper-roman» –, ce jeu de l’es-prit et des narrations emboîtéesest d’une poésie et d’une architec-turequi dévoilent les autresprati-quesdu romancier catalan. Il peutsans rougir se réclamer d’uneascendanceprestigieuse.

Qu’on en juge : reprenant l’ar-gument apocalyptique duDécaméron de Boccace – dix Flo-rentins fuient la peste qui ravageleurcité et trouventunhavrehorsdu monde où un «délectable jar-din» semble ressusciter l’Eden –,

Palol embarque le lecteur à lasuite de son narrateur dans unepérégrinationdéroutante.

Barcelone paralysée parl’anarchie qui règne sur la ville aulendemain d’une attaque nu-cléaire, le jeune homme trouverefuge dans une forteresse tapiesur des hauteurs escarpées quasiinaccessibles, où d’autres convi-ves attendent on ne sait quelleissue.Le luxedel’endroit, lamagied’unlieuoùlesconditionsclimati-ques elles-mêmes échappent àtoutelogique,autorisantlemysté-rieux miracle d’un jardin auxessencesimprobables,définissentle cadre idéal pour ces longuesconfidencesqui,entrecroisées,tis-sent un même récit, sans cessecomplété, amendé ou précisé, parles hôtes dumanoir invisible.

Découpéensept journées– soitautant que l’Heptaméron deMar-gueritedeNavarre, dont lesprota-gonistes attendent, dans uneabbaye isolée par un orage, la res-tauration d’un pont –, Le Jardindes sept crépuscules est rythméparles longsrécitset lesraresdiva-gationsdans le siteperché,et réin-

vente ainsi toutes les pistes roma-nesques, de la fable au conte fan-tastique,duromanpolicieraupor-trait psychologique.

Vérités et chimèresTout tourne autour d’une ban-

que d’affaires dont le fondateur,Elies Mir, tel le Lear de Shakes-peare, a sans discernement laisséles rênes auxmoins fiables de sesvice-présidents. Le sort fit du malloti,AlexisCros, lesauveurdel’ins-titution. Mais les rivalités s’avè-rent inextinguibles et les ombrestenaces. Des malheurs de la bellehéritière Lluïsa aux malver-sations financières et luttes pourle pouvoir, chaque convive tressele lien ténu qui unit les compa-gnonsdefortune,abandonnéssurle même récif soustrait à la tem-pête commune.

Grâce aux nuances de la petitecommunautédehappy fewqu’il aréunie, Miguel de Palol s’autorisetous les paris narratifs. Et là oùl’écrivain et philosophe Italo Cal-vino, dans Le Château des destinscroisés (Seuil, 1985), laissait auxlames d’un jeu de cartes le soin de

porter le discours et de nouer ledialogue, le Catalan, par le pariinverse – celui de Boccace, Chau-cer et d’autres classiques – joue delamêmepalette où le niveau allé-gorique et symbolique travestit lerécit en conte sans fin. Palimp-seste qui se joue de la chute mo-rale,escamoteledénouementpro-mis,pourneprivilégierque lever-tige de l’imaginaire jamais enrepos, Le Jardin des sept crépus-cules pressent que toute véritéabsolue est une chimère.

En nous abandonnant au cœurde la troisième journée, Phrixos lefou, volet initial, ne frustre pas.Mais il rendimpatientde lire la findu grand œuvre. Les deux voletssuivants, A bord du Googol et LaTête d’Orion, sont attendus pourl’automneet pour 2014.p

Sans oublier

Vertigesdel’imaginaire«Phrixos lefou»ouvreenbeautéuneaffolantetrilogieromanesquedeMiqueldePalol

«LaFemmepressée»court,courttoujours.Ellesouhaiteraittants’arrêter!Lepremier livretraduitd’uneromancièrereconnue

UneCatalanesurressorts

« Une réflexion sur le paradoxe de l’art,supposé enchanter la vie. Réussi.»Eric Chevillard, Le Monde

«Avec une aisance incroyable, Fanny Chiarellosigne un livre extrêmement contemporain etféministe sur une héroïne qui ne s’appartient pas.»Olivia De Lamberterie, Elle

«Un petit bijou. Magnifique. »François Busnel, L’Express

FannyChiarello

Une faiblessede Carlotta

Delmont

Éditions de l’Olivier

FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à Barcelone

Il y a des écrivains qui font voyagerhorizontalement, toujours plusloin d’un point à l’autre de la pla-nète. Et d’autres chez qui le voyageest uniquement vertical. Ils pio-chent, ils creusent, ils forent… et le

lecteur s’enfonce avec eux, toujours plusprofondément, vers le lieu qui les attire.Imma Monsó appartient à la secondecatégorie.Cequi lahante? Lesmystères etles opacités de la psyché humaine. Lesétats limites de la personnalité. Les fron-tières impalpables, souvent, entre lanormeet la folie.

Attablée au café de la librairie La Cen-tral, à Barcelone, la romancière confirme:«Onme dit souvent quemes romans sonttrès différents les uns des autres. Je ne lecroispas. Jepensequechaqueécrivainaunmonde. Un seul. Et cemonde à soi, chacunle décline à l’infini. » Née en 1959 à Lleida– encastillanLérida,unepetitevillesituéeà l’ouest de la Catalogne –, ImmaMonsó aétudié laphilologie françaiseàStrasbourgetàCaenavantdesespécialiserdanslalin-guistique. «C’est dire si le fait d’être tra-duitedansvotre languemetenaitàcœur»,explique-t-elledansun français parfait.

La Femme pressée est son premierroman traduit dans cette langue. Maisc’est loin d’être son premier livre. «J’écrisdepuis toujours, dit-elle. Pendant long-temps, j’aiécritsansêtrepubliée. Jecompo-sais des débuts, des commencements, desmilieux, mais jamais de fins. Je ne termi-

naispasmeshistoiresetcelameconvenait.Je n’aimais guère l’idée demettre un pointfinal à un livre. Peut-être parce que termi-ner un livre, c’est admettre qu’il s’éloignede soi, qu’il appartient désormais à unlecteur étranger. A mes yeux, écrire dansl’obscurité, dans la clandestinité, presque,a longtemps été synonyme de bonheur.C’était l’absence de nécessité de rendre descomptes. Le pouvoir absolu…»

Un jour, tout de même, Imma Monsós’est laissé persuader de proposer à unéditeur ce qui allait devenir son premierroman, No se sap mai (« On ne saitjamais»),sortiencatalanen1996.Nonseu-lement il est accepté tout de suite, mais il

reçoit également un certain nombre derécompenses littéraires qui, dans sonpays dumoins, projettent Monsó dans lalumière. A partir de là, l’engrenage estlancé. L’écrivain va continuer de publier,une demi-douzaine de romans et desrecueils de nouvelles. Elle glane d’autresprix, ce qui ne l’empêche pas de déclarerrétrospectivement: «Si cela ne s’était paspassé comme ça, j’aurais continué d’écrirepourmoi. Jenesuispasunecombattante.»

Le paradoxe, c’est que dans La Femmepressée, ses héroïnes, elles, le sont. Descombattantes.Des«battantes» toutcourtmême. Des «tueuses», dirait-on aujour-d’hui. Nes, la narratrice, le reconnaît dèsles premières lignes: «Je suis rapide. Je n’ypeuxrien.Masœurl’est.Magrand-mère, la

référence familiale, l’était. Mon père l’était(…). Je viens d’une famille où celui quin’était pas assez rapide était tôt ou tardanéanti (tôt plutôt que tard, car chez nouson ne remettait jamais au lendemain cequi pouvait se faire le jour même). Et s’iln’était pas anéanti, il s’auto-anéantissait.D’une manière ou d’une autre, celui quin’était pasassez rapide finissaitmal.»

La narratrice de Monsó a «unemontredansla tête». C’estorganique,ellen’ypeutrien. Son cerveau est ainsi construit. Sonrythme vital est rapide, son tempo inté-rieur presto vivace. Sans cesse, elle de-vancelecalendrier,gèrelesurgences,com-primeses journéespourenmaximiser lespossibilités, prévoit, calcule, anticipe… Leproblème, c’est qu’intellectuellement ellevoudrait appartenir au «clan des Lents».Cesserde dévorer le temps«sansmême lemâcher» – elle s’est prise en flagrant délitd’entrer dans un kiosque pour acheter lejournal…du lendemain.Oui, elle voudraitchanger cela. Mais comment fairepour«vider les heures de leurs projets, de leursprogrammes, de leurs habitudes?» Pourguérir du mal de l’époque? Elle tente unséjour thérapeutique en Grèce, là où, dit-on, les paysages sont immobiles et letemps suspendu. Cela suffira-t-il? Elle sedemande si le bouillonnement quil’anime se calmera avec « le baume del’âge». Ou s’il est écrit que « la femme ra-pide» franchira aussi les étapes de lavieillesse sans répit ni repos.

Il y a beaucoup d’autres thèmes dansLa Femme pressée : la chirurgie, la neuro-biologie, la peinture, la musique, la rela-tion entre les êtres, les familles nom-breuses et leurs tabous… Mais tout finittoujours par se rattacher à l’obsédantequestiondutemps.Mêmel’amour.Mêmela religion.Même la générosité – qu’est-cequedonner,quandonysonge?Est-ilpossi-bledenerienespérer«àterme»,«nigrati-tude,ni intérêt,niunquelconquerembour-sement»?

Paradoxalement, la femme trop véloced’Imma Monsó nous aura montré deuxchoses: que l’on a perdu l’habitude d’at-tendre – comme elle, on est tous pressés.Mais aussi que le vrai sage n’attend rien.Savourer sans espérer. Attendre sansrien attendre. A cette condition seule-ment, le temps perdu devient sans doutedu tempsgagné.p

Salon du livre 2013 Critiques Littérature

Mais comment fairepour «vider les heuresde leurs projets,de leurs habitudes ?»

Extrait

La Femmepressée (La donaveloç),d’ImmaMonsó,traduit du catalanparMarieVila Casas, Robert Laffont,«Pavillons», 424p., 21 ¤.

Phrixos le fou. Le jardindes sept crépuscules I(Frixus el boig.El jardí dels set crepuscles),deMiquel dePalol,traduit du catalanpar François-MichelDurazzo,Zulma, 336p., 22,50¤.

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Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

Pasd’humainsansdieu,est-cebiensûr?

A titre particulier

ÊTREHUMANISTEETATHÉEalongtempsparuaisé.Dumoinstantque l’humanismese récla-maitdes lettres antiques,d’uneéthiquerationnelle,d’uneplaceprécisede l’humaindans lanature.Il y abelle lurettequecen’estplusle cas, etquecette cohérenceclassi-quevacille. Touten continuantàemployer le terme«humaniste»,onse trouvebienenpeinede luidonnerunfondement.Onnousdemandecequ’est l’humain, cequi fait sadifférence, sa valeur, salégitimité?Voilàquenous restonscois. Surcesquestions,notreréflexionseraitmêmecarrémentenpanne, si l’onencroit lenou-veau livredeRémiBrague.

Cequi restede l’humanisme,selon lui, est aujourd’huipure-mentréactif: on s’yaccrocheen-core,demanière incantatoire,pourcontrer lesdangersquinous

menacent,maisonnesait plusdireenquoi consiste, au juste, «leproprede l’homme». RémiBraguedistingueclairement les registresde réponseélaborésaucoursdel’histoire: onaexpliquécommentl’hommesedifférenciedesautresespècesnaturelles,puis enquoi illeurest supérieur, ensuitepour-quoi il doitdominer lemonde,avantdene tolérer, au-dessusdel’humanité, riendeplushaut.

Cegrandmaillageacommencéàsedétricoteravec lamiseen cau-sede ladominationhumainesurles espècesvivantes, voire sur toutélémentnaturel.Deprocheenproche, loind’être ceque laTerreportedemeilleur, l’humainestdevenu,auxyeuxdecertains, lapireengeancedont laplanète soitvictime.Onenvientdoncàsouhai-ter l’extinctionprochainede l’hu-manitépourqu’enfin le trouble

cesse. En fait, laquestionsurquoitout reposeserait celle-ci : surquoipeut-ondoncs’appuyerpoursou-tenirqu’il estbonque l’humanitéexiste,qu’il estnécessairequ’ellesurvive,qu’il est légitimequ’elle sedonnedes règlesmorales?

Tout leméritedupuissant tra-vail de réflexiondeRémiBrague, àcontre-courantde l’airdu temps,estdemontrercombiencette inter-rogationest àprésentà la fois cru-cialeet embarrassante.Tout enreconnaissant lapertinenceetl’acuitéduproblème,onpeutêtreendésaccordavec sa solution,quiest en résumé: leDieubibliqueourien. Ledilemmefinal serait le sui-vant: soitonposeune transcen-dance, etune justificationextra-humainede l’humain, et l’onpeut«ancrerdans le ciel» savaleur, soitonneparvientpas àdéfendre labeautéde l’existence,etmême,à

terme, la simplesurviede l’espècehumaine.Ainsi, l’humanismeathéeserait impossibleet sonéchecconsommé.

Ledéfi resteà relever.Ondevrapeut-êtremobiliser lebanet l’arriè-re-bandumatérialisme,deDémo-criteàMarx,deLucrèceàDiderot,maisaussi inventerdes idéesnou-velles, àpartirnotammentdeCas-toriadisetde sa conceptiond’unimaginaireradical. Car lapenséedeRémiBragueestprovocatriceaumeilleursensduterme: enmet-tant ledoigt surdevraiesdiffi-cultés, elle incite audébat.A condi-tiondenepasoublierque labarreest assezhaut.p

Denis Podalydèsde la Comédie-Française

L’amourauJaponavantlacatastrophe

Figures libres

d’Eric Chevillard

Levieilhommeetlamort

«CONNAISSEZ-VOUSCE PERSONNAGEd’OsamuDazaï qui,réfugié entre lesmurs aveugles d’unabri anti-bombardementsavec sa fille, occupe ces heures à réinventer pour elle les contescélèbres du Japon?Dehors, la dévastation fait rage,mais lui,entre lesmursprotecteurs, semet à raconter des histoires.»

Ces lignes viennent aumilieude LoveHotel. Ce que fait cepère, c’est bien ce queChristineMontalbetti, dans ces pagesprotectrices, entreprendpour conjurer la sourdemenaced’unmondevouéau chaos.

Voici le deuxième roman japonaisde ChristineMontalbetti.Chose asseznouvelle en littérature, des écrivains français éli-sent unpays, s’y installent enpensée, prennent les traits dehéros américains (comme, récemment, TanguyViel, «LeMondedes livres» du8mars), ou japonais: leur style s’imbibede réminiscences lointainesmaisultra-précises, on adesimpressionsdeChandler chez l’un, de Soseki, deMurakami etmêmed’Ozu chez l’autre.

Lenarrateur est unhomme. Il a rendez-vousavec son amieNatsumi, femmemariée, dansun love hotel, poury fairel’amour.Un love hotel? C’est très connuau Japon. Fait pour lescouples illicites ou cherchant la discrétion, borgne, il fournitquantitéde chambres à thèmeafin que tous les fantasmesytrouvent leur compte.

Celanous vaut quelquespageshilarantes endébut de livre.De sa voixpleine d’humouret de tact, enunprocédéd’uneinfinie légèreté, l’auteur (plus, ici, que le narrateur, tant onreconnaît lamanièredeChristineMontalbetti) invite le lecteurà visiter certainesde ces chambres. Familière, souriante, ellevous conduit à travers les pages, vous quitte et vous retrouve.

Enfermésdans le love hotel, coupésdumonde, les amantss’absentent toujoursdavantage, plongent dans leurbainrégressif et voluptueux, d’où affleurent, parmi les caresses etles jeux amoureux,des histoiresmerveilleuses et inquiétantes.

Le ton est léger, gracieux, enjoué, on l’a dit,mais tout dansce livre vrombit d’une sourdemenace. La phrase enregistre lessecousses, les propage. Sismographie littéraire.

L’éclat blancdu ravageLe livre se révèlealorsd’unegrandebeauté.On fait, ondit

l’amouret toutes sesdouceursdansunepulsation inquiète.L’écrivainest celuiquiperçoit sur ses cadrans lavenuedudangersansnom.Unavenir–ouunpassé? – grisâtre,noirâtre,nimbe lafenêtrede lapage. Lemondeva-t-il finir? Y sommes-nous?

ChristineMontalbetti était au Japon aumomentdu séismede2011 et de Fukushima. Elle ne racontepas la catastrophe.Elle endit l’imminence, qui s’infiltre partout, fait trembler lessentiments, les phrases, dont la souplesseprovidentielle,comme les immeublesde Tokyo, permetd’absorber lesmoin-dres chocs, tant qu’ils ne sontpas trop forts. Chacundes contesévoquésdans la chambredes amants fait surgir la peur, qu’ilfaut à la fois dire et contenir.

«Sous la terre également il semble que résideundragondontle corps se love comme il le peut en anneauxmalcommodesquand il dort, gênépar le peud’espacedont il dispose au regardde son volume considérable.»A la dernièrepage, auderniermot, je ne dirai pas comment, vous éprouvez l’éclat blanc, défi-nitif et silencieuxdu ravage. Vous êtes enpleindedans, vousêtes le narrateur, vous êtesNatsumi, vous êtes tous ceuxquebalaye le cataclysme.

Vous souvenez-vousde cette gravured’Hokusaimontrantun esquif savammentpeint qui semble ignorer encore la gigan-tesquevaguequi va l’emporter, cemagnifique contraste entrela délicatessede laminiature et la démesurede la catastrophe?

Dans sa fable, ChristineMontalbetti réussit cemêmegenrede trait.p

Le feuilleton

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Collection

Leçons sur SparteN.D. Fustel de Coulanges

Le livre dumoisde l’ENS, rue d’Ulm

Conférence et expositiondu 29mars au 29 avril

8 € • ISBN 978-2-7132-2373-0

Deuil (Missir),deGudbergurBergsson,traduit de l’islandaispar Eric Boury,Métailié, 124p., 15 ¤.

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

La grandeétrangère

À propos de littératureMichel Foucault

La bibliothèquelittéraire de Foucault9,80 € • ISBN 978-2-7132-2386-0

CollectionRoger-Pol Droit

Chroniques

Le Propre de l’homme.Surune légitimitémenacée,deRémiBrague,Flammarion, «Bibliothèquedes savoirs», 256p., 19 ¤.

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Etrange condition, à n’en pasdouter, que celle d’écrivainislandais. Au comble de votrepopularité, lu par vos320000 compatriotes sansexception, votre succès en ter-

mesdeventene serapasmêmecelui d’unmédiocre et décevant prix Goncourt. Puisces chiffres sont scandaleusement gon-flés : à qui fera-t-on croire que les petitsIslandais savent lire avant l’âge de 6 ou7ans? Bien entendu, vous comptez sur lacuriosité des lecteurs étrangers. Hélas,ceux-ci semblent convaincus que le der-nier écrivain du pays a cassé sa plume auXIIIe siècle et que votre littérature n’ajamais produit que ces fameuses sagasdans lesquellesde farouchesVikings arra-chent les cheveux de leurs femmes pourtresser la corde de leur arc. Où, si l’on nes’appelle pas Ragnarr aux Braies Velues,Oddi le Pouilleux ou Haraldr Dent deGuerre, on a tôt fait demériter le surnomdeSèche-vacheoude Pisse-en-puits.

Certes, les pays scandinaves exportentplutôt désormais, avec le succès que l’onsait, une littérature noire qui mêle l’en-quête policière et la critique sociale, maisrien de tout cela décidément ne concerneGudbergur Bergsson (né en 1932), auteurde première importance en Islande, tra-ducteur entre autres de Julio Cortázar etdeDonQuichotte,dontunseul romanàcejour était disponible en français (L’Aile ducygne, Gallimard, 1996). J’ai bien con-science, écrivant ce qui suit, de trahir lesintentions de l’auteur et, cependant, jen’ai pu m’empêcher de lire aussi Deuil,sonnouveaulivre, commeuncontre-piedironique aux deux genres susmention-nés, la saga et le polar. Du moins renver-se-t-il complètement nos préjugés et laleçonest siparfaiteque j’enviensàdouterdetoutcequejecroyaissavoirdel’Islande.Est-ce vraiment une île ? Je n’oserai plusl’affirmer.

Deuil est en effet l’épopéeminimalistedu grand âge. Non seulement le person-nage ne s’appelle pas Ragnarr aux BraiesVelues,mais son nom importe si peu quenous l’ignorons. C’est un vieillard, veuf,dont les forces et la lucidité déclinent. «Ilsouffre d’un entêtement à vivre qui tientplus de l’habitude que d’un véritabledésir. » La littérature est une centraled’énergie, elle est portée par un souffle etunevision,ellecréedesmondesetdeshis-toires encore, que pourrait-elle bien faired’uncorpsquidéfaille,d’unemémoirequidéraille? « Il n’existe rien de plus injusteque cette brutalité, cette violence qu’est levieillissement.» Voici ce que réussit pour-tant à décrire Gudbergur Bergsson, cettebrutalitéassourdie, cetteviolenceralentieet leurs ravages moins spectaculairesmais tout aussi féroces que ceux du sabreoudu fusil. Ce sontdespages implacables,où seule la littérature tient bon.

Tantôt narrateur, tantôt sujet, le vieilhomme observe ses voisins, les change-ments qui se produisent dans son quar-

tier, il se remémore ses aventures amou-reuses. Parfois, il verse dans la confusion.On ne sait plus s’il rêve, s’il se dédouble. Ilse peut que tout le récit ne soit qu’unesorte de songerie entre veille et sommeil,il se peut qu’il tienne tout entier dans lelaps de temps qu’il faudra à l’eau de soncafé pour bouillir. Lesminutes qui s’égrè-nent lentement, les gestes mesurés, lessouvenirs imprécis, tout ce cotondont sesjourssont tissésn’occultepas leprocessusdedestructionquisepoursuitinéluctable-

ment:«Cequi l’envahissaitainsi, cen’étaitpas la dépression, mais cette malédictionafférenteà la vieillesse; ce n’était ni la nos-talgie ni les regrets, mais simplement lamélancolie sous sa forme la plus pure (…).Cela ne se produisait pas dès qu’il ouvraitles yeux le matin, mais lorsqu’il avait ôtésesboulesQuies et que soncorps s’éveillait,comme dans l’unique but d’accueillir cetabattement.»

Ses distractions sont rares et ne méri-tent pas ce nom, qui le ramènent sans

cesse à sa condition. Il sourit amèrementde ce couple de voisins que l’âge a rendusourdsetqui fontposerdudoublevitrageà leurs fenêtres. Constatant que sa voixcommenceàchevroterparcequ’iln’aplusl’occasion de parler à personne, plutôtque d’acheter un chien comme le luiconseillesonmédecinafindese trouver, àdéfaut d’un interlocuteur, un auditeursoumis, il préfère aboyer lui-mêmedevantsonmiroir.Luiqui futautrefoisunouvrierméticuleux,unmaniaqueduran-gement, il ne peut qu’assister à l’émiette-ment de sa conscience, à l’éparpillementde ses souvenirs. Le texte est peu à peugagné par ce trouble. Le vieillard en vien-drait presque à donner raison à sesenfants : «A leurs yeux, le passé est unemaladiementale.»

Ledeuil, on l’aura compris, s’étend ici àtoute chose, il mange le monde commeune ombre. Un homme se voit mourir àpetit feu et il anticipe sa disparition pro-chaine: «La réalité tout entière est grise etautomnale.» On aura compris aussi qu’ils’agit d’un livre sans pitié qui préfère auxlamentationsetauxlarmesl’épreuverevi-gorante de la lucidité. Vous prendrez bienune dernière rasade de ce brennivín unpeu raide, pour la route qui reste? «Noussommes des elfes sortis du pied d’une col-line (…), nous nous débattons avant de dis-paraître à nouveau au creux de la collineoùnous devenonsdes squelettes.»p

Lesminutes quis’égrènent lentement,les gestesmesurés,les souvenirs imprécis,tout ce coton n’occultepas le processus dedestruction qui sepoursuit inéluctablement

LoveHotel,deChristineMontalbetti,POL, 176p., 15 ¤.

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.03.22

MéditerranéesSous laplumedeshistoriens, laMédi-terranéen’a souventquedeuxvisa-ges: soit, dans laveinebraudélienne,elle estunecommunautéde culturequasi-anthropologique,soitunespacedeconflitspolitiqueset religieuxmet-tantenscène,demanièredramatique,le «choc»de la chrétientéet de l’is-lam.Aprèsunpremier tomesur laprésencemusulmaneenEurope («LeMondedes livres»du4novembre2011), leshistoriens JocelyneDakhliaetWolgangKaiserambitionnentaveccenouvelouvragecollectif denoussortirdecette alternative.Consacréauxsituationsdecontact, l’ouvragescrute les casde transferts,d’itinéran-ces, parfoismassives, entre lesdeuxrives. Il nedécrit pas seulementunmondede«passeurs»,marchands, tra-ducteurs, captifsqui constitueraientunformidable«entre-deux»,maiss’interrogesurces représentationsquiprésupposent,enarrière-plan,dessociétéshomogènes. L’histoiresocialeainsimenéeestune invitationàpen-serun«mondede coextensivité»,del’Europeetde laMéditerranée isla-mique,y compriset jusquedans le

conflit.p Julie ClariniaLesMusulmans dansl’histoire de l’Europe.TomeII: passageset contacts enMéditerranée, sous ladirection de JocelyneDakhlia etWolfgangKaiser,AlbinMichel,«Bibliothèque histoire»,652p., 29 ¤.

Histoire biaiséeMétronome, l’ouvrageque le comé-dienLoràntDeutsch a consacré à l’his-toirede Paris (Michel Lafon, 2009), aconnuungros succès. Se voulant un«éclairage»historique, il enfile pour-tantd’imprudentes affirmationsetmêmedeparfaites «contre-vérités»,pointent les auteursdesHistoriensdegarde.Leur livre dégage les partis prispolitiquesà l’œuvre (valorisationd’unpassé idéalisé, célébrationd’uneprétendue«identité»), aidant à sai-sir, plus largement, lanature réaction-naire de certainesproductionsdites«historiques». p J.Cl.aLesHistoriens de garde. LoràntDeutsch, Patrick Buisson et le romannational, deWilliamBlanc, AuroreCheryetChristopheNaudin,préface de NicolasOffenstadt, Inculte, 224p., 15,90 ¤.

«Juliette Kahane s’attache, sans sentimentalité,à la densité du quotidien, du réel, du social.Foisonnant, inclassable, déstabilisantet fascinant. »Christine Marcandier, Mediapart

JulietteKahane

L’inconnu

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Sans oublier

Catherine Simon

Il arrive aux icônes d’avoir plu-sieurs vies –mais on s’en rendcompte tardivement et le plussouventparhasard.C’estcequi

s’est passé avec Albert Schweitzer(1875-1965). Le nom de ce mission-naire alsacien,médecin de brousseet figureduGaboncolonial, lauréatduprixNobeldelapaix(1952),resteattaché à l’hôpital de Lambaréné– où étaient accueillis les malades« indigènes», en particulier les

lépreux. Oubliée ici, en Europe,l’icône Schweitzer garde, en Afri-que, «de l’autre côté du miroir»,comme dit Augustin Emane, lui-même né au Gabon, une auraméconnue,d’une force singulière.

C’est le premier mérite de ceréjouissant Docteur Schweitzer,une icône africaine : il donne àentendre la mémoire vive des«Noirs d’Afrique», c’est-à-dire lescolonisés. Une soixantaine detémoins – vieillissants mais aler-tes –, ayant fréquenté l’hôpital deLambaréné, ont été consultés parl’auteur, désireux de connaîtreleurpointdevuesurceBlancatypi-que, « investi de tous les attributsdu nganga (guérisseur, devin), demême que de toute la puissancefantasmée ou avérée de la méde-cine occidentale». Le résultat estun livre rare, érudit, captivant.

Il rappelle, toutes proportionsgardées, le journal de N’FassoryBangoura, L’Oiseau qui avait en-terré sa mère dans sa tête. Carnetsd’un paysan soussou (Ginkgo,2011), où un villageois guinéenavait, un beau jour, décidé d’écriresur « (son) Blanc», l’ethnologuefrançais Philippe Geslin, en mis-sion dans son hameau. Dans Doc-teur Schweitzer…, nous sommesaussi à la campagne. Et, là aussi,des Noirs racontent «leur Blanc».

Mais le leur,mortetenterréàLam-baréné, est un mythe. Interrogéspar l’auteur, lors des différentsséjours que ce dernier a effectuésau Gabon, entre1996 et 2004, cestémoins forment un chœur auxvoixmultiples et précieuses.

Grâce à l’attention critique queleur porte Augustin Emane,s’éclaire sous nos yeux ce quel’auteur appelle un «malentenduproductif». Il s’agit, explique-t-il,saluant au passage l’anthropolo-gue Marshall Sahlins, du «méca-nismeparlequels’opèrelaredécou-verte des éléments symboliquesétrangersdans sapropre culture etdes éléments de sa propre culturedans la culture de l’autre».

Débats «passionnés»Juriste de formation, ensei-

gnant à l’université de Nantes,Augustin Emane n’était pas desti-né, a priori, à se lancer dans unetelleaventure.Le faitqu’il soitnéàl’hôpitaldeLambaréné,commedenombreux enfants gabonais, n’apesé que marginalement dans sadécision. C’est un film, Le GrandBlanc de Lambaréné, réalisé par leCamerounaisBassekBaKobhioen1995, qui a joué le rôle de déclic. Laprojection de cette œuvre de fic-tion avait provoqué des débats«passionnés»parmi les Gabonais.

L’indignationde ceux, nombreux,qui avaient connu Schweitzer etvoyaientdansce filml’«entreprisede démolition d’une légende», apiqué la curiositéde l’auteur. S’ex-primant aussi bien en fang qu’enfrançais (ou en allemand), il a prislepartidevisiter, loindetoutenaï-veté, en partant des souvenirs desNoirs, desautochtones, cettevasteetmouvante frontière entre deuxmondes, que symbolise le person-naged’Albert Schweitzer.

Par leurs voix, le lecteur décou-vre l’organisation de l’hôpital, es-paceouvertmais ségrégué, où cha-cun, parmi ceux qui accompa-gnaient les malades, était tenu detravailler.Onyapprendaussi com-ment Schweitzer avait su établir,avecsespatientsgabonais,unerela-tion, rarissime à l’époque, «fondéeàlafoissurlaparoleetsur lecontactphysique avec le malade». On s’ypromène,enfin, à travers la cosmo-goniedescroyancesafricainesetlescontradictionsd’unpays, leGabon,décrites, une fois n’est pas cou-tume,parson«petitpeuple».Beauvoyage.p

LadoubleviedudocteurSchweitzerLemythedumédecindeLambarénérevisitépar lesGabonaisqui l’ontconnu.Captivant

Stéphane Foucart

Prenezunbiologiste.Choisissez-le dans la communauté desgénéticiens spécialistes de latransgenèse. Prenez-en unautre. Mais, cette fois, jetezvotredévolusurunécosystémi-

cien ou un biologiste de la conservation.Demandezàchacundeproduireune«opi-nion scientifique» sur le rapport béné-fices/risquesd’unmaïsoud’uncotontrans-génique: les résultats seront probable-ment trèsdifférents. Et peut-êtreopposés.

C’est à décortiquer ce genre de situa-tions, à en comprendre les ressorts et, sur-tout, les conséquences sur la société, queDominique Pestre consacre A contre-science,un ouvrage personnel dans lequelil revientaussibrièvementsur lestatutdessciencestudies– les«étudessociales sur lessciences», dont il est en France l’une desprincipales figures.

Delonguedate,DominiquePestreexplo-re les marges de manœuvre de la science,les«degrésde liberté» et les intentionsdesinstitutionsqui la produisent. Avec, en fili-grane, un débat ancien et profond sur sanatureetlestatutdesconnaissancesqu’elleproduit.Celles-cidoivent-ellesêtreconsidé-rées comme des «vérités» qui trans-cendent l’homme, ou plutôt comme desconstructions sociales intimement liées àuncontextepolitiqueet économique?

Dans la droite lignede ce que les sciencestudies ont produit depuis une quaran-taine d’années d’études des controverses,Dominique Pestre ne se départ pas de ceque toute connaissance scientifique serait«partielleetpartiale», ramenantlessuccèsde la science,nonà lavéritédesesénoncés,maisà leur«efficacité».

Cette conception de la science est bienévidemment très controversée.Mais il estpossible d’y être radicalement opposé et,pourtant, d’adhérer à l’analyse proposéepar Dominique Pestre. Dans un bref pre-mier chapitre, il montre, grâce à deux casd’école issus de l’histoire de la physique,commentlanotionde«preuve»peut fluc-tuer selon les communautés savantesimpliquées, les situations, les impératifs

économiques. Non seulement une même«preuve» est appréciée différemmentselon les scientifiques qui s’en saisissentmais, ajoute Dominique Pestre, chaquediscipline aura tendance à simplifier – à« réduire» – un même problème pourl’adapteràsesoutilsetàsespratiques.Pourle rendre, ensomme, soluble.

Nouvelles controversesTout cela pourrait n’être que de très

théoriques considérations. Il n’en est rien.Parce que la science – ou plutôt la techno-science–est,deplusenplus, soumiseàdesintérêts financiers et économiques, parcequ’ellepèsesurnosviespar le truchementdecesdeuxgrandsleviersquesontl’exper-tise et l’innovation technique.

Des OGM au nucléaire en passant parles nanotechnologies, les produits de latechnoscience pénètrent la société danstoute sa complexité: il y engendrent deseffets inattendus, imprévisibles, indésira-bles. Ils résolvent des problèmes, maiscréent des risques que chacun perçoit etjauge de manière différente, en fonctionde sapropre expérience.

Cen’estpasnouveau.Ens’appuyantsurles travaux de Jean-Baptiste Fressoz,

auteur d’une récente histoire du risquetechnologique (L’Apocalypse joyeuse,Seuil, 2012, « Le Monde des livres » du23mars 2012), Dominique Pestre remonteau tournant des XVIIIe et XIXesiècles, aumoment où naissent, et l’industrie, et lelibéralisme économique. De nouvellescontroverses s’ouvrent dès lors sur leseffets indésirables de la technique, et c’està partir de cette situation, inédite, que lascienceparticipeàl’élaborationdenormeslégalesdesécurité,deseuilsd’expositionàtelle ou telle substance, etc. Non par soucide sécurité sanitaire ou environnemen-tale, mais par volonté d’intégrer le risqueau fonctionnement industriel et demini-miser ainsi les contentieux…

La suite naturelle d’A contre-science estun ouvrage collectif, Les Sciences, ça nousregarde, dirigé par le même DominiquePestre et par l’océanographe Lionel Lar-qué, rassemble une quarantained’auteurs de divers horizons – sociolo-gues, historiens, agronomes, etc. –, tousattachés à donner dans l’ouvrage de brefséclairages sur la manière dont la sciences’intègre dans la société et la modèle. Lerésultatest l’undesouvragescollectifssurla science parmi les plus vifs et réjouis-

sants parus ces dernières années. Scienceclimatique, expérimentations humaines,orientationde la rechercheagronomique,conséquences du déploiement de l’éner-gienucléaire,maisaussidistributioninat-tendue des savoirs dans la société : le vo-lume offre une succession d’histoirescourtes toujours édifiantes qui interro-gent, souvent de manière un peu irrévé-rencieuse, la place des sciences et techni-quesdans les sociétés–enremontantaus-si loin qu’au début de l’holocène, aveccette iconoclaste question, posée enpréambule par le préhistorien Jean-PaulDemoule : «Fallait-il inventer l’agricul-ture ? » Ce qui revient à poser celle desavoir s’il fallait inventer la science…p

Critiques Essais

Acontre-science.Politiques et savoirsdes sociétéscontemporaines,deDominiquePestre,Seuil, «La couleurdes idées», 250p., 21¤.

Les Sciences, çanous regarde,sous la directionde Lionel LarquéetDominiquePestre,LaDécouverte, « Les Empêcheursdepenser en rond », 338 p., 19,50¤.

Docteur Schweitzer,une icôneafricaine,d’AugustinEmane,Fayard, «Les quarantepiliers»,288p., 22¤.

LesociologuedessciencesDominiquePestrerappelleavecforcelanécessitéd’appréciercorrectementleseffetsdesinnovationstechniquesdanslasociété

Lascience,c’estrisqué

Une souris génétiquementmodifiée pour être fluorescente.

VISUALS UNLIMITED/BSIP

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DidierCahen,poète et écrivain

Désirsd’ailleurs

Histoiredepiedschinois

Trans Poésie

CHINE, provinceduYunnan,débutduXXesiècle. Chunxiu(«Beauté duprintemps» enman-darin)n’a pas 10 ansquand samèredécidede lui bander lespiedspour empêcher leur crois-sance, unepratiquealors cou-rante atteinte auprixdemillesouffrances.«La potionest amère,mais le jeu en vaut la chandelle»,lui dicte d’ailleurs celle qui exercelemétier reconnude «bandeusedepieds».Dans cet empire féodal,quoi de plusnaturel quede setorturerpour attirer l’hommed’une famille riche, chez quil’épousedevra s’installer?Maisl’arrivée aupouvoir desrévolutionnairesde 1911 lui réser-veraun tout autre destin. Cetouvrageautobiographiqueraconte le triste sort de cettefemmequi fut la nourrice del’auteur à partir de 1959. LiKunwu,d’abord spécialisé dans la

BDdepropagande, livre ici un travail quasi documentaire. Saprécédente série, «Unevie chinoise» (Kana, 2009- 2011), a étédeux fois priméeen France en 2010. Il sera samedi 24mars à10h30 sur la grande scène duSalondu livre de Paris pour expli-quer son travail graphique.pBruneMaugeraLes Pieds bandés, de Li Kunwu,traduit du chinois par AnNing, Kana, 128p., 15 ¤.

Lepickpocketàquionavaitvolé lavieATokyo,degaresenstationsdemétro,leparcourscauchemardesqued’unvoleur

Trois livresdepoésie, onvit avecetonchoisitdesvers.Onse laisseporter; on tressealors lesœuvrespour composeruntoutnouveaupoème.

Une cuisse sur le lavaboTraînée luisanteSon corps

Elle dans sa formeanodinePresque racine

Surmonouvrage demiettesMessager du royaumede l’oubliCe serait l’ange dupaysage

Oncroyait tout connaître et de la vie et de la poésie…Et puis,variationsde l’intimeavec arabesques et soupirs,A trois sur lequi-vive, le deuxième livre de SéverineDaucourt-Fridrikson(née en 1970), fait le pari d’une languequi réenchante le sexe.

Percolamourmesure la pressiondudésir. Faut-ilmêler la paroleà cela? Se prendre au jeu (léger) desmots?Oui, répond StéphaneKorvin (né en 1981)même si la jouissancede la lettre peut aussibienmasquer la divisiondes êtres.

De souvenirs en «skories», Jean-JacquesViton (né en 1933)incrustedes flashsde sonenfancedans lemonded’aujourd’hui.Bref, avecZama il fait son cinéma. La poésie alors?Ungranddésordred’imagequi rend l’obscurité lumineuse.

A trois sur le qui-vive, de Séverine Daucourt-Fridrikson,La Lettre volée, 112p., 16 ¤.Percolamour, de Stéphane Korvin, Editions Isabelle Sauvage, 102p., 16 ¤.Zama,de Jean-Jacques Viton, POL, 144p., 12 ¤.

n o i r

Enfant, le héros de ce fasci-nant roman imaginait par-foisunetourenveloppéedebrume, aux contours indis-

tincts. Elle apparaissait au-dessusde lui lorsqu’il ratait son coup.

Maintenantqu’il est devenuunpickpocketvirtuose, il lui arrivederepenser à cette tour de mauvaisaugure, dans les couloirsdemétroet les halls de gare de Tokyo où ilsubtilise les portefeuilles desriches passagers. Mais son quoti-dien, seulement guidépar le soucidu geste précis, par une attentioninquiète, ne tricote aucun avenir.Ses jours, rivés à la proximité descorps, sont sans lointain ni espé-rance. D’où la mélancolie qui

émane du récit qu’il en fait. Lepickpocket n’a eu qu’un seul ami,Ishikawa, qu’un seul amour,Saeko, et les deux sont probable-mentmorts.

Sa vie, qu’il raconte avec unelucidité émouvante, croisera unenfant contraint de voler dans lessupermarchés et sur lequel cethomme solitaire veillera untemps, avec cette prévenancenourriede lahainedesoi quinousfait exiger des autres la promessede ne jamais nous ressembler. Ilentretiendraaussi,avec lamèredece garçon, une sexualité occasion-nelle et tarifée. Ce sera là le seulplaisir qu’il s’accorde.

Toutemarionnettepossèdesonmaître, qui chorégraphie le mou-vement des fils au-dessus de satête.Enl’occurrence,ici,unyakuzaqui se rêve en Méphistophélès et

quivatisseruncauchemardiaboli-que dans lequel le narrateur sedébattra.Aufond,commeFaust, lepickpocketestunalchimisteprivéde ses illusions. Mais l’éternité nedit rien qui vaille à ce solitaire.«Comment finit quelqu’un qui avécu ainsi. C’est ce que j’ai envie desavoir», avait-il avoué, un jour, àSaeko. Il devrait bientôt être exau-cé : sa tour enveloppée de brumelui apparaîtra à nouveau, dans leciel de Tokyo. Pour son quatrièmeroman, Fuminori Nakamura areçuen2010leprixKenzabûroOe.Un livre profondément élégant etsombre.p Christophe Fourvel

Ayerdhal imagineunearméedelesbiennes,gays,biettransmobiliséecontreunedictaturehomophobeafricaine.Renversant

Lesbrigadesarc-en-ciel

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Macha Séry

Vingt ans après avoir reçu leGrand Prix de l’imaginaire pourDemain, une oasis (rééd. 2006,Au Diable Vauvert), Ayerdhal

renoue avec l’Afrique et la dénonciationdupillagedesesressourcesnaturelles.Parl’ampleur de ses enjeux, Rainbow War-riors va plus loin qu’unemise en perspec-tive des inégalités Nord-Sud. Aussi pour-ra-t-on,auchoix, le lirecommeuneœuvrede politique-fiction, une utopie sociale,un roman d’aventure ou d’espionnage enterre africaine, un ouvrage de vulgarisa-tion sur les barbouzeries dont se rendentcoupables les Etats occidentaux afin deprotéger leurs intérêts.

Dans Demain, une oasis, des comman-dos humanitaires enlevaient unmédecinà Genève puis l’abandonnaient dans unvillage subsaharien afin qu’il exerce sonmétier dans des camps de réfugiés. Ici,d’autres commandos, également animésd’intentions louables, ambitionnent derenverserunedictaturenomméeMambé-sie. «Moins démocratique que bananièreet riched’undespotismequi sepromènedeGenèveàLuxembourgenpassantparNas-sau, Bahreïn ouMacao», elle ressemble, às’yméprendre,à l’Ougandaouà laGuinéeéquatoriale. «Rien de très original dansune région d’Afrique où les dictatures pul-lulent et côtoient les gouvernements depaille sous la férule des transnationales etdes ambassadesoccidentales.»

Pourquoi ce putsch? Pour destituer undictateur qui prive sonpeuple des bénéfi-cesobtenuspar lesconcessionsdepétrole,deminerais et de cacao exploitées par lesOccidentaux, pour assurer la transitiondu pays vers la démocratie, mais d’abordpour administrer une leçon au mondeentier. Car les soldats enrôlés, non septmercenaires mais dix mille hommes et

femmes, sont tous des volontaires LGBT(lesbiennes, gays, bi et trans) prêts à endécoudre contre l’injustice et à y laisser lapeau.Des LGBToriginairesdes cinq conti-nents pour composer une armée? Appro-ché pour diriger l’opération, Geoff Tyler,général américain à la retraite, croit à unegaléjade.«Non,merde,vousêtessérieux?»Assurément, répondent lesmécènes, par-mi lesquels figurent des chefs d’entre-prise, unmagnat russeversédans le traficd’armes, un chanteur popmondialementconnu, un grand couturier, un Prix Nobelde physique. Aussi le général, flanqué

d’un colonel, recrute-t-il les meilleurséléments pour encadrer les novicesva-t-en-guerre.

Entraînement militaire, élaboration dela stratégie de renversement du pouvoir,formation d’un gouvernement provisoireincluant des civils mambésis… On voitqu’Ayerdhal traite son sujet avec sérieux.Bien qu’il sache doser habilement sus-pense et humour, il ne s’est pas borné àconcevoir un thriller, encore moins unesatire,même tragi-comique. Avec La Lunenoired’Orion(Calmann-Lévy,1980),leFran-çaisFrancisBerthelotavaitintroduitlethè-mede l’homosexualité dans la science-fic-tionet imaginélaripostearméedesLGBTàl’oppressiondontilsétaientvictimes.Ayer-dhal, lui, ancre ce scénario dans lamoder-nité et – là est son impressionnant tour deforce– le rendparfaitementréaliste.

De fait, il n’éludeaucunobstacle dressésur le chemin de la reconstructionpoliti-que: cultures tribales, dissensions ethni-ques,divisions religieuses, ingérencesdesservices secrets. Resserré sur une ving-taine de personnages (militaires, espions,snipers et hackeurs), son roman choralparvient à conjuguer action et réflexionavecun remarquable sensdu rythme.

Un regret toutefois. Il manque trois

pages au roman. Trois, pas plus, afin dedécrire les aboutissants du postulat ini-tial. «Trente-huit des cinquante-troisEtatsafricains (…) pratiquent une discrimina-tion violente à l’égard des LGBT. En sus del’ostracisme ordinaire, le viol, la torture, lalapidation, la condamnation à mort sontfréquentes. Alors même si ce n’est qu’unsymbole, legouvernementquecettearméedetafiolesvarenverserest lepiredetous.Etça va faire un sacré barouf !» Or si Ayer-dhal conduit d’une main de maître soncoup d’Etat, des préparatifs à la contre-révolution fomentée par des puissancesétrangères, il en occulte les répercussionsidéologiques.Certes, il évoque–aminima– les remous diplomatiques, signale queles dons des LGBT affluent pour soutenirlenouveaurégime,mais fait l’impassesurles opinions publiques, la nature desdébatspolitiquesetphilosophiquessoule-vés par cette réaction armée à la répres-sion de l’homosexualité. Aux lecteurs, enles imaginant, d’ajouter à ce romanambi-tieux le peu qui luimanque pour deveniraussi juste qu’il est passionnant.p

b a n d e d e s s i n é e

p o l i t i q u e - f i c t i o n

Mélangedesgenres

Dans la collectionCAS DE FIGURE

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Des toxiquesinvisiblesJean-Noël Jouzel

La construction socialede l’ignorance

15 € • ISBN 978-2-7132-2382-2

Un roman choral quiparvient à conjuguer actionet réflexion avec unremarquable sens du rythme

Pickpocket (Suri),de FuminoriNakamura,traduit du japonaisparMyriamDartois-Ako,PhilippePicquier, 190p., 17,50¤.

RainbowWarriors,d’Ayerdhal,AuDiableVauvert, 528p., 20¤.

JESSY DESHAIS

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Gilles Leroy

XavierHoussin

Unamil’aconduitenvoiture. Il n’y avaitplusdetrainsàVer-neuil-sur-Avre.

Chez lui, dans lePerche, ça ressem-

ble à la Sibérie. En une nuit, il esttombé près de quarante centimè-tres de neige. A Paris, elle a déjàbien fondu, mais sur la terrassedu studio qui lui sert de pied-à-terre dans une petite rue duquartier Plaisance, tout est encorerecouvert.

Contre la rambarde, les bam-bous font grisemine. «Oh, ce n’estpaslefroidquilesaabîmés,soupireGillesLeroy. Jenesuispasvenusou-vent ici quand j’écrivais mon livre.J’ai oublié de m’occuper d’eux.»Peut-êtreypensait-ilquandmêmeunpeu.A lapremièrepagedeNinaSimone,roman, ildécritainsi l’arri-vée à la maison de la chanteusevieillissante: «Le jardin est lugu-bre, la pelouse un paillasson troué,et les tamaris brûlés fontpitié com-meles lauriers-rosesenpotqueper-sonnen’arrose.»

A partir des dernières années,pathétiques, de la star, retirée àCarry-le-Rouet dans les Bouches-du-Rhône, Gilles Leroy remontel’improbable histoire d’une petitefille noire de Caroline duNord quirêvait d’être concertiste classiqueet à qui le destin réservait uneautre célébrité. Plus brillante sansdoute, bienplus âpre aussi.

«Nina Simone a toujours étédans ma vie, explique-t-il.Mais jene connaissais que sa musique.Rien d’elle. Lorsque j’ai su qu’à11ans,alorsqu’elledonnaitsonpre-mierconcertd’enfantprodigedansla salle des fêtes de sa petite bour-gade, où la ségrégation régnait,elle avait menacé de ne pas jouerparce qu’un couple de Blancs vou-lait prendre la place de ses parentsinstallés aupremier rang, j’ai com-prisqu’elleétaitunehéroïne.Jepou-vais aller jusqu’au bout de monexerciced’admiration.»

D’autres femmes, décidées etfragiles, tragiques, douloureuses,d’autres héroïnes occupent lagrande part des derniers romansdeGillesLeroy.C’estZelda, l’épousede Francis Scott Fitzgerald, oubliéedans sa folie, à qui il rend justicedans Alabama Song (Mercure deFrance, 2007), son prix Goncourt.C’est Zola Jackson (Mercure deFrance, 2010), la vieille institutrice

noiredeLaNouvelle-Orléans,seuleavecsachiennedanssamaisoncer-néepar leseauxaprès lepassagedel’ouraganKatrina.

Malgré les rêves détruits, cha-cune garde au profond d’elle uneforce singulière, une capacité à sereleveraprèslescoupsdusort,unevolonté poussée à l’absurde derésister jusqu’au bout, jusqu’audernier souffle. Faire face commeon peut. «Nina Simone a tenu,maisàquelprix…,poursuit-il.Reca-lée, jeunefille,auconcoursdel’insti-tut Curtis de musique à Philadel-phie (elle était la seuleNoire parmi

tous les candidats), elle souffrait,malgré son immense popularité,du sentiment terrible d’avoir ratésa vie. J’ai voulu témoignerde l’im-probable naissance d’une grandeartiste de jazz, de soul, de folk, depop, sur les cendres et le deuil desonentréedans lagrandemusiqueblanche.»

Dans toute son œuvre, GillesLeroy tire ainsi des bords entre les

espoirs et les désillu-sions. A 54 ans, il estl’auteur d’une quin-zaine de romans, denouvelles, de piècesde théâtre, où le plusintimedu souvenir etdes émotions se fonddansdesfictionscruel-lement inquiètes, à

l’ironie désabusée, à la tendressetriste.

Habibi (Michel deMaule, 1987),sonpremiertexte,racontait lapas-sion de deux garçons, embarquésdansuneaventurefatale.Troisansaprès, son récitMaman est morte(Michel de Maule, 1990; Mercurede France, 1994) chargeait tous seslivresàvenirdupoidsd’uneincon-solable réalité. «Combien l’on estseul à ce travail quotidien de vivre,y confiait-il. Combien l’on fatigue,seul et laborieux.»

Son enfance modeste, porte deMontrougeàParis,puisàBagneux

en banlieue sud, ses études aulycée Lakanal de Sceaux, sa rela-tion unique avec Eliane, sa mère,celle déçue avec son père, ses ami-tiés, ses amours, et les élans, lestrahisons, lesblessures, formentlematériau vivant de son universlittéraire.

Qu’il se serve clairement de laforme biographique avec Machi-nes à sous (Mercure de France,1998) ou qu’il paraisse s’en déta-chercommedansMadameX (Mer-cure de France, 1992) ou Soleil noir(Mercure de France, 2000), GillesLeroy écrit au plus près de lui-même. Avec une déconcertantesincéritédroit venuede l’enfance.

C’esttôtd’ailleursqu’ils’estpro-mis de devenir écrivain. « J’avais10ans, se souvient-il. Des amis demes parents m’avaient offert LeRouge et le Noir. “Ce n’est pas deton âge”, m’avait dit ma mère,mais elle m’avait pourtant laisséaller me coucher avec le livre. J’enai lu une bonne partie la nuit et lereste dans la journée qui suivait.Aujourd’hui, je ressens toujours lemême frisson à l’évocation de latête de Julien sur les genoux deMathilde. Il s’était passé quelquechose. J’avais trouvé ma voca-tion.»

Difficile pourtant d’en parler.«Çameparaissait une idée folle. Jene pouvais pas la dire à mesparents, à mes copains. J’inventaisd’autres professions prestigieusesque j’aurais pu faire : architecte,médecin. Ce désir-là, c’était unsecret. Je l’ai conservé longtemps.Avecd’autres secrets.»

Sontrouble, sesélans envers lesgarçons se retrouvent, bien sûr,dansles livresdeGillesLeroy.Qu’ils’agisse des premiers émois (LesMaîtres du monde, Mercure deFrance, 1996) ou des premièresamours (L’Amant russe, Mercurede France, 2002), il décline lesmomentset les attachements.

Plus encore,Champsecret (Mer-cure de France, 2005) et le trèsrécent Dormir avec ceux qu’onaime (Mercure de France, 2012)dressent, jour après jour, dans letempsqui s’effrite, la cartographied’un itinéraire exigeant et doux.

L’homosexualité ici est un état defait. Une évidence amoureuse quibouclel’existence,desarévélationà ses accomplissements. De seschagrinsà ses renoncements.

Sans être militant d’une cause,Gilles Leroy n’a jamais mis sonmouchoir sur ses convictions. Onl’a vu, notamment, être à l’origined’une pétition, en 2009, après lespropos controversés du papeBenoît XVI sur l’usage du préser-vatif. «Etre Prix Goncourt permetpeut-êtred’êtreentenduplusfacile-

ment, sourit-il.Mais je ne suis paspour autant un habitué des tribu-nespubliques.»

En prenant le parti de NinaSimone et de ses rêves bafoués,Gilles Leroy dénonce, dans sonroman, la violence, le racisme, labêtise. Et on lit, constantedans sestextes, la révolte d’un jeune hom-me, que l’âgen’apas vieillie. p

«Un sens aigu du détail et un humour subtil. »Jean Birnbaum, Le Monde

«Les personnages de Camaraderiesont des créatures sociales et insulaires ;collectives et singulières ; banaleset romanesques ; prévisibles et bluffantes ;congrues et incongrues. »François Bégaudeau, Transfuge

MatthieuRémy

Camaraderie

Éditions de l’Olivier

Seslivres,qu’ilssoientautobiographiquesoupasdutout,commesonnouveau«NinaSimone,roman»,serévèlenttousempreintsd’unesincéritédroitvenuedel’enfance

Auplusprèsdelui-même

Uncœurtroué

Nina Simone, roman,deGilles Leroy,Mercurede France, 272p., 18,50 ¤.

«Le désir d’êtreécrivain était un secret.Je l’ai conservélongtemps.Avec d’autres secrets. »

Parcours

Rencontre

ELLENEBUVAITQUEDULAITquandelle chantait, à 20 ans, auMidtownBar&Grill d’AtlanticCity.Maintenant, ellesirote duBailey’s et, avant les inter-views, fait remplir sa théière de bourbonglacé.Nina Simoneest à la fin de sa vie(ellemourra en 2003). Vieille dame indi-gne, acariâtre, autoritaire, brûlantparles derniers boutsune finde soixantainetrès fatiguée. Le romandeGilles Leroys’ouvre surunvrainaufrage. La star amé-ricaine est entouréed’unebanded’aigre-fins, agents et financiers, qui se relaientdans sa villa déglinguéedu sudde laFrancepour acheverde la plumer.

L’arrivéedeRicardo, l’hommeà toutfairephilippinqu’elle va prendre com-

me confidentdocile, va libérer ses souve-nirs du tempsoù elle s’appelait encoreEuniceKathleenWaymon.Avec lui, elleévoqueunpassé quine demandequ’àdouloureusement ressurgir.Une en-fance sacrifiée, une jeunessehumiliée.«Quelque chose de grillé là-haut, quelquechosede troué dans le cœur.»GillesLeroy s’attache à ses premières années.A ses espoirs piétinés de jouerChopin etDebussy, à sonapprentissagebrutal dela vie, à ses amours tout de suite désen-chantées. C’est un livre d’uneproximitéétrange, émouvant, balayéde revanchescyniques et de larmes rentrées.On croitl’entendre chanter: «Andmore,muchmore than this, I did itmyway.»pX.H.

1958Gilles Leroynaît à Bagneux(Hauts-de-Seine).

1987 Il publie sonpremier roman,Habibi (Michel deMaule).

1988Décès, à sixmois d’écart, de samère, Eliane, et de sonpère, André.

1990Mamanestmorte(MercuredeFrance).

2007AlabamaSong,prixGoncourt. DAVID COULON POUR «LE MONDE»

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