une sexualité sans amour. sexualité et parenté dans l’occident médiéval

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Cahiers de civilisation médiévale Une sexualité sans amour ? Sexualité et parenté dans l'Occident médiéval Thomas Deswarte Citer ce document / Cite this document : Deswarte Thomas. Une sexualité sans amour ? Sexualité et parenté dans l'Occident médiéval. In: Cahiers de civilisation médiévale, 48e année (n°190), Avril-juin 2005. pp. 141-164; doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.2005.2906 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2005_num_48_190_2906 Fichier pdf généré le 25/03/2019

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Cahiers de civilisation médiévale

Une sexualité sans amour ? Sexualité et parenté dans l'OccidentmédiévalThomas Deswarte

Citer ce document / Cite this document :

Deswarte Thomas. Une sexualité sans amour ? Sexualité et parenté dans l'Occident médiéval. In: Cahiers de civilisation

médiévale, 48e année (n°190), Avril-juin 2005. pp. 141-164;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.2005.2906

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2005_num_48_190_2906

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AbstractJean-Pierre Poly's work Le chemin des amours barbares (« The way of barbarous love ») devoted to «Medieval genesis of European sexuality » (Genèse médiévale de la sexualité européenne) proposes acrossed research about sexuality and lineage between the fifth and twelfth centuries. According to theA., when german pagan societies are maternally predominant, the nobility and church's alliance allowsto set a new « patriarchal », family, roman and Christian model in which sexuality is firmly held by theclerks. This degradation of the feminine condition then causes among the men a violent psychologicaltension, resolved by courteous love in the twelfth century. However, in this large historical analysis,faint differences need to be expressed in many respects. So, the purpose of exogamy isn't only politicalbut also religious and physiological. By another way, the wife disposes of an a priori more favourablestatus in roman law than in german laws. In the religious sphere, the Christian woman entertains anoriginal relation with holy things, whereas the clerk's misogyny is far from being universal. A last, clerksplace love in the heart of Christian conjugality and, in the twelfth-thirteenth centuries, even valorizesexual pleasure.

RésuméL'ouvrage de Jean-Pierre Poly, Le chemin des amours barbares, consacré à la Genèse médiévale dela sexualité européenne, propose une étude croisée de la sexualité et de la parenté entre les Ve etXIIe s. Selon l'A., alors que les sociétés germaniques païennes sont à prédominance maternelle,l'alliance de la noblesse et de l'Église permet d'imposer un nouveau modèle familial, romain etchrétien, « patriarcal », où la sexualité est fermement encadrée par les clercs ; cette dégradation de lacondition féminine provoque alors chez les hommes une violente tension psychologique, résolue auXIIe s. par l'amour courtois. Pourtant, cette vaste analyse historique demande à être nuancée àplusieurs égards. Ainsi, l'enjeu de l'exogamie n'est pas seulement politique, mais aussi religieux etphysiologique. Par ailleurs, l'épouse dispose d'un statut a priori plus favorable dans le droit romain quedans les droits germaniques. Dans le domaine religieux, la femme chrétienne entretient un rapportoriginal au sacré, tandis que la misogynie des clercs est loin d'être universelle. Enfin, les clercs placentl'amour au cœur de la conjugalité chrétienne, et, aux XII-XIIIe s., valorisent même le plaisir sexuel.

MÉLANGE

Une sexualité sans amour ?

Sexualité et parenté dans l'Occident médiéval

RÉSUMÉ

L'ouvrage de Jean-Pierre Poly, Le chemin des amours barbares, consacré à la Genèse médiévale de la sexualité européenne, propose une étude croisée de la sexualité et de la parenté entre les ve et xne s. Selon l'A., alors que les sociétés germaniques païennes sont à prédominance maternelle, l'alliance de la noblesse et de l'Église permet d'imposer un nouveau modèle familial, romain et chrétien, « patriarcal », où la sexualité est fermement encadrée par les clercs ; cette dégradation de la condition féminine provoque alors chez les hommes une violente tension psychologique, résolue au xir s. par l'amour courtois. Pourtant, cette vaste analyse historique demande à être nuancée à plusieurs égards. Ainsi, l'enjeu de l'exogamie n'est pas seulement politique, mais aussi religieux et physiologique. Par ailleurs, l'épouse dispose d'un statut a priori plus favorable dans le droit romain que dans les droits germaniques. Dans le domaine religieux, la femme chrétienne entretient un rapport original au sacré, tandis que la misogynie des clercs est loin d'être universelle. Enfin, les clercs placent l'amour au cœur de la conjugalité chrétienne, et, aux xir-xnr s., valorisent même le plaisir sexuel.

Abstract

Jean-Pierre Poly's work Le chemin des amours barbares (« The way of barbarous love ») devoted to « Médiéval genesis of European sexuality » {Genèse médiévale de la sexualité européenne) proposes a crossed research about sexuality and lineage between the fifth and twelfth centuries. According to the A., when german pagan societies are maternally prédominant, the nobility and church's alliance allows to set a new « patriarchal », family, roman and Christian model in which sexuality is firmly held by the clerks. This dégradation of the féminine condition then causes among the men a violent psychological tension, resolved by courteous love in the twelfth century. However, in this large historical analysis, faint différences need to be expressed in many respects. So, the purpose of exogamy isn't only political but also religious and physiological. By another way, the wife disposes of an a priori more favourable status in roman law than in german laws. In the religious sphère, the Christian woman entertains an original relation with holy things, whereas the clerk's misogyny is far from being universal. A last, clerks place love in the heart of Christian conjugality and, in the twelfth-thirteenth centuries, even valorize sexual pleasure.

Au terme de sept années de travail (1996-2002), Jean-Pierre Poly signe ici une magistrale étude, dont l'objet est l'analyse conjointe de la sexualité et de la parenté entre les Ve et xir s. (p. 21). Cette histoire culturelle et sociale se situe dans le prolongement des travaux que G. Duby effectua sur la parenté puis, à partir de 1994, sur la sexualité elle-même. « Le maître parti, l'élève a dû achever l'entreprise »... (quatrième de couverture). Le résultat frappe tout d'abord par son ampleur :

1. À propos du livre de Jean-Pierre Poly, Le chemin des amours barbares. Genèse médiévale de la sexualité européenne, Paris, Perrin, 2003, 607 pp. (Pour l'Histoire). Je remercie vivement Martin Aurell (Université de Poitiers, Institut Universitaire de France) et Alain Dubreucq (Université de Lyon III) pour leur relecture de cet article et leurs utiles conseils.

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607 pages, réparties en neuf chapitres chronologiques et thématiques, suivis d'une longue bibliographie. On peut regretter que les titres soient souvent peu évocateurs, à l'instar du chapitre I (« Là où l'amour se cache »), consacré à la place de la sexualité dans la législation du Bas- Empire et des vr-vir s. Un index fait défaut, même s'il s'agit vraisemblablement d'une contrainte éditoriale. Cette étude repose sur une lecture essentiellement anthropologique, juridique et, parfois, psychanalytique d'un vaste corpus de sources, à l'intérieur d'un espace européen allant de l'Italie à l'Angleterre, et de l'Espagne au monde Scandinave. Précisons d'emblée que l'Europe septentrionale a davantage attiré l'attention de l'A., tandis que le cas ibérique est plus rapidement abordé : certaines sources espagnoles n'apparaissent pas, comme les formules wisigothiques2 (nous mentionnons en notes infrapaginales les travaux ou sources ignorés de l'A.) et des pénitentiels3 ; de même, il aurait fallu mentionner la seule édition avec traduction complète des Étymologies d'Isidore de Séville par José Oroz Reta et Manuel A. Marcos Casquero4. À partir de l'an mil, le corpus documentaire souffre de lacunes plus profondes : ainsi, les œuvres de Hugues de Saint- Victor, saint Bernard, Pierre Lombard et Hildegarde de Bingen sont curieusement oubliées. Cet ouvrage s'inscrit dans la tradition des vastes synthèses, à la suite des travaux de Philippe Ariès, Michel Foucault ou Jean-Louis Flandrin sur la sexualité. Mais son originalité s'affirme particulièrement grâce à son approche croisée de la sexualité et de la parenté, qui n'avait jusqu'alors jamais été systématisée sur huit siècles et qui nécessite la maîtrise d'une bibliographie considérable. Malgré un minutieux recensement des principales études jusqu'en 2002, quelques ouvrages et articles manquent, comme le livre de Paul Mikat sur l'inceste dans la législation conciliaire mérovingienne5, celui de Philip L. Reynolds sur le mariage6, certains ouvrages consacrés au gender, à l'instar de celui d'Alcuin Blamires7, et quelques autres travaux signalés dans la suite de l'article. Ajoutons à cela certains titres trop récemment parus: Patrick Corbet sur les interdits de parenté dans l'Empire germanique8, Elizabeth Archibald sur l'inceste9 et Lisa Bitel sur les femmes au Moyen Âge10. L'A. nous met de suite en garde contre certains clichés historiographiques, comme « l'alliance entre l'Église et la Femme, le confesseur et l'épouse apprivoisant la bête humaine », le barbare (p. 11-12), ou la création par l'Église de l'interdit d'inceste « pour mieux accaparer les héritages » comme le pense Jack Goody (p. 16-17). Simultanément, il souligne l'« image surromanisée et surchristianisée de la société », transmise par des sources en majorité d'origine ecclésiastique (p. 18- 20). Puis l'A. étudie les profonds changements qui affectent la sexualité et la parenté et en déterminent les principaux aspects au moins jusqu'au xixe s., en analysant plus particulièrement la « triade des crimes sexuels » (p. 58) : l'inceste, l'adultère et l'homosexualité. Cette étude est particulièrement novatrice pour la période haut médiévale, tandis qu'elle demeure davantage tributaire des travaux du maître pour le Moyen Âge central. Selon l'A., la rencontre des mondes romain et germanique entraîne la victoire d'une société méditerranéenne à dominance paternelle sur un modèle gentilice nordique maternel. Les femmes perdent donc progressivement leur pouvoir, surtout à partir du ixe s. carolingien, face à une Eglise « romaine », « masculine » et « rationnelle » (p. 485). Plus généralement, ce pouvoir féminin est définitivement brisé par l'« alliance des nobles et des clercs », qui changent pour ce faire le « système de parenté » (p. 255) en adoptant l'ancienne coutume germanique de l'exogamie (p. 481 et ss).

2. J. Gil, Miscellanea Wisigothica, Séville, Universidad de Sevilla, 1972. 3. Paenitentialia Hispaniae, éd. F. Bezler, Turnhout, Brepols, 1988 {Corpus Christianorum, Séries Latina 156A). 4. Isidoro de Sevilla, Etimologias, trad. et comm. J. Oroz Reta, M.A. Marcos Casquero, 2 vol., Madrid, 1993

(Biblioteca de Autores Cristianos 433/4). 5. P. Mikat, Die Inzestgesetzgebung der merowingisch-frankischen Konzilien (511-626), Munich, Schôningh, 1994. 6. Ph. Reynolds, Marriage in the Western Church. The Christianization of Marriage during the Patristic and Early

Médiéval Periods, Leyde, Brill, 1994. 7. A. Blamires, The Case for Women in Médiéval Culture, Oxford, Clarendon Press, 1997. 8. P. Corbet, Autour de Burchard de Worms. L'Église allemande et les interdits de parenté (ixe-xile s.), Francfort,

2001. 9. E. Archibald, Incest and the Médiéval Imagination, Oxford, 2001.

10. L. Bitel, Women in early médiéval Europe : 400-1100, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

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« Une noblesse devenue une classe sociale et une Église plus puissante se trouvèrent alliées, aux dépens des femmes, pour un compromis qui allait durer fort longtemps et qu'on peut, à ce titre, qualifier d'historique : les pères de famille réglaient la parenté en décidant des noces, avec le consentement théorique des jeunes, tandis que l'Église réglait la sexualité en réprimant, ou en menaçant de réprimer, ses écarts quand et comme elle l'entendait » (p. 409). Bref, « l'Église achevait la victoire des hommes » (p. 479). Cette dernière est cependant tempérée par plusieurs « compromis, faits sur l'interdit des temps au xr s., sur l'homosexualité au xir , sur la consanguinité au début du xiir ou sur les unions libres jusqu'au xve s. ». Si donc il y a bien au Moyen Âge central, selon G. Duby, un conflit entre deux modèles matrimoniaux, celui des prêtres et celui des chevaliers, cette opposition plonge ses racines dans un lointain passé. De même, si le Moyen Âge est bien « mâle », il ne l'est ni tout le temps, ni totalement, car F« armature des sociétés gentilices » est « à prédominance maternelle » (p. 483). Mais, au xiie s., cette diabolisation de la sexualité et cette victoire masculine détruisent « l'équilibre ancien entre les sexes » et provoquent une nouvelle crise, psychologique, synonyme chez les hommes de peurs (de la femme), de désarrois, de fantasmes (la « castration », le « meurtre du fils », la « Notre-Dame gigantesque »), et d'homosexualité misogyne : « En Europe du Nord, les hommes, comme au Sud, avaient enfin triomphé, mais le passé rendait leur victoire insoutenable. Chez beaucoup, la peur devient misogynie forcenée, machinale, d'où le succès des homolibertins à qui la haine des femmes sert de programme. Mais les hommes n'étaient pas tous prêts à cette logique de la victoire totale, renoncer à l'autre sexe. Il fallait un compromis, une échappatoire. Ce fut l'amour courtois » (p. 479-480). Au terme d'un « compromis historique », les femmes conservent alors une place honorable dans les couches supérieures de la société, de sorte que, «jamais, dans les cultures de cette Europe occidentale qui allait prendre le contrôle du monde, elles ne furent réduites au gynécée ou au harem » (p. 488). L'ensemble repose sur une rigoureuse analyse de la documentation, dont l'érudition ne sacrifie jamais la clarté de l'exposé. De nombreuses démonstrations bousculent bien des idées reçues et forcent l'adhésion. Pourtant, ce livre soulève divers problèmes, notamment historiographiques : l'histoire est-elle essentiellement le fait d'oppositions — par exemple celle de l'homme et de la femme — provisoirement résolues par des compromis ? Deux autres difficultés d'ordre méthodologique apparaissent aussi : peut-on impunément analyser les acteurs historiques au moyen de la « science » inventée par Freud, et leur appliquer la gender history des sexes sans un minimum de précautions ? Nira Pancer a même récemment remis en cause la pertinence de l'histoire du genre féminin pour le premier âge mérovingien, en remarquant que les « ambiguïtés de l'histoire des femmes et celle des rapports sociaux entre les sexes » doivent nous éviter « les dangers d'une vision unidi- mensionnelle et universelle liée au seul principe de l'opposition du masculin et du féminin » ; en effet, durant les premiers temps mérovingiens, « la spécification des tâches n'est pas focalisée autour de l'ordonnancement des sexes » (Sans peur et sans vergogne. De l'honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens, Paris, À. Michel, 2001, p. 265-267). Enfin, parmcccci les affirmations très fortes de l'A., quatre conclusions, qui convergent toutes vers cette crise sociale du xne s., posent d'importants problèmes historiques : l'enjeu de l'exogamie est- il essentiellement politique (I) ? Peut-opposer un patriarcat romain à une prédominance féminine germanique (II) ? La victoire de l'Église est-elle celle de l'homme sur la femme (III), et celle d'une froide sexualité rationnelle et cléricale sur les « amours barbares » des femmes germaniques (IV) ? Bref, à côté de l'amour courtois, le xir s. est-il dominé par le modèle chrétien d'une sexualité sans amour ?

1. — Le triomphe de l'exogamie

Le haut Moyen âge se caractérise par une progression de l'exogamie au détriment de l'endo- gamie, dont un jalon fondamental se situe durant la seconde moitié du vnr s., quand apparaît l'interdit large d'inceste (chap. VI : « L'augustinisme matrimonial »).

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L'« interdit général »

À la suite du travail d'A. Schiïtz sur « L'Église, la filiation, le mariage et le droit canonique » paru en 1988, l'A. reconstitue parfaitement cette genèse, qui, loin d'être une « bévue de clercs » (p. 294), est une « création originale » des faussaires mayençais de la fin du vnr s. Ceux-ci rédigent tout d'abord un petit traité, le De consanguinitate, attribué à Isidore de Séville ; or, tandis que ce dernier parlait de consanguinité jusqu'au sixième degré romain, les faussaires étendent de manière démesurée l'interdit en transformant les degrés en générations (ou degrés germaniques/canoniques). En sont-ils en quelque sorte victimes ? Non, car l'A. montre bien que ce nouveau mode de calcul était parfaitement connu et bien distingué du comput romain ; en fait, « ce qui a entraîné la victoire médiévale de la génération biblique [apparue dans la correspondance de Grégoire le Grand avec Augustin] sur le degré du droit civil romain, c'est la nécessité de s'adapter au système germanique » (p. 71). Puis ce traité falsifié par les Mayençais est ajouté à l'œuvre de Bède, que Boniface avait fait venir d'Angleterre à Fulda ; logiquement absent des copies réalisées en Angleterre et à l'est du Rhin, il figure en revanche dans tous les manuscrits originaires des territoires situés à l'ouest du Rhin. Ce volet scientifique est complété par d'autres documents qui confèrent une autorité canonique à cet interdit, en l'occurrence deux fausses lettres pontificales à Boniface interdisant les unions jusqu'à la quatrième (Grégoire II) et septième génération (Grégoire III). Ces faux, intégrés dans les Fausses décrétales et les Faux capitulaires, entraînent un durcissement de la législation contre l'inceste à partir du début du ixe s., même s'il faut attendre le concile de Meaux de 845 pour que soit imposé l'interdit jusqu'à la septième génération en Francie occidentale. En Francie orientale, l'interdit demeure plus limité puisque si Raban Maur, dans sa lettre à l'évêque Humbert de Wurtzbourg, étend l'interdit jusqu'à la cinquième génération, il se range à l'interdiction de tout mariage jusqu'au quatrième degré canonique lors du concile de Mayence de 847. Selon l'A., Raban est de « mauvaise foi » quand il utilise Lévitique 18, 17 pour justifier non seulement l'exogamie (Omnis homo ad proximum sanguinis sui non accédai) mais aussi l'interdit de la quatrième génération, déjà attribué à tort à Grégoire le Grand dans sa lettre à Augustin (p. 288-289) : « le "tu ne découvriras pas la nudité d'une femme et de sa fille, tu ne prendras pas la fille de son fils (le fils de la femme) et la fille de sa fille" est interprété comme "une femme et sa fille (...) la fille du fils de cette fille (...) la fille de la fille de celui-ci"». Reconnaissons néanmoins que ce texte, qui semble dans la Vulgate interdire l'union de l'homme avec la descendance que son épouse aurait eue d'un autre homme, n'est guère explicite : Turpitudinem uxoris tuae et filiae ejus non revelabis. Filiam filii ejus et filiam filiae illius non sûmes. Si l'« interdit général » devient théoriquement dans le monde carolingien occidental la pierre angulaire du nouveau mariage chrétien, la noblesse carolingienne se marie en fait fréquemment à la quatrième ou cinquième génération et ne respecte guère que l'interdit de la troisième génération. Peut-on pour autant opposer systématiquement une noblesse exogamique à une paysannerie endogamique (p. 322) ? S'il est vrai que la mobilité géographique des paysans est souvent limitée, il n'en demeure pas moins que, à ma connaissance, la parenté paysanne au haut Moyen Âge demeure très largement une terra incognita. L'évolution postérieure telle qu'elle est dessinée par l'A. paraît aussi systématique : peut-on dire que, si « dans le nouvel Empire, l'interdit étendu se révéla outil d'unification sociale, intégrant à la noblesse les guerriers des vasselages publics », « au Xe s. les lignages patriarcaux qui s'étaient alors constitués s'employèrent à limiter [les] effets [de cet outil trop puissant] » et « la société parut redevenir en partie gentilice » (p. 484) ? En fait, au xe s., l'interdit de consanguinité continue d'être très souvent respecté jusqu'au troisième degré canonique, comme l'ont très bien prouvé Régine Le Jan pour la région entre Loire et Rhin au Xe s. (Famille et pouvoir dans le monde franc, Paris, PUS, 1995), Anita Guerreau-Jalabert pour l'aristocratie de la France du Nord entre les Xe et xiir s. (« Prohibitions canoniques et stratégies matrimoniales dans l'aristocratie médiévale de la France du Nord », dans Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, Paris, EHESS, 1994), ainsi que Patrick Corbet pour la Germanie

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du IXe au xiie s. À partir de là, les situations varient considérablement : alors que l'on se marie fréquemment dans la France du Nord et en Germanie au quatrième ou cinquième degré canonique, dans cette terre méditerranéenne et traditionnellement endogame qu'est la Catalogne étudiée par Martin Aurell, les comtes pratiquent à partir des années 930 une très nette exogamie.

Église et exogamie

Comment alors expliquer le passage au IXe s. à un modèle exogamique large ? N'existait-il pas auparavant un solide arsenal législatif anti-endogamique ? En effet, l'Église lutte depuis longtemps contre cette pratique, très implantée dans la société romaine païenne (chap. I : « Là où l'amour se cache ») : la législation du Bas-Empire (davantage christianisée que ne le pensait Jean Gaudemet) combat l'adultère, la prostitution et l'homosexualité, tandis que, sous l'influence de saint Ambroise et de saint Augustin, l'interdit d'inceste est porté en Occident au quatrième degré romain, selon une prescription encore partagée par saint Grégoire le Grand ; pourtant, cet interdit, qui passe dans le Code Théodosien puis dans le Bréviaire d'Alaric, prévoit des dispenses pour les mariages entre cousins germains, tandis que le Code Justinien, plus laxiste, autorise même de telles unions. À l'époque mérovingienne, l'Église durcit les interdits : le concile d'Epaone étend ainsi la consanguinité non pas seulement aux cousins germains comme le pense l'A. (p. 64-65), mais bien jusqu'aux cousins issus de germains (si quis consobrinae sobrinaeque se societ, c. 30), selon une disposition rapidement intégrée au droit canon et plusieurs fois reprise dans les conciles (Orléans III, 538, cil; Tours II, 567, c. 22 ; Senlis, 754). En effet, si consobrina désigne la cousine germaine (parfois exclusivement du côté maternel), sobrina signifie non pas la cousine germaine patrilatérale mais toujours la cousine issue de germaine (là aussi parfois exclusivement du côté maternel). Nous retrouvons une identique prohibition dans l'Espagne wisigothique, puisque le Livre des Juges, promulgué en 654, impose l'interdit jusqu'au sixième degré romain, et non pas — comme le prouve bien l'A. — jusqu'à la sixième génération (p. 67-68). Selon l'A., cette « nouvelle exogamie chrétienne » du IXe s. « [prend] le relais de l'exogamie païenne » (p. 321), suivant un schéma interprétatif bien différent de l'opposition binaire exogamie chrétienne/endogamie païenne. En effet, trois structures de parenté dominent le monde germanique (chap. II). La famille d'Arminius, célèbre chef germanique vainqueur des Romains en 9 apr. J.-G, témoigne d'un ancien système endogame patrilinéaire. La loi salique révèle un système très matrilinéaire et consanguin, où l'épouse préférentielle est une cousine maternelle. Enfin, apparaît dans la littérature païenne Scandinave un dernier système, bilinéaire, dont l'intérêt est d'élargir la parenté tout en maintenant une identité familiale ; cette combinaison de deux lignées instaure alors un modèle matrimonial exogame, où le mariage entre les membres des lignées est prohibé théoriquement à l'infini — entre cousins descendants de germains. Or, ce système bilinéaire exogamique semble très répandu dans les royaumes « barbares » au début du Moyen Âge. S'il cède progressivement la place au système patrilinéaire à partir du vir s., il n'en demeure pas moins que l'extension de l'interdit d'inceste par les clercs carolingiens continue en quelque sorte cette coutume germanique. Par ailleurs, cet interdit « général » n'est motivé ni par la rapacité des clercs, ni par un idéal de chasteté, mais est voulu conjointement par la royauté et l'Église afin de briser les solidarités gentilices et ainsi « mettre à bas les grandes parentèles germaniques de l'Est » (p. 483). Cependant, cet interdit fournit aussi un « principe légitimant » à « l'aristocratie d'Empire » (p. 322), car il suppose la maîtrise d'une mémoire généalogique étrangère aux couches plus modestes. Ajoutons que, aux yeux de l'Église, cette lutte contre la parentèle participe également d'une promotion du couple conjugal et du libre consentement. L'enjeu est tel que les clercs invoquent systématiquement le fameux chapitre 18 du livre du Lévitique et usent d'un vocabulaire très dur : le concile d'Epaone accuse les « conjoints incestueux » d'« adultère », le concile de Tours II (567) les punit de l'excommunication et le concile de Mâcon II (585) maudit les unions de ceux qui « se roulent — abomination ! — dans leurs excréments, tels d'ignobles pourceaux » (c. 18) ; le capitulaire de 802 qualifie la faute de « fornication abominable » et d'« immondicité », puis, en 879, le pape Jean VIII parle d'un illicitum et

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exsecrabile malum11. En outre, le Moyen Âge hérite d'une antique «idéologie exogamique proclamée » (Ph. Moreau, Incestus et prohibitae nuptiae. L'inceste à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 406), alors que l'inceste est pratiqué à Rome12: de nombreux lettrés païens, à l'instar de Cicéron, considèrent l'endogamie comme contraire à la nature, tandis que saint Augustin y voit la transgression d'une « règle de la société humaine » (Ph. Moreau, p. 62-63). L'évêque d'Hippone joue un rôle décisif dans ce combat contre l'inceste, qu'il considère «plus grave » que l'adultère {De bono conjugali, 8) : il voit dans le mariage exogame un moyen de « multiplier les liens de parenté » et, ainsi, de « resserrer les liens de la vie sociale » en étendant la charité « sur un plus grand nombre » {De civitate Dei, XV, 16). Cependant, ce n'est pas lui qui qualifie le mariage d'« une sorte de pépinière de charité » {contra, p. 39) : l'union de l'homme et de la femme est « pour ainsi dire la pépinière de la cité » en raison de sa finalité procréatrice : Copulatio igitur maris et feminae, quantum adtinet ad genus mortalium, quoddam seminarium est civitatis. Ce n'est qu'au xir s. que Gratien dans son Décret (I, C. 35, q. 1) met sous la plume d'Augustin l'expression si célèbre de seminarium caritatis. Enfin, la multiplication des interdits de mariage s'explique aussi — bien avant le XIe s. {contra, p. 379) — par la crainte des conséquences physiologiques des unions consanguines, notamment par la peur des dangers tératologiques, dont l'origine demeure obscure car « inconnue de l'Antiquité classique » (Ph. Moreau, p. 64). Au milieu du ixe s., Benoît le Lévite associe dans un de ses faux capitulaires le crime contre nature {contra naturam) de l'inceste à une dégénérescence de la descendance (idée reprise par le concile de Trosly en 909) : « de celles-ci (les unions irrégulières, notamment incestueuses), naissent habituellement des aveugles, des bossus, des chassieux et autres affligés » 13. Un lien de cause à effet entre l'endogamie et la dégénérescence est donc établi bien avant le xvr s., contrairement à l'opinion de Claude Lévi-Strauss {Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949, p. 15). La stérilité de telles unions est aussi redoutée, d'autant que, dans une perspective chrétienne, elle ruine l'un des trois biens augustiniens du mariage. Elle s'enracine dans le livre du Lévitique (20, 21) : « L'homme qui prend pour épouse la femme de son frère : c'est une impureté, il a découvert la nudité de son frère, ils mourront sans enfant ». Dans son Libellus responsionum à Augustin (transmis par Bède le Vénérable dans son Historia ecclesiastica gentis Anglorum, I, 27), Grégoire le Grand invoque, lui, « l'expérience », qui « nous a appris que la descendance de tels mariages [entre cousins germains] ne peut s'accroître et la loi sacrée interdit de découvrir la nudité de la parenté » : sed experimento didicimus ex tali conjugio sobolem non posse succrescere et sacra lex prohibet cognationis turpitudinem revelare (Grégoire le Grand, Registre des lettres, éd. et trad. P. Minard, t. I**, Paris, Cerf, 1991, p. 496-497). Cette idée d'une telle stérilité est ensuite reprise notamment par Jean Diacre dans sa Vita Gregorii (II, 37), par Burchard de Worms, Yves de Chartres et Gratien, ainsi que par l'abbé Sigefroi de Gorze dans sa lettre en 1043 à Poppon de Stavelot, contre le mariage consanguin de Conrad II et de Gisèle et surtout le projet d'union entre Henri III et Agnès : « car il est bien connu que toute race issue d'une union illicite ne peut longtemps se reproduire » 14. L'endogamie est donc aussi — peut être surtout — combattue par les clercs pour des raisons indissolublement religieuses et physiologiques.

Les fausses terreurs de l'inceste ? Cet interdit général s'impose progressivement, avec la christianisation de l'Occident (chap. VIII : « En raison du péché »), et est adopté à Rome par les papes Nicolas II (1059-1061) et Alexandre II

11. Cité par P. Corbet, Autour de Burchard de Worms... {op. cit. n. 8), p. 25. 12. Je remercie Lydie Bodiou (Université de Poitiers) et Jérôme Wilgaux (Université de Nantes) pour leur aide sur

cette délicate question. 13. Benoît Lévite, III, 179 : ex his autem procreari soient coeci, claudi, gibbi et lippi, sive alii turpibus maculis aspersi ;

trad. P. Corbet, Autour de Burchard de Worms... {op. cit. n. 8), p. 25 et 214. 14. Lettre, éd. W. Von Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit, t. II, Leipzig, 5e éd., 1885, p. 717-718 : quia

pro certo creditur, generationem ex illicita copulatione venientem diu non posse foeliciter succrescere ; cité et trad. P. Corbet, Autour de Burchard de Worms... {op. cit. n. 8), p. 213.

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(1061-1073), avant d'être ramené par le concile de Latran IV au quatrième degré de consanguinité — comme le prescrivait Pierre le Chantre : cette décision permet de conforter la norme « en la ramenant à un niveau théoriquement praticable » (p. 381). Plutôt que les sept générations, est parfois retenue la solution du concile de Worms de 868 : « Pour l'union des fidèles, nous ne déterminons pas le nombre des générations, mais nous avons décidé qu'il ne soit permis à aucun chrétien de recevoir une épouse de sa propre consanguinité ou de sa parenté par alliance jusqu'à tant que la génération est rapportée et connue ou jusqu'où on la retient en mémoire » (p. 292). Vers l'an mil, Burchard, dans son pénitentiel — le plus populaire aux XIe et xne s. — interdit les unions incestueuses «jusqu'à tant que la génération soit rappelée, connue ou retenue par la mémoire » (p. 294). L'interdit de la mémoire et celui des sept degrés sont même parfois explicitement mis en équivalence, comme dans deux décrétales de Nicolas II et Alexandre II : « Que nul ne prenne épouse dans sa consanguinité jusqu'après la septième génération ou jusqu'où il pourra connaître sa parenté » (p. 371-372). Peut-on alors pour autant affirmer que, désormais, « toute union entre les sexes, même matrimoniale, était menace d'inceste et, durant sept siècles, l'Europe occidentale allait vivre l'hétérosexualité comme une damnation » (p. 484) ? Une telle conclusion suppose la maîtrise par l'ensemble de la population d'une vaste mémoire généalogique, pourtant étrangère au monde paysan. Par ailleurs, l'interdit large, de facto inapplicable dans le monde de la noblesse, est généralement invoqué pour contourner l'interdiction du divorce et obtenir une séparation : « Bien utilisée, l'annulation devenait divorce, tout le monde le savait » (p. 381). Plus généralement, l'interdit de mémoire ne doit absolument pas être considéré comme une extension de l'inapplicable interdit des sept degrés, mais plutôt comme un pis-aller, qui entérine l'impossibilité d'une application stricte des sept degrés. En l'absence de sources, il ne reste alors qu'un ultime argument en faveur d'une hétérosexualité diabolisée par le tabou de l'inceste : le traumatisme, que seule la psychanalyse peut déceler ; car, si « l'interdit maximal supposait l'inceste général », « la dispense du premier n'empêchait pas le second de peser dans le subconscient » (p. 484). Ce traumatisme serait d'autant plus grand que ce nouveau système de parenté briserait une « armature des sociétés gentilices à prédominance maternelle ».

2. — Dominance féminine germanique contre patriarcat romain ?

Entre deux sociétés — romaine et carolingienne — à prédominance paternelle, le monde germanique païen serait le théâtre d'un pouvoir féminin, garanti par une certaine autonomie matérielle, et très net en matière religieuse. Incontestablement, la femme barbare n'est pas l'« éternelle mineure » de certains historiens. Le mund est à juste titre décrit par l'A. (chap. III : « Maintenir ») comme une obligation de protection de la femme par l'homme. Ce n'est qu'avec la romanisation des populations que le mundium est progressivement assimilé à un pouvoir, une potestas. La dot maritale donnée par le mari à son épouse, ou prix du mund, est le gage — nécessaire à la légitimité de l'union — de sa protection. Celle-ci et la dot paternelle assurent alors à la femme franque une substantielle autonomie matérielle, notamment en cas de veuvage et, chez les Alamans, de divorce. Ce pouvoir est particulièrement fort lors des vengeances orchestrées par les femmes, ou bien après la mort de l'époux, durant la minorité des enfants, comme en témoignent les fameuses Brunehaut, veuve de Sigebert Ier, et Bathilde, veuve de Clovis II. L'autonomie de la veuve doit cependant être relativisée, tant cette situation est d'abord synonyme de vulnérabilité pour la femme ; elle doit alors fréquemment se tourner vers un autre protecteur, éventuellement même un grand personnage ou un établissement ecclésiastique ainsi que l'a récemment remarqué Emmanuelle Santinelli 15.

15. E. Santinelli, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du haut Moyen Âge, Villeneuve- d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p. 86-107.

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La romanisation des sociétés germaniques équivaut-elle alors au passage à une société patriarcale, à la soumission croissante de la femme au pouvoir de l'homme (p. 482-484) ? « Lorsque, à l'époque carolingienne, la gentilité — paganisme et parentèles — recula devant une Res publica renaissante, la mâle main, celle des pères et des puissants, s'établit définitivement » (p. 162). En clair, après avoir été « l'homme de main de sa femme », le mari a-t-il désormais la « haute main sur elle » (p. 161) ? Commençons par étudier l'un des délits familiaux retenus par l'A., l'adultère.

L'adultère

À Rome, l'adultère féminin est pendant longtemps le premier réprimé, à l'initiative des hommes : la Lex Julia de adulteriis commentée par Paul et Papinien, donne le pouvoir au pater familias de tuer sa fille adultère et l'amant ; sinon, une loi de Constantin de 326 (Code Théodosien IX, 7, 2 = Bréviaire IX, 4, 2) autorise les proches de la famille à accuser publiquement la femme adultère, alors punie de la relégation dans une île (p. 33). Les Sentences de Paul, reprises dans le Bréviaire, reconnaissent au mari un rôle important, puisqu'elles l'autorisent à mettre à mort sa femme adultère surprise dans sa maison : Inventant in adulterio uxorem, maritus ita demum occidere potest, si adulterum domi suae deprehendat (tit. XXVII, sent. 1). De même, une novelle de Majorien (457-461), perdue mais citée dans la Loi romaine des Burgondes, donne à l'époux le droit de tuer « d'un seul coup » sa femme adultère et son amant surpris en pleine action (tit. XXV) : Maritus, si adulterum cum uxore invenerit ita, ut in unum sint et sese commisceant, liberum arbitrium habebit, utrumque uno ictu punire, secundum legem novellam Majoriani, quae exinde ad jus vêtus cuncta revocavit. La pénalisation de l'adultère commence en 326, quand Constantin (Code Théodosien IX, 9, 1 = Bréviaire IX, 6, 1) prescrit la condamnation à mort de la femme adultère et de son amant esclave (p. 40-41). Cette relative inégalité juridique entre l'homme et la femme est encore atténuée par la législation du Bas-Empire, vraisemblablement sous l'influence des intellectuels stoïciens et chrétiens ; en effet, ceux-ci considèrent l'adultère de l'homme et celui de la femme comme également graves (Paul Veyne). Ainsi, deux lois de 331 et 421, reprises dans le Code Théodosien puis le Bréviaire d'Alaric (III, 16, 1 et 2), réglementent la répudiation : alors que le mari peut librement renvoyer sa femme en cas d'adultère, cette dernière gagne le droit de répudier son conjoint ; cependant, pour ce motif, ce droit est limité, car elle y perd sa dot et sa donation (dos ex marito) et ne peut se remarier. En 449, Théodose II et Valentinien III donnent à l'épouse le droit de répudier librement le conjoint adultère, qui aurait introduit chez eux des femmes débauchées (Code Justinien, V, 17, 8). En 459, Majorien promulgue une novelle très significative de l'évolution de la législation — même si elle est ignorée du Bréviaire. L'empereur y blâme Rogatien, gouverneur de Tuscie suburbicaire, de n'avoir infligé à un certain Ambroise, coupable d'adultère, qu'une « relégation temporaire », en outre enfreinte ; puis il décide de confisquer les biens de l'adultère et de bannir d'Italie ce personnage probablement de haut rang16. En appliquant pour la première fois à un homme la « rigueur de l'ancienne discipline », cette décision a clairement pour objectif de protéger le mariage des scandales: /.../ quatenus sanctionis procedente censura ab incursu flagitiorum tutam genialis tori praestemus in posterum castitatem [...]. Or cette inégalité juridique en matière d'adultère, progressivement atténuée dans le monde romain, s'avère plus nette dans le monde germanique. Certes, d'après saint Boniface analysé par l'A., la

16. Novelle IX de Majorien, éd. Th. Mommsen, P. Meyer, dans Theodosiani libri XVI cum constitutionibus Sirmon- dianis et leges novellae ad Theodosianum pertinentes, Berlin, Weidmannsche Verl, 3e éd., 1962, t. II (Novellae), p. 175-176 : Agitandam legibus adulterii quaestionem inminente nostrae quoque perennitatis oraculo te exercuisse commémoras atque, ut relatione testaris, convictum confessumque Ambrosium in nefario crimine relegatione dignum temporaria censuisti (...) severi- tatem quippe res ipsa flagitat. Unde, Rogatiane karissime, noveris ad rigorem veteris disciplinae hanc perennitatem nostram observationis adjecisse mensuram, ut secundum legem divorum rétro principum, qui in simili crimine talia censuerunt, relega- tionem probrosi ac nefandissimi rei deportatio adjecta continuo sequatur et bonis ejus omnibus fisci utilitatibus vindicatis eum a congressu totius Italiae submovendum, edictorum propositione denuntiata omnibus perimendi licentia.

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mise à mort de la femme adultère saxonne prend la forme d'un « suicide d'honneur » ou d'une « peine honorable » (p. 155), infligée par d'autres femmes et qui serait « l'envers du pouvoir reconnu aux femmes » (p. 159), alors que l'amant est simplement pendu. Cependant, c'est bien l'impureté de la femme qui semble en cause, car elle est ensuite brûlée comme l'étaient, dans la Rome antique, les manichéens en vertu d'un édit de Dioclétien 17. Surtout, l'adultère féminin est bien le seul condamné dans les sociétés germaniques : la femme qui quitte son mari sera noyée dans les marais d'après la Loi des Burgondes {Liber Constitutionum, c. XXXIV-1), tandis que, d'après Y Edit de Rothari — reprenant la solution du droit romain tardif — le mari trompé peut tuer sa femme et son amant : Si quis cum uxorem suam alium fornicantem invenerit, liberum aut servum, potestatem habeat eos ambos occidendi; et si eos occident, non requi- rantur (Edictum Rotharii, t. 212, éd. G.H. Pertz, dans MGH, Leges, t. IV, Hanovre, 1868, p. 51-52). Le meurtre de la femme est attesté dans le monde franc du VF s. par Grégoire de Tours, qui décrit plusieurs femmes de l'aristocratie tuées pour adultère. Ainsi cette femme qui, à la fin des années 570, « mourut par le lacet » avant d'être jugée (cum ad judicium vocaretur, laqueo vitam finivit) : elle ne s'est pas forcément suicidée, contrairement à l'opinion de l'A. (p. 155), puisque son agir propre n'est pas mentionné (Historia Francorum, lib. 5, c. 32, éd. B. Krusch, MGH, Scriptores Rerum Merovin- gicarum, t. I, pars I, p. 237). Cette mise à mort est encore courante à la fin du IXe s. : le concile de Tribur en 895 (c. 46) demande à l'évêque, auprès duquel s'est réfugiée une femme adultère menacée de mort par son mari, de ne la livrer qu'à condition que sa vie ne soit plus en danger (Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. J.-D. Mansi, t. XVIII, Florence, p. 131). Cependant, quand les lois barbares dénoncent l'adultère et la sorcellerie des femmes, elles ne semblent pas les associer dans un lien de cause à effet, bien que, d'après une source Scandinave, un mauvais mariage puisse déboucher sur la magie (p. 156). À cet égard, si les deux femmes ensevelies aux vnr/ve s. av. J.-C. dans les marais du Himmerland, au Danemark, peuvent être des épouses adultères (p. 156-159) — en partie dépouillées de leurs vêtements, têtes rasées et certains de leurs membres brisés — leur qualité de sorcière n'est absolument pas assurée. L'A. invoque certes les objets trouvés à proximité de l'une d'entre elles, mais leur interprétation demeure cependant à notre sens totalement hypothétique : la plaque d'écorce de bouleau sous son corps est-elle la « plate-forme de l'échafaudage rituel » ? Le pot, dont un fragment brisé se trouve sur son dos, contenait-il « un onguent ou une drogue pour l'envol » ? Enfin, les trois baguettes de bouleau à côté de sa tête sont-elle un « chemin des morts » ? Et quand bien même ils le seraient, ces objets, ainsi que l'immersion du cadavre face vers le fond, ne pourraient répondre qu'à cette lancinante peur des revenants, particulièrement des criminels et des suppliciés18.

Divorce et répudiation Qui plus est, le droit romain s'avère plus égalitaire en matière de séparation matrimoniale que ne le sont bon nombre de lois barbares, pourtant influencées par Rome. Qu'en est-il du divorce par consentement mutuel, dont la possibilité suppose le consentement « implicite » de l'épouse à son mariage (p. 146) ? Force est de constater que, contrairement à la conclusion de l'A. (p. 143), le divorce n'est guère attesté dans les sociétés germaniques, puisqu'il n'est reconnu que par la Loi des Alamans du vne s. En outre, les lois germaniques ne confèrent le droit de répudiation qu'à l'homme. Ainsi, alors que la Loi des Burgondes reprend au droit romain l'autorisation faite à l'homme de renvoyer sa femme en cas d'adultère, de sorcellerie ou de violation de sépulture (Liber Constitutionum, c. XXXIV-3), elle n'octroie aucun droit de répudiation à la femme. Dans l'Italie lombarde — d'après la législation de Grimoald — le mari peut renvoyer sa femme adultère (Leges a Grimowaldo additae, c. 6 et 7, dans MGH, Leges, t. IV, p. 94) et même — d'après une loi de Liutprand interdisant ces pratiques — la mutiler et la tuer. Un témoignage de répudiation féminine, retenu par l'A., est très sujet à caution : d'après la Vita de Fursy (t 641/652), Leutsinde menace son époux, le maire du palais Erchinoald, de sortir de

17. Trad. A. Chastagnol, Le Bas-Empire, Paris, 1994, n° 37, p. 179-181. 18. C. Lecouteux, Fantômes et revenants au Moyen Âge, Paris, Imago, 1986.

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sa « communauté » (consortium) après lui avoir reproché de dilapider les biens de la famille en les donnant au saint moine irlandais. Pourtant, dans le texte, Leutsinde demande en fait à son époux de la répudier : « Fais-moi sortir de ton consortium, si tu continues ce que tu as commencé » ; ce à quoi Erchinoald répond : « Leutsinde, cesse de parler sans réfléchir ; car si ta fureur ne cessait pas, tu sortirais de ma puissance et tu perdrais tous les plaisirs que je t'ai donnés » (Vita virtutesque Fursei, éd. B. Krusch, MGH, Scriptores Rerum Merovingicarum, t. IV, p. 447 ; trad. R. Le Jan, Famille et pouvoir..., op. cit., p. 344). En outre, ce texte ne date que du début du IXe s. et dépend de ce fait très étroitement du contexte carolingien et de ses préoccupations : ne cherche-t-il pas ainsi à encourager les donations pieuses en stigmatisant Leutsinde pour son éventuelle infidélité, et en valorisant Erchinoald, victime de son épouse ? D'ailleurs, les lois barbares condamnent fréquemment le mariage librement contracté par la femme : YEdit de Rothari sanctionne celui qui aura épousé une jeune fille (liberam puellam) sans l'accord de ses parents (absque consilio parentum aut voluntate) (tit. 214, MGH, Leges, t. IV, p. 52). Quant à la « femme burgonde ou romaine » (non la jeune fille), qui se marie « de sa propre volonté », la Loi des Burgondes ne remet certes pas en cause son union ; cependant, la mariée et tous ses biens passeront entièrement sous la potestas de son époux (tit. C) : Quaecumque mulier burgundia vel romana voluntate sua ad maritum ambulaverit, jubemus ut maritus ipse facultatem ipsius mulieris, sicut in ea habet potestatem, ita et de omnes res suas habeat. En fait, dans le monde nordique, seule l'aire Scandinave semblerait témoigner d'une certaine autonomie de la femme en la matière. Ibrâhîm ben Ya'qûb al-Turtûshî, juif de Tortosa dont le récit de voyage est rapporté par Qazwînî au xiif s., décrit en 965 les habitants de Schleswig/Haithabu de la sorte : « Turtûshî raconte aussi que la répudiation est chez eux à l'initiative de la femme, qui peut se séparer de son mari quand elle veut » (p. 146). De même, la saga des Islandais nous dépeint plusieurs femmes prenant l'initiative de la séparation quand leur mari les menace, elle ou leur famille (Jenny Jochens, Women in old Norse Society, Cornell University, 1995, p. 57-60). Mais la rédaction tardive, aux xir et xiir s., de ces textes littéraires pose à l'historien le constant problème de l'objectivité de la source pour les époques antérieures. Ainsi, d'après la Geste des Danois écrite par Saxo Grammaticus vers 1200, une ambassade est envoyée par le jeune roi des Danois Frotho (III) — bien avant l'évangélisation du Danemark — à la cour du roi des Huns pour obtenir la main de sa fille ; après avoir réussi à convaincre la jeune fille au moyen d'une potion aphrodisiaque, l'un des ambassadeurs, Westmarus, menace le roi «jusqu'à ce que, pour finir, celui-ci l'invite à se renseigner sur les sentiments de sa fille, car autrefois celles qui allaient se marier pouvaient choisir librement leurs époux » (trad. J.-P. Troadec, Paris, Aubier, 1995). Mais qui parle ici ? N'est-ce pas Saxo, clerc proche de l'archevêque de Lund, qui imagine alors a posteriori une antique liberté de consentement, comme le suggère Jenny Jochens pour la saga des Islandais (p. 63) ? Et cette affirmation ne renvoie-t-elle pas à une époque révolue et, pour ainsi dire, mythique ? A contrario, quand Saxo et les sagas de familles dépeignent des femmes se mariant contre la volonté de leurs parents, ces récits aboutissent à « condamner implicitement ces initiatives qui se terminent toujours mal » (Jean-Marie Maillefer, « Le mariage en Scandinavie médiévale », dans Mariage et sexualité au Moyen Age : accord ou crise ?, dir. M. Rouche, Paris, PUPS, 2000, p. 93). En revanche, dans la société romaine, le mariage est théoriquement consensuel. « Ce n'est pas l'union sexuelle qui fait le mariage, mais le consentement » affirme ainsi Ulpien (Digeste, XXXV, 1, 15) ; donc, selon Paul, «il ne peut y avoir mariage s'il n'y a pas consentement de tous, c'est-à-dire de ceux qui se marient et de ceux qui ont sur eux la puissance » (Digeste, XXIII, 2, 2), même si la validité d'un mariage forcé n'est pas remise en cause19. Qui plus est, en droit romain, l'absence de consentement du pater ne semble pas entraîner la nullité du mariage mais seulement Pexhérédation de la fille20 — solution reprise dans l'Espagne wisigothique du vif s. par le Liber Judicum (III, 2, 8).

19. Ph. Reynolds, Marriage in the Western Church... (op. cit n. 6), p. 22-25. 20. J. Gaudemet, « Le statut de la femme dans l'Empire romain », dans La femme, Bruxelles, Librairie

encyclopédique, 1959 (Recueils de la Société Jean Bodin XI-1), p. 191-222, p. 201.

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Ce droit romain imprègne la législation royale. Ainsi, dans l'espace franc, Clotaire II (584-629) interdit à quiconque d'« épouser, prétextant [son] autorité, une veuve ou une jeune fille sans le consentement de celle-ci »21. De même, le droit de l'Espagne du vip s., qui hérite très largement du droit romain, témoigne de la nécessité du consentement de la jeune fille : une loi du Liber Judicum (III, 3, 4) condamne très durement des frères qui, après la mort de leur père, auraient imposé un mariage à leur sœur {contra voluntatem suam) ; plus généralement, d'après une formule wisigothique de dotation maritale, le consentement de la fiancée et de ses parents est requis pour tout mariage22. Le consensualisme strict justifie une liberté totale de divorce durant le Haut-Empire, jusqu'à Constantin. Au Bas-Empire, alors que la répudiation est réglementée, le divorce par consentement mutuel sans faute grave est de nouveau permis en 497, par une constitution de l'empereur Anastase, reprise dans le Code Justinien (V, 17, 9) : elle reconnaît implicitement aux époux la possibilité, en l'absence de toute faute grave, de divorcer d'un commun accord, et autorise explicitement la femme à se remarier après un an, et non pas cinq : si constante matrimonio communi consensu tam mariti quam mulieris repudium sit missum, quo nulla causa continetur, quae consul- tissimae constitutioni divae memoriae Theodosii et Valentiniani inserta est, licebit mulieri non quinquennium expectare, sed post annum ad secundas nuptias convolare. Cette solution est reprise par la Loi romaine des Burgondes (XXI, 1), qui donne pleine liberté aux époux de se séparer d'un commun accord : Consensu partis utriusque repudium dare et matrimonium posse dissolvi. Le divorce est alors largement pratiqué à l'époque mérovingienne, comme le prouvent les formules conservées dans les « formulaires du royaume, volontiers romanisants » (p. 141), qui ne décrivent donc pas stricto sensu les pratiques franques comme le laisse entendre l'A. (p. 146). Ainsi, la formule de Marculf parle d'un consortium conjugale, créé par une copula matrimonii, et à laquelle les époux mettent fin d'un commun accord (placuit utrisque voluntas), parce que ne règne plus entre eux la caritas mais la discordia. L'institution matrimoniale ici décrite est bien romaine : créée par l'accord des époux, elle peut être dissoute quand disparaît ce que les Romains appelaient Yaffectio maritalis et quand cesse le consensus. Conformément au droit romain, la procédure est privée et le juge ne peut s'y opposer (formule d'Angers). Qui plus est, la formule d'Angers est en fait une lettre, un libelle de répudiation envoyé par la femme à l'homme, comme le requièrent les novelles impériales de 439 {Novelle XII de Théodose) et 449 {Code Justinien, V, 17, 8) : Consensu licita matrimonia posse contrahi, contracta non nisi misso repudio dissolvi praecipimus. Marculf peut donc à juste titre rappeler que le divorce n'est valide qu'après l'échange « entre eux de deux lettres de même teneur » (éd. K. Zeumer, MGH, Leges V, Formulae merovingici et karolini aevi, n. 57, p. 24, et II, 30, p. 94). Quant au droit de répudiation, il n'est reconnu à la femme que dans le droit romain, par les deux lois de 331 et 421 {Code Théodosien = Bréviaire d'Alaric III, 16, 1 et 2). La femme peut répudier librement son époux pour homicide, empoisonnement et viol de sépulture, mais doit attendre cinq années avant de se remarier ; en dehors de ces trois cas, elle perd sa dot et sa donation {dos ex marito) et ne peut se remarier ; si le mari n'est coupable d'aucune petite faute (notamment les mauvaises mœurs), elle est même exilée. Mais le mari, lui, peut répudier librement sa femme si elle est adultère, empoisonneuse, entremetteuse ou a de mauvaises moeurs ; cependant, sans raison sérieuse, il perd la dot et ne peut se remarier, sous peine de laisser la dot de sa nouvelle épouse à sa première femme, qui, elle, peut se remarier après un an. La femme est donc très nettement protégée des renvois injustes et dispose d'un droit de répudiation, certes réglementé et moins large que celui de l'homme, mais toujours valide, comme le remarque justement Max Kaser23. Un exemple célèbre nous est donné par saint Jérôme, qui, dans une lettre,

21. Cit. E. Santinelli, Des femmes éplorées?... (op. cit n. 15), p. 128. 22. Promissio dotis, éd. J. GlL, Miscellanea Wisigothica (op. cit. n. 2), n° XIV, p. 87-88 : Itaque quutn consentienti

parentum tuorum animo teque praebenti consensum, intercedentibus nobilibus atque bene natis viris, te mihi in conjugium copularem [...].

23. M. Kaser, Das Rômische Privatrecht. I : Das altrômische, das vorklassiche und klassiche Recht, Munich, Beck, 1955, § 77 (trad. angl. Rolf Dannenbring, Roman Private Law, Londres, Butterworths).

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disculpe une noble romaine convertie, Fabiola, de s'être séparée de son mari vicieux24. En 449, le droit de répudiation est attribué d'une manière encore plus égalitaire par Théodose II et Valen- tinien III, en cas d'infidélité ou de violence du conjoint (Code Justinien, V, 17, 8). Plus généralement, la femme romaine dispose de nombreux droits matrimoniaux. Si le paterfa- milias est bien le chef de famille, les épouses bénéficient pourtant à Rome d'une grande indépendance juridique et autonomie matérielle, puisqu'elles peuvent disposer de leurs biens, les léguer librement en l'absence d'enfants, passer des actes juridiques et se présenter au tribunal ; le régime dotal romain est un régime de séparation des biens, où la communauté de vie n'a que peu de conséquences juridiques25. D'un point de vue juridique, la volonté de l'épouse germanique — à la différence de celle de la femme romaine — ne semble donc en général guère prise en compte pour le mariage. Opposer un patriarcat romain à une dominance féminine germanique paraît de ce fait sinon illusoire, du moins très exagéré. Est-il même pertinent de déchiffrer l'histoire en opposant trop systématiquement l'homme et la femme ?

3. — La femme et le mariage

Le haut Moyen Âge hérite d'un droit qui reconnaît certes une grande indépendance à la femme romaine, mais qui l'exclut d'une partie de l'autorité familiale et de tout pouvoir public. Rappelons cependant qu'à Rome, elle bénéficie de la dignité et du rang social de son époux26. Puis, durant le premier âge mérovingien, les femmes de l'aristocratie jouent un rôle bien souvent comparable à celui des hommes selon N. Pancer. En outre, l'affirmation de la cellule conjugale permet à la femme d'affirmer progressivement son rôle, tant dans le domaine « privé » que « public ». Et, si une morale et une sociabilité plus strictement féminines s'affirment sous l'action des moines et des clercs carolingiens, elles ne sont pas forcément synonymes d'une infériorité sociale spécifique au sexe féminin, au sein d'une société qui ne connaît pas avant la fin du Moyen Âge « le clivage entre un univers féminin privé et domestique et un monde masculin public, extérieur et politique » (N. Pancer, Sans peur et sans vergogne..., op. cit., p. 261).

La femme et le sacré

Dans les sociétés germaniques païennes, la femme entretient un rapport particulier avec le monde surnaturel (chap. IV : « Les charmes de la possession », chap. V : « Les enchantements du corps »). Ainsi, les sorcières et les magiciennes, qui surprenaient déjà les Romains, exercent des pouvoirs de divination et de guérison en pratiquant le chamanisme ou « Chemin des morts ». Face aux progrès du christianisme et de l'État, cette religion féminine se replie dans les domaines du corps et du sexe : les pénitentiels condamnent ainsi une sexualité féminine magique, opposée à une sexualité masculine davantage marquée par la violence, physique ou verbale. « La magie chama- nique, arme de la dominance féminine » devient-elle alors « l'assise de la résistance des femmes » (p. 255) ? Assurément, le sacré païen féminin est, peut-être plus que d'autres, frappé de plein fouet par la christianisation. En outre, l'Écriture sainte propose une religion qui exclut la femme de tout enseignement et autorité dans les assemblées (I Cor 14, 34-35), et une morale où l'épouse — et non la femme — est soumise à son mari — et non à l'homme (Gn 3, 16 ; Eph 5). Enfin, la plupart des intellectuels chrétiens reprennent une ancienne tradition naturaliste, d'origine notamment aristotélicienne, et considèrent le sexe féminin comme naturellement faible — à la suite d'Isidore de Séville (Étymologies, XI, 2, 17).

24. Saint Jérôme, Lettre n° LXXVII, à Oceanus sur la mort de Fabiola, c. 3, éd. et trad. J. Labourt, Lettres, tome IV (Epistulae LXXI-XCV), Paris, Les Belles Lettres, 1954 (Collection des universités de France), p. 41-42. 25. J. Gaudemet, «Le statut de la femme... » (op. cit. n. 20). 26. Ph. Reynolds, Marriage in the Western Church... (op. cit. n. 6), p. 13.

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Cependant, les intellectuels stoïciens, puis l'Écriture sainte et les penseurs chrétiens portent un nouveau regard sur la femme : le christianisme « offre aux femmes la possibilité de se considérer comme des individus indépendants et non plus comme fille, femme, mère de quelqu'un », et « leur permet de s'estimer en tant que créatures spirituelles dotées des mêmes facultés de perfection morale que les hommes » (S. Wemple, dans Histoire des femmes, dir. G. Duby, M. Perrot, tome II : Le Moyen Âge, dir. C. Klapisch-Zuber, Paris, Pion, 1991, p. 188). En effet, l'Écriture sainte est porteuse d'une radicale égalité de l'ensemble du genre humain devant Dieu, dont l'affirmation s'avère particulièrement novatrice pour les femmes. Qui plus est, la femme « chrétienne » entretient aussi un rapport original au sacré. Si, dans la Bible, les hommes constituent l'ossature de l'entourage du Christ, les femmes ont une relation particulière et privilégiée avec le surnaturel : alors que les apôtres ne saisissent pas la nature profonde des paroles du Christ et affichent à l'occasion leur incrédulité, les premières grandes révélations sont adressées à des femmes (Marie, Elisabeth, les saintes Femmes). Par ailleurs, l'Écriture sainte propose des modèles féminins de sainteté : la femme dépravée repentante, la mère très aimante, la femme fidèle — à son mari, au Christ. Durant l'Antiquité puis le haut Moyen Âge, l'histoire du sacré féminin est donc incontestablement faite de continuités entre les périodes « païenne » et « chrétienne ». Ainsi, avant de parler des « chefs de guerre, depuis longtemps passés au christianisme » (p. 255), il conviendrait de rappeler les épouses catholiques qui jouent un rôle religieux, familial et social non négligeable27 ; depuis celles qui convertissent leur époux — Clotilde (avec le roi des Francs, Clovis), Théodelinde (avec le roi des Lombards, Agilulf, 590-616) et Berthe (avec le roi du Kent, Aethelbert, f 616) — jusqu'aux saintes reines — Mathilde, épouse d'Henri l'Oiseleur. Il n'est dès lors pas étonnant de rencontrer durant le haut Moyen Age une sainteté féminine, qui reconnaît à la femme un important rôle religieux et social : la sainte femme, qu'elle soit simple moniale, reine ou abbesse, impose son autorité par ses vertus, notamment par son refus d'une sexualité masculine violente. Radegonde, dont la vie est connue par deux Vitae écrites juste après sa mort en 587 par Baudonivie et Fortunat, est ainsi représentative d'une élite féminine germanique chrétienne, capable d'en imposer aux hommes28 : voilà une femme de sang royal, réduite en esclavage et qui, après avoir été unie de force au roi Clotaire Ier, se sanctifie dans son mariage et oblige son mari à une certaine continence ; après une première tentative de fuite peu avant son mariage, elle parvient à quitter son royal époux et à échapper à deux enlèvements en devenant diaconesse puis moniale ; forte du soutien des grands évêques du moment, elle obtient même l'annulation de son mariage par le concile de Tours de 567 ! Par ailleurs, si le phénomène visionnaire féminin du haut Moyen Âge est indissociable d'un essor plus général de ces manifestations, il semble bien pourtant émerger une mystique féminine originale au sein du christianisme. Ainsi, d'après la Vita d'Âldegonde (f 684), probablement écrite au vnr s., les visions dont bénéficie la sainte reprennent le thème des noces spirituelles du Cantique des cantiques, entre l'époux et l'épouse, le Christ et la moniale, et décrivent les étapes de la vie mystique selon un schéma plus tard repris par Thérèse d'Avila. Cette expérience décide ensuite la sainte à raconter à l'abbé de Nivelles « les visions et révélations spirituelles que le Christ, son époux, lui révéla, et elle les lui a données pour qu'elles soient écrites », car « les miracles du Christ m'exhortent plus à parler que l'autorité à me taire » 29. Les femmes, exclues de tout pouvoir d'ordre et de toute prédication officielle, disposent donc à l'occasion d'une parole efficace, sainte et mystique, et affirment leur autorité en jouant somme toute le rôle d'incitatrices (à la conversion, à la résistance au roi) — à l'instar de ces femmes islandaises appelant à la vengeance (p. 151). Elles acquièrent même à l'époque mérovingienne

27. C. Nolte, Conversio und Christianitas. Frauen in der Christianisierung vom 5. bis 8. Jahrhundert, Stuttgart, Hiersemann, 1995 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 41).

28. La riche personnalité de sainte Radegonde, Poitiers, Comité du XIVe centenaire, 1988. 29. Vie de Sainte Aldegonde réécrite par une moniale contemporaine (vnr s.), trad. M. Rouche, Maubeuge, 1988,

c. 18, p. 30, et c. 11, p. 21-22.

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une autorité officielle, ecclésiastique et publique, avec le développement d'un monachisme féminin soutenu notamment par Césaire d'Arles, Grégoire le Grand et Colomban ; pensons à sainte Salaberge (t 665), fondatrice et abbesse du monastère double de Saint- Jean de Laon. Enfin, le pouvoir de bénir est attribué dès 1100 à des saintes, puis à partir du xiip s. à des abbesses et des laïques, de sorte que la femme semble acquérir une très nette fonction d'intercession30. Quant aux laïcs, le christianisme leur propose une morale conjugale fondée sur la réciprocité.

Mariage et amour

D'après le Nouveau Testament, notamment les lettres de Paul, l'amour conjugal est un don total et réciproque, doté d'une grande richesse spirituelle — un musterionl sacramentum : chaque époux ne s'appartient plus, et les deux forment une indissoluble communauté de corps et d'âme, unie dans l'amour de Dieu. Par l'union des corps et des âmes, l'amour est donc bien au cœur de la relation conjugale ; et « les époux ont beau vieillir ensemble dans un mariage heureux et voir s'éteindre les feux ardents de l'âge, l'amour cependant fleurit toujours entre eux », viget tamen ordo caritatis inter maritum et uxorem (saint Augustin, De bono conjugali, 3). Ainsi, « l'amour est sacrement, et l'amour est le sacrement de l'amour » comme le dit si bien Hugues de Saint- Victor au xip s.31. Paul et la plupart des penseurs chrétiens de l'Antiquité affirment donc une morale conjugale à certains égards en totale contradiction avec le droit romain32, même si la doctrine du libre consentement s'accorde partiellement au consensualisme romain. Il y a bien une égale dignité humaine et religieuse, naturelle et surnaturelle, des époux au sein du couple, qui oblige à une morale de la réciprocité car, ainsi que le rappelle saint Jérôme, « tout ce qui est enjoint aux hommes rejaillit, par voie de conséquence, sur les femmes » ; de même, d'après Jonas d'Orléans, « il n'est pas permis à l'homme ce qui ne l'est pas à la femme » : nec viro licet quod mulieri non licet (De institutione laicali , lib. II, c. 4). Ce programme ne reste pas lettre morte et est par exemple proposé en modèle conjugal par saint Eloi dans un de ses sermons33. Cette morale ne contredit bien évidemment pas la relation hiérarchique entre l'époux et l'épouse car « les chefs ne doivent pas croire que les subordonnés leur soient inférieurs par la nature de leur être ; ils le sont par l'ordre » (Jonas d'Orléans, De institutione laicali, lib. II, c. XXII ; d'après Grégoire le Grand, Moralia in Job, XXI, 10). Dans une lettre déjà citée, saint Jérôme met en pratique cette morale en innocentant Fabiola, divorcée d'un époux vicieux34 : si le Christ a interdit de répudier la femme « hors le cas de fornication » (Mat V, 32), alors, selon l'audacieuse exégèse de Jérôme, « si une épouse adultère peut être répudiée, on ne saurait obliger une femme à garder un mari dépravé », car « tout ce qui est enjoint aux hommes rejaillit, par voie de conséquence, sur les femmes ». Certes, « chez les païens, les rênes de la pudeur sont bien relâchées en faveur des hommes ; seul le stupre et l'adultère sont condamnés, mais il est permis, à leur fantaisie, de satisfaire leur passion dans les lupanars ou avec les petites esclaves » ; mais, poursuit le célèbre saint, « Papinien ordonne une chose et notre Paul en ordonne une autre (...) Chez nous, ce qui n'est pas permis aux femmes, ne l'est pas non plus aux hommes ». Qui plus est, s'il ne justifie pas son remariage — « une faute dont elle a, elle-même, rendu publique la pénitence » —, Jérôme n'hésite pas à minorer l'erreur de cette femme en invoquant son ignorance de la « vigueur de l'Évangile » et le « cas de nécessité » : il applique à Fabiola la fameuse recommandation « mieux vaut se marier que de brûler » (I Cor VII, 9), que Paul destinait aux célibataires et aux veuves !

30. J. Wirth et I. Jeger, « La femme qui bénit », dans Femmes, art et religion au Moyen Âge, dir. J.-Cl. Schmitt, Strasbourg, Presses universitaires, 2004, p. 157-179.

31. Hugues de Saint- Victor, Super Canticum Mariae. Pro Assumptione Virginis. De beatae Mariae virginitate. Egredietur virga - Maria porta, trad. Bernadette Jolles, t. II, Turnhout, Brepols, 2000, p. 248-249.

32. H. Crouzel, L'Église primitive face au divorce, Paris, 1971, p. 377-378. 33. Vie de saint Eloi, évêque de Noyon et de Tournai, par saint Ouen, trad. F.-J. Parenty, Arras, 1851, p. 140. Je

remercie Jean Heuclin (Université Catholique de Lille) à ce sujet. 34. Saint Jérôme, Lettre n° LXXVII, à Oceanus sur la mort de Fabiola, c. 3 (op. cit. n. 24), p. 41-42.

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De même, saint Augustin soutient à la suite des stoïciens l'égale culpabilité de l'homme et de la femme adultères dans son De adulterinis conjugiis (429) : « pour n'importe quel genre de fornication, que ce soit de la chair, que ce soit de l'esprit, ce dernier cas signifiant l'incroyance, si une femme répudie son mari, il ne lui est pas permis de se remarier avec un autre, et si un homme renvoie sa femme, il ne lui est pas permis d'en épouser une autre » (I, 25) 35. Logiquement, avec la christianisation de la société et des princes, cette morale influence progressivement la législation. Ainsi, le roi Chindaswinth (641-653) modifie l'ancien droit romain en interdisant le divorce, sauf en cas d'adultère de la femme comme le prescrit le Christ, et en punissant sévèrement l'adultère masculin {Liber Judicum, III, 6, 2). Au siècle suivant, en Italie, le roi Liutprand (712-744) — le premier à fortement imprimer la marque chrétienne sur le droit lombard — interdit au mari de mutiler ou tuer l'épouse adultère, après avoir prescrit le paiement au mari par l'amant de son wergeld : Si vero ipsa mulier in hac inlecita causant consentiens fuerit, potes- tatem habeat maritus ejus, in eam vindicta dare, sibi in disciplina, sibi in vindicionem, ubi voluerit ; verumtamen non occidatur, nec ei sematio corporis fiât {Leges Liutprandi, MGH, Leges, t. IV, op. cit., c. 121, p. 158). De même, dans le monde franc, l'époque carolingienne est celle de la victoire de « l'Empire chrétien sur la païennerie chamanique » (p. 483). Alors que, durant la période mérovingienne, le droit continue de différer à bien des égards de la morale chrétienne, les clercs réussissent à imposer leur modèle matrimonial au IXe s. (chap. VI : « L'augustinisme matrimonial »). Comme le montre remarquablement l'A., la distinction romano-canonique entre épouse légitime et concubine est alors plaquée sur l'ancien système familial païen, ce qui permet d'« éviter d'avoir à reconnaître la polygamie ». Après le mariage de Charlemagne avec Désirée, fille du roi des Lombards, Himiltrude, première épouse de Charlemagne, est ainsi considérée par Eginhard comme une « concubine » ; en effet, le roi n'entend pas la répudier, tandis que, dans le système monogame chrétien, Eginhard ne peut pas lui attribuer le rang d'épouse légitime (p. 298). Après le règne de Louis le Pieux, la concubine devient une alternative à l'épouse, une « épouse de jeunesse » renvoyée au moment du mariage légitime. Mais ce fragile compromis éclate quand Lothaire II répudie Teutberge, épouse Waldrade et confond ainsi à nouveau concubine et épouse (p. 304) ; désormais, les clercs exigent plus strictement la fidélité conjugale, notamment en imposant l'indignité des enfants issus des unions secondaires. Or, cette évolution participe d'une promotion de la famille conjugale, depuis l'époque romaine (Paul Veyne) jusqu'à l'an mil, et qui aurait mérité une analyse particulière, en raison de ses implications matérielles, sociales, politiques et idéologiques. Ainsi, Isabelle Real a parfaitement montré que, dans les vitae et les chroniques mérovingiennes, la gestion du patrimoine familial est l'affaire commune du couple, même si le mari s'occupe plus particulièrement du patrimoine immobilier et la femme des biens domestiques36. De sorte que si les divorces semblent se multiplier au ixe s. (p. 317), il faut probablement y voir une déformation des sources due à une meilleure christianisation de la société par l'Église.

Une crise de la condition féminine entre les Xe et xif s. ?

Au Xe s., la mise en place du modèle lignager — « une patrilignée à décrochements féminins » (p. 347) — ne contredit pas a priori la promotion du couple, sans asservissement particulier de la femme au pouvoir masculin, contrairement à l'opinion de Georges Duby ; en effet, selon ce dernier, la femme est progressivement exclue de l'héritage et perd le contrôle de sa dot. En fait, l'hérédité des honores lui permet de jouer un rôle dynastique, en transmettant la nobilitas et,

35. Cité par H. Crouzel, « "Pour former une seule chair". L'interprétation patristique de Gn 2, 24, la loi du mariage », dans Mélanges offerts à Jean Dauvillier, Toulouse, Centre d'histoire juridique méridionale, 1979, p. 223-235, p. 230.

36. I. Real, « Entre mari et femme : dons réciproques et gestion des biens à l'époque mérovingienne d'après les chroniques et les Vies de saints », dans Dots et douaires dans le haut Moyen Âge, Rome, École Française de Rome, 2002, p. 389-406.

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parfois, la potestas (K.E Werner, « Les femmes, le pouvoir et la transmission du pouvoir », dans La femme au Moyen Âge, éd. M. Rouche, J. Heuclin, Maubeuge, 1990, p. 365-379). Quant aux mariages arrangés, ils sont de toutes les époques... En outre, tandis que le modèle conjugal s'impose aux IXe et Xe s. à la noblesse, la femme noble devient la conseillère de son mari et participe même à la gestion du consortium en donnant son consentement aux donations de son époux (par ex. Régine Le Jan, « L'épouse du comte du IXe au xie s. : transformation d'un modèle et idéologie du pouvoir », dans Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, Picard, 2001). Elle est certes d'un rang inférieur à son mari : cependant, d'une part sa fidélité suppose une réciprocité des obligations ; d'autre part, cette domina, qui participe toujours à l'héritage, occupe une position de premier plan à la cour, tant vis-à-vis des autres femmes que des vassaux de son conjoint. Le Liber tramitis de Cluny ne prévoit-il pas un rituel d'accueil quasiment identique pour le roi et la reine 37 ? Les travaux les plus récents relativisent même considérablement la mutation de l'an mil en matière de structures familiales : ainsi, selon Constance Brittain Bouchard, le système de parenté est influencé dès le viip s. par le modèle patrilinéaire38, et il demeure encore très largement indifférencié au tournant des deux millénaires d'après R. Le Jan39. Nous retrouvons une situation similaire aux échelons plus modestes de la société nobiliaire. Dans le Vendômois de Dominique Barthélémy40, le pouvoir marital progresse incontestablement aux xr et xirs., avec le renforcement de la communauté de biens au sein des familles conjugales et le contrôle plus fréquent exercé par le mari sur le patrimoine de son épouse. Mais il n'en demeure pas moins que la femme mariée conserve habituellement une belle marge de manœuvre : elle peut infléchir la puissance de son époux en requérant l'accord de ses enfants ou de son père pour toute aliénation de ses biens ; elle conserve aussi ses dotations après la mort de son mari et les transmet à ses enfants. Dans le Bas Languedoc d'É. Magnou-Nortier, la position de la femme semble encore plus assurée à tous les niveaux de la société, notamment sous la forte influence du droit romain, puisque les époux gèrent ensemble leurs deux patrimoines demeurés distincts (« Réalité juridique et sociale du couple d'après les sources du Bas Languedoc avant 1100 », dans Mariage et sexualité au Moyen Âge, op. cit.). Certaines femmes parviennent même à imposer fortement leur autorité au sein du couple. Prenons l'exemple d'Emma de Blois, fille du comte de Blois, Tours et Chartres, si bien analysé par Elisabeth Carpentier (« Un couple tumultueux en Poitou à la fin du Xe s. : Guillaume de Poitiers et Emma de Blois », dans Mariage et sexualité au Moyen Âge, op. cit.) et Georges Pon41 : mariée en 967/68 à Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, elle décide vers 977 de quitter son mari avec son jeune enfant Guillaume, perd son douaire mais conserve sa dot. Or, au dire du chroniqueur le moine Pierre de Maillezais, qui écrit entre 1060 et 1072, Guillaume doit supplier son épouse de revenir, afin de retrouver l'alliance du comte de Blois face à son ennemi, le comte d'Anjou ; après la réconciliation de 988, il lui restitue même l'année suivante son douaire, qu'il augmente, avant de prendre l'habit monastique et de laisser le pouvoir à la comtesse douairière et à son fils — dont elle choisit l'épouse. Ce cas est emblématique à trois points de vue : le crime ici dénoncé est un adultère masculin, dénonciation jusqu'à présent rarissime ; dans son combat, Emma dispose en outre d'une liberté qui dépasse celle donnée par le droit romain, puisqu'elle répudie en quelque sorte son époux pour adultère, tout en conservant sa dot ; enfin, un siècle plus tard, le moine Pierre demeure très favorable à Emma — il est vrai fondatrice de son monastère.

37. Liber tramitis aevi Odilonis, 169, éd. P. Dinter, Siegburg, 1980, p. 242 (Corpus consuetudinum monasticarum, 10). 38. C. B. Bouchard, « Those of My Blood ». Constructing Noble Families in Médiéval Francia, Philadelphie, University

of Pennsylvania Press, 2001. 39. R. Le Jan, « De la France du Nord à l'Empire. Réflexions sur les structures de parenté au tournant de l'An

Mil », dans Hommes et sociétés dans l'Europe de l'An Mil, éd. P. Bonnassie, P. Toubert, Toulouse, Presses de l'Université du Mirail, 2004, p. 163-184.

40. D. Barthélémy, La société dans le comté de Vendôme de l'an mil au xiv siècle, Paris, Fayard, 1993, p. 543-551. 41. Pierre de Maillezais, La fondation de l'abbaye de Maillezais : récit du moine Pierre, éd. et trad. par Y. Chauvin

et G. Pon, La Roche-sur- Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2001, p. 25 (G. Pon, « Présentation »).

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Qu'en est-il de la misogynie des lettrés, qui accompagnerait cette victoire masculine et se généraliserait dans l'Église avec la réforme grégorienne ? Certains auteurs, ecclésiastiques ou non, sont incontestablement très méfiants à rencontre des femmes. Mais, là encore, il convient de replacer ces propos dans une plus longue durée et de ne pas sombrer dans un trop grand schématisme. Marie-Thérèse d'Alverny42 a bien montré que, si saint Jérôme a des propos très durs à rencontre de la femme — principe de tous les maux — il s'inscrit dans une antique tradition antiféministe, grecque et romaine, méprisant la nature féminine et ses vices. Quant à son ouvrage le plus antiféministe, VAdversus Jovinianum, il est adressé aux clercs, afin de les encourager dans la chasteté et les détourner des liens conjugaux. Par ailleurs, saint Jérôme conseille, félicite et soutient fréquemment des chrétiennes contre des hommes. Il n'en demeure pas moins que ses écrits ont incontestablement influencé les intellectuels postérieurs, notamment au xip s. Jean de Salisbury : vigoureux satiriste de l'état conjugal et des femmes, il s'inspire de saint Jérôme et des grands auteurs grecs et latins43. Cependant, là encore, les ouvrages les plus antiféministes sont généralement destinés aux clercs et aux moines, pour les prémunir contre les tentations de la chair ; à cet égard, ils participent de la réforme grégorienne et de sa vigoureuse lutte pour le strict célibat des clercs. Par ailleurs, cette mise en garde contre la femme incitatrice au péché ne constitue qu'un aspect d'un sévère tableau des dangers du monde, que nous dépeint par exemple Hugues de Fouilloy dans son De nuptiis. Peut-on pourtant réduire la position de l'Église à cette époque à celle de saint Jérôme ? En dehors des questions dogmatiques, ne convient-il pas plutôt d'insister sur la diversité des approches au sein d'une Église très plurielle ? Augustin demeure ainsi une référence de choix sur les questions anthropologiques et matrimoniales, comme le souligne justement M.-Th. d'Alverny. L'évêque d'Hippone, plus modéré que Jérôme, considère l'homme et la femme également coupables lors de la chute, et voit dans la formation de la femme à partir de la côte de l'homme un double symbole : la naissance de l'Église et l'amour conjugal. En pleine réforme grégorienne, Bruno de Segni (| 1123) reprend cette exégèse spirituelle : le châtiment de la femme annonce en fait les futures persécutions subies par l'Eglise, et sa fécondité ; remarquons au passage qu'il n'hésite pas à appliquer le concept isidorien de mollesse féminine à certains prélats (« docteurs de l'Église »), nous rappelant que l'opposition homme/femme n'est pas aussi marquée qu'on le croit. Au xir s., la vision de la femme s'infléchit même chez plusieurs théologiens, alors que triomphe la réforme grégorienne. À côté d'une tradition littéraire toujours vivace présentant la femme comme source de tous les maux, les intellectuels chrétiens développent à foison le thème de la Nouvelle Eve, source de salut, après la première, source de péché. Parmi eux, saint Bernard, qui n'hésite pas affirmer dans un sermon sur la Nativité de la Vierge : « Ne dis plus, ô Adam : la femme que tu m'as donnée m'a donné le fruit défendu ; mais dis plutôt : la femme que tu m'as donnée m'a nourri d'un fruit béni»44. S'inspirant de l'Écriture sainte, de la liturgie et des Pères, il intègre la femme, égale de l'homme devant Dieu, dans une analyse théologique plus globale et insiste sur le rôle des femmes bibliques dans l'histoire du salut ; dans sa correspondance, il n'hésite pas même à faire part de son affection et de son «amour» à la comtesse Ermengarde45 — selon une tradition inaugurée par Venance Fortunat et Radegonde. Un autre théologien joue un rôle fondamental dans ce nouveau regard porté sur la femme : Hugues de Saint-Victor. Très souvent repris par la suite — en premier lieu par Pierre Lombard — il s'inspire d'Augustin pour affirmer que l'homme et la femme sont tous deux coupables de la chute. Sur la formation de la femme, il va plus loin que l'évêque d'Hippone : la côte montre bien que la femme ne doit être ni la souveraine, ni l'esclave de l'homme, mais sa compagne. De

42. M.-Th. cTAlverny, « Comment les théologiens et les philosophes voient la femme », Cahiers de civilisation médiévale, XX, 1977, p. 105-128.

43. Ph. Delhaye, « Le dossier antimatrimonial de T'Adversus Jovinianum" et son influence sur quelques écrits latins du xir siècle », Mediaeval Studies, 13, 1951, p. 65-86.

44. M.-Th. d'ALVERNY, «Comment les théologiens...» (op. cit. n. 42), p. 117. 45. J. Leclercq, La femme et les femmes dans l'œuvre de saint Bernard, Paris, Tequi, 1982, p. 25-28 et 38-44.

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même, il modère la faiblesse naturelle de la femme en précisant que, si l'homme est l'image de la sagesse (tournée vers le divin), la femme celle de la prudence (tournée vers l'humain) et l'animal celle de la sensibilité, ces trois facultés existent chez tout être humain. Hildegarde de Bingen offre aussi un regard à certains égards original : tout en reconnaissant la faiblesse du sexe féminin, nécessairement soumis à la force de l'homme, elle insiste sur les grandes qualités des femmes : la douceur, l'amabilité et la moindre concupiscence. Enfin, selon Sharon Farmer, de nombreux clercs et moines des années 1050-1200 — notamment Thomas de Chobham dans sa Summa confessorum (ca 1215) — valorisent les qualités spécifiquement féminines et les discours des pieuses épouses, dont la valeur spirituelle permettra de convertir le mari... «même au lit»46! Dans ces conditions, il est bien difficile de considérer l'amour courtois comme « l'empreinte de leur ancienne dominance sur leur dépendance nouvelle » (p. 487). D'autant que, si les troubadours exaltent une domina difficilement accessible, ils accablent la femme quotidienne de tous les défauts ; leur discours dénote une contradiction manifeste entre la femme idéalisée et la femme réelle. En outre, le christianisme explique largement la genèse de cet amour courtois, qui s'enracine, selon Cari Jaeger, dans une pédagogie moralisante héritée de l'Antiquité et enseignée dans les écoles cathédrales : fondée sur Yamicitia, c'est-à-dire sur un amour de vertu entre les hommes, elle doit permettre, en se pliant à une morale et une discipline, d'obtenir les faveurs du souverain et de réformer les moeurs aristocratiques. Or, à partir de la fin du XP s., ce discours clérical concerne de plus en plus les relations entre l'homme et la femme ; en témoignent les lettres de Baudri de Bourgueil à Constance, moniale du Ronceray, et à Adèle de Blois, qui reprennent ce double registre rhétorique du jocus amoris et de la disciplina morum41. En revanche, si le discours courtois est inséparable de la société latine et chrétienne qui l'a vu naître, il n'en demeure pas moins que la courtoisie propose une conception exclusivement sentimentale de l'amour, bien éloignée de l'amour chrétien : « Car l'amour parfait — sachez-le — n'est rien d'autre que le désir » (Aimeric de Belenoi) — désir de la femme d'un autre, où se mêlent la souffrance et le plaisir, l'angoisse et l'exaltation48. Le sentiment est-il pour autant étranger au modèle amoureux proposé par les clercs ?

4. — Les clercs et la sexualité

L'Église grégorienne aurait voulu contrôler étroitement la sexualité conjugale en mettant en application la pensée ascétique de saint Jérôme. D'où un « paradoxe : au xne s., l'Église traque le péché moins dans les déviations sexuelles que dans l'union légitime des sexes. Ses clercs, en même temps qu'ils insistent sur la sacralité du mariage, y dénoncent la malignité du plaisir » (p. 408). Ce rigorisme ne manquerait pas alors de provoquer divers traumatismes, dont l'A. étudie les manifestations grâce à la psychanalyse (chap. IX : « Question d'être »). Ainsi, dans son De vita sua, l'horreur de Guibert face à la corruption du monde, cache en fait de véritables fantasmes, fruits de frustrations — père mort, précepteur autoritaire... La première histoire d'Amleth, rapportée par Saxo, fait, elle aussi, l'objet d'une telle analyse : un fils se venge de son oncle paternel, parce qu'il a tué son père et épousé sa mère ; en fait, dans la version initiale de l'histoire, le mauvais oncle était l'oncle maternel (Amleidh signifie en danois « qui hait son oncle maternel »), transformé en oncle paternel par Saxo car, dans le modèle lignager du xir s., c'est lui le malveillant (p. 443 et 451-453). Or, ce schéma ne correspond qu'imparfaitement aux modèles classiques de l'anthropologie ou de la psychanalyse : le père aime son fils, l'oncle est malveillant avec son neveu mais aime aussi sa sœur (la mère du fils), contrai-

46. S. Farmer, « Persuasive Voices : Clérical Images of Médiéval Wives », Spéculum, 61, 1986, p. 517-543. 47. C.S. Jaeger, The Origins of Courtliness : Civilizing Trends and the Formation of Courtly Ideals (939-1210),

Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1985 ; - Id., The Envy of Angels. Cathedral Schools and Social Ideals in Médiéval Europe, 950-1200, Philaldelphie, University of Pennsylvania Press, 1994.

48. M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992, p. 104-106.

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rement au parallélisme des relations oncle maternel/neveu et frère/sœur mis en évidence par Claude Lévi-Strauss ; qui plus est, dans l'histoire d'Œdipe, le fils tue son père mais n'a rien à reprocher à sa mère, alors qu'ici le bon père est le père biologique, absent, tandis que la mère est tout à la fois aimée et crainte. En fait, l'A. voit dans cette histoire le témoignage d'un nouveau complexe, celui d'Amleth, caractéristique des hommes du xir s. : le fils angoissé par sa mère — castratrice fantasmée — et par son oncle — mauvais père — refoule sa peur par la misogynie et le meurtre de son oncle. Mais pouvons-nous ainsi appliquer aux sources médiévales la psychanalyse, « découverte moderne d'un très ancien objet de savoir » (p. 411) ? Saxo ne narre-t-il pas, plus simplement, la banale vengeance d'un meurtre doublé d'un inceste ? D'ailleurs, une telle analyse, de la castration ou du corps féminin, appliquée aux textes d'autres époques — par exemple aux lois germaniques ou à la documentation hagiographique — aboutirait certainement à identifier d'innombrables peurs durant tout le haut Moyen Âge, qui ruineraient la spécificité de la crise du xip s. Plus fondamentalement, peut-on utiliser dans la recherche une discipline qui utilise des méthodes étrangères à la science historique, comme la libre association des idées ? Il y a là divers problèmes méthodologiques que l'A. laisse à mon sens entiers, tandis que la place de la sexualité dans le christianisme doit être précisée.

La sexualité, un mal ?

Le mariage et la sexualité, qui n'ont jamais été considérés comme un mal en soi et interdits par l'Église, occupent une place fondamentale dans la morale chrétienne, ne serait-ce qu'en raison de leur objet : la procréation. D'ailleurs, la christianisation entraîne un progressif abandon des restrictions à la naissance, fréquent dans les sociétés gentilices (ainsi qu'à Rome). Certes, d'après l'A., les interdits de temps, moins nombreux, commencent à être appliqués à partir du xr s. par des femmes souhaitant juguler la vigoureuse sexualité de leur mari et éviter de trop nombreuses grossesses. Cependant, ces interdits ne compensent pas la diminuation des pratiques contracep- tives et abortives, de sorte que, logiquement, les naissances augmentent (p. 385-388). Cet essor démographique soutient logiquement l'essor économique, même s'il est difficile de faire du second la cause logique du premier : « La seigneurie voulait des bras, la paroisse veillera à ce qu'elle les ait » (p. 358). En effet, l'Église combat l'infanticide, la contraception et l'avortement, non pour des raisons socio-économiques {contra, p. 356), mais pour l'application du « commandement biblique "Croissez et multipliez" » {contra, p. 358). Chacun sait que saint Augustin, dans son De bono conjugali (c. 32), détermine les trois biens du mariage : proies, fides, sacramentum, qui influencent profondément par la suite la théologie du mariage ; comprenant le grec suggnomè de Paul (Cor 7, 1-6) non comme une « dérogation » mais comme une « tolérance » {venia)i9, il considère même l'union sexuelle « sans avoir en vue la génération » comme un péché véniel {De bono conjugali, 6). Naturellement, cette exigence est de suite intégrée aux premiers pénitentiels, à l'instar de celui de Finnian (vr s.) : « le mariage n'a pas été donné par Dieu pour la jouissance mais en vue de procréer » (c. 46, trad. C. Vogel, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, Le Cerf, 1969, p. 118). De ce fait, le mariage est un « bien », « à cause de la procréation des enfants » et « en raison de la société naturelle qu'il établit entre les deux sexes » {De bono conjugali, 2). Au IXe s., Hincmar de Reims va même plus loin en intégrant l'union sexuelle dans le mystère du mariage et en préparant la théorie de la ratification du mariage par sa consommation. En effet, dans une lettre aux archevêques de Bourges et de Bordeaux à propos d'une affaire « de mœurs » (la non- consommation par le comte Etienne de son mariage), il affirme : « Les noces ne contiennent pas en elles le sacrement du Christ et de l'Église si, comme le dit le bienheureux Augustin, elles ne sont pas vécues conjugalement, c'est-à-dire si l'union sexuelle ne les a pas suivies»50. Durant les

49. G. Mathon, Le mariage des chrétiens. I : Des origines au concile de Trente, Paris, Desclée, 1993, p. 123. 50. Hincmar de Reims, P.L., 126, col. 137 : Nec habent nuptiae in se Christi et Ecclesiae sacramentum, sicut beatus

Augustinus dicit, si se nuptialiter non utuntur, id est, si eas non subsequitur commistio sexuum.

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années 1140, Gratien suit cette tradition et affirme dans son Décret que le mariage, commencé (initiatum) par l'échange des consentements, est ratifié (ratum) par l'union sexuelle51. Cependant, incontestablement, un courant ascétique traverse la société de l'an mil car, tandis que les hérésies prônent le refus du mariage et de la procréation, les réformateurs et certains milieux populaires luttent ensemble contre le nicolaïsme et pour la chasteté des clercs (p. 359-365). Simultanément, l'homosexualité se répand parmi les clercs aux XF et xir s., avant de gagner les milieux lettrés proches du pouvoir, et bénéficie d'une certaine tolérance de la part des réformateurs (p. 388-405). Enfin, la fréquence des unions illégitimes laisse supposer une certaine indulgence des clercs à leur égard (p. 405-408). Mais cette victoire des hommes chastes aboutit-elle à un mépris pour la sexualité ? Assurément, cette époque connaît de rudes discours contre la sexualité. À juste titre, l'A. invoque Pierre Damien (p. 368-375), qui incarne une tradition rigoriste. Son mépris du monde et de la chair, souvent comprise au sens propre, l'incite à fréquemment dévaloriser la sexualité. Ainsi, quand il met en garde l'homme contre la femme qu'il embrasse (« regarde le pus, la puanteur insupportable qu'elle sera bientôt, et que la représentation de cette pourriture future t'incite à mépriser sagement le déguisement d'une beauté d'apparence »), il s'en prend à la corruption du sexe et de la chair, mais non à la femme en soi ; en témoigne par ailleurs la direction spirituelle qu'il assure auprès de grandes dames, telle l'impératrice Agnès. En fait, son discours participe d'une spiritualité très monastique, exaltant la Virginité de Marie et du Christ, et insistant tout à la fois sur la déchéance transmise par le péché originel et sur la Toute-Puissance de Dieu. Pierre Damien utilise ainsi un vocabulaire qui, s'il ne valorise pas la sexualité conjugale, participe d'une rhétorique à vocation spirituelle exaltant au moyen de métaphores, parfois crues, l'union mystique de l'âme à Dieu. Sans cela, on ne peut le comprendre quand il affirme dans le De Divina omnipotentia : « L'époux charnel corrompt les arcanes de la virginité ; mais cet Époux céleste reconstitue aussitôt sans difficulté dans leur honneur virginal (virginale decus) celles qu'il s'unit endommagées (violatas), de sorte qu'elles se dépouillent des souillures de la saleté contractée » (trad. R. Bultot, La doctrine du mépris du monde, t. IV : Le xf siècle, 1 : Pierre Damien, Louvain-Paris, 1964, p. 106). Nous retrouvons une même exaltation rhétorique de la virginité quand, dans un sermon, il commente le psaume Ego autem sum vermis et non homo — appliqué au Christ — il en déduit : « de même que le ver naît du bois sans semence d'autrui, ainsi le Christ naquit de la bienheureuse Vierge sans aucune concupiscence de la chair»52. S'agit-il pour autant d'un discours exclusivement « angélique », où la sexualité serait un mal en soi, une « damnation » ? Il semble bien que non. En effet, dans un sermon pour la fête d'Alexis, il voit dans le mariage une donnée positive de la vie chrétienne et rend ainsi hommage aux parents du saint : « C'est pourquoi une si remarquable postérité naquit dignement d'un pudique lit conjugal, si chaste, si saint et si immaculé » ; la chasteté conjugale n'exclut donc pas la génération. Puis Pierre d'inciter les fidèles présents à « procréer une descendance digne de Dieu » 53. Plus généralement, Pierre Damien module son discours en fonction de son auditoire. Et tandis qu'il reconnaît devant les fidèles les vertus du mariage, il réserve ses considérations les plus rigoristes au sujet de la sexualité dans ses opuscules destinés aux moines. Ces derniers participent alors d'une littérature qui « ne s'adresse ni à des femmes, ni même à des laïcs », mais qui est « pure affaire de discipline ecclésiastique » (Jacques Dalarun, « Regards de clercs », dans Histoire des femmes..., op. cit., p. 38), afin de mettre en garde les clercs et les moines contre les tentations de la chair. Pierre Damien est donc représentatif de ce courant monastique, rigoriste, lequel, sans pour autant remettre en cause le mariage, exalte la virginité et dénonce vertement le plaisir et les abus de la sexualité. Plus généralement, cette image de la sexualité participe d'une philosophie chrétienne

51. J. Gaudemet, « Indissolubilité et consommation du mariage. L'apport d'Hincmar de Reims », Revue de droit canonique, 30, 1980, p. 28-40.

52. Pierre Damien, P.L., 144, col. 760. 53. Ibid., col. 652-653.

SEXUALITÉ ET PARENTÉ 161

très influencée par le platonisme, qui assimile la découverte de Dieu au détachement du monde charnel. Les conséquences de cette approche sont telles que Hugues de Saint- Victor doit écrire le quatrième chapitre de son De beatae Mariae virginitate, pour répondre « à ceux qui demandent comment un amour conjugal dont sont exclues les relations charnelles ne pourrait pas, avec la même vérité, être consacré aussi entre personnes de même sexe » 54 ! En effet — poursuit Hugues quelque peu embarrassé — « l'amour conjugal est sacrement, non pas à cause d'une disparité de sexes, mais d'une différence de nature ». Ce courant néo-platonicien, avec des personnages aussi divers que saint Jérôme, Hugues de Saint- Victor et Vincent de Beauvais, parcourt donc l'histoire de l'Occident chrétien et semble davantage associé à la permanence de traditions intellectuelles qu'à une crise paroxystique de la sexualité médiévale. Par ailleurs, à la même époque, de nombreux clercs ou moines valorisent ouvertement la conju- galité, alors que l'amour conjugal se trouve bafoué dans la poésie courtoise et les fabliaux et que l'usage même de la sexualité est contesté par les manichéens. Ainsi, saint Bernard, dans un sermon prononcé vers 1144 contre des hérétiques, reprend saint Paul, selon lequel « le mariage est digne d'honneur et le lit nuptial est immaculé » (Hb 13, 4) ; puis il affirme fortement : « le mariage, qui est honnête, ne peut avoir été créé honteux par l'auteur de l'honnêteté ». Egbert de Schônau (11184) ne cesse de répéter dans un sermon contre les cathares que Vopus conjugale « n'est pas un mal », mais doit être accompli avec tempérance « de façon à garder en tout le respect que le mari doit à Dieu en sa femme » ; il ajoute fort prudemment : « Comment cela doit se faire, les hommes sensés le savent bien » 55. De même, cinq chartes de douaire du Laonnois, rédigées par des clercs durant les années 1163-1181 et probablement lues par l'homme devant l'église avant le mariage, contiennent des préambules qui font l'éloge des noces : en substance, affirment-elles, l'état conjugal n'a pas été souillé par le péché, comme en témoignent le conjugium d'Adam et Eve et le miracle des Noces de Cana, car Dieu le Père « préfigure » (prefiguraref) dans l'« alliance » (foedus) matrimoniale le sacrement du Christ et de l'Eglise56.

Le plaisir sexuel

Pourtant, selon Paul Veyne et Michel Foucault, se développe dès le Haut-Empire chez les Romains païens une prohibition du plaisir. Ce « puritanisme de virilité » apparaît ensuite chez les chrétiens, qui adoptent à partir du IIe s. la morale stoïcienne et son encouragement à la procréation, contre les gnostiques et leur refus de la chair (Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l'Occident, Paris, Seuil, 1981, p. 103-105). Or, selon cette morale, la vertu repose sur la raison : les passions sont condamnables, car elles sont des mouvements irrationnels de l'âme ; comme l'affirme Marc-Aurèle, « le plaisir n'est donc, ni chose utile, ni bien» et «contre le plaisir, je vois la tempérance»57. À la suite du moraliste païen Sextus, saint Jérôme considère qu'« adultère est l'amoureux trop ardent de sa femme » ; et Grégoire le Grand, dans sa lettre au moine Augustin, précise que ce n'est pas l'union sexuelle en soi qui est coupable, mais la volupté (J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser, Paris, Seuil, 1983, p. 109). Au xir s., Hugues de Saint- Victor, très influencé par la philosophie néo-platonicienne, demeure fidèle à cette approche : selon lui, le désir sensuel rend la relation conjugale nécessairement peccamineuse ; aussi, « si la faute du plaisir illicite ne souillait pas celle qui conçoit, jamais le châtiment de la douleur ne torturerait celle qui enfante»58. Mais est-ce pour cela que, « sous la "charité" que créait "la loi du mariage" », il n'y a « rien, et certainement pas le désir, érasé, illicite » (p. 408) ? En distinguant la passion de l'amour conjugal, les théologiens rappellent d'abord que le second ne peut se réduire à la première, car la caritas est d'abord un don — don mutuel entre les époux, et entre eux-mêmes et Dieu.

54. Trad. Bernadette Jolles (op. cit. n. 31), p. 252-253. 55. Cit. et trad. par J. Leclercq, Le mariage vu par les moines au xiF siècle, Paris, Cerf, 1983, p. 21-22. 56. L. Morelle, « Mariage et diplomatique : autour de cinq chartes de douaire dans le Laonnois-Soissonnais (1163-

1181) », Bibliothèque de l'École des Chartes, 146, 1988, p. 225-284, p. 235-242. 57. Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, VIII, c. 10 et 39. 58. Trad. Bernadette Jolles (op. cit n. 31), p. 240-241.

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En outre, Augustin se distingue de ce courant rigoriste, puisqu'il reconnaît la légitimité du plaisir sexuel : « Ce qu'est la nourriture pour la santé de l'homme, l'union sexuelle l'est pour la santé du genre humain. L'usage de l'un et de l'autre ne va pas sans un plaisir charnel, plaisir qui, mesuré et réduit par la tempérance à ses satisfactions naturelles, ne saurait être regardé comme une dépravation » ; ce qu'il explique de la sorte dans ses Rétractations (lib. II, c. XXII, 2) : « Le bon et légitime usage d'une passion n'est pas une passion», libido non est bonus et rectus usus libidinis. En revanche, l'intempérance est condamnée car « il en est d'un aliment permis mais absorbé gloutonnement et avec excès comme des rapports immodérés entre les époux» {De bono conjugali, 18). La morale très réaliste des pénitentiels cherche d'ailleurs à imposer un usage modéré de la sexualité, en multipliant les interdits du temps pour les époux (J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser..., op. cit., p. 128-158), sans pour autant jamais dénoncer en soi le plaisir. Et s'ils augmentent progressivement leurs exigences contre certains « abus du mariage », ces dernières ne dépassent jamais les pénitences pour « déviations sexuelles » : les pénitences les plus faibles (en jours ou en semaines) frappent toujours l'onanisme et les accouplements conjugaux durant les périodes prohibées ou en position rétro ; la seule exception est celle de l'incontinence de Carême, dont le non-respect est parfois puni d'un an de pénitence pour les époux, c'est-à-dire autant que certains cas de fornication. Mais, la plupart du temps, la fornication, la sodomie et l'adultère sont plus sévèrement punis, de une à plusieurs années de pénitence. Observe-t-on alors un raidissement ecclésiastique au xir s., quand « l'Église postgrégorienne » parvient à « mettre en œuvre » la morale de saint Jérôme ? Plus généralement, « l'attrait amoureux dans ce qu'il a d'irrationnel » est-il « condamné », comme l'affirme Jean-Louis Flandrin (Le sexe et l'Occident..., op. cit., p. 106) suivi par l'A. (p. 408)? Au xiip s., le Supplément à la Somme Théologique, rédigé après la mort de saint Thomas d'Aquin, reprend naturellement l'ancienne condamnation de l'époux amant passionné : « l'époux qui cherche le plaisir plus que ne le permettent les lois du mariage, au point, par exemple, de ne pas considérer dans sa femme la qualité d'épouse mais de voir simplement en elle une femme quelconque et au point d'être prêt à faire de même avec elle, si elle n'était pas sa femme, cet époux pèche mortellement. Un tel homme peut être appelé l'amant passionné de son épouse, car la passion le pousse au-delà des biens du mariage. Rechercher au contraire le plaisir, mais sans enfreindre les lois du mariage, c'est-à-dire, ne le chercher avec personne d'autre que son épouse, est seulement péché véniel»59. En fait, au xir s., la morale quotidienne demeure très largement tributaire du pénitentiel de Burchard (début xr s.), qui, à l'instar des autres pénitentiels contemporains, impose des interdits du temps moins exigeants qu'aux ixe et Xe s. : les interdits sont ceux du viip s. (durant les temps d'indisponibilité de l'épouse, le dimanche et le Carême), avec en outre l'Avent et les principales fêtes. Il fait certes preuve d'une grande indulgence à l'égard de la fornication du laïc célibataire avec sa servante, une veuve ou une célibataire non vierge — en fait une" prostituée — puisqu'il ne lui impose que dix jours de pénitence ; mais nous retrouvons une semblable modération pour les époux mariés s'étant connus selon la position rétro ou durant les périodes prohibées — Carême inclus (de quatre à quarante jours). Toutes ces pénitences sont faibles — et ne peuvent correspondre qu'à un péché véniel — tandis que la fornication du jeune homme avec une vierge et la bestialité (fornication « contre nature ») sont plus lourdement punies (une ou plusieurs années de pénitence). Qui plus est, alors que, dans son Liber poenitentialis — un des premiers manuels pour les confesseurs60 —, Alain de Lille (t 1203) reprend à Burchard plusieurs de ses prescriptions sur la vie sexuelle, il y oublie de manière significative les interdits des temps ; en fait, généralement, ces interdits diminuent progressivement, pour se limiter, à la fin du Moyen Âge, à quelques dizaines de jours.

59. Le mariage, t. I, q. 49, art. 6, éd. de la Revue des Jeunes, Saint Thomas D'Aquin, Somme Théologique, Supplément, Paris-Tournai-Rome, 1948, p. 182-183.

60. Alain de Lille, Liber poenitentialis, lib. II, c. CX, CXX, CXXV, CXXVI, éd. J. Longère, t. II, Lille, 1965, p. 103 et ss.

SEXUALITÉ ET PARENTÉ 163

Surtout, les xip et xiip siècles connaissent une mutation fondamentale : le plaisir sexuel, légitimé par Augustin, est désormais valorisé en soi par certains clercs. Ainsi, l'évêque Arnould de Lisieux (t 1184) adresse à deux jeunes fiancés un poème, récemment mis en valeur par Pascale Bourgain61, où le désir sort grandi de la chaste attente du mariage et pourra s'épanouir dans l'union sexuelle conjugale : « Cette heureuse union arrivera par l'étreinte des deux, et les corps se trouveront en accord avec les âmes. L'utile attente donnera les fruits désirés, et les vœux inquiets enfanteront d'heureux jours62 ». Le désir, rejeté par la courtoisie hors du mariage, est réintégré par l'évêque de Lisieux au sein de la sexualité conjugale. Passé 1200, ce nouveau regard est intégré à la théologie par saint Thomas d'Aquin, grâce à la redécouverte de la philosophie aristotélicienne et son intégration à la pensée chrétienne. En partant d'une analyse de la nature, le Docteur angélique propose une conception du mariage qui réconcilie totalement l'âme et le corps : dans sa Somme contre les gentils^, il reconnaît comme pleinement légitime le « plaisir propre aux relations sexuelles », car « la fin de ces plaisirs naturels, c'est que les êtres animés ne s'abstiennent pas, par fatigue, d'actes qui sont nécessaires à la nature », en l'occurrence la génération. Il ouvre même la voie à une valorisation intrinsèque de ce plaisir, en réaffirmant l'idée aristotélicienne d'un plaisir qui « parfait l'opération » ; d'ailleurs, selon le Supplément à la Somme Théologique, « accomplir l'acte conjugal sous l'inspiration de la vertu de justice, pour payer son dû, ou de la vertu de religion, pour mettre au monde des êtres destinés à rendre un culte à Dieu, sera chose méritoire»64. En fait, loin de s'imposer « pendant dix-huit siècles » comme le pense J.-L. Flandrin, la morale rigoriste chrétienne ne constitue qu'un courant au sein du christianisme médiéval ; à l'opposé, Augustin légitime le plaisir sexuel des conjoints, tandis que Thomas d'Aquin, qui devient vite la principale référence théologique en Occident, intègre son mérite dans le debitum conjugale chrétien.

Conclusion

Les oppositions radicales sur lesquelles l'A. construit son ouvrage doivent donc être considérablement relativisées, tant le christianisme et sa morale s'inscrivent par bien des aspects dans les structures mentales des systèmes polythéistes : de même que l'exogamie chrétienne continue une coutume germanique, le stoïcisme imprègne en partie la morale jusqu'au xip s. ; dans la Germania païenne comme dans la Rome chrétienne, l'amour conjugal possède toujours une dimension religieuse, tandis que la femme, tout à la fois crainte et protégée pour sa maîtrise de la vie, demeure subordonnée au pouvoir du mari. Car, plus généralement, le christianisme ne dépend à l'origine d'aucun système philosophique particulier, alors qu'il propose aux hommes la connaissance de Dieu, à laquelle le fidèle accède — partiellement — au moyen de la grâce et de sa propre intelligence : « car il est nécessaire de bien comprendre pour croire véritablement, même s'il est plus encore nécessaire de croire pour bien comprendre » (saint Augustin, Lettre à Consentius). L'histoire de la doctrine chrétienne est donc celle de la rencontre permanente entre le message évangélique, à bien des égards très novateur en matière religieuse, et des philosophies aussi étrangères qu'indispensables à la pensée chrétienne, pour sa formulation et son explicitation. L'opposition entre les deux sexes ne doit pas non plus être exagérée, tant la cellule conjugale s'affirme durant le haut Moyen Âge. Si donc le droit romain garantit à l'épouse une autonomie économique et juridique, tout en l'excluant de la potestas, la femme acquiert progressivement un

61. Conférence donnée à Poitiers le 4 septembre 2003 à l'occasion du cinquantenaire du Centre d'Études Supérieures de Civilisation Médiévale.

62. P.L., CCI, col. 198, n° VII: Procedet felix duplicato copula nexu, / Concurrentque suis corpora spiritibus. / Utilis optatos dabit exspectatio fructus, / Et laetos parient anxia vota dies.

63. Thomas D'Aquin, Somme contre les gentils, lib. III, CXXV, lib. IV, LXXXIII et lib. II, LXXXII, trad. R. Bernier et ai, Paris, Cerf, 1993, p. 685, 972 et 337.

64. Le mariage, t. I, q. 41, art. 4, éd. de la Revue des Jeunes (op. cit. n. 59), p. 29.

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droit de regard sur les affaires de son conjoint. Simultanément, la promotion du couple, l'hérédité des honores et l'absence de toute distinction entre espaces domestique et public, permettent à la femme d'exercer une influence, voire de jouer un rôle politique. Enfin, la condition de la femme ne se résume pas à celle d'épouse : la sainte, la moniale ou l'abbesse sont bien porteuses d'une sacralité, d'une parole efficace, d'une influence ou d'un pouvoir. Ainsi que l'a audacieusement démontré Barbara Newman 65, le divin chrétien est lui-même en quelque sorte féminisé, particulièrement dans la littérature visionnaire ou poétique : participent ainsi directement de Dieu les figures féminines de la Nature, la Sagesse et l'Amour — une « dame Amour » (Frouwe Minne) qui est Dieu comme le rappelle au xnr s. Mechthilde de Magdebourg. Loin de nous pourtant l'idée de nier, tout au long de l'histoire de l'humanité, les spécificités de tel ou tel groupe social ou mouvement, et les oppositions qui peuvent en découler. Ainsi, la théologie et la morale chrétiennes sont à bien des égards originales, notamment par le rôle fondamental qu'y occupe la caritas — tout à la fois amour d'un Dieu unique fait homme, amour d'un homme appelé à être semblable à Lui (1 Jn 3, 2), et amour des conjoints par un don réciproque et total. A cet égard, les heurts entre le paganisme romain ou germanique et le christianisme sont bien le fruit de cet exclusivisme chrétien, qui ne saurait ni assimiler l'amour à un désir ou à une passion, ni diviser l'amour dû à Dieu ou son conjoint. Mais, simultanément, cette religion eschatologique, fondée sur l'intériorisation, substitue à la pureté rituelle des cultes antérieurs, celle du cœur : la religion du Christ est fondamentalement sans tabou — même s'ils perdurent souvent dans la religion de son Église ; et le plaisir sexuel conjugal, victime d'un courant rigoriste d'inspiration stoïcienne et néo-platonicienne, est accepté par Augustin, puis valorisé par Thomas d'Aquin. Dans cette optique, sans se réduire au sentiment, l'amour chrétien ne l'exclut pourtant pas. Cependant, la présentation trop systématique de certaines oppositions risque de déboucher sur une lecture hégélienne de l'histoire, dominée par la fameuse dialectique idéaliste du philosophe allemand ; la synthèse (par ex. la femme courtoise) y serait alors le fruit de la féconde opposition entre la « thèse » (la femme germanique libre) et l'« antithèse » (la femme romaine et chrétienne soumise), après divers « compromis ». Mais, là encore, peut-on fondamentalement parler de compromis ? L'arrangement fondé sur des concessions mutuelles n'est-il pas totalement étranger à ce christianisme, qui n'a cessé de muer, au gré des systèmes philosophiques ou anthropologiques rencontrés, tout en demeurant identique à lui-même au travers de certains points fondamentaux de sa doctrine ? La bienveillance dont bénéficient des clercs homosexuels dans l'Église grégorienne n'enlève rien à la condamnation théorique de cette pratique « contre nature ». Simultanément, la tolérance pour les unions libres cache une doctrine et un droit canon qui, à partir du xir s., tout à la fois valorisent le mariage et assimilent le concubinage des fiancés à une union légitime66 — une union fondée sur l'amour et ratifiée par la copula camalis ; dans une perspective chrétienne, la relation sexuelle est bien le signe et la réalité de l'amour.

Thomas Deswarte Centre d'Études supérieures de Civilisation médiévale

24, rue de la Chaîne F - 86022 Poitiers Cedex

65. B. Newman, God and the Goddnesses : Vision, Poetry and Belief in the Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2003.

66. J. Mullenders, Le mariage présumé, Rome, Université Grégorienne, 1971.