matiÈres du roman || « la bestiasse » de giono une méthode de création

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Armand Colin «La Bestiasse »de Giono Une méthode de création Author(s): LINA FRANCO Source: Littérature, No. 129, MATIÈRES DU ROMAN (MARS 2003), pp. 47-53 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704901 . Accessed: 14/06/2014 10:14 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.77.146 on Sat, 14 Jun 2014 10:14:56 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

«La Bestiasse »de Giono Une méthode de créationAuthor(s): LINA FRANCOSource: Littérature, No. 129, MATIÈRES DU ROMAN (MARS 2003), pp. 47-53Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704901 .

Accessed: 14/06/2014 10:14

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■ LINA FRANCO, PARIS

«La Bestiasse» de Giono

Une méthode de création

«Frédéric le Grand [. . .] disait: il y a du tigre dans l'homme. Non, il y a bêtement de l'homme, dans l'homme»

Giono

«Quand tu as besoin d'un mot que ta langue te refuse, invente-le»

San Antonio

«Littérature, folie, linguistique: trois délires nés du signe et du délire»

Pierssens

Peut-on interroger les possibilités de la parole en tenant compte de la relation homme-bête? A vouloir analyser ce rapport, on constate qu'il est la mesure des désirs et des craintes qui ont favorisé la suppression de la nature basse, animale, de l'univers de la raison. Avide d'abstraction, l'homme a pactisé avec son origine malgré le scandale qu'elle constitue dans sa quête de perfectibilité. Il reste que le résultat auquel il est parve- nu est de confirmer l'ascendance longtemps niée. Jamais las d'établir sa supériorité, l'homme a résolu ses aspirations par la violence. Car l'autre, la bête, il l'a tuée, au nom d'une «anthropopathie» K A croire ce voyageur de l'autre monde qu'est Dante, le ciel a octroyé le crime énumérant parmi les trois dispositions que l'Ethique «pertratta», à savoir, condamne, outre l'Incontinence et la Malice «la matta bestialitade»2, c'est-à-dire la folle bestialité.

C'est que cette bestialité dans l'homme, celle des moralistes, a été depuis toujours la marque d'une anomalie, d'un trouble de l'identité spé- culaire bref, d'une différence non assignable à la stature humaine. Une

1. Le terme employé dans Y Encyclopédie de Diderot est synonyme d'un anthropomorphisme démesuré. «L'homme qui ne sort pas de lui-même et se prend pour un dieu parce qu'il est tout simplement homme, un homme qui ne s'en sort pas. La première à faire les frais de cette vaine rencontre n'est autre que la pensée [. . .] prisonnière de cette seule adhésion à soi-même qui portait si justement autrefois le nom ď anthropopathie », Agnès Minazzoli, L'homme sans image. Une anthropologie négative , Paris, PUF, 1996, p. 45. 2. « Non ti rimembra di quelle parole/ con le quai la tua Etica pertratta/ le tre disposizion che ' l ciel non vole, incontenenza, malizia e la matta bestialitade », Dante, Enfer , XI-83.

Al

LITTÉRATURE N° 129 -MARS 2003

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stature qui nous inquiète moins à travers l'obscurité de sa masse que par l'indécision, l'éternelle ambiguïté qui s'y joue d'un haut et d'un bas, d'une verticalité et d'une horizontalité. Puisque la stature «c'est l'état de se sentir debout {staré), et c'est quelque chose que l'on dit d'abord des hommes vivants, par différence avec tout le reste de la création - ani- maux, choses - qui se meut, qui rampe ou simplement qui est posé devant nous. La stature [...] se réfère donc, fondamentalement, à l'échel- le ou à la dimension humaine» 3.

Ainsi commence l'histoire des animaux. Par un vertige ou plutôt par une drôle maladie de la tête, dirait Kant, c'est-à-dire par cette sorte de speciesism 4 qui, dans le rapport de l'espèce humaine aux autres espè- ces animales équivaut au racisme à l'intérieur de notre espèce. L'entre- prise a été, certes, difficile, digne néanmoins de la sotte vanité de l'homme, puisqu'il ne s'agissait pas seulement d'organiser le monde à image de celui-ci. Il fallait faire plus et mieux.

D'abord, imbus d'anthropomorphisme, on a liquidé la bête et relié son inquiétante étrangeté physique au monde du «bas» et puis, la psy- chanalyse ayant vu le jour, on s'est attaché à son image pour lui ôter tout sens propre. À Darwin qui dit: «les animaux sont comme nous», Freud répond: «ils n'ont rien à dire»5. Et, une fois tiré le rideau sur le génocide de cette ascendance qu'on a qualifiée de honteuse il ne restait qu'à faire un bestiaire, véritable album de famille puisque c'est l'étrange parenté entre «eux» et «nous» qui est en cause ici.

Didactique et moral, au moins à l'origine, le bestiaire dont il sera question dans ces pages, est le symptôme assurément inéluctable d'une «œuvre de perte», perte de la parole d'homme outre que de l'animalité qui pourtant nous appartient. Puisqu' entre les hommes et les animaux il est question de continuité et non de démarcation, puisque s'il y a une ligne à retracer c'est bien de celle qui traverse l'homme lui-même qu'il s'agit.

Ce qu'a l'animal d'insupportablement humain, et ce que l'animal dénonce de ce que l'homme a d'insupportable, celui-ci ne peut ni le sup- porter ni ne pas vouloir qu'il disparaisse sans se «mettre à nu» lui-même.

On a tué la bête, mais la bête nous habite. Revenons au bestiaire, au bestiaire qui parle l'animalité par un langage autre que celui des hom- mes. Au bestiaire qui nous montre ce qui reste de l'animal, c'est-à-dire son vestige ( vestigium disaient les Latins qui avaient déjà ressenti la nécessité de distinguer ce mot du concept ď imago, image) au sens de trace, de ruine.

3. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde , Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Critique, 1992, p. 90. 4. Claude Mouchard, «Abrutir, torturer, tuer, manger...», Critique , 34, 1978, p. 818. 5. Philippe Roger, «Hallali», ibid. , p. 832.

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«LA BESTIASSE» DE GIONO ■

Repartons de l'homme, de l'homme face à la bête. Drôle de jeu de miroirs où toute ressemblance niée nous renvoie à une dissemblance affirmée, où ce qu'on retrouve dans l'absence de chaque image, puis- qu'il ne reste qu'un symptôme, est ce quelque chose qui nous agite et que l'on aimerait nommer avec Mallarmé, une arrière-ressemblance^ .

Et nous voilà réintroduits dans le monde du mythe - mythe cette fois des fins qui à l'Apocalypse préfère une Genèse renversée. Un bes- tiaire zéro reste donc à écrire; pour les animaux: comme nécessaire point de fuite de tout lieu de classement et d'enfermement et, pour les hommes: comme ouverture dans cette bestialité à laquelle on n'ose pas toucher parce qu'elle coupe la parole quand elle risque de s'inverser en menace du non-sens.

Dans cette perspective, l'expérience de Jean Giono et de son Bes- tiaire semble constituer un de ces lieux privilégiés où ce renversement s'est réalisé à travers, certes, une mise en question de l'homme et de son pouvoir de représentation, mais aussi et surtout de son langage.

Le tout débute par un texte de condamnation de la science «dont c'est l'ère , incontestablement»1 , et de son pouvoir de séduction dans un monde dépeuplé des hommes. Chaque jour «on en perd , comme ça, des milliers qui disparaissent dans des " Bourbaki " et des "Alice au pays des merveilles" » à la recherche de la «divine vérité». Reliquat dérisoire et caricature vengeresse d'une culture - machine qui refuse de s'ali- menter aux sources primordiales de la passion, ces quelques lignes d'ouverture racontent la seule vérité qui nous appartient, à savoir, «qu'il n'y a rien ni personne à adorer nulle part».

De l'interrogation du «fond des choses» à la découverte d'une pro- fondeur vide, il y a de quoi ébranler toutes les familiarités de la pensée - de la nôtre: celle d'une civilisation déréglée, avec ses désordres et ses déséquilibres - il y a de quoi faire jouer ses contradictions, les plus intimes à partir desquelles il sera enfin possible à Giono de contester la logique même du discours pris au piège des savantes hétérotopies 8 dont son texte abonde. Ne nous méprenons pas sur le sens profond de l'entreprise: ce que le texte nous propose n'est pas une simple tricherie. S'arrêter au sens littéraire d'une suggestion comme celle qui par exem- ple, nous dit: «l'honnêteté, c'est beau , mais on n'est savant que si on triche » 9, équivaudrait à nier la complexité d'un travail qui vise à saper les fondements de la «vérité» professée par la science. Généralisée, 6. Stéphane Mallarmé, «Un coup de dés», Œuvres complètes , H. Mondor et G. Jean- Aubry (éd.), Paris, Gallimard, 1945, p. 473. 7. Jean Giono, Bestiaire , édition établie et préfacée par Henri Godard, Paris, Ramsay, 1991, p. 20. Cité do- rénavant B . 8. Dans le Bestiaire le jeu des hétérotopies vise à établir, au-delà d'une simple ressemblance physique entre les animaux et l'homme une véritable communauté d'intérêts et de passions. 9. B, p. 118.

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banalisée à l'extrême, la bestialité devient pour Giono méthode de créa- tion chaque fois que celle là sans cesse rabaissée, parodiée et ravagée bascule en poésie, qui est seule capable de désenchanter le monde.

L'ensemble ne manquera pas de nous frapper par un évident effet de décentrement. Il y a de quoi être pris de vertige en lisant les dix-neuf portraits d'animaux que le lecteur soit ne connaît pas (et pour en donner quelques prémices il suffit de citer «La Bête de Gévaudan», «La Poufiasse», «Le Minus», «Le Grain de tabac», et cœtera ), soit qu'il n'a rien de commun avec ce qu'il connaît sous ce nom (et c'est le cas de «Le Cheval-bistrot», de «Les Engoulevents de Vérone»).

Mais la complète liberté dans le traitement d'une matière qui mal- gré tout, se veut encore animale, ne constitue pas ce qu'il y a de plus déconcertant dans le Bestiaire. Faisant suivre chacun de ces portraits animaliers, à l'exception des sept derniers, d'une série d'extraits, les marginalia , tirés de la littérature et de l'histoire universelle, Giono sem- ble vouloir jouer au singe savant. Mais il ne se contentera pas de brouiller les pistes (attribuant un texte réel à un autre auteur que le sien ou à un auteur imaginaire, en le truquant, en le déformant, en transcri- vant avec insouciance la plupart des titres des ouvrages cités).

Ici, il s'agira avant tout de jouer avec le langage et ses automatis- mes pour y retrouver au-delà de ses surfaces ordonnées, cette zone d'indiscernabilité, d'indétermination (habité par la langue de l'homme déterritorialisé, V outlandish 10), et pour que l'acte de la création soit encore possible. Presque tous les procédés classiques du langage, partici- pent de ce travail de creusage qui s'accomplit par une perte du «commun» du lieu et du nom: l'allégorie (des comportements et des vices humains, tout en sachant que le seul vice que Giono reproche à l'homme est celui de vouloir connaître même quand il faudrait tout sim- plement aimer) ; la métaphore ; la métonymie (pensons à Salamandre qui amène feu, qui à son tour amène pompier et ainsi de suite) ; les homony- mies approximatives (et ce sera alors le cas de griffe/logogriphe, de bulle du pape/mule du pape, frêle/fraîche/frisquette) ; pour ne pas parler du jeu avec les différents sens des mots (dont «L'Araignée» constitue un exemple), ou pour finir de l'étrange alignement des proverbes les uns à la suite des autres (ex. : «Cornent les cornes de la perdition, les cornes de brume, le cor des chevaliers errants! Je t'en fous! Un bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras») ll.

Et une fois les conditions de toute opération de nomination et clas- sement sapées, les mêmes conditions qu'on retrouve à l'origine du 10. «C'est comme si trois opérations s'enchaînaient: un certain traitement de la langue; le résultat de ce traitement, qui tend à constituer dans la langue une langue originale; et l'effet, qui consiste à entraîner tout le langage, à le faire fuir, à le pousser à sa limite propre pour en découvrir le Dehors, silence ou musique», Gilles Deleuze, « Bartleby , ou la formule », « Postface », Bartleby . Les îles enchantées , Paris, Flammarion, 1989, p. 177. 11. B, p. 55.

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monde dans le deux commencements de l'humanité que furent sa Créa- tion et l'Arche de Noé, l'espace de l'impensable s'ouvre à l'écrivain.

C'est dans les rencontres insolites entre la bête et l'homme, dans leur voisinage souvent poussé jusqu'à ce qu'il devienne presque impossi- ble de trouver le moindre trait distinctif entre eux, que réside la véritable «monstruosité» des textes du Bestiaire. Les animaux de Giono ne repré- sentent pas l'homme, encore moins son allégorie. Ce qu'ils nous donnent à voir c'est plutôt ce que celui-ci est devenu après la chute dans la bouche dévoratrice d'un monde omnivore qui à la biologie préfère la logique. Plus la bestialité s'extériorise, au point de se faire cruauté ordinaire dans un monde secoué par la guerre (il s'agit évidemment de la Seconde Guerre mondiale, épreuve tragique à laquelle Giono sera confronté et dont les effets s'imposeront à son œuvre), plus l'animalité s'intériorise sous forme de désir introverti comme dans le cas de «L'Araignée» 12 .

Mais revenons à la bête, à la bête qu'on a tuée, à celle à laquelle Giono ne veut assurément pas renoncer et face à la disparition de laquelle il répondra par la prodigieuse création de «La Bestiasse», animal « imaginaire , heureusement» et « extensible », à travers lequel la question de l'existant et de l'exister se poseront, mais différemment, non plus comme moment de réflexion angoissé mais bien au contraire comme motif de création.

L'invention n'est certes pas gratuite. Loin de signifier un simple exercice de l'imagination de l'auteur,

«La Bestiasse» restitue une possibilité de parole à l'homme qui vit la clôture de l'espace provoqué par les troubles d'un réel coupé de la Vie. Elle permet à Giono de rendre à l'animal toute sa dignité faisant de celui-ci le point de départ privilégié à partir duquel il pourra enfin retra- cer au lieu d'une histoire de l'Autre, l'histoire du Même, c'est-à-dire de «ce qui est à la fois à distinguer par des marques et à recueillir dans des identités» 13. Désormais, peu importe que la bête soit dans l'individu ou que l'individu soit lui-même comme inclus dans le ventre d'une énor- me bestiasse. Parce que de toute manière, chacun aura retrouvé sa pla- ce perdue. Et une fois avalé par la grosse bête, l'homme ne pourra pas dire «je ne suis plus ce que j'étais» parce que «on ne peut pas être et avoir été» surtout quand on arrive à vaquer aux tâches quotidiennes même dans le ventre d'un animal... comme si aucun changement ne s'était accompli. On lit dans le texte:

«Elle est imaginaire. Heureusement. Les uns la voient énorme, lourde, priante, avec une cervelle grosse comme un pois chiche. D'après ceux-là elle ferait le mal comme un bloc de cent tonnes le fait en s' arrachant du plafond de la mi-

ll. B, p. 125-128. 13. Michel Foucault, Les Mots et les choses , Paris, Gallimard, coll. Tel, 1966, p. 15.

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ne. D'autres ( plus compliqués) prétendent qu'elle est frêle, fraîche et fris- quette, lisse, luisante et lubrique, parfumée, et si parfaitement consciente de sa débordante matière cervicale qu'elle n'a qu'une peur: trouver des mor- ceaux de cervelle dans son mouchoir quand elle est enrhumée. Ceux-là disent généralement qu'il lui ont cédé ( homme ou femme, car la Bestiasse a cent sexes - donc 98 que nous ne pouvons imaginer), que le délires de cet aban- don sont exquis [...]. Elle peut se promener (et fumer sa pipe) en tout temps, en tout lieu en toute tranquillité [...]. Au sujet de la dimension de cet animal, mais d'abord au sujet de sa férocité: il se nourrit de viande, il la préfère crue et saignante. [...] La proie se laisse faire; mieux elle incite à faire, elle pousse à la con- sommation. Elle se réjouit d'être transformée en hachis parmentier, elle ri- gole de dégouliner en marmelade dans le gosier de l'animal. Elle se trouve finalement dans le ventre même de la bête, se recompose, reprend sa forme première (ne gardant de son aventure qu 'une exquise sensation de jouissance à fleur de peau, mais carabinée) et poursuit ses occupations [...], les parois [...] sont donc pratiquement inexistantes et ne gênent à rien les occupations de la victime: elle continue à aller au bureau, écrire et recevoir des lettres anonymes, s ' enrouler dans le mensonge de la vie quotidienne, caresser sa femme (ou son mari), ou celle des autres (ou celui des autres), faire des en- fants et même les défaire avec la loi, des guerres, des vaccins, des soins par- faits, prendre l'autobus, le métro, un taxi, le train pour Marseille, le paquebot pour New York, l'avion pour New Delhi, participer aux manifestations artis- tiques, politiques, polémiques, aller à la Mecque, à Rome, à Moscou, Jé- rusalem, enfin tout. [...] Revenons à la dimension. De ce qui précède, il ressort que l'animal est extensible : il peut avaler d'un seul coup la gare de Lyon avec les vingt-cinq quais en ligne, même à l'époque des vacances ou à celle des trains de neige. [...] Vous attendez celle que vous aimez: elle entre. Elle, signifie à la fois la bête (la bestiasse) et celle que vous aimez, l'une portant l'autre... »I4.

À l'animalité utopique du Moyen Âge aussi bien qu'aux fauves de cette cruelle ménagerie qu'a été la guerre, Giono préfère la bête imagi- naire suffisamment «extensible» pour pouvoir accueillir dans ses entrailles l'homme et ses ambitions! Elle est à la fois le «rien» qui a été rejeté hors du monde et le tout dans lequel le monde s'engouffre. Elle est ce «nous» que l'on n'aime pas trop voir quand on est avec les autres et que l'on a du mal à cacher quand on est seul avec soi-même. Elle est ce qui «est appelé (par la force des choses) à féconder des idées. [...] Car les idées sont des corps extrêmement différents , ce qui convient à l'une ne convient pas à Vautre , et nous savons bien que certaines ne s'accommodent que de demi-mesure , ou même de quart» 15.

14. B, p. 61-66. 15. B, p. 66.

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Mais «féconder des idées», c'est créer. Et créer c'est aussi retrou- ver la Parole.

Véritable machine de guerre contre la rigidité du langage, l'oubli de la poésie, la clôture de l'espace existentiel, le Bestiaire gionien réaf- firme par la force de l'imagination et le jeu savant des hétérotopies la possibilité d'une écriture dont la première exigence consisterait alors à laisser tomber toutes constructions formelles, pour façonner la langue comme on façonne de l'argile sans se soucier de ce qu'est l'argile, mais seulement de la forme qu'elle peut prendre.

Parole de ceux qui savent «ce que c'est ce qu'on ne connaît pas» 16, parole d'une langue qui se laisse creuser, basculer dans l'instant magique de la création où la vie se réconcilie avec la mort, quand même les parois (n'oublions pas qu'on est dans un ventre) loin d'être des barrières entre l'homme et la bête sont «pratiquement inexistantes». C'est là, dans ce ventre fécond, que la vie naît et avec elle la Parole.

Faut-il croire avec Giono au pouvoir des mots d'aller plus loin que la pensée, de signifier plus que les raisonnements comme si fruits riches en suc, ils étaient capables de multiplier au-delà de la mort et du silence les possibilités de la Parole? Peut-être qu'en les aimant (plutôt qu'en se laissant séduire par eux), en les nourrissant plus en «chair», en jouant avec eux l'on pourrait parvenir à se sentir plus près de la Vie et de la «divine vérité», bien plus près de la joie. Puisque point n'est besoin d'être fou pour cela, poète suffit, poète du genre étudié par André Bavier dans son ouvrage Les Fous littéraires 17, capable de se livrer à «la folie qu'est la littérature» tout en refusant d'apprivoiser les mots (de la même manière que l'on a apprivoisé l'animal) au nom d'une ouverture, certes, nécessaire de la représentation et de son espace.

16. Jean Giono, «Le poids du Ciel», Récits et Essais , Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 367 et suiv. 17. André Blavier, Les Fous littéraires , Paris, H. Veyrier, 1982. Néologismes, paralogismes, paragramma- tismes, hétérotopies, glossolalies autant de mots pour ne signifier qu'une même chose: la langue et son iné- puisable pouvoir de création, vaste domaine de réflexion auquel de nombreux travaux ont été consacrés. Pour en donner quelques exemples, il suffit de citer ceux de Snell, Tanzi, Barthes, Kussmaul, Bleurer, Fou- cault et Brisset.

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