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32 Dossiers d’Archéologie / n° 373 L’Amazonie, une mer partagée Territoire en apparence vierge et immaîtrisable, l’Amazonie était aux yeux des premiers scientifiques un espace quasi déserté par l’homme. L’archéologie propose désormais une vision diamétralement opposée : villes, agriculture, cultures florissantes, etc. Les populations anciennes habitant la plus grande forêt du monde maîtrisaient parfaitement leur environnement, sans aucun doute mieux que leurs successeurs venus d’Europe. Eduardo G. NEVES Traduit du portugais par Sophie Lobo Enfant tenant une jatte de culture Guarita, moyen Amazone. © Mauricio de Paiva / amazoniantiga

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L’Amazonie, une mer partagée

Territoire en apparence vierge et immaîtrisable, l’Amazonie était aux yeux des premiersscientifiques un espace quasi déserté par l’homme. L’archéologie propose désormais une vision diamétralement opposée : villes, agriculture, cultures florissantes, etc. Les populations anciennes habitant la plus grande forêt du monde maîtrisaient parfaitement leur environnement, sans aucun doute mieux que leurs successeurs venus d’Europe.

Eduardo G. NEVES

Traduit du portugais par Sophie Lobo

Enfant tenant une jatte de culture Guarita, moyenAmazone. © Mauricio de Paiva/amazoniantiga

DES PERSPECTIVES RENVERSÉES

La forêt amazonienne représentepour beaucoup l’un des der-niers refuges naturels préservés

de la planète et une région restéefaiblement peuplée tout au long desmillénaires du fait de conditionsenvironnementales défavorables àl’occupation humaine permanente.Cette image fut construite par lespremiers scientifiques européens quiparcoururent la région à partir du XVIIIe siècle, ne relevant que très peude signes de présence humaine, puisfut alimentée par des anthropo-logues et des naturalistes. Il s’avèretoutefois que les quelques chro-niques disponibles au sujet de l’Amazonie, pro-duites par des Espagnols et des Portugais aux XVIe

et XVIIe siècles, sont complètement différentes, carelles évoquent de grands villages, occupés par desmilliers de personnes, situés le long du fleuveAmazone et de ses principaux affluents.

Comment expliquer les discordances entre cesdifférentes sources d’information? Le fait est queles peuples indigènes du Nouveau Monde, y com-pris ceux d’Amazonie, possédaient une faibleimmunité contre de nombreuses maladies infec-tieuses apportées par les Européens, dont larapide dissémination causa la disparition de grou -pes entiers, parfois avant même leur contact avecl’homme blanc. D’autre part, les affleurementsrocheux étant plutôt rares en Amazonie, la terre yfut la principale matière première utilisée pourconstruire villages, temples et autres monuments.

Dès lors, il est très difficile, pour une personne noninitiée, de différencier les structures artificielles enterre, comme par exemple les monticules, des for-mations naturelles.

Les archéologues qui travaillent en Amazoniesavent que le premier schéma culturel proposé parles scientifiques pionniers résulte de cette combi-naison de facteurs : des populations locales rapi-dement exterminées par la propagation demaladies, le recouvrement par la forêt de zonesanciennement habitées, notamment des structuresde terre et d’autres signes d’occupation humaineet, pour finir, le cycle du caoutchouc à la fin du XIXe siècle, une époque extrêmement difficile pourles peuples indigènes de l’Amazonie, durantlaquelle ils furent pour la plupart utilisés commemain-d’œuvre esclave. Sur la base de ces a priori,il semblait normal d’imaginer que ces populations

Fouilles sur le moyenAmazone, près deManaus. © projetAmazonie centrale

Fouilles sur le moyenAmazone, près de Manaus.© projet Amazoniecentrale

aient toujours été nomades. Un tel mode de vie futen réalité avant tout une adaptation aux conditionsdu moment, plutôt historiques qu’écologiques.

Durant ces trente dernières années, une révi-sion radicale de ce cadre orthodoxe de connais-sance s’est produite. En effet, les archéologuestrouvent partout des signes d’occupationshumaines passées, même dans des espacesaujourd’hui recouverts par la forêt en apparencevierge. Aujourd’hui, nous savons que l’Amazonieest habitée depuis environ 14 000 ans par despopulations ayant différentes formes d’organisa-tion sociale et politique, depuis les bandesnomades de chasseurs-cueilleurs jusqu’aux socié-tés sédentaires hiérarchisées.

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La mémoire d’un écosystème Il se peut que le plus grand trésor légué par ces sociétésanciennes soit leur connaissance avancée de l’environ-nement riche et complexe de cette fascinante région. Eneffet, pour les archéologues, le biome amazonien – sonhistoire ainsi que son développement durant des milliersd’années – n’a de sens que s’il est étudié à travers leprisme de la combinaison de facteurs naturels – animaux,plantes et minéraux – et de la contribution humaine à saformation. Une telle recherche est d’autant plus urgenteaujourd’hui que l’Amazonie, avec ses ressources natu-relles et ses peuples traditionnels – Indiens, caboclos etquilombolas 1 –, est de plus en plus menacée par l’occu-pation et l’exploitation effrénées.

LE TEMPS OÙ LES VILLES FLORISSAIENTSi l’on pouvait remonter le temps et visiter

l’Amazonie d’il y a mille ans, nous verrions un mondedifférent. Dans des aires aujourd’hui recouvertes devégétation dense apparaîtraient de grands villages,ou même des villes, entourés de champs et de boissecondaires, liés les uns aux autres par de larges etlongs chemins. Dans le bas Amazone, des menhirsdisposés en cercle ou des monticules de terre déli-miteraient des centres de cérémonies. Les llanos(grande plaine herbeuse inondable) de Bolivie àl’ouest seraient traversés par un labyrinthe dedigues, de barrages et de canaux sur des millions dekilomètres carrés. Finalement, d’une certaine façon,l’Amazonie de l’an Mil n’était pas si distincte de l’Europe à la même époque.

Tandis que l’Europe vivait le bas Moyen Âge etluttait afin de reconquérir la péninsule Ibérique auxArabes, les peuples d’Amazonie connaissaient

Si l’on pouvait remonter le temps et visiter l’Amazonied’il y a mille ans, nous verrions

un monde différent.

“ “Igapo, forêt touffue marécageuse de l’Amazonie,inondée périodiquement. © fotolia.com/filipefrazao

1. Caboclos etquilombolas :les caboclos sontdes métis quidescendentd’Européens blancset d’Amérindiens ;les quilombolassont lesdescendantsd’esclaves africainsqui avaient fui leursmaîtres en seretranchant dansdes quilombos,territoires libresdifficilementaccessibles.

alors un profond bouillonnement culturel. Quelquessiècles avant le début de la Renaissance en Italie,des céramiques aux patrons graphiques sophisti-qués étaient déjà fabriquées dans l’île de Marajó,où la civilisation Marajoara fut la protagoniste depresque mille ans d’histoire. Son apogée, cepen-dant, a été atteinte aux alentours de l’an Mil. Plusen amont de l’Amazone, à la confluence avec lefleuve Trombetas, on sculptait et on polissait despierres semi-précieuses pour en faire des muira-quitãs, petits pendentifs en forme de grenouille.Dans le haut Xingu, de grands villages circulairesétaient construits suivant un urbanisme sophisti-qué et novateur. Des villages florissaient égale-ment dans la région de l’Acre, marqués par desfossés géométriques.

Par exemple, vers l’an Mil, à l’embouchure dufleuve Tapajós, il y avait probablement une villeamérindienne, qui fut occupée durant des siècles,mais est aujourd’hui détruite par la croissance dela ville moderne de Santarém. Dans cette région,sur la berge opposée du fleuve Amazone, àproximité des villes d’Óbidos et d’Oriximiná, ontété découvertes des statuettes en pierre polie,pouvant atteindre 50 cm de hauteur, qui repré-sentent des êtres humains ou des animaux et

Statuette de pierre, bas Amazone, utiliséecomme récipient pour aspirer de la poudrehallucinogène, Sucuruju (prox. Santarém,rivière Trombetas). Conservée à Goteborg,Etnografiska Museet. © De Agostini / Bridgeman Images

Jeune habitant des environs de Manaus avecdes céramiques funéraires découvertes dansla région. © Mauricio de Paiva

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dans le passé amazonien. Il s’agit de sols très fer-tiles, de coloration foncée, contenant des milliers defragments céramiques. Ils peuvent être épais etdépasser les 2 m de profondeur. Du fait de leur fer-tilité, les zones de terres noires sont recherchées pardes agriculteurs actuels, qui savent qu’elles offrentde meilleures conditions de culture. Durant trèslongtemps, ces sols furent considérés comme« naturels » par des scientifiques. Ce n’est que cesvingt dernières années qu’il a été démontré queleurs composants chimiques provenaient d’an-ciennes activités humaines. À la différence des solstropicaux acides, les terres noires possèdent un pHpresque neutre, sont fertiles et conservent leursconditions de fertilité. Comment expliquer une tellestabilité? Nous n’avons pas encore de réponse satis-faisante, mais il est évident que la concentration defragments de céramique soutient une structure phy-sique – une espèce de « squelette » qui participe à lastabilité du sol.

DES IMPLANTATIONS STABLES ET ANCIENNESIl fut de tout temps difficile de planter en Ama-

zonie. Lorsque l’on pense à l’agriculture préco-lombienne, il est courant d’oublier un aspecttechnologique fondamental : il n’existait pas d’ou-tils en métal pour labourer les champs. Tout le tra-vail de labourage, de nettoyage, de préparation etde culture se faisait avec des objets en pierre tail-lée ou polie, en bois, avec les mains et à l’aide dufeu. Des études comparatives réalisées par desanthropologues montrent que le temps employédans l’abattage des arbres avec des haches depierre est bien supérieur à celui qui est nécessairepour effectuer cette tâche à l’aide d’outils demétal. Cette difficulté de couper les arbres a dûprovoquer une utilisation plus longue des champs.Ainsi, il est probable que les implantations indi-gènes d’Amazonie précoloniale étaient en réalitéstables et sédentaires. Les données disponiblescorroborent cette hypothèse. Des datations parcarbone 14 montrent que certains sites furentoccupés durant des siècles, vraisemblablement defaçon continue – une image bien éloignée de celle

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er partagée Durant les derniers siècles

qui précédèrent la colonisationeuropéenne, il s’opéra une

importante circulation d’idées,d’iconographies, de personnes

et de biens traversant les frontières.

Figurine de cultureMarajoara, île deMarajó dansl’embouchure del’Amazone. D’après E. Nordenskiöld,L’archéologie dubassin de l’Amazone,Paris, 1930.

suggèrent une sorte de transe chamanique. Outreleur beauté, ces figurines montrent une forte simi-litude avec les grandes statues de la région de SanAugustín, dans les Andes colombiennes. Cette res-semblance conduit à une hypothèse intéressante :durant les derniers siècles qui précédèrent la colo-nisation européenne, il s’opéra une importante cir-culation d’idées, d’iconographies, de personnes etde biens traversant les frontières culturelles, poli-tiques et ethniques dans toute l’Amérique du Sud.

DES TRACES PÉRENNES D’OCCUPATIONANCIENNES

Des archéologues acceptent sans problèmel’idée que l’Amazonie fut densément occupée dansle passé et que les populations anciennes de larégion laissèrent des traces de leurs modes de viedans le paysage. Toutefois, une des questions lesplus importantes de l’archéologie en Amazonie estd’essayer de découvrir la densité de population quioccupait la région avant l’arrivée des Européens.

Parmi ces signes visibles d’activités passées, lesplus connus sont probablement les « terres noiresdes Indiens », les meilleurs marqueurs archéolo-giques de l’apparition de modes de vie sédentaires

de groupes nomades très mobiles. Toujours dansla région de Santarém, sur le site de Taperinha, futtrouvée la poterie probablement la plus anciennedes Amériques, remontant à 6000 ans avant J.-C.Traditionnellement, dans le monde, les archéo-logues font le lien entre le début de la productioncéramique et l’avènement de l’agriculture. Pour-tant, une telle corrélation n’est pas si simple, caren Amazonie il semble évident quele début de la domestication desplantes précéda le commencementde la production de céramique.

LES LEÇONS DES CULTURESDISPARUES D’AMAZONIE

Un paradoxe intéressant apparaîtaujourd’hui, concernant les idéesconstruites par la science et par lesens commun au fil des ans sur laforêt amazonienne et ses popula-tions. Ces visions reposent sur des perspectives d’absence : dansl’Amazonie ancestrale, l’absence del’État, de l’agriculture et de centrali-sation politique fut interprétée parde nombreux archéologues commeun indicateur d’une histoire incom-plète, ce qui amena à considérer lessociétés indigènes de l’Amazonieintellectuellement incapables parrapport à d’autres populations sud-

Bibliographie

américaines, telles celles des Andes centrales.Cependant, le riche leg artistique que ces sociétésnous ont laissé, visible dans les artefacts qu’ellesproduisirent, montre que cette perspective est erronée.

Un héritage encore plus riche peut êtreobservé par l’étude des modes de vie millénaires,stables et bien adaptés aux conditions écolo-giques complexes de la forêt tropicale. En dépitdes progrès technologiques admirables auxquelselle est parvenue, notre société n’a pas encoredécouvert de formule qui puisse reproduire avecautant d’excellence certaines formes sophistiquéesde connaissance aujourd’hui enterrées dans lessites archéologiques d’Amazonie.

En Amazonie il semble évidentque le début de la domestication

des plantes précéda laproduction de céramique.

• McEWAN (C.), BARRETO (C.), NEVES (E.) dir. — UnknownAmazon, Londres, The British Museum Press, 2001.

Figurine anthropomorphede culture Tapajos, bas Amazone. © Mauricio de Paiva

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Urne funéraire anthropomorphe peinte de cultureGuarita, moyen Amazone. Photo M. de Paiva.