« la parenté de cornelia, scriboniae filia, et le tombeau des scipions », dans rea 110, 2008, p....

11

Upload: independent

Post on 28-Jan-2023

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1 1 12008 1

REA, t. 110, 2008, n°1, p. 117 à 125

* ausonius – université michel de montaigne Bordeaux 3.

La Parenté de CORNELIA SCRIBONIAE FILIAet Le tomBeau des sciPions

Henri etcHeto*

Résumé. – L’examen des deux épitaphes les plus tardives du tombeau des scipions permet de trancher la question longtemps discutée de la parenté de Cornelia, la fille de Scribonia et soeur utérine de Julie, dont Properce honora la mémoire dans l’une de ses Élégies (iv, 11). Authentique descendante des Scipions, cette dame était la fille du consulaire L. Lentulus (cos. suff. 38 av. J.-c.). elle mourut en 18 av. J.-c., l’année du consulat de son frère cn. cornelius L.f. Lentulus.

Abstract. – examination of the two latest epitaphs of the scipios’ tomb enables to solve the much-debated problem of the kinship of cornelia, scribonia’s daughter and Julia‘s uterine sister, whose memory Propertius honored in one of his Elegies (iv, 11). authentic scion of the scipios, this lady was consular L. Lentulus’ (cos. suff. 38 B.c.) daughter. she died in 18 B.c., when her brother cn. cornelius L.f. Lentulus was the consulate.

Mots-clés. – Properce, suétone, cornelia, cornelii Lentuli marcellini, généalogie, tombeau des scipions.

118 henri etcheto

La question de l’ascendance et de la parenté exactes de la Cornelia dont Properce composa l’hommage funèbre a été soulevée à maintes reprises sans que l’on ait pu jusqu’à présent lui donner une solution indiscutable, si bien que Ronald Syme estimait pour sa part qu’il s’agissait d’un problème insoluble 1.

Il y a une trentaine d’années, J. Scheid avait livré très clairement l’état de la question dans un article fondamental et toujours indispensable 2. si ses conclusions, démenties depuis par un nouvel élément, n’ont pas abouti à la résolution de cette irritante énigme familiale, cette précieuse contribution permit cependant de reprendre rigoureusement les termes du problème et d’épurer le dossier des difficultés superflues produites par les subtilités et les complications de la discussion savante nouée depuis le XiXe siècle. L’un des principaux mérites de J. scheid fut sans doute d’avoir écarté l’idée ancienne et toujours tenace selon laquelle le consul de 16 av. J.-c., P. cornelius P.f. scipio, était le frère de cornelia : en réalité, ce parti pris dérive uniquement de la prétention de Cornelia à être issue du sang des Scipions, conjuguée au fait que le consul de 16 av. J.-C. fut le seul Scipion à avoir géré les faisceaux à l’époque triumvirale et augustéenne. Pour autant, et malgré la persistance de nombreux auteurs à vouloir y rester fidèles 3, cette solution se heurte à une incompatibilité radicale avec l’ensemble des éléments sûrs dont nous disposons, notamment à propos de l’identité du père consulaire de Cornelia et de son frère 4. d’autre part, ce postulat se trouvait vicié dès l’origine dans la mesure où il négligeait la possibilité bien réelle que Cornelia ait pu descendre des Scipions par les femmes, ce qui, par conséquent, ne ferait pas nécessairement d’elle la soeur d’un Cornelius Scipio 5. Nous savons bien, en effet, qu’à partir de la fin de la République et au début de l’Empire,

1. R. Syme, La révolution romaine, Paris 19672 [1952], p. 549 n. 15.2. J. Scheid, « Scribonia Caesaris et les Cornelii Lentuli », BCH 100, 1976, p. 485-491 ci-après :

Scheid 1976.3. c’est le cas notamment de r.a. BilloWs, « The last of the Scipios », AJAH 7, 1982, p. 59-61 ; R. Syme, The

Augustan Aristocracy, oxford 1986 ci-après : syme 1986, p. 245-249 ; 297 (qui envisage cependant également la piste des Lentuli Marcellini, p. 249-251) ; tab. XX-XXI ; A. MArshAll, « Atticus and the genealogies », Latomus 52, 1993, p. 311 ; H.I. FloWer, « Were Women ever ‘Ancestors’ in Republican Rome ? » dans J.-M. høJte éd., Images of Ancestors, aarhus 2002, p. 161.

4. cf. infra n. 11. En outre, nous savons désormais que P. Scipio (cos. 16 av. J.-C.) n’était pas le fils d’un personnage consulaire (à moins de vouloir considérer que celui-ci ait pu être Metellus Scipion, cos. 52, ce qui demeure hautement improbable ne serait-ce qu’en raison du trop large intervalle chronologique qui les sépare). Si l’incertitude sur l’identité des consuls de 38 et de 35 av. J.-C. put longtemps profiter à cette hypothèse (on savait alors seulement qu’ils étaient des Cornelii), les découvertes épigraphiques du XXe siècle qui attestent que le premier était un Lentulus (cf. infra n. 18) et le second un dolabella (cf. infra n. 15) auraient dû commander son abandon définitif.

5. Il nous semble d’ailleurs que la proclamation ostensible de cette ascendance par Cornelia se comprend mieux si, précisément, elle n’allait pas forcément de soi : en effet, la fille d’un Cornelius Scipio aurait eu beaucoup moins de raison d’insister sur une généalogie dont le nom de son père suffisait à montrer l’évidence. En revanche, si le lien de filiation passait par les femmes, il devenait autrement nécessaire d’en rappeler la réalité puisque les attributs onomastiques en usage n’en exprimaient aucunement la trace.

lA pArenté de corneliA scriboniAe filiA et le tombeAu des scipions 11�

les milieux aristocratiques romains tendirent plus volontiers à mettre en évidence leurs lignées cognatiques qui les mettaient en rapport par les femmes avec d’illustres personnages consulaires de l’époque républicaine 6.

Le dossier de la parenté de Cornelia mérite d’être reconsidéré à la lumière des informations indubitables en notre possession. si l’on réunit les témoignages de Properce 7, de suétone 8, et celui d’une inscription d’époque augustéenne 9, nous disposons ainsi d’un faisceau d’éléments bien assurés : fille de Scribonia, et donc sœur utérine de Julie 10, Cornelia était la fille d’un cornelius (Lentulus) marcellinus de rang consulaire 11. elle disait pouvoir compter parmi ses

6. Sur cette mise en avant des lignées maternelles à partir de l’époque augustéenne, cf. O. WikAnder, « Senators and equites VII. Matrilinear relationships and cognate nomenclature in the Roman republic »,Matrilinear relationships and cognate nomenclature in the Roman republic », ORom 21, 1996, p. 119.

7. Properce iv, 11,29-30 : « Si cui fama fuit per avita tropaea decori,

Afra Numantinos regna loquuntur avos »37-38 : « Testor maiorum cineres tibi, Roma, verendos

sub quorum titulis, Africa, tunsa iaces »55-60 : « Nec te, dulce caput, mater Scribonia, laesi :

in me mutatum quid nisi fata velis ?Maternis laudor lacrimis urbisque querelis,defensa et gemitu Caesaris ossa mea.Ille sua nata dignam vixisse sororemincrepat et lacrimas vidimus ire deo. »

65-66 : « Vidimus et fratrem sellam geminasse curulem ;consule quo facto, tempore rapta soror. »

8. Suétone, Aug., 62 :« Mox (Caesar) Scriboniam in matrimonium accepit, nuptam ante duobus consularibus, ex altero etiam

matrem...»9. C.I.L. VI, 26033 :

Libertorum et familiae | Scriboniae Caesar(is) | et Corneli Marcell(ini) | f(ilii) eius | [in fronte] P(edes) XXXII | [in ag]ro P(edes) XX.

10. Properce IV, 11, 55-59.11. Le témoignage de Suétone est en effet extrêmement précis et n’autorise pas les conjectures savantes mais

contournées, issues d’une lecture trop libérale de ce texte (liste de ces hypothèses dans scheid 1976, p. 486-488) : avant d’épouser octavien, scribonia avait été mariée à deux personnages de rang consulaire, mais seul l’un d’entre eux lui avait donné des enfants. Par conséquent, nous devons tenir pour acquis qu’à l’exception de Julie, les enfants de Scribonia étaient nés d’un seul et même père dont l’inscription mentionnée supra (n. 9) atteste qu’il s’agissait d’un Cornelius (Lentulus) Marcellinus. Voilà qui aurait dû permettre d’exclure fermement dès l’origine l’hypothèse selon laquelle le frère de Cornelia aurait été P. Cornelius Scipio (cos. 16 av. J.-c.). syme 1986 (p. 249 ; 251-252) pouvait bien compliquer l’équation en inférant des adoptions entre Marcellini et Scipiones, il ne s’agit toutefois que de pures spéculations auxquelles il vaut mieux préférer les solutions plus simples et plus économiques qui demeurent à notre disposition.

120 henri etcheto

aïeux les vainqueurs de l’Afrique et de Numance, ce qui revenait à revendiquer l’ascendance des scipions 12. elle mourut entre 22 et 13 av. J.-c., l’année où son frère exerça le consulat 13.

Comme nous connaissons tous les consuls de la décennie 22-13 av. J.-C., il suffit de ne retenir parmi eux que celui des Cornelii Lentuli Marcellini dont le père fut lui-même consul, une génération plus tôt. Ce qui nous reporte, à première vue, vers l’un des consuls de 18 av. J.-C., P. Cornelius P.f. Lentulus, le seul consulaire de l’époque pour lequel l’agnomen de marcellinus soit attesté. La difficulté qui persiste toutefois provient du fait que l’on sait désormais que le père de ce personnage n’a jamais accédé au consulat : aucun P. cornelius Lentulus marcellinus ne prend place en effet dans les Fastes consulaires de la dernière génération de la République. Certes, il y a une trentaine d’années J. Scheid pouvait encore conjecturer que ce personnage devait être reconnu dans le consul de 35 av. J.-C., un P. Cornelius dont le cognomen ne nous avait pas été transmis jusque là 14. mais, depuis, la découverte des Fastes de taormina a définitivement démenti cette hypothèse en révélant que ce P. Cornelius était un Dolabella 15. Par conséquent, P. Cornelius P.f. Lentulus Marcellinus (cos. 18 av. J.-c.) n’était pas le frère de cornelia. en réalité, la seule solution encore viable réside dans une proposition alternative formulée dans la même étude par J. Scheid, mais trop hâtivement écartée 16 : elle nous reporte vers le propre collègue au consulat de P. cornelius Lentulus marcellinus, cn. cornelius L.f. Lentulus. Parmi les quelques représentants des Cornelii Lentuli qui accédèrent au consulat

12. en faisant allusion à la soumission de numance, le texte de Properce voudrait inclure scipion émilien dans l’ascendance de Cornelia. Mais, en tout état de cause, cette prétention-là est forcément inexacte puisque l’on sait bien que le second Africain mourut sans enfant : aucun témoignage ne lui en attribue, et Appien (B.C., i, 20) nous indique explicitement que son épouse Sempronia était demeurée stérile (indication confirmée indirectement par un discours de c. Gracchus, de Legibus promulgatis, ap. schol. Bob., in Cic. pro Sul. = ORF2 fr. 47). mais il faut garder à l’esprit que la prétention de Cornelia nous est présentée à travers le filtre poétique et élégiaque de Properce, dont il n’est pas du tout certain qu’il l’ait transmise d’une manière exacte. D’autre part, Cornelia elle-même pouvait avoir une lecture extensive de sa propre ascendance, soit par approximation soit par le fait d’une affabulation délibérée. Mieux vaut comprendre que Cornelia voulait plutôt s’inscrire de manière générale dans la généalogie des scipions. chr. settipAni, Continuité familiale et continuité gentilice à Rome, oxford 2000, p. 51-52, ci-après : settipAni 2000, a suggéré que l’un des aïeux de Cornelia avait pu épouser une Fabia descendante de Q. Fabius aemilianus, le frère de scipion émilien, dont la lignée avait par la suite accaparé la mémoire du second africain : cette conjecture reste absolument invérifiable.

13. La mort de Cornelia n’a pas pu survenir avant 22 av. J.-C., puisque Properce (IV, 11, 67) indique que cette année-là, au cours de laquelle son mari Paullus Aemilius Lepidus fut censeur, la fille de Scribonia donna naissance à une fille. Par ailleurs, Paullus Aemilius Lepidus était lui-même décédé au plus tard en 13 av. J.-C., puisque sa seconde épouse, Claudia Marcella minor (P.I.R.2 C, 1103), mit fin à son veuvage en se remariant avec m. valerius messala Barbatus disparu à son tour dans sa charge de consul au début de l’année 12 av. J.-c. : J. scheid, Les frères arvales, Paris 1975, ci-après : scheid 1975, p. 59-60, n. 3. Il faut ajouter que si l’on ne connaît pas avec certitude la date exacte de la mort de Properce, il est assez vraisemblable qu’elle survint en 16 ou très peu de temps après (syme 1986, p. 251). Par conséquent, il semble judicieux de situer plutôt le décès de Cornelia dans les deux premiers tiers de cette décennie 22-13 av. J.-c.

14. scheid 1976, p. 490-491.15. A.E. 1991, 894.16. scheid 1976, p. 489. cette solution a été reprise récemment par settipAni 2000, p. 50-52, qui annonçait

une publication plus détaillée sur le sujet.

lA pArenté de corneliA scriboniAe filiA et le tombeAu des scipions 121

entre 22 et 13 av. J.-C., ce personnage est en effet le seul susceptible d’avoir été le fils d’un sénateur de rang consulaire 17. Par conséquent, il demeure bien l’unique candidat à remplir entièrement les conditions pour pouvoir être identifié au frère de Cornelia. Cette solution implique par ailleurs de reconnaître forcément leur père en la personne de L. Cornelius Lentulus qui géra les faisceaux en tant que consul suffect en 38 av. J.-C. 18, et qui aurait ainsi été l’un des deux premiers maris de scribonia, dans les années 40 av. J.-c. de manière tout à fait raisonnable, J. Scheid propose de reconnaître d’ailleurs le même homme en la personne de L. Lentulus, qui fut magistrat (très certainement préteur) en 44 19 : ce proche d’antoine renonça cette année-là au gouvernement de province qui venait de lui être attribué 20. Quant à l’autre des deux premiers époux de Scribonia, sans doute le premier, celui qui ne lui laissa aucun enfant, on ne sait rien de lui si ce n’est qu’il était, lui aussi, un personnage de rang consulaire.

17. Un troisième représentant des Lentuli fut consul dans l’intervalle chronologique qui nous intéresse, cn. cornelius cn. f. Lentulus augur (cos. 14 av. J.-C.). Mais, d’une part, la date de ce consulat paraît trop tardive, Properce n’étant sans doute pas mort après 15 av. J.-c. en second lieu, si l’on retenait la date de 14 av. J.-c., il faudrait contracter en seulement deux années, la mort de cornelia, puis le remariage de Paullus aemilius Lepidus (dont on sait qu’il eut un fils de son second lit), son décès, et enfin le remariage de sa veuve Claudia Marcella, en 12 av. J.-C. Enfin, cette solution imposerait d’identifier comme le père consulaire des enfants de Scribonia, cn. Lentulus marcellinus (cos. 56 av. J.-c.), mort, semble-t-il, peu de temps après son consulat (en tous cas avant 46 av. J.-c. : cicéron, Brutus, 247). Scribonia (encore en vie en 16 ap. J.-C. : Sénèque, Ep., viii, 70, 10) n’étant pas née avant la toute fin des années 60 av. J.-C. (cf. J. Scheid, « scribonia caesaris et les Julio-claudiens. Problèmes de vocabulaire de parenté », MEFRA 87, 1975, p. 357 ss.), il paraît peu vraisemblable de lui assigner deux mariages très rapprochés et contractés très jeune, ainsi que deux grossesses, suivis d’un long veuvage (jusqu’en 40 av. J.-C.) : e. GroAG dans P.I.R.2 C, 1395 ; Syme 1986, p. 248-249. Ajoutons également que l’écart de plus de quarante ans entre le consulat du père (56 av. J.-C.) et celui de son fils supposé (14 av. J.-C.) ne plaide pas, lui non plus, en faveur de cette hypothèse. On considère généralement avec bien davantage de vraisemblance que Cn. Lentulus Augur était le fils du prétorien Cn. Lentulus Clodianus (pr. 59 av. J.-c.) :J.-c.) : R.E. iv1, 181, col.1363-1364 (e. GroAG) ; G.v. sumner, The Orators in Cicero’s Brutus, toronto 1973, p. 143, ci-après : sumner 1973 ; Scheid 1975, p. 65-74. sur ce dernier point, cf. toutefois la discussion de syme 1986, p. 287-296.

18. A.E. 1945, 66.19. scheid 1976, p. 489. Jusque là, à la suite de F. Münzer (R.E. iv1, s.v. Cornelius n° 197 ; 219), on

identifiait généralement le préteur de 44 av. J.-C. soit comme un Lentulus Niger (Sumner 1973, p. 143), soit comme L. Lentulus Cruscellio, qui fut proscrit l’année suivante et se réfugia alors en Sicile auprès de Sextus Pompée (t.r.s. BrouGhton, MRR II, p. 321 ; Fr. HinArd, Les proscriptions de la Rome républicaine, rome 1985, p. 459-460). Il n’existe pourtant aucun argument décisif qui autorise à privilégier ces hypothèses par rapport à celle de L. Lentulus (cos. suff. 38 av. J.-C.). A noter cependant que G.V. Sumner ibid. et Fr. HinArd ibid. conviennent tout de même pour faire de L. Lentulus, le préteur (présumé) de 44, le père de Cn. Cornelius L.f. Lentulus (cos. 18 av. J.-C.), ce qui est également l’avis de G. BArbieri, « Sull’ onomastica delle famiglie senatorie dei primi secoli dell’ Impero » dans N. DuvAl éd., L’onomastique latine, Paris 1977, p. 178 ci-après BArbieri 1977 ; 184.

20. cicéron, Phil., iii, 25.

122 henri etcheto

L’écheveau complexe du dossier de la parenté de Cornelia paraît donc vouloir enfin se débrouiller : cette dame était la fille de Scribonia et du consulaire L. Cornelius Lentulus (cos. suff. 38) 21, tandis que son frère Cn. Cornelius Lentulus (Marcellinus) 22, né de la même union, fut consul en 18 av. J.-C., l’année même de la disparition de sa soeur. Nous l’avons dit, au vu des informations que nous détenons cette solution est désormais la seule possible. Outre le fait qu’il pensait alors en tenir une meilleure, J. Scheid l’avait écartée au motif de ce que, ni pour le consul de 18, ni pour son père le consul de 38, le port de l’agnomen de marcellinus n’était attesté, alors que nous sommes pourtant assurés que Scribonia avait été la mère, et donc l’épouse, d’un cornelius (Lentulus) marcellinus. mais les fondements de cette objection sont de toute façon trop fragiles et ne résistent pas à la force de l’évidence. il faut tout d’abord remarquer que nous ne connaissons les noms des consuls de 38 et 18 av. J.-C. que par un jeu très étroit de documents 23 : que le second cognomen y ait été omis ne suffit pas à prouver qu’il ne fut jamais porté par ces deux personnages. d’autre part, on sait bien comment les usages onomastiques autorisaient une très grande flexibilité dans l’évolution des dénominations, tout particulièrement à l’époque augustéenne 24. L. cornelius Lentulus (cos. suff. 38) et son fils cn. cornelius Lentulus (cos. 18) ne portaient sans doute plus qu’occasionnellement l’agnomen lignager de marcellinus, au contraire de certains de leurs collatéraux. mais leur lien de famille désormais avéré avec Cornelia et Scribonia certifie qu’ils étaient bien des Lentuli Marcellini et qu’ils descendaient donc du monétaire P. Lentulus Marcellinus, certainement à travers le consul de 56, cn. cornelius Lentulus marcellinus 25, qui fut sans doute le père de l’époux de scribonia.

Cette observation est d’autant plus précieuse qu’elle nous ramène à un autre aspect fondamental de la question, celui de la prétention de Cornelia à descendre des Scipions. Une fois admis que le père de Cornelia et de son frère était un Cornelius Lentulus Marcellinus, cet élément prend sa pleine signification dans la mesure où nous savons que les Cornelii Lentuli Marcellini étaient bien d’authentiques descendants des Scipions, en lignée cognatique 26.

21. Même si L. Lentulus (cos. suff. 38 av. J.-c.) n’était pas encore un personnage consulaire lors de son mariage avec Scribonia (remariée dès 40 av. J.-C. avec Octavien) : on peut considérer que la formule de Suétone pèche là seulement par une imprécision somme toute vénielle.

22. On ne peut pas identifier avec une absolue certitude le consul de 18 av. J.-C. avec le Cornelius (Lentulus) marcellinus de l’inscription C.I.L. VI, 26033 : il pourrait s’agir tout aussi bien d’un frère né de la même union. Toutefois, on peut penser que si Scribonia avait vraiment eu plusieurs fils de L. Lentulus, le prénom aurait sans doute été précisé pour couper court à toute équivoque.

23. D’autant que les Fastes Capitolins, qui détaillent en général les nomenclatures onomastiques, sont malheureusement lacunaires pour la paire consulaire de l’année 18 av. J.-c.

24. Dans l’inscription même qui donne le nom du fils de Scribonia, Cornelius Marcellinus, c’est le cognomen Lentulus qui se trouve ainsi escamoté sans que l’on puisse douter un instant qu’il ne s’agisse d’autre chose que d’un simple raccourci onomastique.

25. R.E. iv1, 228, col.1389-1390.26. Le témoignage de cicéron (de Har. resp., 22) est formel : il précise que P. Scipio Nasica Serapio (cos. 138)

était l’arrière-grand-père (proavus) de cn. cornelius Lentulus marcellinus, le consul de 56 av. J.-c. on en déduit généralement que la mère de ce dernier était une Cornelia, à l’évidence la fille de P. Scipio Nasica (cos. 111).

lA pArenté de corneliA scriboniAe filiA et le tombeAu des scipions 123

Mieux encore, le rapprochement entre, d’une part, les prétentions généalogiques des Cornelii Lentuli marcellini en général, et de la cornelia de Properce en particulier, et, d’autre part, les épitaphes les plus tardives du tombeau des Scipions, peut contribuer à lever le voile qui obscurcissait depuis trop longtemps la question de la proche parenté de la fille de Scribonia. À notre connaissance, cette piste était jusqu’ici passée entièrement inaperçue. Elle permet pourtant d’apporter une confirmation décisive à la solution qui vient d’être décrite.

Outre les sépultures des Scipions d’époque médio-républicaine, restés fidèles au rite traditionnel de l’inhumation, le tombeau de la porte Capène, découvert à la fin du XVIIIe siècle, abritait également les dépositions cinéraires de plusieurs personnages d’époque impériale 27. Deux d’entre eux nous sont connus par leurs épitaphes : Cornelia Getulica, fille de Getulicus 28, et M. Iunius Silanus Lutatius Catulus, petit-fils de Getulicus et arrière-petit-fils de Cossus 29. La première était donc la cousine ou la tante du second 30. Ces épitaphes attestent qu’au premier siècle de notre ère, le tombeau ancestral des Scipions avait fini par échoir aux Cornelii Lentuli, à l’extinction de la dernière lignée agnatique des Scipions. Le droit pontifical romain s’avérant assez sourcilleux et conservateur en matière de dévolution sépulcrale 31, nous devons admettre que ceux qui finirent par hériter du tombeau de la porte Capène avaient pu faire valoir d’excellents arguments à cet effet. La question qui s’impose alors est de savoir précisément à quel titre ces Cornelii Lentuli d’époque impériale avaient pu hériter du vénérable monument.

Fort heureusement, les indications onomastiques fournies par les deux inscriptions sont suffisamment précises et significatives pour nous permettre de retracer la généalogie des deux derniers occupants connus du caveau 32. Le cognomen du grand-père de m. iunius silanus (et père de Cornelia), et le prénom de son arrière-grand-père sont assez caractéristiques, l’un comme l’autre, pour ne laisser souffrir aucun doute sur l’identité de ces représentants de la lignée des cornelii Lentuli, tous deux de rang consulaire. il s’agit de cn. cornelius Lentulus Getulicus

Ajoutons qu’à travers les Scipiones Nasicae, les Lentuli Marcellini pouvaient ainsi légitimement se prévaloir de descendre de Scipion l’Africain lui-même puisque la fille de ce dernier avait épousé P. Scipio Nasica Corculum (cos. 162 ; 155) et qu’elle était, de ce fait, la mère de Nasica Serapio.

27. sur le tombeau des scipions, on doit se reporter à l’étude fondamentale de F. coArelli, « Il sepolcro degli Scipioni », DArch 6, 1972, p. 36-106 (en particulier p. 58-59 au sujet de la réutilisation de la tombe au ier siècle ap. J.-C. par les Cornelii Lentuli d’époque impériale).

28. C.I.L. VI, 1392 (= ILS, 958) : Cornelia | Gaetulici f. | Gaetulica.29. C.I.L. VI, 1439 (= ILS, 959) :

M(arcus) Iunius Silanus | D(ecimi) Silani f(ilius) Gaetulici | nepos, Cossi pron(epos) | Lutatius Catulus (decem)vir | slitib(us) iudic(andis), salius collin(us) vixit | annis XX, mensibus VIIII.

30. cf. m.-th. rAepsAet-chArlier, Prosopographie des femmes de l’ordre sénatorial, t. i, Louvain 1987, p. 253, n°284, ci-après : rAepsAet-chArlier 1987. Le jeune M. Iunius Silanus Lutatius Catulus était le fils de d. silanus (P.I.R.2, I, 835), lui-même fils de Cn. Cornelius Lentulus Getulicus (cos. 26 ap. J.-c.) mais ensuite adopté par un d. iunius silanus.

31. Sur cette question, cf. F. de visscher, Le droit des tombeaux romains, milan 1963, en particulier p. 43-158.

32. C.I.L. i2, p. 376 ; rAepsAet-chArlier 1987, t. ii, stemma vii.

124 henri etcheto

(cos. 26 ap. J.-c.) 33, et de son père cossus cornelius cn. f. Lentulus (cos. 1 av. J.-c.) 34, qui furent consuls à une génération d’intervalle. Au-delà de Cossus Cornelius Lentulus, on identifie sans davantage d’hésitation son propre père avec l’un des consuls de 18 av. J.-C., cn. cornelius Lentulus 35 : le prénom, le cognomen et l’intervalle d’une génération entre les consulats du père et du fils y invitent sans risque 36. Cela revient à dire que la prétention, au demeurant légitime, des derniers occupants du tombeau de la porte capène à descendre des Scipions passait par le personnage dont nous venons de rappeler qu’il fallait désormais l’identifier comme le frère de Cornelia et le fils de Scribonia et de L. Lentulus (Marcellinus), cos. suff. 38 av. J-C. Autant dire que cette enquête généalogique permet de voir désormais s’agencer parfaitement entre eux tous les éléments de notre double dossier :

– La prétention commune à descendre des Scipions, de Cornelia, fille de Scribonia, et des Cornelii Lentuli d’époque impériale qui réoccupèrent le sépulcre de la porte Capène au premier siècle de notre ère, s’explique très naturellement dans la mesure où les seconds étaient les descendants du propre frère de la première, cn. cornelius L.f. Lentulus (cos. 18 av. J.-c.).

– cn. cornelius Lentulus (cos. 18 av. J.-c.) et son père L. cornelius Lentulus (cos. suff. 38 av. J.-C.), respectivement frère et père de Cornelia, et fils et (second ?) mari de Scribonia, appartenaient à la lignée des Lentuli Marcellini, qui descendaient des Scipions par la fille de P. scipio nasica (cos. 111 av. J.-c.).

– L’argument sur lequel se fonda la reprise du tombeau de la porte Capène par les Cornelii Lentuli d’époque impériale était bien l’authentique continuité généalogique entre ces derniers et les scipions républicains à travers les Lentuli marcellini du ier siècle av. J.-c.

La résolution de la vexata quaestio de la parenté de Cornelia, fille de Scribonia, impose tout d’abord évidemment de réformer quelque peu la généalogie des Cornelii Lentuli Marcellini du dernier siècle de la République et du début du Principat (voir stemma ci-dessous) 37. Plus généralement, l’exemple de la prétention de cornelia et de ses petits-neveux à se situer dans la continuité des scipions témoigne également d’un phénomène particulièrement sensible à la fin de la République et au début de l’Empire : le souci manifeste de nombreux représentants de l’aristocratie romaine de souche de conserver et d’afficher de manière assez ostensible la mémoire des généalogies prestigieuses qui les associaient aux plus illustres lignées de la noblesse d’époque républicaine. Il est vrai que la politique augustéenne, par son exaltation de l’histoire et des traditions romaines, était bien de nature à encourager ce type d’attitude, au moment même pourtant où, à la faveur des guerres civiles, la promotion massive des représentants des élites municipales et coloniales italiennes avait déjà assuré un profond renouvellement de l’aristocratie sénatoriale romaine.

33. R.E., iv1, 220, col.1384-1386 ; P.I.R.2 c, 1390.34. R.E. iv1, 182, col.1364-1365 ; P.I.R.2 c, 1380.35. R.E. iv1, 180, col.1361-1363 ; P.I.R.2 c, 1378.36. cf. le stemma établi par BArbieri 1977, p. 184.37. cf. notamment les généalogies établies dans R.E. iv1, col. 1359-1360 ; Sumner 1973, p. 143 ; Scheid

1976 ; SettipAni 2000, p. 52.

lA pArenté de corneliA scriboniAe filiA et le tombeAu des scipions 125

L’ASCENDANCE GÉNÉALOGIQUE DE CORNELIA SCRIBONIAE FILIA et des derniers occuPants du tomBeau des sciPions

P. Scipio Nasica (cos. 111 av. J.-C.)

P. Lentulus Marcellinus ∞ Cornelia

P. Lentulus Marcellinus Cn. Lentulus Marcellinus (cos. 56 av. J.-C.)

Scribonia (2) ∞ L. Lentulus (Marcellinus) (cos. suff. 38 av. J.-C.)

Paullus Aemilius Lepidus ∞ Cornelia Cn. Cornelius L. f. Lentulus (Marcellinus) (cos. 34 av. J.-C.) († 18 av. J.-C.) (cos. 18 av. J.-C.)

Cossus Cornelius Cn. f. Lentulus (cos. 1 av. J.-C.)

Cn. Cornelius Lentulus Getulicus (cos. 26 ap. J.-C.)

Cornelia Getulica D. Iunius Silanus M. Iunius Silanus Lutatius Catulus

ISSN 0035-2004

REVUE DES ETUDES ANCIENNESTOME 110, 2008 N°1

SOMMAIRE

ARTICLES :

Pablo A. CAvAllero, La historicidad del Sócrates de Aristófanes y la coincidencia de las fuentes .. 5Pierre FröhliCh, Les magistrats militaires des cités grecques au IVe siècle a.C. ............................. 39Pavlos KArvonis, Typologie et évolution des installations commerciales dans les villes grecques du IVe siècle av. J.-C. et de l’époque hellénistique ................................................................................ 57Élodie CAiron, Vengeance posthume. L’épitaphe pour Minacô ....................................................... 83Pierre Juhel, Un casque inédit de la basse époque hellénistique conservé au Musée de Prilep ............................................................................................................................................ 89Fabienne JourdAn, Vertus iréniques et civilisatrices du chant sur le chant ................................... 103Henri etCheto, La parenté de Cornelia Scriboniae filia et le tombeau des Scipions .................... 117Javier Andreu PintAdo, Proyección política e imagen pública de las elites locales del Conuentus Caesaraugustanus en época altoimperial a partir de la documentación epigráfica ....................... 127Anne-Valérie Pont, Tào éaleiptçhrion dans les inscriptions d’époque impériale ............................. 151Valérie visA-ondArçuhu, Parler et penser grec : les Scythes Anacharsis et Toxaris et l’expérience rhétorique de Lucien ....................................................................................................................... 175Stavroula KeFAllonitis, Unité du livre VII des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse ................................................................................................................................ 195

VARIÉTÉFrédéric hurlet, Le passage de la République à l’Empire : questions anciennes, nouvelles réponses .......................................................................................................................................... 215

CHRONIQUEAriane Bourgeois, Chronique de céramologie ............................................................................... 237

Comptes rendus ............................................................................................................................... 261Liste des ouvrages reçus ................................................................................................................. 343