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LâHommeRevue française dâanthropologie
200 | 2011
DĂ©crire, Ă©crire
Saillances et essencesLe traitement cognitif de la singularitĂ© chez les Ă©leveurs de rennes toĆŸu(SibĂ©rie mĂ©ridionale)
Atypical but Essential : The Cognitive Handling of Strikingly Different
Individuals by Tozhu Reindeer Herders (Southern Siberia)
Charles Stépanoff
Ădition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/lhomme/22891DOI : 10.4000/lhomme.22891ISSN : 1953-8103
ĂditeurĂditions de lâEHESS
Ădition imprimĂ©eDate de publication : 21 novembre 2011Pagination : 175-202ISSN : 0439-4216
RĂ©fĂ©rence Ă©lectroniqueCharles StĂ©panoff, « Saillances et essences », LâHomme [En ligne], 200 | 2011, mis en ligne le 09novembre 2013, consultĂ© le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/22891 ; DOI :10.4000/lhomme.22891
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© Ăcole des hautes Ă©tudes en sciences sociales
Saillances et essencesLe traitement cognitif de la singularitĂ© chez les Ă©leveurs de rennes toĆŸu(SibĂ©rie mĂ©ridionale)
Atypical but Essential : The Cognitive Handling of Strikingly Different
Individuals by Tozhu Reindeer Herders (Southern Siberia)
Charles Stépanoff
Jâexprime ma profonde gratitude Ă Emmanuel de Vienne, Carlo Severi, Carlos Fausto, Carole Ferret
et Bernard Charlier qui ont bien voulu lire et commenter cet article.
1 DE NOMBREUSES ĂTUDES rĂ©centes menĂ©es parallĂšlement en anthropologie et en psychologie
ont visé à explorer la compréhension humaine intuitive du monde vivant. Le caractÚre
fortement organisé et les fondements théoriques puissants qui guident les intuitions dans
ce domaine ont conduit à y reconnaßtre une véritable biologie « populaire » ou
« intuitive » (folkbiology) (Atran 1990 ; Medin & Atran 1999). Cette biologie profane
sâorganiserait dans des taxinomies de contenus culturellement variables mais selon des
principes structurels stables. Lâun des fondements de ces taxinomies est lâattribution
dâune homogĂ©nĂ©itĂ© profonde aux membres du taxon de base, lâespĂšce. Les gens semblent
disposĂ©s Ă prĂ©sumer, au-delĂ dâapparences individuelles variables, une nature sous-
jacente intrinsĂšque partagĂ©e par tous les membres dâune espĂšce. La prĂ©somption de cette
nature ou « essence », comme lâappellent les psychologues, est au fondement des
nombreuses généralisations inductives que les humains tendent à former, à un ùge
prĂ©coce et avant toute enquĂȘte empirique, sur le comportement, le rĂ©gime alimentaire ou
lâanatomie des membres dâune mĂȘme espĂšce. En revanche, on ne tend pas Ă attribuer de
nombreuses propriétés communes sous-jacentes à des catégories qui ne sont pas
regardées comme des espÚces naturelles, telles la classe des objets rouges ou celle des
chaises, par exemple (Simons & Keil 1995)1.
2 Les résultats convergents de tests menés dans divers contextes culturels incitent à penser
que ce traitement cognitif des espĂšces possĂšde une base universelle (Astuti, Solomon &
Carey 2004 ; Diesendruck 2001). Si lâhypothĂšse dâune essence interne semble partout
présente, elle est assignée à des supports corporels variables selon les contextes culturels,
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comme le sang, le squelette ou les gĂšnes (Sousa, Atran & Medin 2002 ; Waxman, Medin &
Ross 2007).
3 Les conceptions essentialistes sâavĂšrent spĂ©cialement stimulĂ©es par lâobservation
dâexemplaires atypiques : en effet, seule lâhypothĂšse dâune essence partagĂ©e peut
permettre dâexpliquer lâunitĂ© de lâespĂšce malgrĂ© la diversitĂ© frappante de ses membres
(Atran 1990 : 62-63 ; Gelman & Hirschfeld 1999 : 435). Supposer lâexistence dâune essence
« tigre » implique que, bien que le tigre prototypique soit quadrupÚde, un tigre à trois
pattes reste un tigre et présentera donc les autres propriétés habituelles aux tigres,
comme le rĂ©gime carnivore. Classer un ĂȘtre comme membre de son espĂšce revient donc Ă
le voir comme essentiellement identique à ses congénÚres et interchangeable avec eux. La
diffĂ©rence individuelle nâest pertinente que pour distinguer un spĂ©cimen dâun autre, mais
pas pour penser le rapport du spĂ©cimen Ă son espĂšce qui ne peut ĂȘtre que de conformitĂ©.
4 La littĂ©rature ethnologique paraĂźt souvent sâappuyer sur une conception de lâespĂšce assez
conforme Ă ce modĂšle. Pour nâĂ©voquer que lâexemple sibĂ©rien qui nous est familier,
lâobjectif de bien des Ă©tudes semble avoir Ă©tĂ© dâidentifier « la conception » de chaque
sociĂ©tĂ© concernant « lâours », « lâĂ©lan », « le bouleau », des espĂšces dĂ©crites comme des
collections homogÚnes appelant une représentation unique. Cette approche est sans
doute nĂ©cessaire heuristiquement, et elle est dâautant plus justifiĂ©e que les mythes
indigĂšnes dĂ©crivent eux-mĂȘmes souvent les espĂšces comme des entitĂ©s si homogĂšnes
quâelles peuvent ĂȘtre rĂ©duites Ă un seul individu (« comment lâĂ©cureuil rayĂ© est devenu
rayé », pour citer un récit largement répandu en Asie du Nord). Pourtant à regarder de
prĂšs les discours indigĂšnes citĂ©s Ă lâappui de ces gĂ©nĂ©ralisations sur la figure de tel ou tel
animal, on sâaperçoit souvent quâils dĂ©crivent en rĂ©alitĂ© les traitements trĂšs particuliers
dâindividus peu communs, comme des cerfs blancs, des arbres tordus, des ours bigarrĂ©s
ou géants2.
5 Au-delà de la Sibérie, on connaßt maints exemples de traditions dans lesquelles la
variation interindividuelle et la dĂ©viance au sein dâune espĂšce font lâobjet dâune vive
attention et de traitements intellectuels et rituels élaborés. Comment comprendre le
rapport entre cette vive attention Ă lâindividualitĂ© dans certains contextes et son
occultation dans les opérations de classifications taxinomiques quotidiennes ?
6 Deux auteurs permettent dâapporter des solutions originales Ă ce problĂšme. Dans un
article qui devança bien des découvertes concernant la biologie intuitive, Dan Sperber
(1975) Ă©tablit une importante distinction entre lâappartenance Ă une espĂšce et la
conformitĂ© Ă la norme de lâespĂšce. Dans la vie quotidienne, une dĂ©viance par rapport Ă la
norme, par exemple Ă la suite dâun accident, ne remet pas en cause la classification dâun
animal dans son espĂšce. Le tigre Ă trois pattes nâest pas tigre aux trois-quarts, il lâest
intégralement. Cependant les animaux monstrueux et les animaux parfaits entretiennent
les uns et les autres un rapport particulier Ă la norme, les premiers parce quâils la violent
de maniĂšre spectaculaire, les autres parce quâils lâaccomplissent Ă un degrĂ© rare. Dans
certains contextes culturels, il arrive que ces animaux remarquables suscitent une
interrogation sur leur appartenance taxinomique. Un animal parfait peut ainsi ĂȘtre
regardĂ© comme plus complĂštement membre de son espĂšce quâun autre. Un animal
monstrueux peut ĂȘtre dĂ©chu de sa qualitĂ© de membre et reclassĂ© : par exemple, un coq
qui chante la nuit sera traité comme un démon. Dans ces traitements particuliers, que
Sperber identifie comme « symboliques », un rapport atypique à la norme est donc
converti en termes dâappartenance taxinomique.
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7 Sâappuyant sur les donnĂ©es de la psychologie cognitive, Pascal Boyer a abordĂ© dâune façon
novatrice la question du traitement de certains individus humains singuliers, les
spécialistes rituels (Boyer 1990, 1993, 1997). Les spécialistes rituels, argumente cet auteur,
font souvent lâobjet de conceptions semblables Ă celles des espĂšces dans la biologie
intuitive. Ils sont regardés comme partageant une identité profonde, une essence, qui
importe plus que les apparences. Ainsi un humain présentant des pouvoirs atypiques est
classé dans une catégorie à part, une « pseudo-espÚce » dont les membres sont doués de
propriétés communes. Selon Boyer, « This in fact is a very common strategy in both
science and common sense : differences in causal power are related to underlying
differences in kind » (1990 : 105).
8 Ces deux analyses ont pour point commun de décrire le traitement cognitif de la déviance
comme un processus de classification taxinomique. Un membre inhabituel dâune classe
est reclassĂ© en sorte quâil devient un membre habituel dâune classe inhabituelle, comme
celle des démons ou des spécialistes rituels. Cette stratégie revient à faire remonter la
singularité dans la hiérarchie taxinomique du niveau individuel au niveau de la classe. Au
passage, la notion mĂȘme dâindividualitĂ© remarquable est oblitĂ©rĂ©e. Ainsi, selon Boyer,
lâidentification de spĂ©cialistes rituels comme membres dâune mĂȘme espĂšce naturelle
permet lâĂ©laboration Ă leur sujet de gĂ©nĂ©ralisations inductives Ă propos de leurs capacitĂ©s
communes (Boyer 1993 : 138). Le propre dâune espĂšce naturelle par rapport aux autres
types de catĂ©gories est en effet de prĂ©senter un potentiel inductif riche, câest-Ă -dire de
susciter lâextension dâobservations concernant un spĂ©cimen Ă lâensemble de ses
congénÚres (Gelman & Markman 1986).
Nous allons nous intĂ©resser dans cet article Ă des traitements diffĂ©rents dâĂȘtres atypiques,
dans lesquels leur singularitĂ© continue dâĂȘtre pensĂ©e comme telle. Nous verrons que des
traits singuliers suscitent lâinfĂ©rence dâune essence individuelle et lâhypothĂšse de
rapports particuliers Ă lâespĂšce, qui ne relĂšvent pas seulement de lâappartenance
taxinomique, mais peuvent ĂȘtre dâordre relationnel. Dans ces cas, la singularitĂ© est pensĂ©e
dans la relation mĂȘme de lâexemplaire Ă son espĂšce. Ces traitements accomplissent une
inversion des rapports intuitifs entre essence individuelle et essence dâespĂšce, inversion Ă
partir de laquelle nous proposerons une explication nouvelle de lâidĂ©e de mĂ©tamorphose.
Lâobjet de notre Ă©tude nâest pas de discuter lâexistence ou le contenu de la biologie
intuitive, mais de montrer ce qui, sur sa base et au-delĂ dâelle, peut sâĂ©laborer dans un
contexte culturel particulier. Lâanalyse proposĂ©e sâappuiera principalement sur des
matĂ©riaux recueillis chez un groupe de Touvas orientaux, les ToĆŸu (SibĂ©rie mĂ©ridionale).
AprÚs avoir étudié les Touvas occidentaux depuis 2002, nous avons mené, en juillet-août
2008 et en fĂ©vrier 2011, deux enquĂȘtes dans les villages de Ij et dâAdyr-KeĆŸig ainsi que sur
des campements auprÚs des chasseurs et éleveurs de rennes, retraités ou en activité. Afin
dâidentifier les principes abstraits de la comprĂ©hension des ĂȘtres singuliers, nous
abordons ici de façon parallĂšle plusieurs thĂšmes qui font habituellement lâobjet de
chapitres sĂ©parĂ©s dans lâethnographie de la SibĂ©rie : les chamanes, les animaux consacrĂ©s,
les interdits de chasse. Nous proposons de voir dans ces différents domaines une
procédure stable de traitement cognitif de la singularité.
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Les ToĆŸu et leurs rennes
9 Les ToĆŸu sont un groupe de 4400 Touvas orientaux Ă©tablis dans le bassin du Bij-Hem (haut
Iénisséï), encadré au nord par la chaßne du Saïan et au sud par celle du Tannu. On
distingue les « ToĆŸu de lâarbre » (yjaĆĄ toĆŸular), chasseurs et Ă©leveurs de petits troupeaux de
rennes dans la montagne, et les « ToĆŸu de la riviĂšre » (hem toĆŸular), qui occupent les
vallées steppiques favorables à un élevage pastoral de moutons, vaches et chevaux
semblable à celui des Touvas occidentaux. La politique soviétique de sédentarisation et de
collectivisation menée à partir des années 1950 a réuni ces groupes en vallées, dans les
villages de Ij et Adyr-KeĆŸig.
10 Ă la chute du rĂ©gime soviĂ©tique, lâĂ©levage de rennes a traversĂ© une crise dramatique
faisant chuter le cheptel de 8100 tĂȘtes en 1990, Ă un millier en 2007 (donnĂ©es de
lâadministration de la rĂ©gion toĆŸu). Les rennes restants sont aujourdâhui Ă©levĂ©s par une
trentaine de familles qui nomadisent dans les massifs dâUlug-dag et dâĂdĂŒgen ainsi que
dans les hautes vallées du Bedij et du Sorug (cf. Donahoe 2002).
Bien que la domestication du renne trouve, selon certaines hypothĂšses, son origine dans
la rĂ©gion du SaĂŻan, le systĂšme actuel dâĂ©levage qui y est pratiquĂ© ne sâest Ă©laborĂ© quâau
milieu du deuxiÚme millénaire de notre Úre, à la suite de la soumission des peuples
samoyĂšdes de la forĂȘt par les cavaliers turcophones de la steppe (Vainshtein 1980 :
130-144). Dans ce systÚme, les rennes domestiques, utilisés principalement pour le
transport, ne sont habituellement ni vendus, ni abattus pour la consommation. Ils sont
montĂ©s avec des selles de cheval munies dâĂ©triers et guidĂ©s par un licou. Ils sont
également bùtés, mais non attelés à des traßneaux. Les femelles sont traites pendant la
pĂ©riode de lactation (de mai Ă septembre). Lâessentiel de lâalimentation des Ă©leveurs de
rennes vient du produit de la chasse, du lait des rennes et de la cueillette (baies, bulbes,
cĂŽnes de cĂšdre). Dans les villages, oĂč lâĂ©levage de rennes est impossible, la chasse est
devenue aprĂšs la chute du rĂ©gime soviĂ©tique lâune des seules ressources disponibles pour
les villageois et donc lâune des principales activitĂ©s.
Chamanes et gens ordinaires
11 Les ToĆŸu Ă©tablissent Ă lâintĂ©rieur de leur communautĂ© une distinction conceptuelle entre
« personnes ordinaires » (anaa kiĆŸi) et « personnes qui peuvent/savent » (bilir kiĆŸi). Parmi
ces derniĂšres, ils citent les « gens qui voient au travers » (öttĂŒr köör) et les chamanes (ham)
. Bien que plusieurs « gens qui savent » soient connus dans les villages, il nâexiste plus
aujourdâhui de chamanes de tradition toĆŸu, les derniers Ă©tant morts dans les annĂ©es 1990.
Certes, des chamanes exercent dans le chef-lieu, Toora-Hem, mais ils sont originaires des
rĂ©gions steppiques de Touva occidentale. De nombreux ToĆŸu estiment cependant que de
nouveaux chamanes naßtront parmi eux dans les générations suivantes et ils gardent des
idées précises sur la façon dont un chamane apparaßt.
12 Comment donc devient-on chamane pour les ToĆŸu ? Ă vrai dire, chamane nâest pas
quelque chose que lâon puisse « devenir », ni par lâapprentissage ni de quelque autre
maniĂšre que ce soit. Pour parler de lâentrĂ©e en fonction dâun chamane, les ToĆŸu ne disent
jamais : « Il ou elle est devenu(e) chamane » (ol ham apargan), comme tend à le faire
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spontanĂ©ment lâethnologue, mais : « Il ou elle a commencĂ© Ă chamaniser » (ol hamnap
ÚgelÚÚn).
13 Le vieux Nagazy, nĂ© en 1937 dans la taĂŻga dâĂdĂŒgen et familier de plusieurs chamanes,
mâexpliquait les choses ainsi :
« Les chamanes nâapprennent pas [ööretpes], ce sont des gens qui apparaissent ainsiĂ la naissance [törĂŒmelinden] et ils travaillent ainsi. Toute personne nâa pas un destinde chamane [ham Äajaannyg], ce sont des personnes rares dans lâunivers ».
14 Selon un autre Ă©leveur Ă la retraite :
« [âŠ] on ne peut pas apprendre Ă chamaniser. Câest de naissance, sinon ça nemarche pas. Câest quelque chose dâhĂ©rĂ©ditaire [uktug]. Apprends, apprends, mĂȘmecent ans, il nâen sortira rien ».
15 Cette opinion, qui paraĂźt unanime chez les ToĆŸu, est trĂšs rĂ©pandue en SibĂ©rie
mĂ©ridionale : ĂȘtre chamane est une qualitĂ© intrinsĂšque, innĂ©e et hĂ©rĂ©ditaire.
16 Orlan, petit-fils de chamane, précise ceci :
« Les gens qui savent chamaniser nâen sont dâabord pas conscients, ils ne lecomprennent que peu Ă peu. Tant quâils sont chamanes sans le savoir, leur Ă©nergie[Ăšnergiazy] sâaccroĂźt et ils deviennent malades. Alors on leur dit : âTu es maladedâune façon qui nâest pas normaleâ, et on leur conseille de chamaniser. Ensuite,quand ils commencent Ă chamaniser, leur santĂ© devient normale ».
17 Ătre chamane est donc un fait qui nâest pas immĂ©diatement Ă©vident, puisque lâintĂ©ressĂ©
lui-mĂȘme peut lâignorer. Câest un trait cachĂ©, quâil faut dĂ©couvrir et qui se manifeste
progressivement selon un scénario typique impliquant une crise ou une maladie (cf.
DiĂłszegi 1959).
18 Si lâon peut donc ĂȘtre chamane sans ressembler Ă premiĂšre vue Ă un chamane, il arrive
rĂ©ciproquement dâavoir lâair dâun chamane sans en ĂȘtre tout Ă fait un. Lorsque nous
parlions des chamanes de Touva occidentale, les ToĆŸu discutaient parfois entre eux de
savoir si tel individu est un « vrai chamane » (ĆĄyn ham). Les ToĆŸu considĂšrent en effet que,
bien quâil soit impossible dâacquĂ©rir lâidentitĂ© de chamane par apprentissage, certains
« imposteurs » (mege) peuvent tenter dâendosser la fonction de chamane. On reconnaĂźt les
faux Ă ce quâils boivent et disent nâimporte quoi.
19 Dans toute la Sibérie méridionale, on connaßt un récit, relevé depuis le XIXe siÚcle, qui
narre une mise Ă lâĂ©preuve des chamanes par le pouvoir politique (StĂ©panoff 2007). La
version quâen connaissent les ToĆŸu contemporains porte lâempreinte des rĂ©pressions
communistes :
« Il y a une histoire sur six chamanes de ToĆŸu qui furent brĂ»lĂ©s vifs Ă Äazylar dansles annĂ©es 1920-30. Jâai lâai entendue dire plusieurs fois par les grands anciens. Ondit que lâaffaire fut ainsi. CâĂ©tait Ă lâĂ©poque des rĂ©pressions. On faisait la purge desriches, des lamas, des chamanes. Ă lâĂ©poque oĂč la rĂ©pression arriva dans la rĂ©gionToĆŸu, on arrĂȘta six chamanes. On les ligota dans une hutte quâon fit brĂ»ler. La huttebrĂ»la puis, un peu plus tard, du milieu de la fumĂ©e, lâun des chamanes se leva etsecoua la poussiĂšre de ses vĂȘtements. Il se montra ainsi le chamane le plus fort. Ondit que les chamanes qui avaient peu de force-pouvoir [kĂŒĆĄ-ĆĄydal] sont mortsbrĂ»lĂ©s ».(Viktor, membre de lâadministration du village dâAdyr-KeĆŸig)
20 Selon une autre version recueillie à Ij, les communistes effrayés par le pouvoir de ce
chamane le laissĂšrent libre et prirent la fuite.
21 Cette mise au bûcher fonctionne comme un test accompli par le pouvoir sur les propriétés
corporelles des chamanes. Alors que tous les chamanes se ressemblent extérieurement,
lâĂ©preuve met au jour une diffĂ©rence sous-jacente cruciale, dĂ©crite en termes de « force-
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pouvoir » (kĂŒĆĄ-ĆĄydal). Cette diffĂ©rence qui peut paraĂźtre de degrĂ© (fort/faible) est rĂ©duite Ă
une diffĂ©rence absolue par lâalternative binaire de lâissue de lâĂ©preuve (mort/survie). Dans
la pratique réelle, le contraste cité plus haut entre « vrai chamane » et « imposteur »
implique clairement une différence absolue. Apparence et réalité intrinsÚque sous-
jacente sâopposent de façon cruciale dans la comprĂ©hension de ce quâest un chamane.
22 On sera peut-ĂȘtre surpris du peu de place accordĂ©e Ă la notion dâesprit dans ces premiĂšres
descriptions. Les interprétations occidentales du chamanisme définissent souvent le
chamane par sa relation Ă©lective avec des esprits. Ă lâissue dâune enquĂȘte menĂ©e
justement chez les ToĆŸu en 1958, Vilmos DiĂłszegi estimait ainsi pouvoir conclure que « les
chamanes des SoĂŻotes orientaux [ToĆŸu] sont, comme les chamanes de tous les SoĂŻotes
[Touvas] et ceux des autres peuples sibériens, élus à leur fonction par des esprits » (1959 :
274). Pourtant les rĂ©cits toĆŸu que DiĂłszegi cite Ă lâappui paraissent en flagrante
contradiction avec lâinterprĂ©tation quâil en tire. Ce que DiĂłszegi nomme « choix » des
esprits est en fait contraint par un principe dâ« hĂ©rĂ©ditĂ© » (ibid.). Les tĂ©moignages toĆŸu
recueillis par DiĂłszegi ne donnent nullement Ă lâaction des esprits la forme dâune
« vocation », dâun « appel », mais celle dâune contrainte violente sous forme de
« tortures » qui ne laissent dâautre issue Ă leur victime que lâexercice de la pratique
chamanique (ibid. : 273). Comme on lâa vu plus haut, selon le tĂ©moignage de ToĆŸu
contemporains concordant avec ceux relevĂ©s par DiĂłszegi, seule lâacceptation de la
fonction de chamane met fin aux souffrances endurées. Les notions à connotation
chrĂ©tienne de « vocation » (Berufung) et dâ« Ă©lection » (AuserwĂ€hlung) employĂ©es par
DiĂłszegi nâont pas dâĂ©quivalent Ă notre connaissance dans la langue touva orale et ne
permettent pas de rendre compte correctement du caractĂšre causal des processus Ă
lâĆuvre selon la comprĂ©hension indigĂšne (ibid. : 274). Bien plus fidĂšle Ă celle-ci semble le
Finlandais Axel Heikel qui, aprĂšs un voyage en pays touva Ă la fin du XIXe siĂšcle, estimait
que « la sélection comme chamane est innée » car cette fonction « se fonde
principalement sur des caractéristiques physiques » (Heikel 1896 cité in Diószegi 1959 :
274).
Si les ToĆŸu parlent peu des esprits lorsquâils dĂ©crivent leurs anciens chamanes, câest tout
simplement parce que la relation aux esprits nâest nullement distinctive de leur point de
vue. La plupart des vieux chasseurs avec qui nous avons pu nous entretenir se
souviennent dâavoir occasionnellement perçu des esprits par lâouĂŻe, la vue ou le toucher.
On raconte mĂȘme le cas de chasseurs entraĂźnĂ©s dans une relation stable de type
amoureux avec un esprit fĂ©minin. Or, un tel rapport intime ne mĂšne pas lâhumain Ă lâĂ©tat
de chamane mais Ă une mort tragique. Il y a Ă cela une explication apparemment
paradoxale, mais trÚs significative : « Si un homme qui ne voit pas les maßtres des lieux
rencontre un maĂźtre de lieu, câest trĂšs mauvais » (Äer ÚÚzin körbes kiĆŸi Äer ÚÚzinge uĆŸuraĆŸyrga
dyka bagaj, Viktor). Cette formule montre que le fait de la relation avec un esprit est
nettement distingué de la capacité de relation avec des esprits. La rencontre est un
Ă©vĂ©nement fortuit, alors que la capacitĂ© est un trait intrinsĂšque, Ă©lĂ©ment dâun destin qui
définit le spécialiste. Une perception sans la capacité de percevoir est une anomalie dont
les suites peuvent ĂȘtre tragiques.
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ProcĂ©dures dâidentification et diffĂ©rences interindividuelles
23 Quelles sont les procĂ©dures conceptuelles sous-jacentes Ă lâidentification dâun individu
comme membre de cette catĂ©gorie trĂšs particuliĂšre quâest celle des chamanes ? Les
indices typiques dâune nature chamanique ne sont pas des critĂšres nĂ©cessaires et
suffisants, câest-Ă -dire que la manifestation dâun seul dâentre eux ne permet pas dâopĂ©rer
une dĂ©duction assurant avec certitude que lâindividu est un chamane. LâidentitĂ© de
chamane est seulement prĂ©sumĂ©e par lâentourage Ă partir dâun faisceau de signes associĂ©s
entre eux par lâhypothĂšse de liens causaux. Elle doit ensuite ĂȘtre confirmĂ©e par lâaveu
dâun chamane expĂ©rimentĂ©. La vision dâagents surnaturels peut ĂȘtre lâun de ces indices
auxquels est sensible lâentourage. Mais tout rĂ©cit de vision nâidentifie pas son auteur
comme un chamane, puisque lâon peut y voir au contraire un prĂ©sage de mort prochaine.
En fait, une vision nâest tenue pour un indice chamanique que si elle se produit en bas Ăąge
et si lâindividu est descendant de chamane. Le bas Ăąge tend Ă prouver que la vision est
lâeffet dâune capacitĂ© visionnaire innĂ©e et non un accident ; lâascendance permet
dâĂ©laborer une hypothĂšse causale sur lâorigine de cette capacitĂ©. Si, aprĂšs ces visions, une
maladie Ă©trange intervient Ă lâadolescence, on pensera que cet Ă©vĂ©nement nâest pas un
accident mais une Ă©tape dâun schĂ©ma de dĂ©veloppement chamanique.
24 Une procĂ©dure infĂ©rentielle stable est ici Ă lâĆuvre : divers traits atypiques â rĂ©cits de
visions surnaturelles, maladie « non ordinaire » et autres â sont conçus comme des effets
dâune identitĂ© chamanique, parfois explicitĂ©e dans la notion de Äajaan (« facture innĂ©e,
destin »). De cette identitĂ©, on attendra quâelle produise causalement dâautres
conséquences, comme des pouvoirs surnaturels, parfois une capacité à la métamorphose.
LâidentitĂ© chamanique est innĂ©e, sous-jacente, intrinsĂšque, inaltĂ©rable et porteuse
dâeffets causaux nombreux : en somme, elle est exactement ce que les philosophes et les
psychologues appellent une « essence ». On peut conclure que les différentes conceptions
concernant les chamanes ne forment pas une collection arbitraire mais un ensemble
richement structuré par un schÚme essentialiste (Stépanoff 2007).
25 Cependant, malgrĂ© les Ă©tapes typiques du dĂ©veloppement chamanique, les ToĆŸu ne
considĂšrent pas les chamanes comme des ĂȘtres interchangeables. Au contraire, ils les
évoquent comme des individualités marquantes ayant chacune ses compétences et ses
techniques rituelles particuliĂšres. Dans le village dâIj, on se souvient ainsi de kezer ham, le
« chamane coupeur ». Il soignait ses patients en découpant les parties malades avec un
couteau qui ne laissait aucune cicatrice. Les principes communs guidant les profanes dans
leurs procĂ©dures dâidentification ne constituent pas des gĂ©nĂ©ralisations inductives
prĂ©cises comme celles qui peuvent sâappliquer aux membres dâune mĂȘme espĂšce
biologique (du type : « les rennes mettent bas au mois de mai »). Par exemple, la crise qui
prĂ©cĂšde lâaccĂšs Ă la fonction chamanique doit prendre des formes variables selon les
individus. Deux crises trop semblables susciteraient un soupçon de copie, et donc
dâimposture. La nuance est importante : les profanes recourent, certes, Ă des stratĂ©gies
dâidentification stabilisĂ©es, mais ce quâils cherchent ce sont des traits singuliers dont
dériveront des différences interindividuelles entre chamanes3. Une telle attente de
variĂ©tĂ© est contraire aux principes du modĂšle cognitif de lâespĂšce biologique qui attire au
contraire lâattention sur lâhomogĂ©nĂ©itĂ©. Par ailleurs, nombreux sont les rĂ©cits sur
lâhabitude quâavaient les chamanes de lutter entre eux, jusquâĂ se « dĂ©vorer lâun lâautre »
(ÄiĆŸir hamnar). Cette tendance constante Ă lâentre-dĂ©voration est, elle aussi, parfaitement
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incompatible avec le concept dâespĂšce.
Nous pouvons conclure que, conformĂ©ment Ă lâhypothĂšse de Boyer, les chamanes toĆŸu
font lâobjet dâintuitions essentialistes, mais, contrairement Ă lâexplication quâil avance, ces
intuitions ne peuvent dĂ©river du modĂšle de lâespĂšce. Les chamanes semblent conçus non
pas comme les membres normaux et identiques dâune espĂšce Ă part, mais comme des
membres atypiques de la collectivité humaine. Leurs singularités constatées et attendues,
visibles et surnaturelles, sont regardées comme une série structurée de différences par
rapport Ă lâ« homme normal » (anaa kiĆŸi), qui sont situĂ©es sur des plans diffĂ©rents mais
toutes explicables par une essence, non pas commune mais individuelle car singuliĂšre Ă
chaque chamane.
Les rennes consacrés, chamanes du troupeau ?
26 Quelle est lâĂ©tendue dâapplication du schĂšme infĂ©rentiel essentialiste dont nous avons
discernĂ© lâaction Ă propos des chamanes ? Notre enquĂȘte incite Ă penser que son domaine
est bien plus large que celui des seuls humains.
27 Au sein de leur troupeau, les Ă©leveurs de rennes identifient des animaux particuliers Ă qui
ils font subir un traitement tout à fait remarquable. Les rennes sélectionnés passent par
un rituel aprÚs lequel ils ne sont plus touchés ni utilisés. Les pratiques de consécration
dâanimaux, parfois qualifiĂ©es de disparues de Touva depuis les annĂ©es 1930 (Dongak 2002 :
76), sont toujours en usage chez les ToĆŸu, qui affirment les avoir maintenues
discrÚtement pendant la période soviétique.
28 Ces rennes sont appelés ydyk ivi (« renne sacré »), ydyk mal (« bétail sacré »), ou
simplement ydyk4. Les pratiques de consĂ©cration des ToĆŸu nâont jamais Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©es.
Lâethnologue touva MonguĆĄ Kenin-Lopsan a recueilli quelques tĂ©moignages, mais sans
dĂ©crire les rituels (Kenin-Lopsan 2002 : 486, 492). On trouve des bribes dâobservations
confuses dans le rĂ©cit de lâexpĂ©dition accomplie chez les ToĆŸu par Olsen au dĂ©but du XXe
siÚcle : « certains rennes, blancs pour la plupart, qui ont servi de monture à un chamane
pour se rendre à la yourte et plus tard ont été bénis par lui, sont considérés comme sacrés
et ne doivent donc pas ĂȘtre utilisĂ©s pour le travail » (Olsen 1921 : 97). On peut supposer
que câest Ă la mĂȘme catĂ©gorie de rennes que sâapplique lâobservation suivante : « Certains
rennes appartenant à un chamane sont marqués avec des bandelettes sacrées, de petits
rubans blancs passĂ©s par un trou dans lâoreille » (Ibid. : 101).
DĂ©finition et fonction
29 Le renne ydyk est gĂ©nĂ©ralement dĂ©fini par les ToĆŸu contemporains comme un animal
« quâon ne touche en aucun cas » (ĆĄuut degbes), câest-Ă -dire quâon ne le monte pas, on ne le
bĂąte pas, on ne lâattache pas, on ne lui coupe pas les bois, on ne le tue pas, on ne le mange
pas (munmas, koĆĄtavas, baglavas, myjyzy kespes, ölĂŒrbes, Äives). Il nâest pas inactif pour
autant, au contraire : « Le renne consacrĂ© surveille-regarde le campement, la maison. Sâil
y a un animal consacré, on dit que les gens de la maison ne seront pas malades et les
autres rennes non plus » (Badyraa, village dâIj). Lâexpression employĂ©e, « regarde-
surveille » (harap-körĂŒp turar), dĂ©note une position supĂ©rieure de lâobservateur qui
convient ordinairement plus Ă un maĂźtre ou un berger quâĂ un animal. Ici la relation
habituelle est renversĂ©e puisque câest lâanimal qui « veille » sur lâhumain.
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CritÚres de sélection
30 Le critĂšre le plus souvent citĂ© par les ToĆŸu pour sĂ©lectionner le renne Ă consacrer est une
robe blanche [Fig. 1]. Mais on cite aussi une robe « complÚtement noire », une taille
« grande et haute », ou « des yeux verts », câest-Ă -dire quâil nâexiste pas de critĂšre unique
et absolu de la sĂ©lection. Lorsquâils dĂ©crivent en termes plus abstraits les traits de
lâanimal sĂ©lectionnĂ©, mes interlocuteurs expliquent que « câest un renne qui se distingue
par quelque chose », « un faon rare et beau », ou « un animal qui a une belle, agréable et
vive couleur » (öĆĂŒ ÄaraĆĄ, Äaagaj öĆgĂŒr mal)5. Comme on me lâindiqua, « on remarque un
faon qui se distingue par quelque chose, et les maßtres décident que dans ce troupeau ses
différences seront des privilÚges ». Lorsque les maßtres ont fait leur choix, ils invitent en
principe un chamane qui doit le confirmer lors dâun rituel.
Fig. 1. Renne consacrĂ© dans un Ă©levage toĆŸu
Cl. Charles Stépanoff
31 Ce nâest pas lâanomalie qui est ici recherchĂ©e mais une singularitĂ© frappante jugĂ©e
positivement, une distinction plus saillante que la simple variation interindividuelle, mais
moins extrĂȘme que la monstruositĂ©. Cette saillance nâest pas seulement morphologique
puisquâil peut sâagir aussi dâun « caractĂšre particulier » (aaĆŸy-ÄaĆy aĆgy) ou dâune « allure
particuliĂšre » (hevir-dĂŒrĂŒzĂŒ bir aĆgy bolur). Ce « caractĂšre » stable et intrinsĂšque est
prĂ©sumĂ© Ă partir de lâobservation de comportements rĂ©pĂ©tĂ©s.
32 Il semble donc dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale que les traits distinctifs du renne choisi sont des
indices mis en relation avec une structure individuelle dont ils ne sont que lâaspect
visible. Sur ce plan, la sĂ©lection du renne rappelle la procĂ©dure dâidentification du
chamane. Ce que lâon cherche Ă lâaide dâindices relativement stables, câest un individu
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singulier, présentant une série organisée de différences tant évidentes que profondes par
rapport Ă la norme.
RĂšgles de succession
33 Habituellement les vieux rennes devenus inaptes au travail sont abattus (Olsen 1921 :
109). Mais, lorsque câest un renne sacrĂ© qui devient vieux, selon la plupart des
informateurs, on le laisse mourir de lui-mĂȘme et on ne mange pas sa viande. On considĂšre
souvent que son successeur devra ĂȘtre lâun de ses « parents » (törel). Or, au sein dâun
troupeau, les rennes dâune mĂȘme gĂ©nĂ©ration sont tous parents par leur pĂšre, puisquâil nây
a quâun mĂąle reproducteur. Câest donc la ligne fĂ©minine qui est distinctive. Si le renne
sacrĂ© est une femelle, on choisira alors lâun de ses petits pour lui succĂ©der.
34 Selon BalÄyj-ool (nĂ© en 1943, Adyr-KeĆŸig), on remplace le renne sacrĂ© par un jeune renne
de deux à trois ans parent du précédent. « Quand il a une descendance, sa race (uksaazy)
reste et câest parmi elle quâon choisit ». Mais dâaprĂšs Balcyj-ool, on ne consacre que des
mĂąles castrĂ©s (Äary)6, ce qui signifie que le successeur ne peut ĂȘtre un descendant direct.
On choisira un parent en ligne fĂ©minine, par exemple un « faon de la mĂȘme mĂšre », car,
dit Balcyj-ool, « la transmission se fait par la mÚre ».
35 Parmi ces rÚgles de succession parfois contradictoires, demeure récurrent un principe de
succession des rennes, ydyk, fondé sur une consanguinité proche. Cette conception
semble avoir Ă©tĂ© partagĂ©e par les Touvas mĂ©ridionaux (rĂ©gions dâErzin). Chez ces
derniers, les rejetons des animaux consacrĂ©s (sĂštĂšr, Ă©quivalent mongol dâydyk) Ă©taient
systĂ©matiquement abattus. En effet, « la descendance dâun sĂštĂšr est sĂštĂšr sans quâun rituel
soit nĂ©cessaire », or « il ne peut y avoir quâun maĂźtre dans le troupeau » (Potapov 1969 :
369).
36 Il est intĂ©ressant de noter que lâuksaa, « race » des rennes consacrĂ©s, ressemble Ă la
qualitĂ© hĂ©rĂ©ditaire chamanique, appelĂ©e dâun terme proche Ă©tymologiquement, uk, qui se
transmet de façon cognatique et mĂȘme prĂ©fĂ©rentiellement par les femmes (StĂ©panoff
2007).
Le rituel de consécration
37 Au sein du troupeau, le renne ydyk se reconnaĂźt aux rubans et parfois aux cloches dont il
est parĂ©. On le fait participer aux rituels et aux fĂȘtes du campement et, Ă cette occasion,
on le dĂ©core particuliĂšrement, comme le raconte Valentina dâIj : « Quand il y a une fĂȘte,
on le fait beau, on lui met des boucles dâoreilles [ol ivini ÄaraĆĄtap, syrgalap] pour quâil se
distingue des autres, pour que les gens sachent quâil ne faut pas le toucher ». Ces
« boucles dâoreilles » sont des rubans rouges, blancs, bleus et verts que lâon enfile par un
trou percĂ© dans lâoreille de lâanimal. Cet ornement rappelle les rubans « passĂ©s dans un
trou de lâoreille » des rennes consacrĂ©s observĂ©s par Olsen au dĂ©but du XXe siĂšcle.
38 Le rituel de consĂ©cration nous a Ă©tĂ© dĂ©crit par BalÄyj-ool. La cĂ©rĂ©monie est menĂ©e par un
chamane, ou en son absence par un aĂźnĂ© du campement (aaldyĆ ulug kiĆŸizi). On commence
par fumiger lâanimal avec un brandon de genĂ©vrier et on lui attache au cou un ÚÚren, un
nĆud rituel fait de rubans de plusieurs couleurs. On accomplit une libation de lait sur
lâanimal. Puis on le fait tourner trois fois autour dâun saĆ, bĂ»cher rituel oĂč brĂ»le du
genĂ©vrier. On saisit ensuite la tĂȘte du renne que lâon fait regarder vers le soleil, avant de
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le contraindre Ă prier et sâincliner trois fois. Ce faisant, on prononce les paroles
suivantes : « Que le troupeau sâaccroisse bien, quâil y ait beaucoup de lait, que les choses
Ă©trangĂšres nâattaquent pas » (ynaar baĆŸyn tudup algaĆĄ, hĂŒnÄe köndĂŒrĂŒp algaĆĄ ĂŒĆĄ katap tejledip
turar. Mal-magan eki össĂŒn, sĂŒt-saany kövej bolzun, öske ÄĂŒveler haldavazyn). Lâexpression
« choses étrangÚres » désigne par euphémisme les loups, principaux prédateurs des
rennes.
39 Les étapes de ce rituel sont semblables aux usages anciens des populations apparentées
aux ToĆŸu, les Touvas occidentaux et les Tofalars (Dongak 2002 ; Katanov 1907 : 608). La
fumĂ©e du genĂ©vrier marque habituellement lâouverture dâun espace et dâun temps rituels.
La libation est généralement conçue comme une forme de nourrissement des entités
vivantes du paysage. Le bĂ»cher saĆ est un Ă©lĂ©ment rituel trĂšs commun Ă Touva, que lâon
rencontre lors dâoffrandes aux maĂźtres de lieu, Ă un arbre sacrĂ©, ou lors de rites
thérapeutiques. En ces occasions, les participants contournent généralement trois fois le
foyer dans le sens solaire. Or ici, câest lâanimal qui accomplit ces circumambulations, Ă la
façon dâun humain. Plus frappante encore est lâinclination religieuse imposĂ©e au cervidĂ©,
que Balcyj-ool exprime par le verbe tejle- (« prier, adorer ») augmenté du suffixe factitif -
di.
40 Les Touvas des steppes occidentales faisaient sâincliner les animaux consacrĂ©s en
direction des quatre orients, plutĂŽt que vers le soleil (Potapov 1969 : 365 ; Dongak 2002).
Dans le cas toĆŸu, nous apprenons quâune parole est prononcĂ©e en mĂȘme temps que lâon
fait sâincliner lâanimal. Le contenu de cette formule vise uniquement le bonheur du
troupeau, alors que celui des humains, habituellement associĂ© Ă lâydyk dans les
explications indigÚnes, est tu dans la parole rituelle. La formule prononcée paraßt donc
exprimer un point de vue animal : elle est prĂȘtĂ©e au renne comme une priĂšre quâil
prononcerait en sâinclinant. Cela ne signifie pas que les humains sâexcluent de cette
demande, mais ils mettent le renne en position de porteur principal de la requĂȘte. Alors
que les interprétations anthropologiques de la consécration présentent généralement
lâanimal comme un objet passif du rituel, un substitut de victime sacrificielle, nous voyons
au contraire que la logique relationnelle mise en Ćuvre place le renne dans une position
dâacteur endossant une attitude rituelle et une parole qui le rendent semblable aux
humains.
Dans les mots qui lui sont prĂȘtĂ©s, le cervidĂ© ne demande pas le bonheur et la richesse
pour soi-mĂȘme, mais la croissance de lâensemble du troupeau et sa protection contre les
prédateurs. Telles sont aussi les deux principales suppliques des invocations
chamaniques : la fécondité du groupe humain et sa protection contre les prédateurs des
humains, les dĂ©mons aza. Le renne ne figure donc pas seulement en position dâacteur
rituel, mais plus prĂ©cisĂ©ment dans une fonction de chamane exercĂ©e Ă lâĂ©gard de ses
congénÚres, les autres rennes. Le bénéfice de cette fonction premiÚre est supposé
sâĂ©tendre aux Ă©leveurs des rennes, symĂ©triquement Ă la façon dont la protection dâun
chamane humain sâĂ©tend au troupeau.
Interprétations
41 Les chercheurs soviĂ©tiques ont interprĂ©tĂ© les consĂ©crations dâanimaux comme des
survivances de stades divers du dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s sibĂ©riennes. DâaprĂšs
ZĂ©lĂ©nine, lâanimal consacrĂ© est offert comme monture Ă un esprit, originellement un
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dĂ©mon quâon souhaite chasser du corps dâun malade. Les humains font office de bergers
de cet animal qui nâest plus le leur, ce qui prouverait que la consĂ©cration, dĂ©rivĂ©e de la
pratique du gardiennage de bétail, a dû apparaßtre dans une société déjà différenciée
entre riches propriétaires et employés (Zélénine 1952). Jean-Paul Roux a efficacement
rĂ©futĂ© lâhypothĂšse dâune fonction thĂ©rapeutique originelle des animaux consacrĂ©s, en
montrant que cette interprétation est absente des sources médiévales sur le sujet (1966 :
176-177).
42 Lorsquâon leur pose la question du dĂ©dicataire, les ToĆŸu contemporains peuvent rĂ©pondre
que le renne ydyk est consacrĂ© au maĂźtre du pays (oran ÚÚzi). De mĂȘme, en 1890, les
Tofalars disaient que lâydyk Ă©tait consacrĂ© au maĂźtre de la montagne et de lâeau (tagnyĆsugnu eeziĆe, Katanov 1907 : I, 621 ; II, 608). Chez les Tsaatanes (Duha) de Mongolie,
population formĂ©e dâĂ©migrĂ©s toĆŸu, on cite comme dĂ©dicataire du renne ydyk des esprits
noirs ou blancs, des monticules sacrés obo, le feu (Badamxatan 1987 : 111), ou encore la
chasse, le tambour chamanique ou mĂȘme le parc Ă bĂ©tail (ChagdarsĂŒrĂŒng 1994 : 154). Ces
listes hĂ©tĂ©roclites semblent ĂȘtre en partie le rĂ©sultat des sollicitations des ethnologues,
sans doute influencĂ©s par la thĂ©orie de ZĂ©lĂ©nine. En fait, lâydyk peut fort bien nâĂȘtre
consacrĂ© Ă personne. Les animaux consacrĂ©s des Touvas mĂ©ridionaux nâavaient pas de
dédicataire, mais faisaient fonction de « maßtres » du troupeau (Potapov 1969 : 366).
43 Leonid Potapov défendit de son cÎté une interprétation historique méridionale. Dans
lâAltaĂŻ-SaĂŻan, certains clans consacraient des chevaux dâune robe particuliĂšre Ă des
montagnes ancestrales. Potapov voit dans cet usage un héritage des organisations
militaires des anciens empires nomades, en particulier les Xiongnu, qui utilisaient les
couleurs comme « signes dâappartenance tribale » (1969, 1977 : 82). LâinconvĂ©nient de
cette hypothĂšse est quâelle nâexplique pas pourquoi, dans lâAltaĂŻ et ailleurs, moutons,
chÚvres, taureaux, rennes étaient également sélectionnés en fonction de leur pelage ou
dâautres traits physiques saillants. Lâhabitude de consacrer des animaux dâaspect
particulier Ă©tant connue jusque chez les SamoyĂšdes de lâArctique au nord (Popov 1936 :
46, 50) et les NĂ©ghidals du fleuve Amour (Cincius 1971 : 183), il nâest pas invraisemblable
dây voir un hĂ©ritage des organisations politiques de la steppe. Les Neghidals consacraient
des chiens particuliers, par exemple aux yeux vairons (Ibid.), un usage qui rappelle le
critĂšre de la couleur des yeux citĂ© pour la sĂ©lection du renne ydyk chez les ToĆŸu. Ce point
commun ne peut certes pas ĂȘtre expliquĂ© par le « souvenir » des usages de la cavalerie
xiongnu.
Le chamane du troupeau ?
44 Il nous paraĂźt plus fĂ©cond dâenvisager les pratiques de consĂ©cration dâanimaux comme la
manifestation dâun traitement cognitif particulier de la singularitĂ© au sein du groupe.
45 Nous avons déjà rencontré plusieurs points communs entre le renne ydyk et le chamane.
On se souvient que lâydyk est couvert de rubans colorĂ©s et de cloches, or ces objets sont
également fixés en grand nombre sur le costume du chamane touva. La fonction de
protection du troupeau, comparable Ă celle du chamane, lui ressemble aussi dans son
modus operandi. Nagazy mâexpliqua que le renne ydyk de son frĂšre Ă©tait sans arrĂȘt malade :
« Câest parce quâil prend le mal de ses camarades pour soi, il lâabsorbe. Il charge sur son
dos la maladie, qui épargne ainsi ses camarades ». Cette explication, qui implique un
Ă©quilibre sous-jacent entre le groupe des camarades (Úƥter) et lâ ydyk, rappelle le
mécanisme par lequel la mort rituelle du chamane sibérien permet de repousser la mort
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rĂ©elle des membres de son groupe (Hamayon 1990 : 528). La mise en Ćuvre mĂȘme de
lâĂ©quilibrage suggĂšre un rapprochement plus profond encore. Le flux du mal vers lâydyk
est visiblement rendu possible par une capacitĂ© de ce dernier à « absorber » (siĆirip) le
mal des autres. Or, lâabsorption (siĆirip) est prĂ©cisĂ©ment ce que le chamane E., originaire
de la rĂ©gion de Tere-Höl Ă quelques dizaines de kilomĂštres des villages toĆŸu, dit avoir
vĂ©cu dans son corps en entrant en fonction (StĂ©panoff 2007). LâĂ©vocation de ce processus
matĂ©riel nâest pas une image arbitraire. La capacitĂ© absorbante est une propriĂ©tĂ© formelle
prĂȘtĂ©e sous des instances variables aux chamanes dans toute la SibĂ©rie, que lâon voit
testée et exhibée par diverses procédures de transpercement du corps du chamane (Ibid.).
46 Le caractÚre héréditaire de la fonction suggérait un rapprochement supplémentaire. Les
ToĆŸu ne formulent pas eux-mĂȘmes explicitement ces comparaisons entre le chamane et lâ
ydyk, pourtant lorsque je demandais Ă Nagazy si la position de renne sâhĂ©rite comme celle
de chamane, il me rĂ©pondit : « Câest tout Ă fait pareil » (ol dömej dömej). Enfin,
mentionnons quâune ethnologue spĂ©cialiste des Tofalar, L.V. Melnikova (1994), traduit le
terme ydyk par « chamane-renne » (ĆĄaman-olenâ).
Quel est le rapport entre lâapparence distinctive du renne sĂ©lectionnĂ© et sa fonction ? Le
renne sacré semble souvent manifester une sorte de perfection du renne domestique. Il
est grand, beau, souvent blanc, une robe qui, lâĂ©tĂ©, est propre aux rennes domestiques et
quâon ne rencontre pas chez les rennes sauvages. Douglas Carruthers remarquait que les
rennes domestiques blancs sont plus grands et forts que les autres, au point que les ToĆŸu,
selon lui, les considéraient comme formant une race particuliÚre (1914 : 231-232). Selon
une lĂ©gende tofalar, les rennes domestiques seraient les descendants dâun renne blanc
unique alors que les sauvages proviendraient dâun renne noir (Petri 1927). Lorsquâun
renne blanc est consacrĂ©, câest donc certainement parce quâil constitue une instanciation
parfaite de la norme du renne domestique. Lâanalyse de Sperber (1975) permet de
comprendre ce traitement des animaux parfaits. Mais on peut aussi sélectionner un renne
pour une particularité qui ne relÚve pas de la perfection, comme son caractÚre ou ses
yeux verts. De ces traits divers, on tire lâhypothĂšse dâune tendance essentielle Ă la
diffĂ©rence, supposĂ©e se transmettre par hĂ©rĂ©ditĂ©. Le renne ainsi sĂ©lectionnĂ©, qui nâest pas
identifiable Ă un animal sacrifiĂ©, se voit prĂȘter dans le rituel une position dâacteur et
mĂȘme de chamane. Les Touvas mĂ©ridionaux qualifient, quant Ă eux, lâanimal consacrĂ© de
« maĂźtre », câest-Ă -dire quâils tirent aussi de sa singularitĂ© une position relationnelle. Les
particularitĂ©s de lâanimal consacrĂ© ne conduisent donc pas Ă poser la question de son
rapport Ă son espĂšce en termes dâappartenance comme le voudrait lâinterprĂ©tation de
Sperber, mais en termes de fonction et de position.
Des individus singuliers chez les espĂšces sauvages
47 Les ToĆŸu observent des individus singuliers non seulement parmi leurs rennes, mais aussi
chez les animaux sauvages. Les chasseurs mentionnent tous lâexistence dans la taĂŻga de
bĂȘtes « spĂ©ciales » (tuskaj) ou « diffĂ©rentes » (aĆgy) : ce sont des « bĂȘtes sacrĂ©es » (ydyktyg7
aĆnar) quâil est interdit de tuer.
48 Ces bĂȘtes ont des « traits distinctifs » (ylgaly) visibles. On cite ainsi des cas de cerfs et de
chevreuils blancs. Chez ces animaux, la blancheur est extrĂȘmement rare et relĂšve de
lâalbinisme ; elle nâest pas perçue comme une perfection mais comme une anomalie. On
classe Ă©galement parmi les « bĂȘtes sacrĂ©es » des cas comme un cervidĂ© mĂąle dĂ©pourvu de
Saillances et essences
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bois ou au contraire surmontĂ© dâune trĂšs grande ramure, ou encore une femelle avec des
bois. Un chasseur dâIj, Kafi-ool, donne comme exemple un cerf « bigarrĂ© comme une
vache, alors que sur une bĂȘte sauvage il nây a pas de bigarrure ; il est bigarrĂ© pour quâon le
remarque [Úskerzin]. Ainsi tu le remarques et tu ne le tires pas, sinon ce serait terrible ».
Une autre interlocutrice ajouta : « Dâhabitude ils sont tous pareils. Mais ceux-là ⊠»
49 On ne tire pas sur ces animaux, car « si tu en tires, tu seras malade toi-mĂȘme. Quand tu le
vises pour tirer, il se transforme en homme » (Kafi-ool). Le chamane E. me cita en outre le
cas de poissons Ă un seul Ćil. Dans tous ces cas, mes interlocuteurs expliquent que, selon
les anciens, une telle bĂȘte « câest le maĂźtre du lieu lui-mĂȘme », « câest le maĂźtre du lieu qui
se métamorphose » (oran ÚÚzi hulup turar).
50 La procĂ©dure infĂ©rentielle qui opĂšre ici est claire : un trait atypique, comme un Ćil
manquant, un pelage rare ou une ramure inhabituelle, suscite lâhypothĂšse que, malgrĂ© sa
morphologie gĂ©nĂ©rale, lâanimal nâest pas rĂ©ellement un membre de lâespĂšce supposĂ©e,
mais doit ĂȘtre classĂ© dans une autre catĂ©gorie dâĂȘtres, celle des esprits-maĂźtres de lieu,
ordinairement anthropomorphes. Ce recours au changement taxinomique pour traiter
lâĂ©cart par rapport Ă la norme est conforme au modĂšle de Sperber.
51 Il existe cependant dâautres traitements possibles. Les chasseurs signalent lâexistence
dâĂ©cureuils, de zibelines et de putois blancs. On ne tue pas ces animaux, pourtant
personne ne mâa affirmĂ© quâils pussent ĂȘtre des mĂ©tamorphoses de maĂźtres de lieux.
52 DâaprĂšs lâexpĂ©rience de KaĆ-ool, sâil arrive quâon en abatte un par mĂ©garde, il faut
chuchoter une priĂšre : « PitiĂ© Dieu, je nâavais pas remarquĂ©, jâai tirĂ© une chose quâon ne
doit pas tirer » (ĂrĆĄee Burgan körem, bilbedim, atpas ÄĂŒve adypkan men). Ensuite, il est bon
dâaller consulter « des gens qui savent » (bilir kiĆŸiler). AprĂšs examen, lâexpert dira par
exemple : « Ăa va, câĂ©tait une bĂȘte normale, comme ça » (anaa-anaa, aĆ-aĆ nen). La bĂȘte
était « normale » (anaa) et non « spéciale » (tuskaj).
53 La chamane T. Ă Toora-Hem, bien quâelle ne soit pas originaire de la rĂ©gion, est souvent
consultée par des chasseurs pour de tels cas et ses verdicts ne sont pas toujours aussi
favorables. Son voisin Ă©tant rĂ©cemment tombĂ© malade, la chamane lui dĂ©clara quâil Ă©tait
« en faute » (buruulug) car il avait tuĂ© une « bĂȘte quâon ne tire pas » (atpas aĆ). En
rĂ©paration, on prĂ©para un bĂ»cher dâoffrande (saĆ) prĂšs dâun grand arbre, lâ« arbre du
maĂźtre du lieu » (cer ÚÚzini yjaĆŸy), et lâon dĂ©posa dans le feu du beurre, de la farine, des
prémices de nourriture.
54 Le chamane E. fournit dâintĂ©ressantes prĂ©cisions au sujet des albinos :
« Il y a des Ă©cureuils blancs Ă boucles dâoreilles. On les appelle des Ă©cureuils-chamanes [ham-diiĆ]. On ne doit pas les tuer. Leurs oreilles sont Ă©cartĂ©es et rougespar endroits. Les moustaches aussi sont rouges. Si quelquâun tue une telle bĂȘte, ilarrivera quelque chose de mauvais pour sa vie ou Ă sa descendance ».
55 La couleur du pelage est mise en relation avec une identité de chamane et une capacité de
nuire aprĂšs la mort typique des chamanes humains.
Cette notion dâĂ©cureuil-chamane est particuliĂšrement intĂ©ressante. Ă quelque deux mille
kilomĂštres Ă lâest des ToĆŸu, chez dâautres chasseurs Ă©leveurs de rennes, les Ăvenks des
monts StanovoĂŻ, Alexandra Lavrillier a montrĂ© lâimportance de lâidĂ©e quâil existe dans les
espĂšces sauvages et domestiques « toutes sortes dâindividus » douĂ©s de pouvoirs
diffĂ©rents (2005 : 237, 273-274). Preuve que lâexemple apparamment anecdotique de
lâĂ©cureuil-chamane sâappuie sur un mode dâinterprĂ©tation stable et robuste, Lavrillier a
aussi relevĂ© chez les Ăvenks lâidentification des Ă©cureuils albinos comme chamanes des
Saillances et essences
LâHomme, 200 | 2011
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Ă©cureuils (Lavrillier, communication personnelle). Il est clair que lâappartenance
taxinomique de ces rongeurs nâest pas remise en cause, nul ne doute quâils sont des
écureuils. Le traitement de leur singularité consiste à leur attribuer une fonction
particuliĂšre, celle de chamane.
Plus encore que dans les espĂšces animales, câest parmi les arbres que les Touvas orientaux
identifient des chamanes. Ă lâentrĂ©e du village dâIj se tient un arbre isolĂ© Ă ramification
dense, un « mélÚze-chamane » (ham dyt) [Fig. 3]. Les habitants du village organisent des
rituels auprÚs de cet arbre et y nouent des rubans colorés (calama). Certains disent
simplement quâ« on le respecte beaucoup », tandis que dâautres affirment lâexistence dâun
« maßtre du mélÚze-chamane » (ham dyt ÚÚzi) à forme humaine.
Fig. 3. MĂ©lĂšze-chamane des environs dâIj, fĂ©vrier 2011
Cl. Charles Stépanoff
56 Les arbres de forme atypique, dont les branches sont emmĂȘlĂ©es et parfois soudĂ©es,
formant une boule, sont identifiés par les peuples de Sibérie du Sud et de Mongolie
comme des « arbres-chamanes », en touva ham yjaƥ (Potapov 1969 : 128), en khakasse ham
agas (Butanaev 2003 : 40), en mongol et en bouriate böö mod (Tatår 1976 : 17-18). Les
interprĂ©tations sur le rĂŽle de lâarbre-chamane sont trĂšs variables ; nous citerons ici une
version assez stable, illustrée par une légende recueillie chez deux peuples sans contacts
directs, les TĂ©lenghites (Alekseev 1980 : 60 ; Lâvova et al. 1989 : 12) et les Bouriates
(Hangalov 1958-1960 : III, 40). En voici le résumé :
Un chasseur sâallonge sous un arbre-chamane pour dormir. Il entend un autre arbredemander lâaide de lâarbre-chamane pour soigner son grand-pĂšre malade. En raisonde lâhospitalitĂ© quâil doit au chasseur, lâarbre-chamane refuse de se dĂ©placer. Lelendemain le chasseur part et dĂ©couvre un vieil arbre qui sâest effondrĂ© dans lanuit : câest celui qui demandait lâaide de lâarbre-chamane.
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Fig. 4. Troupeau de rennes, février 2011
Cl. Charles Stépanoff
57 Cette lĂ©gende invite clairement Ă concevoir la relation de lâarbre-chamane aux autres
arbres comme semblable Ă celle du chamane aux humains, avec notamment lâexercice
dâune fonction thĂ©rapeutique. Elle montre Ă©galement que les humains peuvent espĂ©rer
attirer Ă leur avantage les capacitĂ©s protectrices de lâarbre-chamane.
58 Signalons enfin que les ĂȘtres vivants ne sont pas les seuls Ă pouvoir compter des
chamanes, puisque Kon observa vers 1910 chez les ToĆŸu une pierre isolĂ©e et fendue en son
centre appelée par la population « pierre-chamane » (ham tas) (1934 : 249). Il est
vraisemblable que cette pierre soit celle que les ToĆŸu me dĂ©crivirent un siĂšcle plus tard
sous le nom de « pierre-vache » (inek daƥ), un rocher isolé dans la steppe qui serait
« tombĂ© du ciel » [Fig. 2]. On attache des rubans (Äalama) Ă proximitĂ© et on y mĂšne des
rituels collectifs. DâaprĂšs le tĂ©moignage des anciens, avant la pĂ©riode soviĂ©tique, ces
rituels autour de la pierre Ă©taient lâoccasion de fĂȘtes et dâĂ©changes entre ToĆŸu de la
riviĂšre et ToĆŸu de la forĂȘt.
Saillances et essences
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Fig. 2. La pierre-vache des environs dâIj, fĂ©vrier 2011
Cl. Charles Stépanoff
59 Dans ces divers cas de « chamanes » non humains, une saillance repérée chez un
spécimen suscite des inférences, non pas sur son appartenance taxinomique, mais sur la
position quâil occupe au sein de son espĂšce et de son environnement. Lâindividu-chamane
soigne ses congĂ©nĂšres mais il est aussi capable de sâintĂ©resser Ă dâautres catĂ©gories,
comme la communauté humaine qui lui adresse des rituels.
60 Incontestablement, il existe des parallĂšles entre le traitement de lâindividualitĂ© chez les
rennes domestiques et chez les espĂšces sauvages. Dans certains cas, nous avons vu
attribuer au spécimen une fonction (chamane, maßtre, gardien), parfois une relation
particuliÚre (offert à un esprit, ou dominé par un esprit-maßtre), parfois une identité
taxinomique nouvelle (il est une mĂ©tamorphose dâesprit).
Une inversion de hiérarchie entre essence individuelleet essence spécifique
61 Les dĂ©viances morphologiques font souvent lâobjet dâune attention particuliĂšre en SibĂ©rie.
Au début du XXe siÚcle, les Altaïens, voisins immédiats des Touvas, citaient aussi
lâexistence de biches Ă ramure et de cervidĂ©s bigarrĂ©s, mais ils considĂ©raient comme une
chance de tuer un tel animal. On en consommait la viande en suivant une procédure
ritualisĂ©e avec la certitude quâelle apporterait le bonheur erdene. Non loin de lĂ , les
chasseurs chors estimaient quâun homme ayant tuĂ© un Ă©cureuil albinos deviendrait riche
et heureux (Potapov 2001 : 131-132). Il serait insuffisant dâen conclure que les
interprétations touva et altaïenne sont inversées, tant il est clair que dans ces traditions
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divergentes une mĂȘme forme dâattention Ă lâatypicitĂ© est sollicitĂ©e. Si nous voulons
pouvoir distinguer principes stables et Ă©laborations locales variables, il va ĂȘtre nĂ©cessaire
dâanalyser les opĂ©rations intellectuelles impliquĂ©es dans les diffĂ©rents cas que nous avons
évoqués.
62 Nous avons retrouvĂ© lâopposition entre le singulier (tuskaj) et lâordinaire (anaa) Ă
diffĂ©rents niveaux de lâunivers des ToĆŸu : chez les humains, les rennes domestiques et les
espĂšces sauvages ; on la retrouverait encore dans le paysage oĂč elle fait contraster des
lieux praticables et des lieux sacrés. Dans ces différents domaines, les éléments singuliers
dâune classe sont ornĂ©s de rubans Äalama ce qui leur donne une ressemblance visuelle. Les
ToĆŸu en sont conscients et peuvent comparer le renne ydyk avec ses rubans Ă un arbre-
chamane. Ă la fin du XIXe siĂšcle, le chamane khakasse ornait lâanimal consacrĂ© de rubans
détachés de son tambour (Katanov 2000 : 370). La singularité traverse les plans, par
exemple lorsquâun renne est spĂ©cialement consacrĂ© Ă un ovaa, marqueur de lieu sacrĂ©, ou
lorsquâun chamane dĂ©funt donne naissance Ă un culte avec pour support un arbre-
chamane. Les ToĆŸu considĂšrent que la distinction entre ce qui relĂšve de lâanaa et ce qui
est tuskaj ne se laisse pas percevoir facilement : elle exige une attention particuliĂšre Ă
certaines saillances, un « savoir pratique » (bilir) produit soit par un talent inné chez les
« gens qui savent » (bilir ulus), soit par une longue expérience chez les vieux chasseurs.
63 à titre heuristique, on peut esquisser les étapes de ce traitement compétent de la
singularitĂ© tel quâil se dessine dans les exemples citĂ©s. Nous distinguerons des infĂ©rences
implicites et des hypothÚses élaborées.
64 Lâindividu singulier est dâabord identifiĂ© par sa morphologie gĂ©nĂ©rale comme un
exemplaire dâune classe : câest un renne, un Ă©cureuil, un arbre. Puis un trait atypique est
relevé : il a les yeux verts, il est blanc, il a les branches tordues. Cette saillance visible est
traitĂ©e comme un indice dâune structure gĂ©nĂ©rale particuliĂšre, ou plus prĂ©cisĂ©ment
comme lâeffet dâune nature ou essence individuelle. Autrement dit, ce renne, cet Ă©cureuil,
cet arbre ne sont pas particuliers seulement par accident au niveau de leur trait atypique
visible, ils sont intrinsĂšquement particuliers. La dĂ©tection de lâessence individuelle constitue
une inférence élémentaire stable et peu réflexive, donc peu explicitée dans le discours.
Cette infĂ©rence est commune aux diffĂ©rents cas dĂ©crits chez les ToĆŸu, mais aussi au cas
altaĂŻen qui nâest pas divergent sur ce plan.
65 Sous lâinfluence de schĂ©mas interprĂ©tatifs culturels locaux, des hypothĂšses plus Ă©laborĂ©es
peuvent se superposer à ces inférences et les compléter dans des directions diverses.
Certaines hypothĂšses sont prĂ©dictives : elles explorent les autres effets causaux que lâon
peut attendre de lâessence. Par exemple, lâindividu remarquĂ© aura des pouvoirs
inexistants chez ses congénÚres. On en attendra des conséquences pour les humains en
contact avec lâindividu, soit positives (par exemple lâĂ©cureuil albinos pour les AltaĂŻens),
soit nĂ©gatives (les animaux albinos pour les ToĆŸu).
Dâautres hypothĂšses sont explicatives : elles dĂ©crivent la cause qui produit lâessence
individuelle. Par exemple, lâindividu atypique sera supposĂ© descendre dâun ancĂȘtre
semblable, ĂȘtre envoyĂ© du ciel, se trouver sous lâinfluence des esprits, voire ĂȘtre un esprit
lui-mĂȘme. Si lâon cherche Ă identifier la logique commune Ă ces diffĂ©rentes hypothĂšses,
prédictives ou explicatives, on peut proposer que, dans ces divers cas, un écart par rapport
Ă la norme de la classe suscite la prĂ©somption dâune position particuliĂšre par rapport Ă la classe
elle-mĂȘme.
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66 Deux sortes de positions par rapport Ă la classe sont identifiables :
1. LâextĂ©rioritĂ©. Câest le cas oĂč, conformĂ©ment au modĂšle de Sperber, une anomalie visible
entraßne une remise en cause de sa classification taxinomique : par exemple « un cerf blanc
est un esprit ».
2. Une position particuliĂšre Ă lâintĂ©rieur de la classe : par exemple, la fonction de chamane.
Cette position peut ĂȘtre associĂ©e Ă une fonction dâinterface avec dâautres classes, comme
câest le cas du renne ydyk ou de lâarbre-chamane qui sont crĂ©ditĂ©s dâun rapport particulier
aux esprits-maßtres du paysage et sont sollicités pour garantir le bonheur des humains.
67 Le premier traitement est taxinomique alors que le second est relationnel.
68 Ces schĂ©mas focalisĂ©s sur lâatypicitĂ© sont en flagrante contradiction avec les tendances
décrites au début de cette étude sous le nom de biologie intuitive, par lesquelles les gens
soumettent intuitivement lâappartenance Ă lâespĂšce Ă la possession dâune essence
commune. Rien ne permet de supposer que les Sibériens ne partagent pas ces intuitions
identifiées dans diverses autres régions du monde à un ùge précoce. Lorsque les chasseurs
toĆŸu rencontrent un ours inconnu, ils tendent effectivement Ă lui prĂȘter le comportement
des autres membres de son espÚce et se prémunissent en conséquence.
69 Pour autant, les ToĆŸu ne conçoivent pas toujours lâespĂšce elle-mĂȘme comme une
collection homogĂšne. Dans certaines circonstances, ils sâattendent visiblement Ă ce
quâune espĂšce comporte des individus remarquables Ă cĂŽtĂ© desquels doivent exister des
individus « simples » soumis à leur protection. Autrement dit, à chaque spécimen est
assignĂ©e une position relationnelle singuliĂšre au sein de lâespĂšce. Dans ce cas, comme
dans dâautres traditions dans le monde, « les individus ne sont pas seulement rangĂ©s dans
des classes ; leur appartenance commune Ă la classe nâexclut pas, mais implique que
chacun y occupe une position distincte » (Lévi-Strauss 1990 [1962] : 206).
70 Les spĂ©cimens anormaux ou remarquables ne sont pas les seuls Ă se voir prĂȘter une
individualitĂ© chez les ToĆŸu. Les ToĆŸu sont en effet trĂšs gĂ©nĂ©ralement attentifs aux
diffĂ©rences interindividuelles mĂȘme mineures entre les animaux. Certains ours sont
réputés plus « intelligents » (ugaannyg), les ours noirs sont supposés plus « féroces ». Dans
le troupeau, les ToĆŸu expliquent le comportement souvent brusque dâun renne
domestique par son ÄaĆ (« caractĂšre ») qui sera qualifiĂ© de doĆĄkun, karĆŸy (« violent »,
« fĂ©roce »), tandis que dâautres rennes sont dits « doux ». Les ToĆŸu interprĂštent donc
certains comportements Ă©pisodiques de lâanimal comme lâeffet dâun trait sous-jacent
stable. Ce traitement est tout Ă fait semblable Ă la façon dont on tend quotidiennement Ă
interprĂ©ter les actions et paroles dâune personne comme des manifestations de son
« tempĂ©rament », son « caractĂšre ». Les psychologues dĂ©crivent ce type dâinterprĂ©tations
comme une forme dâ« essentialisme individuel » (Gelman 2003 : 319 ; Haslam, Broch &
Bissett 2004).
71 La corrélation intrigante évoquée par Lévi-Strauss entre appartenance à la classe et
« position distincte » de lâindividu peut ĂȘtre dĂ©crite Ă lâaide de la psychologie cognitive
contemporaine comme un recours simultané à deux outils psychologiques concurrents :
la biologie intuitive et lâessentialisme individuel. Ces schĂ©mas thĂ©oriques sont
potentiellement contradictoires car le premier tend Ă oblitĂ©rer lâindividualitĂ© tandis que
le second en fait un élément explicatif pertinent. On peut observer que, dans les
opérations intellectuelles de la vie quotidienne, les rapports entre l⫠essence
individuelle » dâun spĂ©cimen et celle quâil est supposĂ© partager avec les membres de son
espĂšce, ou « essence spĂ©cifique », sont rĂ©glĂ©s afin dâĂ©viter tout conflit. Lâessence
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individuelle donne une explication intuitive aux variations dâun spĂ©cimen Ă lâautre, mais
dans les limites de la norme de lâespĂšce. Ainsi, chez les ToĆŸu le « caractĂšre » (ÄaĆ) dâun
renne nâest pas censĂ© pouvoir sâopposer aux effets de lâessence de lâespĂšce renne, par
exemple en rendant carnivore lâindividu dit « fĂ©roce », ou en lui permettant de voler ou
de se métamorphoser. Il existe donc une hiérarchie entre ces deux outils cognitifs : les
attentes produites par la biologie intuitive sâimposent Ă celle de lâessentialisme individuel.
Câest seulement dans lâespace oĂč lâessence dâespĂšce nâexerce pas sa dĂ©termination causale
que lâessence individuelle est supposĂ©e pouvoir se manifester.
72 Revenons maintenant aux inférences implicites stables suscitées par les individus
atypiques. « Dâhabitude ils sont tous pareils. Mais ceux-là ⊠», disait significativement une
informatrice. Lorsquâun individu sâĂ©carte par un trait saillant de la norme de lâespĂšce,
lorsque sa singularitĂ© ne se manifeste pas Ă lâintĂ©rieur de la norme mais Ă sa limite et au-
delĂ dâelle, il est alors possible de prĂ©sumer que la hiĂ©rarchie entre essence individuelle et
essence spĂ©cifique se trouve inversĂ©e. Telle est la voie que semblent suivre les ToĆŸu. Un
individu dĂ©viant paraĂźt ĂȘtre dâabord lui-mĂȘme, avant dâĂȘtre un membre de son espĂšce. Son
essence individuelle dit plus sur lui que son essence spĂ©cifique. Ainsi, lorsque les ToĆŸu
affirment quâun cerf blanc peut causer la mort du chasseur qui le vise, cette attente
dĂ©duite de la singularitĂ© individuelle de lâanimal est contraire Ă ce quâon attendrait dâun
membre de lâespĂšce cerf. Leurs voisins Chors pensent recevoir le bonheur et la richesse
dâun Ă©cureuil albinos : ils font lĂ des hypothĂšses qui ne sont pas prĂ©vues par lâessence de
lâespĂšce Ă©cureuil.
73 Lâinversion de la hiĂ©rarchie entre essence individuelle et essence spĂ©cifique offre une
explication Ă la tendance Ă la mĂ©tamorphose prĂȘtĂ©e Ă ces individus atypiques. Lorsquâun
cerf prend forme humaine ou lorsquâun chamane « devient » un loup, ce qui se brouille,
câest lâappartenance de lâindividu Ă son espĂšce, et non lâidentitĂ© personnelle de lâindividu.
Dans tous les rĂ©cits de mĂ©tamorphoses, lâindividu transformĂ© garde ses souvenirs et ses
intentions, et gĂ©nĂ©ralement il ne change dâailleurs dâapparence que pour servir ces
derniĂšres (StĂ©panoff 2009). Ainsi la mĂ©tamorphose nâest autre quâun cas frappant de
primat contre-intuitif de lâessence individuelle sur lâessence spĂ©cifique. Le fait que la
métamorphose soit attribuée en priorité aux spécimens atypiques confirme en retour
notre hypothĂšse quâen eux individualitĂ© et spĂ©cificitĂ© sont supposĂ©es renverser leur
hiérarchie ordinaire.
â
Observer quâen SibĂ©rie des chamanes sont identifiĂ©s non seulement parmi les humains
comme on le supposerait, mais aussi chez les animaux et les plantes, est crucial pour la
compréhension des propriétés théoriques de la notion de chamane. La reconnaissance
dâun ĂȘtre comme chamane engage des procĂ©dures infĂ©rentielles assez abstraites
sâappliquant Ă diffĂ©rents domaines. Chez les chamanes et autres spĂ©cimens exceptionnels,
des caractĂšres et des comportements rares sont traitĂ©s comme lâeffet dâune cause cachĂ©e,
une essence individuelle inaltĂ©rable supposĂ©e produire dâautres violations de la norme,
des capacités extraordinaires telles le pouvoir de tuer à distance les chasseurs
imprudents, ou au contraire dâapporter le bonheur, ou encore de se mĂ©tamorphoser.
Les traditions de traitement Ă la fois conceptuel et pratique particulier des ĂȘtres
singuliers présentent deux types de propriétés qui peuvent vraisemblablement expliquer
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leur vaste succĂšs Ă travers lâAsie du Nord : des propriĂ©tĂ©s cognitives et des propriĂ©tĂ©s
Ă©cologiques. LâidĂ©e que des ĂȘtres profondĂ©ment atypiques et puissants, tels des Ă©cureuils-
chamanes, doivent exister dans chaque classe ne mobilise pas un mode de pensée déviant,
sĂ©parĂ© de celui de la vie quotidienne, que lâon pourrait enfermer par exemple sous le label
de « pensée chamanique ». Les outils psychologiques impliqués sont bien ceux de la
cognition humaine la plus ordinaire : la biologie intuitive et lâessentialisme individuel. Ce
qui rend particuliĂšrement saisissante lâidĂ©e dâindividus de type chamanique, câest quâelle
engage de façon inhabituelle des compétences ordinaires. Elle renverse la hiérarchie
intuitive entre niveau spĂ©cifique et niveau individuel en prĂȘtant plus de force causale aux
effets de lâessence individuelle quâĂ ceux de lâessence dâespĂšce. Cette configuration
inhabituelle donne un avantage cognitif aux traditions qui la sollicitent en les rendant
saillantes et mémorables, ce qui contribue à leur propagation et à leur stabilisation8.
Ces traditions prĂ©sentent en outre une propriĂ©tĂ© Ă©cologique notable qui est dâactiver une
forme dâattention particuliĂšrement importante dans le contexte nord-asiatique. Le
processus dâidentification des ĂȘtres dĂ©viants consiste Ă prĂ©sumer des causes essentielles Ă
partir dâindices qui peuvent apparaĂźtre dâabord comme mineurs. DerriĂšre une
ressemblance apparente entre les ĂȘtres, on fait lâhypothĂšse de diffĂ©rences profondes.
LâidĂ©e quâexistent de dangereux Ă©cureuils-chamanes mobilise en mĂȘme temps quâelle
encourage une capacitĂ© Ă dĂ©tecter et interprĂ©ter des signes mĂȘme infimes â capacitĂ©
primordiale dans les pratiques de chasse et dâĂ©levage dâAsie septentrionale. Ă partir
dâindices perdus dans le paysage ou dans les corps sont infĂ©rĂ©es des pistes suivies par le
gibier ou le bétail, des maladies enfouies, des traces de présences, tout un univers
invisible qui produit, anime et diversifie en permanence lâunivers visible.
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NOTES
1. Pour une synthĂšse, cf. Gelman (2003).
2. Cf. par exemple, Dyrenkova (1928).
3. Ce fait nâest pas propre aux Touvas. Les donnĂ©es ethnographiques de Boyer incitent Ă
penser que les spécialistes rituels des Fang sont également regardés comme doués de
compĂ©tences variables : « Dans la mesure oĂč leur rĂŽle dĂ©pend essentiellement de leurs
qualités individuelles, de leur réputation dans un groupe particulier, ils ne sont pas
clairement perçus comme les reprĂ©sentants dâune façon de faire gĂ©nĂ©ralisĂ©e » (2003 :
393).
4. Ydyk est un terme turc commun authentifié dÚs le VIIIe siÚcle aprÚs J.-C. sous la forme
yduk dans les inscriptions de lâOrkhon (Clauson 1972 : 46). Au IXe siĂšcle, le livret magique
Irk Bitig (§ 41) qualifie un veau tachetĂ© de yduklug (litt. : « convenable pour ĂȘtre
consacrĂ© ») (Tekin 1993 : 18-19), ce qui prouve que la consĂ©cration dâanimaux Ă©tait dĂ©jĂ en
usage à la fin du premier millénaire. Le lexicographe Mahmud de Kachgar précise au XIe
siĂšcle quâun animal ydyk est « laissĂ© libre », câest-Ă -dire quâil nâest pas chargĂ©, ni trait ni
tondu. Il ajoute que le terme sâapplique aussi aux « montagnes inaccessibles » et aux lieux
oĂč il est interdit de chasser, pĂȘcher, couper des arbres (Clauson 1972 ; Roux 1966 :
171-172).
5. Kenin-Lopsan a relevĂ© une information semblable auprĂšs dâun ToĆŸu de Systyg-Hem :
« on consacre un renne particulier, aux bois trĂšs beaux » (konÄug ÄaraĆĄ myjystarlyg bolgaĆĄ
onzagaj ivini ydyktaar) (2002 : 477).
6. Cette information semble confirmĂ©e par le terme zarâ (zari) « renne castrĂ© », employĂ© en
mongol par ChagdarsĂŒrĂŒng pour dĂ©signer le renne consacrĂ© chez les Tsaatanes (Duha)
(1994 : 154).
7. Ydyk augmenté du suffixe adjectival -tyg.
8. Sur les traits cognitifs favorisant la propagation dâune reprĂ©sentation mentale, voir
Sperber (1996) et Boyer (1997).
RĂSUMĂS
Résumé
DâaprĂšs des Ă©tudes cognitives rĂ©centes, les humains tendent Ă prĂ©sumer que les diffĂ©rences entre
les membres dâune mĂȘme espĂšce sont superficielles au regard des traits essentiels quâils ont en
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commun. Pourtant des saillances individuelles visibles suscitent parfois la prĂ©somption dâĂ©carts
profonds au sein de lâespĂšce. Cet article analyse le traitement de la singularitĂ© chez les ToĆŸu de
Sibérie méridionale dans différents domaines habituellement analysés séparément : les
chamanes, les rennes domestiques consacrés, les espÚces sauvages. Dans tous ces domaines se
manifeste un schÚme inférentiel commun qui traite une saillance atypique comme un indice
dâune essence individuelle. Lâarticle propose dâexpliquer pourquoi les individus dĂ©viants sont
supposés se métamorphoser et il avance une hypothÚse sur les propriétés cognitives et
Ă©cologiques favorisant la propagation de ces traditions en Asie du Nord.
Abstract
According to recent studies in the cognitive sciences, human beings tend to assume that the
differences between members of a single species are superficial in comparison with the specieâs
essential, shared traits. Nonetheless, individuals that visibly stand out sometimes serve as the
basis for assuming wide variations within the species. The way of handling such special cases
among the Tozhu in southern Siberia is analyzed in domains that are usually studied separately :
shamans, sacred domesticated reindeer, wild species. In all of these, a shared schema of inference
leads to considering atypical instances to be an indicator of an individual essence. An
explanation is provided of why deviant individuals are supposed to undergo metamorphosis ; and
a hypothesis, formulated about the cognitive and environmental properties that have helped
spread these traditions in northern Asia.
INDEX
Keywords : Folkbiology, Consacred Animals, Rearing of Reindeer, Chamanism, Tozhu, Tuva,
Siberia
Mots-clĂ©s : biologie intuitive, animaux consacrĂ©s, Ă©levage de rennes, chamanisme, ToĆŸu, Touvas,
Sibérie
AUTEUR
CHARLES STĂPANOFF
Ăcole pratique des hautes Ă©tudes Laboratoire dâanthropologie sociale, Paris
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