vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour
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Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Le « thème perceptif en linguistique »
Vers une sémantique linguistique et
phénoménologique du mot amour
Colloque du Programme Perception Sémiotique et Socialité du sens, « Le « thème perceptif »
en linguistique », Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 11 – 13 mars 2010, à paraître
Editions du CNRS.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Table des matières
Introduction ................................................................................................................................. 3
1.De l’amor courtois à l’origine du motif du mot amour .............................................................. 4
2.Le « thème perceptif » dans la phénoménologie de l’amour ...................................................... 5
2.1.Champs sémantiques et thématiques de la perception ......................................................... 6
2.2.Le mot amour implique une dimension événementielle et « requalifiante » ......................... 6
2.3. « Un parfum d’amour » ..................................................................................................... 8
2.4.Champ thématique de la manducation – assimilation – transformation de l’amour .............. 9
2.5.Motif du « goût » ............................................................................................................... 9
3.« Apparaître » et « co-apparition » .......................................................................................... 10
3.1.De l’ontologie : « Être en amour » .................................................................................... 10
3.2. Les thématiques de « manque d’être » ou « absence d’être » ............................................ 12
3.2.1. « Le manque d’être » ................................................................................................ 13
3.2.2.Le processus d’identification du sujet ........................................................................ 14
4. Le motif de « force » au sein d’une dynamique de mouvement ............................................... 15
Conclusion................................................................................................................................. 17
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Introduction
Imaginons une peinture dont le motif serait une impression mouvante, insaisissable, de l’instant
jaillissant du monde qui nous apparaît, nous traverse et que nous traversons en retour. C’est un
bien étrange et complexe mélange qui apparaît sur la toile, dans le figement impermanent du
mouvement du pinceau. Il suffit d’un pas de côté pour que le paysage se modifie et que nous
respirions à l’instant primordial, à la fois chair et essence. Ce motif, c’est la montagne de Cézanne,
le « quelque chose » ou thème perceptif, fuyant, vif, qualifié et coloré dans et par la chair du
peintre. Tout le travail de celui-ci est de tenter de donner forme par touches colorées à ses
impressions fugitives et « sensations colorantes ». L’objet est « comme éclairé sourdement de
l’intérieur, explique Merleau-Ponty, la lumière émane de lui, et il en résulte une impression de
solidité et de matérialité. »1. La lumière intérieure rendue par le contraste des couleurs2 devient
plus importante que l’objet représenté, ou plus précisément pour Cézanne « interprété », car elle
porte le « Tout indivisible »3.
Notre propos, ici, porte sur le lien entre le thème perceptif, ce motif fuyant que nous ressentons et
percevons intuitivement dans ses manifestations et profilages, et l’activité du langage au travers
d’une sémantique linguistique et phénoménologique de l’amour. Il s’agit de voir comment le mot
amour concentre une dynamique sémantique et praxéologique dont l’ancrage est explicitement
phénoménologique c’est-à-dire dans l’ « apparaître ontologique ». La phénoménologie de
l’amour ouvre un champ descriptif des actes de la conscience pour tenter de rendre compte de la
multiplicité entrelacée et subtile d’impressions, de sentiments, de perceptions fugaces et
insaisissables que nous vivons dans une sorte d’intuition et de pensée connues mais néanmoins
floues.
Le mot mobilise un ensemble de thèmes qui s’enchevêtrent, accessibles directement, et/ou, qui
nourrissent en amont son motif4, potentiel de sens, et « perspective interne au mot qui prend en
compte sa vocation tant figurale que générique »5, enrichi de notre propre vécu affectif et culturel
du mot, de notre sensibilité particulière et des représentations mentales sociales cristallisées , des
expériences à venir et donc d’un matériau psychique stocké en mémoire voire sous de simples
empreintes mnésiques. De même, les mots du champ sémantique de l’affect de l’amour : émotion,
sentiment, désir, passion, amour, etc., s’inscrivent dans un registre de spatialisation psychique de
la vie humaine et renvoient à l’aisthésis, c’est-à-dire à l’expérience d’impressions sensibles, d’un
monde qui apparaît d’emblée coloré, tonalisé, olfactif, sonore, etc. Le champ sémantique et
thématique du mot amour est celui de l’intension expérientielle, dans le sens d’une force pourvue
de propriétés axiologiques. A la fois porteurs de la notion de « mouvement », de « tension vers »,
les mots de ce champ sémantique véhiculent également celle de « motion » qui vise à rendre
quelque chose ou quelqu’un présent sur le mode qualitatif et vecteur de transformations. Le mot
amour, irréductible à une approche catégorielle ou à une formulation ontologisante, s’offre
d’emblée comme un lexème « épais ». Il renvoie à l’expérience même, celle que peut avoir un
1 MERLEAU-PONTY M., 2006, p.12.
2 Propos de Cézanne rapporté par Emile Bernard dans « Opinion de Cézanne », L’Occident, 1904, p.36.
3MERLEAU-PONTY M., ibid., p.17.
4 Nous nous référons à la notion de « motif » développée par CADIOT P. et VISETTI Y.-M., 2001.
5 CADIOT P., 2002, p.8.
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sujet, à ses émois, à un lui-même s’éprouvant et éprouvant les autres au travers d’une tension
vécue intérieurement et tournée vers un extérieur qu’il dépasse dans une boucle réflexive.
Notre objectif est de tenter de dégager une dynamique globale de reconstruction du sens, propre
au mot amour, et notre travail présente quatre points. Le premier s’appuie sur une brève étude
morpho-lexicale et ainsi, de l’histoire particulièrement riche du mot, nous retenons dans une
première partie le motif de la forme « amor » qui a un impact en termes d’apports thématiques et
‘gestaltistes’6 dans le champ de l’affect amoureux. Dans une seconde partie, nous verrons en quoi
le « thème perceptif » participe du processus d’élaboration de la signification et de la sémiose
dans le cadre de la phénoménologie de l’amour et, d’une analyse des champs thématiques et
métaphoriques de la perception et de l’incorporation / assimilation de l’objet d’amour par le sujet.
Le « thème perceptif » nous conduit, ensuite, à nous pencher sur les phénomènes et thématiques
de « l’apparition » (de l’objet) et de la « co-apparition » (du sujet) dans une troisième partie, et sur
une ‘esquisse’ de l’amour dans une analyse sémantico-syntaxique de « être en amour ». Nous
abordons également les thématiques du « manque d’être » ou « absence d’être » que l’on retrouve
notamment dans une sémantique textuelle de R.Gary sous la forme du « creux », ainsi que dans
les courants psychanalytiques sous la forme du « signifiant primordial ». Une quatrième et
dernière partie nous amène au schéma vectoriel du mot amour ainsi qu’à l’émergence du motif de
force comme motif central dans la dynamique sémantique du mot amour.
1.De l’amor courtois à l’origine du motif du mot amour
Dans cette étude qui vise à dégager la dynamique globale de reconstruction du sens, l’analyse
morpho-lexicale de l’étymologie de « amor » est un premier point à traiter. La forme « amor »
apparaît comme la forme originelle de la forme « amour ».
La forme « amor » s’enracine notamment dans une thématique littéraire, la fin’amor7. Rappelons
que cette dernière désigne un sentiment très épuré, « fin » et « pur » éprouvé par un chevalier pour
une dame, mariée et d’un rang supérieur au sien. Ce sentiment est sublimé en raison de
l’impossibilité à vivre le désir qu’il ressent pour elle, et mis en scène dans des exploits réalisés en
vue de prouver son amour à la dame et de types initiatiques le conduisant à se dépasser.8 Selon les
règles de ce code de la fin’amor, l’amour doit conduire au dépassement de soi. En ce sens, la
fin’amor n’est pas un état, mais une action. L’amour courtois est par essence un amour impossible,
pour une dame d’un rang supérieur et sublimée, dont le « senhal » (« blason », « bannière »)
désigne le nom fictif sous lequel elle est chantée.
L’étymologie et l’histoire des origines latines et occitanes de l’amor courtois révèlent que le mot
amor participe d’une nouvelle expression des tendances profondes qui animent l’homme dans sa
relation à autrui et, en ce sens participe également de la création et de la révélation de nouvelles
réalités phénoménales, dans une période, le XIIe siècle marquée par le renouveau mais dans un
climat où une pensée théologique religieuse prédomine.
6 ‘Figures’, ‘formes’.
7 Codifiée par A.Le Chapelain, De amore libris tres, vers 1186.
8MARTY-DUFAUT J., 2002, p.13.
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Le mot amor a un impact en termes de motifs, de thèmes et d’ouvertures dans le champ de l’affect
amoureux et apparaît même comme un pur signifiant (le Senhal) qui symbolise à la fois l’objet
perdu, l’absence, ainsi que la sublimation du sentiment dans un mouvement auto-créatif. On
remarque cette symbolisation de l’objet perdu, etc., dans des thématiques comme les thématiques
de l’amor courtois, de l’amour de la morte, de l’Absente, et d’autres thématiques chevaleresques,
reprises dans les chants des troubadours9 et dans des métaphores guerrières (conquérir un cœur, se
battre par amour…). En ce sens, le motif de l’amor courtois semble être un principe de
mouvement réflexif véhiculant un potentiel de valeurs (« humilité », « patience », « altérité »,
« sincérité », « fidélité ») codifié dans le code courtois et relativement à un objet qu’il vise et
dépasse en un événement qualifié.
2.Le « thème perceptif » dans la phénoménologie de l’amour
Nous posons le « thème perceptif » en tant que phénomène primordial de significations, et
envisagé dans un ensemble de processus, de relations, de mouvements, pris dans un flux et sur
fond d’un champ (thématique et sémantique) qui vise à manifester l’apparaître de la « chose »
dans le cadre de la perception phénoménologique. Le « thème perceptif » est appréhendé comme
une « germination », un « motif »10 dans une dynamique effective de reconstruction du sens. A ce
sujet, nous utilisons les concepts développés par la Théorie des Formes Sémantiques (TFS)11,
« motif », « profil » et « thème » ou « thématique». Après avoir défini le « motif » en introduction,
nous rappelons que par « profil » ou « profilage », nous entendons « tous les processus, répartition
entre fonds, formes et horizons…, qui contribuent à la stabilisation et à l’individuation des
lexies »12, ces dernières étant considérées comme de « purs possibles » ; en outre « il faut entendre
les opérations grammaticales qui contribuent à ces stabilisations et construisent du même coup un
ensemble de vues sur la thématique » 13 . Sous les noms « thème » ou « thématique » sont
regroupés « les résultats des parcours interprétatifs »14, ainsi que le parcours lui-même et ses
opérations.
Notons encore que ces concepts ne répondent pas à un ordre particulier dans l’étude sémantique
mais font partie d’une dynamique de « reconstruction du sens »15.
9 DUPUIS F., 2011, p.43.
10 « Le Motif est à comprendre comme une Forme, non pas selon une approche ‘objectiviste’ ou ‘chosiste’ mais
comme dynamique de constitution d’un rapport à…, d’un accès vers… un mode d’appréhension, de donation, de
construction », CADIOT P. et VISETTI Y.-M., 2001, p.114. 11
CADIOT P. et VISETTI Y.-M., 2001. 12 Ibid., p.127. 13 Ibid. 14 Ibid., p.139. 15 Ibid., p.114.
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2.1.Champs sémantiques et thématiques de la perception
La sémantique phénoménologique de l’amour s’inscrit dans les champs thématiques et
métaphoriques de la perception et par extension au champ du « mouvement extatique » : ivresse,
enivrement, volupté, transe, jouissance... Ce sont des champs qui sont alimentés par l’expérience
synesthésique amoureuse, un amour lumineux (vue), un amour délicieux (goût), un amour brûlant
(toucher), un amour parfumé (olfactif)…La phénoménalité de l’amour qui se qualifie au travers
de l’expérience sensorielle et synesthésique est d’emblée transcendantale et renvoie à autre chose.
Il y a toujours dépassement : l’amour lumineux ouvre le champ de la vision, il resplendit en un
sens, fait resplendir le sujet et déborde sa lumière sur l’extérieur. Littéralement, l’expérience
éclaire le Monde, qui paraît plus beau. Les sens sont exacerbés par la métaphore amoureuse.
Les potentialités sémantiques du mot amour se dessinent dans la langue sous la forme d’esquisses,
de profilages ou de modalités singulières qui sont des figures de constitution apparaissant dans des
champs perceptifs. Il s’agit toujours de « modalités d’accès à … » une partie de l’expérience qui
vaut pour le tout, et qui sont motions visant à rendre présent l’objet dans un processus de
dépassements et transformations. On retrouve ces ancrages synesthésiques et pré-sémiotiques
dans les expériences de la chair16 et figés dans les expressions suivantes selon une symbolique
corporelle :
- La tête / la raison / la croyance : s’entêter, s’enticher de, un amour de tête
- L’œil / le regard / la vue : amour aveugle, aveuglement, boire / manger quelqu’un des
yeux
- Le cœur / la vie / le centre : conquérir un cœur, cœur meurtri, donner son cœur à…,
mon petit cœur…
- Le nez / la direction / l’odeur : mener quelqu’un par le bout du nez
- La main / l’action / le toucher : avoir la main sur le cœur, demander la main
2.2.Le mot amour implique une dimension événementielle et
« requalifiante »
Le schéma dynamique et tensionnel du champ sémantique de l’amour n’existe que dans une
optique d’actualisation de qualités nouvelles à partir d’une configuration de forces préexistantes.
Les forces naissent de la rencontre entre l’intérieur et l’extérieur. Entre la mémoire, l’imaginaire
au sens large et le monde.
L’actualisation de ce que nous appelons le « virtuel »17 peut se produire car un réseau
d’identifications significatives ou thématiques (claires ou non au niveau de la conscience) est
disponible. Le possible ou virtuel est toujours et déjà là sans être accessible dans sa globalité, il se
16
Selon la notion développée par M.Merleau-Ponty : « Il faudrait pour désigner le vieux terme d’ «élément », au
sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose en
général, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée de principe incarné qui importe un style d’être
partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un « élément » de l’être. » (1964, p.184). 17
Du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, « force », « puissance ».
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tient en quelque sorte dans les limbes de la conscience. Le virtuel doit même être défini comme
une stricte partie de l’objet réel, comme si l’objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y
plongeait comme dans une dimension objective18, avance Gilles Deleuze dans Différence et
répétition, en situant le concept de « virtualisation » dans le contexte de ceux de «différenciation »
et « répétition ». Le processus du virtuel est d’aboutir à l’actualisation car il « possède une pleine
réalité par lui-même »19 et s’actualiser « c’est se différencier pour lui ».20 Un complexe de forces
et de tendances qui se concentrent en lui participe de l’actualisation de l’événement ou de l’objet.
C’est ainsi le cas du mot amour qui, par le biais du motif qu’il véhicule, implique la
reconstruction d’un événement sous-jacent ou la mise en lumière de qualités sous l’impulsion de
la dynamique relationnelle entre le mot et son environnement contextuel. Ce mot, en tant qu’il est
pourvu d’une intensité indéterminée va se comporter comme une sorte de « quantifieur » ; il
requalifie en intensité les propriétés du mot qui lui sont associées. L’intensité de l’amour qui n’est
finalement qu’une certaine nuance devient au contact d’un autre mot, qui est pourvu de propriétés,
une grandeur.
Prenons l’exemple suivant :
Lucas est un amour !
Dans l’exemple précédent, nous pensons à ce garçon, toujours prêt à rendre service, souriant,
vraiment gentil, empli de qualités ; c’est un réel plaisir de l’associer au mot amour, parce qu’il est
plus adorable qu’adorable, c’est autre chose, ce garçon a des qualités qui excède sa personne, qui
ne sont peut-être perçues que de moi et relativement à mes valeurs, une synergie en quelque sorte
entre ce garçon et ma perception de lui dans la visée de ma conscience. Qu’il soit qualifié d’
« amour », échappe, sans doute, complètement à Lucas. Et la fonction attributive du nom amour
n’a d’intérêt que relativement à l’ouverture d’un champ sémantique et esthésique qui est celui de
l’attribut « amour » en tant que point de vue (re)qualifiant du nom (ou de la chose) désigné en
traits et valeurs positifs selon une perception globale « plaisante » de l’individu dont il est
question.
Le monde, dans l’aisthesis qui l’ouvre, se présente en couleurs, odeurs, parfums, sons, etc., qui
signent la façon dont nous l’habitons , le ressentons et le qualifions selon la sensibilité qui est la
nôtre. L’affect, le sentiment et le désir, tous sens unis, représentent une force qui s’extériorise
dans une forme et qui a le pouvoir de la transformer. On retrouve l’attribut « amour » dans
d’autres exemples et le mot ouvre alors à un nouvel univers de qualités. Ainsi, que serait un « petit
trou dans le menton », si ce n’est une fossette dans l’exemple suivant : Son rire lui creusait un
(amour de) petit trou dans le menton.21 Mais nous savons qu’il s’agit de bien plus qu’une fossette,
que celle-ci est apparition dans un champ de vision qui éveille au plaisir, et que le mot amour
dans cet exemple se comporte comme une synthèse synesthésique et mnésique.
18
DELEUZE G., 1968, p.69. 19
Ibid., p.273. 20
Ibid., p.272. 21
ZOLA E., Nana.
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2.3. « Un parfum d’amour »
Les sens, l’olfactif, le goût, la vue et le toucher dans la phénoménologie de l’amour sont
participants créatifs à des atmosphères et événements : parfum d’amour, fruit de l’amour, visions
d’amour ou voix de l’amour 22 … Notre propos est de montrer que toute phénoménologie
présuppose l’actualisation d’un événement à partir d’un champ ou encore de ce que nous pouvons
appeler « l’apparaître » du phénomène, ainsi que la « co-apparition » du sujet percevant qui
« touche » et est « touché ». Prenons l’exemple de « parfum d’amour » qui traduit une expérience
synesthésique de l’amour surgissant à partir d’un phénomène olfactif, une odeur persistante, du
moins suffisamment persistante pour être transformée en « parfum » puis dans une dynamique
axiologique d’identification (odeur – parfum) et de rétention dans un cadre intersubjectif
(présence d’un « autre » au moins en filigrane). Il y a expérience de l’odeur du « présent » avec
des impressions antérieures comme sans doute la convocation de la mémoire olfactive et affective
constituant ainsi une temporalité étendue. Le sujet perçoit le phénomène « odeur » mais est
également traversé, pénétré par cette odeur qui devient ‘événement’ dans l’expérience subjective.
Le champ sémantique de l’amour se développe autour de l’expérience perceptuelle et affective,
traversée de synesthèses ressenties par le sujet, qui perçoit un phénomène, ce dernier se
constituant alors en événement. L’événement dans le cadre de cette étude peut renvoyer à
différentes thématiques directement accessibles dans le contexte. Ainsi, l’exemple de la rencontre
amoureuse et la révélation dans la métonymie du « dos d’amour » de Madame de Mortsauf23 ; la
déception voire le rejet dans une phrase de Céline « l’amour c’est l’infini mis à la portée des
caniches » ; la déclaration amoureuse qui permet au sujet de se déclarer, de déclarer et par là de
faire apparaître une nouvelle réalité dans la forme énoncée, avec notamment l’expression « je
t’aime » comme « profération répétée du cri d’amour »24 qui se nourrit à une thématique poétique
à la manière des vers d’Eluard :
« (…) Je t’aime pour tout le temps
Où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large
Et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond
Pour les premières fleurs
Pour les animaux purs
Que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer (…) »25
22
A ce sujet tableau 3 p.101, DUPUIS F., ibid. 23 « Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler,
des épaules légèrement rosées comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. […] Après m’être assuré que personne ne me voyait,
je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules, en y roulant
ma tête. […] Je fus pétrifié par un regard animé d’une sainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux
cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. » BALZAC H. (de), 2004, p.34. 24
BARTHES R., 1977, p.175. 25
ELUARD P., Le Phénix, 1984, page 439.
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2.4.Champ thématique de la manducation – assimilation – transformation
de l’amour
L’expérience synesthésique qui se joue dans la métaphore de la « profondeur » phénoménale
apparaît notamment dans les champs de la manducation assimilation / transformation de l’amour.
Prenons ainsi les exemples issus des expressions du lexique : manger quelqu’un des yeux (par
amour, convoitise, désir…), dévorer des yeux, il est à croquer !...
Le champ de la manducation / assimilation se croise d’une thématique du goût, comme dans
l’exemple suivant de Maupassant dans lequel l’amour est comparé à de la matière, à un « rôti » :
Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles
[les dames] s’épanouissaient dans cette ouverture polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant
dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper
d’un autre.
Dans l’exemple précédent, l’amour est cuisiné métaphoriquement et il subit par le phénomène de
massification (tripotant de l’amour) sur le plan syntagmatique le processus métaphorisant qui marque une
certaine activité perceptive (le cuisinier, la préparation, le souper, la dégustation…). Cette préparation
culinaire de l’amour renvoie également à la métaphore de « l’appétit de l’œil »26
. Il s’agit d’un rapport
synesthésique au goût, où la vue devient aussi importante que l’odorat et que la sapidité dans la dégustation.
L’expérience de la « chair » est toujours à prendre dans la connexion entre le corporel, les
sensations et leurs effets sur l’homme, et l’éprouvé du corps, la corporéité, le fait d’être dans un
corps éprouvant, « pathique », et qui lie le sujet à d’autres axes d’expériences, des phénoménalités,
notamment métaphysiques. C’est le cas pour l’exemple de l’eucharistie et de la Cène qui semble
bien illustrer le phénomène de l’assimilation / transformation, voire de la transcendance dans
laquelle la transsubstantiation et la communion autour du vin, et du pain, marquent la célébration
de la relation à Dieu par le sacrifice du « sang de l’agneau »27 sur la croix.
2.5.Motif du « goût »
Le motif du mot goût apparaît être celui de l’ouverture (corps et bouche…), de l’assimilation
(« goût amer, acide, sucré… »), et de la transformation (« bon ou mauvais goût »). On parlera du
« goût des autres »28, du « goût de la lecture », de « Rome », d’un « certain goût pour la mort »,
etc. Le goût devient « attrait pour certaines choses concrètes ou abstraites, considérées comme
source de plaisir ou dignes d’intérêt, goût de la destruction, du malheur, de la mort »29 ou encore
« goût du néant » quand disparaît celui de l’amour chez Baudelaire.
Plus généralement, le « goût de l’amour » renvoie à l’expérience phénoménologique par sensation
physiologique et par implication de la sphère affective et ce, vers une ouverture de l’Être et de sa
prise sur le Monde. A ce sujet, citons les exemples de « la madeleine de Proust », et l’usage de la
26
LACAN J, Séminaire XI, 1973, p.105. 27
Jésus-Christ. 28
JAOUI A., « Le goût des autres », 1999. 29
TLFi, 2010.
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phénoménologie du goût en poésie amoureuse : le goût de ta bouche (Pablo Neruda, Les Vers du
Capitaine), l’amour est cerise (Jean Ferrat). Le goût permet de nous forger une image, une
représentation de l’objet senti et dans l’expérience amoureuse, le corps devient lieu du goût, de
l’ivresse et de l’exaltation des sens comme dans les vers précédents.
La thématique du goût dans son rapport au motif du mot amour permet de reconstruire un certain
type d’événement phénoménologique propre à l’expérience amoureuse et relatif à l’ouverture,
l’assimilation et la transformation. Cette reconstruction d’une « réalité » phénoménologique va
jusqu’à un « sous-motif » du « jugement de goût » et « jugement esthétique », lui-même en lien
avec un autre motif ou « sous-motif » de « valeur ».
Nous voyons à quel point le motif renvoie à des modalités d’organisations globale de champ30. Un
motif, lui-même entrelacé à d’autres motifs ou « sous-motifs » qui participent d’une dynamique
de constitution d’un rapport à…. Cette strate de motivation est en rapport avec les thématiques en
cours selon le profilage (exemple du « goût de l’amour ») ; des thématiques qui nourrissent le
champ sans être directement accessibles, toujours là, mais plus ou moins enfouies et dont on
retrouve les traces sur un plan textuel, métaphorique et figural.
Ainsi d’autres champs thématiques comme celui de la « santé / maladie » recoupent les
thématiques de « l’amour malheureux / malade » comme dans la métaphore de la maladie
d’amour et que nous retrouvons dans le lexique amoureux : tomber amoureux, le mal d’amour, un
amour bien portant, la fièvre d’amour ; ainsi que dans le parcours motivationnel de la jalousie
proustienne.
3.« Apparaître » et « co-apparition »
3.1.De l’ontologie : « Être en amour »
Le phénomène de l’affect amoureux se déploie dans une sémantique ontologique et intentionnelle
du mouvement. Par « mouvement », nous entendons le mouvement de l’affect amoureux, et par là
le mouvement existentiel31 du sujet. En tant que phénomène, l’affect amoureux marque une voie
d’accès vers l’être de la chose qu’il symbolise. Ainsi, la sémantique phénoménologique de l’affect
amoureux concerne l’Être en général et l’expérience de la chair en tant qu’ « Incarnation » pour
reprendre l’expression à Michel Henry32 : « L’incarnation consiste dans le fait d’avoir une chair –
davantage peut-être : d’être chair. »
La notion d’ « incarnation » renvoie à l’expérience transcendantale qu’un sujet peut avoir de lui-
même au travers de sa relation avec le monde extérieur et, dans et par le langage et le discours.
L’Être se révèle à lui-même par l’affectivité qui permet l’ouverture au monde comme dans « être
en amour », expression dans laquelle le phénomène de massification « en amour » suppose qu’il
n’y a pas bornage : c’est l’amour d’une façon générale, posé comme un état de conscience stable
30
CADIOT P, VISETTI Y.-M., 2001, p.113. 31
L’étymologie du terme « existence » : « hors de soi » 32
HENRY M., 2000, p.9.
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et donc supposant un sujet et, par ailleurs, l’actualisation du phénomène amoureux pris dans une
forme globale. « Être en amour », c’est être touché, il y a implication de la corporéité dans un
double mouvement et c’est avant tout « être dans l’amour », ce qui implique le foyer, le cadre
borné. Les séquences « dans » ou « dans le » fondent l’idée de l’intégration d’un milieu exogène
dont le sujet ferait des propriétés de ce milieu les siennes. Ce groupe prépositionnel s’interprète
comme la trace d’une transmission de propriétés.
« Être dans l’amour » implique le choc émotionnel : « tomber en » qui souligne le passage
brusque d’un état physique jugé normal à un état déficient. Le changement d’état est marqué par
la soudaineté : tomber en amour, tomber en syncope…
L’état d’amour qui est suggéré par tomber en est perçu comme l’actualisation à un moment donné
d’un choc émotionnel chez le sujet « en amour » et provoquée par un phénomène extérieur. Cet
état est envisagé de façon transitoire.
L’amour est vécu comme le lieu de l’événement qui conduit à une aisthesis, une ouverture dans le
dépassement et le retour à soi d’une requalification. Pour reprendre l’expression de Stanislas
Breton : « la complémentarité des deux modes d’être (« être-dans, « être-vers ») constitue ce que
j’appelle l’habiter »33.
Le « être dans » implique le « demeurer » et « l’habiter dans l’amour ». Mais en outre, « être en
amour » suppose un état de conscience fluctuant, rythmé d’états et donc inscrit dans le
changement. Ce changement est fait de la succession des états.34 Et l’état « pris en lui-même, est
un perpétuel devenir »35. La phénoménologie de l’amour se déploie dans le champ sémantique de
l’affect qui est une sémantique du mouvement inscrit dans un continuum « érotique », ce dernier
terme renvoyant à la notion de « tension vers ».
Mais notons que le mouvement inhérent au phénomène amoureux contient une aporie que les
dictionnaires mettent en exergue dans leur définition du mot, à titre d’exemple :
« Mouvement du cœur très puissant qui nous entraîne vers des êtres auxquels nous nous sentons
attachés par quelque lien et qui nous incitent à leur faire ou à leur vouloir du bien »36
L’idée de « mouvement » que retiennent nombre de dictionnaires et manuels de philosophie
présente l’illusion (la fameuse aporie) que l’amour est un mouvement et en ce sens unitaire. Pour
citer les propos de Bergson :
« Nous raisonnons sur le mouvement comme s’il était fait d’immobilités, et, quand nous le
regardons, c’est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une
position, puis une nouvelle position, et ainsi de suite indéfiniment. » 37
Or, il n’y a pas « amour » à proprement parler mais un complexe affectif donnant lieu à des états
variés et fluctuants. Ainsi, « d’une position à une position, il y a le passage par lequel se franchit
33
BRETON S., 1988, p.12-13. 34
Voir à ce sujet, BERGSON H., 2006, p.73. 35
Ibid., p.201. 36
Grand Larousse de la Langue Française, 1970. 37
BERGSON H., ibid., p.161.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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l’intervalle »38, et se résout l’aporie mythique si l’on ose dire. Souvenons-nous que le terme
« aporie » est issu de poros, « le chemin », le « passage », père d’Erôs selon le mythe platonicien.
Le « manque », la « privation » comme origine maternelle du dieu permettant la pulsion, la
tension vers le « passage » : le «poros » ; alors que l’interprétation lexicographique enferme le
mot amour dans l’aporie et en un sens, le locuteur dans l’idée que l’amour puisse être un état
stable, voire un « mouvement » fait d’une suite d’états stables. Or, la vie psychique est « variété
de qualités, continuité de progrès, unité de direction […] »39.
En outre, la subjectivité s’exprime au travers du langage, et plus particulièrement dans le discours,
et se constitue en lui. Je est à la fois un acte intentionnel de perception et d’énonciation par lequel
le sujet « déclare », « fait apparaître » une forme de réalité dans l’apparaître, dans ce qui « se fait
jour » d’une forme énoncée. Le mode de perception – énonciation donne naissance à des esthésies.
Le je est la personne du discours amoureux dans son rapport au tu, dans le glissement
imperceptible qui s’effectue de l’une à l’autre et dans la visée référentielle ; tu annonçant déjà je,
l’autre en soi et pour soi, ainsi que les thématiques propres à l’autre-soi.
Notons également le rôle important des verbes de perception40 comme ressentir, éprouver, sentir,
voir, toucher… qui appartiennent au paradigme syntaxique « amour ». Ces verbes actualisent un
état de chose qui peut être un sentiment comme l’amour mais aussi toute source extérieure
pouvant faire l’objet d’une perception, c’est-à-dire permettant l’apparition d’un champ
phénoménal : sentir : « la chaleur, le froid, une douleur, un plaisir, … » ; ressentir : « du bien-être,
un coup, la fatigue, le froid, un malaise, un chagrin, de la tristesse… »
Les verbes de perception évoquent le champ phénoménal d’un sujet qui est de l’ordre de
l’apparaître et de la co-apparition. Le sujet fait l’épreuve de sa subjectivité, tout en faisant celle du
monde avec lequel il est en relation. Il s’agit du mouvement d’une subjectivité dans son rapport au
monde et à la corporéité. Il s’actualise dans le contexte des verbes de perception une
« perceptibilité intrinsèque »41 au sujet qui conduit l’apparaître à « l’apparition effective »42 et à la
saisie à la fois de l’objet par ses contours et à l’accomplissement du sujet dans l’extériorisation
(co-apparition).
3.2. Les thématiques du « manque d’être » ou « absence d’être »
Notre étude nous amène aux thématiques du « manque d’être » ou « absence d’être » développées
notamment dans une sémantique textuelle littéraire (R.Gary) et psychanalytique (différents
courants freudiens et lacaniens) et que nous ancrons dans une approche phénoménologique.
L’ontologie de l’être va de paire avec celle du « manque d’être ». On retrouve les traces de cette
dernière dans le motif original de l’amour courtois, l’amor. Les noms d’affect , et en particulier le
mot amour sont porteur d’une visée ontologique, la notion érotique de « tension vers », qui traduit
38
Ibid., p. 161. 39
Ibid., p.185. 40
DUPUIS F., ibid., p.214. 41
BARBARAS R., 1999, p.129. 42
Ibid.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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le sujet dans le mouvement qui le porte vers l’extérieur, en vue d’actualiser un potentiel
dynamique de sens. La lecture axiologique et pragmatique de la phénoménologie de l’amour met
en évidence la présence d’un objet, visé et dépassé par un sujet dans un cadre de requalification
phénoménologique des propres qualités de ce dernier (le sujet). Ainsi, les qualités de l’objet
viennent à manifester celles du sujet dans un excès de l’objet. On retrouve là, en partie, le
phénomène de cristallisation dépeint par Stendhal mais dans une vision qui n’enlève rien au final
aux différentes thématiques dont se nourrit la phénoménologie de l’amour et qui constitue la
singularité de toute expérience humaine, inscrite dans son rapport à l’humanité ; car si « la
conscience se néantise sous forme de désir »43, c’est parce que le sujet est expression de son
« désir d’être »44 et de la chose absente qu’il vise et qui se manifeste dans la phénoménologie de
l’amour. Ainsi, la faille ontologique que l’on retrouve dans l’ontologie de l’être et du manque
d’être, est indispensable à l’idée de sujet.
3.2.1. « Le manque d’être »
La notion de « manque d’être » est présente dès l’apparition du terme latin, à l’origine du mot
« désir », desiderium, desiderare, et qui exprime le regret d’une chose connue et perdue : une
faille ou une « coupure »45. La notion de perte, voire d’un deuil sous-tend la dynamique de la
notion de désir comme « manque d’être », et par-là à vivre dans l’expérimentation de soi au
travers des affects de l’amour « la part à jamais perdue de lui-même »46 et qui l’éblouit dans
l’image de l’astre contemplé, symbolique de l’éblouissement amoureux47.
Le manque comme « absence de quelque chose ou quelqu’un qui serait nécessaire »48 est aussi
une attente de plein et de remplissage et, par là un projet dont le motif pourrait être le mouvement
qui vient de l’arrière pour aller vers l’avant comme le rappelle le grec hystereo, dont le latin
uterus est apparenté (« utérus », « ventre », « matrice ») qui est en quelque sorte l’organe creux
dans lequel se forme le produit de la conception, à la fois « derrière », tout en étant un devenir49.
On retrouve chez Romain Gary, Les racines du ciel, Gros-Câlin (E.Ajar), l’image du « creux » :
« creux de la main, creux du cou », « absence de creux de la main », et ce qui vient à combler le
« creux » pris comme un besoin affectif dans Gros-Câlin, et une sorte de quête d’absolu et de
liberté. Ce « creux » renvoie à « autre chose », une sorte de recherche de soi : « moi aussi, j’aurais
voulu être quelqu’un d’autre, j’aurais voulu être moi-même »50, « c’est une histoire où la place ne
manque pas, la place pour vous et pour moi, et pour les troupeaux d’éléphants, et même pour bien
d’autres choses [… ] »51.
43
SARTRE J.-P., 1990, p.625. 44
Ibid. 45
Pour reprendre l’expression à Lacan, XI, p.187. 46
LACAN J., 1973, p.187. 47
Desiderare était employé par les augures pour exprimer le regret de l’absence d’astre. 48
TLF, informatisé. 49
Nous remercions Philippe Rothstein pour la suggestion concernant la racine grecque hystereo. 50
GARY R. (AJAR E.), 1974, p.99. 51
Ibid., 1980, p.108.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Chez Gary, c’est la figure animale qui vient remplir le creux : figure animale non pas domestique
mais « sauvage », tel le python(Gros-Câlin), l’éléphant (Les racines du ciel), l’hirondelle ou le
phoque (La promesse de l’aube). On peut rapprocher la figure de l’éléphant de celle du signifiant
primordial, quête d’une « autre chose », d’une « liberté à défendre et protéger », comme celle du
hanneton « sur le dos »52.
L’absence pris dans un sens « absolu », sans objet défini, est au cœur de la thématique de
l’incorporation de l’objet d’amour, associé au manque qu’il fait naître et à sa suite au désir et à la
dynamique affective qui en résulte. Ainsi, pour Lacan, ce que le sujet « cherche à voir […] c’est
l’objet en tant qu’absence »53 . Une absence pleine, déterminée par un certain mode de rapport au
monde, qui est toujours et déjà là. Ce rapport à l’absence, au monde, c’est ce que Merleau-Ponty
désigne par « chair », c’est-à-dire le rapport ontologique du corps au monde, ce qui est antérieur à
la distinction entre objet sensible et objet sentant, entre ce que le philosophe appelle le « visible »
et le « voyant » :
Elle [la chair] est l’enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant,
qui est attesté notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les choses
[…].54
Le sujet n’existe que marqué par le manque et l’absence qui le constituent. Cette absence d’objet,
constitutive du sujet, est déterminante dans l’apparition des affects de « plaisir », de « déplaisir »
et de « deuil », et comme l’indique André Green dans la représentation de la satisfaction de
l’objet.55 L’absence sans objet n’est pas à proprement parler un sentiment d’absence, si ce n’est
dans une vision poétique et ontologique du monde et de soi mais elle marque l’originel, c’est-à-
dire le rapport du sujet à l’objet d’amour et à lui-même.
3.2.2.Le processus d’identification du sujet
La thématique de l’absence, du manque renvoie à la forme vide de l’objet (le Senhal) et permet
l’identification du sujet. Le processus d’identification que l’on retrouve dans l’incorporation de
l’objet d’amour apparaît comme la « forme archaïque du lien objectal » 56 ou encore
« identification primaire » :
L’identification est connue de la psychanalyse comme expression première d’un lien affectif à une
autre personne. […] L’identification est la forme la plus précoce et la plus originaire du lien
affectif. Par voie régressive, l’identification devient le substitut d’un lien objectal libidinal par
introjection de l’objet dans le moi.57
52
GARY R., 1980, p.486. 53
LACAN J., Séminaire XI, 1973, p.166. 54
MERLEAU-PONTY M., 1964, p.289. 55
GREEN A., 2004, p.248. 56
CAÏN J., 1978, p.16. 57
FREUD S., Psychanalyse des foules, 1981, p.187-190.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Le champ sémantique et métaphorique de la manducation amoureuse58 est avant tout métonymie
en son origine, la « faim » d’amour se nourrit au signifiant primordial et comme le rappelle Alice
Balint, « c’est grâce à l’identification que l’enfant apprend à connaître le monde extérieur […] et
apprend à connaître son propre corps »59 .
L’identification est projective, selon M.Klein, c’est-à-dire qu’ identification et projection sont
liées :
L’identification est le stade préliminaire du choix d’objet, et la première manière ambivalente dans
son expression, selon laquelle le Moi élit un objet. Il voudrait s’incorporer cet objet et cela,
conformément à la phase orale ou cannibalique du développement de la libido, par le moyen de la
dévoration.60
Le prototype de l’identification est l’incorporation61 car « ce processus est lié au stade oral,
cannibalique, puisqu’il se modèle sur l’ingestion des aliments […] »62.
Le processus d’identification dans la phénoménologie de l’amour, et que l’on retrouve en
sémantique textuelle (chez Gary notamment, mais également chez A.Cohen et R.Barthes dans des
thématiques de l’absente (la Mère morte)), permet l’émergence du sens. L’épochè ou réduction
phénoménologique - développée par Husserl qui caractérise la mise « hors jeu » de la « thèse du
monde », et donc une mise à distance du sujet vis-à-vis des croyances qu’il nourrit envers le
monde - ne pourrait être réalisée sans ce « manque d’être » ou « absence d’être » qui fonctionne
comme un moteur motivationnel dans le parcours du sujet phénoménologique. Notons encore que
cette forme vide est le lieu de l’ontologie.
4. Le motif de « force » au sein d’une dynamique de mouvement
Le mot amour polarise une dynamique de mouvement au sein du discours amoureux et l’étude de
son environnement contextuel nous révèle que ce mot fait partie d’une classe de noms fortement
téléonomiques, s’inscrivant dans une dynamique du mouvement vers un site externe (autre nom,
sujet, objet du prédicat) dont ils requalifient les propriétés. Le mot amour s’inscrit dans un schéma
de type « vectoriel », c’est-à-dire dirigé vers un site externe, une zone en principe constituée à
partir des mots de son co-texte. Ce mot loin d’être seulement porteur d’un sens, véhicule un
potentiel infini de formes, d’interactions et de processus. C’est dans le réseau de relations, qui est
réseau actif et dynamique, que le mot prend sens. Ce réseau est inséparable du sujet énonciateur,
éprouvant ou affecté.
Le sujet (X) s’inscrit dans le « devenir » de la projection (liée elle-même au besoin et au manque
ou « signifiant primordial ou originel) d’un objet (Y). Notons que l’événement modifie le sujet X
(X’), ainsi que l’objet Y (Y’) comme l’illustre la sémantique textuelle du champ de la passion
amoureuse dans laquelle le sujet est comme dépossédé de lui-même au point d’apparaître comme
un « non sujet »63.
58
DUPUIS F., ibid., p.102-104. 59
BALINT A., 1978, p.49-50. 60
FREUD S., « Deuil et mélancolie », Métapsychologies, p.159 ; cité par A.Gibeault (1980, p.78). 61
FERENCZI S., 1978, p.28. 62
Ibid. 63
COQUET J.-C., 1997.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Le motif central du mot amour exprime à la fois le principe de mouvement (la tension permettant
le mouvement) qui excède le procès liant le mot à un objet dans l’ouverture vers un champ illimité
de valeurs. Ce motif trouve à s’enraciner dans un réseau thématique et mythique porteur des
notions de « force » et de « principe de mouvement » qui vient le nourrir sur un plan « vertical ».
On retrouve, ainsi, les notions propres à l’Eros primordial64 : force vitale attractive et bienfaisante,
principe d’ordre et de création, ainsi que les apports de l’Eros platonicien. La notion d’ Eros, dans
sa symbolique de poussée créatrice est co-présent, pourrions-nous dire, dans la dynamique
tensionnelle propre aux mots du domaine affectif de l’amour (amour, haine, désir, émotion, etc.).
L’approche freudienne fera, par la suite, de l’Eros, une pulsion de vie conservatrice cherchant à
maintenir la cohésion des parties de la substance vitale.
La distribution du mot amour souligne un aspect « dynamique » et presque « actif » comme le
suggèrent les mots appétit, désir, passion, élan, tendance, inclination, penchant, trouble, goût, etc.,
des termes qui expriment un état marqué en intensité, les notions de « tension vers », de
« mouvement » et de « force ».
Trois dimensions se distinguent dans le champ sémantique de la force65 : une dimension physique,
cognitive et conative.
1. Dimension physique : « vigueur, intensité, robustesse, résistance »
2. Dimension cognitive : « qualité, valeurs, faculté, capacité »
3. Dimension conative : -« difficulté, effort, portée, valeur en termes d’importance »
(conatus)
- « impulsion, dynamique, efficacité, action, effet, puissance
(désir) »
- « contrainte, pression, nécessité, obligation (besoin) »
Les forces à l’œuvre dans les mouvements affectifs sont de trois ordres : celles qui ressortent du
conatif, c’est-à-dire les tendances, la volonté, l’élan, le désir, le besoin, et l’appétit ; celles qui
ressortent à proprement parler du physique-corporel ( robustesse, résistance) et celles qui relèvent
du domaine cognitif (savoir, connaissance, qualité). A ces trois forces, nous en ajoutons une
quatrième qui, pour reprendre l’expression à E.Morin, est « noologique », c’est-à-dire qui
concerne les idées et croyances non plus considérées comme de « pures chimères »66 mais comme
ayant une existence et une réalité objectives 67.
64
Nous pensons à l’Eros primordial de La Théogonie d’Hésiode. 65
D’après le Dictionnaire Le Robert des synonymes, « force » (2005, p.496-497). 66
FORTIN R., 2005, p.107. 67
Ibid.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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On retrouve ce motif de « force » dans le réseau de significations qui développe une dimension
praxéologique du champ (action), avec les concepts de mouvement, d’intensité, d’activité, et qui
est mise en perspective par l’analyse distributionnelle de :
- parasynonymes marqueurs de l’intensité et du mouvement : inclination, penchant,
tendance, élan, passion... Ce sont des modulations qui ressortent dans ces traits (intensité,
force, mouvement).
- antonymes : haine
Et par ailleurs, par l’usage des adjectifs (un amour ardent, un amour attirant…), des adverbes
(peu, beaucoup, énormément…), et encore des prépositions ( un amour de, pour, avec, par
amour…).
Conclusion
Les stratifications de sens développées par la TFS et imbriquées les unes aux autres permettent,
selon nous, d’accéder à des réseaux de significations sous-jacents à la sémantique du mot amour
tout en considérant la complexité du phénomène perceptif comme une sorte de « réservoir »
sémantique qui nourrit champs affectifs, sémiotiques et thématiques, le langage et le discours et
participe de la phénoménologie de l’amour. Husserl proposait l’épochè ou réduction
phénoménologique en tant que geste inaugural et initial afin de permettre la mise en lumière de la
conscience transcendantale, une conscience qui manifeste en son sein la transcendance
caractérisant la réalité elle-même. La perception paraît donc seconde dans cette démarche
scientifique. Nous rejoignons Merleau-Ponty pour qui le primat perception est « le jaillissement
d’un monde vrai et exact »68. La phénoménologie de l’amour, dans la sémantique poétique et
mystique textuelle mentionne le « vide créateur » comme principe dynamisant de la perception et
éveil de la conscience dans lequel le Moi ne fait plus qu’un avec le monde. Un vide ou silence
créateur qui ressemble à la mise « hors jeu » de la « thèse du monde » husserlienne et qui ne prend
véritablement sens qu’une fois le savoir de soi et du monde mis de côté. Nous savons que dans les
courants bouddhistes, taoïstes et ceux qui s’apparentent à cette expérience de la « vacuité », il
s’agit d’une recherche fondée sur une pratique dont l’expérience du « silence » et la respiration
(recherche du souffle primordial) sont centrales. Ca n’est alors que quand cesse le logos que surgit
l’Être qui permet cette plongée du visible à l’invisible, et la manifestation du « réel » tel qu’il
apparaît comme le « premier matin du monde ». Cette expérience qui marie à la fois l’absolu au
singulier, « voie transnaturelle (…) ouverte »69 pour le poète à qui nous laissons le dernier mot :
Pour voir le regard dans l’acte de voir,
Faire silence en soi.
Pour ne pas être vu
68
MERLEAU-PONTY M., 1945, p.80. 69
CAMUS M., 2001, p.19.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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Dans le regard du voir,
S’ouvrir au regard du regard :
Germe éternel
De qui la conscience
Est le fruit éternellement vert.70
70 Ibid., p.50.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du mot amour France DUPUIS – Université d’Orléans
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