onu corps brisés, coeurs meurtris ocha-irin 2005,chapitre 13

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Bemguema en Sierra Leone, en 2002. Une jeune fille, suivie par des femmes de son village, passe devant un groupe de soldats de l’armée nationale qui prennent leur pause pendant l’entraînement. La guerre en Sierra Leone est devenue tristement célèbre pour le degré d’atrocités commises contre les civils par des gangs de jeunes hommes et de garçons, souvent sous l’emprise de la drogue ou de l'alcool. Les gangs, liés aux différentes milices ou factions rebelles, ont violé, mutilé et assassiné des milliers de civils. Photo : Jan Dago

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Bemguema en Sierra Leone, en 2002. Une jeune fille, suivie par des femmes deson village, passe devant un groupe de soldats de l’armée nationale qui prennent

leur pause pendant l’entraînement. La guerre en Sierra Leone est devenuetristement célèbre pour le degré d’atrocités commises contre les civils par des

gangs de jeunes hommes et de garçons, souvent sous l’emprise de la drogue oude l'alcool. Les gangs, liés aux différentes milices ou factions rebelles, ont violé,

mutilé et assassiné des milliers de civils.

Photo : Jan Dago

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 181

La violence sexuelle en temps de guerre

En 1993, le Centre d’enregistrement des crimes de guerre et des génocides de Zenica, en Bosnie-Herzégovine,

avait recensé 40 000 cas de viol de guerre.1 Sur un échantillon de Rwandaises sondées en 1999, 39 pour cent

avaient déclaré avoir été violées pendant le génocide de 1994 et 72 pour cent avaient confié qu’elles

connaissaient une victime de viol.2 De 23 200 à 45 600 Albanaises-Kosovars environ auraient été violées entre

août 1998 et août 1999, au plus fort du conflit avec la Serbie.3

En 2003, sur un échantillon aléatoire de 388 Libériennes réfugiées dans des camps en Sierra Leone, 74 pour

cent avaient déclaré avoir subi des sévices sexuels avant d’être déplacées de leurs terres, au Libéria.

Cinquante-cinq pour cent d’entre elles avaient subi des violences sexuelles au cours de leur déplacement.4 À

Cartaghène, sur un échantillon de 410 déplacées internes colombiennes sondées en 2003, 8 pour cent avaient

révélé avoir subi une quelconque forme de violence sexuelle avant d’être déplacées, et 11 pour cent avaient

déclaré avoir subi des sévices depuis leur déplacement.5

Le visage changeant de la guerre

Les données, de plus en plus nombreuses, recueillies sur les guerres de ces dixdernières années sont enfin en train de mettre au jour « l’un des grands silences del’Histoire » : les violences et les tortures sexuelles infligées aux civiles, femmes etfilles, en périodes de conflits armés.6 Récemment encore, les preuves de cephénomène — tout comme le phénomène lui-même — avaient été globalementignorées par les historiens, les politiques et la communauté internationale dans sonensemble. Pourtant, cette question n’est guère récente. Les vainqueurs disposent d’unpermis de « violer et piller » les vaincus qui remonte aux guerres menées par lessoldats de la Grèce antique, l’armée romaine et les Hébreux.7 Au seul siècle dernier,des femmes juives ont été violées par des cosaques au cours des pogroms de 1919, enRussie ; l’armée japonaise s’est livrée au trafic de milliers de « femmes de réconfort »originaires des quatre coins de l’Asie, qu’elle a réduites à l’esclavage sexuel pendant laDeuxième Guerre mondiale ; plus de 100 000 femmes ont été violées dans la régionde Berlin immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale ; et des centaines de

milliers de femmes bengalis ont été violées par des soldats pakistanais pendant laguerre de sécession du Bangladesh, en 1971.8

Malgré ce lourd passé de violences sexuelles infligées aux femmes et aux filles par leshommes en temps de guerre, les statistiques produites ces 10 dernières années sontvéritablement troublantes : il semble en effet que ce phénomène soit devenuparticulièrement courant. D’aucuns pourraient objecter que les données actuellesreflètent, non pas une augmentation considérable du nombre des victimes dansl’absolu, mais simplement un intérêt international accru pour cette question —intérêt en partie suscité par la couverture médiatique des atrocités sexuelles commisesau cours des conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda et peut-être plus encore par lescampagnes de sensibilisation intensives menées depuis des décennies par lesdéfenseurs de la cause des femmes dans le monde. Néanmoins, il existe uneexplication plus probable : la nature de la guerre est en pleine évolution, et cetteévolution est telle qu’elle expose les femmes et les filles à un danger croissant.

Cha

pitr

e 13

Depuis la deuxième moitié du siècle dernier, les conflits essentiellement limités auxcombats militaires entre armées nationales ont été en grande partie supplantés pardes guerres civiles et des conflits régionaux qui opposent différentes communautésen fonction de critères raciaux, religieux ou ethniques. Dès lors, les populationsciviles sont massivement persécutées. Entre 1989 et1997, quelque 103 conflits armés ont étédéclenchés dans 69 pays.9 Ces conflits récentsauraient fait pas moins de 75 pour cent de victimesciviles, un contraste frappant par rapport aux 5 pourcent estimés depuis le début du siècle dernier.10 Bien que, globalement, les conflitsfassent encore davantage de morts chez les hommes que chez les femmes, les femmeset les filles subissent les nombreuses conséquences débilitantes de la guerre.11 À telpoint, révèle le Secrétaire général des Nations unies dans un rapport publié en 2002,que « les femmes et les enfants sont ciblés de manière disproportionnée » et «constituent la majorité des victimes » des conflits armés contemporains.12

Ce que dissimulent les données actuelles

Si troublantes soient-elles, les statistiques actuelles dissimulent probablement plusqu’elles ne révèlent la véritable ampleur de la violence sexuelle à l’égard des femmeset des filles en période de conflit armé. Pour diverses raisons, les données relativesaux viols de guerre sont extrêmement difficiles à recueillir — comme l’attestent lesdisparités parfois spectaculaires entre les différentes estimations réalisées, quel quesoit le pays : en Bosnie, par exemple, les statistiques vont de 14 000 à 50 000, et auRwanda, de 15 700 à un demi-million.13 Ces écarts sont parfois le reflet d’intérêtspolitiques, lorsqu’un gouvernement ou un groupe armé cherche à minimiser l’ampleurdes crimes commis par ses membres, tandis que d’autres s’efforcent de les souligner.Pourtant, même lorsque les recherches sont entreprises par des groupes de défensedes droits de la personne ou d’autres groupes non alignés, obtenir une représentationjuste de l’étendue de la violence sexuelle est loin d’être aisé.

Les recherches sur la violence sexuelle contre les femmes en période de guerre ensont plus ou moins à leurs balbutiements. Les chercheurs ont à peine commencé àélaborer et à tester des méthodologies destinées au recueil de donnéesreprésentatives. De surcroît, de nombreux cas de viols ne sont pas déclarés, même entemps de paix ; ce phénomène peut s’accentuer en période de guerre et d’après-guerre, lorsque certains facteurs contraignants tels que la condamnation sociale et lahonte sont aggravés par l’instabilité politique et les menaces qui pèsent sur la sécuritédes individus. Dénoncer la violence en période de conflit peut représenter un risquede sécurité pour toutes les parties concernées — comme l’atteste l’arrestation, en mai2005, du chef de mission de Médecins sans frontières (MSF) à Khartoum, au Soudan.Celui-ci avait été accusé de crimes contre l’État par les autorités soudanaises, aprèsavoir publié un rapport sur les femmes victimes de viol, venues demander destraitements médicaux dans les centres MSF au Darfour.14

182 L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e

Dans bien des cas, les femmes n’ont tout simplement aucune autorité institutionnelleni aucune organisation vers laquelle se tourner pour faire part de leurs expériencesmalheureuses. Même lorsque de tels services existent, l’impunité généralisée dontjouissent les auteurs de violences sexuelles liées à la guerre amène de nombreuses

victimes à penser, avec raison, qu’elles n’obtiendront pas justice en déclarant leurvictimisation ; dès lors, la notification leur paraît inutile. Fait notable, dans une étuderéalisée en 2001 à Timor-Leste (Timor oriental), seules 7 pour cent des sondéesvictimes de violence physique ou sexuelle pendant la crise de 1999 avaient jamaisdéclaré les sévices subis aux autorités locales.15 Lors d’une enquête effectuée auRwanda, seules 6 pour cent des personnes interrogées ayant été violées pendant legénocide avaient cherché à obtenir un traitement médical.16

Les statistiques actuelles, loin de refléter la nature des crimes, ne révèlent pas nonplus l’atrocité des violences auxquelles ont été exposées les femmes et les filles, ni laterreur que celles-ci doivent endurer lorsque leurs corps deviennent les armes de laguerre. Seuls les récits personnels illustrent cela — des récits qu’une majorité de lapopulation mondiale n’entendra probablement jamais.

Trois récits personnels

Depuis l’année 1996, qui a marqué le début des hostilités entre diverses factionsarmées dans la région est de la République démocratique du Congo (RDC), lesatrocités infligées aux femmes sont si horribles et massives que ces violences ont étéfamilièrement baptisées « guerre dans la guerre » ou « guerre contre les femmes. »17

Bien qu’un processus de paix ait été lancé fin 2002, l’anarchie qui règne dans l’Est dupays continue de mettre en danger un grand nombre de femmes et de filles. Dans lecadre de recherches entreprises récemment dans le Sud-Kivu, 492 femmes — 79pour cent d’entre elles ayant été agressées sexuellement par deux à 20 hommes —ont partagé leur expérience du viol, de la mutilation et de la torture.18 L’incidentsuivant a été relaté par une victime aujourd’hui encore confinée à un lit d’hôpital :

« Quand les Interahamwe [milice rwandaise] sont arrivés dans le village, j’ai entenduquelques instants après les cris perçants de ma voisine. J’ai regardé par la fenêtre etj’ai vu des hommes tenant chacun un fusil. Aussitôt, j’ai voulu m’enfuir pour mecacher mais un groupe de trois a débarqué chez nous. Mon mari faisait semblant dedormir […] Ils m’ont saisie sans ménagement. L’un d’entre eux m’ayant maîtrisée, unautre a pris mon pilon de pili pili et me l’a enfoncé plusieurs fois dans le vagin,comme s’il pilait. Ce calvaire m’a semblé durer une éternité d’enfer […] puis ils sontsortis précipitamment. Pendant deux semaines, tout coulait par le vagin. J’ai été

Si troublantes soient-elles, les statistiques actuelles dissimulent probablement plusqu’elles ne révèlent la véritable ampleur de la violence sexuelle à l’égard des

femmes et des filles en période de conflit armé.

Les fillettes et les adolescentes peuvent être particulièrementvulnérables aux violences sexuelles en période de guerre etd’agitation civile. Dans l’Est de la République démocratique duCongo, où cette photo a été prise, le nombre de viols estextrêmement élevé. Outre les militaires et les soldats, les non-combattants comptent eux aussi parmi les agresseurs. LesCasques bleus ont également été mis en cause dans des casd'exploitation et de coercition sexuelles.

Photo : Evelyn Hockstein/IRIN

Au Darfour, dans l’Ouest du Soudan, une mère regarde son fils nouveau-né, l’enfant d’un viol auquel elle a survécu en 2004. Au Darfour, le viol est une arme fréquemmentutilisée par les milices Janjawid. Femmes et filles sont violées dans leur village, lorsqu’elles sortent chercher du bois hors des camps pour déplacés, et parfois même auTchad voisin. Les violeurs commettent leurs crimes dans un contexte d’impunité totale, tandis que leurs victimes subissent souvent, outre le viol lui-même, l’humiliation

d’être marginalisées par la société, et parfois par leur propre famille.

Photo : Evelyn Hockstein/IRIN

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 185

ensuite bandé le pied et l’ont forcée à marcher. On est parti en abandonnant les deuxhommes aux mains coupées. Ensuite, ils nous ont emmenés dans une mosquée, àKissy. Ils ont tué tous les gens qui étaient à l’intérieur. […] Ils arrachaient des bébéset des nourrissons des bras de leurs mères et les jetaient en l’air. Les bébés, en chutelibre, mouraient en retombant. D’autres fois, ils leur tranchaient le cou d’un seulcoup, par l’arrière, pour les tuer, vous savez, comme on fait avec les poulets. Une fille,

qui était avec nous, a essayé de s’échapper.Ils lui ont fait retirer ses chaussons et me lesdonner, puis ils l’ont tuée. […] Une fois, onest tombé sur deux femmes enceintes. Ilsles ont attachées avec les jambes écartées et

ont pris un bout de bois affûté, qu’ils leur ont planté dans le ventre jusqu’à ce que lesbébés en sortent, au bout du bâton. »22

La « folie meurtrière » de la violence sexuelle en contextede conflitDiverses motivations peuvent être à l’origine des viols commis au cours de conflitsarmés. La violence peut être l’effet secondaire de l’effondrement de l’ordre social etmoral qui accompagne la guerre. En RDC, les viols sont aujourd’hui commis sansdistinction ; à tel point qu’ils sont qualifiés de « folie meurtrière. »23 Citons le casd’une Congolaise qui, en rentrant chez elle, a surpris un paramilitaire en train devioler son bébé de 10 mois.24 Toutefois, de tels incidents ne sont pas limités auxcombattants. Au sein des communautés locales, certains hommes peuvent tirer partidu chaos créé par le conflit pour se rendre coupables de violences sexuelles contreles femmes, sans craindre d’être inquiétés. Sous la domination instable etdésorganisée des moudjahidin, par exemple, les viols et les agressions sexuellesauraient été si courantes à Kaboul, la capitale afghane, que l’État policier opprimantinstauré après la prise de pouvoir des Talibans, en 1996, aurait été initialement perçucomme un répit et accueilli favorablement par certaines femmes.25

La violence sexuelle peut aussi être systématique, perpétrée par les forcescombattantes dans le but explicite de déstabiliser les populations et de détruire lesliens tissés au sein des communautés et des familles. Dans ces cas précis, le viol estbien souvent un acte public, visant à maximiser l’humiliation et la honte ressenties parles victimes. A Timor-Leste, d’après certaines informations, les soldats de l’arméeindonésienne violaient les femmes sous les yeux de leur famille et forçaient lesTimorais à violer leurs concitoyennes. En 2004, des chercheurs ont été envoyés enmission d’information dans le Nord de l’Ouganda, une région ravagée depuis 18 anspar une insurrection menée par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). Leschercheurs se sont entretenus avec un homme, à qui des membres du LRA avaientordonné de coucher avec sa fille :

« J’ai refusé. […] Ils ont donné l’ordre à mon fils de le faire […] sous la menace d’un

opérée […] je fais mes besoins dans un sachet relié à mon ventre ouvert sur le coté.Ils ont aussi tué mon mari et mon fils. »19

Une autre victime congolaise a décrit ainsi les atrocités quelui a fait subir cette milice :

« J’étais en train de couper du bois quand j’ai vu surgir à l’autre bout du champ quatrehommes armés. Ils m’ont demandé de me déshabiller et de m’offrir à l’un d’eux. Ceque j’ai refusé. Alors ils m’ont prise, m’écartelant les jambes et les liant, l’une à un piedd’arbre, l’autre à un autre tronc. Ils m’ont inséré la tête en diagonale entre deuxbâtons, de telle sorte que je ne pouvais m’asseoir, au risque de m’étrangler. Je suisrestée dans cette position et l’un des assaillants m’a pénétrée fortement par derrièredans le vagin et l’autre m’a plongé son pénis dans la bouche jusqu’à la gorge […] J’aiété récupérée par des voisins qui avaient suivi de loin mon drame. Ils m’ont trouvéeévanouie et toute ensanglantée. »20

Des atrocités semblables ont été commises par tous les acteurs de la guerre civile quia ravagé la Sierra Leone pendant 10 années. Toutefois, les sévices les plusmonstrueux ont été principalement commis par des membres des forces rebelles, etnotamment par le Front révolutionnaire uni. Les rebelles violaient de manièresystématique, souvent en gangs et sous les yeux de la famille des victimes. Ils ontforcé des hommes et des garçons à violer leur mère ou leur femme. Ils ont agressésexuellement des femmes enceintes avant de les éventrer. Ils ont mutilé les partiesgénitales des femmes en se servant de couteaux, de bois brûlant ou du canon de leursarmes. Une incursion particulièrement violente des rebelles à Freetown, la capitale,en janvier 1999, a donné lieu à « une spirale infernale de viols, d’agressions sexuelleset de mutilations. »21 Une fillette de 13 ans, enlevée au cours de l’incursion etréduite à l’esclavage sexuel par les rebelles, avait déjà donné naissance à une petitefille, née d’un viol, lorsqu’elle a raconté son histoire aux chercheurs, en 2001. Elles’est souvenue ainsi de ses premiers moments de captivité :

« On nous a conduits dans une maison où se trouvaient environ 200 personnes. Ilsont envoyé ma cousine, qui est plus âgée, pour choisir 25 hommes et 25 femmes quiallaient se faire couper les mains. Puis, ils lui ont dit de couper la main du premierhomme. Elle a refusé de le faire, en disant qu’elle avait peur. Ils m’ont alors dit de lefaire. J’ai dit que je n’avais jamais rien fait de pareil et que j’avais peur. On nous a ditde nous asseoir sur le côté et de regarder. Alors on s’est assises. Ils ont coupé lesmains de deux hommes. Ma cousine n’a pas pu regarder. Elle a baissé la tête pour nerien voir. Comme elle avait fait ça, ils lui ont tiré une balle dans le pied. Ils lui ont

…Ils m’ont saisie sans ménagement. L’un d’entre eux m’ayant maîtrisée, un autre a prismon pilon de pili pili et me l’a enfoncé plusieurs fois dans le vagin, comme s’il pilait. Cecalvaire m’a semblé durer une éternité d’enfer…

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fusil armé, il a obéi. […] Ensuite, ils m’ont obligé à coucher avec un trou qu’ilsavaient creusé dans le sol avec un couteau. […] Ils ont fait rentrer mon sexe de forcedans le trou plusieurs fois — la peau était complètement déchirée. […] C’étaitimpossible de lutter contre une personne armée. […] Tout ça s’est passé sous lesyeux de ma femme, de mon fils et de ma fille. […] Ma femme est devenue folle. »26

Un Soudanais a raconté aux chercheurs l’humiliation semblable subie par sa famille,au Darfour : « En février 2004, j’ai abandonné ma maison à cause du conflit. Je suis

tombé sur six Arabes dans la brousse. J’ai voulu sortir ma lance pour défendre mafamille, mais ils m’ont menacé avec une arme et j’ai dû arrêter. Les six hommes ontviolé ma fille, qui a 25 ans, devant moi, ma femme et mes jeunes enfants. »27

La violence sexuelle peut aussi servir à étouffer la résistance en semant un vent depanique au sein des communautés locales ou des groupes armés rivaux. Dans ce cas,le corps des femmes « sert d’enveloppe pour envoyer des messages à l’ennemi perçu.»28 Dans l’État de Shan, au Myanmar, où les autorités s’efforcent depuis le milieu desannées 1990 de réprimer violemment une rébellion locale, des centaines de femmesont été victimes de viols systématiques.29 Citons par exemple le cas d’uncommandant de l’armée, qui a abordé une jeune fille, « lui a demandé où étaient sesparents et a donné l’ordre à ses soldats d’attendre en bordure de l’exploitationagricole et d’arrêter tout visiteur. Il a ensuite violé [la fille] plusieurs fois dans la hutte[durant la journée] et, à environ [4 heures du matin], [l’a brûlée vive] dans la hutteet est parti avec ses troupes. »30

En Tchétchénie, des violations comparables ont été signalées, commises par dessoldats russes au cours des opérations de « nettoyage » qui suivent les levers de campdes combattants rebelles tchétchènes. Sur quatre femmes tchétchènes agressées pardes soldats de l’armée russe par pénétrations vaginale et orale, en février 2000, l’uneserait morte suffoquée alors qu’un soldat était assis sur son visage.31 En Colombie,certaines régions, sous contrôle paramilitaire, sont souvent le théâtre de violencessexuelles et de torture infligées aux femmes et aux filles. Des campagnes d’intimidationsont menées sur leurs corps, comme en témoigne l’histoire de cette Colombienne,violée et tuée, avant d’avoir les yeux et les ongles arrachés et les seins sectionnés ; uncas parmi tant d’autres, communiqués en 2001 à la Rapporteuse spéciale des NationsUnies chargée de la question de la violence contre les femmes.32

La violence peut également être utilisée dans le cadre du nettoyage ethnique, en

particulier lorsque les conflits sont déterminés par des dissensions raciales, tribales,religieuses ou autres. Les viols publics en Bosnie, par exemple, servaient à provoquer lafuite ou l’expulsion de communautés entières de musulmans. De même, lesfécondations forcées, la mutilation des parties génitales et la transmission volontaire duVIH sont autant de techniques de nettoyage ethnique. Au Rwanda, les violeursgénocides raillaient leurs victimes en leur promettant de leur transmettre le VIH. EnBosnie, selon certaines informations, les musulmanes fécondées par des Serbes étaientretenues en captivité jusqu’au terme de la grossesse pour les empêcher d’avorter.33 Au

Kosovo, une centaine de bébés conçus lors de violssont nés au seul mois de janvier 2000 — le Comitéinternational de la Croix-Rouge présumait à l’époqueque le nombre réel de grossesses consécutives au violétait probablement bien plus élevé.34 Parfois, lesagressions contre le corps des femmes — et notammentcontre leur capacité de reproduction — ciblent

spécifiquement ce qui est perçu comme étant la « progéniture de l’opposant ». Unefemme originaire du Darfour avait raconté en 2004, « j’étais avec une autre femme,Aziza, dix-huit ans, à qui ils ont ouvert le ventre la veille de notre enlèvement. Elle étaitenceinte et ils l’ont tuée en disant : "C’est l’enfant d’un ennemi". »35

Les esclaves sexuelles des combattants armés

Dans bien d’autres cas, les femmes et les filles sont enlevées pour fournir des servicessexuels aux combattants. Selon un soldat originaire de RDC, « nos combattants nesont pas payés. Ils ne peuvent donc se procurer les services des prostituées. Si nousdemandons gentiment aux femmes de venir avec nous, elles ne vont pas accepter.Alors, nous ne pouvons que les terroriser pour nous faire obéir et obtenir ce que nousvoulons. »36 Une victime libérienne, qui devait être âgée de 80 ans environlorsqu’elle a raconté son histoire aux chercheurs, a reconnu s’être trouvée sousl’emprise des rebelles, dans la ville de Voinjama : « la nuit, ils venaient, généralementà plusieurs. Ils me violaient. Ils me disaient qu’ils allaient m’aider. Si j’avais de lachance, ils me donnaient 10 dollars libériens (20 cents). »37

Les victimes d’esclavage sexuel sont bien souvent plus jeunes et dans bien des cas, lessévices qu’elles subissent relèvent d’un devoir militaire. Quelque 40 pour cent desenfants soldats du monde sont des filles, et la plupart d’entre elles sont enrôlées de forceou sous la contrainte.38 Ces filles, qui assument diverses responsabilités, du portage aucombat actif, sont également tenues de fournir des services sexuels à leurs supérieurs ouà leurs camarades de combat. En Colombie, par exemple, les violences qui auraient étécommises contre les femmes et les filles par des groupes de guérilleros seraientsurvenues, en grande partie, dans le cadre de recrutements forcés.39

Même les femmes et les filles qui rejoignent « volontairement » les rangs des forcescombattantes sont peu susceptibles d’anticiper à quel point elles seront exploitées

La violence peut également être utilisée dans le cadre du nettoyage ethnique, enparticulier lorsque les conflits sont déterminés par des dissensions raciales,tribales, religieuses ou autres. Les viols publics en Bosnie, par exemple, servaientà provoquer la fuite ou l’expulsion de communautés entières de musulmans.

Les corps en décomposition d’une femme et d’une fillette, victimes du génocide de 1994 au Rwanda. « … lorsque vous regardiez, vous pouviez voir les preuves, même sur les squelettes blanchis. Les jambes pliées et écartées. Entre elles, une bouteille cassée, une branchedure, et même un couteau. Quand les corps étaient encore frais, nous pouvions voir ce qui devait être du sperme sur les corps des femmes et des filles, et à proximité. Il yavait toujours beaucoup de sang. Sur certains cadavres d’hommes, les organes génitaux avaient été amputés, mais de nombreuses femmes et jeunes filles avaient les seinssectionnés et les organes génitaux crûment tailladés. Elles sont décédées dans une position de vulnérabilité totale, allongées sur le dos, les jambes pliées et les genouxécartés. Ce sont les expressions de leur visage sans vie qui m’ont le plus anéanti, un mélange de choc, de douleur et d'humiliation. Durant de nombreuses années, aprèsmon retour, j’ai banni de mon esprit le souvenir de ces visages, mais ils sont revenus, bien trop distinctement. » (Extrait de J’ai serré la main du diable, du lieutenant-général Roméo Dallaire, commandant des forces de la Mission des Nations Unies pour l'Assistance au Rwanda, 1993-1994.)

Photo : Mariella Furrer

Travnik, centre de la Bosnie, été 1993 - Des soldats du gouvernement bosniaques’avancent vers une femme musulmane muette de stupeur, assise au bord de la

route. Elle faisait partie d’un groupe de prisonniers musulmans retenus en captivitépar les Serbes de Bosnie. Le groupe avait été transféré à travers la ligne de front

pour rejoindre la zone contrôlée par le gouvernement quelques minutes seulementavant que cette photo ne soit prise. Les prisonniers qui se trouvaient avec elle ont

dit qu’elle avait été violée.

Photo : Anthony Lloyd

La fuite Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a estimé à 34 millions lenombre total de personnes déplacées au cours des conflits armés de 2004 : 9,3millions d’entre elles s’étaient réfugiées dans les pays voisins, et 25 millions s’étaientdéplacées à l’intérieur de leur propre pays.44 Selon le Secrétaire général des NationsUnies, « On peut noter les différences d’impact des conflits armés sur les femmes etles petites filles et leur vulnérabilité particulière à toutes les phases du déplacement.»45

Au cours de la fuite, femmes et filles restent extrêmement exposées à la violencesexuelle — infligée par des bandits, des groupes d’insurrection, des soldats de l’arméeou des garde-frontière. De nombreuses femmes doivent fuir sans la protectionsupplémentaire que leur apporteraient les hommes de leur famille ou de leurcommunauté, ce qui les rend d’autant plus vulnérables. Pour « Tatiana », 17 ans,originaire de RDC, les conséquences furent tragiques :

« Tatiana […] était enceinte de huit mois et demi lorsque son mari et son fils, unpetit garçon de deux ans, ont été tués à coups de machette par des membres d’unemilice irrégulière, en mai 2003. Lorsque la nouvelle a couru que cette milice allaitrevenir dans le quartier de Bunia où elle vivait, elle a pris la fuite, en compagnie desa mère et de ses deux sœurs cadettes. Six jours plus tard, elles sont arrivées à unbarrage de contrôle mis en place par la milice. Comme la mère de Tatiana ne pouvaitpas payer les 100 dollars des États-Unis que les miliciens exigeaient, ces derniersl’ont égorgée. L’une des sœurs de Tatiana, âgée de quatorze ans, a éclaté en sanglotset a été immédiatement abattue d’une balle dans la tête. Son autre sœur, une fillettede douze ans, a été emmenée dans une clairière voisine, où elle a été violée parplusieurs hommes. Les miliciens ont ordonné à Tatiana de filer, si elle ne voulait passubir le même sort. Après six jours de marche, elle a accouché d’une petite fille. Bienqu’elle ait perdu beaucoup de sang, elle a dû reprendre la route dès le lendemain. »Par la suite, le bébé est mort.46

Sans argent ni autres ressources, les femmes et les filles déplacées peuvent se trouvercontraintes de se livrer à des rapports sexuels pour pouvoir circuler en sécurité,obtenir de la nourriture, un asile ou encore d’autres ressources.47 Certaines sedirigent vers les zones urbaines, peut-être en quête de la sécurité relative que procureune forte densité de population ou dans l’espoir d’obtenir un emploi. Quelle que soit

leur motivation, les femmes et les fillesdéplacées à l’intérieur de leur pays ouréfugiées qui vivent en milieu urbainrisquent d’être exploitées par les résidentslocaux, notamment parce qu’elles sont

moins susceptibles que les populations des camps de bénéficier des programmesd’aide et de protection mis en place par les gouvernements ou les organisationshumanitaires.

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 189

sexuellement. Selon les données recueillies en 2004 auprès de femmes participant auprogramme de désarmement et de démobilisation mis en place au Libéria, 73 pour centdes femmes et des filles avaient subi une quelconque forme de violence sexuelle.40 EnOuganda, une ancienne enfant soldat de l’Armée de résistance nationale se souvient :

« On allait ramasser du bois, on portait des armes. Et pour les filles, c’était pire, parceque [...] on servait de petites amies à des tas d’officiers différents. […] À la fin, c’étaitcomme si mon corps ne m’appartenait plus, comme s’il leur appartenait, à eux. C’est durd’être là, toute la journée, à se demander avec quel officier on va coucher le soir. »41 Unrécit semblable avait été recueilli auprès d’une jeune fille de 19 ans, associéevolontairement avec les Maoïstes au Népal : « Parfois, on est forcées de satisfaire unedouzaine [de miliciens] par nuit. Quand je suis allée dans une autre région pour travaillerpour le parti, j’ai dû coucher avec sept miliciens. C’était la pire journée de ma vie. »42

Certaines filles, réduites à l’esclavage sexuel par la force ou la contrainte, parviennentparfois à échapper à leurs ravisseurs, avant d’être rattrapées. Ce fut le cas de Hawa,16 ans, originaire de Sierra Leone :

« Il y avait environ 20 hommes. On a couru vers la brousse, mais j’ai été séparée dema famille. J’étais avec d’autres gens du village, et nous avons été capturés par lesrebelles et emmenés au Libéria. […] Au début, j’ai refusé de devenir une “épouse”,mais j’ai dû accepter parce qu’il n’y avait personne pour me défendre, et personne neme donnait à manger, à part les rebelles. J’ai servi d’épouse pendant environ huitmois. […] J’avais même pas eu mes premières règles. »

Hawa a fini par s’échapper. La fillette a marché trois jours durant à travers la broussejusqu’à arriver à une ville où elle a retrouvé ses parents. Lorsqu’ils sont retournésensemble dans leur village perdu, se souvient Hawa, « C’était très triste de […]revoir mes sœurs parce que j’ai eu en quelque sort l’impression d’être victime dediscrimination parce que j’avais été violée ». Deux ans plus tard, Hawa a été capturéede nouveau : « C’était un autre groupe : cette fois, j’étais toujours avec eux, la nuit,en tant qu’épouse. »43

Hawa s’est échappée une seconde fois et a retrouvé sa famille. Pour beaucoupd’autres femmes et filles qui tentent d’échapper aux périls de la guerre, la violence

sexuelle est une menace qui les suit à chaque pas — depuis leur fuite et leurdéplacement dans des camps ou d’autres sites, jusqu’à leur retour et leur réinsertionau sein de leurs communautés d’origine.

« Parfois, on est forcées de satisfaire une douzaine [de miliciens] par nuit. Quand je suisallée dans une autre région pour travailler pour le parti, j’ai dû coucher avec septmiliciens. C’était la pire journée de ma vie »

190 L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e

Des Afghanes, réfugiées à Peshawar, une ville du Pakistan, ont raconté, par exemple,qu’elles avaient été forcées de se livrer à des rapports sexuels en échange d’unhébergement gratuit.48 En Colombie, le ministère de la Protection sociale arapporté, en 2003, que 36 pour cent des déplacées du pays avaient été forcées pardes hommes à avoir des relations sexuelles. Cette déclaration a ensuite été confirméepar une étude, entreprise lamême année. L’étude avaitrévélé que des déplacées vivantdans des barrios à Cartaghèneou aux alentours de la villeavait subi davantage de violences physiques et sexuelles après leur déplacement.49

Les filles seules sont probablement parmi les plus vulnérables à l’exploitationsexuelle. En 1999, une enquête menée par les autorités sierra-léonaises auprès deplus de 2 000 prostituées avait révélé que 37 pour cent de ces jeunes femmes avaientmoins de 15 ans, et qu’une majorité d’entre elles avaient été déplacées par le conflit,sans être accompagnées par leur famille.50

D’autres encore, qui tentent, elles aussi, d’échapper à la guerre, risquent de devenir lacible des trafiquants. L’absence de contrôle à la frontière et d’un niveau normal demaintien de l’ordre fait des pays en conflit des étapes de premier choix pour lestrafiquants : le conflit interne qui continue de sévir en Colombie est notamment àl’origine d’un des réseaux de trafiquants les plus actifs de l’hémisphère occidental.Selon les estimations du Département de sécurité colombien, 35 000 à 50 000 femmeset filles sont tombées aux mains des trafiquants en 2000 ; la plupart d’entre elles ontété envoyées en Asie, en Europe occidentale ou aux États-Unis.51 Le Myanmar,également tourmenté par un conflit civil de longue date, enverrait chaque année enThaïlande, par le biais du trafic, quelque 40 000 femmes et filles, condamnées àtravailler dans des maisons closes et des usines, ou bien encore comme domestiques.52

Le déplacement vers les camps

Les camps pour les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays ou les réfugiésrisquent de n’offrir qu’une protection limitée contre la violence sexuelle. Lestravailleurs humanitaires ont désigné à maintes reprises le danger couru par lesfemmes lorsqu’elles doivent s’aventurer bien loin des limites de leur camp en quêtede bois ou d’autres denrées de base qu’elles ne peuvent se procurer au camp. Selonles conclusions de recherches entreprises il y a près de 10 ans auprès des réfugiés descamps de Dadaab, au Kenya, plus de 90 pour cent des viols déclarés étaient survenusdans ces circonstances.53 Toutefois, malgré ces preuves, établies de longue date, peud’efforts ont été consentis pour anticiper et éviter ce risque prévisible dans les campsmis en place plus récemment.

Une Libérienne de 27 ans, qui avait été violée deux fois avant de chercher son salutdans un camp de déplacés, relate ici les circonstances de son troisième viol, survenu

en 2003, un jour où elle avait quitté le camp pour chercher du bois :

« [Je suis tombée sur] trois soldats du gouvernement, ils étaient armés. L’un d’entre euxm’a vue et m’a demandé où j’allais. Je lui ai répondu que j’étais venue chercher du bois.Il m’a alors expliqué que pendant le reste de la journée, je serais à lui. J’étais effrayée.

Il m’a forcée à le suivre dans la brousse et m’a déshabillée. Puis il m’a violée. Quand jeme suis rhabillée, il m’a volé 50 dollars libériens que j’avais sur moi. […] Mon estomacme fait beaucoup souffrir mais je n’ai pas d’argent pour aller me faire soigner. »54

Au Soudan, la tendance se maintient chez les femmes des camps, déplacées par leconflit du Darfour. Toutefois, dans ce dernier cas, les multiples rapports d’un certainnombre d’organisations internationales de défense des droits de la personne ontrécemment abouti à la prise de mesures destinées à renforcer le maintien de l’ordreet la sécurité pendant le ramassage du bois.55 Pour beaucoup de femmes,néanmoins, ces mesures de sécurité ont été prises trop tard.

Les femmes sont également exposées au viol dans les camps où elles séjournent ouaux alentours, en particulier lorsque ceux-ci sont mal conçus ou mal administrés. Aucours d’une enquête menée en 1996 auprès de réfugiées burundaises déplacées dansun camp tanzanien, plus d’une femme sur quatre avaient déclaré avoir été violéespendant le conflit, au cours des trois années précédentes ; deux tiers des viols étaientsurvenus depuis leur déplacement, dans le camp ou à une distance réduite. La plupartdes violeurs étaient eux aussi réfugiés (59 pour cent). Venaient ensuite les résidentslocaux burundais (24 pour cent), les Tanzaniens, les soldats et les officiers depolice.56 Comme dans le cas du ramassage du bois, les militants et les humanitairesdénoncent depuis plusieurs années la relation qui existe entre une conceptionirréfléchie des camps et la violence à l’égard des femmes. Ils ont également présentédes recommandations destinées à réduire la vulnérabilité de ces dernières.

Néanmoins, le problème persiste dans de nombreuses régions. Selon les conclusionsd’une évaluation des risques effectuée en 2004 dans sept camps de déplacés du comtéde Montserrado, au Libéria, différents facteurs contribuent à augmenter laprobabilité de violences sexuelles contre les femmes et les filles : des conditions desurpeuplement, un éclairage insuffisant la nuit, une proximité excessive entre leslatrines et les douches des hommes et celles des femmes, ainsi qu’un accès insuffisantou inégal aux ressources.57 Au cours d’une étude réalisée dans le Nord de l’Ouganda,toujours en 2004, une résidente d’un des nombreux camps de déplacés de la régiona confié aux chercheurs, « ici, les viols, c’est tout le temps […] dernièrement, unefemme a été harcelée par deux hommes qui lui ont tenu les jambes grandes ouvertes,

En 1999, une enquête menée par les autorités sierra-léonaises auprès de plus de 2 000 prostituéesavait révélé que 37 pour cent de ces jeunes femmes avaient moins de 15 ans, et qu’une majorité

d’entre elles avaient été déplacées par le conflit, sans être accompagnées par leur famille.

Un réfugié soudanais a été blessé par balle à l’épaule et à la jambe en défendantses filles contre les miliciens Janjawid qui tentaient de les violer. Par la suite, lesmiliciens l'ont torturé en tirant sur une corde qu’ils avaient nouée autour de sestesticules. L’omniprésence du viol en tant qu’arme de guerre exerce une pressionconsidérable sur les hommes des familles, qui souvent ne sont pas en mesured’empêcher de telles agressions. Photographie prise à Goungour, au Tchad, en 2004.

Photo : Francesco Zizola/Magnum

D’anciennes victimes d’enlèvement se détendent au centre de réadaptation deGUSCO ; certaines d’entre elles ont été pendant plusieurs années les travailleusesforcées et les « épouses » des rebelles de l’Armée de résistance du seigneur, dans

le Nord de l’Ouganda. L’une des jeunes filles porte un bébé, tandis qu'une autreparcourt un journal sur lequel on peut lire, en gros titre : « L’amour ne doit être ni

imposé, ni précipité, ni blessé. »

Photo : Sven Torfinn/OCHA

cas de violences sexuelles manigancées voire perpétrées par des agents de police ou desécurité locaux, une découverte sans surprise.63

Il est peut-être plus étonnant, en revanche, de constater à quel point les acteurshumanitaires — ceux-là mêmes qui s’engagent à venir en aide aux victimes — ontété impliqués dans les crimes sexuels commis contre les réfugiés et les déplacés. En2002, un rapport publié conjointement par l’organisation Save the Children(Royaume-Uni) et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiéscontenait une série d’allégations formulées à l’encontre de 67 individus travaillantpour 40 organismes d’aide, qui portaient secours aux réfugiés dans trois paysd’Afrique de l’Ouest. Une jeune mère réfugiée avait déclaré aux chercheurs, « Je suis

obligée de coucher avec plein d’hommes pour gagner les 1 500 [GNF, soit 37centimes de dollars US] dont j’ai besoin pour nous nourrir, moi et mon enfant. [Lesgens d’ici] me paient 300 (7 cents) à chaque fois, mais si j’ai la chance de tomber surun [travailleur humanitaire], je peux me faire 1 500 ». Une autre réfugiée a expliqué,« Dans cette communauté, personne n’obtient de mélange maïs-soja-bourgou sansavoir eu, au préalable, des rapports sexuels. »64 Chargée de donner suite à cesallégations, une équipe de recherches soutenue par les Nations Unies a remis encause la véracité du rapport. Pourtant, de multiples cas d’exploitation sexuelleimputés à des travailleurs humanitaires et survenus dans des camps au Kenya, auZimbabwe et au Népal, entre autres, ont, par la suite, continué d’attirer l’attentionsur la gravité de ce problème.65

Reconstruction ou exploitation ?

Certaines preuves portent à croire que la violence sexuelle ne s’achève pasnécessairement après la cessation du conflit armé. En Irak, notamment, les cas deviol se seraient multipliés de manière alarmante avec l’insécurité qui règne depuis lafin de la guerre. En 2003, une victime du nom de « Dalal » a été enlevée et retenuecaptive une nuit entière. Elle aurait été violée par quatre Irakiens qui, pense-t-elle, «voulaient kidnapper n’importe qui […] pour obtenir ce qu’ils désiraient. »66 Dansd’autres contextes post-conflit, si le nombre des cas de viol diminue, le risque d’êtrepris au piège du trafic ou de la prostitution imposée par la force ou la contrainte est,en revanche, susceptible d’augmenter. Aux Balkans, la prostitution et le trafic se sontconsidérablement développés à la suite des guerres qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie.Les événements qui se déroulent dans cette région illustrent comment des criminelspeuvent se substituer aux factions combattantes pour continuer d’exercer desviolences sexuelles à l’égard des femmes et des filles. À cela s’ajoute enfin la présencedes forces de maintien de la paix, susceptibles de représenter une part non

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 193

ont observé ses parties génitales avec une lampe de poche et ont laissé un autrehomme la violer tandis qu’ils regardaient. »58

Une protection institutionnelle insuffisante

Tout comme le viol en temps de guerre, de tels actes de violence se multiplient dansces contextes d’impunité qui caractérisent bien souvent la vie des populationsdéplacées. La situation est particulièrement terrible pour les personnes déplacées.Bien qu’en 1998, les Nations Unies aient établi des principes directeurs concernantla protection des populations déplacées, elles ne disposent pas encore d’un organespécialement mandaté pour leur assurer soins et protection. Bien que le HautCommissariat des Nations Unies pourles réfugiés intervienne de plus en plusafin de combler cette lacune, il n’a pu,en 2004, porté assistance qu’à 5,6millions de déplacés dans le monde,sur quelque 25 millions.59 Bien souvent, la prise en charge des déplacés estprincipalement du ressort des autorités nationales, dont les ressources risquentd’avoir été épuisées ou détournées par le conflit. Selon une évaluation de la santéreproductive des réfugiés et des déplacés effectuée au niveau mondial par un groupede travail interorganisations, ce sont parmi les populations de déplacés que lesservices de santé reproductive font le plus cruellement défaut. Parmi eux, les servicesrelatifs au traitement de la violence sexiste sont les moins développés.60

Pour les réfugiés, le scénario n’est sans doute pas bien meilleur. Dans bien des cas,les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés chargésde traiter la question de la violence sexiste sur le terrain ne sont pas assez nombreux.Toutefois, même lorsqu’ils sont en nombre suffisant, la capacité du HCR à assurerune protection durable contre la violence sexuelle dépend bien souvent del’engagement du pays d’accueil à traiter la question. Lorsque le gouvernement dupays ou la communauté locale fait preuve d’hostilité, les réfugiés sont davantageexposés à toutes formes de violence, y compris la violence sexuelle.

En 2000, au cours d’une déclaration, le président guinéen avait notamment accusé lesréfugiés libériens et sierra-léonais d’héberger des rebelles armés responsables d’attaquescontre la Guinée. A la suite de cela, femmes et filles réfugiées auraient été violées au coursde représailles de masse, déclenchées par la police, les soldats et les civils guinéens.61 Demême, une cinquantaine de Burundaises réfugiées en Tanzanie auraient été attaquées, enmai 1999, par plus d’une centaine de Tanzaniens, pour venger, semblait-il, la mort d’uninstituteur de la région.62 Des milliers d’Afghans résidant au Pakistan et de Birmansvivant en Thaïlande ne se sont jamais vu accorder le statut officiel de réfugiés par lesautorités de leur pays d’accueil. De peur d’être rapatriés de force, ils risquent de ne jamaisdéclarer aux autorités locales les violences sexuelles qui leur sont infligées. Enfin, auPakistan comme en Thaïlande, les femmes et les filles réfugiées ont évoqué de nombreux

Il est peut-être plus étonnant, en revanche, de constater à quel point les acteurs humanitaires— ceux-là mêmes qui s’engagent à venir en aide aux victimes — ont été impliqués dans les

crimes sexuels commis contre les réfugiés et les personnes déplacées.

négligeable de la demande locale : celles-ci ont en effet été mises en cause pour avoireu recours aux travailleuses du sexe dans divers pays tels que la Bosnie-Herzégovine,la Sierra Leone, le Kosovo, Timor Leste et la République démocratique du Congo.

Dans bien des cas, le risque encouru par les femmes et les filles de tomber entre lesmains des exploiteurs sexuels est accentué par les programmes de reconstruction quine ciblent pas spécifiquement leurs besoins ou ne luttent pas contre certainestraditions patriarcales anciennes, discriminatoires à l’égard des femmes. Après legénocide rwandais, par exemple, les lois relatives à l’héritage empêchaient lessurvivantes, femmes et filles, de prendre possession des biens des hommes de leursfamilles ayant trouvé la mort, à moins qu’elles n’aient été explicitement désignéescomme bénéficiaires. En conséquence, des milliers de femmes se sont trouvées dansl’incapacité de revendiquer légalement leurs domiciles et leurs terres.67 Ces femmesdémunies, qui retournent dans leurs communautés sans famille ni ressources,risquent davantage d’être prises au piège du commerce du sexe.

Triste ironie du sort, les femmes et les filles victimes de violence sexuelle en périodede conflit sont probablement les plus vulnérables à toute nouvelle exploitation encontexte d’après-guerre. Certaines victimes de viol risquent d’être rejetées par leurfamille et leur communauté pour avoir « perdu leur valeur. »68 En 2003, au Burundi,des femmes victimes de viol ont confié aux chercheurs qu’elles « avaient été l’objet desarcasmes, d’attitudes humiliantes et même d’un rejet de la part de femmes de leursfamilles, de camarades de classe, d’amies ou de voisines, qui leur reprochaientl’agression qu’elles avaient subie. »69 Les femmes violées risquent d’être abandonnéespar leurs maris, qui craignent de contracter le sida ou ne peuvent tout simplement pas

tolérer le « déshonneur » qu’elles feraient rejaillir sur eux. Sans perspective d’avenir,ces femmes peuvent voir en la prostitution leur seule option viable.

Les sévices subis par d’autres femmes et filles peuvent également atténuer, à leurs yeux,les dangers auxquels elles s’exposeraient en se livrant au commerce du sexe. En SierraLeone, une jeune fille, enlevée par des rebelles, s’est volontairement livrée à laprostitution après avoir été libérée par ses ravisseurs. Elle se serait déclarée « chanceused’être désormais payée. »70 Au Rwanda, une séropositive de Kigali évoquait ainsi larésignation de sa sœur : « Après la guerre, nous avons vu que notre famille étaitdécimée… Ma petite sœur dont je m’occupe est en quelque sorte une prostituée parcequ’elle n’a pas d’argent. Elle dit qu’elle continuera cette activité même si elle devientséropositive. Elle dit qu’elle voit ma santé se dégrader et qu’elle veut goûter à la vieavant de mourir. »71 Le mépris de son propre bien-être n’est que l’un des nombreuxeffets potentiellement destructeurs de la violence sexuelle sur les victimes.

194 L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e

Conséquences sur la victimeLa violence sexuelle contre les femmes en période de guerre et d’après-guerre peutavoir des conséquences sanitaires négatives quasiment incalculables, à court et àlong terme. Au vu des viols collectifs, systématiques et d’une violenceexceptionnelle, de milliers de femmes et de filles congolaises, les médecins exerçanten RDC considèrent aujourd’hui la « destruction vaginale » comme un crime decombat. Nombre de victimes souffrent de fistules traumatiques — déchirement destissus entre le vagin et la vessie ou le rectum.72 Les victimes risquent également desouffrir d’autres complications médicales à long terme : prolapsus utérin (descentede l’utérus dans le vagin ou au-delà) et autres troubles graves du systèmereproducteur (tels que la stérilité), complications liées aux fausses-couches etavortement provoqué.73 Par ailleurs, les victimes sont aussi particulièrementexposées aux infections sexuellement transmissibles. En 2003, les cliniquesmédicales de Monrovia, au Libéria, ont rapporté que toutes leurs patientes — dontla plupart affirmaient avoir été violées par des soldats de l’ancien gouvernement oudes membres de l’opposition armée — avaient contracté au moins une infectionsexuellement transmissible.74 Non traitées, ces infections peuvent provoquer lastérilité — une conséquence dramatique pour les femmes et les filles, dans descultures où leur valeur dépend de leur capacité de reproduction. En outre, lesinfections sexuellement transmissibles augmentent le risque de transmission du VIH.

Le VIH/sida figure parmi les conséquences les plus dramatiques de la violencesexuelle sur la santé physique des victimes — comme l’attestent les souffrancescontinues des femmes, au Rwanda. Une enquête avait été menée en 2000 auprès deplus de 1 000 femmes, dont les maris avaient trouvé la mort au cours du génocide :parmi elles, soixante-sept pour cent des victimes de viol étaient séropositives. La

même année, le Secrétaire Général des Nations Unies avaitdéclaré : « de plus en plus, les conflits armés favorisent lapropagation du VIH/sida, que les troupes en campagnerépandent dans leur sillage. »75 Bien que l’urgence du

problème posé par le VIH/sida en temps de guerre soit pleinement reconnue, lesressources mobilisées pour y remédier sont insuffisantes. Au Rwanda comme ailleurs,les traitements disponibles pour les victimes de viols ayant contracté le VIH « sontinsuffisants et arrivent trop tard. »76 L’histoire de cette femme séropositive, victimedu génocide, illustre les conséquences tragiques de ce problème :

« Depuis que j’ai appris que j’étais infectée [en 1999], mon mari a dit qu’il ne pouvaitplus vivre avec moi. Il a divorcé et m’a laissée avec trois enfants. Maintenant, jen’arrive pas à payer la nourriture, le loyer, l’école, et tout le reste. Je n’ai plus defamille. Ma petite fille de six ans a beaucoup de problèmes de santé, et elle doit avoirle VIH. Elle devrait prendre des anti-rétroviraux, mais nous n’avons pas assezd’argent. Comme je me suis mariée après la guerre, je peux difficilement obtenir del’aide du Fonds des rescapés du génocide. Ma plus grande préoccupation, ce sontmes enfants : qu’est-ce qui leur arrivera si je meurs ? Je veux leur trouver des parrains,comme ça, je pourrai au moins mourir en paix. »77

« De plus en plus, les conflits armés favorisent la propagation du VIH/sida, queles troupes en campagne répandent dans leur sillage. »

Des jeunes filles récemment libérées attendent d’être soignées pour leursblessures aux pieds à l'hôpital St Joseph de Kitgum ; elles avaient été contraintesde faire office de porteuses et d’« esclaves » domestiques pour le compte del’Armée de résistance du seigneur, qui sévit dans le Nord de l'Ouganda. Elles fontpartie des dizaines de milliers d’enfants qui ont été, et continuent d’être, enlevés etmis au service des rebelles. Durant les vingt années qu’a duré le conflit, femmes etjeunes filles ont été vulnérables aux agressions physiques et aux sévices sexuels,perpétrés non seulement par les rebelles mais également par les soldats dugouvernement.

Photo : Sven Torfinn/OCHA

En 2002, cette femme a été la victime desforces rebelles du Front révolutionnaire uni(RUF). En Sierra Leone, ainsi qu’au Libéria

voisin, le RUF a amputé les bras et lesmains des civils pour intimider les

communautés et semer la terreur. Même sila paix règne aujourd'hui dans la région,

des milliers d’hommes, de femmes etd’enfants vivent avec le souvenir

irréparable de ces tactiques brutales.

Photo : Brent Stirton

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 197

Répondre aux innombrables besoins sanitaires des victimes d’agressions sexuelles liéesà la guerre est d’autant plus difficile que bien des régions ravagées par la guerre ne

disposent pas de personnel qualifié ni d’infrastructures adéquates. Au cours derecherches menées à Timor-Leste et au Kosovo, en période d’après-guerre, et chez lesdéplacées en Colombie, plus des deux tiers des femmes interrogées ont déclaré qu’illeur était difficile d’obtenir des services de santé reproductive.78 Même lorsque de telsservices sont dispensés, ils ne sont pas toujours gratuits — comme c’est le cas dans denombreux pays d’Afrique, où les centres de santé publics appliquent une politique derecouvrement des coûts. De surcroît, de nombreuses cliniques médicales comprennentdes salles d’attente ouvertes où les femmes et les filles peuvent être tenues d’exposer lesraisons qui les poussent à demander un traitement ; sans confidentialité, elles risquentde dissimuler les sévices subis. Par ailleurs, la conviction des travailleurs de la santé qu’illeur incombe « de prouver ou d’infirmer » le viol constitue, elle aussi, un facteurlimitatif influant sur la qualité des soins prodigués. Dans certains pays, les femmes quidemandent un traitement médical peuvent être tenues, au préalable, de déclarer leurcas à la police avant d’être orientées vers un centre médical. Cette condition elle-mêmerisque de les exposer à de nouvelles violences.

Au Darfour, par exemple, les victimes de viol sont arrêtées pour grossesse « illégale» (survenue hors des liens du mariage). Une jeune Soudanaise de 16 ans, déjà rejetéepar sa famille et son fiancé, a enduré les maltraitances supplémentaires de la police :

« Alors que j’étais enceinte de huit mois des suites du viol, des policiers sont venus àma case et m’ont forcée à les accompagner au commissariat, en me menaçant avecleurs armes. Ils m’ont posé des questions, alors je leur ai dit que j’avais été violée. Ilsm’ont dit que je n’étais pas mariée, et que j’allais donc mettre au monde le bébéillégalement. Ils m’ont battue avec un fouet sur la poitrine et le dos, puis ils m’ontjetée en prison. Là-bas, il y avait d’autres femmes qui avaient vécu la mêmeexpérience. Pendant la journée, on devait marcher jusqu’au puits quatre fois pouramener de l’eau aux policiers. On devait aussi faire le ménage et la cuisine pour eux.La nuit, j’étais dans une petite cellule avec 23 autres femmes. Je n’avais pas denourriture, à part ce que je pouvais trouver en travaillant pendant la journée. Et l’eauque je buvais, c’était celle du puits. Je suis restée 10 jours en prison et maintenant, jedois payer l’amende qu’ils réclament — 20 000 dinars [65 dollars américains].Aujourd’hui, mon enfant a deux mois. »79

Pour celles qui font l’objet d’une discrimination au sein de leur famille et de leurcommunauté, et qui, de surcroît, ne reçoivent aucun soutien psychologique de base,les conséquences émotionnelles des violences subies peuvent être tout aussi

débilitantes que toute blessure physique. Au Rwanda, nombre de victimes de violsvivraient « encore en permanence sous le spectre de la douleur ou de la gêne, qui

réduit leur capacité à travailler, à s’occuper deleur famille et à subvenir aux besoins de celle-ci».80 Pendant le génocide, l’une de ces femmesa été victime d’un viol collectif avant d’êtrebattue jusqu’à perdre connaissance ; elle est

ensuite revenue à elle juste à temps pour assister à un massacre qui se déroulait toutautour d’elle. Dix ans plus tard, elle confie :

« Je regrette de n’être pas morte ce jour-là. Aujourd’hui, ces hommes et ces femmesqui sont morts reposent en paix. Mais moi, je suis toujours là, pour souffrir encoreplus. Je suis handicapée, au sens propre du terme. Je ne sais pas comment l’expliquer.Je regrette d’être en vie parce que j’ai perdu le goût de vivre. Nous les victimes, nousavons mal au cœur. Nous vivons dans une situation qui nous accable. Nos blessuresdeviennent plus profondes encore, avec chaque jour qui passe. Nous sommescontinuellement en deuil ».81

Les implications d’un tel témoignage mettent en évidence l’importance desprogrammes destinés à aider les victimes : ceux-ci sont en effet indispensables pourreconstruire de manière viable les vies des individus, des familles et descommunautés et rétablir durablement leurs moyens de subsistance, dans le sillage duconflit armé. Néanmoins, dans la plupart des pays en conflit, les humanitaires et lesdéfenseurs des droits de la personne luttent aujourd’hui encore pour assurer que lesvictimes puissent accéder aux services les plus élémentaires. Le but ultime — mettrefin à l’épidémie de violence sexuelle contre les femmes et les filles en période deguerre — semble encore plus difficile à atteindre que la mise en place de servicesadéquats de prise en charge.

Aider et protéger les victimes

L’action que mène la communauté internationale pour lutter contre la violence à l’égarddes femmes parmi les réfugiés, les déplacés, et à la suite de conflits est relativementrécente. La plupart des initiatives ont été prises au cours des dix dernières annéesseulement. À la fin des années 1990, notamment, un certain nombre de programmesont été mis en place dans différentes régions du monde ; ces programmes, établis à uneéchelle relativement réduite, n’en étaient pas moins essentiels. Les leçons tirées de cesefforts ont permis d’établir un modèle théorique, actuellement soutenu par différentsorganismes, notamment le Haut Commissariat pour les réfugiés. Ce modèle reconnaîtl’importance d’intégrer des programmes de prévention et de prise en charge dans etentre les secteurs de prestation de services, et particulièrement dans les domaines de lasanté, de l’aide sociale, de la sécurité et de la justice.82 En d’autres termes, les victimesdoivent avoir accès à des soins médicaux ainsi qu’à une aide psychosociale ; ellesdevraient pouvoir compter sur la protection de la police, des forces de maintien de la

« Je regrette d’être en vie parce que j’ai perdu le goût de vivre. Nous les victimes, nousavons mal au coeur. Nous vivons dans une situation qui nous accable. Nos blessuresdeviennent chaque jour plus profondes. Nous sommes continuellement en deuil. »

paix et de l’armée ; enfin, elles sont en droit d’obtenir une aide juridique, si ellesdécident de poursuivre en justice leurs agresseurs. Pour lutter contre la violencesexuelle, il faut également assurer un système d’éducation nationale et desensibilisation — à l’échelle de la famille et de la communauté ainsi qu’auprès desprestataires de services — afin que les médecins, les avocats, les juges et la policesoient en mesure de prendre en charge les victimes de manière efficace et en leurapportant le soutien dont elles ont besoin. Enfin, il est indispensable de plaider pourune amélioration de la législation en vue de protéger les femmes et les filles, ainsi quepour la mise en place de politiques qui favorisent l’égalité des sexes.

La définition générale des rôles et des responsabilités de chacun figurant dans ce «modèle multisectoriel » fournit un cadre général pour la lutte contre la violence àl’égard des femmes. Pourtant, selon les conclusions d’une évaluation réalisée en2001, ce modèle est peu appliqué dans presque toutes les régions en conflit dumonde.83 D’après ladite évaluation, le premier obstacle à la mise en place deprogrammes multisectoriels tiendrait au fait qu’on ne donne pas priorité — ni auniveau national ni au niveau international — à la lutte contre la violence à l’égard desfemmes, source de préoccupation majeure en matière de santé et de respect des

droits de la personne. En conséquence, il était fait état d’un manque de ressourcesfinancières, techniques et logistiques, indispensables pour s’attaquer au problème.L’évaluation de 2001 révélait en outre que de nombreuses victimes n’obtenaient pasl’aide dont elles avaient besoin et qu’elles méritaient, et que la prévention de cesviolences ne recevait pas toute l’attention voulue. L'année suivante, une enquêteavait été menée par des experts indépendants, sous l’égide du Fonds dedéveloppement des Nations Unies pour la femme. Les experts avaient conclu, sefaisant l’écho des résultats de l’évaluation : « le niveau de protection des femmesvictimes de conflits brille par son insuffisance, tout comme la réaction de lacommunauté internationale. »84

Ces lacunes persistent, aujourd’hui encore. Toutefois, de plus en plus d’initiatives sontmises en oeuvre sur le terrain pour lutter contre la violence sexuelle envers les femmeset les filles, et ce malgré un manque de financement accablant. De nombreusesorganisations humanitaires parfont leur méthodologie pour tenter de déployer etd’améliorer les services proposés aux victimes, ainsi que pour renforcer la capacité desorganismes locaux à s’occuper de ce problème. De plus en plus de régions adoptent desprocédures standardisées de gestion médicale des viols. En outre, des modules deformation ont été élaborés pour renforcer la capacité des entités locales à répondre auxbesoins psychosociaux des victimes. Enfin, diverses démarches sont entreprises – defaçon plus manifeste au lendemain de conflits mais aussi dans certains camps de

198 L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e

réfugiés – pour encourager l’adoption de réformes législatives qui permettraient demieux protéger les femmes et les filles contre diverses formes de violence.

Les programmes éducatifs mis en place à l’échelle de la communauté et visant à modifierles attitudes et les comportements qui favorisent les violences, sexuelles et autres, enversles femmes, sont répandus dans un certain nombre de zones. Les recherches sur lanature et l’étendue du problème se sont également multipliées au cours des dernièresannées, de sorte qu’elles exercent une pression sur les acteurs internationaux comme surles pays pour les inciter à prendre des mesures plus radicales en vue de lutter contre laviolence envers les femmes en situation de conflit et de post-conflit.

En outre, plusieurs initiatives internationales de haut niveau sont actuellement encours en vue d’encourager les organisations d’aide humanitaire à mettre en œuvreune action plus coordonnée et plus globale. De nouvelles lignes directrices ont étéprésentées par un groupe de travail du Comité permanent interorganisations desNations Unies. Elles contiennent des recommandations détaillées, relatives auniveau minimum d’action requis pour faire face à la violence sexuelle en situationd’urgence. Par ailleurs, elles engagent l’ensemble des acteurs humanitaires à lutter

contre ce problème dans leurs domaines d’actionrespectifs. En janvier 2005, le Comité permanentinterorganisations a publié un communiqué pourconfirmer, une nouvelle fois, son engagement enfaveur d’une « action urgente et concertée,

destinée à prévenir la violence sexiste, et notamment la violence sexuelle, en assurantdes soins et un suivi adéquats aux victimes, et en s’efforçant de tenir les agresseurspour responsables de leurs actes. »85

Dans cette optique, une initiative mondiale destinée à « mettre un terme au viol entemps de guerre » est actuellement mise au point de concert par différents organes desNations Unies et plusieurs organisations non-gouvernementales. Les deux priorités decette initiative consistent à mettre en place une campagne de sensibilisation auxniveaux local, régional et international, et à renforcer les programmes de lutte contrela violence sexuelle en situation de conflit. L’un des résultats notables de l’initiativeproposée sera de réduire de 50 pour cent au moins le nombre de viols dans les pays-cibles, d’ici à l’an 2007. De telles ambitions exigeront une « modification considérable» des approches employées pour lutter contre la violence sexuelle en temps de guerre: il faudra tout particulièrement donner priorité à toutes les démarches entreprises pourvenir à bout de l’impunité alarmante à l’origine de « l’ampleur consternante et de lapersistance tenace » de cette forme de violence.86

Venir à bout de l’impunité : la dernière étape

Au cours de la dernière décennie, outre une augmentation du nombre de programmesmis en place sur le terrain, des avancées considérables ont été constatées en matière

Au cours de la dernière décennie, […] des avancées considérables ont été constatéesen matière de normes internationales et de systèmes de responsabilité destinés àsanctionner les auteurs de violences sexuelles.

Des jeunes filles discutent dans le dortoir du centre de réadaptation deGUSCO, dans le Nord de l’Ouganda. La plupart des anciennes victimesd’enlèvement du centre ont été réduites à un état de quasi-esclavage parl’Armée de résistance du seigneur (LRA), un groupe rebelle, et forcées àavoir des relations sexuelles avec les combattants. « Cecilia », 20 ans(qui n’apparaît pas sur la photo), a été enlevée dans une écolesecondaire de Pader à l’âge de 15 ans et a passé cinq ans en captivité.Elle se trouve aujourd’hui au centre de réadaptation de Kitgum.

« J’ai été donnée à John Okech, l’un des commandants supérieurs de[Joseph] Kony [chef du LRA]. J’étais sa quatrième femme. Peu de tempsaprès, il a amené quatre autres jeunes filles. Elles devaient devenir sesfemmes dès qu’elles seraient un peu plus âgées. En attendant, ellesdevaient garder les enfants de ses autres femmes. Lorsque le mari qu'onvous donne est commandant, on attend de vous que vous rapportiez dela nourriture. On vous donne également une arme à feu, et on s’attend àce que vous vous battiez. J’étais souvent choisie pour participer auxpatrouilles.

« Je suis tombée enceinte début 2002, au moment où Kony prévoyaitune attaque de l’UPDF [Forces de défense du peuple ougandais] sur nosbases au Soudan. En juin, l’ensemble du groupe avait discrètementregagné l’Ouganda, et se cachait dans les monts Imatong. Cette périodea été la plus difficile pour les captifs. Mon mari a pris part à l’attaqued’Anaka [un village du district de Gulu]. Il a été blessé par balle à lapoitrine par l’UPDF. Il est mort quelques jours plus tard. J’ai donnénaissance à un petit garçon, mais il est mort au bout d’un mois.

« J’ai été libérée après la mort de mon mari. Je suis rentrée de labrousse il y a quelques jours seulement. Je suis toujours hantée pard'effrayants cauchemars. Je ne rêve que d'une chose, que je suistoujours dans la brousse. J’entends des enfants pleurer. Je rêve qu’onnous attaque, ou qu’on est au combat, ou bien qu’on marche pendantdes jours dans un désert brûlant, sans eau ni nourriture. Je suisheureuse d'être rentrée, mais je n’ai plus d’espoir de retourner à l’école.J’ai entendu que toute ma famille avait été déplacée. Ils sont dispersésdans les camps du district ».

[Extrait de When the sun sets, we start to worry… Un récit de vie dans leNord de l’Ouganda publié en 2003 par le Bureau de la coordination desaffaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) et le Réseau intégrérégional d’information (IRIN).]

Photo : Sven Torfinn/OCHA

En raison de l’insécurité constante qui règne dans le Nord de l'Ouganda, plus de 1,6 millions de personnes vivent actuellement dans plus de 200 camps pour personnes déplacées àl’intérieur de leur pays. Les personnes qui séjournent dans les camps racontent que la vie de déplacés a des conséquences très néfastes sur leur société. Parmi les signes de

l’effondrement social, citons le degré élevé de promiscuité, la toxicomanie, les relations sexuelles non protégées et le nombre croissant de filles-mères. Étant donné que ces personnesrestent de plus en plus longtemps dans les camps, ce qu'il leur reste de dignité est progressivement détruit. D’après les chefs des camps, certaines personnes âgées finissent par perdre

l’esprit, méprisées par une jeunesse traumatisée et contraintes d’assister, impuissantes, au bouleversement de leur société sous l’effet de la violence et de la peur.

Dans les foyers tenus par des femmes, les difficultés sont encore plus grandes. D’après une femme du nom de « Risper », au camp de Kitgum, les résidents qui dorment dans leurs huttessont gravement menacés. Risper, dont le mari, atteint du sida, est décédé en 2003 d’une maladie opportuniste, élève seule ses trois enfants. La plus jeune, âgée de deux ans, est

gravement malade. Risper n’a pu trouver personne pour l’aider à construire sa hutte. « Ils veulent tous de l'argent », a-t-elle expliqué. Alors qu’une journée aurait suffi, Risper y travailledepuis des jours. « Je ne suis pas assez forte pour terminer le travail rapidement », dit-elle. « Et puis, j’ai d’autres responsabilités. » Après avoir travaillé à la construction de sa maison,

elle a dû préparer le repas de ses enfants, le seul de la journée. Elle disposait, pour seuls ingrédients, d’une tasse de farine de sorgho et de quelques légumes verts. « Nous allonsmanger, puis chercher un endroit pour dormir », a-t-elle expliqué. « Nous ne dormons pas dans nos huttes. »

Photo : Sven Torfinn/OCHA

L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e 201

de normes internationales et de systèmes de responsabilité destinés à sanctionner lesauteurs de violences sexuelles. Devant les Tribunaux pénaux internationaux pour leRwanda et l’ex-Yougoslavie, les actes de violence sexuelle sont jugés en tant quecrimes de génocide, actes de torture, crimes contre l’humanité ou encore crimes deguerre. Selon le Statut de Rome, traité fondateur de la Cour pénale internationale(CPI), une institution récente, le viol, le trafic et l’esclavage sexuels, la prostitution, lagrossesse et la stérilisation forcées ainsi que d’autres formes de violence et depersécution sexuelles constituent des crimes contre l’humanité et des crimes deguerre. La CPI ouvrent à l’heure actuelle plusieurs enquêtes pour faire la lumière surdivers cas survenus dans plusieurs pays touchés par les conflits.

Autre avancée révolutionnaire : l’adoption, en 2000, par le Conseil de sécurité desNations unies, de la résolution 1325, qui demande spécifiquement « à toutes lesparties à un conflit armé de prendre des mesures particulières pour protéger lesfemmes et les petites filles contre les actes de violence sexiste, en particulier le violet les autres formes de sévices sexuels, ainsi que contre toutes les autres formes deviolence dans les situations de conflit armé ».87 Depuis lors, le Secrétaire généraldes Nations unies a soumis au Conseil de sécurité deux rapports sur la mise enapplication de la résolution 1325. Selon ces rapports, il reste fort à faire : il fautnotamment faire en sorte que les Etats soient tenus responsables des actes des forcescombattantes et augmenter leniveau de participation desfemmes à chaque étape duprocessus de consolidation dela paix. Toutefois, les rapportsindiquent également queplusieurs avancées majeuresont été réalisées avec la mise en application de codes de conduite qui établissent une« tolérance zéro » pour tous les membres du personnel des Nations unies, y comprisles Casques bleus, susceptibles d’exploiter sexuellement celles-là mêmes à qui ils sontcensés apporter leurs services. Depuis que ces codes de conduite ont été mis enapplication, des mesures ont été prises à l’endroit des contrevenants dans un certainnombre de pays. En RDC, par exemple, une enquête a été ouverte pour faire lalumière sur des allégations d’exploitation sexuelle proférées à l’encontre de plus de100 Casques bleus.

Toutefois, de graves problèmes d’impunité persistent dans presque toutes les régionstouchées par les conflits dans le monde. Les tribunaux internationaux ne peuventjuger qu’un petit nombre d’affaires, et de nombreux gouvernements nationaux n’ontpas les ressources ni la volonté d’engagement voulues pour poursuivre en justice lesauteurs de crimes sexuels contre les femmes. Dans certains cas, les sévices infligéspar des forces de combat étrangères sur le territoire de l’État ne relèvent pas de lacompétence des autorités nationales. Dans d’autres, les gouvernements font peud’efforts pour encourager les victimes à se manifester : les prescriptions relatives à lapreuve font souvent peser la charge de la preuve sur ces dernières, dont certaines

doivent, par ailleurs, financer elles-mêmes leur assistance juridique. En outre,lorsqu’un examen médico-légal est requis, les prestataires de santé doivent être enmesure d’en recueillir les résultats à temps et être préparés à présenter ces résultatslors du procès. Enfin, la police ou les forces de sécurité concernées doivent êtreformées à enquêter et à formaliser leurs constatations par écrit comme il se doit. Auxquatre coins du monde, pour de nombreuses victimes de crimes sexuels en situationde conflit, la réalité frustrante est qu’aucun système n’a été mis en place pour leurassurer la protection la plus élémentaire, et encore moins leur donner accès à lajustice.

Une telle impunité reflète et renforce les normes culturelles répandues qui tolèrentl’inévitabilité de la violence contre les femmes et les filles, en période de paix commeen temps de guerre. Ce sont ces normes qui doivent être combattues avec la plusgrande vigueur afin d’assurer une baisse du degré de maltraitance : « Dans un mondeoù les crimes sexuels sont bien souvent considérés comme de simples délits quandl’ordre public est respecté, le viol ne saurait certainement pas être perçu comme uncrime grave en période de guerre, lorsque toutes les règles qui régissent lesinteractions humaines sont bouleversées, et que les auteurs des actes les plusignobles reçoivent régulièrement des éloges. […] Ce qui importe le plus, c’est que

nous conjuguions la reconnaissance récente du rôle du viol en temps de guerre à lareconnaissance suivante : le seuil de tolérance de l’humanité à la violence sexuellen’est pas établi par les tribunaux internationaux après la guerre. Ce point de repèreest établi par les sociétés, en temps de paix. Les règles de la guerre ne pourrontjamais véritablement changer tant que les agressions violentes perpétrées contre lesfemmes seront tolérées dans la vie de tous les jours. »88

Dans un monde où des milliers de femmes et de filles se voient infliger des violencessexuelles en toute impunité en période de conflit, le message doit être clair : chaqueviol est un crime de guerre. n

…de graves problèmes d’impunité persistent dans presque toutes les régions touchées par lesconflits dans le monde. Les tribunaux internationaux ne peuvent juger qu’un petit nombre d’affaires,

et de nombreux gouvernements nationaux n’ont pas les ressources ni la volonté d’engagementvoulues pour poursuivre en justice les auteurs de crimes sexuels contre les femmes.

202 L a v i o l e n c e s e x u e l l e e n t e m p s d e g u e r r e

« Helena », 25 ans, a été violée par un soldat à Sake, en République démocratique du Congo. Sa fille « Fara », l’enfant du viol, estâgée de deux ans et demi.

« Une nuit, alors qu’on m’avait envoyée acheter du sel, un groupe de soldats qui traînaient près du marché m’ont attrapée. Ils m’ont entraînée près de là, dans une maisonabandonnée où ils violaient régulièrement les personnes qu'ils enlevaient au marché. Ils étaient 10 hommes, dont l’un m’a violée. Il m’a jetée par terre et m’a battue, avec l’aidedes autres. J’ai dit à l’homme que je n’étais qu’une enfant et que je ne voulais pas faire ces choses-là, mais il a simplement continué. J’ai eu très mal au ventre. Ils m’ont ensuiteemmenée de force à Kimbumba, à 30 kilomètres de Goma, où il m’a gardée une semaine avant d’être envoyé au combat. On m'a laissée là, enceinte de lui. Mes parentspensaient que j’avais disparue, donc ils m’ont accueillie à la maison à bras ouverts lorsque je suis rentrée. Mais j’ai beaucoup de problèmes : je dépends de ma mère pour lanourriture, mais parfois, nous ne mangeons rien du tout. Je me sens rejetée par la société à cause de ce qui est arrivé. »L’h

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Photos : Georgina Cranston/IRIN

« Elizabeth » et sa fille de quatre ans ont été sauvagement violées et battues par sixmiliciens près de chez elles à Masisi, en République démocratique du Congo. Sa fillea été emmenée par leurs agresseurs, et son fils, bébé qu'Elizabeth portait dans le dospendant le viol, est décédé peu après. Grâce au soutien psychologique de DoctorsOn Call Services (DOCS), Elizabeth a pu entamer le processus de guérison.

« Désormais, je me sens prête à raconter mon histoire. Avant d'être violée, j’avaisdéjà perdu mes deux parents, tués pendant la guerre, comme de nombreux membresde ma famille. En fait, mes trois s?urs sont veuves car leurs maris ont tous été tués.

« Un matin de novembre 2004, je suis allée chercher de la nourriture dans leschamps avec deux de mes enfants. Ma fille de quatre ans et moi portions des paniers,mais mon fils était encore bébé, donc je le portais sur le dos. Nous allions dans notreshamba [verger-potager] à 15 kilomètres de là pour chercher des bananes, desplantains et des ananas, lorsque les miliciens ont surgi en face de nous, et derrièrenous. Les six hommes nous ont éloignés du chemin pour nous entraîner vers lechamp le plus proche et nous ont noué les mains dans le dos, à moi et à ma fille. Ilsont commencé à nous battre avec leurs armes ; ils ont aussi battu mon bébé et lui ontdonné des coups de pieds. Aujourd’hui encore, je ressens une douleur intense mêmelorsque je porte un tout petit seau.

« Alors qu’ils étaient en train de me battre, je suis tombée par terre, mon bébétoujours sur le dos. C’est là qu’ils m’ont enlevé ma jupe et se sont mis à me violer ;mon bébé est resté dans mon dos tout du long. C’était impossible de résister, nousne pouvions même pas faire le moindre bruit. J’ai été violée par trois hommes, et mafille en même temps par les trois autres, elle était couchée par terre à côté de moi.Pendant que l’un d’entre eux nous violait, les deux autres pointaient leurs armes etnous maintenaient à terre avec leurs pieds. Dès que l’un avait terminé, le suivantprenait le relais. Je me sentais totalement inutile ; nous ne pouvions absolument pascrier, ils nous auraient tuées. Lorsque ça s’est terminé, ils ont emmené ma fille aveceux. Je ne l’ai pas revue depuis.

« J’ai eu des douleurs si terribles au ventre, au vagin et au dos qu’ils sont partis en mecroyant morte. Je ne pouvais que ramper, et j’ai rampé à travers la brousse pendanttrois jours. Ils avaient pris tout ce que j'avais, j’étais donc complètement nue. Je mesuis couvert le corps de feuilles, et j'ai porté mon bébé, qui était très malade. Il avaitété très violemment battu et lorsque je suis tombée par terre, j’ai atterri sur lui. Il estmort une semaine après l’agression. « Des gens m’ont croisée dans la brousse et je les ai envoyés chercher ma s?ur. Ellem’a ramenée à Masisi, où j’ai découvert que ma maison avait été pillée le jour même

L’histoire d’Elizabeth

du viol. Ils avaient tout pris. J’étais restée amie avec mon mari, qui était remarié etvivait à Mweso avec sa nouvelle femme, mais après le viol, il m’a totalement rejetée.

« J’ai rencontré, par l’intermédiaire de ma s?ur, les psychologues [associés à DOCS]qui m’ont aidée. On m’a emmenée à l’hôpital une semaine après l’agression, et j’aiappris que mon estomac était abîmé. J’étais incapable de marcher, donc on m'arenvoyée chez moi, et j’attends désormais d’être suffisamment forte pour me rendrechez DOCS. Avant, ils ne voulaient pas me laisser partir. Mon état était si critiquequ’ils pensaient que je risquais de mourir en chemin. Aujourd’hui, je reprends desforces, mais mon dos est toujours en très mauvais état.

« J'avais l’habitude d'aller dans notre shamba chaque jour, mais mon dos a été siendommagé par les coups et le viol que je ne peux plus le faire aujourd'hui. Je n’aisimplement plus la force. J’ai aussi bien trop peur d’y aller. Parfois, je fais descauchemars qui m’empêchent de dormir. D’autres fois, quand je rêve que je meurs,je me réveille et perds tout espoir. Le soutien de ma communauté m’a beaucoupaidée, ainsi que ma foi en Dieu. DOCS est venu nous écouter et nous conseiller, ilsnous ont redonné de l'espoir et nous ont encouragés à continuer de vivre.

« DOCS m’a aussi donné une chèvre, des fèves et une binette. Je suis si heureuse,cela prouve que je suis aimée. Je vis avec mes six enfants et jusqu'à aujourd'hui, nousdevions vivre de la mendicité, car je n’avais pas le matériel nécessaire pour travailler.Nous sommes si pauvres, mes enfants ne peuvent pas aller à l’école. Mais je vaisélever la chèvre et cultiver les fèves pour avoir de quoi manger. »

Photos : Georgina Cranston/IRIN

Une jeune fille, ex-« épouse de la brousse » en Sierra Leone, enlevée à sa famille à l’âge de 10 ans par les rebelles du Front révolutionnaire uni. Après une tuerie qui adécimé la plupart des habitants de son village, les rebelles l'ont emmenée avec eux pour la faire travailler comme cuisinière, porteuse et esclave sexuelle. Lorsqu’elle aessayé de s’échapper, les rebelles lui ont versé de l’acide sur le bras et le sein en guise d’avertissement, à l’attention des autres captifs. Après deux ans de captivité, elleest parvenue à s’enfuir. Elle a récemment rejoint un petit groupe d’entraide pour femmes victimes de la torture. Alors qu’il n’y a en Sierra Leone qu’un seul psychologue, oncompte des milliers de femmes victimes d’agressions sexuelles et de tortures, qui n’ont d’autre solution que de se prendre en charge.

Photo : Brent Stirton