(2012) 130-300 circa. les coordonnées mentales de l’occident médiéval se sont-elles définies...

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1 130 300 circa Les coordonnées mentales de l’Occident médiéval se sont-elles définies entre Hadrien et Dioclétien? On parle souvent de nos jours des craintes pesant sur l’enseignement de l’histoire médiévale. La question du sens actuel de cet enseignement peut d’abord être formulée comme étant de nature propédeutique. Elle invite à une confrontation entre les diverses expériences concernant sa pratique, son outillage méthodologique et mental, aussi bien dans le cadre du lycée que dans celui de l’Université. Elle appelle aussi à une méditation sur ce que le Moyen âge peut apprendre aux sociétés contemporaines, à la fois plongées dans un nouvel illettrisme et assoiffées d’images d’un Moyen âge à consommation rapide, réduit d’une irrationalité rassurante, puisque dépassée... Posée de la sorte, notre question ne peut admettre que la forme d’une adlocutio au «bon combat», à l’instar de celle que viennent de faire Joseph Morsel et Christine Ducourtieux, contre l’obscurantisme et la sottise 1 . Plutôt que d’un dialogue, il s’agit effectivement d’un combat, tel celui de la Minerve de Mantegna au Louvre, chassant de son jardin les vices, car il n’y pas grande chose à faire valoir contre ceux qui croient d’actualité faire disparaître de notre horizon de réflexion des pans entiers du passé des sociétés, quelles qu’elles soient. Mais s’il est évident que l’histoire médiévale reste citoyenne à part entière dans toute éducation qui se prétende telle, l’unanimité disparaît dès que l’on cherche à définir l’objet de cet enseignement. Disons tout de suite que cela n’est pas bien grave: l’unanimité n’est pas nécessaire ou même souhaitable dans les études historiques, qui, par ailleurs, peuvent bien se passer des définitions. Il faut simplement admettre que la question du sens actuel de cet enseignement ne trouve pas de réponse satisfaisante dans son propre domaine, c’est-à-dire, dans celui de la propédeutique. Elle renvoie forcément à la sphère de la recherche et tout particulièrement au débat sur la spécificité historique des sociétés résultant de la désorganisation de l’Empire romain. C’est un vieux débat auquel les propos qui suivent n’ont aucune prétention d’apporter de nouvelles réponses. Nous aimerions simplement soutenir par la suite l’hypothèse que voici: si l’on se situe au niveau des catégories mentales qui dessinent l’horizon de pensée de l’Occident médiéval, il semble que celui-ci trouve ses coordonnées fondamentales dans les inflexions intellectuelles, religieuses et anthropologiques survenues grosso modo entre les années 130 et 300 2 . 1 J. Morsel, avec la collaboration de Ch. Ducourtieux, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…Réflexions sur les finalités de l'Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d'Histoire s'interrogent. LAMOP Paris I, 2007. 2 Une précision: on ne saurait réduire la notion de coordonnées mentales à celles de mentalités collectives. On parlera par la suite, par exemple, d’un nouveau sens de l’infini chez Plotin. Cela ne veut pas dire qu’un quelconque « collectif » ait attendu la rédaction des Ennéades par Porphyre pour se convertir au christianisme. Mais il se trouve que le processus historique de constitution du christianisme comme doctrine présuppose logiquement la notion plotinienne d’infini et, donc, il faudra que le chrétien, pour le devenir, adopte cette notion même l’avoir lue chez Plotin. Ce qui nous intéresse dans l’hypothèse en question c’est la possibilité de saisir l’histoire de la configuration interne d’un système de pensée à partir de prémisses plus larges que celles de l’histoire des idées stricto sensu, car elles embrassent des pratiques funéraires comme l’inhumation, des catégories psychologiques comme les nouveaux attributs du portrait

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130 – 300 circa Les coordonnées mentales de l’Occident médiéval se sont-elles définies entre Hadrien et Dioclétien?

On parle souvent de nos jours des craintes pesant sur l’enseignement de l’histoire médiévale. La question du sens actuel de cet enseignement peut d’abord être formulée comme étant de nature propédeutique. Elle invite à une confrontation entre les diverses expériences concernant sa pratique, son outillage méthodologique et mental, aussi bien dans le cadre du lycée que dans celui de l’Université. Elle appelle aussi à une méditation sur ce que le Moyen âge peut apprendre aux sociétés contemporaines, à la fois plongées dans un nouvel illettrisme et assoiffées d’images d’un Moyen âge à consommation rapide, réduit d’une irrationalité rassurante, puisque dépassée... Posée de la sorte, notre question ne peut admettre que la forme d’une adlocutio au «bon combat», à l’instar de celle que viennent de faire Joseph Morsel et Christine Ducourtieux, contre l’obscurantisme et la sottise1. Plutôt que d’un dialogue, il s’agit effectivement d’un combat, tel celui de la Minerve de Mantegna au Louvre, chassant de son jardin les vices, car il n’y pas grande chose à faire valoir contre ceux qui croient d’actualité faire disparaître de notre horizon de réflexion des pans entiers du passé des sociétés, quelles qu’elles soient.

Mais s’il est évident que l’histoire médiévale reste citoyenne à part entière dans toute éducation qui se prétende telle, l’unanimité disparaît dès que l’on cherche à définir l’objet de cet enseignement. Disons tout de suite que cela n’est pas bien grave: l’unanimité n’est pas nécessaire ou même souhaitable dans les études historiques, qui, par ailleurs, peuvent bien se passer des définitions. Il faut simplement admettre que la question du sens actuel de cet enseignement ne trouve pas de réponse satisfaisante dans son propre domaine, c’est-à-dire, dans celui de la propédeutique. Elle renvoie forcément à la sphère de la recherche et tout particulièrement au débat sur la spécificité historique des sociétés résultant de la désorganisation de l’Empire romain. C’est un vieux débat auquel les propos qui suivent n’ont aucune prétention d’apporter de nouvelles réponses. Nous aimerions simplement soutenir par la suite l’hypothèse que voici: si l’on se situe au niveau des catégories mentales qui dessinent l’horizon de pensée de l’Occident médiéval, il semble que celui-ci trouve ses coordonnées fondamentales dans les inflexions intellectuelles, religieuses et anthropologiques survenues grosso modo entre les années 130 et 3002.

1 J. Morsel, avec la collaboration de Ch. Ducourtieux, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de

combat…Réflexions sur les finalités de l'Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle

même les étudiants d'Histoire s'interrogent. LAMOP – Paris I, 2007. 2 Une précision: on ne saurait réduire la notion de coordonnées mentales à celles de mentalités collectives.

On parlera par la suite, par exemple, d’un nouveau sens de l’infini chez Plotin. Cela ne veut pas dire

qu’un quelconque « collectif » ait attendu la rédaction des Ennéades par Porphyre pour se convertir au

christianisme. Mais il se trouve que le processus historique de constitution du christianisme comme

doctrine présuppose logiquement la notion plotinienne d’infini et, donc, il faudra que le chrétien, pour le

devenir, adopte cette notion même l’avoir lue chez Plotin. Ce qui nous intéresse dans l’hypothèse en

question c’est la possibilité de saisir l’histoire de la configuration interne d’un système de pensée à partir

de prémisses plus larges que celles de l’histoire des idées stricto sensu, car elles embrassent des pratiques

funéraires comme l’inhumation, des catégories psychologiques comme les nouveaux attributs du portrait

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Une fois admise, cette hypothèse a deux implications. Premièrement, on accordera à ce que ces 170 ans ont accompli une puissance heuristique et une valeur de véritable synthèse, qui va bien au-delà de la notion d’éclectisme, dépréciative puisque simplement combinatoire. Plus qu’éclectisme ou syncrétisme, cette synthèse en est une justement parce qu’elle ne se limite pas à une recombinaison des coordonnées essentielles de la civilisation hellénistique. Comme toute synthèse, elle n’est possible qu’au prix de l’éclatement et du bouleversement des cadres de la tradition dont elle prétend plus ou moins fidèlement descendre. L’épitomé, le florilège, le compendium, l’encyclopédie, la biographie, formes littéraires typiques des trois siècles premiers de notre ère, n’ont rien de recueils passifs du savoir antique. Il serait aussi erroné de voir une simple reprise des dialogues moraux de Cicéron et de Sénèque dans les Dicta Marci Catonis ad filium, cette vraie synthèse de la sagesse latine composée probablement vers la fin du IIIe siècle, que de considérer les Ennéades de Plotin ou le Sublime du Pseudo-Longinus comme des simples «syncrétismes» de la philosophie et de la rhétorique anciennes. De ce qu’on appelle la «crise du IIIe siècle» on verra ainsi poindre, en vertu même de sa radicalité, un sens positif, des formae mentis nouvelles et extraordinairement fécondes qui façonneront en profondeur celles du millénaire successif. ll en découle – et voici la deuxième implication – un soudage plus profond, une adhérence plus étroite, un brassage entre l’Antiquité et le Moyen âge, ou, si l’on veut, une transition sans coupure. Et cela, non pas parce qu’il faut reprendre sans critique la thèse de Pirenne d’une coupure historique n’intervenant pas avant le VIIIe siècle, mais parce que justement cette coupure, si de coupure il s’agit, s’est opérée avant et à l’intérieur même de l’Antiquité, c’est-à-dire, grosso modo entre Hadrien et Dioclétien. Ce qui, comme on le verra tout de suite, ne saurait être compris comme un problème d’originalité du Moyen âge. Originalité et Naissance

S’il faut, pour que le débat avance, partir de préalables communs, l’historien du Moyen âge doit, à notre sens, se garder d’une première tentation dont il se défend parfois assez mal, celle de la genèse. L’idée surannée selon laquelle le Moyen âge est un âge d’attente après la catastrophe ne saurait être remplacée par un Moyen âge dans lequel on est censé entrevoir la «naissance de l’Europe» ou les «genèses de la modernité»3. Il est pour le moins paradoxal que les médiévistes considèrent plus riche de futur que de passé la période historique à laquelle ils se consacrent. Dans un interview accordé en 1999 à L’Histoire, J. Le Goff affirmait: «Le Moyen âge est notre jeunesse; peut-être notre enfance». Il voit ensuite le Moyen âge «émerger» de l’Antiquité pendant les IVe et Ve siècles4. Or, la notion d’émergence, née au début du XXe siècle justement en opposition à celle de «résultante» et dans un contexte intellectuel

depuis Hadrien et l’endon daimon de Marc Aurèle, des topiques comme le sublime, des sentiments de la

forme plastique comme ceux qui surviennent dans l’Arc de Constantin, etc. Tout cela semble se répondre

et forme, à ce titre, ce que nous appelons les coordonnées mentales d’une période historique. 3 Voir, par exemple, R. Lopez, Naissance de l’Europe, Paris, 1962; M. de Gandillac, Genèses de la

modernité, Paris, 1991. 4 L’Histoire (236, octobre 1999, pp. 80-86), republié dans Un long Moyen Âge, Paris, 2006.

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éloigné de l’histoire – celui de la «philosophy of mind»5 –, semble ici particulièrement insuffisante, surtout parce qu’elle ne tient pas compte de la fonction cruciale de la synthèse opérée par les années 130-300, qui fournira le cadre mental à l’intérieur duquel les hommes du Moyen âge bâtissent leur interprétation du passé. Contre cette idée du Moyen âge comme genèse, il faudra se souvenir de la belle métaphore de Hegel selon laquelle «quand nous désirons voir un chêne dans la robustesse de son tronc, l’expansion de ses branches et les masses de son feuillage, nous ne sommes pas satisfaits si l’on nous montre à sa place un gland»6.

On voit combien cette notion de genèse nuit aux études médiévales, car elle paraît indissociable de la prétention à l’originalité. Comme tout historien, le médiéviste s’évertue à mettre en valeur ce qu’il considère comme le caractère original de la période qu’il étudie, en somme son originalité. Mais y a-t-il sens à rattacher la notion d’originalité à une période historique qui reste parfaitement étrangère à la signification que nous accordons à ce terme? Certes, il serait absurde de prétendre que les sociétés médiévales furent privées d’une perception complexe des différences (ou similitudes) existant entre leur présent et leur passé. Mais cette perception ou ces perceptions, car elles sont multiples7, n’ont en tout état de cause rien à voir avec notre notion d’originalité, car la modernité a opéré un véritable renversement du sens premier de ce mot. Pour notre temps, l’originalité signifie grosso modo une nouveauté, c’est-à-dire, ce qui est inusité et sans précédents; tout événement ou énoncé n’est à l’heure actuelle «information» que parce qu’il est négation de la redondance. Il puise sa raison d’être dans cette négativité par rapport au modèle ou par rapport à la série, condition de possibilité de l’originalité, dans la mesure où celle-ci s’affirme par différence. Or, personne n’ignore que l’adjectif originalis du latin impérial se trouve aux antipodes de l’adjectif original, car il désigne justement ce qu’un événement ou énoncé conserve de son origo, de son origine. Être original signifiait alors, donc, être originel: se définir par identification et par imprégnation, et non pas par dépassement, du modèle, celui-ci n’étant à son tour pas encore réduit à la condition de simple prototype d’une série8. L’hypostase d’original en originalité et son renversement sémantique ne se consomment d’ailleurs pas avant le XVIIIe siècle, et apparemment d’abord en Italie, avec Luigi Lanzi, par exemple, qui décèle dans quelques oeuvres de Lorenzo Credi, “certa originalità”. Aussi, Plotin est-il fier de proclamer la non-originalité de sa pensée: «Nos théories n’ont (...) rien de nouveau, et elles ne sont pas d’aujourd’hui, elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées, et nous ne sommes aujourd’hui que les exégètes de ces vieilles

5 Cf. C. Lloyd Morgan, “The Case for Emergent Evolution”. Journal of Philosophical Studies, 4, 13,

1929, pp. 23-38, p. 28: “the word ‘emergent’ was suggested by George Henry Lewes for specialized use

in contradistinction to ‘resultant’”. Cf. C. Lloyd Morgan, “Mind and body in their relation to each other

and to external things”, Scientia, 1915, cité aussi dans l’article “Emerger, emergence, un émergent”, in A.

Lalande, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, Paris, 1926. 6 Cf. G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Vorrede: “Wo wir eine Eiche in der Kraft ihres

Stammes und in der Ausbreitung ihrer Äste und den Massen ihrer Belaubung zu sehen wünschen, sind

wir nicht zufrieden, wenn uns an dieser Stelle eine Eichel gezeigt wird”, traduction française de J.

Hyppoliye, Paris, 1939, p. 13. 7 Cf. Y. Hen, M. Innes (ed.), The Uses of the Past in the Early Middle Ages. Cambridge University Press,

2000, notamment l’Introduction par M. Innes, pp. 1-8. 8 Rappelons que la notion moderne d’originalité est obtenue au prix de la réification de la série, alors que

celle-ci n’est elle-même qu’une succession d’événements plus ou moins divers les uns par rapport aux

autres, ainsi que par rapport à leur modèle commun.

4

doctrines»9. De même, il ne cherchait pas à cacher sa dette envers son maître Ammonius et surtout envers Numénius, un philosophe platonicien du IIe siècle dont on n’a conservé que quelques pages, car, grâce à ses cours, son vieux disciple Amélius «mit par écrit presque tous les dogmes de Numénius, et en fit un résumé ; et il en appris par coeur le plus grand nombre»10. On voit que l’auteur, cette entité que la Renaissance a la première investie d’une irréductible singularité, était pour l’Antiquité et pour le Moyen âge un auctor, celui qui actualise une auctoritas. Le terme dérive du verbe augeo: augmenter, enrichir, faire croître, auquel se lient auctoro, se faire garant, et augur, interprète, vocables qui enrichissent encore le spectre de la même matrice sémantique11.

S’il en est ainsi, refuser au Moyen âge une quelconque «originalité» est autant inadmissible qu’il semblerait inconsistant de la lui réclamer. Dans un cas comme dans l’autre, n’est-on pas pris en flagrant délit d’anachronisme? On est arrivé à ce cas-limite où, plutôt que d’apporter de nouvelles réponses à une vieille question, il vaut mieux s’en débarrasser, puisqu’il s’agit en fait d’une fausse question. Le Goff a analysé avec sensibilité les quatre approches, tour à tour positives et négatives, de Michelet à l’égard du Moyen âge, ses hésitations et ses subites volte-face12. Hier comme aujourd’hui, le savoir et la sagesse du grand historien du XIXe siècle impressionnent. Mais nous sortons de ce texte également conscients du fait que sa démarche et son agenda ne sont plus les nôtres. Car pour Michelet la richesse et l’originalité de la civilisation médiévale étaient encore sub iudice, alors que nous avons compris que toute défense et illustration du Moyen âge par rapport à l’Antiquité – de même que, hier, toute critique – ne relève plus du métier de l’historien.

Si l’on se tient encore aux préalables, une seconde tentation à laquelle on ne saurait plus succomber est celle d’établir des actes de naissance du Moyen âge. Il faudrait essayer d’en finir avec ce vieux dossier dont le bilan est franchement mince. S’il est impossible d’exhiber le constat de décès de l’Antiquité – s’il est par exemple impossible d’écarter d’un point de vue épistémologique Isidore de Séville du Physiologus –, il ne l’est pas moins, ipso facto, d’exhiber l’acte de naissance du Moyen âge. Ou alors on peut en produire tant qu’on en veut et depuis Pétrarque on ne s’est pas lassé de le faire, souvent avec une certaine logique, mais toujours avec des résultats restreints à une seule perspective (économique, sociale, intellectuelle, religieuse, artistique, etc.) et à une seule latitude de l’Europe.

Plus que de chronologie ou de périodisation, il faudrait parler de permanence du monde antique au-delà des invasions germaniques et de l’expansion de l’Islam. Les thèses de Pirenne furent, à notre sens, plutôt déformées que dépassées. Le grand historien ne parle jamais, par exemple, de la fermeture économique de la Méditerranée après Mahomet et reconnaît que seule la mer Tyrrhénienne s’était transformée en un lac musulman, cela n’étant pas du tout le cas des mers Adriatique, Ionienne et Égée13. D’une façon

9 Plotin, Ennéades, V,1,8 (Sur les trois hypostases), traduction d’Emile Bréhier (1931), Paris, 1999, p. 26.

Toutes les citations successives de Plotin sont faites d’après cette traduction. 10

Cf. Porphyre, Vie de Plotin, traduction d’Emile Bréhier (1931), Paris, 1999, p. 4. 11

Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001, ad vocem.

Je remercie J. Angelo Oliva de m’avoir attiré l’attention sur l’étymologie de auctor. 12

J. Le Goff, «Les Moyen âge de Michelet». Pour un autre Moyen Âge. Paris, 1977, pp. 19-45. 13

Cf. Histoire économique et sociale di Moyen-Age (1933), ed. revue et actualisée par H. Van Werveke,

Paris, 1969; Mahomet et Charlemagne (1937), ed. J. Pirenne et F. Vercauteren, 2e ed. avec Préface de Ch.

5

générale, on peut admettre que l’idée d’une longue permanence du monde antique s’est grandement incorporée dans l’historiographie de dernier tiers du XXe siècle, qui tend à inclure même le VIIe siècle dans la notion d’Antiquité tardive. Dans une introduction à cette période publiée en 1992, Averil Cameron14 notait des signes de cette progressive extension chronologique du monde antique dans la décision du Cambridge Ancient History d’en fixer les limites autour de l’an 60015, dans celle prise par Andrea Giardina de les fixer au VIIe siècle16, ainsi que dans l’inclusion en 1989 du volume consacré par Alexander Demandt aux VIe et VIIe siècles dans la série Müllers Handbuch der Altertumswissenschaft. Si le continuum est la matière dont l’expérience historique est faite, alors notre besoin intellectuel d’y établir des discontinuités – de faire de l’histoire l’étude des discontinuités – entraîne des difficultés de principe sur lesquelles l’historien butera toujours, quel que soit son domaine de recherche. C’est pourquoi on voit mal ce que des discussions trop poussées sur les limites géographiques et chronologiques d’une certaine période historique apportent à son intelligibilité.

Ces questions en cachent, en définitive, d’autres, plus substantielles. Nous les définirions volontiers à partir de la perspective qu’on s’est accordé à appeler la Tradition Classique, définie comme un processus de longue durée par lequel les sociétés issues de la réorganisation du monde romain constituent sa propre mémoire (dans laquelle il faut faire la part des sensibilités et des automatismes), dans un triple mouvement de cristallisation, de transmission et de transformation des modèles, des structures mentales portantes, des formes, des topiques, des conceptions et des rites régissant les rapports avec l’être et le sacré dans l’Antiquité. Cette perspective, inspirée dans les démarches de Warburg et de Curtius, est la seule, à mon sentiment, qui permet d’échapper au dilemme continuité / rupture, dont découlent en dernière instance les écueils rapidement discutés ci-dessus, c’est-à-dire, les deux tentations de l’originalité et de la naissance. Si ce point de vue peut recueillir un certain consensus parmi les médiévistes, alors les périodes dans lesquelles l’histoire de l’Occident médiéval est conventionnellement divisée se distingueraient les unes des autres par la façon dont chacune s’approprie la synthèse des années 130-300, tout en lui conférant un relief et une articulation propres.

Picard, Paris, 2005. Les thèses de Pirenne font encore l’objet d’un dossier qui est loin d’être clos. Cf. M.

Lombard, Espaces et réseaux du Haut Moyen Age, Paris, 1973, et son compte-rendu par C. Cahen, in

Journal of the Economic and Social History of the Orient, 16, 2/3, 1973, pp. 329-333 ; A.R. Lewis,

Compte-rendu de: A. F. Havighurst, The Pirenne Thesis: Analysis, Criticism, and Revision, Boston, 1958,

in Speculum, 34, 2, 1959, pp. 279-280; B. Lyon, Compte-rendu de R. Hodges, D. Whitehouse,

Mohammed, Charlemagne and the Origins of Europe: Archaeology and the Pirenne Thesis, Cornell

Univ. Press, Londres, 1983, in Speculum, 60, 1985, pp. 682-684. 14

A. Cameron, L’Antiquité tardive, trad. française, 1992, pp. 7-8. 15

The Cambridge Ancient History, vol. XIV (425-600), Cambridge University Press, 2000. 16

A. Giardina (org.), Società romana e impero tardoantico, volume IV, Rome, 1986.

6

II

Cela dit, passons tout de suite à l’identification (c’est ce que le cadre de

cette intervention le permets) de quelques éléments constitutifs de cette synthèse:

1. Le passage relativement rapide à partir du second quart du IIe siècle de la crémation, que Tacite (Ann. xvi, 6) définit comme le Romanus mos, à l’inhumation. On a souligné le caractère assez mal documenté et énigmatique de ce changement, dont on mesure bien la portée culturelle et les implications dans le domaine de la symbolique et des pratiques funéraires, dans la représentation de l’au-delà, dans le statut ontologique du corps, ainsi que dans la nature des rapports qu’il entretient avec l’âme, avant et après la mort. Les données archéologiques démontrent que sous les Antonins ce changement fut trop vaste et rapide pour qu’on puisse l’associer à l’influence judéo-chrétienne. Bien que difficiles à saisir, les raisons de ce changement sont à chercher en tout cas de figure dans la dynamique interne du monde impérial. Il serait imprudent, par exemple, d’isoler le célèbre Animula vagula blandula / Hospes comesque corporis d’Hadrien de son contexte philosophique et religieux, car il annonce une profusion de controverses sur les rapports entre le corps ou la corporéité et le conglomérat de notions désignées par des vocables tels que anima, animus, daimon, pneuma, manes et psyché. Vers 160, un passage de la première épître que Fronton envoie à Antonin le Pieux offre un témoignage émouvant du fait que l’immortalité de l’âme était alors «un thème de dissertation pour les philosophes» (philosophis disserendi argumentus17) et, en effet, d’Apulée18 à Lucien19, à Marc Aurèle20 et à Alexandre d’Aphrodise21, de Tertullien22 au quatrième livre des Ennéades de Plotin23, à Galien24, voire au De anima de Jamblique25 déjà de la fin du IIIe siècle, on voit une quête tous azimuts de la nature de l’âme et des conditions de possibilité de son perfectionnement et de son salut, quête qui n’est point l’apanage du christianisme. Certes, lorsqu’il ramène le mythe au temps, lorsqu’il affirme l’unité indissoluble de l’âme et du corps, le christianisme croit affirmer sa différence par rapport à ses interlocuteurs. Mais la pratique de l’inhumation le précède dans ses sentiments à l’égard du corps et de l’outre-tombe. Mme.

17

Cf. M. Cornelius Fronto, De nepote amisso, in P. Fleury, S. Demougin (eds.), Fronton,

Correspondance. Paris, 2003, p. 371. 18

De Platone et eius dogmate, 199, 207, etc. et naturellement Les métamorphoses. Le De Platone est

considéré une paraphrase d’un manuel de Albinus. Cf. P. G. Walsh, “Apuleio”, in The Cambridge History

of Classical Literature (1982), traduction italienne La letteratura latina della Cambridge University,

Milan, 1988, volume II, p. 588. 19

Par exemple, dans le De luctu. 20

Écrits pour lui-même, texte établi et traduit par P. Hadot. Introduction générale et Livre I. Paris, 2002;

P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle (1992), Paris, 1997. 21

Cf. Alexandre d’Aphrodise, De anima, traduction italienne, Bari, 1996 22

Cf. Tertulien, De anima, trad. ingl., A Treatise on the Soul, Londres, 2004. 23

L’âme, une des trois hypostases, est, comme on le sait, un élément central de la pensée de Plotin. Voir

aussi Ennéades, I,i ; I,ix; III,iv, etc. 24

Cf. Galen, On the Passions and Errors of the Soul, traduction anglaise par P. W. Harlins, with an

Introduction and Interpretation by Walther Riese. Ohio Univ. Pr., 1963. 25

Cf. G Shaw, Theurgy and the Soul. The neoplatonism of Iamblichus. Pennsylvania State Univ. Pr.,

1995.

7

Toynbee observe avec perspicacité que: «inhumation could be felt to be a gentler and a more respectful way of laying to rest the mortal frame which has been the temple and the mirror of the immortal soul and enduring personality. For this matter of sentiment neither funerary inscriptions nor the literature of the time provide explicit evidence. Nonetheless, the change of rite would seem to reflect a significant strengthening of emphasis on the individual’s enjoyment of a blissful hereafter”26. Il ne faut sans doute pas trop souligner le caractère exclusivement chrétien de ce lien indissociable entre l’âme et le corps27. La dernière page du dernier traité des Ennéades (VI, 9, 11) rappelle encore une fois que lorsque l’âme monte vers les hypostases supérieures «elle ne va pas à un être différent d’elle, car elle rentre en elle-même». Mais il arrive que la démarche foncièrement anti-gnostique de Plotin l’amène à une négation du non-être et, par conséquent, à une valorisation du corps, car il participe, quoique le dernier, du proodos, de la procession de l’être. Ainsi, de même que sa montée, la descente de l’âme vers le corps ne l’amène pas non plus à quelque chose différente d’elle: «car l’âme, par nature, refuse d’aller jusqu’au néant absolu». Déjà au premier traité (Enn. I, 1, 12), Plotin ne parlait pas de la descente de l’âme, de son inclinaison dans le corps, comme d’une déchéance: «S’incliner, c’est illuminer la région inférieure, et ce n’est pas une faute que de porter ombre. (...) Sa descente et son inclinaison signifient que l’objet illuminé vit avec elle [l’âme] et par elle». Rappelons aussi que dans le monde latin le mot (Di) Manes signifiait, tout au moins pour Pline, à la fois l’esprit et le corps des morts28. Plutôt que de rupture entre christianisme et néoplatonisme, il faut parler ici, encore une fois, d’une synthèse, d’une concordia discors. Si Arnobe défend la doctrine de l’incarnation des critiques que Porphyre lui adresse, il le fait à partir des mêmes prémisses de Porphyre29.

De même, la réfutation de Porphyre par saint Augustin se bâtit sur une autre interprétation de Platon30. La doctrine chrétienne de l’âme, sa doctrine du corps aussi – ce paradoxe typiquement chrétien entre la nausée du corps et sa mise en valeur eschatologique – naissent en somme au carrefour de l’exégèse de la doctrine de l’âme chez Platon proposée par le médio- et le néoplatonisme. Soixante-dix ans se sont passés depuis que Henri-Charles Puech soulignait le fait que le christianisme, le gnosticisme et le néoplatonisme sont, tous les trois, des doctrines centrées sur l’urgence du salut, qui «se disputent au milieu du IIIe siècle la conquête des âmes, l’hégémonie spirituelle du monde antique». Et il conclut: «il est donc inexact d’opposer les courants qui traversent le IIIe siècle en les classant sous des antithèses rigides : Foi contre Raison, Religion contre

26

J.M.C. Toynbee, Death and Burial in the Roman World, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins

Univ. Press, 1971, surtout pp. 39-42. La bibliographie moderne sur ce sujet peut commencer avec E.

Rohde, Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité (1893-1894), éd.

française par A. Reymond, Paris, 1999, surtout le chapitre IX, et F. Cumont, After life in Roman

Paganism. New Haven, Yale Univ. Press, 1922. Voir en outre A.D. Nock, «Cremation and Burial in the

Roman Empire». Harvard Theological Review, xxv, 1932, p. 319 et suiv.;; N. Blanc (dir.), Au royaume

des ombres. La peinture funéraire antique. IVe siècle après J.-C.. Catalogue de exposition. Musée et sites

archéologiques de Saint-Romain-en-Gal-Vienne. Réunion des Musées Nationaux, 1999. 27

Tel que le propose, par exemple, M. Migliori, « La domanda sull’immortalità et la resurrezione.

Paradigma greco e paradigma biblico», in Hypnos, 14, 10, 2005, pp. 1-23. 28

Cf. A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine (1932), Paris, 2001, article

«Manes». 29

Voir, par exemple, P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, 1997, pp. 26. 30

Cf. De civitate dei, XXII, xxvi: “Emendet libros suos istorum omnium magister Plato” (Que Platon,

maître de tous ceux-là, corrige ses ouvrages).

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Philosophie, ou même : Orient contre Occident, Mysticisme contre Intellectualisme ou Rationalisme»31. L’unité indissociable de l’âme et du corps postulée par le christianisme n’est que l’image de synthèse de ces convergences et ne s’en retrouvera que largement renforcée.

2. L’avertissement de Puech nous ramène tout de suite aux Ennéades, l’oeuvre qui commande la synthèse intellectuelle et spirituelle de son siècle dont la chrétienté médiévale reste si profondément empreinte, même lorsqu’elle ne la lit, comme c’est plus souvent le cas, qu’indirectement. Sans le Premier Principe de Plotin, sans l’Un, le christianisme ne pourrait logiquement dépasser la métaphysique déjà teintée de mysticisme et de conversion du médioplatonisme (à la manière, par exemple, d’Apulée) vers une mystique dans laquelle s’unissent pensée et expérience. Car la théologie chrétienne n’est concevable, au moins dans son versant apophatique32, sans l’opération plotinienne par laquelle l’Un, sur lequel se fonde tout étant, devient lui-même un non-étant33. Dès la première page de sa Philosophie au Moyen âge, Étienne Gilson (et d’autres après lui) énonce la règle de base de son approche de la philosophie médiévale: la ligne de partage entre philosophie et christianisme, celui-ci restant capable de substituer aux concepts fondamentaux de la tradition philosophique grecque dont il s’empare un sens religieux nouveau. C’est un distinguo nécessaire. Mais il faudrait peut-être inverser les termes de la question. Car s’il est vrai que le christianisme reste irréductible à une philosophie, il n’en est pas moins vrai qu’à partir de Plotin, la philosophie tend d’elle-même, c’est-à-dire, en conséquence de ses convergences avec les sagesses orientales, mais surtout en vertu de ses propres implications internes, à se laisser absorber par des expériences de type religieux. Bien avant que la religion chrétienne ne cherche à se formuler en termes philosophiques, c’est la philosophie qui tend à substituer aux concepts fondamentaux de sa propre tradition un sens religieux nouveau. Premièrement parce qu’elle s’efforce dorénavant, comme le rappelle Pierre Aubenque, «de penser l’impensé du platonisme et de reculer les limites de ce que Platon lui-même dans sa VIIe Lettre avait appelé ‘l’Indicible’». Ensuite parce que, restant au-delà de toute détermination intellectuelle, l’Un, puisqu’il est justement cet Indicible, ne peut être approché que par l’expérience de l’extase, telle que la décrit Porphyre dans sa biographie de Plotin. Se philosopher dans le monde antique était souvent, comme insiste Hadot, un exercice spirituel, cette quête de la sagesse deviendra à partir de Plotin un entraînement à une sorte d’ascèse d’un type en définitive assimilable à l’ascèse religieuse.

Ce nouveau genre d’ascèse par transcendance (et non plus par la contemplation intellectuelle de l’être le plus éminent, comme jadis Platon l’avait prôné) est bien une des figures centrales de cette synthèse des années 130-300. À ce sujet, Momigliano écrit: «to quote only an extreme case, a mystical experience like ascension to heaven was shared by Paul, Jewish rabbis,

31

Cf. H.-Ch. Puech, «Position spirituelle et signification de Plotin» (1938), dans En quête de la Gnose. I

– La Gnose et le temps. Paris, 1978, pp. 62-64. 32

P. Hadot, « Apophatisme et théologie négative », dans Exercices spirituels et philosophie antique

(1993), Paris, 2002, pp. 239-253. 33

Cf. P. Aubenque, “Plotin et le Néoplatonisme», dans F. Châtelet, Histoire de la Philosophie (1972),

vol. I : La philosophie païenne. Du VIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C., Paris, 1999, pp. 228-246.

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gnostics such as the author of the Gospel of Truth, and Plotinus”34. Grâce à cette redéfinition de l’objet et des limites de la réflexion philosophique, on voit sans difficulté tout le sens des recherches sur l’influence immense de Plotin (par exemple, des concepts plotiniens de proodos, la procession créatrice de l’étant, et d’épistrophê, c’est-à-dire, de conversion), sur les Cappadociens, mais aussi sur les Pères latins. Michel Fattal a remis récemment en valeur la présence de Plotin chez Augustin et non seulement en ce qui concerne les concepts de procession et de conversion. Il démontre bien comment le recours à la philosophie de Plotin (et même de Platon) «s’avère également nécessaire à la compréhension de la conception théologico-philosophique de la Trinité»35. De même, Pierre Hadot observe que saint Ambroise, dans son sermon De Isaac (IV, 11), «n’hésite pas à décrire l’extase de saint Paul en des termes qui sont empruntés à l’extase de Plotin»36. Mais il y a plus. Chez Plotin, le salut de l’âme au travers de son ascèse à l’Intelligible et, enfin, à l’intuition extatique de l’Un, consiste à s’évader de l’envoûtement du sensible par une plongée du moi en soi-même ou, si l’on veut, par son effacement, jusqu’à ce qu’il contemple enfin la lumière intérieure. Alors, «l’oeil voit sans rien voir; et c’est alors surtout qu’il voit»37. On assiste ici à la rencontre de la psychologie et de la métaphysique chrétiennes, ou tout au moins de ses assises, car on ne peut trouver Dieu en nous-mêmes que parce que Dieu se trouve présent dans le monde: «Si Dieu était absent du monde, il ne serait pas non plus en vous» (Enn II,9,16). C’est chez Plotin, en somme, que le christianisme puisera non seulement sa méthode de méditation, mais aussi sa métaphysique, son argument décisif sur la permanence de l’être dans la matière, faute duquel il serait probablement résorbé dans le dualisme gnostique.

3. L’ascèse de l’âme vers ce qu’en elle est Dieu, c’est-à-dire, sa rentrée

en elle-même, ouvre un autre lieu fondamental de la synthèse des années 130-300: le clivage entre l’intérieur et l’extérieur, condition de possibilité de la psychologie chrétienne. Ces années voient s’opérer une ouverture vers l’introspection qui amène en dernier ressort à une sorte de compromis entre la persona publique et le moi, entendu comme self38 ou comme «endon daimon», le «daimon intérieur» de Marc Aurèle, destinataire de son propre discours39. On assiste alors, non par hasard, au grand revival de la physiognomonie, surtout grâce à l’oeuvre de Polémon, un favori d’Hadrien40. En étroit rapport avec ce

34

A. Momigliano, “Roman Religion: The Imperial Period” (1986), dans On Pagans, Jews and Christians,

Wesleyan Univ. Press, 1987, pp. 178-201, p. 201. 35

M. Fattal, Plotin chez Augustin. Suivi de Plotin face aux Gnostiques, Paris. 2006. 36

P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, op. cit. (1997), p. 29. 37

Voir, par exemple, Ennéades, V, 5, 7 (Les intelligibles sont dans l’intelligence): «Mais comme

l’intelligence ne doit pas voir cette lumière comme un être qui serait hors d’elle, il faut revenir à la

comparaison de l’oeil. Lui non plus, ce n’est pas toujours une lumière extérieure et étrangère qu’il

connaît ; avant elle, il a parfois une vision instantanée d’une lumière olus brillante qui lui est propre, (...)

En ce cas, il voit sans rien voir ; et c’est alors surtout qu’il voit». 38

Cf. H. Chadwick, “Philosophical Tradition and the Self”, in Late Antiquity. A Guide to the

Postclassical World. The Belknap Press of Harvard University Press, 1999, pp. 60-81. Nous sommes

conscients du fait que le nom Le mot individuum 39

Cf. P. Hadot, La citadelle intérieure, op. cit. (1992), p. 131. 40

Edidit G. Hoffmann, “Polemonnis de physiognomia,” in Scriptores physiognomonici Graeci et Latini,

ed. R. Förster, Stutgardiae et Lipsiae, in aedibus B. G. Tevbneri MCMXCIV, repr. Stuttgart, 1994, I, 93–

294; L. F. Philostratus, “Polémon de Laodicée”, ed. et trad. italienne, M. Civiletti, Vite dei sofisti, Milan,

2002, pp. 159–84; W. Stegemann, “Polemon”, Pauly-Wissowa, Real-Encyclopädie der classischen

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revival, et à partir des portraits de la seconde décennie du principat d’Hadrien, l’art du portrait souffrira une métamorphose cruciale, avec la nouvelle forme de l’iris saillante et perforée, à indiquer vraisemblablement le statut de l’oeil comme fores animae41. C’est aussi l’âge d’or d’un nouveau genre de biographie, non plus inspirée par les modèles de bios praktikos, comme celles de Tacite, de Plutarque et de Suétone, mais par les exempla de bios theoretikos: la vie d’Apollonius de Tyane et les vies des sophistes de Philostrate, les vies des philosophes de Diogène Laërte, les vies de Pythagore par Jamblique et Porphyre42 et la vie de Plotin par Porphyre. Sous l’influence de ces biographies de sages et d’«hommes divins», on verra évoluer la biographie chrétienne, depuis la simple description apologétique des passions et des martyrs, telle celle de l’évêque Cyprien (mort martyr en 258) par Pontius, diacre de Carthage, jusqu’à ce modèle déjà accompli de l’hagiographie qui est la Vie d’Antoine par Athanase d’Alexandrie (vers 357-360)43, contemporaine des biographies des philosophes néoplatoniciens par Eunapius.

Les nouveaux accents sur le portrait intérieur et sur la biographie du l’homme spirituel doivent être mis en rapport avec le phénomène de la hyperesthésie vis-à-vis de la propre intériorité. On se trouve désormais dans ce que Foucault a appelé une «culture du soi»44, dont l’exemple extrême est la neurasthénie d’Aelius Aristides (117-181), décrite avec une sorte de volupté dans le deuxième volume, mais aussi dans d’autres passages, de ses Discours sacrés, et que Philostrate définit comme «un tremblement auxquels ses nerfs étaient assujettis». Étudiée déjà par Sopatres et par Galien dans son siècle, l’infirmité nerveuse d’Aristides, qu’il désigne par le terme phriké neurôn (frissonnement des nerfs), fut justement considérée par Paul Veyne comme un paradigme de l’hypochondrie et de l’observation obsessionnelle de soi. En effet, il faudra attendre le De propria vita du grand médecin hypochondriaque que fut Girolamo Cardano pour trouver quelque chose de comparable en époque moderne. Le cas Aristides acquiert une signification générale lorsque l’on se

Altertumwiss, 21, 1952, 1320-1357; W. W. Reader, The Severed Hand and the Upright Corpse. The

Declamations of Marcus Antonius Polemo, Atlanta, 1996, pp. 1-30; E. C. Evans, “Descriptions of

Personal Appearance in Roman History and Biography”, Harvard Studies in Classical Philology, 46,

1935, pp. 43-84; Idem, “The study of physiognomy in the second century A.D.”, in Transactions of the

American Philological Association, 72, 1941, pp. 287–98; Idem, “Galen the Physician as physiognomist”,

ivi, 76, 1945, pp. 96–108; M.-H. Quet, “Le sophiste M. Antonius Polémon de Laodicée, éminente

personnalité politique de l’Asie romaine du IIe siècle”, in M. Cebeillac-Gervasoni, L. Lamoine (ed.), Les

Élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, Actes du colloque de

Clermont-Ferrand, nov. 2000, École Française de Rome, 2003; H. J. Mason, “Physiognomy in Apuleius

Metamorphoses 2. 2”, Classical Philology, 79, 4, 1984, pp. 307-309; S. Swain (ed.), Seeing the face.

seeing the soul. Polemon’s Physiognomony from Classical Antiquity to Medieval Islam, Oxford, 2007; L.

Marques, “De Roma a Atenas. Os olhos de Adriano no Physiognomonia de Polemon”, dans L. Marques

(org.), A Fábrica do Antigo, Campinas, 2008, pp. 59-83. 41

Cf. Polemo, De Physiognomonia liber, vol. 1, n. 10: “Potissima autem signa iudicabantur oculorum.

Hos enim tanquam fores animae uideri uolunt”. Le topos des yeux comme lumière ou comme fenêtre de

l’âme jouit d’un prestige comparable dans la littérature chrétienne et on le retrouve, par exemple, chez

Lactance, Op. dei, 8, 11 et aussi, le corps substitué à l’âme, dans Matthieu, VI, 22: «Lucerna corporis est

oculus». 42

Cf. A. Hasnaoui, Pythagore. Un dieu parmi les hommes. Paris, 2002. 43

Cf. Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, texte, traduction française, introduction et notes par G.J.M.

Bartelink, Paris, 2004, p. 47; M. Alexandre, «La construction du modèle de saintété dans la Vie d’Antoine

par Athanase d’Alexandrie», dans Ph. Walter (org.), Saint Antoine entre mythe et légende, Paris, 1996, p.

68. 44

M. Foucault, Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Paris, 1984.

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rend compte du fait que l’irascibilité, l’égotisme nerveux, la susceptibilité extrême étaient alors considérés comme des qualités typiques de l’homme d’esprit, et à ce titre reviennent souvent dans les descriptions des sophistes par Philostrate. Il est enfin significatif l’apparition contemporaine de la Clef des songes d’Artémidore, l’observation la plus méthodique de la propre activité onirique avant celle accomplie par Freud. Non à tort, Foucault fait noter comment le songe n’y est plus considéré dans ses rapports avec la religion, mais devient une activité psychique génuine. Cette nouvelle personnalité, issue comme on l’a proposé ci-dessus, d’un compromis ou d’une synthèse entre la persona publique et le moi, engendre une conception de la foi qui n’a plus guère à voir avec la vieille fides romaine, ce contrat social par lequel le romain remplissait ses devoirs envers l’État et par là se constituait objectivement comme «citoyen»45. La crise de cette appartenance livra le chrétien, qui n’est plus forcément le romain, à ses daimones et à ses fantasmes eschatologiques, sa foi devenant dès lors le lieu d’une nouvelle gamme d’expériences psychiques, allant de l’angoisse46 et du repentir au choc de la révélation et à la «renaissance» (metanoia), du doute à l’extase, du péché à la sainteté et au martyr47, expériences qui n’étaient point concevables dans la forma mentis antérieure et qui bouleversent complètement les termes du pacte entre la civitas (ou l’État) et le citoyen. C’est grâce, en somme, à cette fusion entre la persona identifiée à la sphère du publique et l’individu soucieux de soi et de son propre salut, que le moi peut s’adresser la parole, qu’il peut conduire le discours en protagoniste et en héros de sa propre épopée dans des oeuvres aussi diverses que les Pensées de Marc Aurèle, les Soliloques et les Confessions de Saint Augustin, la Consolation de Boèce, voire les Calamités d’Abélard. Nous savons bien, enfin, ce que la rhétorique représentait pour l’identité de l’homme de choix. Ses trois fonctions – judiciaire, délibérative et démonstrative – lui offraient l’occasion pour l’exercice de ses prérogatives par rapport à la loi, à la politique et aux honneurs dont était investie sa persona. Or, dans son Apologétique, Tertullien mettra toute la redoutable puissance de la rhétorique classique non plus au service de la loi, de la politique et de la virtus du citoyen dans le cadre de la cité ou de l’Empire – matières publiques –, mais au service d’un nouveau genre d’innocence et d’un nouveau droit, celui de la conviction intérieure en dépit de la loi, et, en l’occurrence, contre la loi.

4. On doit, finalement, tenir compte d’un autre aspect de la synthèse dont on essaie ici de retracer quelques lignes de force: le renversement du sens et de la valeur de la notion d’infini. Pierre Aubenque semble avoir saisi mieux que quiconque la portée de ce qui reste un des moments d’inflexion les plus importants de la civilisation antique et médiévale: «dans la tradition grecque, l’être apparaissait comme d’autant plus parfait qu’il était plus déterminé; l’infini, ce à quoi l’on peut toujours ajouter quelque chose, était donc signe d’incomplétude et de manque; Plotin découvre au contraire pour la première

45

Chez R. Turcan, Mithra et le Mithriacisme, Paris, 1993, p 12, on trouve une bonne définition de ce

concept si difficile à saisir: la fides est «l’accord qui consacre l’ordre du monde et de la société, c’est-à-

dire, aussi bien les rapports entre les dieux et les hommes que des hommes entre eux». 46

Cf. E.R. Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety: Some Aspects of Religious Experience from

Marcus Aurelius to Constantine. Oxford, 1991. 47

Cf. G.W. Bowersock, Martyrdom and Rome (1995), traduction française, Paris, 2002.

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fois que ‘l’infini n’est pas partout méprisable’ (Enn. II, 4, 3) et il ne peut l’être, en effet, puisque le Premier Principe, par opposition aux essences ‘finies’ qui en dérivent, n’a pas de limites ni de déterminations assignables, est donc au sens propre du terme ‘in-fini’48». Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que ce renversement dans l’hiérarchie entre finitude et infinitude est une condition sine qua non pour la conception que les chrétiens se feront désormais de la fracture intervenant entre la divinité et le monde créé.

À cette mutation immense de «conception du monde» correspondra un changement de même envergure dans le domaine de l’interprétation du signe. En effet, dans la tradition platonique, non seulement le fini jouissait d’un statut supérieur à celui de l’infini, mais, de plus, il y avait entre ces deux catégories une continuité ontologique: l’infini était encore in fieri, mais il tendait au fini, de même que l’étant tendait logiquement à l’Être et que, dans la physique d’Aristote, le mouvement tendait au repos. Avec Plotin un écart se creuse entre l’infini et le fini, soit entre l’Un et les hypostases inférieures, que l’engendrement dialectique du raisonnement ne suffit plus à franchir. Il faudra dorénavant pour l’atteindre une vraie conversion, par laquelle l’âme se départit de tout ce qui l’attire et la retient hors d’elle-même. Il faudra que, au-delà de sa conversion à l’Intelligible, «derechef elle enfante, bondissant vers Celui-là dans les douleurs de l’accouchement». L’accomplissement de ce saut suppose supprimer tous les modes de la finitude: Aphélé panta, «retranche, supprime tout». Voilà en définitive l’essence de la prédication de Plotin, son Leitmotiv, cette sorte de mélopée incantatoire, pour employer une expression heureuse de Gandillac, à laquelle le philosophe alexandrin revient sans cesse lorsqu’il partage avec ses disciples sa propre expérience d’illumination.

On voit sans peine comment cet appel à bondir vers l’infini sans aucune médiation dialectique, cette anagogia comme l’appèlle Plotin, justifie une stratégie de l’exégèse des Écritures pour laquelle tout signe sensible est disponible à une transposition ascensionnelle jusqu’à la révélation du sens anagogique, ce super-sens qui prime sur les trois autres modes de lecture49. Or, cette méthode de dévoilement progressif de l’arcane moyennant la révélation du sens anagogique est en tout et pour tout analogue à «l’ascension (anagogia) jusqu’à l’Un et le véritablement Un» accomplie par l’âme (Enn, V, 5, 4). Un simple rapprochement entre Augustin et Plotin suffit ici pour mesurer la dette de l’exégèse chrétienne de l’Écriture envers celle d’Homère par Plotin. Dans le De la Trinité, I, 1, 2, Augustin écrit au sujet de l’Écriture: «elle a utilisé des mots tirés des choses corporelles, alors qu’elle parlait de Dieu: par exemple, elle dit: ‘Protège moi sous le couvert de tes ailes’. Et elle est partie de la création spirituelle pour beaucoup de métaphores par lesquelles elle voulait signifier ce qui n’était pas ainsi, mais qui avait besoin d’être ainsi exprimé. Par exemple: «Je suis un Dieu jaloux»50. De même, Plotin, en traitant du Bien comme de l’origine des idées (Enn. VI, 7, 30), a recours à la métaphore comme une voie nécessaire (et non simplement illustrative et didactique) à l’expression

48

P. Aubenque, “Plotin et le Néoplatonisme», art. cit. (1972), p. 230. Voir aussi M. de Gandillac, Plotin,

Paris, 1999, p. 85: «Avec Plotin l’infini prend valeur positive comme désignation du Divin». 49

Appelés le plus souvent littéral, allégorique et moral ou tropologique. Pour une approche générale de la

question des sens de l’Écriture, depuis Origène et les Alexandrins du IIIe siècle jusqu’à saint Thomas

d’Aquin et Dante, cf. Henri de Lubac, L’Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 4 volumes,

Paris, 1959-1964. 50

Traduction d’A. Michel, dans Théologiens et mystiques au Moyen Âge. Paris, 1997, p. 106.

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intelligible de sa pensée: «comme c’est cet état de l’intelligence qui est aimable et souhaitable, on dit alors qu’elle est mélangée de plaisir. Mais c’est parce que l’on n’a pas d’autre mot. C’est ainsi qu’on emploie métaphoriquement bien des expressions qui désignent les choses que nous aimons: ‘enivré de nectar, on se rend au festin, le père des dieux a souri’ [Iliade, V, 426], et mille autres expressions poétiques». Ce passage est exemplaire de la dette en question, qui fut en général reconnue par Meyer Shapiro lorsqu’il observe que le christianisme «devait chercher [dans l’Ancien Testament] un sens latent, plus profond et plus acceptable, comme les Grecs l’avaient fait pour Homère»51. Disons, enfin, que c’est à partir de cette exégèse (surtout) alexandrine du IIIe siècle qui se formulera et se légitimera toute la conception médiévale de l’image sacrée, accueillant pleinement la multiplicité de sens de la figure, dans une échelle de significations dont l’esprit se sert pour se dresser vers ce qui est sublime et divin.

Il serait facile d’ajouter d’autres éléments à ce dénombrement trop rapide des traits constitutifs de l’horizon mental du Moyen âge. Pensons à la continuité de l’idée de Rome comme siège politique, administratif et symbolique d’un pouvoir à la fois universel et éternel, dont l’Église est l’héritière directe, idée qui sera l’ouvrage des doctrines et des pratiques mises en oeuvre entre Hadrien et Constantin52. Pensons aussi comment le monde post-classique puisera ses figures et ses formes visuelles dans ces immenses répertoires d’images produits par la Kunstindustrie des sarcophages sculptés entre les Antonins et le début du IVe siècle, ainsi que sur les grandes galeries de formes rassemblées entre Hadrien et l’Arc de Constantin (ante 315), et cela à tel point que l’on exagéra peu en disant que l’histoire de l’art occidental puisera jusqu’à Donatello dans l’une ou l’autre des références accumulées entre les Antonins, les Sévères et l’Arc de Constantin (celui-ci étant lui-même, comme chacun le sait, un résumé de l’histoire de la sculpture romaine entre Hadrien et Dioclétien). Pensons, enfin, à l’importance séminale de l’Isagogé de Porphyre pour les catégories de la logique médiévale et pour toute la querelle des universaux, ou à l’importance de l’oeuvre de Galien pour les notions de santé et de maladie, etc. Mais c’est, espérons-le, assez dit. D’autres exemples rajouteraient peu à l’idée que nous entendions ici proposer et que nous pouvons ainsi récapituler: (1) Jusqu’à peu près le troisième quart du XVe siècle, l’image de l’Antiquité, c’est-à-dire, les modèles et les références fondamentales de la tradition classique, s’identifie essentiellement avec le legs de cette période de reprise, de synthèse et de dépassement de la civilisation hellénistique, située entre les années 130-300. On se livre pendant ces 170 ans à tout l’essor d’une nouvelle imagination des formes conceptuelles et figurales du passé (notamment à une synthèse entre métaphysique et mystique), autrement plus féconde que ne le laisserait supposer la notion péjorative d’éclectisme dans laquelle on a

51

Cf. M. Shapiro, Les Mots et les Images (1969), Paris, 2000, p. 36. Plotin se fait ici, en réalité, le

représentant d’une tendance qui se manifeste déjà dans les Allégories homériques du Pseudo-Héraclite et

qui continuera après Plotin, avec les Questions homériques de Porphyre et avec l’approche de Proclus. Cf.

M. Fernandez-Galiano, «La transmission del texto homérico», dans L. Gil (éd.), Introducción a Homero,

vol. 1, Barcelona, 1984, pp. 99-100. 52

Cf. R. Krautheimer, Rome, portrait d’une ville, 312-1308 (1980), Paris, 1999, surtout le chapitre II: «La

christianisation de Rome et la romanisation du christianisme», pp. 89-158.

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longtemps voulu l’enfermer. Cette matrice de culture est aussi le fruit de la crise du IIIe siècle ou plutôt des grandes crises externes et internes qui prennent d’assaut l’Empire entre Marc Aurèle et Dioclétien. (2) Portant l’empreinte durable de cette matrice, la chrétienté médiévale, aussi bien orientale qu’occidentale, sera de la sorte aussi riche de passé que de futur, et ce serait la condamner à l’inintelligibilité que de lui dénier le droit de se définir à partir de sa propre mémoire, de le réduire téléologiquement à une genèse ou, pire encore, à l’enfance des monarchies nationales modernes. Il s’agit, au contraire, d’une période appartenant de plein droit à cette tradition classique, au même titre que n’importe quelle autre période historique. Certes, le Moyen âge appartient à cette tradition à sa façon et on ne saurait minimiser tout ce qui lui reste inaccessible de ce que nous, modernes, considérons comme la «vraie» Antiquité. Mais cette Antiquité des années 130-300 qui fournit à l’Occident médiéval ses coordonnées mentales est aussi génuine, fidèle et «intégrale» pour lui que la nôtre l’est pour nous. Il ne faut surtout pas nous illusionner: après tout, pour un homme du siècle de Périclès, ou pour quelqu’un vivant sous celui d’Auguste, les Vénus couchées de Giorgione et Titien ou de Velázquez sembleraient sans doute aussi bizarres, incompréhensibles et éloignées de ses propres expectatives que, mettons, l’Eve couchée de Guislebertus du Musée Rolin, autrefois sur le portail latéral de la cathédrale d’Autun. Luiz Marques (Département d’Histoire. Universidade de Campinas / Unicamp)