expliquer l’économie ou exposer la « science économique » ?

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CHANTiERS de l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale LES 1 Du 26 mars 2013 au 5 janvier 2014, la cité des sciences et de l’industrie, à Paris, accueille une exposition qui se veut pédagogique sur l’économie. Intitulée « Krach boom mue », elle fait malheureusement une part trop belle aux théories économiques néo-classiques, au détriment du fonctionnement de l’économie réelle. Visite critique guidée. D ès l’entrée, quelque chose nous a chiffonné. Non pas cette conca- ténation de billets pour la valeur d’un milliard d’euros, rigo- lote façon d’introduire à la dimension conventionnelle de la monnaie. Mais plutôt ce mot : « economics » (l’ex- position est en français, anglais, espagnol). Ainsi donc, l’exposition allait-elle porter sur « la science économique », signification d’eco- nomics, et non pas sur l’économie réelle (economy) ? Certes non. Mais entre exposer le fonctionnement de l’économie et introduire aux concepts de base de la théorie économique, le cœur des concepteurs de l’exposition penche plutôt vers le second (version théo- rie néo-classique). AU DÉBUT ÉTAIT LE CIRCUIT Et pourtant, tout commence bien. La partie consacrée au « circuit » est remarquable : les différents acteurs (ménages, entreprises, banques et Etat) sont bien décrits, et le visiteur est invité à nommer les flux moné- taires qui les relient au moyen d’éti- quettes mobiles. On apprend ainsi où placer « prêts », « épargne », « impôts et cotisations sociales », « salaires », « achats de biens et services », « prestations sociales », etc. De même, le dessin animé de Expliquer l’économie ou exposer la « science économique » ? « KRACH BOOM MUE » NOTE DE TRAVAIL N°26 DÉCEMBRE 2013 www.idies.org trois minutes est impeccable : on suit les trois étapes (dépense – pro- duction – répartition) qui forment les éléments de base du circuit. A partir du simple achat d’une boîte de petits pois, on entre dans l’usine, puis sont abordés les salaires, la consommation, l’épargne, les impôts, et les dépenses, publiques ou pri- vées, de chaque acteur. Il était possible de poursuivre à partir de là. D’abord sur le plan historique : d’où vient notre ri- chesse actuelle ? On verrait alors le développement du commerce, PAR GILLES RAVEAUD* * Maître de conférences en économie à Paris 8.

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Du 26 mars 2013 au 5 janvier 2014, la cité des sciences et de l’industrie, à Paris, accueille une exposition qui se veut pédagogique sur l’économie. Intitulée « Krach boom mue », elle fait malheureusement une part trop belle aux théories économiques néo-classiques, au détriment du fonctionnement de l’économie réelle. Visite critique guidée. Par Gilles Raveaud, maître de conférences en économie à Paris 8.

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CHANTiERSde l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale

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1

Du 26 mars 2013 au 5 janvier 2014, la cité des sciences et de l’industrie, à Paris, accueille une exposition qui se veut pédagogique sur l’économie. Intitulée « Krach boom mue », elle fait malheureusement une part trop belle aux théories économiques néo-classiques, au détriment du fonctionnement de l’économie réelle. Visite critique guidée.

D ès l’entrée, quelque chose nous a chiffonné. Non pas cette conca-ténation de billets pour

la valeur d’un milliard d’euros, rigo-lote façon d’introduire à la dimension conventionnelle de la monnaie. Mais plutôt ce mot : « economics » (l’ex-position est en français, anglais, espagnol). Ainsi donc, l’exposition allait-elle porter sur « la science économique », signification d’eco-nomics, et non pas sur l’économie réelle (economy) ?

Certes non. Mais entre exposer le fonctionnement de l’économie et introduire aux concepts de base de la théorie économique, le cœur des

concepteurs de l’exposition penche plutôt vers le second (version théo-rie néo-classique).

AU DÉBUT ÉTAIT LE CIRCUITEt pourtant, tout commence bien.

La partie consacrée au « circuit » est remarquable : les différents acteurs (ménages, entreprises, banques et Etat) sont bien décrits, et le visiteur est invité à nommer les flux moné-taires qui les relient au moyen d’éti-quettes mobiles. On apprend ainsi où placer « prêts », « épargne », « impôts et cotisations sociales », « salaires », « achats de biens et services », « prestations sociales », etc. De même, le dessin animé de

Expliquer l’économie ou exposer la « science économique » ?

« KRACH BOOM MUE »

NOTE DE TRAVAIL N°26

DÉCEMBRE 2013

www.idies.org

trois minutes est impeccable : on suit les trois étapes (dépense – pro-duction – répartition) qui forment les éléments de base du circuit. A partir du simple achat d’une boîte de petits pois, on entre dans l’usine, puis sont abordés les salaires, la consommation, l’épargne, les impôts, et les dépenses, publiques ou pri-vées, de chaque acteur.

Il était possible de poursuivre à partir de là. D’abord sur le plan historique : d’où vient notre ri-chesse actuelle ? On verrait alors le développement du commerce,

PAR GILLES RAVEAUD*

* Maître de conférences en économie à Paris 8.

L’exposition « Krach boom mue »

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“SUR LA QUESTION DU COMMERCE, L’EXPOSITION

EST FAIBLE : EN VOULANT FAIRE DRÔLE, ELLE A FAIT

BÊTE ET MÉCHANT.”

le rôle des guerres, la contribution de l’esclavage et de la colonisation à la richesse nationale, la rupture de la révolution industrielle, les spécificités des Trente glorieuses, etc. Puis on détaillerait le contenu de notre r ichesse : en quoi consiste-t-elle ? Seraient abordées la géographie (localisation des différents activités), la répartition de la richesse en grandes masses

(salaires, profits, loyers, rentes…), ou encore la répartition de la population active (par secteur, catégorie socio-professionnelle, âge…). Enfin, sommes-nous plus, ou moins riches que les autres ? La France serait placée dans le monde, afin de mettre notre ri-chesse en perspective (inégalités de revenus, mais aussi d’espérance de vie, d’alphabétisation, comme le propose l’exposition dans son dernier élément).

Mais au lieu de procéder ainsi, l’exposition prend un tournant fon-damental, en se focalisant sur les « outils » de la science économique.

UNE HISTOIRE DE LA PENSÉE SI « MODERNE »La section consacrée à l’histoire

de la pensée est curieuse. D’un côté, elle présente des auteurs bienvenus, comme l’école de la régulation. Mais,

de l’autre, une émission de radio fictive au cours de laquelle une éco-nomiste répond à des auditeurs met sur le même plan Keynes et Robert Lucas (prix « Nobel » d’économie en 1995), censé avoir « montré que de nombreux acteurs économiques savent parfaitement anticiper la hausse des impôts due à la relance budgétaire et mettent de l’argent de côté au lieu de consommer ».

En réalité, Lucas n’a fait que mettre en équations son rejet des politiques keynésiennes, et sa théorie n’a reçu aucun soutien empirique notable. Une autre « émission » affirme que la théorie de la « rationalité » est l’un des points de départ de la théo-rie de Smith…

Les six thèmes retenus (rationa-lité, confiance, monnaie, régulation, mondialisation, entreprise) ne sont d’ailleurs sans doute pas les meil-leurs, et l’on aurait pu leur en pré-

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férer d’autres (valeur, crises, mar-ché…). Surtout, plutôt que de présenter des réponses forcément simplistes sur ces thèmes, il aurait mieux valu présenter clairement quelques grands auteurs (Smith, Marx, Keynes, Schumpeter, Friedman et Hayek).

LE LIBRE-ÉCHANGE OU LA MORT ?C’est sur la question du commerce

que l’exposition est la plus faible : en voulant faire drôle, elle a fait bête et méchant. L’idée était pour-tant amusante : montrer que, sans produits importés, nous serions « tout nus ». Mais est-ce à dire que les conditions de fabrication de ces produits nous sont indiffé-

“PRÉSENTER LE LIBRE-ÉCHANGE COMME UN PHÉNOMÈNE INÉLUCTABLE EST LE MEILLEUR MOYEN DE NOURRIR LE REJET.”

rentes ? Qu’ils doivent nécessaire-ment entrer sur le territoire natio-nal sans acquitter de taxes ? Que la disparition de leur production ici est sans conséquences ? L’expo-sition ne le prétend pas, puisqu’elle ne répond pas à ces questions. Mais, par les images (choc) retenues, elle entretient l’idée d’une nécessité absolue du libre-échange, quand la mondialisation est au centre de vifs débats (voir les travaux de Ha-Joon Chang, Paul Krugman, et Dani Rodrik).

Or, en économie comme ailleurs, présenter un phénomène comme inéluctable – ici le libre-échange – est le meilleur moyen de nourrir incompréhensions et rejets, comme l’ont appris à leurs dépens les défen-

seurs inconditionnels de la mon-dialisation libérale.

LES ÉCONOMISTES SONT-ILS MÉTHODIQUES ?La section consacrée à la métho-

dologie des économistes propose d’estimer le nombre de bonbons présents dans une boîte transparente. Le visiteur rentre son esti-mation, qui est ensuite affichée au sein de l’en-semble des réponses ap-portées par les visiteurs. On apprend alors que toutes ces évaluations ont une forme bien particulière, celle de la célèbre « courbe en cloche ». Elles ne sont pas distribuées au hasard et, mieux encore, les esti-mations les plus nom-breuses sont autour de la vraie valeur (100, ne le dites pas). Un exercice bien mené, et très instructif sur les régularités sociales.

L’exercice suivant est plus délicat. Il s’agit d’introduire la notion de corrélation, en utilisant pour chacun des 184 pays, quatre statistiques : le pourcentage de la population disposant d’un téléphone portable ; le revenu moyen par habitant ; le taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans ; et la densité moyenne de la population (nombre d’habitants au kilomètre carré). Le visiteur choisit alors deux variables, qu’il va mettre en relation.

J’ai pour ma part choisi le nombre de téléphones portables et le reve-nu par habitant (dans cet ordre). L’écran affiche le nuage de points ainsi obtenu. Dans ce cas, le logiciel ne propose que trois réponses. Réponse A : il n’y a pas de lien entre le nombre de téléphones portables et le niveau de vie. Réponse B : l’augmentation du nombre de télé-phones portables fait augmenter le niveau de vie (!). Réponse C : le

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L’exposition « Krach boom mue »

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nombre de téléphones portables et le niveau de vie sont bien liés, mais aucun n’influe sur l’autre. Le pro-blème est qu’il manque la bonne réponse : l’augmentation du niveau de vie augmente le nombre de télé-phones portables.

Les concepteurs ont oublié que l’indicateur 2 pouvait influencer l’indicateur 1, ce qui est très gênant, puisque ce cas est précisément au cœur de la controverse récente autour des travaux de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, ces deux écono-mistes de Harvard qui avaient estimé que, lorsqu’elle dépassait un seuil estimé à 90 % du produit intérieur brut (PIB), la dette d’un Etat plongeait le pays dans la récession. Or il se pourrait tout à fait que la causalité soit en réalité inverse, les pays en récession voyant leur dette publique augmenter.

Et il y a pire : il se peut que deux indicateurs soient corrélés (les points sont alignés le long d’une droite), mais que cela ne soit qu’une coïnci-dence. L’exemple classique est celui de la consommation de bière et des achats de parasols. Les deux augmen-tent simultanément, mais ce n’est ni parce qu’il faut être sous un parasol pour pouvoir boire sa bière, ni parce que les personnes sous un parasol boivent toutes de la bière. C’est sim-plement parce que ces deux achats s’accroissent lorsqu’il fait chaud, un troisième indicateur absent lorsque l’on ne s’intéresse qu’au houblon et aux ombrelles (c’est ce que l’on appelle le « biais de la variable omise »).

DES ENFANTS RATIONNELS ?L’exposition nous propose ensuite

une succession de panneaux présen-tant le dilemme auquel est soumis un enfant : « manger un bonbon tout de suite, ou en attendre deux ? » Il s’agit alors d’introduire, sans les nom-mer, les notions de « préférence pour le présent » (un bonbon maintenant !) et de « préférence pour le futur » (soyons patient, j’en aurai deux de-

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main). Si ces concepts sont utiles pour analyser le comportement de crédit des ménages, il est choquant de les mettre dans la bouche d’un enfant comme s’ils étaient naturels, quand ils relèvent plutôt d’un long proces-sus de socialisation qui loue l’absti-nence et l’épargne et maudit la consommation immédiate.

Surtout, c’est pour le moins man-quer de tact quand des milliers d’enfants en France ne mangent pas à leur faim. Pour eux, le choix c’est « un bonbon demain peut-être », et c’est tout. Penser qu’il suffit d’at-tendre pour avoir plus, ou que tout le monde peut se permettre de dif-férer sa consommation c’est, invo-lontairement, se placer du côté de ceux qui ont le ventre plein.

DES JEUX SI TRISTES…La partie suivante de l’exposition

est celle dont il fallait absolument

se passer : la théorie des jeux. Le visiteur studieux aura en effet, à ce point, déjà étudié le circuit et l’his-toire de la pensée. Il serait grand temps de passer aux choses sé-rieuses : chômage, mondialisation, environnement, crises…

Au lieu de cela, on est censé « jouer » en famille ou entre amis à des petits exercices dont la morale est d’ailleurs bien triste, comme dans le cas où le jeu nous « apprend » que, au restaurant, lorsque la note est partagée, chacun consomme plus que lorsque chacun paie sa part puisque, dans le premier cas, chaque convive espère faire reporter le coût de ses consommations sur les autres… Un enseignement en géné-ral connu et qui ne fait que nous ramener à nos comportements banals d’êtres égoïstes. Ne faudrait-il pas plutôt se pencher sur les manières d’agir des personnes qui

façonnent le monde économique, comme les traders ou les chefs d’entreprises ?

L’OFFRE ET LA DEMANDEVient ensuite le meilleur moment

pour l’économiste (même hétéro-doxe), celui où il peut, après en avoir tant parlé, équilibrer l’offre et la demande ! Le mécanisme est bien expliqué, et il est effet fondamental, même s’il ne se rencontre pour ainsi dire jamais sous sa forme pure dans la réalité.

Le visiteur motivé peut même se frotter aux délices de l’élasti-cité, pour s’apercevoir que les quantités de pain achetées sont peu sensibles au prix de la b a g u e t t e , t a n d i s qu’une baisse des prix des billets d’avion pro-voque une forte aug-mentation d’achats. Et il y a même ces biens curieux (dits Veblen) que nous achetons parce qu’ils sont chers, comme les parfums.

VIVE LA CONCURRENCE ?Le film de trois minutes consacré

à la concurrence est plus criti-quable. Il a certes le mérite de préciser que la concurrence parfaite correspond à une situation où de nombreux producteurs sont en concurrence pour vendre des pro-duits identiques à des consomma-teurs parfaitement informés. Mais il insiste sur la capacité du libre marché à nous fournir des produits « de bonne qualité et pas chers », en évitant les abus des monopoles et en favorisant l’innovation.

Deux cas seulement d’inefficacité de la concurrence sont mentionnés. Tout d’abord les rendements d’échelle, qui correspondent à la situation dans laquelle les entre-prises sont d’autant plus efficaces qu’elles sont grosses, ce qui est

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“IL SERAIT GRAND TEMPS DE PASSER AUX CHOSES SÉRIEUSES : CHÔMAGE, MONDIALISATION, ENVIRONNEMENT, CRISES…”

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et cynisme lorsqu’elle nous demande ce « que serait votre vie de tous les jours si les entreprises communi-quaient sur les caractéristiques que n’ont pas leur produits ». Ben, com-ment dire… elle serait la même qu’aujourd’hui, avec des produits amincissants qui ne font maigrir que le portefeuille, des voitures « propres » qui polluent, des forfaits de téléphone portable qui rendent heureux… Ah mais non. En France, nous explique un autre panneau, « les publicités mensongères sont interdites ». Ouf.

L’ÉCONOMIE-VILLENous entrons enfin dans le vif du

sujet après tous ces préalables. Ici, l’exposition a la bonne idée d’inclure des pans parfois oubliés de l’écono-mie, comme l’économie « domes-tique », l’économie « conviviale » ou encore l’économie « souterraine ». Il est ainsi rappelé au visiteur que nous travaillons deux fois plus à la maison qu’au bureau ou à l’usine, et que l’économie, c’est aussi des fraudes fiscales, de la contrefaçon et de la contrebande.

LA BOURSE, C’EST LA VIE ?La Bourse côté investisseur, c’est

ce qui nous est proposé, avec un autre jeu dans lequel il s’agit d’acheter ou de vendre les actions de deux sociétés en fonction des nouvelles, bonnes ou mauvaises, diffusés par haut-parleur. L’exercice est assez peu instructif : certes, on gagne de l’argent si on achète des actions de l’entreprise qui vient de recevoir de nouvelles commandes, et on en perd si elle connaît des problèmes techniques avec l’un de ses produits.

Mais ce que l’on aurait aimé apprendre, c’est pourquoi la Bourse est aussi instable, et quel est l’effet du capitalisme financiarisé sur le fonctionnement des entreprises et de l’économie plus générale-ment. Bref, voir la Bourse du côté

présenté comme (seule) justification à l’existence de services publics, comme par exemple les réseaux publics de distribution d’eau ou d’électricité. Ensuite la propriété intellectuelle, qui justifie les brevets, mesure par nature anti-concurren-tielle ayant pour effet de préserver la rente de l’innovateur, afin qu’ar-tistes et ingénieurs soient incités à inventer de nouveaux produits.

Mais on aurait souhaité que soit également mentionné le fait que la compétition sur le marché entraîne un déluge de publicité et donc de gaspillage. Par ailleurs, quid des be-soins non satisfaits par le libre marché ? Enfin, on remarquera que la pro-priété intellectuelle privée peut abou-tir à des scandales, comme lorsque les laboratoires pharmaceutiques refusent de céder leurs droits sur des médicaments nécessaires à des mil-lions d’habitants de pays pauvres.

L’exposition nous propose ensuite un moment oscillant entre naïveté

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du salarié, du citoyen ou de l’entre-preneur, et pas seulement de celui de l’investisseur.

LE « MARCHÉ » DU TRAVAIL, AÏE AÏE AÏELa question du chômage est sans

doute celle qui divise le plus les économistes. C’est à son propos que Keynes a proposé sa « révo-lution » en raison de l’incapacité de la théorie néo-classique à rendre compte du chômage de masse lors des années 1930. Bien avant lui, Marx avait expliqué que le chômage était un phénomène consubstantiel au capitalisme, et qui permettait aux capitalistes d’accroître la concurrence entre les salariés.

Il est dès lors désolant de voir l’exposition affirmer que « le marché du travail est le lieu où se rencontre l’offre de ceux qui souhaitent vendre des heures de travail et la demande des employeurs ». En effet, ce que recherchent les millions de chô-meurs, ce ne sont pas seulement des « heures de travail », mais un emploi, c’est-à-dire une relation encadrée par des règles et des sta-tuts qui leur ouvrent des droits et des protections, par exemple face aux licenciements abusifs ou aux heures de travail excessives.

Le film consacré au sujet postule lui aussi que « pour les économistes, le travail est un marché ». Et c’est un marché qui fonctionne à merveille, puisque la situation normale est le

plein-emploi (de qualité, c’est-à-dire à un bon niveau de salaire pour tous). En effet, le seul cas possible de chô-mage est celui causé par une inno-vation technologique qui précipite des salariés au chômage et qui n’ont comme seul choix que d’accepter de mauvais emplois : ils deviennent des travailleurs pauvres. Le gouvernement (et non pas les syndicats) réagit en créant un salaire minimum. Mais voilà, en renchérissant le coût du travail, le Smic incite les entreprises à délocaliser leur production ou à acheter des machines leur permettant d’embaucher moins de salariés. Au final, la pauvreté laborieuse a certes reculé, mais le chômage est durable-ment installé…

Si le raisonnement ainsi déroulé semble impeccable, il a néanmoins comme sérieux défaut d’exclure la solution évitant l’apparition du chômage, c’est-à-dire la réduction du temps de travail. Or elle a été mise en œuvre de façon mas-sive depuis le XIXème siècle, le temps passé au travail étant réduit à mesure que les progrès technologiques permet-taient de se passer de travail humain.

Dans le cadre de l’exercice ici pro-posé, trois solutions, rattachée cha-cune à un pays, sont évoquées. Aux Etats-Unis, le salaire minimum est très faible, et les travailleurs pauvres sont nombreux, ce qui « suppose d’accepter une société à deux vi-tesses où les pauvres accèdent difficilement à la santé ou à l’édu-cation ». Mais qui doit accepter cela, au juste ? En France, l’Etat réduit les cotisations sociales pour les entre-prises, ce qui permet de réduire le coût du travail sans baisser les sa-laires, mais ce qui laisse en suspens la question de savoir comment compenser les pertes causées à la sécurité sociale. Enfin, au Danemark,

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“LA QUESTION DU CHÔMAGE EST SANS DOUTE CELLE QUI DIVISE LE PLUS LES ÉCONOMISTES.”

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ment rappelé en conclusion que le travail « occupe une place sociale et humaine très forte », et qu’il ne sau-rait être considéré uniquement comme un marché. Mais c’est là le point de départ qu’il fallait adopter, pour répondre à la difficile question de savoir comment assurer à chacun un emploi de qualité, fondement de la dignité de chacun et du bon fonc-tionnement de la société.

CHÈRE CROISSANCELa dernière partie de l’exposition

aborde enfin le phénomène majeur des deux derniers siècles : la crois-sance du PIB, fort bien représentée par une courbe en trois dimensions illustrant la fantastique augmentation de richesses produites depuis la révo-lution industrielle. Les différentes manières, intensive et extensive de simuler la croissance, sont indiquées.

Le petit film consacré au sujet men-tionne les trois définitions du PIB (production, revenus et dépenses). Les limites habituelles du PIB sont présentées, comme le fait que fabri-

la hausse du coût du travail et les destructions concomitantes d’em-plois sont acceptées, mais l’Etat investit massivement dans la for-mation des travailleurs afin de leur

permettre d’occuper des emplois plus qualifiés.

Quel modèle choisir, nous demande le film ? Le Danemark étant le cham-pion du monde du bon-heur déclaré et de la pro-tection sociale, on est tenté de voter pour lui. Mais, à ce moment, l’éco-nomiste néo-classique qui nous a imposé sa vision très particulière du « mar-

ché du travail » se rappelle soudai-nement que ces « solutions diffé-rentes résultent d’histoires nationales, de modèles économiques et de choix politiques différents ». Avec la naïveté habituelle des manuels standards tels qu’on les trouve notam-ment aux Etats-Unis, après avoir dépecé le travail de toute valeur humaine et sociale, il est soudaine-

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quer des cigarettes contribue autant à la croissance du PIB que construire un hôpital. On regrette quand même que ne soit pas dit clairement que la croissance matérielle infinie est sim-plement impossible, que nous détrui-sons la planète à un rythme effréné, bref que notre modèle économique centré sur la croissance du PIB est intenable.

Enfin, une animation propose une analyse en longue période de la croissance en France, depuis « la longue stagnation » (1873-1896) jusqu’à la « grande récession » enta-mée en 2008.

L’ÉCONOMIE DE CRISES EN CRISESLa dernière partie de l’exposition

est consacrée à la crise, avec une rétros-pective de « la grande histoire des crises » depuis 1819. Mais comment analyser les crises ? Il semble que la répartition des revenus joue un rôle central dans les crises économiques, qui surviennent souvent lorsque le partage des richesses est déséquilibré en faveur d’une minorité.

La question du partage des ri-chesses, du qui reçoit quoi, est d’ailleurs l’une des grandes questions de l’économie. Mais elle est pour ainsi dire absente de l’exposition, qui ne la traite que sous l’angle de la part de la richesse mondiale reçue par chaque région du globe au cours du temps. A l’inverse, la logique est ici mécanique, avec une présentation de « l’effet domino » qui montre comment une défaillance en en-traîne une autre. Un mécanisme certes intéressant, mais qui s’inté-resse plus au déroulement de la crise qu’à ses causes.

Le film consacré à la crise touche les limites des petits films pédagogiques. Plutôt que de recourir à un exemple fictif, il aurait mieux valu relater le déroulement de la crise, quitte à dépasser le format restrictif de trois minutes. L’histoire qui nous est contée est en effet celle d’un micro-Etat bas-culant dans la crise du fait de l’arrivée

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RICHESSES EST ABSENTE DE

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au pouvoir d’un dictateur qui crée une telle méfiance que les investisseurs étrangers se retirent du pays, déclen-chant ainsi une crise bancaire qui dégénère en récession et en chômage.

Le message subliminal est ainsi celui du caractère néfaste d’un pou-voir politique imaginaire, quand il aurait fallu s’intéresser au pouvoir bien réel de la finance, et faire le lien entre les différentes crises à l’origine de nos difficultés actuelles, comme les crises environnementale et sociale. Au final, il n’est pas possible de com-prendre la crise actuelle avec les éléments apportés ici, alors que de nombreuses synthèses didactiques ont été produites sur le sujet par différents auteurs économistes, jour-nalistes, etc.

UNE NOTE D’ESPOIRL’exposition se termine cependant

avec ce que l’on aurait aimé être son

fil conducteur, c’est-à-dire la ques-tion du développement humain. Une mappemonde interactive per-met au visiteur de voir comment les pays se classent selon les indicateurs qu’il aura retenus. Et le choix est large : PIB/habitant, inégalités hommes/femmes, durée de la sco-larité, mortalité infantile, production de CO

2 par habitant…

Une manière de voir que les pays les plus riches ne sont pas forcément ceux où l’on vit le mieux ou le plus longtemps, en plus d’être, bien entendus, les plus polluants.

ECONOMIE OU ECONOMICS ?Les points de départ (le circuit)

et d’arrivée (le bien-être) de l’expo-sition donnent un raccourci saisis-sant de ce qu’il aurait été possible de faire  : présenter l’économie comme un lieu de circulation de la

richesse contribuant, ou non, au développement des hommes et de la société. Avec cette perspective, il était possible de parler du marché, de la Bourse, des inégalités, de l’environnement, du chômage…

Au contraire, tout comme les manuels d’économie « modernes » dont elle est directement inspirée, l’exposition est centrée sur les choix individuels et les mécanismes du marché, nous présentant une vision enchantée de la Bourse et du mar-ché du travail.

On aurait souhaité qu’elle tienne le fil de l’économie réelle, en répon-dant aux grandes questions qui parcourent la discipline, celles de la production et de la distribution de richesses, et du bien-être des individus. u

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« Les Chantiers de l’Idies » est une publication éditée par l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale (Idies), une association à but non lucratif (loi 1901), domiciliée au 28, rue du Sentier, 75002 Paris.

Pour nous contacter : [email protected] Pour en savoir plus : www.idies.org Directeur de la publication : Philippe Frémeaux. Réali-sation : Laurent Jeanneau. Secrétariat de rédaction : Martine Dortée. Edité avec le soutien technique d’Alternatives Economiques. Conception graphique : Christophe Durand (06 12 73 34 95).